Pub copinage : "Tadjélé", de Léo Henry, Jacques Mucchielli, Laurent Kloetzer & Stéphane Perger
HENRY (Léo), MUCCHIELLI (Jacques), KLOETZER (Laurent) & PERGER (Stéphane), Tadjélé. Récits d’exil, illustrations de Stéphane Perger, Évry, Dystopia, 2012, 346 p.
Raoul Abdaloff dans la Salle 101
Thomas B.
Gaëtan sur Les Singes de l'espace
Fantômes du cinéma japonais, de Stéphane du Mesnildot
MESNILDOT (Stéphane du), Fantômes du cinéma japonais : les métamorphoses de Sadako, Pertuis, Rouge profond, coll. Raccords, 2011, 222 p.
« Depuis combien d’années n’avais-je pas eu peur comme cela au cinéma ?
« Avant d’éteindre la lumière et de m’endormir, j’ai regardé avec un peu d’inquiétude l’écran de la télévision qui ressemblait à un œil sombre et malveillant. J’ai pensé à ces fenêtres, noires et bombées, qu’on appelle « œil de sorcière ». Quel monde inversé, négatif, se cachait de l’autre côté de la surface du verre ? Là, d’autres images se tramaient, qui n’appartenaient pas au monde des vivants ; y avoir accès, ne serait-ce qu’un bref instant, signerait notre arrêt de mort.
« J’ai essayé de ne pas penser à la fille aux longs cheveux tombant sur le visage, à sa robe salie et à son œil retourné. Mais dans l’obscurité, avant de fermer les yeux, j’y ai pensé quand même.
« Cette nuit-là, j’ai fait un cauchemar. »
…
Ben tout pareil, mon bon monsieur.
Je m’en souviens comme si c’était hier (mais, quand je repense maintenant à la date de l’événement, je me rends compte que, et ça me file un coup de vieux…). Avec le citoyen Captain Spalding, nous avons consacré une après-midi – lumineuse, pourtant, mais peu importe au final – à découvrir dans la foulée Ring et Ring 2 de Hideo Nakata. Et cette expérience m’a proprement traumatisé. Quand la séance fut finie, je savais d’ores et déjà que je venais de voir d’excellents films d’horreur. J’avais été fasciné par certaines séquences – évidemment, en tout premier lieu, celle de la cassette vidéo maudite dans le premier opus, énorme moment de grand cinéma – et par la somptueuse bande son et, même si je n’avais pas forcément frissonné tant que ça sur le moment (encore que : la scène du miroir à l’hôtel dans Ring 2, notamment…), mais je suis généralement assez endurant en la matière, je savais que Sadako, cet archétype de la petite-fille-aux-cheveux-sales-qui-lui-tombent-sur-la-gueule, qui a fait des ravages depuis mais que je n’avais encore jamais rencontré jusqu’alors, allait me hanter, et pour un bon moment.
Ça n’a pas manqué. La nuit même, hop : cauchemar. Et jamais un film d’horreur ne m’avait fait cauchemarder (et il n’y en a pas eu d’autres depuis, d’ailleurs)… Maintenant que j’y repense, mes seuls cauchemars antérieurs aussi troublants en terme de terreur pure provenaient d’une émission pourrie, genre Mystères, vue quand j’étais tout gamin, avec un « reportage » (aha) sur les morts apparaissant dans la « neige » d’écrans de télévision… Étrange coïncidence…
Et Sadako est revenue, bien des fois.
Flash-back. À l’époque, ma copine se levait souvent plus tôt que moi ; elle allumait brièvement la lumière, forcément, le temps d’aller prendre une douche et de se préparer. Moi, comme la grosse larve que je suis, je restais généralement au pieu un peu plus longtemps, profitant de ma liberté estudiantine. Mais voilà : il y avait une télévision dans la chambre. Et la lumière, aussi brève fut-elle, imprimait l’écran plongé autrement dans le noir le plus total. Dans un demi-sommeil, je ne pouvais m’empêcher de me focaliser sur cette tache grisâtre dans l’obscurité ambiante. Et, le temps que je me réveille véritablement, Sadako sortait immanquablement du poste pour m’apporter sa malédiction.
J’en ai fait des cauchemars pendant des semaines.
Jamais, ô grand jamais, un film d’horreur ne m’avait fait cet effet.
Je venais de découvrir, sans en être encore tout à fait conscient, un nouveau pan du cinéma fantastique : la J-horror à son heure de gloire. Celle-ci fut brève, mais marqua durablement le genre. Et Ring fut à n’en pas douter son apothéose ; d’où le sous-titre de l’ouvrage de Stéphane du Mesnildot, ouvrage recommandé par le Visage Vert lors de sa session « libraire d’un soir » à Charybde, et plébiscité depuis par une autre connaissance, en plein dans l’horreur nippone sous toutes ses formes. Je ne pouvais évidemment pas passer à côté de ce livre assez court, mais très riche, d’une érudition qui ne fait vite aucun doute, et doté qui plus est d’une iconographie abondante.
J’ai eu l’idée un peu perverse de le lire – l’espace d’une nuit, en gros – en écoutant en boucle l’extraordinaire bande originale composée par Kenji Kawai pour le chef-d’œuvre incontesté de Nakata, Dark Water. Mais, au bout d’un moment, j’ai coupé le son : cette simple lecture, dans ces conditions, me faisait un effet atroce, j’étais tassé de cinq centimètres, j’avais la chair de poule, et je guettais les recoins ombrés de mon petit appartement, zyeutant régulièrement avec une inquiétude indicible les reflets du miroir de la salle d’eaux de crainte que quelque chose en surgisse, et n’étant guère plus rassuré par l’écran de mon ordinateur, sans parler des gouttes d’eau tombant régulièrement du cumulus… Mais le pire, dans tout ça, c’est que, même sans la bande son, j’ai continué à frissonner, la faute au texte, mais plus encore aux photographies qui l’émaillent, pourtant toujours très sobres, et par-là même très représentatives de cette horreur si particulière : derrière les lycéennes souriantes et fort kawaï, une main qui ne devrait pas être là ; une silhouette floutée aux longs cheveux noirs ; une femme avançant inéluctablement vers le spectateur fasciné, etc.
Qu’on se le dise : ce livre fait peur. Brrr…
Si l’essai de Stéphane du Mesnildot est centré sur la J-horror des années 1990 et 2000, il ne manque bien évidemment pas de se pencher sur ses origines comme sur sa postérité. Nous commençons donc par nous intéresser aux fantômes japonais dans la littérature et les arts picturaux, dans le théâtre nô et kabuki, dans le kaidan eiga « traditionnel » d’avant la crise des studios (j’avais oublié, au passage, que les Contes de la lune vague après la pluie de Kenji Mizoguchi pouvaient s’y rattacher), dans les mangas pour jeunes filles, dans les légendes urbaines…
Mais la révolution survint bien dans les années 1990, avec une série de films d’abord destinés directement au marché vidéo puis, seulement après, au grand écran. Et la J-horror fut alors théorisée – on parle de « théorie Konaka » (l’expression est de Kiyoshi Kurosawa, dont j’ai adoré Cure, bien aimé Charisma, mais été plutôt déçu par Kaïro ; je regarde en principe prochainement Séance, je vous en dirai probablement des nouvelles), en référence au scénariste Chiaki J. Konaka, qui a à bien des égards fondé le genre. Je résume :
« La terreur se construit par étapes… Pas besoin de partager les sentiments du héros… La fatalité ne fait pas peur… L’unité des informations fait peur… Les personnages ne doivent pas mourir au cours de l’histoire [N.B. : dans les films basés sur une « histoire vraie »]… L’utilisation des icônes… Les médiums et exorcistes ne doivent pas être traités en héros… Les scènes de surprise sont des alibis… Ne pas introduire le point de vue du fantôme… Comment un fantôme peut-il avoir l’air terrifiant ?… Ne pas montrer un fantôme et une personne réelle sur le même plan… Les fantômes ne parlent pas… L’image d’un personnage terrorisé crée la terreur… Ce qui fait vraiment peur, ce sont les fantômes… »
Bien entendu, tout ceci ne doit pas être pris au pied de la lettre, comme un « dogme » immuable : les plus belles réussites de la J-horror ont multiplié les entorses à cette « charte ». Néanmoins, il s’agit là de principes fondateurs d’un genre, que l’on retrouve régulièrement.
Les plus célèbres films de la J-horror sont ensuite longuement disséqués (Ring au premier chef, comme de juste : les romans plutôt axés SF de Kôji Suzuki, les films de Nakata, mais il y eut aussi d’autres adaptations), mais les œuvres moins connues – et, j’imagine, pour beaucoup d’entre elles indisponibles de par chez nous… – ne sont pas négligées pour autant. L’ensemble constitue un essai fascinant, à l’occasion subtil dans l’analyse, et plus que séduisant ; j’ai envie de voir (ou revoir) plein de films, moi, du coup…
L’ouvrage se poursuit – assez logiquement, en fait, même si j’ai redouté tout d’abord le hors-sujet – sur la postérité extra-nippone de la J-horror : tout d’abord, la K-horror coréenne, que j’avoue ne pas vraiment connaître (je n’ai vu et apprécié que Into The Mirror de Kinm Sung-ho – je ne range pas Old Boy de Park Chan-wook dans cette catégorie –, mais il va falloir que je creuse ça ; je crois me souvenir qu’on m’avait dit du bien de Deux Sœurs…), mais qui semble notamment intéressante pour son contenu social et politique ; ensuite, les « adaptations » américaines, dont le principe même me fait grincer des dents, mais qu’il fallait sans doute étudier ici, effectivement (je n’ai vu que The Grudge, énième variation de Takashi Shimizu lui-même sur Ju-on, qui ne m’avait pas vraiment convaincu, mais, suite à la lecture de cet ouvrage, je me tenterais bien la « série » dans son ensemble ; peut-être un jour me risquerai-je également au Cercle 2 de Nakata himself, mais j’avoue que j’en ai un peu peur – pas pour les bonnes raisons…).
Restent enfin de passionnants entretiens avec les grandes figures de la J-horror : Chiaki J. Konaka, Norio Tsuruta, Hideo Nakata, Hiroshi Takahashi, Takashi Shimizu, Kiyoshi Kurosawa, auxquels il faut rajouter le Coréen Ahn Byeong-ki.
La J-horror, aujourd’hui, a sans doute été victime de son succès, et la petite-fille-aux-cheveux-sales-qui-lui-tombent-sur-la-gueule ne nous fait plus autant peur, tant elle a été utilisée de toutes parts, et souvent par des gens bien moins talentueux que Nakata. Mais elle a constitué une sorte « d’âge d’or » du cinéma fantastique japonais, et a redéfini les codes de l’épouvante cinématographique dans son ensemble. Et son étude est à tous les égards des plus intéressante.
Bref : un ouvrage passionnant (et effrayant…), qui dresse un panorama enthousiasmant des films de fantômes japonais, et donne sacrément envie d’en découvrir davantage. Mission accomplie, donc. Merci aux gens qui me l’ont recommandé pour les doux frissons qu’il m’a procurés…
"NymphoRmation", de Jeff Noon
NOON (Jeff), NymphoRmation, [Nymphomation], traduit de l’anglais par Alfred Boudry, [s.l.], La Volte, [1997] 2008, 388 p.
Eh oui, encore Jeff Noon (histoire de me préparer pour la chronique, bifrostienne en principe, de Descendre en marche), avec cet étrange (forcément…) roman publié par La Volte en même temps que l’excellent Pixel Juice. Un roman, disons-le, dont j’avais entendu dire plutôt du mal, au moins relativement (il faut dire que la comparaison avec le recueil de nouvelles sus-nommé ne pouvait qu’être défavorable, ou presque) ; mais ça ne m’a pas dissuadé de le lire, loin de là ; et je peux d’ores et déjà dire que tant mieux, parce que je me suis à nouveau régalé, moi ; certes moins qu’avec Pixel Juice et Pollen, mais plus qu’avec Vurt ; et si l’on peut donc bien dire de NymphoRmation qu’il est relativement moins bon, le fait est que ça reste un livre de Jeff Noon, et qu’en tant que tel ça ruine quand même passablement l’anus des bélougas.
JOUEZ POUR GAGNER !
Manchester (forcément), 1999 (soit deux ans après la publication du roman, qui faisait donc dans l’anticipation – déjantée comme de juste – à très court terme, nécessairement dépassée mais on s’en branle). Nous sommes avant le Vurt ; pas de plumes ici, donc, si ce n’est dans les cheveux de ‘Tite Miss Celia, la gamine mendiante.
Mais, à la place, des dominos.
Sous l’égide de la société AnnoDomino, s’est en effet mis en place dans la ville post-industrielle du nord de l’Angleterre un jeu télévisé, sorte de loterie basée sur les dominos, qui déchaîne les passions. Lors de chaque manche, chaque vendredi, c’est toute la population mancunienne ou presque qui se précipite devant sa téloche pour regarder danser Cookie Luck, dans l’attente de la révélation de l’osselet gagnant, histoire de gagner quelques minabs, ou, mieux, un joli paquet d’adorabs. Tandis que les publimouches écument la ville, porteuses de slogans publicitaires viraux. Jouez pour gagner ! Jouez pour gagner !
Parmi les joueurs, deux jeunes gens – surtout, même si pas que – vont retenir notre attention : Daisy Love, brillante étudiante en première année de Mathématiques, et son plus-ou-moins copain un tantinet basané Jazir Malik. Daisy vivote au-dessus du Samosa doré, le restaurant du père de Jazir, et consacre sa vie aux nombres (pas de place pour l’amour ou les sorties – genre aller voir le tellement cool Franck Scénario ou DJ Dopejack, défoncée à l’ultrail) ; en fait, elle a même menti à l’administration de la fac (rhôôô la vilaine !), en prétendant que son père était mort afin de pouvoir toucher une bourse ; mais il est vrai que, pour elle, c’est comme si son loser de père était vraiment mort…
Sa figure paternelle à elle, finalement, c’est plutôt le professeur Max Hackle, sans doute le plus brillant mathématicien de Manchester. En son temps – à l’époque hippie (putains de hippies !) –, Hackle avait élaboré des théories farfelues dites du Dédale de Hackle et de la NymphoRmation, faisant copuler les nombres dans une gigantesque et improbable partouze. Il faut dire que Hackle avait suivi, gamin, les cours d’une institutrice hors-normes, Mlle Sayer, laquelle, pour faire découvrir le monde merveilleux des probabilités et des statistiques à sa classe de gniards récalcitrants, utilisait déjà les dominos. Jouez pour gagner !
Mais n’y a-t-il pas quelque chose de pourri au royaume magique d’AnnoDomino (enfin, outre le fait que le jeu est une stupide drogue télévisuelle faisant plein de biftons au détriment de joueurs non moins stupides, comme toute bonne loterie qui se respecte, et véhiculant qui plus est des pubs insanes à tort et à travers, dom-dom-dom-domino…) ? Hackle subodore le pire. Et il va former une petite troupe de génies en herbe – comprenant donc Daisy mais aussi Jazir, lequel, avec sa Spécialité du Chef, se révèle un hacker des plus compétents, Joe Crocus, le surdoué des mathématiques noires, son amant Benny le Tendre (dans un monde où l’homosexualité est interdite) et DJ Dopejack – afin de percer le mystère du Palais des Chances. Faut-il voir derrière les activités d’AnnoDomino la patte de Double-Six ? Et notre équipe de se mettre au travail dans un joyeux foutoir à base d’osselets blanc-cassé, traquant les winners et redoutant le Bouffon Double…
JOUEZ POUR GAGNER !
Vous l’aurez compris – mais bon, rien qu’au nom de l’auteur, on pouvait s’en douter –, NymphoRmation est un roman complètement barré, sorte de thriller fantastico-cyberpunk mâtiné de Lewis Carroll (eh oui, encore), où la critique sociale cinglante se mêle aux délires plus ou moins abscons sur les probabilités et les statistiques ; mais là, je dois avouer un truc : je suis vraiment une quiche en maths, ce qui ne m’a pas vraiment facilité les choses… même si, bon, tout cela devient très rapidement tellement farfelu que l’on tend à ranger la compréhension au placard comme étant sans doute vaine, afin de se laisser porter par la plume (eh) magique de Jeff Noon (malgré une traduction qui compte quelques pains, ai-je l’impression, mais bon, y avait du boulot, tout de même).
Le délire est vraiment poussé très loin dans NymphoRmation, ce qui peut laisser des joueurs – pardon : des lecteurs – sur le carreau, et explique sans doute en partie la réputation plutôt moyenne de ce roman. Mais ce ne fut donc pas un problème en ce qui me concerne : quitte à ne pas tout piger, voire à tirer une drôle de gueule devant l’explosion de grand-guignol mathémagique de la conclusion, mais bon, hein, bon, c’est du Jeff Noon, alors voilà, je me suis absorbé dans ce fatras invraisemblable (de toute façon), pour ne pas dire improbable (à peu près autant que de tirer le double-six en jouant une seule fois, jouez pour gagner, tout ça), et j’ai adoré.
Parce que Jeff Noon écrit bien. Très bien, même.
Parce que Jeff Noon sait remarquablement bien camper ses personnages, auxquels on s’attache très vite, quels que soient leurs défauts – car, humains, ils en ont tous, et parfois des coriaces.
Parce que la critique est pertinente.
Parce que c'est original, et ne ressemble à vrai dire à rien.
Parce que c’est drôle. Très drôle.
Parce que c’est tragique. Aussi.
En somme, quand Dieu tourna son regard vers le Manchester loufoque et glauque de NymphoRmation, Il vit que cela était bon. Et s’empressa d’acheter un domino dans l’espoir de gagner plein d’adorabs, Lui aussi. Comme tout le monde. Ah mais.
Lisez pour gagner ! Quoi que vous ayez pu voir ou entendre à ce propos, ben moi je vous dis que NymphoRmation, c’est de la bonne. Pas le meilleur Noon, certainement pas ; mais néanmoins quelque chose de très personnel, très fort, et définitivement au-dessus du lot. Et merci La Volte de continuer à publier cet auteur d’exception.
On se retrouvera dans quelque temps pour Descendre en marche…
"120 Journées", de Jérôme Noirez
NOIREZ (Jérôme), 120 Journées, Paris, Calmann-Lévy, coll. Interstices, 2012, 453 p.
J’ai lu ce roman (pour autant que je sache le premier de Jérôme Noirez en « littérature générale ») pour trois raisons, deux bonnes et une mauvaise. Commençons par les bonnes : d’une part, ces 120 Journées marquent a priori le retour de l’excellente collection « Insterstices » de Calmann-Lévy, dont on était si je ne m’abuse sans nouvelles depuis Killing Kate Knight d’Arkady K. ; d’autre part et surtout, j’aime généralement beaucoup ce que fait Jérôme Noirez, ainsi que j’ai eu maintes fois l’occasion de vous le dire (uniquement pour sa production « adulte », cependant, je n’ai lu, je plaide coupable, aucune de ses œuvres « jeunesse » : voyez ici, ici, et ici, et puis là, et encore là). La mauvaise, c’est que j’aime aussi beaucoup le marquis de Sade, et que ce roman fait évidemment référence, par son titre, sa structure, quelques noms, etc., aux 120 Journées de Sodome.
Et là, même si c’est donc sans doute pour une mauvaise raison – disons-le tout de suite, et on m’avait très justement prévenu à cet égard, ce roman n’est pas du tout sadien –, j’ai envie de dire quelques mots de ce célèbre roman inachevé du Divin Marquis (sans m’étendre non plus outre mesure sur la question, je vous passerai par exemple la fascinante histoire du manuscrit). Les 120 Journées de Sodome, ou l’école du libertinage repose sur un dispositif extrêmement mathématique : après un prologue décrivant le château de Silling, où se passera toute l’action, les personnages – bourreaux comme victimes – et (très important) le règlement, nous suivons donc le récit de quatre mois d’exactions, allant de pire en pire, jusqu’à s’achever par la mort (notons que seul le premier mois est rédigé, Sade n’ayant pas eu l’occasion de finir son roman ; les trois mois suivants sont donc réduits à l’état d’un froid catalogue, très lapidaire, sauf sans doute pour ce qui est de la dernière scène, le fameux « supplice du diable », totalement surréaliste). Les « héros » du roman sont le traditionnel quatuor de libertins sadiens, chacun correspondant à une « humeur », pour reprendre le langage médical de l’époque, et à une fonction sociale (noble d’épée, parlementaire, ecclésiastique, financier). Inspirés par les récits que leur font des mères maquerelles spécialement engagées afin de servir de conteuses, ils se livrent sur leurs victimes – des enfants et des adolescents – à un déchaînement de luxure et, entre deux « mises en pratique », dissertent longuement, comme souvent chez l’auteur, faisant l’apologie d’un matérialisme outrancier tout droit inspiré de La Mettrie, et ayant pour corollaires un très virulent athéisme et un amoralisme qui ne l’est pas moins. Un livre proprement fascinant, mais qui a quelque chose – c’est à la fois sa force et sa faiblesse – de « pas vraiment littéraire » (notamment, mais pas seulement, du fait de son caractère inachevé) ; avouons qu’il s’agissait surtout pour le marquis de se constituer un exutoire alors qu’il était embastillé, et qu’à bien des égards Les 120 Journées de Sodome sont un catalogue extrêmement nuancé de perversions sexuelles (une vraie mine, sans doute, pour Krafft-Ebing, l’auteur de la Psychopathia Sexualis, qui forgea si je ne me trompe le mot « sadisme », de même que celui de « masochisme » en référence à l’auteur de La Vénus à la fourrure). Quoi qu’il en soit, cette œuvre de Sade a eu une destinée et une postérité pour le moins inattendues ; on notera évidemment ici, brièvement, le film de Pasolini, Salò ou les 120 journées de Sodome, qui transpose l’action dans les derniers jours de l’Italie fasciste, mais que j’avoue n’avoir pas vraiment aimé (sauf pour quelques scènes ici ou là, notamment vers la fin sur fond de Carl Orff, si je me souviens bien), du fait de son caractère à mon sens beaucoup trop « intellectualisé » (bordel, c’est quand même le seul film que je connaisse avec une bibliographie dans le générique !).
Bien entendu, le roman de Jérôme Noirez se fait l’écho de tout cela. Divisé – donc – en 120 journées (parfois très laconiques), il nous raconte pour l’essentiel le sort de huit adolescents, quatre garçons et quatre filles entre 12 et 15 ans, enlevés pour de mystérieuses raisons par quatre étranges personnages : deux hommes, leur proviseur Blangis, très vite surnommé Blanc-bite afin de le distinguer de son frère, et deux femmes, Curval et Durcet. Ces quatre personnages – répondant donc au quatuor de libertins sadien, dont ils reprennent les noms – sont en outre secondés par un violeur pédophile récidiviste qui fait office de garde-chiourme, et une mère infanticide qui fait la cuisine et autres tâches ménagères. Ambiance…
Pourtant, si le sort des huit enlevés (pour 120 jours, est-il précisé d’entrée de jeu) ne nous laisse bien entendu pas indifférent, et si leur captivité dans les souterrains de Silling – le nom est repris – a quelque chose d’effroyable qui évoque plus qu’à son tour l’enfer carcéral, voire – osons-le terme – l’enfer concentrationnaire, il ne se passe pour l’essentiel pas grand-chose de véritablement horrible – et donc de sadien – dans ce roman, du moins dans un premier temps. Les huit ados, qui souffrent certes de leur état, ne sont en effet pas livrés aux perversions de libertins, mais se voient plutôt infliger un simulacre de scolarité malade, qui a de quoi laisser perplexe…
Parallèlement, et à l’extérieur de l’étouffant Silling, nous suivons – à la première personne, cette fois – le quotidien d’un ancien animateur de radio du nom de Duclos (dans lequel on est fort tenté de voir Jérôme Noirez lui-même), avec sa « crapote » de fille Ninon. Duclos a été engagé par Silling – dont il ne sait rien (on notera d’ailleurs que, dans ses recherches sur ce nom, Sade n’apparaît pas : Les 120 Journées de Sodome n’existe donc pas) – pour faire office de conteur, une fois tous les dix jours, depuis sa maison (il répond donc aux duègnes sadiennes). Ses récits, souvent macabres – d’autant qu’on l’invite à ne pas se censurer – ponctuent la vie des reclus de Silling. Mais Duclos, pour sa part, doute de l’existence des adolescents à qui ses récits sont en principe destinés… Y a-t-il vraiment, en dehors des adultes qui l’interrompent de temps à autre, quelqu’un pour l’écouter de l’autre côté du micro ? Peu importe : Duclos a besoin d’argent, et Silling paye.
120 Journées alterne donc ces deux trames, avec une grande subtilité – et un goût du hors-champ pour le coup (paradoxalement, ou pas ?) assez sadien à mon sens. Mais disons-le tout net : ce livre pour le moins curieux, d’une intelligence qui ne saurait faire de doute, est à bien des égards obscur et, s’il pose beaucoup de questions fort judicieuses, évacue le plus souvent les réponses, laissant le lecteur faire son travail de réflexion. En temps normal, c’est là une chose que j’apprécie énormément – j’aime bien quand un auteur ne me prend pas pour un con, je plaide coupable, ça fait quand même du bien… Mais Nébal est un con, ne l’oubliez pas ; et, pour dire le vrai, j’ai quand même le sentiment d’être passé à côté de pas mal de choses, du coup. Ce qui explique peut-être, à l’arrivée, en sus du caractère pas du tout sadien du roman, donc (mais je le savais avant que d’en entamer la lecture), une légère mais indéniable déception.
Il est vrai que j’attendais énormément de ce roman : mon goût pour Noirez, ma curiosité à l’égard du propos et des références, avaient placé la barre vraiment très très haut ; j’avais envie, sans en savoir grand-chose à vrai dire, de voir dans ce roman le grand oublié de la « rentrée littéraire », nécessairement bien meilleur que les livres plus vendeurs mais pas forcément plus intéressants (loin de là pour certains, dont un couronné par le prix Sade, justement…) dont on n’a cessé de nous rebattre les oreilles depuis septembre. Ce préjugé n’est pas forcément faux, d’ailleurs : qu’on ne s’y méprenne pas, 120 Journées est à l’évidence un bon roman, voire un très bon roman, qui vaut amplement qu’on s’y arrête ; je lui souhaite évidemment – mais a priori c’est pas gagné… – tout le succès qu’il mérite. C’est un effet un livre d’une intelligence rare, très subtil, très beau – la plume de Noirez y est pour beaucoup, mais aussi son sens du récit et de la construction, donc –, un vrai grand roman.
Mais un roman obscur ; et peut-être un peu trop, pour le coup… Je reste assez perplexe à son égard, avec le sentiment d’être passé à côté de pas mal de trucs ; et cette impression trouble – je dis peut-être des bêtises, mais lançons-nous quand même – qu’il faut être parent pour apprécier à plein ce livre. C’est en effet une très belle réflexion sur l’enfance et l’adolescence, sur l’éducation, sur les rapports entre jeunes et moins jeunes ; les chapitres plus ou moins tendres consacrés aux Duclos, surtout, renforcent encore cette impression, mais les « disparus de La Macle » offrent également de quoi se casser la tête à ce sujet ; mais, parce que je ne connais pas ce lien si particulier qui unit le conteur à sa fille, et pas beaucoup plus (même si je suis passé en mon temps des deux côtés du bureau…) ce qui concerne les élèves et leurs « maîtres » (dans tous les sens du terme…), j’ai l’impression que ce roman, en dépit des apparences (nécessairement trompeuses ?), ne m’était peut-être pas vraiment destiné, et qu’il fera sans doute plus d’effet à d’autres que moi.
D’où une petite déception, je ne saurais le nier, mais très relative, et qui ne préjuge en rien de la qualité indéniable du roman de Jérôme Noirez ; je vous engage en effet à le lire, et pense qu’il y aura bien des lecteurs en qui il suscitera davantage d’échos, pour des raisons comme vous le voyez toutes personnelles : c’est brillant, c’est fort, mais ce n’était peut-être pas pour moi. J’ai aimé, oui, mais peut-être pas autant que j’aurais pu ou dû. Mais je sens que cette lecture va encore me hanter dans les jours qui viennent, que les interrogations qu’elle soulève ne vont pas se faire oublier aussi facilement ; et c’est assez rare et admirable pour être signalé.
"H.P. Lovecraft, ou la quête de l'inconnu", de Charlène Busalli
BUSALLI (Charlène), H.P. Lovecraft, ou la quête de l’inconnu, mémoire de Master 2 Études anglophones, option Littérature, préparé sous la direction de Béatrice Bijon, maître de conférences, [Saint-Etienne], Université Jean Monnet, Faculté Arts Lettres Langues, 2011, 74 p.
(Illustration : Cthulhu Rising, de Niklas Rhöse.)
En farfouillant sur le ouèbe en quêtes de lovecrafteries diverses et variées, je suis tombé plus ou moins par hasard (plutôt moins que plus, à vrai dire…) sur ce mémoire de Master 2 présenté et soutenu par Charlène Busalli – disponible, sous licence Creative Commons, ici. Et je me suis dit que pourquoi pas, après tout : non seulement j’enchaîne actuellement les essais sur Lovecraft (rien que hier, j’en ai reçus quatre de plus…), mais, en outre, je ne cacherai pas que ça m’a rappelé quelques bons souvenirs de l’époque où j’avais moi-même commis une telle chose… Nostalgie…
Mais passons.
Après l’athéisme avec Cédric Monget et le racisme avec William Schnabel, nous nous intéresserons donc aujourd’hui à l’inconnu chez Lovecraft. Notion polysémique s’il en est, l’inconnu est, à en croire Charlène Busalli, mais je la rejoins tout à fait sur ce point, au cœur de l’œuvre lovecraftienne. Le mémoire est – classiquement, je suppose, du moins pour des non-juristes… – divisé en trois parties, qui forment autant d’angles d’approche de cette notion.
La première partie est consacrée à « l’insignifiance de l’humanité à l’échelle du cosmos ». Rien de bien neuf ici, j’ai déjà eu à plusieurs reprises l’occasion d’évoquer cette conception typiquement lovecraftienne, qui ressort de la plupart des écrits du maître de Providence. Cela revient, dans un premier temps, à s’interroger sur les soubassements scientifiques de l’œuvre lovecraftienne ; on sait la passion de l’auteur pour la science, notamment l’astronomie – même s’il ne fut jamais en ces domaines qu’un amateur, n’ayant pas fait d’études supérieures pour les raisons que l’on sait. Charlène Busalli évoque également les révolutions de la physique au début du XXe siècle (relativité, physique quantique), qui ont probablement eu une certaine importance pour Lovecraft (même si peut-être pas autant que ce qu’elle prétend), mais ne s’étend étrangement pas sur le darwinisme et ses succédanés… Quoi qu’il en soit, la science imprègne l’ensemble de l’œuvre lovecraftienne, au carrefour du fantastique et de la science-fiction (même si Charlène Busalli, à vue de nez, semble préférer la première catégorisation, sans jamais ou presque mentionner la seconde, ce qui est pour le moins discutable ; mais bon, les querelles d’étiquettes, hein…). Elle s’exprime notamment au travers d’un fort empirisme, ce qui revient à poser la question de la perception et de ses limites : si, comme le notait justement Michel Houellebecq dans son essai, le personnage lovecraftien n’a guère pour fonction que de percevoir (importance des cinq sens), il n’en reste pas moins que l’inconnu et l’indicible (terme lovecraftien par excellence) viennent très tôt poser des limites à ce qu’il est possible d’affirmer catégoriquement. Mais les connaissances scientifiques existantes, autant que l’énorme sphère de l’inconnu, permettent en tout cas de contester la suprématie de l’homme dans l’univers. Ce qui explique pour une bonne part « l’anti-anthropocentrisme lovecraftien », de même que son anti-héroïsme ; d’où la fadeur indéniable de la plupart des personnages de Lovecraft, qui lui a valu bien des critiques, pour le coup pas vraiment fondées.
Charlène Busalli consacre la deuxième partie de son mémoire à « la peur de l’inconnu ». Il s’agit tout d’abord d’établir en quoi la « peur cosmique » lovecraftienne repose pour une bonne part sur l’atmosphère (impressionnisme, à mettre en rapport avec la question de la perception) et sur la notion d’anormalité. De là, on débouche très logiquement sur le caractère xénophobe de l’œuvre lovecraftienne (analogie monstres/étrangers, peur de l’hybridité, dégénérescence), caractère que Charlène Busalli tend cependant à minimiser. Ici, j’avouerai ne pas être tout à fait d’accord avec elle : le racisme – elle n’emploie si je ne m’abuse pas une seule fois ce terme, alors que, quoi qu’elle en dise, et même si la dimension culturelle est essentielle en la matière, la dimension biologique et (pour le coup) pseudo-scientifique de la haine des étrangers chez Lovecraft m’apparaît comme une réalité que l’on ne saurait négliger – le racisme, donc, est à mon sens fondamental chez l’auteur (voir l’essai de William Schnabel), et est un corollaire de son matérialisme et de son pessimisme cosmique, chacun suscitant et entretenant les autres dans une perpétuelle boucle de rétroaction. L’idée défendue par Charlène Busalli est cependant que, plus que la peur des autres, c’est la peur du « soi comme inconnu » qui est véritablement au cœur de la fiction lovecraftienne (ce qui me semble intéressant, mais néanmoins un brin excessif) ; il est vrai que bon nombre de fictions de l’auteur jouent de ce thème (« Je suis d’ailleurs », « L’Affaire Charles Dexter Ward », « Le Cauchemar d’Innsmouth », « Dans l’abîme du temps »…) ; de là à en faire une préoccupation essentielle (rattachée qui plus est à la psychanalyse, pour laquelle Lovecraft témoignait d’un profond mépris – peut-être révélateur en soi il est vrai), il y a un pas que je ne saurais franchir, et qui me fait tout de même un peu l’effet d’un expédient commode pour ne pas trop s’appesantir sur le racisme lovecraftien, et donc sur les aspects les moins reluisants de l’œuvre étudiée…
Reste enfin à se pencher sur « la conquête de l’inconnu » (titre pas forcément très heureux, en tout cas guère limpide au premier abord). Charlène Busalli s’intéresse tout d’abord à la soif de connaissance caractéristique des personnages lovecraftiens, souvent des chercheurs, et constituant à cet égard un véritable instinct insurmontable (ce qui explique le paradoxe de ces personnages exprimant l’indicible tout en multipliant les avertissements quant au danger que ces connaissances représentent, pour l’individu comme pour l’humanité dans son ensemble…). Mais la science ne peut pas tout expliquer, et Lovecraft rejette la religion et la superstition. Dès lors, il ne reste plus pour lui qu’un seul moyen d’aborder l’inconnu : l’imagination, et autant dire l’art (vision très nietzschéenne). C’est l’occasion d’évoquer tout d’abord les « contes oniriques » de Lovecraft, d’inspiration dunsanienne, et plus particulièrement « La Quête onirique de Kadath l’inconnue » (voir ici) ; Charlène Busalli note à juste titre que, dans ce dernier texte, il y a une certaine familiarisation avec l’inconnu, y compris sous sa forme la plus « anormale » et « monstrueuse » (j’ai trouvé ces développements très pertinents). Mais, à l’en croire, il est possible d’aller plus loin, et de relever dans les derniers textes de Lovecraft (notamment « Les Montagnes hallucinées » et « Dans l’abîme du temps ») la « construction d’une utopie » (l’emploi de ce terme me semble contestable, en dépit de l’argumentaire assez solide de la chercheuse) : les monstres sont en effet envisagés sous un jour différent dans ces derniers textes, neutre au minimum, voire élogieux, jugement qui s’applique notamment à leurs civilisations « idéales » (ce qui fait cependant l’impasse sur la décadence de la civilisation des Anciens). Cette idée m’a paru très intéressante, mais pour le coup un peu excessive, donc.
Formellement, le mémoire est dans l’ensemble très bien construit – tout s’enchaîne avec fluidité, Charlène Busalli a bien travaillé ses transitions –, mais souffre, pas énormément mais un peu tout de même, d’une plume un peu lourde à l’occasion, et aurait sans doute mérité quelques relectures supplémentaires. Mais je pinaille. Notons cependant, pour les curieux qui s’intéresseraient à ce mémoire, que les – nombreuses – citations de Lovecraft comme de ses exégètes anglo-saxons ne sont généralement pas traduites ; vous êtes prévenus.
Bilan : un mémoire plus que correct, critiquable à l’occasion, mais dans l’ensemble très pertinent, avec quelques idées tout à fait intéressantes même si peut-être un brin excessives à mes yeux (donc). Certes, ça ne révolutionne pas l’érudition lovecraftienne, mais ça n’en avait probablement pas l’ambition et, en l’état, cela constitue une réflexion éclairée et riche, pouvant éventuellement servir d’introduction à la pensée et à l’œuvre lovecraftiennes. Et c’est déjà très bien.
"Le Von Mopp illustré", de Laurent Rivelaygue
RIVELAYGUE (Laurent), Le Von Mopp illustré. Dictionnaire subjectif des mots difficiles & imprononçables de la langue française, illustrations de Laurent Rivelaygue, [s.l.], Baleine- Après la Lune, 2012, [n.p.]
Le Von Mopp illustré de Laurent Rivelaygue (auteur de Poisson-chien à La Volte, qui repose depuis trop longtemps dans ma commode de chevet, et illustrateur talentueux des couvertures de L’Apocalypse des homards de Jean-Marc Agrati et de Dystopia Anthologie 01 chez Dystopia) n’est sans doute guère un ouvrage se prêtant volontiers à la chronique, aussi vais-je être contraint de faire bref. N’en déduisez rien quant à la qualité du livre : en effet, inutile de faire des mystères, je me suis régalé avec ce Dictionnaire subjectif des mots difficiles & imprononçables de la langue française, comprenant 106 définitions improbables et réjouissantes. C’est qu’il est très drôle, très beau (illustré à chaque page, et tout en couleurs, s’il vous plait) et, joie, pas cher – je ne sais toujours pas comment les gens de chez Baleine ont pu sortir quelque chose d’aussi esthétique pour 18 € seulement…
Tout est dans le titre, ou presque. Le Von Mopp illustré est donc un bref dictionnaire limité à 106 mots (j’en ai d’ailleurs appris des nouveaux grâce à cette lecture instructive : ababouiné, cuniculiculture, échinocactus, enchifrènement, forficule, heimatlos, imparidigité, laïusseur, limnologie, malacostracés, nahaïka, notonecte, ophiolâtrie, ouaouaron, plaqueminier, poutser, raspoutitsa, rhabdomancie, scyphoméduses, tcharchaf, typhlographe, uropygienne, vespertilion, weyschuyt, xantognathe, zapadliski, zérumbet, eh oui tout de même…), chacun étant en outre accompagné d’une (joulie) illustration pleine page, mêlant dessin, collages et jeux typographiques ; d’une anecdote concernant un membre de la famille Von Mopp en rapport avec le mot défini ; et enfin, sous la dénomination « Faut le dire vite ! », d’un exemple de phrase usant du mot en question et pratiquant volontiers assonances et allitérations. Projet fou émanant du cerveau malade de Sigismond Von Mopp – une « biographie apocryphe, suspecte et probablement sujette à caution » nous en est donnée en tête de l’ouvrage – et merveilleusement servi par la plume et plus puisque affinités de Laurent Rivelaygue.
Ce qui saute aux yeux, c’est tout d’abord l’extrême beauté de l’objet, confirmation, s’il en était encore besoin, du talent d’illustrateur de l’auteur. Y a pas, ça claque. Et comme c’est bientôt Noël, l’heure des « beaux livres », vous auriez tort de vous en priver (enfin, moi, j’dis ça, j’dis rien, hein).
Mais Le Von Mopp illustré n’est pas seulement un régal pour les yeux, il réjouit aussi neurones et zygomatiques. C’est en effet très drôle, tout cela ; très con (très), follement absurde, et parfois un peu méchant et d’un goût douteux (chouette !). Du coup, immanquablement, je n’ai pu m’empêcher de penser au Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des bien nantis de l’immense Pierre Desproges, mais aussi, du même, au Manuel de savoir-vivre à l’usage des rustres et des malpolis et à Les Étrangers sont nuls (pour tout cela, voir ici). Ce n’est pas tout à fait la même chose, mais il y a quand même de l’idée (et pour ceux qui en douteraient, c’est un sacré compliment). EDIT : Et puis il y a bien sûr Le Dictionnaire du diable d'Ambrose Bierce, comment ai-je pu oublier de le citer dans le premier jet de ce compte rendu...
Pas grand-chose de plus à dire, le bouquin ne s’y prête pas (donc). Mais je ne saurais trop vous en recommander la lecture : certes, c’est vite expédié (encore que : il y a de quoi disséquer les illustrations…), mais c’est un vrai bonheur de la première à la dernière page ; aussi, ça ne se refuse pas.
"Vortex", de Robert Charles Wilson
WILSON (Robert Charles), Vortex, [Vortex], traduit de l’anglais (Canada) par Gilles Goullet, Paris, Denoël, coll. Lunes d’encre, [2011] 2012, 341 p.
Spin de Robert Charles Wilson est incontestablement un des tout meilleurs romans de science-fiction parus ces dernières années, et, c’est formidable, il a eu, à l’étranger comme en France, le succès qu’il méritait, dépassant très probablement les rangs du seul fandom SF. À vrai dire, il fait partie de ces livres qui m’ont amené à me remettre véritablement à la science-fiction, et je n’ai pu m’empêcher, comme souvent quand j’aime quelque chose, de me livrer à une ardente propagande en sa faveur. Il faut dire que ce roman savait conjuguer les meilleurs éléments du genre et, au-delà, ceux de la meilleure littérature tout court. Bien écrit (et traduit par l’excellent Gilles Goullet, toujours aux commandes ici), Spin était un roman vertigineux, débordant de « sense of wonder », et en même temps très humain, grâce à ses personnages complexes et attachants. Wilson s’y montrait fort adroit tant à l’échelle du macrocosme qu’à celle du microcosme, et n’a sans doute jamais aussi bien jonglé avec les deux que dans ce roman formidable.
Il était convenu dès le départ (du moins pour autant que je sache) que Spin serait le premier volume d’une trilogie. Le deuxième, Axis, s’il ne manquait pas de qualités typiquement wilsoniennes, m’avait cependant déçu, comme je vous en avais fait part à l’époque de sa sortie ; sans doute pour une bonne part en raison de l’absence de vertige qui caractérisait ce roman plus « resserré », et aussi – mais ça c’est très personnel – à cause de son usage plus ou moins convaincant des codes du thriller (ce qui est d’ailleurs assez typique de Wilson – voyez Blind Lake, par exemple, ou le roman dont nous allons traiter aujourd’hui –, mais ne m’avait vraiment pas séduit dans celui-ci). Cela dit, je concluais mon compte rendu en disant que je me jetterais malgré tout dès sa sortie sur le dernier tome, Vortex, et c’est bien ce que j’ai fait (même si mon compte rendu est un peu tardif, mais j’ai eu ces derniers temps d’autres, euh, « priorités », comme vous avez pu le constater). Allait-on cependant y retrouver la grandeur de Spin, ou bien ne serait-ce, un peu comme Axis à mes yeux, qu’un livre inutile à côté du monument originel ? Telle était bien la question…
Quelques années – décennies, au pire – après le Spin, sur Terre. Sandra Cole est psychiatre au State Care de Houston. On lui confie un jour – mais brièvement – un jeune vagabond du nom d’Orrin Mather, dont le cas lui paraît particulièrement intéressant (et qui suscite aussi visiblement la curiosité du policier qui l’a confié à l’institution, du nom de Bose, dont Sandra tombera immanquablement amoureuse). Il faut dire que le timide et maladroit Orrin trimbale avec lui des carnets – mais en est-il vraiment l’auteur ? – qui racontent une histoire pour le moins étrange. Et pour cause : dans ce monde de science-fiction, cette « autobiographie » (ou pas) fait figure… de roman de science-fiction (intéressante mise en abyme, au passage).
En effet, les carnets d’Orrin racontent une histoire qui se situe 10 000 ans après les événements d’Axis, sur Équatoria, mais pas que, et s’ouvrent sur ces lignes intrigantes : « Je m’appelle Turk Findley et je vais vous raconter ce que j’ai vécu longtemps après la disparition de tout ce que j’aimais ou connaissais. » (On rappellera que Turk Findley était un des principaux protagonistes d’Axis, dont la lecture ne me paraît cependant pas constituer un préalable indispensable à Vortex) Le personnage en question a été « enlevé » par les Hypothétiques, créateurs du Spin et de l’arc entre la Terre et Équatoria, et « reconstitué » 10 000 ans plus tard (donc) dans un désert de cette dernière planète. Il y est retrouvé par les Voxais, habitants d’un archipel artificiel voyageant entre les mondes, qui attendaient le retour des « Enlevés » avec une impatience certaine, comme signe de leur « fusion » prochaine avec les Hypothétiques. C’est ainsi que Turk fait la connaissance de Treya, une jeune Voxaise qui s’est vue implanter la personnalité d’Allison Pearl, une jeune fille de son époque originelle (qui se livrera à son tour, également à la première personne, dans les carnets d’Orrin), afin de faciliter le contact entre les individus issus de contextes si différents. Et Vox de reprendre le chemin de la Terre toxique et abandonnée, dans l’espoir d’une ultime rencontre en forme d’apothéose et d’apocalypse (dans tous les sens du terme) avec les Hypothétiques…
Le roman alterne donc, un chapitre sur deux, d’une part le récit des événements quasi contemporains avec Sandra et Bose, et d’autre part celui contenu dans les carnets d’Orrin Mather, Robert Charles Wilson jouant avec aisance de ces deux époques si contrastées. Bien évidemment, pour connaître le lien entre les deux – et tant qu’à faire la vérité sur les Hypothétiques –, il faudra attendre le dernier chapitre…
Disons-le tout net : la trame mettant en scène Sandra et Bose ne m’a pas vraiment convaincu. Très thrilleresque (donc), elle me paraît manquer véritablement d’enjeu, en étant trop focalisée sur le microcosme (un peu ce que je reprochais, déjà, à Axis). Comme d’habitude chez Wilson, les personnages ne sont pas inintéressants, et même plutôt attachants, mais on avouera que l’auteur canadien en rajoute une couche pour le moins superflue en surjouant du pathos à leur égard. Certes, le lecteur est intrigué, lui aussi, par les carnets d’Orrin ; mais il me paraît difficile de s’intéresser véritablement à l’enquête parallèle concernant le trafic de drogue de longévité martienne (voir Spin).
Il en va à mon sens tout autrement pour ce qui est de la trame « futuriste » : ici, on retrouve bien cet astucieux mélange d’intime et de cosmique qui faisait une bonne partie du charme du premier tome. Turk et Allison sont à mon sens bien plus intéressants et « authentiquement » complexes que le couple parallèle formé par Sandra et Bose. Et, surtout, on y trouve énormément de bonnes idées, dont certaines absolument fascinantes ; ainsi du fanatisme proprement religieux des Voxais et, plus encore, de leur système politique, la démocratie limbique, sorte de « totalitarisme démocratique » fondé sur la conscience collective, aussi séduisant dans l’absolu qu’horrifiant et odieux dans la pratique ; une belle réflexion qui, avouons-le toutefois, aurait mérité à mon sens, peut-être, de plus amples développements (en l’état, c’est un peu frustrant). Les aspects politiques ne manquent pas, de manière générale, dans Vortex, qui se livre également à une critique écologique d’une actualité indéniable. Et, reconnaissons-le, s’il est ici ou là quelques motifs d’espérer, le tableau dressé par Robert Charles Wilson est tout de même globalement plutôt pessimiste (ce qui me va très bien, hein).
Aussi Vortex est-il en définitive un roman un peu bancal, plus ou moins intéressant selon les époques. Une bonne moitié du livre, du coup, me paraît presque superflue (d’autant que lien entre les deux trames n’est ni vraiment original, ni totalement convaincant). On pourrait, à vrai dire, se demander comme pour Axis si ce n’est pas le roman entier qui se révèle finalement superflu… En effet, à la conclusion de cette trilogie, l’idée que Spin se suffisait à lui-même, en définitive, s’impose avec force : on peut parfaitement s’arrêter à cet excellent premier roman, qui n’appelait pas nécessairement de suites.
Ceci dit, Vortex n’est donc pas mauvais pour autant, juste bancal. S’il est évidemment bien inférieur à Spin, mais je ne m’attendais pas à ce que Robert Charles Wilson renouvelle ce coup de maître, je l’ai trouvé bien meilleur qu’Axis. Il contient beaucoup de très bonnes idées dans sa partie voxaise, et se conclut sur des images de toute beauté, d’un grand « sense of wonder » que j’aurais presque envie de dire « à la Stephen Baxter » (pour ceux qui en douteraient, c’est un compliment).
En définitive, malgré la faiblesse relative d’une de ses deux trames, Vortex est même plutôt bon, du coup (surtout en ces temps de disette science-fictive, réelle ou indirecte : si l’on compare Vortex aux autres publications SF inédites de l’année, il ne fait aucun doute à mes yeux que le roman de Robert Charles Wilson, avec ses défauts, est largement au-dessus du lot). Au contraire d’Axis, roman de transition peu convaincant, j’aurais donc plutôt envie d’en recommander la lecture. Tout en souhaitant que Wilson, peut-être enfin débarrassé du poids du monstre, ose se renouveler quelque peu pour ses prochaines productions, parce qu’on avouera qu’il se répète tout de même un peu… Mais bon, je chipote : en l’état, ça reste pas mal du tout. Pas indispensable, mais correct. Et un Wilson correct est nécessairement un bon bouquin. Tout est relatif, comme disait l’autre.
"Pollen", de Jeff Noon
NOON (Jeff), Pollen, [Pollen], traduit de l’anglais par Marc Voline, [s.l.], La Volte, [1996] 2006, 379 p.
Allez, petite pause dans les lovecrafteries, pour retourner à un auteur plus contemporain mais également fascinant, le Mancunien Jeff Noon, avec son deuxième roman Pollen, qui fut, en son temps, le premier livre de l’auteur édité par La Volte (avant de poursuivre avec la réédition du premier, Vurt, qui m’avait un peu déçu, puis avec l’excellent recueil de nouvelles Pixel Juice et le roman NymphoRmation, dont je vous parlerai prochainement, et tout récemment avec Descendre en marche).
Un roman pas si facile que ça à aborder – je ne vous cacherai pas que j’ai dû m’y reprendre à deux, voire à trois fois – et dont je sens qu’il ne va pas être facile de causer, mais bon, hein, bon : un petit effort, Nébal, parce que ça en vaut vraiment la peine ; en effet, autant le dire de suite, Pollen est à mon sens bien meilleur que Vurt et, si l’on n’ira peut-être pas jusqu’à parler de chef-d’œuvre – parce qu’il faut (malgré tout) raison conserver –, on peut bien dire sans hésitation que c’est un putain de bon bouquin, dès l’instant que l’on a réussi à l’adopter.
Pollen s’inscrit dans la lignée de Vurt. On y retrouve donc cet étrange monde des rêves qu’est le Vurt, auquel on accède le plus souvent en se glissant des plumes dans la bouche (pourquoi pas, hein). Mais là où Vurt, à mon sens tout du moins, restait finalement assez classique, fortement connoté cyberpunk à la William Gibson (même si, comme on le notait déjà, il y a avait aussi un petit côté Alice au pays des merveilles pour venir foutre le bordel), Pollen envoie la sauce, et Jeff Noon s’y lâche complètement. Et c’est tant mieux. Parce que c’est bien son côté franchement barré qui fait son charme.
Un futur indéterminé, à Manchester. Le dimanche 7 mai, à 6h19, a lieu le grand éternuement. Aaaaaaaaaaaaaaattttttttttttccccccccccchhhhhhhhhhhhhhooooooooooooouuuuuuuuuuuuuuuummmmmmmmmmmm !!! Mais sur trois pages… Ce qui donne le ton.
Mais revenons en arrière, le lundi 1er mai. Ce jour-là, au petit matin, le taxi-chien Coyote (oui, parce que, dans ce Manchester-là, du fait de Fertilité 10, on trouve, en plus des humains « classiques », des croisements divers : chiens, robots, « Zombies », « Ombres », « Vurt »…) accepte une course qui le conduit dans les Limbes, dans la banlieue de Manchester infestée de Zombies. Mais Coyote est le meilleur taxi noir, après tout (pas un de ces Xcabs jaunes à la noix) ; aussi, il attend son client en écoutant les élucubrations psychédéliques de Gombo Ya Ya, le fameux animateur hippy pirate, obsédé par la hausse du taux de pollen (qui ne cesse en effet de grimper tout au long du roman). Le client – la cliente, en fait – arrive ; une jeune fille de douze ans du nom de Perspéphone… qui, arrivée à destination, tue Coyote avec des fleurs.
Deux policiers sont chargés de l’enquête : Sibyl Jones, une ombre-flic (ou « Dodo » : elle dispose dès lors de certains pouvoirs qu’on qualifiera de « télépathiques » et est insensible au pollen, mais n’a pas accès aux rêves, et donc au Vurt – ce qui amène d’emblée à se demander si le pollen ne serait pas vurtuel…), et le chien-flic Zoulou – ou Zéro – Clegg. Mais il y a des pressions pour que l’affaire soit classée au plus tôt : on craint en effet un regain des émeutes canines… Il s’agit donc de trouver un coupable idéal, en l’occurrence un Zombie. Mais Sibyl sait que ce n’est pas un Zombie qui a tué Coyote ; aussi refuse-t-elle de lâcher l’affaire…
Parallèlement, nous suivons également Boda, une chauffeuse de Xcab qui était plus ou moins la petite amie de Coyote et lui avait refilé le tuyau pour sa dernière course, fatale. Ce qui, en soit, constitue déjà une bonne raison pour s’interroger sur les circonstances du drame ; mais, du fait de sa curiosité, Boda est bientôt exclue des Xcabs, et donc de la Carte. Pire encore : on tente de la buter à son tour, et des informations circulent, notamment par le biais de Gombo Ya Ya, qui tendent à l’accuser du meurtre de Coyote ! Boda doit prendre la fuite à bord de son « Chariot », avec quasiment tout Manchester à ses trousses… et bien sûr, dans le tas, Sibyl Jones.
Ainsi débute Pollen, sorte de polar déjanté dans un univers loufoque mêlant science-fiction et fantasy, tantôt onirique, tantôt morbide, parfois drôle, parfois salement déprimant. Et c’est une réussite incontestable, un vrai bonheur de lecture – même si, donc, dans un premier temps tout du moins, il faut faire un petit effort pour s’accrocher : c’est que Jeff Noon nous balance tout son délire dans la gueule, sans jamais faire dans le didactisme – une bonne chose, assurément, mais qui ne facilite pas la prise de contact.
Ceci dit, passé cette première approche, on ne peut que se régaler à la lecture de Pollen. Tout y est brillant : on a déjà parlé de l’univers, aussi fou que séduisant ; mais les personnages ne sont pas en reste, tous très bien campés, complexes, humains, et souvent fort attachants ; et puis il y a cette plume – je parle du style de l’auteur, là, hein, pas d’accès au Vurt (quoique… c’est peut-être la même chose…) – tout simplement phénoménale (et, cette fois, remarquablement bien traduite par Marc Voline, alors que son travail sur Vurt m’avait laissé un peu sceptique). C’est un style d’une fluidité rare, coloré, vivant, musical. Un critique (Thomas Day, en l’occurrence) avait reproché à Pollen de faire trop usage de vocable anglais qu’il aurait été facile de traduire, mais je suis d’un avis différent ; certes, la langue de Shakespeare imprègne le texte français de Pollen, on pourrait difficilement prétendre le contraire ; mais, à mon sens, cela contribue notablement à la phénoménale richesse et musicalité de ce texte – qui fait partie de ceux, rares, que l’on aime à se réciter à voix haute. C’est beau, putain ; et ce franglais a quelque chose de séduisant, de réjouissant même, et d’authentique. Personnellement, j’aime beaucoup, mais je comprends le reproche, et vous laisse juges.
Quoi qu’il en soit, Pollen mérite bien qu’on s’y jette corps et âme : c’est un roman fascinant, étrangement léger après la prise de contact malgré sa richesse indéniable, mais sans jamais sombrer dans la superficialité. Un régal pour tous ceux qui voudront bien – et ils feraient bien – de prendre le risque. C’est que Jeff Noon est fort, très fort : c’est tout juste s’il ne m’a pas refilé le rhume des foins avec son roman, tant l’immersion y est totale… Le bilan ne saurait donc faire de doute : nettement plus convaincant que Vurt, même si peut-être pas aussi bon que le grandiose Pixel Juice (mais j’aime beaucoup le format nouvelle…), Pollen est un très bon roman, dont je vous recommande chaudement la lecture.
Aaaaaaaaaaaaattttttttttttccccccccccccccchhhhhhhhhhhhhhhhhhooooooooooooouuuuuuuuuuuuuuuummmmmmmmmmmmm !!!
"Lovecraft : histoire d'un gentleman raciste", de William Schnabel
SCHNABEL (William), Lovecraft : histoire d’un gentleman raciste, Dole, La Clef d’Argent, 2003, 123 p.
Où l’on poursuit la découverte des essais sur Lovecraft publiés par La Clef d’Argent : après avoir envisagé l’athéisme du pôpa de Cthulhu et compagnie avec Lovecraft : le dernier puritain de Cédric Monget, penchons-nous aujourd’hui – avec un ouvrage antérieur, il peut être utile de le préciser – sur une autre composante fondamentale de la philosophie lovecraftienne, et non des moindres, puisqu’il s’agit du racisme. William Schnabel, universitaire grenoblois, souhaite en effet, au travers de ce texte, disséquer le racisme lovecraftien sous toutes ses coutures, en l’envisageant dans sa biographie, dans sa correspondance et ses textes théoriques, et enfin dans sa fiction. Car c’est bien dans tous ces aspects que le racisme de Lovecraft peut être appréhendé, quoi que l’on ait pu en dire (s’il crève les yeux dans sa correspondance, il imprègne aussi à n’en pas douter ses nouvelles – et ce même si un lecteur naïf et innocent comme peut l’être tout adolescent découvrant Lovecraft avec fascination ne s’en rend pas forcément compte à première vue…)
L’auteur commence par chercher à définir le racisme, de manière générale, en dehors de tout contexte spécifiquement lovecraftien. Ambition louable et parfaitement légitime eu égard au projet de l’ouvrage. On avouera, hélas, que ces quelques pages introductives ne sont pas franchement satisfaisantes ; l’auteur a beau se fonder sur des sources solides (ou des ouvrages de vulgarisation tout à fait pertinents, tel le « Que sais-je ? » de François de Fontette, dont je recommande la lecture à quiconque s’intéresse à cette problématique), il n’aboutit pas véritablement pour autant à une définition claire et pertinente de ce comportement, et tend même – c’est particulièrement regrettable – à mélanger un peu tout (l’idée avancée d’un « racisme environnemental » m’a laissé pour le moins perplexe…).
Hélas, les choses ne s’arrangent pas vraiment par la suite (du moins, pour être précis, dans les pages qui suivent immédiatement), et c’est peu dire : en dressant une rapide biographie de Lovecraft focalisée sur le racisme, William Schnabel verse plus qu’à son tour, hélas, dans la psychologie de comptoir (reproche sur lequel j’aurai probablement l’occasion de revenir quand je traiterai, d’ici quelque temps, du cahier de l’Herne consacré à Lovecraft). Il ne nous épargne à vrai dire rien à cet égard, accumulant les poncifs freudiens – de l’inceste éventuel à l’homosexualité refoulée, en passant par l’Œdipe et la mère castratrice, j’en passe et des pires –, et ne se montre pas convaincant pour un sou, le plus souvent. Je ne prétends pas que tout ce qui est avancé dans ces pages est faux, je ne connais assez, ni la vie de Lovecraft, ni la théorie freudienne, pour pouvoir l’affirmer catégoriquement ; par contre, j’avouerai que cette lecture m’a fait l’effet d’un ramassis d’idées reçues un peu faciles, à l’argumentaire limité, et pour un résultat qui laisse un goût amer en bouche. On commence à craindre le pire…
Mais, quoi qu’on ait pu en dire ailleurs – j’y reviendrai –, on aurait à mon sens tort de s’en tenir à cette première impression passablement négative. L’ouvrage, passé ces quelques psychanalyseries plus ou moins saugrenues et d’une pertinence à mes yeux douteuse, devient véritablement instructif et enrichissant quand il s’intéresse, non plus à la vie de Lovecraft, mais à son œuvre ; quand, en somme, il le laisse s’exprimer de lui-même, au travers de citations parfois assez longues et toutes on ne peut plus éloquentes.
C’est là à la fois la force et la faiblesse de cette Histoire d’un gentleman raciste : si elle abonde en documents et références passionnants, elle pèche parfois un peu dans l’analyse, notamment – et c’est particulièrement regrettable de la part d’un universitaire – en achoppant sur l’écueil des jugements de valeur. Aussi en vient-on à se contenter des textes cités par William Schnabel, tous très pertinents et témoignant d’une recherche approfondie, et à laisser plus ou moins de côté le liant, pas toujours très convaincant quant à lui, et parasité par des critiques à l’encontre de la bêtise et de l’horreur des doctrines exposées, critiques qui, pour être compréhensibles et légitimes à titre individuel – après tout, je n’en pense pas moins… – me semblent néanmoins ne pas avoir vraiment leur place dans un ouvrage de ce type. C’est qu’il y a, effectivement, un certain côté – je déteste cette expression, mais tant pis – « bien-pensant » (yeurk) dans l’essai de William Schnabel. Ce qui est au mieux inutile – à moins d’être la dernière des enflures (hélas, il y en a un paquet, je ne dis pas le contraire), on le sait, que le racisme, c’est « pas bien », pour faire dans l’euphémisme –, et au pire nuit à la sérénité de l’analyse.
Ceci étant, il y a les documents rassemblés par l’auteur, donc. Et ceux émanant de Lovecraft sont proprement stupéfiants : sa correspondance, notamment – ce n’est pas un scoop, mais, pour qui en douterait, les quelques exemples rassemblés ici constituent l’arme absolue –, suinte d’un racisme virant franchement au délire hallucinatoire ; on est très loin, dans ces pages sordides (voui, moi, je ne suis pas un essayiste, je considère donc qu’il m’est parfaitement possible d’émettre des jugements de valeur…), de la figure du gentleman poli et discret dont la plupart de ses connaissances ont dressé le portrait. Ici, Lovecraft se lâche, et tout y passe : la peur comme la haine, les considérations politiques (eugénisme, contrôle de l’immigration, déportation, fascisme…) comme « morales », le racisme au sens strict (et donc « biologique ») comme la xénophobie et l’ethnocentrisme (avec ce culte nativiste des Anglo-Saxons). Disons-le, puisque dans le cadre de ce compte rendu miteux il me semble possible de lâcher le mot : c’est à vomir. Et parfois – souvent, en fait – tellement grotesque et ridicule dans ses excès que cela en devient presque risible : il faut lire et relire ces pages où Lovecraft se rêve en brute viking ou teutonne massacrant à tour de bras, c’est consternant à un point difficilement imaginable… Le portrait de Lovecraft qui se dégage de ces pages, on l’aura compris, n’est guère flatteur. C’est un fait : le bonhomme, pour fascinant et talentueux qu’il ait été, puait sacrément, tout de même.
Reste à expliquer ce racisme viscéral. Deux axes pour ce faire : l’un, psychologique, a déjà été envisagé ; s’il y a sans doute du vrai là-dedans, si les échecs successifs rencontrés par Lovecraft au cours de sa vie (et notamment l’expérience new-yorkaise et le mariage foireux avec Sonia Greene) expliquent probablement bien des choses, cela ne fait à mon sens pas tout. Aussi le deuxième axe, davantage sociologique, me paraît-il davantage pertinent. Et il ne s’agit pas ici de s’arrêter à l’éducation reçue par Lovecraft ou au milieu que le supposé « reclus » pouvait fréquenter ; c’est l’ensemble des mentalités américaines d’alors qu’il faut envisager (et là, pour le coup, William Schnabel se montre très pertinent). Si, à le lire aujourd’hui, a fortiori dans ses écrits « privés », Lovecraft nous apparaît foncièrement excessif, c’était pourtant à bien des égards – et cela n’a rien de surprenant – un homme de son temps et de son pays, qui ne faisait que véhiculer – certes avec une rhétorique hallucinée parfois digne des plus beaux dérèglements verbaux de ses fictions – des idées alors courantes chez les Américains de sa classe.
William Schnabel, après ces pages très fortes, se livre ensuite à une analyse de quelques fictions racistes de Lovecraft (liste bien évidemment non exhaustive ; c’est bien l’ensemble de l’œuvre de l’auteur, cthulienne ou pas, qui est imprégnée d’idéologie nauséabonde), parmi lesquelles figurent des textes mineurs (comme La Peur qui rôde, pour en citer un que j’ai évoqué récemment), mais aussi d’autres qui sont devenus à juste titre des classiques du genre, tels « Les Montagnes hallucinées », peut-être mon texte préféré de l’auteur malgré tout, ou, bien sûr, « Le Cauchemar d’Innsmouth », sans doute celui des « grands textes » où le racisme de l’auteur ressort le plus ouvertement. Rien de révolutionnaire dans ces pages, à vrai dire, mais ça se lit.
Au final, je tirerais donc un bilan contrasté de cette Histoire d’un gentleman raciste, qui pèche à l’occasion par sa psychanalyse bateau peu argumentée et ses jugements de valeur parasites, mais n’en est pas moins très édifiante. À titre purement documentaire, et en tenant compte des réserves que j’ai émises, cela me paraît cependant globalement une lecture utile, voire nécessaire, qui a au moins pour elle de « régler » la question du racisme de Lovecraft (vous qui lisez ce livre, abandonnez toute espérance).
…
Mais tout le monde n’est pas de cet avis. En farfouillant sur le ouèbe, je suis tombé sur cette critique au lance-flammes, due, pour ce que j’en ai compris, à Cédric Monget (lequel, il peut être utile – ou pas… – de le noter dans le cadre de cette controverse, affiche son attachement au « conservatisme » sur la page Facebook de son ouvrage ; notons cependant qu’il préparerait un nouvel essai sur l’évolution politique de Lovecraft, notamment sur la fin de sa vie, que je ne manquerai probablement pas de lire le moment venu). Je la rejoins, ainsi que vous avez pu le constater, sur certains points ; pour autant, je considère qu’il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain (même si ça peut être rigolo), et qu’il y a malgré tout bien des choses intéressantes dans l’ouvrage de William Schnabel. Mais je vous laisse juges…
J’en terminerai en notant que j’aurai probablement l’occasion de revenir sur cet essayiste un de ces jours, puisqu’il a également publié, toujours à La Clef d’Argent, Masques dans le miroir. Le Double lovecraftien, dont j’ai également fait l’acquisition. On verra bien ce que ça vaut…