DICK (Philip K.), Sur le territoire de Milton Lumky, [In Milton Lumky Territory], traduit de l’anglais (États-Unis) par Isabelle D. Philippe, traduction révisée par Sébastien Guillot, Paris, J’ai lu, [1985] 2012, 315 p.
Ainsi que vous le savez peut-être si vous me suivez régulièrement, fous que vous êtes, je suis un fan acharné de Philip K. Dick, qui est un des plus grands écrivains du XXe siècle, na. Mais – ainsi que vous le savez sans doute, parce que vous aussi vous aimez Dick –, l’auteur d’Ubik et autres chefs-d’œuvre de la science-fiction était un écrivain de littérature générale frustré qui, vers le début de sa carrière, a dépensé beaucoup d’énergie pour essayer de percer dans la « blanche ». Ce fut un échec total – si je ne m’abuse, seul Confessions d’un barjo, parmi ces titres, a été édité de son vivant ; évidemment, je ne parle ici que des romans « officiellement » de littérature générale, car on ne m’ôtera pas de l’idée que les excellents Siva et La Transmigration de Timothy Archer relèvent largement de cette « catégorie » (et d’autres aussi, éventuellement). D’où Dick, pour son malheur (?) et pour notre plus grand plaisir, est devenu l’écrivain de science-fiction que l’on sait, un peu contraint et forcé.
Je dois avouer, malgré mon fanatisme décérébré, ne pas avoir véritablement pratiqué ce versant de l’auteur culte, avec ces titres édités pour la plupart en leur temps chez 10/18 et repris aujourd’hui, dans des traductions révisées mais directement en poche, chez J’ai lu. Seule exception, dont je vous avais entretenu en ces pages interlopes, Les Voix de l’asphalte, que je croyais être le premier roman de Dick… jusqu’à la publication cette année du semble-t-il redoutable inédit Ô nation sans pudeur (toujours chez J’ai lu, mais en grand format, cette fois). Les Voix de l’asphalte était un roman qui péchait par de nombreux aspects – notamment en ce qu’il était beaucoup trop long –, mais qui n’en était pas moins fort intéressant pour tout amateur de Dick dans la mesure où on y trouvait en germe bon nombre des thématiques fétiches de l’auteur, déjà, et aussi un très beau portrait de dépressif. Au final, malgré tous ses défauts, je l’avais plutôt bien aimé, quand bien même j’avais ramé lors de ma lecture. C’est sans doute pour cette raison que je me suis risqué à lire cette première réédition généraliste de J’ai lu qu’est Sur le territoire de Milton Lumky ; mais je ne savais pas encore à quoi je m’exposais…
Le roman s’ouvre sur un « avant-propos de l’auteur » pour le moins déconcertant :
« Voici un livre extrêmement drôle, et bon, par-dessus le marché ; les aventures qu’il narre arrivent à des vrais gens, qui prennent vie au fil de la lecture. Et tout est bien qui finit bien. Qu’est-ce qu’un auteur peut dire ou offrir de mieux ? »
Diantre. On hésite un peu, devant cette étrange entrée en matière : faut-il y voir une énième preuve de l’humour de Dick, porté sur l’autodérision, ou une authentique – et pathétique – tentative de la part de l’auteur de vendre sa soupe, sans qu’il y croit vraiment ? Mon admiration pour l’auteur me porterait plutôt à trancher en faveur de la première possibilité, mais…
Bon. Passons.
Sur le territoire de Milton Lumky narre les aventures (?) de Bruce, un jeune homme qui, au début du roman, travaille pour une centrale d’achat discount, et enchaîne les kilomètres à bord de sa voiture sur tout l’ouest des États-Unis. Un jour, cependant, le voilà qui revient un peu par hasard – ou pas – dans sa ville natale, un bled paumé du nom de Montario, dans l’Idaho.
Là, dans une tentative lamentable pour pécho de la zouze, en l’occurrence une ancienne compagne – et Dick ne nous épargne pas la scène de l’achat des préservatifs ; il ne nous épargne rien, d’ailleurs, mais on y reviendra… –, il se retrouve bien maladroitement à faire la connaissance de la dénommée Susan. Encore que pas tout à fait : il finit par se rappeler que ladite Susan était son institutrice il y a de ça quelques années, même si elle en a perdu tout souvenir… Et, les choses étant ce qu’elles sont, il la séduit et l’épouse très vite, sur un coup de tête, malgré la différence d’âge – elle a dix ans de plus que lui, donc –, ce lourd passif, et patin couffin.
Mais il ne s’arrête pas là : toujours sur un coup de tête, il décide de démissionner de son poste à la centrale d’achat pour reprendre, d’abord en tant que gérant puis en tant qu’associé, l’affaire de Susan, qui périclite un tantinet : une boite qui s’égare entre location de machines à écrire et travaux de dactylographie, et qu’il entend bien transformer en un authentique magasin vendant des machines à écrire.
Tant qu’à faire les machines à écrire japonaises – forcément – qui dorment dans un entrepôt de la côte ouest et dont lui a parlé le représentant Milton Lumky, un bonhomme peu sympathique que la quatrième de couverture présente comme étant « l’homme brisé qu’il pourrait devenir, s’il n’y prenait garde ». Le travail de cet insaisissable Milton Lumky l’amène également à enchaîner les kilomètres à bord de sa Mercedes dans tout le nord-ouest des États-Unis. Et Bruce de se lancer sur sa piste à bord de sa Mercury…
Sur le territoire de Milton Lumky est ainsi une sorte de road-book : une bonne part de son action (?) se déroule sur la route, et c’est chiant. Pour le reste, nous avons nombre de considérations sur les machines à écrire – incroyablement chiantes – et sur le couple – terriblement chiantes. Sur le territoire de Milton Lumky est donc un bouquin atrocement chiant. Ça me fait mal de le dire, mais il n’y a pas de meilleur terme pour le définir. En effet, il ne s’y passe rien. Mais alors rien de rien. On nage – voire on se noie – dans l’anodin, le banal, un ennui sans nom résultant de l’absence totale d’intérêt du propos et du tirage à la ligne auquel se livre Dick – à ce stade, ça en devient un art à part entière.
Mais je suis un peu de mauvaise foi, là. En effet, il est possible qu’il se passe quelque chose – et peut-être même, soyons fous, quelque chose d’intéressant – dans les cent dernières pages du roman. Possible. Mais je n’en sais rien et ne le saurai probablement jamais, car je ne les ai pas lues. J’ai en effet déclaré forfait – chose extrêmement rare : depuis que je tiens ce blog, ça ne m’était arrivé qu’une seule fois, pour le pourtant fort court Madman Bovary de Claro, un bouquin qui n’était manifestement pas pour moi. Et je n’aurais jamais, mais alors jamais cru que cela m’arriverait un jour pour un livre de mon Philip K. Dick adoré. Et pourtant, j’ai bien dû me résigner à l’abandon, après avoir ramé pendant des jours et des jours sur cette histoire (?) qui, non, n’a rien de drôle et non, n’est certainement pas bonne, pas plus que ses personnages ne prennent vie au fur et à mesure du roman, quoi qu’ait pu en dire l’auteur. Bruce, Milton Lumky et, pire encore, Susan, sont en effet des « vrais gens », mais ce sont surtout des personnages abominablement ternes, dont le sort, les petits tracas et les ambitions modestes ne parviennent jamais à susciter l’intérêt du lecteur (je passe sur le machisme dont fait preuve le roman, qui donnerait presque raison à la fameuse critique d’Ursula K. Le Guin concernant les personnages féminins de Dick : avec Susan, on est loin, mais alors très loin, de la superbe Angel Archer…).
Des quelques 200 pages que j’en ai lu, je n’ai donc retenu que cet ennui sans nom, dont je ne crois pas avoir jamais vu l’exemple auparavant. Il me paraît en effet impossible de s’intéresser aux péripéties (?) de Bruce ; Sur le territoire de Milton Lumky est à cet égard une caricature de roman réaliste, une sorte de sous-Madame Bovary (justement), à ceci près – un près fort loin – que Dick n’a certainement pas la plume de Flaubert – c’est rien de le dire – ni sa finesse dans l’analyse et la caractérisation des personnages. L’ennui y est à vrai dire plus un procédé qu’un sujet, dilatant de manière inconcevable le roman, qui se perd dans la description exhaustive de faits insignifiants, totalement dénués du moindre intérêt ; non, Dick ne nous épargne rien : de même que dans Les Voix de l’asphalte, il se perd dans les détails, accumule les descriptions interminables (et dans « interminables » il y a « minables ») et autres considérations plus ou moins abstraites et d’une vacuité indicible.
Alors effectivement, comme le disait si je ne m’abuse Pacôme Thiellement lors d’un récent cycle de conférences consacré à Philip K. Dick, on comprend pourquoi celui-ci n’a pas pu faire carrière dans le Flaubert. Non, à l’évidence, à s’en tenir à ce roman, il ne pouvait tout simplement pas être un écrivain de littérature générale. Aussi doit-on remercier les éditeurs qui ont – et on les comprend – refusé ce ratage complet, et ainsi suscité la carrière science-fictionnesque de Philip K. Dick : dans cette voie, l’auteur se trouvera enfin, et accumulera les chefs-d’œuvre. On sera alors bien loin de Sur le territoire de Milton Lumky, roman même pas médiocre mais franchement mauvais (et ça me fait mal au derche de dire ça) qui, n’eut été la gloire posthume de Dick, n’aurait bien évidemment jamais été publié.
…
Et là je me pose la question : serait-ce que je ne suis pas, en fin de compte, un authentique fan acharné de Philip K. Dick ? Mon Dieu – Siva, bien sûr –, pardonnez-moi ! Mais Vous avouerez que là, quand même, hein, bon…
Cela dit, il y en a pour avoir une opinion différente. Je vous laisse trancher (si vous en avez le courage). Moi, en attendant, je m’en vais lire un vrai livre (parce que ces derniers temps j’ai quand même enchaîné les sommets de pénibilité…).