"Berazachussetts", de Leandro Avalos Blacha
ÁVALOS BLACHA (Leandro), Berazachussetts, [Berazachussetts], traduit de l’espagnol (Argentine) par Hélène Serrano, postface d’Hélène Serrano, Paris, Asphalte, [2007] 2011, 185 p.
Voilà un livre que l’on m’a fort bien vendu. En effet, dès avant sa parution, on m’avait assuré qu’il y aurait dedans des pingouins, des zombies et des paralytiques. Or Nébal aime les pingouins, les zombies et les paral…
…
Broumf.
Disons que ce livre, si le programme était bien respecté, était a priori fait pour moi. Et c’était en outre l’occasion de découvrir enfin les éditions Asphalte, dont j’ai accumulé plusieurs ouvrages sans trouver d’opportunité pour les lire (honte sur moi). Ayé, le tort est réparé (enfin, en partie…), Berazachussetts est lu, et je peux dire, après en avoir quelque peu douté, que le programme a bien été respecté. Oui, on trouve dans le roman de Leandro Ávalos Blacha (pourrait pas s’appeler Jean-Pierre Martin, comme tout le monde…) des pingouins, des zombies et des paralytiques. Mais aussi bien d’autres choses. C’est rien de le dire, que ça foisonne dans ce court bouquin. Il en retire quasiment un côté picaresque, ou hystérique, c’est selon.
Aussi n’est-il pas très évident de le présenter, ou a fortiori d’en résumer l’intrigue, au-delà de cette sentence qui aurait déjà dû vous convaincre de vous précipiter dessus : dedans, il y a des pingouins, des zombies et des paralytiques.
Oui.
Bon, essayons tout de même. Nous sommes à Berazachussetts, une sorte de banlieue de Buenos Aires fantasmée (voir la postface pour les « précisions » – façon de parler – cartographiques de cette géographie décalée). Quatre cûpines, anciennes instits à la retraite et toutes veuves, vivent ensemble : Dora, Milka, Beatriz et Susana. Un jour, elles tombent par hasard sur Trash, une zombie punk et obèse qui se promène les énormes nichons à l’air, et décident de la ramener chez elles, parce qu’elle a quand même un peu l’air dans un sale état.
En fait de zombie, Trash n’a pas grand-chose à voir avec les classiques vaudous ou romeriens : certes, elle est anthropophage, mais elle pense, parle, boit de la bière et pogote sur les Misfits. Quelqu’un de bien, donc. Ce qui en fait quelque peu une exception dans cet univers sordide où les psychopathes se rencontrent par paquet de dix, jusque dans le petit groupe des cûpines.
Sans rentrer dans les détails, disons que ce petit groupe va – sévèrement – battre de l’aile, que ça va se séparer dans les insultes, et que ça va – de manière générale – charcler pas mal, dans une ambiance de délire généralisé, jusqu’à une conclusion nécessairement apocalyptique. Ben oui. Mais d’ici là, on aura croisé un ancien maire pervers qui fait du tourisme chez les pauvres, son fiston qui tourne des snuff movies, des pingouins en vitrine (parce que c’est chouette), des vieux et des cadavres révolutionnaires, et un gang d’handicapés très Action mutante versant faf, mené par la terrible et omnisciente et paralytique Periquita (hi hi hi).
Mais c’est complètement n’importe quoi, ma parole !
Eh bien, oui et non. C’est, d’une part, un grand nawak jubilatoire, qui se savoure comme une comédie horrifique de la plus belle eau et du plus mauvais goût (miam), et, d’autre part, sous la couche de réjouissant délire, un tableau acide et sans appel de l’Argentine contemporaine, pays qui en a chié, c’est le moins qu’on puisse dire. Entre cumbia et bidonvilles, cartes postales et réalités moins glop, Leandro Ávalos Blacha dresse mine de rien un constat passablement putride d’une société en décomposition, bouffée par la crise, la misère et la corruption, une société anarchique dans le mauvais sens du terme, appelant l’anarchie dans un sens autrement plus laudatif.
Et ça marche parfaitement. Sans être le livre de l’année, Berazachussetts remplit parfaitement son office sur tous les plans. Il part dans tous les sens, mais c’est tant mieux – comme ça, on voit du pays. Et on s’amuse beaucoup, on éclate même parfois de rire, tout en devinant sous la chouette mauvaise blague quelque chose de plus grinçant et nettement moins enthousiasmant.
Servi par une plume limpide et d’une fluidité tout à fait remarquable (mais qui, je dois dire, m’a semblé étrangement pudibonde par moments), Berazachussetts se dévore comme un humain encore chaud. On y trucide dans la joie, on s’y lâche pour exaucer tous ses rêves, mesquins ou pas, et, de manière générale, on se fait plaisir. L’auteur aussi, sans doute, et le lecteur itou.
Alors lisez Berazachussetts : un roman qui fait du bien, mais pas que, avec dedans des pingouins, des zombies et des paralytiques, mais pas que. Et comme ça fait déjà pas mal, je ne vois pas de raison de bouder son plaisir.
"Z-Corps : UnDead On Arrival"
Z-Corps : UnDead On Arrival
Petit nouveau dans la gamme « fermée » de Z-Corps, UnDead On Arrival est un supplément bienvenu, qui permet de changer assez radicalement la donne, et de conférer une nouvelle orientation aux parties. Sous cet angle, il répond bien aux attentes que j’évoquais en rendant compte de ma lecture de 8 Semaines plus tard, premier supplément de la gamme, d’une utilité moyenne. Y a du progrès, donc, et on ne saurait s’en plaindre (un truc dingue : même pour ce qui est des coquilles, il y a du mieux. Dingue, vous dis-je). À la différence du précédent, ce supplément est cette fois clairement réservé au MJ, et se découpe en trois parties.
« Vivre ? » commence par détailler les événements survenant lors de la neuvième semaine de l’épidémie. Il est évidemment hors de question que je rentre dans les détails et que je vous spoile tout ça… Je me contenterai donc de noter que tout cela se lit fort bien, et d’évoquer ici le trait essentiel qu’est le changement de stratégie adoptée à l’encontre des Hostiles, qui concerne tout particulièrement les Z-Corps. Les régions infectées sont désormais confinées derrière une « Ligne Grise » qu’il s’agit de défendre à tout prix. Plus question pour les Z-Corps de mener désormais des missions d’extraction dans les « zones rouges », et tant pis pour les éventuels Survivants qui pourraient s’y trouver… Leur boulot, désormais (ou plus particulièrement celui de ces nouvelles unités que l’on appelle « Deathkeepers »), s’effectue pour l’essentiel dans les « zones oranges », non infectées mais proches de la Ligne Grise.
Voilà qui donne l’orientation générale de ce supplément, plus particulièrement dédié aux « zones oranges ». En somme, on pourrait dire – même si cela n’est pas tout à fait juste – qu’il s’agit désormais de faire du jeu de zombies… sans zombies. L’idée peut paraître saugrenue vue de loin, mais est en fin de compte tout à fait heureuse, dans la mesure où elle permet de changer l’orientation générale de la campagne, qui sans cela pourrait commencer à devenir un peu répétitive. Autre bon point : on intègre désormais plus clairement dans le background du jeu la dimension sociale caractéristique des films de Romero, notamment.
Le chapitre suivant s’intitule donc « Bienvenue parmi les vivants », et décrit le monde non infecté, avec moult détails et de nouveaux archétypes pour les différents types de personnages que l’on peut y rencontrer. On s’intéresse tout d’abord aux migrants, puis aux contrôleurs en zone orange (les « Deathkeepers », notamment), puis – très bonne idée – aux forces internationales (ce qui permet de faire le point sur l’évolution de la pandémie à l’échelle du globe). Le chapitre, dense et d’une lecture intéressante, s’achève sur quelques éléments de recherche et développement, avant d’envisager un nouveau type d’Hostile : le Hunger ou « Grand Blanc ».
Reste enfin un scénario… ah ben qui s’intitule « Le Grand Blanc », justement. Celui-ci présente pour intérêt majeur de pouvoir être joué, soit en mode Survivants, soit en mode Z-Corps, soit en multi-tables. De toute évidence, c’est cette dernière option qui est la plus intéressante… mais elle nécessite pas mal de joueurs, et deux, voire trois, maîtres de jeu… Pas facile à mettre en place, donc (en convention, peut-être ? C’est ainsi qu’il a été testé, semble-t-il). C’est à vrai dire le seul moyen de rendre intéressant ce scénario autrement très banal, et pas bien glop dans les deux modes « classiques » du jeu…
Quoi qu’il en soit, ce bémol mis à part, UnDead On Arrival est un supplément plutôt réussi, incontestablement plus intéressant et utile que 8 Semaines plus tard. J’attends maintenant (oui, déjà…) la suite avec impatience ; d’autant qu’il semblerait que celle-ci viserait à intégrer plus radicalement les joueurs dans les événements de la storyline…
"L'Horreur tropicale", de William H. Hodgson
HODGSON (William H.), L’Horreur tropicale et autres nouvelles, traduit de l’anglais et préfacé par François Truchaud, [s.l.], Terre de brume, coll. Terres fantastiques, 2011, 119 p.
Ça commençait à faire pas mal de temps qu’on me disait qu’il fallait que je lise un de ces jours William Hope Hodgson. Ma passion pour Lovecraft n’y était bien sûr pas étrangère, mais je crois que le véritable déclencheur a été ma lecture de l’excellent La Peau froide. Encore fallait-il qu’une occasion se présente, du fait de la bête organisation scientifique de ma commode de chevet… Occasion il y eut, avec la publication par Terre de brume, qui a déjà plein de titres de l’Anglais au compteur, de L’Horreur tropicale et autres nouvelles, petit recueil de sept histoires courtes, a priori bien représentatif de l’œuvre du bonhomme.
D’où un thème dominant : la mer. Terrifiante. Fascinante et mortelle. Les souvenirs de l’auteur, de son expérience de huit ans dans la marine, ont profondément marqué l’ensemble de son œuvre, et ce recueil en témoigne à coup sûr : cinq des sept nouvelles ici reprises ont la mer pour cadre (et une sixième tourne encore autour de l’eau). La mer, donc. Porteuse de malédictions indicibles, recelant des monstres invraisemblables, ou devenant elle-même un monstre, ou en suscitant parmi les hommes ; la mer, lieu propice à l’aventure fantastique, assurément.
On commence avec une nouvelle de « jeunesse » (enfin, 30 ans…), la deuxième de l’auteur, « L’Horreur tropicale » : un texte qui n’est certainement pas sans faiblesses, et accuse l’âge et surtout l’inexpérience de son auteur. Pas d’intrigue, à vrai dire, dans cette nouvelle qui démarre sur les chapeaux de roues et va à l’essentiel. Juste un motif : un monstre répugnant surgit dès la première page de la mer, et s’en prend aux pauvres marins sans défense du Glen Doon. Un peu maladroit, donc, et pourtant d’une efficacité certaine : la nouvelle, avec ses défauts, contient amplement de quoi glacer le sang. Quant au lien avec l’œuvre ultérieure de Lovecraft, il est ici indéniable et saute aux yeux.
Le court texte qu’est « Une voix dans la tempête », de même, n’est pas sans défauts et se réduit à un motif : la communication d’un homme perdu dans une tempête qu’il sait devoir mettre fin à ses jours. Mais là encore, le tableau est saisissant, et, si l’on fait abstraction de quelques philosopheries peu convaincantes, l’horreur, bien présente, s’empare du lecteur et ne le lâche plus.
« À la recherche du Graiken » est peut-être bien la nouvelle qui m’a le plus séduit dans ce recueil, malgré un happy end qui nuit un peu à la force de l’ensemble. Ce texte est cependant remarquablement construit, et contient de très belles idées, de la communication « télépathique » entre une femme et son époux à la description hallucinée de la mer des Sargasses. Une vraie réussite.
On change complètement de registre avec l’intrus du recueil, « Éloi Éloi lama sabachthani ». Une étrange nouvelle oscillant entre science-fiction et fantastique, où un sympathique savant fou reproduit les derniers instants du Christ. Le postulat vaut ce qu’il vaut, mais Hodgson fait montre ici d’un véritable don pour rendre la douleur dans ce qu’elle a de plus terrifiant.
« Le Réservoir de la peur » est une enquête policière mêlée de science-fiction, à nouveau éloignée de la mer. Assez prévisible et somme toute peu convaincante, c’est probablement la nouvelle la moins intéressante du recueil, à mes yeux en tout cas. Ce qui n’en fait pas un échec total pour autant.
Mais c’est décidément sur la mer que William Hope Hodgson peut faire la démonstration de tout son talent. En témoigne aussitôt « L’Albatros », qui met du temps à démarrer et est là encore un peu gâché par un happy end, mais contient un superbe tableau d’horreur avec sa horde de rats grouillant sur le pont d’un navire où survit contre tout espoir une jeune femme…
Reste enfin « Le Fantôme du Lady Shannon », qui vaut à mon sens surtout pour sa condamnation sans appel des brimades infligées aux marins, et en premier lieu aux novices, par des officiers sadiques. Un texte qui sent l’expérience personnelle, et produit donc son petit effet, même si on peut à bon droit le trouver plus faible que les nouvelles maritimes plus résolument horrifiques qui ont précédé.
Un recueil qui n’est pas sans défauts, donc, mais qui m’a plus que séduit. Il y a effectivement un vrai talent chez Hodgson, et certains passages de ces nouvelles constituent du « pré-Lovecraft » de la plus belle eau. Aucun doute, j’y reviendrai.
"Pathfinder Univers : Descente en Ombreterre"
Pathfinder Univers : Descente en Ombreterre
Marre de la surface ? Les grandes étendues, ça vous rend nerveux ? Alors, à n’en pas douter, ce court supplément pour Pathfinder est fait pour vous ! Toujours centré sur la région de la mer Intérieure, comme l’indispensable Cadre de campagne, il vous propose d’explorer un riche environnement souterrain sur trois étages, d’inspiration plus ou moins lovecraftienne. Un classique des jeux de rôle de fantasy, que ce soit sur table ou en jeux vidéo. Mais comme on pouvait s’y attendre de la part des créateurs de Pathfinder, le résultat est ici plus qu’à la hauteur de nos attentes, et fournit un cadre de jeu complet tout à fait passionnant.
On commence par « Exploration de l’Ombreterre », une présentation générale fort bien faite, qui contient en outre quelques données techniques. On y récapitule les langues parlées dans l’Enfer froid, les principaux points d’accès à l’Ombreterre (carte à l’appui), puis les divers périls que l’on peut y rencontrer, outre les vilaines bébêtes (avec bien évidemment une table de rencontres aléatoires) : air, effondrements et secousses, obscurité, champignons, chaleur et radiations.
Armé de ces données de base, le MJ peut maintenant aborder la description détaillée des trois étages de la Nuit éternelle : le Nar-Voth (de la surface à 600 mètres de profondeur), la Sékamine (de 600 à 2400 mètres de profondeur), et enfin les mystérieux Caveaux d’Orv (au-delà de 2400 mètres de profondeur). Pour chaque étage sont indiqués les principaux habitants et les endroits importants, là encore cartes à l’appui.
On commence donc par le Nar-Voth, l’étage le plus proche de la surface, et le point d’accès aux étages suivants (c’est seulement dans ce cas que l’on considère que l’on est bien en Ombreterre, un souterrain isolé n’en fait pas partie). Ce fut le berceau des Nains et des Orques. Aujourd’hui, y vivent des Derros, des Duergars (les Nains gris qui ont refusé d’accéder à la surface), des Troglodytes, des Végépygmées et diverses autres races.
Suit la Sékamine, déjà un peu plus exotique, et notamment connue pour être le territoire de chasse des Drows, les fameux Elfes noirs, qui en constituent à n’en pas douter la race dominante. Mais on peut également y croiser des Goules, des Skums, des Svirfneblins (ou Gnomes des profondeurs, à peu de choses près les seuls habitants de l’Ombreterre à être potentiellement sympathiques…), et diverses autres races.
Reste enfin l’Orv et ses immenses Caveaux qui constituent chacun autant de mondes à part entière. Cette fois, les races qui y vivent ne sont pas détaillées, et on se contente – c’est bien suffisant – de la description des Caveaux.
Mais on trouvera en fin d’ouvrage un Bestiaire détaillé revenant sur certaines des bestioles qu’il est possible de rencontrer en Ombreterre : Les Hommes-serpents, les Morlocks, les Seugathis, les Urdefhans, et enfin les Vemeraks.
Au final, on ne peut reprocher qu’une seule chose à ce supplément fort bien fait et passionnant de bout en bout : c’est d’être si bref… On sent qu’il y a là le potentiel pour bien plus de développements. Certes, il y a déjà des modules et campagnes qui ont décrit des aspects supplémentaires ou détaillé davantage les ressources de l’Ombreterre. Mais quand même : un peu de rab, ça n’aurait pas été de refus… Mais ne faisons pas la fine bouche : Descente en Ombreterre est bel et bien un supplément tout ce qu’il y a de recommandable, offrant un magnifique terrain de jeu venant compléter un univers « surfacier » déjà d’une richesse impressionnante. Du beau boulot.
"Yue Laou. Le Faiseur de lunes", de Robert W. Chambers
CHAMBERS (Robert W.), Yue Laou. Le Faiseur de lunes, [The Maker of Moons], traduit de l’anglais (États-Unis) par Achille Laurent et Louis-Martin Dupont, revu et complété par Norbert Gaulard et Jean-Daniel Brèque, postface de Michel Meurger, illustrations de Lancelot Speed, Cadillon, Le Visage Vert, [1896] 2009, 100 p.
Je plaide coupable : je n’ai entendu parler que tardivement de Robert W. Chambers et, comme beaucoup de monde j’imagine, essentiellement pour son mythique (si j’ose dire…) Le Roi en jaune, qu’il faudra bien que je lise un de ces jours. Mais cette œuvre a peut-être phagocyté le reste de la production de ce « dilettante du fantastique et du macabre », qu’il pourrait être bon de redécouvrir. C’est ce que nous proposent les gens bien du Visage Vert en nous offrant (enfin, non, en nous vendant, faut pas déconner non plus) cette étrange nouvelle qu’est Yue Laou. Le Faiseur de lunes, publiée originellement dans le English Illustrated Magazine en 1896.
Dans la mesure où il s’agit d’un texte fort court, il est bien entendu hors de question d’en fournir ici un résumé. Contentons-nous donc de dire que l’on y croisera, sur fond de parties de chasse, des bestioles éminemment répugnantes tenant « de l’oursin, de l’araignée… et du diable », des bouilleurs d’or, une clairière hors du temps, et une louche de péril jaune, ce qui en fait bien un texte de son temps.
Un texte étrange, déstabilisant, et d’une richesse peu commune, oscillant entre un certain naturalisme qui n’a pas été sans me faire penser à l’Algernon Blackwood de L’Homme que les arbres aimaient et dérèglement des sens pré-surréaliste et décadent, très « fin de siècle ». Une nouvelle fantastique complexe et marquante, jouant sur une multitude de registres, et préfigurant bien des œuvres ultérieures, dont celle, bien sûr, de Lovecraft. La construction est exemplaire, le style détonnant et dérapant dans les excès, mais finalement très savoureux. Les idées ne manquent pas, et le résultat est plus que satisfaisant.
Difficile, hélas, d’en dire plus ici, sous peine de déflorer excessivement l’intrigue… Quant à analyser l’œuvre, qui saurait prétendre faire mieux que l’indispensable Michel Meurger dans sa passionnante postface, toujours aussi bluffant d’érudition ? Certainement pas moi… Je vous renvoie donc in fine à ce précieux complément d’un livre précieux, et m’en tiendrai là.
N’empêche, va bien falloir que je le lise un jour ce foutu Roi en jaune, par Hast…
* plop *
"L'Appel de Cthulhu : Les Ombres de Yog-Sothoth"
L’Appel de Cthulhu : Les Ombres de Yog-Sothoth
Aujourd’hui, on va faire bref et taper dans le « old school ». Les Ombres de Yog-Sothoth (titre un peu mensonger, d’ailleurs, Yog-Sothoth n’ayant pas grand-chose à faire là-dedans) fut en effet en son temps la première campagne éditée pour L’Appel de Cthulhu, et on la doit comme de juste à Sandy Petersen. Sans-Détour a récemment réédité ce supplément mythique (aha), dans une version intégralement révisée supposée faire honneur à la bête : nous y avons donc la campagne proprement dite, composée de sept scénarios, et deux scénarios (hum…) en bonus.
Les Ombres de Yog-Sothoth se focalise sur les sombres agissements de la loge ésotérique du Crépuscule d’Argent. Après un premier contact à Boston, les investigateurs seront amenés à déjouer une conspiration mondiale aux quatre coins de la planète, pour finir carrément… mais non, je ne vous dirai pas où (et ce n’est ni dans mon cul, ni dans la chatte à ta mère).
Mouhahaha.
La question, évidemment, c’est de savoir si tout cela a bien vieilli et est toujours jouable aujourd’hui. Et là, j’aurais tendance à être sceptique…
Notons tout d’abord que, malgré la révision, Les Ombres de Yog-Sothoth n’a rien d’une campagne « clé en main », mais nécessite au contraire un énorme travail de la part du gardien, qui devra improviser plus qu’à son tour. En effet, la plupart des scénarios composant la campagne n’ont pas de trame à proprement parler, mais consistent avant tout en listes de personnages et descriptions de lieux (c’est particulièrement sensible pour les tous premiers, un peu moins vrai par la suite). Et au gardien de se démerder. Pourquoi pas, après tout ? Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, je suis plutôt pour les scénarios « ouverts », et l’improvisation ne m’effraie pas.
Le problème, cependant, est qu’il faut avoir de quoi faire. Et, ici, malgré l’enjeu global énorme, j’ai souvent l’impression que les scénarios pris individuellement manquent un peu d’enjeu, justement, aussi me paraissent-ils difficiles à mettre en place. Les personnages (mais là on rejoint un peu la critique suivante) seront ainsi amenés à effectuer des tâches plus ou moins palpitantes, ou à se mettre à la recherche d’objets dont ils ne comprendront pas l’usage avant la fin, si tant est que…
Autre problème, qui témoigne assurément du caractère daté de la chose : tout cela est très très très artificiel. L’implication des investigateurs sonne faux presque à tous les coups, et l’enchaînement entre les divers épisodes de la campagne ne coule pas de source.
Enfin, certains « scénarios » ne tiennent tout simplement pas la route. Je pense ici notamment à « Le Vers [sic] qui marche », qui n’est jamais qu’une succession hasardeuse et fort improbable d’événements destinés à buter du PJ, ce dont l’intérêt me paraît plus que douteux.
En somme, si les bonnes idées ne manquent pas et si Les Ombres de Yog-Sothoth est assurément une campagne permettant de voir du pays, de menus défauts frustrants ou parfois franchement agaçants viennent régulièrement compliquer la tâche déjà pas simple du gardien, pour un résultat plutôt décevant, et qui ne me paraît que moyennement jouable. Personnellement, je ne pense pas m’y risquer, mais sait-on jamais…
Un mot, rapide, sur les deux « scénarios » qui complètent la campagne : ben, déjà, pour moi, ça, ce ne sont pas des scénarios. « Le Peuple du Monolithe », comme son nom l’indique, est un hommage à Robert E. Howard ; mais ce qui fonctionne (très bien) dans une nouvelle ne donne rien ici : pas d’intrigue véritable, pas de climax, encore moins de menace, et tout cela est en outre beaucoup trop court… Il s’agit en principe d’introduire les joueurs au Mythe, mais avouons qu’il y a de bien meilleurs moyens d’y parvenir…
« Le Terrier » est a priori plus intéressant, et peut constituer à la limite un scénario d’introduction relativement honnête… mais c’est quand même assez bourrin, limite donjonneux. Donc pas terrible.
Bilan plus que mitigé, donc, pour ce supplément antique. On peut s’interroger sur la pertinence de cette réédition (mais les trente ans du jeu n’y sont peut-être – probablement – pas pour rien…). C’est là la première campagne à proprement parler que je lis pour L’Appel de Cthulhu, et je ne peux qu’espérer être plus satisfait par les autres… Parce que là, c’est quand même franchement pas terrible.
"Le Prince des loups", de Dave Gross
GROSS (Dave), Le Prince des loups, traduit de l’anglais (Canada) par Aurélie Pesséas, Lyon, Black Book, coll. Pathfinder Romans, 2011, 353 p.
Je vous arrête tout de suite, je sais ce que vous pensez : « Quoi ? Encore une licence ? Après la désastreuse expérience de La Cité infernale, Nébal remet le couvert ? Pfff… » C’est pas faux. Mais rappelez-vous : Nébal est un con, un faible, probablement un brin masochiste, etc.
Et pis merde, je lis ce que je veux, d’abord ! Et en ce moment, à l’approche des fêtes, j’ai envie de facile, léger, potentiellement stupide, mais distrayant. Alors je tente.
…
Et vous plaignez pas, parce que pendant les vacances, ça sera pire encore. Mouhahaha.
Mais donc. Dave Gross, Le Prince des loups. Un roman du jeu de rôle Pathfinder, comme vous l’avez très vite remarqué. Ce qui, il est vrai, n’augure en temps normal rien de bon. Mais voilà : j’aime l’univers de Golarion, et j’étais curieux. Et puis je suis assez d’accord, finalement, avec ce blogueur (c’était sur Hugin & Munin, je crois) disant en substance qu’il valait mieux une licence honnête qu’une bouse autonome. Alors j’ai essayé ce premier roman de la gamme, comme ça, pour voir.
Ben vous savez quoi ? C’est même pas si mauvais que ça, en fait. C’est même un divertissement tout ce qu’il y a de correct, pile poil ce que je cherchais (sans trop y croire, j’avoue).
Le roman prend place en Ustalav, la contrée « gothique » de la mer Intérieure, en Avistan. Ce fut le lieu de batailles épiques contre la terrible liche appelée le Tyran qui murmure, qui dort depuis sous sa forteresse de Gibet, surveillée par les croisés de Dernier-Rempart. Mais si la liche ne s’est pas manifestée depuis bien longtemps, l’Ustalav reste une terre dangereuse, riche de secrets plus ou moins avouables et de mystères à même de ravir les aventuriers les plus inconscients/enthousiastes. Les Éclaireurs, par exemple.
Et justement, il se trouve qu’un Éclaireur a disparu en effectuant une mission en Ustalav. Son Capitaine, le comte de Chéliax demi-elfe Varian Jeggare, décide aussitôt de mener l’enquête, accompagné de son fidèle garde du corps aux origines diaboliques, Radovan. Joli duo que celui formé par ces deux personnages, l’aristocrate ex-mage arrogant et condescendant mais subtil, et la brute damnée qui, malgré sa malédiction et son passé tumultueux, se révèle bien loin d’être un mauvais bougre. Les deux font la paire, et nous suivrons leurs aventures en alternant les points de vue, un chapitre sur deux.
Procédé classique, mais plutôt bien géré ici, et d’autant plus indiqué que, très tôt, nos deux héros se trouvent séparés, chacun étant persuadé de la mort de l’autre. Varian Jeggare se retrouvera dans un château terriblement gothique et franchement inhospitalier, à enquêter sur la disparition de son Éclaireur ; mais il comprendra bien vite qu’on lui cache pas mal de trucs, et que l’ersatz de la noblesse ustalavienne qui l’héberge a potentiellement bien des choses à se reprocher… Radovan, de son côté, est récupéré et soigné par la guérisseuse revêche et muette Azra ; mais, surtout, il aura maille à partir avec une meute de loups-garous sczarnis… dont il deviendra par la force des choses le chef, lui, l’éternel valet ; et de s’interroger sur ses mystérieux ancêtres en Ustalav, qui pourraient bien ne pas être exactement n’importe qui.
Bien évidemment, les deux personnages seront amenés à se retrouver. Mais ce ne sera pas pour autant la fin de leurs ennuis. C’est qu’ils ont soulevé un gros lièvre, fait une découverte fondamentale sur l’histoire de la région, et mis à jour un secret que d’aucuns préfèreraient laisser enterré à jamais…
Ben ça marche, en fait. Contrairement à ce qui s’était produit avec Greg Keyes pour La Cité infernale, l’univers est ici pleinement utilisé, et à bon escient. Les personnages sont fort réussis, et, si le style est passablement atroce (mais là je crains que la traduction soit largement en cause) et si le roman souffre de quelques petits défauts de construction (notamment une tendance à user de manière peu convaincante des flash-backs et flash-forwards), le fait est que l’on se prend au jeu (si j’ose dire) et que l’on ne s’ennuie pas.
Alors, évidemment, tout cela n’a rien d’exceptionnel, et je ne saurais véritablement en recommander la lecture ; je ne vais certes pas, a fortiori, crier au génie, ou m’ébaubir devant la stupéfiante originalité de la chose, ce qui serait un peu pousser mémé dans le piège FP 14. Non, ce Prince des loups n’a rien de génial, et n’est certainement pas bien original. Mais, en même temps, ce n’est pas ce qu’on lui demande… Et le contrat est rempli, de manière parfaitement honnête. Le résultat s’avère tout à fait distrayant, et meilleur que ce que j’en attendais. Autant dire que ce petit roman de gare s’est révélé être plutôt une bonne surprise, surtout si l’on prend en compte sa multitude d’handicaps au départ.
Alors faudra pas s’étonner si, un de ces jours, je remets ça. Parce que la lecture, ma bonne dame, c’est comme la gastronomie : on ne se plaindrait pas si on pouvait manger tous les jours dans un trois étoiles, mais, qu’on l’admette ou non, il est des fois où on se ferait volontiers un petit McDal. Le Prince des loups, c’est un peu ça : un menu maxi best of Big Mac débordant de gras et de sucre, pas vraiment fin et sans doute pas très heureux pour la santé, on s’en fout partout quand on le bouffe, mais on a ce qu’on était venu chercher, et, ma foi, on s’en accommode très bien.
Ben moi je vais reprendre des nuggets, tiens.
"Monographie de la presse parisienne", d'Honoré de Balzac
BALZAC (Honoré de), Monographie de la presse parisienne, postface de Patrick Besson, [s.l.], Fayard – Mille et Une Nuits, [1842] 2003, 127 p.
Dans mon inculture crasse, j’avoue n’avoir quasiment rien lu de Balzac. Si mes souvenirs sont bons, je crois bien n’être passé que par la case Eugénie Grandet, sans que cela me fasse beaucoup d’effet. À tort ou à raison, j’ai préféré me tourner vers d’autres auteurs du XIXe siècle français, comme Stendhal (mais à peine aussi), Hugo, Zola, Huysmans ou surtout Flaubert (qui est le meilleur, rappelons-le). Je ne suis donc pas exactement un fanboy dévorant tout opuscule signé Balzac me tombant sous la main. Mais, sans doute du fait de mon intérêt pour l’histoire de la presse, qui a d’ailleurs pu jouer un certain rôle dans mes études avortées, je ne pouvais pas décemment passer à côté de cette Monographie de la presse parisienne, publiée en 1842 dans La Grande Ville, nouveau tableau du Paris comique, critique et philosophique. Outre qu’il s’agissait là d’un texte quasiment contemporain de ma période de prédilection, j’étais curieux de voir le jugement que pouvait bien porter le grand écrivain sur la presse de son temps. Le moins que l’on puisse dire est que je n’ai pas été déçu du voyage…
La Monographie de la presse parisienne relève largement du pamphlet satirique, mais revêt pour l’essentiel l’aspect d’une dissertation savante de type zoologique ou botanique, parsemée d’axiomes railleurs. Balzac y dissèque avec un plaisir sadique les travers de « l’ordre Gendelettre (comme gendarme) » de son temps, et établit une taxinomie savoureuse des journalistes et assimilés.
Le grand écrivain commence par s’en prendre aux publicistes, sur la moitié de son ouvrage. Il en établit des types et sous-types. Nous avons donc le Journaliste, l’Homme d’État, le Pamphlétaire (le seul à obtenir un tantinet son approbation), le Rienologue, le Publiciste à portefeuille, l’Écrivain monobible, le Traducteur et enfin l’Auteur à convictions. Parmi les Journalistes, il faut distinguer le Directeur-rédacteur-en-chef-propriétaire-gérant, le Ténor, le Faiseur d’articles de fond, le Maître-Jacques et les Camarillistes. Parmi les journalistes Hommes d’État, l’Homme politique, l’Attaché, l’Attaché détaché et le Politique à brochures. Les autres sont « sans variété », voire disparus (le Traducteur), à l’exception de l’Auteur à convictions, qui se subdivise en Prophète, Incrédule et Séide. Balzac tape fort, à droite comme à gauche, mais, disons-le, surtout à gauche quand même… Il n’empêche que la satire est assez souvent bien vue, et emporte régulièrement l’adhésion. Ce tableau a bien vieilli, c’est certain, mais quelques traits peuvent encore s’appliquer à notre molle presse contemporaine, ce qui ne fait qu’accroître l’intérêt de ce petit texte.
Mais l’essentiel de cette Monographie de la presse parisienne, comme la Vérité, est ailleurs, dans la seconde partie de l’ouvrage, qui en justifie sans doute aux yeux de Balzac l’ensemble. C’est, en effet, qu’il réserve la moitié de ses attaques à un genre particulièrement exécrable de journalistes : les critiques.
Ah, les critiques !
SALAUDS !
Déjà, hein, ce sont tous des artistes (en l’occurrence surtout des écrivains) frustrés et impuissants, caractérisés avant toute chose par leur médiocrité. Et là, Balzac s’en donne à cœur-joie. Nouvelle classification : le Critique de la vieille roche, le Jeune Critique blond, le Grand Critique, le Feuilletoniste, les Petits Journalistes. Nouvelles subdivisions : le Critique de la vieille roche peut être Universitaire ou Mondain ; le Jeune Critique blond, Négateur, Farceur, Thuriféraire (paradoxalement, c’est peut-être ce dernier que Balzac méprise le plus…) ; le Grand Critique, Exécuteur des hautes œuvres ou Euphuiste ; Balzac n’établit pas de variétés pour le Feuilletoniste, mais y revient pour les Petits Journalistes : le Bravo, le Blagueur, le Pêcheur, l’Anonyme et le Guérillero. Citons la postface de Patrick Besson (pour le reste fort courte et assez dispensable) :
« Tous les grands écrivains en veulent à la presse, et surtout à la critique. Pour eux, les journaux servent à emballer le poisson et les journalistes sont des poisons. Lire un journal, c’est mauvais ; écrire dedans, c’est au mieux une perte de temps et au pire une perte de talent. La presse n’a pas bonne presse chez les artistes. Ils ont contre elle une dent du Diable. S’ils étaient au pouvoir, ils feraient comme les dictateurs, puisque ce sont des dictateurs : ils l’interdiraient. Ils sont pour la liberté de la presse, sauf quand elle dit du mal d’eux, et elle dit toujours du mal d’eux, d’une façon ou d’une autre. Ou pas assez de bien. Ou pas le bien qu’il faut. »
Ce qui se vérifie encore largement aujourd’hui… Salauds de journalistes ! SALAUDS DE CRITIQUES ! N’en doutons pas : cette critique de la critique est le cœur de la Monographie de la presse parisienne. Aussi est-il difficile, après coup, d’en parler, puisque l’on se retrouverait à faire la critique de la critique de la critique, ce qui a de quoi donner le vertige… Arrêtons-nous là, donc, sur ces attaques perfides mais souvent drôles contre les vilains juges de l’art. Et reconnaissons que la Monographie de Balzac, y compris, voire surtout, dans cette partie, se montre fort drôle, que l’auteur y fait preuve d’un remarquable don pour la parodie, et que l’on sourit plus qu’à son tour, généralement avec le texte… mais parfois aussi de lui.
Une chose amusante, donc, que cette Monographie de la presse parisienne, et qui a gardé, au-delà des années et de quelques vieilles charges poussives contre la presse et son odieuse liberté, la majeure partie de son intérêt et de son actualité. Ce qui n’était pas gagné.
"La Nuit du Jabberwock", de Fredric Brown
BROWN (Fredric), La Nuit du Jabberwock, [Night of the Jabberwock], traduit de l’anglais (États-Unis) par France-Marie Watkins, Paris, Rivages, coll. Noire, série Mystère, [2005] 2007, 238 p.
Après m’être régalé des œuvres science-fictives et fantastiques de Fredric Brown (j’en ai évoqué pas mal sur ce blog miteux), je poursuis ma découverte du versant polar de l’auteur. J’avais commencé, poussé par le très bon Rouge gueule de bois de Léo Henry, par le très bon aussi La Fille de nulle part. Aujourd’hui, je passe à l’un des titres les plus célèbres du monsieur avec cette Nuit du Jabberwock ; un titre pour le moins évocateur :
« Il était reveneure ; les slictueux toves
Sur l’allouinde gyraient et vriblaient.
Tout smouales étaient les borogoves ;
Les verchons fourgus bourniflaient. »
Ça, c’est de la littérature, gazier ! Pas de mystère d’entrée de jeu, donc : le livre tout entier est placé sous le sceau des œuvres de Lewis Carroll, et en premier lieu les « Alice ». Soit ce qui se fait de mieux, ou presque. Pourtant, ce roman ne relève en rien (à moins que…) du merveilleux ou du fantastique, mais constitue bien un polar pur jus, fort bien troussé par ailleurs.
Notre narrateur et héros est un certain Doc Stoeger, propriétaire-rédacteur en chef du Carmel City Clarion depuis vingt-trois ans. Problème : il ne se passe jamais rien, absolument rien, dans ce foutu patelin. Du coup, chaque exemplaire de ce petit hebdomadaire de village tend à ressembler au précédent, et, autant le dire, le résultat n’est guère bandant. Aussi, pour passer le temps, Doc Stoeger se bourre régulièrement la gueule – il déteste le goût du whisky mais en apprécie l’effet –, joue aux échecs (cf. Rouge gueule de bois), et lit. Beaucoup. Essentiellement les œuvres dites « pour la jeunesse » de Lewis Carroll, qu’il connaît à peu de choses près par cœur, mais ne se lasse pas de lire, relire et commenter. Doc Stoeger est donc un type bien et de bon goût, mais il est au bout du rouleau : songeant à vendre, il donnerait tout, ce jeudi soir – le soir du bouclage – pour qu’il se passe quelque chose, enfin, quelque chose qu’il pourrait publier dans son journal, après vingt-trois ans d’attente.
Ça sent la malédiction chinoise… En effet, pour son plus grand malheur, Doc Stoeger va être exaucé, et connaître la plus folle des nuits, où, par une couille dans les probabilités, tout va avoir lieu en même temps. Et ce « tout » commencera à peu de choses près quand un étrange individu disant s’appeler Yehudi Smith sonnera à sa porte ; un fanatique de Lewis Carroll lui aussi, qui parle à notre héros d’une société ésotérique baptisée les Lames vorpales…
Impossible d’en dire plus : ce serait déflorer l’intrigue, d’une richesse rare, et élaborée avec une habileté diabolique. Si la plume de Fredric Brown ne brille guère, c’est le moins qu’on puisse dire (mais peut-être la traduction est-elle en cause ?), son talent de conteur, si frappant notamment dans ses histoires courtes, resplendit ici de mille feux. La Nuit du Jabberwock est ainsi un « page-turner » d’une efficacité remarquable, qu’il est impossible de lâcher après l’avoir entamé (je parle littéralement, là ; ça m’a changé…). Avec une astuce impressionnante, ce roman jubilatoire mêle polar, humour et terreur, outre les références fantastiques, ce qui en fait en quelque sorte une somme de l’œuvre de Fredric Brown. Les amateurs ne sauraient donc passer à côté.
Bon, du calme, maintenant. La quatrième de couverture en fait un peu des caisses : « un chef-d’œuvre de la littérature, un roman total, un trésor de bibliothèque à côté duquel on ne peut passer ». Mouais, bon, n’exagérons rien. J’ai beaucoup aimé La Nuit du Jabberwock, j’ai passé un excellent moment à le lire, c’était même pile-poil ce qu’il me fallait, mais je n’irai quand même pas jusque-là. Le roman, avec toutes ses qualités, n’en souffre pas moins de certaines faiblesses à l’occasion : outre la question du style, déjà soulevée, et sans véritablement se plaindre du côté rocambolesque de l’histoire, qui n’est en rien gratuit, on pourra ainsi regretter quelques menus défauts, comme cet étonnant passage « moraliste » (mais pro-alcool…) qui tombe un peu comme un cheveu sur la soupe ; de même, après la furie d’inventivité qui caractérise la quasi-totalité du roman, et qui fait qu’on ne sait jamais sur quoi on va tomber à la page suivante – sensation délicieuse –, on pourra très légitimement trouver la résolution de l’affaire un peu terne, et pour le coup tristement prévisible.
N’empêche : avec La Nuit du Jabberwock, on tient un excellent divertissement, et c’est déjà beaucoup. À ce livre palpitant comme peu le sont est ainsi attachée une étiquette qui proclame en gros caractères : « LISEZ-MOI. » Et si l’on n’en ressort pas grandi pour autant, on passe néanmoins un très bon moment de l’autre côté du verre de whisky.