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"L'Homme que les arbres aimaient", d'Algernon Blackwood

Publié le par Nébal

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BLACKWOOD (Algernon), L’Homme que les arbres aimaient, traduit de l’anglais par Jacques Parsons, préface d’Alexandre Marcinkowski, illustrations de Greg Vezon, Talence, L’Arbre vengeur, [1966, 1972, 1975] 2011, 378 p.

 

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 64 (pp. 87-89).

 

Je vais tâcher de la rapatrier dès que possible… mais ça ne sera pas avant un an.

 

En attendant, vos remarques, critiques et insultes sont les bienvenues, alors n’hésitez pas à m’en faire part…

 

EDIT : Hop :

 

Ainsi que le rappelle fort à propos un bandeau, H.P. Lovecraft considérait Algernon Blackwood comme « le maître absolu et indiscuté de l’atmosphère fantastique ». On imagine mal parrainage plus flatteur, et ce quand bien même, semble-t-il, le créateur du mythe de Cthulhu émettait quelques réserves sur la production inégale de cet auteur ; il ne l’en plaçait pas moins au pinacle de la littérature fantastique britannique, aux côtés de Lord Dunsany et d’Arthur Machen.

 

L’Homme que les arbres aimaient, recueil de cinq textes (dont deux longues novellas) agrémenté d’une intéressante préface d’Alexandre Marcinkowski et d’une abondante bibliographie « multimédia », se veut une porte d’entrée idéale à l’œuvre de celui que les Anglais surnommaient « l’homme fantôme ». Promenons-nous dans les bois, puisque l’on nous y invite aussi joliment…

 

On commencera par évoquer les deux novellas de ce recueil, tant elles sont proches par leur thématique. Difficile en effet de ne pas établir un lien entre « Les Saules » et « Celui que les arbres aimaient », deux textes placés sous le signe de la nature ambiguë, « à la fois attirante et inquiétante » nous dit-on, où la surnature surgit presque insidieusement, au détour des fourrés.

 

« Les Saules », récit de 1907 qu’on jugera a posteriori passablement pré-lovecraftien, justement, décrit le périple de deux individus, un Anglais et un Suédois, descendant le Danube en canoë. Le paysage est superbe, tout de nature sauvage, et nos deux héros ne sont pas du genre à tenir compte des superstitions locales. Aussi font-ils escale pour la nuit sur une petite île ployant sous les saules ; mais doucement l’atmosphère en vient à changer, et le cadre idyllique de se parer de couleurs plus sombres ; on voit des ombres, on entend des bruits étranges ; un passé immémorial semble ressurgir ; et l’on commence à s’inquiéter vraiment quand les saules se rapprochent du campement… Un petit bijou d’atmosphère fantastique, effectivement : on frissonne délicieusement plus qu’à son tour au fil de ce long texte à la beauté du diable, ou de quelque évocation païenne. Algernon Blackwood y déploie tout un art de la description minutieuse, suscitant un paysage délicatement angoissant, où la surnature ne semble qu’esquissée, tant la nature, à elle seule, paraît déjà menaçante.

 

« Celui que les arbres aimaient » est peut-être encore plus réussi. Cette fois, c’est le caractère attirant de la nature qui justifie l’inquiétude, dans la mesure où elle est perçue différemment par les deux principaux protagonistes du récit : un vieil homme attaché à son bois, et son épouse, que l’on prend tout d’abord – et sans doute à bon droit – pour une sotte et une bigote, mais qui devient au fil du texte de plus en plus humaine et touchante dans la peur qu’elle éprouve pour le sort de son cher et tendre. La menace est encore plus insidieuse ici, et se passe d’effets de manche (quand bien même, de temps à autre, le vent soufflant dans les bois…) ; c’est dans l’abandon à la forêt que réside l’effroi, dans cette attirance de plus en plus prononcée pour les arbres majestueux, dans la symbiose avec la nature, suscitant la jalousie et la crainte. Magnifique.

 

Les trois nouvelles restantes sont également du plus grand intérêt : « Passage pour un autre monde », variation sur le Petit Peuple, reste imprégnée par cette prépondérance de la nature, le cadre étant celui de landes giboyeuses où une élite de chasseurs vient se livrer à son sport fétiche. Mais il y a aussi une jeune fille, qui pourrait bien, à l’équinoxe, succomber à un étrange appel, et emprunter le Passage qui fait frissonner les indigènes…

 

Une magnifique « ghost story », ensuite, avec « Le Piège du destin », récit de « maison hantée » très classique par bien des aspects, mais superbement conçu : deux hommes et une femme engoncés dans un triangle amoureux (ce qui nous vaut une très belle étude de caractères) relèvent le défi de passer une nuit dans une maison réputée inciter au suicide. Algernon Blackwood y fait montre de tout son talent de « fantastiqueur », et la nouvelle se révèle terriblement angoissante. C’est fou l’effet que l’on peut obtenir avec de simples bruits de pas…

 

Reste enfin « La Folie de Jones », astucieux récit sur la réincarnation, où une vengeance traverse les siècles. Là encore, Algernon Blackwood élabore un personnage complexe et attachant dans sa folie, et le résultat est tout à fait admirable.

 

L’Homme que les arbres aimaient est donc une réussite incontestable, une de plus à l’actif de l’Arbre vengeur (tiens, tiens), éditeur décidément fort sympathique, judicieux dans ses choix de textes, et qui nous régale régulièrement de ses trouvailles et exhumations. Un très beau recueil fantastique, qui ne peut que combler les amateurs du genre.

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"Manuscrit zéro", de Yôko Ogawa

Publié le par Nébal

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OGAWA (Yôko), Manuscrit zéro, [Genkô Zeromai Nikki], traduit du japonais par Rose-Marie Makino, Arles, Actes Sud, [2010] 2011, 234 p.

 

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 64 (pp. 85-86).

 

Je vais tâcher de la rapatrier dès que possible… mais ça ne sera pas avant un an.

 

En attendant, vos remarques, critiques et insultes sont les bienvenues, alors n’hésitez pas à m’en faire part…

 

EDIT : Hop :

 

Au travers de ses nombreux textes, d’abord de très courts récits (comme La Grossesse, prix Akutagawa, ou L’Annulaire) puis des romans de plus en plus longs (Hôtel Iris, Parfum de glace, Le Musée du silence…), Yôko Ogawa a assurément démontré qu’elle était l’une des plus brillantes plumes du Japon contemporain. Sa production, nourrie d’obsessions (pour le classement, la mémoire, les sens – déficients ou au contraire exacerbés –, l’organique et le médical…), tend régulièrement vers le – juste un peu – bizarre, le subtilement décalé, ce qui justifie à coup sûr sa place dans les pages de Bifrost. Elle déploie dans ses récits une imagination souvent déconcertante, magnifiquement servie par une plume à la musique très particulière, faite d’émotions à fleur de peau, et de cruautés du quotidien déguisées sous un vernis de politesse et de douceur.

 

 Manuscrit zéroest la dernière de ses publications françaises, toujours chez Actes Sud, son éditeur attitré. Et c’est un livre pour le moins étrange, résistant à la classification : s’il est présenté comme une « pause formelle » et une sorte de journal d’écrivain, on tend bien vite à ne pas se satisfaire de cette désignation, somme toute improbable. S’agit-il réellement d’une sorte « d’autofiction », mais alors passablement fantasmée, tant le bizarre est omniprésent ? Faut-il y voir des nouvelles (de plus en plus) entrelacées, comme pour l’excellent Tristes Revanches ? Un roman ? Ou bien de simples amorces de romans, vite abandonnées, mais qui, jointes ainsi, prennent un nouveau sens ? Ce Manuscrit zéro, quel est-il au juste ? On peut bien fournir une réponse, malgré tout : une invitation au voyage intérieur, dans l’imaginaire d’un écrivain qui, peut-être effectivement, se cherche, mais se livre pourtant, et, en nous confiant ces fragments narratifs souvent déroutants, fait œuvre et fait sens.

 

On suivra dès lors, au fil des pages, le parcours d’une femme écrivain – mais s’agit-il bien de Yôko Ogawa ? – multipliant les expériences fantasques : manger dans un restaurant où ne sont servies que des mousses, préalablement observées dans des boîtes de pétri ; resquiller dans des réunions sportives d’écoles, et plus tard mettre à profit cette expérience pour venir en aide à un pilleur de cocktails débutant ; raconter comment et pourquoi elle s’est livrée au plagiat ; subir l’indiscrétion d’un assistant social épiant tous ses faits et gestes, mais la récompensant néanmoins en jouant pour elle de la trompette (une composition personnelle sur des crevettes d’un genre pour le moins particulier) ; dégager les grandes lignes des romans d’un vieil écrivain ; assister à un concours de pleurs d’enfants ; participer à une excursion touristique où le retard est fatal…

 

On reconnaît dans ces histoires courtes l’univers si singulier de Yôko Ogawa, et on s’y baigne avec plaisir, comme dans du lait maternel (ce que propose le Santé Super Land). Mais on devine aussi, sous la surface, au-delà des motifs récurrents, une vision d’ensemble : Manuscrit zéro, avec sa forme déconcertante, est assurément le livre d’un écrivain qui s’interroge sur son travail et en dévoile les mécanismes, avec un brio proprement fascinant. Une excursion touristique, là encore, faite de rencontres étranges, d’amorces d’histoires, de fragments, de parcelles, témoignant peut-être d’une certaine frustration, mais s’élevant pourtant, par la juxtaposition, au statut d’œuvre à part entière.

 

On ne fera pas de Manuscrit zéro le plus séduisant des écrits de Yôko Ogawa, tant elle a su par le passé nous prodiguer petits bijoux de récits et romans remarquables. Mais il a tout du livre rare, qui vient éclairer sous un jour nouveau toute la production de l’auteur. En tant que tel, il est indispensable pour les amateurs de la dame. Il peut aussi constituer une porte d’entrée tout à fait recommandable pour son œuvre, ainsi mise à nu comme peu d’auteurs se le permettent, et qui gagne à cette exposition une aura étonnante et brillante.

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"Plop", de Rafael Pinedo

Publié le par Nébal

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PINEDO (Rafael), Plop, [Plop], traduit de l’espagnol (Argentine) par Denis Amutio, Talence, L’Arbre vengeur, [2002, 2007, 2010] 2011, 170 p.

 

Plop.

 

C’est comme ça que la vieille Goro l’a nommé, parce que c’est le bruit qu’il a fait en tombant dans la boue, à sa naissance.

 

Plop.

 

Il a commencé dans la boue, et finira dans la boue. Plop incarnera la boue. Car il n’y a à vrai dire rien d’autre. Il n’y a jamais eu rien d’autre.

 

Plop est le premier roman de l’Argentin Rafael Pinedo (1954-2006), et a obtenu le prix Casa América 2002. Et il fait dans le post-apocalyptique. Mais on n’y cherchera pas l’humour de Fallout, la mystique de La Route, pas plus que l’aventure débridée de La Terre sauvage. Plop œuvre dans un tout autre registre, une sorte de naturalisme cru et sec comme un coup de trique, barbare et sauvage (j’ai pu penser, dans un autre genre, à La Ballade de Narayama…). Plop, en dépit de son nom innocent, est un cauchemar à l’état pur, tout en teintes de noir et de gris, le cauchemar d’une humanité dénuée de tout, et qui survit au prix d’atrocités perpétuelles.

 

Il y a le Groupe, semi-nomade, divisé en Sections. Parfois, le groupe est obligé de migrer, sous la pluie perpétuelle, peinant dans la boue. Il se rend de temps à autre dans un Lieu d’échange ; il cherche autrement des Lieux de chasse (on chasse les chats dans Plop… et, non, ce n’est pas drôle). Il rencontre parfois d’autres Groupes, ou de ces individus qui vivent presque seuls ; parfois, alors, on échange ; d’autres fois, on tue.

 

Le Groupe, avec à sa tête un Commissaire général, a ses rites, et ses coutumes. Dans le Groupe de Plop, ainsi, il ne faut jamais montrer sa bouche : on ne tire pas la langue, on parle en baissant la tête, on mange bouche fermée. Des fois, il y a des fêtes, aussi. Mais l’existence du groupe n’est guère joyeuse, malgré l’alcool ou le sexe (on « s’utilise », dans Plop). Car nous sommes dans un monde qui n’a pas d’avenir. Un monde où l’on meurt vite, et souvent à cause du Groupe lui-même, que l’on soit dans la terrible section Volontaires 2, pour cause de faiblesse, d’idiotie, ou tout autre raison qui pourrait menacer à terme la survie du groupe, ou, tout simplement, que l’on se trouve au mauvais endroit au mauvais moment (mais y a-t-il de bons endroits ? de bons moments ?). On est alors souvent recyclé. La mère de Plop, Chanteuse, a ainsi été recyclée, et Plop en a hérité un fémur, pour y tailler une flûte. Ce qu’il n’a jamais fait.

 

La vie de Plop est dure. Sans affection – la vieille Goro est rude. Plop, à bien des égards, n’aurait pas dû survivre. Mais Plop est un battant. Et il compte bien sortir de la boue, s’élever, gravir les échelons. Il connaît bien la loi du plus fort. Et il est rusé, et manipulateur. Plop est un salaud.

 

Mais comme il est né dans la boue, il mourra dans la boue.

 

Plop.

 

Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’on ne fait pas dans la dentelle, ici. J’ai rarement lu roman aussi systématiquement noir et horrible, tableau aussi répugnant de l’humanité. On est bien loin, sous cet angle, des clichés du genre (même si l’on peut penser, à l’occasion, à quelques titres particulièrement forts, je songe notamment à l’excellent Génocides de Thomas Disch). Impossible de rire, dans Plop. Ici, on ne fait pas vraiment dans la 125 maladroitement customisée post-Mad Max. Impossible non plus de croire en quelque chose de meilleur : la réalité, sordide, est toujours là, et la réalité, c’est la boue. Ou le sang…

 

Plop est un court cauchemar, d’une âpreté impitoyable. Chacun de ses très brefs chapitres contient une nouvelle abomination ; les atrocités se succèdent ainsi dans une farandole infernale (un Karimbo autiste…), ne laissant jamais le moindre répit au lecteur. Et l’humanité, dans ce qu’elle a de plus odieux, est impitoyablement disséquée, sous le scalpel rouillé d’un anthropologue sadique et froid. Plop n’est pas le livre à lire si vous voulez croire en votre prochain…

 

Et, en dépit d’une traduction qui m’a parfois paru douteuse, son style, entre naïveté et sécheresse, fait mouche. Impression de primitivisme remarquable. On prend chaque phrase comme un coup de poing. En même temps, on ne s’attarde jamais sur l’horrible ; ce qui lui donne d’autant plus un air de réalisme familier, de vécu au quotidien.

 

On souffre avec Plop et ses congénères. Mais de là à parler de « sympathie », il y a pourtant un grand pas. Tout juste si l’un des survivants, Urso, parvient à susciter notre commisération quand il en vient à secourir envers et contre tous une petite mongolienne. Certes, au début, on veut croire que le trio formé par Plop, Urso et Tini vaut mieux que les autres, qu’il est possible de les aimer, de les prendre en pitié. Mais bien vite, l’accent est mis sur Plop et son ambition destructrice. Et il n’y a alors plus d’espoir. Y en a-t-il jamais eu ?

 

Si l’on ne fera peut-être pas de Plop un chef-d’œuvre, il est incontestablement de ces livres qui marquent. Glauque et répugnant, il fait son petit effet (et, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, j’ai tendance à considérer, dès lors, qu’il ne peut par principe être mauvais, loin de là). Plop soulève l’estomac, et fascine à chaque page. On en ressort éreinté, déprimé, et en même temps convaincu d’avoir lu quelque chose de très fort.

 

Plop.

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"Les Premières Utopies", de Régis Messac

Publié le par Nébal

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MESSAC (Régis), Les Premières Utopies, suivi de La Négation du progrès dans la littérature moderne ou les antiutopies, édition établie par Olivier Messac, préface par Serge Lehman, Paris, Ex Nihilo, [1937-1938] 2008, 183 p.

 

Après m’être régalé avec le romancier Régis Messac (Valcrétin, La Cité des asphyxiés, et surtout Quinzinzinzili), je découvre aujourd’hui avec ce petit ouvrage Régis Messac essayiste. Nous avons droit ici à deux communications, publiées dans la revue des Primaires (rien à voir avec les larmes de Royal) dont Messac était rédacteur en chef. Elles nous sont proposées dans l’ordre inverse de leur parution, plus satisfaisant sur le plan logique. Et concernent toutes deux la question si passionnante et complexe des utopies.

 

J’ai déjà eu l’occasion d’exprimer mon intérêt pour cette problématique, notamment en rendant compte de ma lecture du numéro de Yellow Submarine intitulé Envies d’Utopie. J’avais alors proposé ma vision des choses, peut-être un peu naïve, et reposant sur une double dichotomie opposant d’une part utopies « positives » et utopies « négatives », et d’autre part utopies « critiques » et utopies « programmatiques ». Sans surprise (ben tiens), Messac a une conception toute différente, et je dois dire que cela n’a pas été sans me poser quelques problèmes.

 

Ainsi, à ses yeux, pour prendre un exemple parlant, La République de Platon, que je considérerais pour ma part comme une utopie « positive » (aux yeux de l’auteur, en tout cas…) et « programmatique », ne saurait être qualifiée d’utopie. Ne constituent pour Messac des utopies que les créations littéraires qui remplissent deux conditions : un cadre fantasque (ou-topos), et un fond que l’on dira « positif », où l’utopie ne peut être considérée comme telle que si elle consiste en un monde meilleur (eu-topos). La République ne satisfaisant pas à la première condition, ne saurait donc être considérée comme une utopie. Par contre – et là je ne suis que moyennement convaincu, eu égard à la deuxième condition –, l’Atlantide telle qu’il la décrit dans le Timée et le Critias inachevé constitue bel et bien une utopie.

 

Cette insistance sur le cadre me semble inscrire la conception de Messac dans une perspective relevant davantage de l’histoire littéraire que de l’histoire des idées politiques ; rien d’étonnant, sans doute, chez cet auteur de science-fiction (osons le terme), qui cherche au genre qui le passionne de lointains prédécesseurs, et critique les antiutopies (que je qualifierais donc pour ma part « d’utopies négatives », voire de « dystopies » selon les cas) comme témoignant d’un esprit nécessairement réactionnaire, dans un esprit très militant (les références à Marx, notamment, abondent, surtout dans la seconde communication).

 

Et c’est là le deuxième aspect qui m’a un peu gêné dans ces textes, et surtout dans le dernier. Dans cette critique virulente des antiutopies (mais on verra qu’ici, Messac voit large…), qui s’adresse tout autant et de manière générale aux contempteurs de la nature humaine stigmatisés comme des réactionnaires patentés, j’avoue n’avoir pas reconnu l’auteur délicieusement cynique et acerbe de Valcrétin, La Cité des asphyxiés et à plus forte raison Quinzinzinzili… On a un peu le sentiment de voir un deuxième Messac, chez lequel les idées politiques imposent consciemment une certaine vision des choses, là où le romancier laisse peut-être – je dis ça naïvement – parler davantage son inconscient. Car il est difficile de reconnaître dans le romancier Messac l’optimiste forcené qui livre ces deux communications ; cela dit, comme Wells, pour n’en citer qu’un, l’a bien montré, on peut parfaitement être de gauche et en même temps pessimiste… mais, chez Messac, on a le sentiment d’une incompatibilité fondamentale (certes plus logique à bien des égards, mais qui n’est pas sans soulever quelques difficultés). D’où – et c’est assez surprenant eu égard aux fictions de Messac que j’avais eu le plaisir de lire – la tonalité très optimiste de ces textes, et surtout du second : l’auteur se doit de croire en la possibilité d’un monde meilleur et de nier la possibilité d’une nature humaine, ses idées politiques l’imposent.

 

Il est un troisième point qui m’a quelque peu chagriné, et qui cette fois est indépendant de ma conception des choses, du moins j’en ai l’impression – et est du coup plus gênant « objectivement » : on ne critiquera certes pas Messac pour avoir été lacunaire, le format de ces textes comme l’ampleur de la tâche excluant l’exhaustivité ; mais, ce qui est regrettable, c’est que Messac, dans les deux textes, mais – là encore – surtout dans celui consacré aux antiutopies, ne respecte pas vraiment lui-même sa « déclaration d’intentions », si vous me passez l’expression : en effet, on le voit évoquer des créations littéraires certes fantasques selon le cadre, mais dont l’imprécision politique et sociale rend difficile la qualification d’utopie selon ses critères ; plus ennuyeux, dans le second texte, emporté par sa volonté de combattre la réaction sous toutes ses formes, on le voit adresser de virulentes critiques à des auteurs dont le rapport à l’utopie (ou, en l’occurrence, à l’antiutopie) est pour le moins léger – et je pense ici notamment au « pauvre Poe », même si l’on pourrait sans doute étendre ce reproche à la critique de Musset, Hugo et Balzac…

 

Tout cela explique assez, du moins je le suppose, ma relative déconvenue à la lecture de ce petit ouvrage. Il n’en présente pas moins d’indéniables qualités, et fait notamment preuve d’une érudition impressionnante.

 

C’est ainsi avec plaisir, malgré tout, que l’on suit Messac dans l’évocation des « premières utopies » (on pourra trouver étrange qu’il néglige Homère, cependant, et entre autres), qu’il va essentiellement chercher chez les auteurs alexandrins et romains : Évhémère, Hécatée d’Abdère, Théopompe, Iambule… souvent « repêchés » par Diodore de Sicile, Strabon, etc. Une succession de contrées fantastiques toutes plus fascinantes les unes que les autres, même si, régulièrement, les détails manquent qui pourraient amener à les considérer véritablement comme des utopies sur les plans politique et social.

 

La deuxième communication, pour les raisons préalablement citées, est sans doute moins convaincante ; on y relèvera tout de même quelques passages intéressants sur certaines antiutopies clairement réactionnaires, et souvent d’inspiration chrétienne, le meilleur exemple en étant fourni par Ballanche et sa Ville des expiations. Pour ce qui est de Musset, Balzac, Hugo et surtout Poe, on pourra légitimement, à mon sens, se montrer plus réservé : on a un peu l’impression d’un auteur emporté par son sujet bien au-delà de ce qui devrait constituer le cœur de son article…

 

Ces Premières Utopies m’ont donc plutôt déçu. Certes, une part de cette déception m’est imputable directement, dans la mesure où mes conceptions et celles de Messac (loin de moi l’idée de me mettre sur le même piédestal pour autant, cela va de soi…) divergent (et dix verges, c’est énorme). Mais, surtout, je n’ai pas reconnu ici l’auteur de Quinzinzinzili… et c’est bien ce que j’ai trouvé de plus dommageable dans ce petit livre…

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"Extraits des archives du district", de Kenneth Bernard

Publié le par Nébal

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BERNARD (Kenneth), Extraits des archives du district, [From the District File], traduit de l’américain par Sholby, Paris, Attila, [1992, 2009] 2010, 240 p.

 

 

Hum.

 

 

Je suis un peu embêté, là.

 

Parce que voilà un livre que j’ai indubitablement aimé, et que je recommanderais sans trop hésiter, sauf que je ne suis pas certain de savoir pourquoi, ni a fortiori d’être en mesure de le dire.

 

Bon, essayons quand même. Extraits des archives du district est l’unique roman de Kenneth Bernard, auteur en temps normal plutôt tourné vers le théâtre et la poésie. Mais c’est déjà un (court) roman bien singulier, qui prend à vrai dire longtemps l’apparence d’une sorte de recueil de nouvelles, jusqu’à ce que les choses se mettent bien en place, et qu’une mécanique irrépressible entraîne l’ensemble dans une spirale infernale.

 

Il s’agit largement, en effet, d’une dystopie, donc dans la lignée de Nous autres, Le Meilleur des mondes et 1984, même si, à vrai dire, on pensera surtout ici à Kafka et Brazil, tant l’absurde est de la partie. Comme beaucoup de dystopies, mais de manière particulièrement insidieuse et teintée de paranoïa (on… enfin je, en tout cas, pense donc aussi à Dick), Extraits des archives du district est l’histoire de la prise de conscience par un quidam de toute l’horreur du monde dans lequel il vit. Le quidam répond au surnom de « Taupe », et son monde effraie par sa dictature discrète mais omniprésente, société de contrôle entre totalitarisme « mou » et façade de démocratie.

 

Tout cela, nous le vivrons à travers les yeux de Taupe, qui décide de tenir un journal. Dans un premier temps, celui-ci ne contient guère qu’une collection d’anecdotes a priori sans lien entre elles – et qu’un lecteur inattentif pourrait trouver d’un intérêt douteux –, qui semblent témoigner avant tout du caractère maniaque et voyeur de notre narrateur quinquagénaire. Nous le suivons ainsi à la poste, à la banque, au supermarché… dont il analyse le fonctionnement sur des pages et des pages, avec une méticulosité névrotique.

 

Les choses changent – et le roman de se mettre véritablement en place – quand Taupe rejoint un club d’enterrement (c’est obligatoire). Là encore, nous avons droit à une longue analyse du fonctionnement de cette institution a priori absurde ; mais la prise de conscience commence, et le journal de Taupe – celui que l’on lit, pas « l’officiel » qu’il est tenu de faire et de partager avec les autres membres du club, dont son « copain » désigné – se met à distiller un indéniable malaise, et à faire part de doutes, de peurs, mais aussi d’entorses aux règlements – prolongation d’un thème déjà esquissé dans les premiers chapitres – de plus en plus fréquentes et assumées.

 

Et, bien évidemment, tout ira de mal en pis.

 

Extraits des archives du district ne fait pas dans la dénonciation bourrine, ni a fortiori dans « l’essai romanesque » à la manière de La Zone du dehors. Bien autrement subtil, ce roman déstabilisant –donc réussi – procède plutôt par petites couches et questionnements insidieux, laissés sans réponse. Au lecteur, qui n’est pas pris pour un con, de rassembler les divers éléments du puzzle pour construire lui-même le tableau général de cette société de contrôle perverse, glacée… et d’autant plus terrifiante qu’elle nous paraît proche de notre vécu au quotidien. Et c’est sans doute dans ce « flou » plus ou moins pénétrable que réside la grande force d’Extraits des archives du district, roman cauchemardesque mais sans grosses ficelles, reprenant un thème que l’on pourrait penser éculé (enfin, faut voir) pour en faire quelque chose de neuf.

 

Magistral d’économie et de sobriété, ce court roman se dévore, même quand, à première vue, il ne s’y passe rien (ou presque). On se prend au jeu de Taupe, et on le suit volontiers dans ses délires organisationnels sur la queue et son mode de fonctionnement, etc. Joli tour de force (et qui n’a pas été sans me rappeler quelques passages de Houellebecq, s’il faut continuer le name dropping avec un peu d’anachronisme). Mais facilité – et c’est loin d’être toujours le cas dans les dystopies « classiques » – par la profonde empathie que l’on ressent très vite pour notre « héros » désœuvré et laissé à l’abandon dans une société « amicalement » oppressante. Empathie qui atteint probablement son apogée quand Taupe nous parle de Jiri, son enfant… juste avant – et ce n’est pas un hasard – de rejoindre le club d’enterrement.

 

Conte gris et glauque d’horreur bureaucratique pince-sans-rire, menaçant d’une perpétuelle violence sourde tout juste contenue, Extraits des archives du district est incontestablement une réussite, et l’on peut bien remercier les décidément sympathiques éditions Attila d’avoir exhumé ce roman. Cela dit, je ne suis toujours pas complètement certain de comprendre moi-même pourquoi je l’ai aimé, et encore moins d’avoir su l’exprimer… Je ne peux guère qu’évoquer l’intime conviction, et faire appel à votre confiance…

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"Frères lointains", de Clifford D. Simak

Publié le par Nébal

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SIMAK (Clifford D.), Frères lointains, ouvrage proposé et publié sous la direction de Pierre-Paul Durastanti, traduit de l’américain par Pierre-Paul Durastanti et Lorris Murail, avant-propos de Pierre-Paul Durastanti, postface de Philippe Boulier, Saint Mammès, Le Bélial’, [1943, 1951, 1956-1957, 1963, 1977-1978] 2011, 340 p.

 

Après Voisins d’ailleurs, Frères lointains est le deuxième recueil de Clifford D. Simak (enfin, cinq, depuis hier) (pardon) concocté par Pierre-Paul Durastanti au Bélial’. Y en aura-t-il un troisième ? J’espère bien ! Parce que ce travail d’exhumation, mêlant inédits et nouvelles traductions, est une merveilleuse occasion de prendre conscience du talent de nouvelliste de l’auteur du fantabuleux Demain les chiens (pour ne citer que son œuvre la plus célèbre de par chez nous). Or, ainsi que le note Philippe Boulier dans sa passionnante postface, savante et pertinente étude de l’ensemble de l’œuvre simakienne, se procurer des nouvelles de Simak, aujourd’hui, n’est guère évident… Et, à vrai dire, même pour ce qui est des romans, si l’on excepte l’omnibus qui lui a été consacré, on ne trouvera pas forcément grand-chose non plus. Ce qui, comme de bien entendu, est fondamentalement injuste. Aussi, rendons grâces, mes frères, aux gens bien derrière ce nouveau recueil : ils le méritent.

 

Frères lointains, qui s’étend sur pas loin de 40 ans de carrière, est peut-être pour cette raison un peu moins cohérent, à mes yeux en tout cas, que son fort sympathique prédécesseur. Il n’en est pas moins une illustration supplémentaire des thèmes chers à Simak, voire de ses obsessions. Ne pas se fier à la couverture gnangnan (que je trouve pour le coup fort inappropriée) : si l’on retrouve, ici encore, des extraterrestres « gentils », ou du moins avec lesquels une cohabitation pacifique est possible, ce qui est classique chez Simak – et relativement original par rapport aux autres auteurs de, disons, ses première et deuxième périodes –, l’accent me semble cette fois devoir être mis sur l’humain, dans ce qu’il a de plus admirable comme dans ses pires défauts, dont l’arrogance (version coloniale) n’est pas le moindre. Aussi les rapports avec l’autre, en dépit de la bonne volonté d’en face, peuvent-ils être malgré tout conflictuels… Mais il est aussi des textes où l’homme – un vieillard, le plus souvent – se retrouve seul, face à lui-même, ou presque, pour des petits bijoux d’introspection apaisée.

 

Mais ce qui frappe surtout dans ce recueil, c’est – pardon du lieu commun – l’imagination débridée de Simak, qui l’amène à élaborer des nouvelles d’une densité impressionnante, pour ne pas dire délirante. Encore un beau témoignage d’une SF « à l’ancienne », qui savait multiplier les idées géniales à chaque page, bien loin des « nécessaires » pavetons contemporains (eh, je rends compte de ma lecture d’un Simak, je peux bien faire le réac’, un tout petit peu…).

 

Essayons de voir dans le détail ce qu’il en est. Passé le bref avant-propos de Pierre-Paul Durastanti, le recueil s’ouvre sur « Le Frère » ; la nouvelle touche d’abord par son charmant portrait d’un vieil écrivain de romans du terroir, dans lequel on reconnaîtra sans trop de peine l’auteur himself. Mais on n’est pas au bout de nos surprises dans ce texte qui annonce la couleur, question densité… C’est bourré d’idées, presque trop, mais en définitive tout à fait savoureux.

 

« La Planète des Reflets » inaugure le thème central de la colonisation, et de l’arrogance humaine qui va de pair. Difficile, ici, d’établir la communication avec ces « reflets », qui semblent se contenter de suivre les humains de leur choix dans leurs activités quotidiennes sans qu’il soit jamais possible d’entamer le dialogue… La chute est délicieuse, et la nouvelle tout à fait efficace.

 

Suit « Mondes sans fins », une novella qui tranche sur le reste du recueil. En, effet ce texte de SF paranoïaque, dickien avant l’heure (impossible de ne pas penser à Total Recall, avec ces dormeurs embarqués dans un Rêve artificiel), semble a priori bien loin des thématiques propres à Simak. Il n’en reste pas moins que ce délire complotiste filant à toute allure se lit avec un plaisir constant (malgré quelques bizarreries : ainsi, pour Simak, un monde dénué de la notion de profit est un cauchemar… bon…). Comme quoi, l’auteur avait plus d’une corde à son arc, pour ceux qui en douteraient.

 

Avec « Tête de pont », on retrouve, si ce n’est l’ambiance, du moins les thématiques de « La Planète des Reflets » : arrogance des colonisateurs humains, une fois de plus, si sûrs d’eux-mêmes, a fortiori devant les « primitifs » d’en face… qui les préviennent, pourtant : « Vous ne repartirez jamais. […] Vous allez mourir ici. » Quelle blague ! Les humains ont tout prévu, non ? Bah non, comme dirait DSK. Très chouette nouvelle, encore une fois.

 

On passe alors à « L’Ogre », la plus vieille nouvelle de ce recueil. J’ai une tendresse particulière pour ce texte particulièrement farfelu, rempli d’idées jusqu’à la gueule, et d’une surprenante poésie burlesque. Là encore, le colonisateur humain se retrouve confronté à une altérité qu’il ne comprend (largement) pas : il faut dire que, sur cette planète, ce sont les végétaux qui sont les êtres conscients… D’où un véritable festival de créatures étranges, drôles et poétiques. Délicieux.

 

« À l’écoute », sans être mauvaise, m’a par contre laissé un arrière-goût d’inachevé. Si l’idée de base est excellente – il s’agit ici pour des télépathes de communiquer, et donc d’échanger, avec des extraterrestres à l’autre bout de l’univers –, elle me semble déboucher sur une conclusion un peu mollassonne. Bon, rien de grave, en même temps.

 

Mais on y préfèrera largement les deux derniers textes, éminemment simakiens. « Nouveau Départ » nous présente un professeur de droit à la retraite, et, pour ainsi dire, en bout de course, qui vient s’offrir une dernière partie de pêche avant de filer à l’hospice. Mais il trouvera dans une étrange maison une séduisante alternative à ce bien triste programme… Très belle nouvelle, qui ne manque pas de faire penser, dans un sens, à Au carrefour des étoiles.

 

Reste enfin le très court « Dernier Acte », sur lequel je ne saurais guère m’étendre de crainte de tout gâcher (enfin, en même temps, le titre, hein…). On ne saurait rêver plus belle conclusion pour le recueil que cette nouvelle apaisée, aigre-douce, profondément touchante.

 

Vous l’aurez compris, Frères lointains est un recueil de la plus belle eau, idéal pour découvrir Simak, et qui satisfera à n’en pas douter les amateurs de Voisins d’ailleurs. Une conclusion s’impose : un troisième tome ! et plus vite que ça ! Non mais.

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"Pathfinder Univers : Cadre de campagne : la mer Intérieure"

Publié le par Nébal

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Pathfinder Univers : Cadre de campagne : la mer Intérieure

 

Après avoir examiné les deux volumineux livres de règles que sont le Manuel des joueurs et le Manuel des joueurs, règles avancées pour Pathfinder, il est bien temps d’envisager un peu le background officiel pour ce jeu de rôle de fantasy autrement « générique ». Et le background officiel pour Pathfinder, ça veut dire le monde de Golarion. Le présent supplément, assez épais lui aussi (il remplace et enrichit l’Atlas et, en VO, le Campaign Setting), se concentre sur la région dite de la mer Intérieure (grosso merdo, notre Méditerranée), ce qui englobe deux continents, l’Avistan (« l’Europe ») et le nord du Garund (« l’Afrique du Nord »). Et autant le dire d’emblée : si Golarion, ou en tout cas la région de la mer Intérieure, ne brille pas forcément par l’originalité, les auteurs ont allègrement compensé ce trait par la richesse et la densité d’information. Ce qui nous vaut un supplément d’une qualité franchement exceptionnelle (en plus d’être beau – tout en couleurs, accompagné d’une carte également en couleurs – et rédigé dans un français correct, mirac’).

 

On commence classiquement par s’intéresser aux Races. Les six races non humaines se voient enfin offrir un peu de background, tandis que les humains sont décrits à travers douze ethnies différentes. C’est très bien fait, et tout à fait intéressant.

 

On passe ensuite directement au plat de résistance, avec le volumineux chapitre consacré à la mer Intérieure. Un peu d’histoire, tout d’abord : nous est ainsi présentée l’époque de jeu, l’Âge des Prophéties perdues, qui a débuté avec la mort du dieu Aroden (alors qu’une prophétie annonçait son retour), suivie de violents cataclysmes dont deux manifestations particulièrement brutales furent l’apparition de la Plaie du Monde, au nord de l’Avistan, et celle d’un ouragan permanent, l’Œil d’Abendégo, à l’ouest du Garund. Une chronologie générale suit, et l’on passe alors à la description de la région de la mer Intérieure, découpée en une quarantaine de provinces, d’Absalom, la ville au centre du monde, à la Varisie, sauvage région frontalière. Chaque description de province occupe quatre pages, et commence par un petit encadré précisant l’alignement global de la province, sa capitale, ses principales villes, son dirigeant, son type de gouvernement, les langues qui y sont parlées et les religions qui y sont pratiquées. Suivent une présentation générale, quelques mots sur l’histoire et le gouvernement de la province, et enfin l’atlas, accompagné bien évidemment d’une carte précise de la région. C’est remarquablement bien fait et bourré d’idées, et ça se lit avec un plaisir constant. Le chapitre s’achève avec des annexes non négligeables : sont d’abord succinctement envisagés les continents au-delà de la mer Intérieure… mais aussi les autres planètes du système solaire (!) et, pour finir, les anciens empires disparus.

 

On passe alors à un chapitre consacré à la religion, lui aussi assez volumineux. Sont d’abord décrites en détail les vingt divinités principales (alignement, domaines, arme de prédilection, lieux de culte et nationalité, puis description) ; mais ce n’est pas fini : on envisage ensuite les autres dieux, les demi-dieux extérieurs (archidiables, seigneurs démons, Aînés, seigneurs élémentaires, seigneurs empyréens et Cavaliers), puis les défunts, les imposteurs et les oubliés (Grand Anciens inside !), presque tous dotés de caractéristiques semblables à celles des divinités principales. On envisage ensuite quatre philosophies (diabolisme, prophéties de Kalistrade, verte religion et voie du murmure), avant de se pencher sur le Grand Au-delà, avec une « cartographie » de la sphère intérieure et de la sphère extérieure. Fascinant.

 

Le quatrième chapitre envisage plusieurs aspects de la vie quotidienne dans la région de la mer Intérieure. Sont ainsi détaillés le calendrier, la météorologie et le climat, les langues, le commerce, la société, la faune, la flore, et enfin la technologie (où l’on met l’accent sur les créatures mécaniques, les armes à feu, la technologie numérienne – issue d’un vaisseau spatial qui s’est écrasé… – et la presse à imprimer).

 

On passe ensuite à la description de plusieurs factions de la mer Intérieure : Chevaliers de l’Aigle, Chevaliers Infernaux, Consortium de l’Aspis, Mantes rouges, Société des Éclaireurs.

 

Le chapitre six, « l’aventure », comprend pour sa part des données techniques. Nous avons tout d’abord droit à quatre nouvelles Classes de prestige (Assassin des Mantes rouges, Chevalier infernal, Liseuse de tourment, Templier déchu). Suivent de nouveaux dons, de nouveaux équipements, de nouveaux sorts (sans liste, hélas) et de nouveaux objets magiques.

 

Et le volume de s’achever sur un bref bestiaire, décrivant quelques vilaines bébêtes propres à la région de la mer Intérieure : Aluum, Aquatique, Calikang, Charau-ka, Diable de Pointesable, Dragon épineux, Filles d’Urgathoa, Stryx, et Fléau des arbres.

 

Ce qui fait pas loin de 320 pages bourrées jusqu’à la gueule d’informations et d’idées d’aventures. Répétons-le donc encore une fois : le Cadre de campagne : la mer Intérieure est un supplément d’une qualité exceptionnelle, sur lequel devraient se ruer tous les amateurs de Pathfinder. L’univers ici présenté est d’une richesse rare, on est à vrai dire devant une sorte de type-idéal de cadre de campagne (si j’ose m’exprimer ainsi). Bref, c’est du lourd, et c’est du bon. Pas forcément hyper original, mais après tout ce n’est pas ce que l’on demande à Pathfinder – et encore, je dis ça, mais il y a de quoi sortir allègrement des clichés de l’heroic fantasy dans ces pages… Ça déborde, vous dis-je, et on en a assurément pour son argent.

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Des critiques "négatives" et toutes ces sortes de choses

Publié le par Nébal

(Je reprends ici en substance quelques messages postés sur le forum d’ActuSF lors d’un *aheum* débat récent. Non que je prétende y inventer la poudre, et j’ai bien conscience d’enfoncer un certain nombre de portes ouvertes, mais comme le sujet m’intéresse…)

 

Bien que ne revendiquant pas pour ma part le statut de « critique » (ça veut dire quoi ? je précise cependant à l’intention des spécieux que revendiquer de ne pas être un critique et ne pas revendiquer être un critique, ce n’est pas tout à fait la même chose, ce qui, à mon sens, fait que je ne me contredis pas dans les lignes qui suivent…), et préférant toujours parler de comptes rendus pour ce que je fais sur mon blog (ce qui ne relève pas intégralement de l'enculage de mouches), je suis plus qu'agacé par le quasi-consensus (à mes yeux, en tout cas) autour d’un discours « anti-critique » qu'on a pu lire notamment ces derniers temps sur le forum d’ActuSF, qui devient décidément de plus en plus un forum d'auteurs (qui réclament de la politesse en se montrant particulièrement agressifs, qui plus est), où les autres n'ont plus qu'à fermer leur gueule, quitte à se laisser humilier en direct.

 

Je ne suis originellement pas revenu sur l'histoire de la comparaison et des prix littéraires, mais, ici, je peux me le permettre. Les habitués du forum se souviennent de la bronca qui avait suivi la comparaison par un internaute de Rêves de Gloire et de D’or et d’émeraude… chose qui m’a paru bien hypocrite, pour le coup. La comparaison est un réflexe naturel et bien légitime, et il ne me paraissait pas inopportun, a fortiori sur un site organisant un prix de l’uchronie, de comparer deux uchronies de parution récente. Ce qui nous amène aux prix littéraires, dont l’essence même est la comparaison. N’y a-t-il pas comme une contradiction à s’élever furieusement contre un critique qui compare deux livres, d’une part, et d’autre part à participer ou à faire l’éloge de prix littéraires, qui ne fonctionnent que sur ce principe, et de manière sans doute bien plus arbitraire ? Il me semble bien que si… Et je dirais même que, pour ma part, si la comparaison effectuée par un critique ne me choque en rien, celle qui est impliquée par l’attribution d’un prix littéraire, que l’on sait parasitée par bien des éléments dont le copinage n’est pas le moindre, me paraît bien plus contestable. Mais j’avoue une certaine méfiance à l’égard de ces prix… et, dans un sens, ce sont les prix « négatifs » tels que les Razzies, revendiquant hautement leur mauvaise foi, qui me paraissent souvent, peut-être pas les plus pertinents – surtout ces derniers temps – mais en tout cas, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, les plus « honnêtes ».

 

Ce qui nous amène au point essentiel de mon propos, à savoir les critiques dites « négatives ». En dépit de ce que certains ont pu affirmer, il y a bien eu sur le forum d’ActuSF une condamnation de principe des critiques « négatives » (et pas seulement des critiques « agressives »). Ce qui me paraît absurde au plus haut degré. Je ne vois pas en quoi dire du bien d'un livre serait plus légitime que d'en dire du mal. Je dirais même que la fonction du critique (si tant est que le critique ait une fonction…) implique de faire les deux, et de noter aussi ce qui cloche dans un bouquin par ailleurs globalement bon. C'est son boulot. Sinon, c'est de l'hypocrisie.

 

Les critiques « agressives » ? Ben, désolé, mais quand un bouquin est merdique, y a pas forcément 36 000 moyens de le dire. J'ai moi-même (en dépit de ce que l’on peut penser) rarement commis de telles critiques (ou de tels comptes rendus). Mais je ne regrette pas un instant celles (ou ceux) que j'ai pu faire. Et qu'on ne vienne pas me parler « d'ego fragile » ou de « sensibilité de l'auteur » : quand on publie, on s'expose. C'est l'jeu ma pôv' Lucette. Si on n’est pas capable d'accepter ce simple fait, mieux vaut changer de métier.

 

Sur le microcosme et le copinage, je pouffe. Je ne vois pas en quoi le fait que tel bouquin ait été publié par un « copain » ou par un « ennemi » devrait faire la moindre différence dans une critique. S'il peut être nécessaire de temps à autre de clarifier les choses sous cet angle (ce que j'avais fait, à titre d'exemple, en rendant compte de ma lecture de Rêves de Gloire) pour que le lecteur dispose de tous les éléments pour juger, ça ne doit pas non plus parasiter complètement l'activité critique. Désolé, mais si un « ami » a fait un bouquin mauvais, je le dirai. Si un « ennemi » a fait un bon bouquin, je le dirai aussi. Cela peut certes trouer le cul, mais c’est une question d’honnêteté. Il n'y a que dans le cas où j'ai moi-même « participé », à mon maigre niveau, à la sortie d'un bouquin que je me refuserai d'en dire du bien ou du mal (je parle alors très précisément de « pub copinage », et là, par contre, ça me paraît la moindre des choses). Tout le reste n'est, encore une fois, qu'hypocrisie. Bordel, c'est si compliqué que ça de faire preuve d'honnêteté ?

 

Un mot sur les SP, tant qu'on y est. Le mot magique ! Qu'est-ce que ça peut foutre que le bouquin que l'on chronique soit un SP ou pas ? Là encore, c'est honnêteté contre hypocrisie. Et, quant à moi, en dépit de certaines accusations, je précise qu'il est très rare que je reçoive des SP (c'est généralement le cas pour mes critiques dans Bifrost, ça l'était aussi du temps du Cafard, mais, sur mon blog, c'est vraiment exceptionnel). Je ne vois pas, à titre personnel, ce que cela change, dans la mesure où je rends compte de ma lecture d'un SP de la même manière que je le ferais pour tout autre bouquin payé avec mes sous à moi (la très grande majorité, donc).

 

Enfin, je n'interviendrai pas dans les querelles personnelles dont ce forum est coutumier, je n'en ai rien à foutre. Mais ça me semble bien montrer que les auteurs (on pourrait mettre un grand « H ») n'ont vraiment pas besoin des critiques pour se tamponner la gueule. Des querelles de bac à sable comme celles auxquelles on a pu assister ici et ailleurs, ça figure parmi les traits les plus détestables du fandom.

 

Une précision supplémentaire : je n'ai jamais prétendu imposer ma vision des choses à qui que ce soit. J'ai pris le parti de rendre compte de tout ce que je lisais ; bon, c'est un choix, par nature très contestable. Je refuse simplement que l'on vienne me dire (à moi, je, me, myself, I), ou à d'autres qui partagent mon point de vue, « C'est mal de faire des critiques négatives », ou « C'est mal de faire des critiques agressives », ou « C'est mal de critiquer dans tel ou tel sens les copains/ennemis », ou « C'est mal de chroniquer des SP ». C'est là qu'il y a une généralisation abusive. Maintenant, si d'autres ont des principes différents, tant mieux pour eux. Chacun sa manière de faire, je ne prétends pas détenir la Vérité Révélée, ou avoir une mission « d'éducation ».

 

Dernier point, concernant le « sérieux » des critiques ou comptes rendus. La question a été agitée ici ou ailleurs, et ne me paraît pas totalement étrangère à ce *aheum* débat. Pour ma part, et j’espère que l’on ne m’accusera pas pour autant de trop me prendre au sérieux, je n’adhère pas à l’idée selon laquelle ce que l’on écrit sur les blogs ne prêterait pas à conséquence, que ce soit au nom du fun ou de l’amateurisme ou de ce que vous voudrez. J'aborde (ou du moins j’essaye…) mes comptes rendus sur mon blog et mes critiques sur d'autres supports de la même manière et avec le même sérieux (en tout cas, j'en ai l'impression). La différence, c'est l'implication du « je », qui ne passe pas dans une critique, alors que je me sens libre d'en user et abuser sur mon blog (paske c'est chez moi et j'y fais tout qu'est-ce que j'veux, d'abord). Aussi, que l’on « critique les critiques » (ou, tout autant et pour les mêmes raisons, les comptes rendus, etc.) me paraît bien évidemment légitime. C’est la critique « systématique » qui me hérisse.

 

Maintenant, si d’autres ont un point de vue différent à faire partager, qu’ils n’hésitent pas : ils sont les bienvenus.

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"Le Roman politique", de Laurence Sterne

Publié le par Nébal

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STERNE (Laurence), Le Roman politique, [A Political Romance], préfacé et traduit de l’anglais par Serge Soupel, Paris, Cent Pages, coll. Cosaques, [1968, 1984] 2003, 60 p.

 

On doit au pasteur Laurence Sterne le plus fou, le plus drôle, le plus inventif, le plus extraordinaire des romans, à savoir La Vie et les opinions de Tristram Shandy (à lire de préférence dans la superbe édition publiée par… Tristram). Mon admiration pour cette fantabuleuse, euh, « chose » n’a pas de limites (lisez Tristram Shandy, c’est un ordre). Aussi, quand je suis tombé par hasard (bon, un hasard sans doute manipulé par un salaud de libraire… SALAUD !) sur ce minuscule ouvrage qu’est Le Roman politique, et qui correspondait semble-t-il à l’entrée de Sterne en littérature, quelques sermons et articles exceptés, il va de soi que je n’ai pu résister et que j’ai acquis la bête, tagada tagada.

 

Le Roman politique, si l’on met à part les dédicaces et lettres qui l’accompagnent, est constitué pour l’essentiel de deux parties : un bref récit sous une forme épistolaire, et une « clef », à savoir un débat pour le moins farfelu sur l’interprétation à donner à ce récit (et c’est à mon sens surtout là que l’on voit Sterne préparer Tristram Shandy, même si d’autres traits d’écriture se retrouvent dès le départ : l’usage abusif des tirets – le fameux tiret shandéen inclus –, les phrases interminables, le jeu sur les italiques et gothiques, etc.).

 

Le récit (le « roman politique » à proprement parler) nous montre les pathétiques activités d’un dénommé Trim pour s’emparer d’une capote et d’une culotte. La « clef », quant à elle, rapporte que l’ouvrage en question a été trouvé par une société politique et littéraire anglaise, qui s’empresse aussitôt de débattre du sens à donner à ce qui ne peut être qu’une allégorie. C’est dans cette partie franchement délirante que l’on trouve surtout les bases de l’humour si particulier de Tristram Shandy – et c’est donc sans surprise la plus intéressante.

 

La préface de Serge Soupel nous éclaire sur le véritable sens à donner à cette histoire obscure de capote et de culotte – sens qui n’apparaît bien évidemment pas dans la « clef » (à peine est-il sous-entendu à un moment du débat), mais qui était limpide pour les contemporains et concitoyens de Sterne. Le Roman politique est en effet un pamphlet, qui donne une bien triste image des affaires ecclésiastiques d’Angleterre, à l’occasion d’une dispute entre plus ou moins honorables hommes d’Église pour obtenir des charges (grassement rémunérées, comme de bien entendu). Trim correspond à un sinistre arriviste du nom de Topham, et tous les autres personnages sont des représentations sur un mode trivial de personnalités d’York, connaissances, amis et protecteurs de Sterne, qui s’en donne à cœur joie.

 

Alors, évidemment, tout ceci nécessite des explications pour le lecteur d’aujourd’hui, lequel, avouons-le, ne trouvera sans doute guère d’intérêt à ce récit qu’on devine cependant vigoureux dans la caricature, outre les traits d’écriture annonçant Tristram Shandy. Aussi est-ce surtout la « clef » qui retiendra notre attention ; et là, c’est un vrai bonheur : Sterne, dans un exposé jubilatoire, multiplie les interprétations toutes plus saugrenues les unes que les autres de ce qui ne peut être, c’est considéré comme acquis, qu’un « roman politique ». Le lecteur complice, qui sait ce qu’il en est, s’amuse vraiment dans ces pages délirantes, critiques acerbes des interprétations littéraires. Ce qui donne évidemment à réfléchir, et constitue un sévère avertissement pour les exégètes en tout genre, votre serviteur inclus.

 

C’est là ce qui constitue à mon sens le principal intérêt de ce Roman politique. Pour le reste, si les arrivistes n’ont certes pas disparu de notre bonne vieille planète entre-temps, il va néanmoins de soi que le contexte précis de cette affaire nous est bien éloigné, et que l’on n’en rira donc pas autant qu’un habitant de York au milieu du XVIIIe siècle, qui pouvait, lui, sans peine deviner qui se cachait derrière tel ou tel personnage.

 

C’est pourquoi je ne puis véritablement recommander la lecture de ce tout petit ouvrage qu’est Le Roman politique. Disons que c’est une curiosité, qui pourra ravir les amateurs de Sterne, mais guère plus. On note par contre avec plaisir tout ce qui y annonce Tristram Shandy. Eh oui : on en revient toujours là… Alors, au risque de me répéter (…), je ne peux guère me servir de ce petit compte rendu que pour vous encourager (chaudement, oui) à lire ce monument qu’est La Vie et les opinions de Tristram Shandy (chez Tristram, hein). Lisez cette merveille, et plus vite que ça ! Je ne vois pas comment vous pourriez le regretter.

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"L'Homme qui mangeait la mort", de Borislav Pekic

Publié le par Nébal

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PEKIĆ (Borislav), L’Homme qui mangeait la mort, [« Čovek koji je jeo smrt », in Novi Jerusalim], traduit du serbo-croate par Mireille Robin, Marseille, Agone, coll. Marginales, [1988] 2005, 92 p.

 

Salauds de libraires ! SALAUDS ! Comme si je n’avais pas déjà assez de trucs à lire, il faut en plus qu’ils me tendent des embuscades ! Ainsi avec cette nouvelle de Borislav Pekić, dont je n’avais jamais entendu parler ni d’Ève ni d’Adam, mais dont le titre m’a suffisamment intrigué pour que je jette un œil à la quatrième de couverture. Geste fatal ! En dépit d’un prix prohibitif (oui, parce que 12 € quand même, pour une nouvelle de 73 pages, en fait, puisque les 20 dernières sont occupées par un extrait d’une autre œuvre du même auteur…), je n’ai pu résister, et me suis emparé de la chose.

 

 

Bon, d’accord, je ne le regrette pas, mais quand même : SALAUDS !

 

L’Homme qui mangeait la mort emprunte un cadre qui m’est cher : la Révolution française, et plus particulièrement la Terreur. Il s’agit de la chronique (évidemment romanesque, même si l’ouvrage prend l’aspect d’une enquête historique « fondée sur des sources inédites », mais de toute façon insuffisantes pour s’exprimer sans l’aide de l’imagination de l’écrivain) d’un « presque anonyme », d’une petite figure de l’Histoire, dans cette brève période qui connut tant de géants, et, sous cet angle, je n’ai pu m’empêcher d’établir un rapprochement avec le bien plus récent mais formidable Les Onze de Pierre Michon.

 

« L’Homme qui mangeait la mort », c’est le citoyen Jean-Louis Popier, greffier du Tribunal révolutionnaire, qui enregistre jour après jour les condamnations à mort réclamées par le peuple en la personne de l’accusateur public Fouquier-Tinville. La tradition orale contre-révolutionnaire s’est emparée du personnage, a cherché à en faire un ennemi de la Révolution, mais sans doute ne s’agit-il là que de légendes et d’exagération envers ce « saint homme », que l’on a voulu faire agir dès les Massacres de Septembre, par exemple. La vérité, à en croire son biographe, est tout autre, et la « sainteté » de Jean-Louis Popier présente un caractère d’ambiguïté qui ne le rend que plus fascinant dans son héroïsme discret. Jean-Louis Popier, effectivement, mangeait la mort ; entendre que, suite à une méprise, puis intentionnellement, il a, chaque jour de son activité au Tribunal révolutionnaire, dissimulé puis mangé le nom d’un « ennemi du peuple » envoyé à la guillotine, comme il y en avait alors des charretées entières au quotidien. Ainsi, discrètement, en s’emparant d’un simple nom sur une liste, il sauvait un homme ou une femme de « la machine qui met les têtes à bas ».

 

Ce qui n’est pas si simple. Il y a, bien sûr, le danger d’être pris sur le fait, ce qui équivaudrait à l’expédier lui-même place de la Révolution. Mais aussi : comment choisir le nom ? Dans le premier cas, c’est par erreur qu’il a sauvé une fileuse qui voulait un bon rouet (on avait entendu : un bon roi). Mais il a ensuite mangé la mort intentionnellement. Et chaque décision était un crève-cœur : de même que Fouquier-Tinville, ou peut-être plus encore que Robespierre, « l’Incorruptible » auquel il se met à ressembler de plus en plus jour après jour, il a le pouvoir de décider de la vie ou de la mort de tout un chacun. Mais il faut, pour cela, que son activité reste discrète : un nom par jour, pas plus. Et ce nom ne peut pas être celui d’un révolutionnaire, si célèbre que sa disparition des registres ne saurait passer inaperçue : tant pis pour les Girondins, pour Hébert, pour Danton, le créateur de ce Tribunal révolutionnaire avant de devenir le chef des « Indulgents »… Mais il y a les autres, toute cette foule de ci-devant et de petites gens ; ceux-là, il est possible de les sauver. Mais les accusations sont trop vagues pour se faire une idée de qui doit être sauvé… d’autant qu’en sauver un, c’est par nature en condamner un autre ; d’où ces saisissants cauchemars, quand Popier, qui n’a jamais vu la guillotine, se la figure sous la forme d’un gigantesque rouet. Faut-il laisser faire le hasard ? l’inspiration ? mener une enquête (discrète, bien sûr) ? Faut-il sauver Rigout le cordonnier ou Rigout le voleur ? Oui, il y a bien là de quoi avoir des maux d’estomac… jusqu’à la fin, inéluctable.

 

L’Homme qui mangeait la mort, nouvelle forte, intelligente et sensible, est un vrai petit bijou. D’une plume délicate et sûre, Borislav Pekić y dresse l’extraordinaire portrait d’un héros de l’ombre, discret et presque anonyme, comme l’Histoire en a connu tant, au milieu des ordures, mais qu’elle s’empresse d’oublier. Si le cadre de la Terreur est superbement utilisé (en dépit de quelques petites maladresses, du moins j’ai l’impression), il va de soi que cette chronique a quelque chose d’intemporel, d’anhistorique, et l’on ne peut que penser, à sa lecture, aux héros inconnus d’autres périodes sanglantes, qui, par un geste, une décision vite destinée à sombrer dans l’oubli, ont sauvé des vies. Sous cet angle, c’est un hommage superbe et vibrant.

 

Mais c’est aussi une petite merveille d’écriture, astucieusement construite, palpitante de la première à la dernière page, et d’un style tout à fait délicieux, mettant en abîme l’enquête et le roman historiques, dans une synthèse adroite et réjouissante. Texte d’une profonde humanité, L’Homme qui mangeait la mort ne saurait laisser indifférent, et séduit sous tous les angles.

 

Alors oui, 12 €, certes… Mais je ne les regrette pas. Et peut-être, un de ces jours, vais-je essayer de lire d’autres œuvres de Borislav Pekić, comme La Toison d’or. On verra bien…

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