"Overclocked", de Cory Doctorow
DOCTOROW (Cory), Overclocked. Stories of the Future Present, Philadelphia – London, Running Press, [2005-2006] 2007, 285 p.
Autant le préciser d’emblée : j’avais adoré Dans la dèche au Royaume Enchanté. Tout en reconnaissant à ce court roman un certain nombre de défauts, je n’en étais pas moins convaincu que c’était là de l’excellente science-fiction, stimulante comme rarement. Aussi me suis-je mis en quête d’autres textes de Cory Doctorow. Évidemment, rien en français… Alors je me suis tourné vers la VO, et c’est comme ça, en farfouillant un peu par hasard sur un site qu’on ne nommera pas, que je suis tombé sur ce recueil de six nouvelles (une short-short et cinq novellas).
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Et là, grosse baffe. Je crois bien avoir préféré Overclocked à Dans la dèche au Royaume Enchanté. J’irai même plus loin : je crois bien n’avoir pas lu d’aussi bonnes nouvelles de science-fiction depuis Greg Egan et Ted Chiang. Certes, cela n’engage que moi, mais j’imagine que cela témoigne assez de mon enthousiasme pour cet excellent recueil.
Parmi les citations laudatives qui ornent la couverture et dont sont coutumières les livres anglo-saxons, on trouve cette sentence définitive de Bruce Sterling : « Science fiction needs Cory Doctorow. » Je suis on ne peut plus d’accord. Overclocked constitue à mes yeux une sorte de type-idéal de la bonne science-fiction : bourré d’idées toutes plus pertinentes et stimulantes les unes que les autres, il fait partie de ces livres qui fascinent littéralement le lecteur. À plusieurs reprises, je me suis surpris à poser le livre, réfléchir quelque temps à ce que je venais de lire, et me dire : « Putain, mais c’est brillant ! C’est vraiment brillant ! »
Brillant : je crois que c’est le qualificatif qui colle le mieux à ce recueil, et n’en démordrai pas. Et – chose absolument incroyable – il parvient à être à la fois brillant et politique, ce qui n’arrive pas tous les jours en science-fictionnie, loin de là. Mais là, si. Le recueil est virulent, engagé (on connaît notamment les positions de l’auteur en ce qui concerne la propriété intellectuelle, et c’est un thème qui apparaît dans chacun de ces textes, parfois en filigrane, parfois de manière plus franche), saisissant et… et… bon, quoi. Très bon. Très très très bon. Vraiment brillant.
Et visionnaire, mais à la manière du « présent visionnaire » chéri par J.G. Ballard. D’où ce sous-titre très approprié de « Stories of the Future Present ». Kelly Link, toujours dans les citations promotionnelles, écrit ceci : « Cory Doctorow doesn’t just write about the future – I think he actually lives there. » Pas vraiment d’accord (et Cory Doctorow lui-même semble ne pas l’être davantage, à lire la présentation de ses textes) : parfois, c’est tout simplement nous qui vivons déjà dans ce futur dont l’auteur canadien se fait le chroniqueur. Ici, Cory Doctorow se pose à mon sens en héritier de William Gibson (je parle de ses romans les plus récents). Et c’est très fort. Extraordinairement pertinent et lucide.
Et pourtant toujours simple – en apparence. Cory Doctorow soulève des idées d’une puissance rare, mais il le fait l’air de rien, comme si c’était une blague parfois, et toujours, en tout cas, en usant d’une très grande clarté d’exposition, qui parvient pourtant à éviter l’écueil du didactisme. Je me répète, je le sais, mais voilà : la science-fiction, c’est ça. Ou ça devrait être ça.
Décortiquons donc la bête. Le recueil s’ouvre sur « Printcrime » (on pense tout naturellement au « sexcrime » de 1984), short-short sans surprise, mais qui sonne comme une déclaration d’intention… ou une déclaration de guerre. Aussi, dans un sens, on ne pouvait pas rêver meilleure introduction : on y joue cartes sur table, et on annonce ainsi ce qui est à venir.
« When Sysadmins Ruled the Earth », dès son titre, a l’air d’une blague. C’est pourtant un récit apocalyptique cauchemardesque, et remarquablement bien pensé. L’air de rien (donc), Cory Doctorow y soulève des perspectives fascinantes ; et débat adroitement de cette question nettement moins sotte que ce qu’elle en a l’air : que faire de l’Internet quand c’est la fin du monde ? Passionnant et incroyablement stimulant.
« Anda’s Game » (référence transparente à Ender’s Game ; dans sa présentation du texte, Cory Doctorow s’explique sur sa pratique du « détournement » de titres classiques de la SF, dont on aura d’autres exemples par la suite), qui fut sélectionnée par l’excellent (faut-il le rappeler) Michael Chabon pour son anthologie The Best American Short Stories 2005, est la nouvelle la plus représentative de ce « présent visionnaire » qui a été évoqué plus haut. Cory Doctorow y imagine… des sweatshops virtuels, dans un MMORPG à la World of Warcraft. Et il semblerait qu’il en existe déjà… Une nouvelle remarquable, très forte, et décidément très politique.
Suit « I, Robot » (je ne vous fais pas un dessin...), nouvelle qui a remporté le prix Locus et fut nominée au Hugo. Cory Doctorow y mêle avec une adresse redoutable société de contrôle dystopique à la 1984 (encore) et SF de « l’âge d’or » à la Asimov, donc (le texte, en se basant sur les fameuses trois lois de la robotique, questionne pertinemment l’éthique scientifique et le développement technologique), intrigue policière et drame familial. Oui, on a tout ça ensemble ; et le pire, c’est que ça fonctionne superbement. Un vrai bijou.
Après quoi l’on passe à « I, Row-Boat » (décidément !), de très loin la nouvelle la plus « légère » du recueil. Mais si ce petit délire n’a pas la gravité et le sérieux flagrant des autres textes d’Overclocked, ça n’en est pas moins une réussite parfaitement jubilatoire, très drôle et bourrée d’idées. Sur une Terre presque totalement délaissée par l’humanité et la post-humanité, « Robbie the Row-Boat », asimoviste convaincu (qui a donc choisi d’obéir aux trois lois, comme on entre en religion) aura maille à partir avec une post-humaine dépressive, une IA amoureuse… et un récif de corail éveillé à la conscience. Jubilatoire, vous dis-je.
Mais c’est sur une note bien autrement grave (malgré le final plus ou moins utopique – l’utopie perce souvent sous la critique dans ce recueil, et on peut trouver ça un peu naïf, mais, bordel, des fois, ça fait du bien de s’indigner et de rêver !) que s’achève Overclocked, avec le plus long de ses récits, le très fort « After the Siege ». Ou le calvaire d’une adolescente prise dans les tourments d’un siège inspiré des souvenirs de celui de Leningrad que Cory Doctorow a recueillis auprès de sa grand-mère. Et une parabole virulente sur les inégalités Nord-Sud, notamment sur la question de la rétention de savoirs et technologies, et sur la société du spectacle. L’auteur frôle le point Godwin – voire le franchit allègrement –, mais pas grave : le moins que l’on puisse dire, c’est que ce texte cruel fait son effet.
Comme l’ensemble de ce recueil, donc. Alors, oui, ça n’engage que moi, mais je place désormais Cory Doctorow aux côtés de Greg Egan et Ted Chiang parmi les meilleurs nouvellistes contemporains du genre. J’espère du coup que cette petite merveille sera traduite un jour. Mais quoi qu’il en soit, je n’en ai certainement pas fini avec cet auteur exemplaire.