"Rashômon et autres contes", de Ryûnosuke Akutagawa
AKUTAGAWA (Ryûnosuke), Rashômon et autres contes, [Sakuhin-shu], traduction [du japonais] et introduction d’Arimasa Mori, Paris, Gallimard – Unesco, coll. Connaissance de l’Orient – coll. Unesco d’œuvres représentatives, série japonaise, [1965, 1986] 2011, 292 p.
Il y a quelque temps de cela, attiré bien sûr par l’aura du magnifique film d’Akira Kurosawa, je me suis régalé à la lecture de l’édition abrégée en Folio 2€ de Rashômon et autres contes de Ryûnosuke Akutagawa. À tel point, à vrai dire, que je m’étais promis d’en lire la version « complète » en « Connaissance de l’Orient » dès que possible. C’est désormais chose faite ; et le moins que l’on puisse dire est que je n’ai pas été déçu du voyage. Attention, cette chronique risque d’abonder en superlatifs et autres trucs du même genre ; mais il faut dire que l’on tient là vraiment ce qui constitue un chef-d’œuvre, un monument de la littérature mondiale, dont la lecture est indispensable, ah mais. Ryûnosuke Akutagawa, mort trop tôt (il s’est suicidé – plusieurs textes de ce recueil évoquent par ailleurs le suicide, ce qui laisse un goût amer en bouche…), était à coup sûr un authentique génie, une des plus grandes plumes du Japon post-Meiji, et ce recueil suffira amplement à le démontrer – même si je ne compte pas en rester là : j’ai La Vie d’un idiot et autres nouvelles qui m’attend sagement dans ma commode de chevet…
Un mot sur la désignation de « contes » : celle-ci n’est sans doute pas à prendre dans un sens trop « occidental » ; le merveilleux n’est pas toujours présent dans ces textes, loin de là, et, quand il intervient, c’est souvent avec une connotation macabre. Il est difficile, en fait de classer Akutagawa, de le confiner dans un registre particulier : héritier en partie du naturalisme japonais, il produit ici quelques textes réalistes de toute beauté, bien loin de tout fantastique ; mais cela n’empêche pas ce dernier de ressurgir là où on l’attend le moins, par exemple dans le dernier des récits « contemporains » qui concluent le volume, là où la majeure partie des textes qui le composent relèvent d’une inspiration historique, voire mythologique, que l’on pourrait croire a priori plus propice au développement du genre.
Je passe sur l’introduction – passionnante cela dit – d’Arimasa Mori pour arriver directement au vif du sujet. Le recueil attaque en force (euphémisme), avec l’extraordinaire « Figures infernales », superbe récit à la construction savamment alambiquée contant la réalisation par un peintre arrogant de son chef-d’œuvre – et à quel prix il y parvint. Et… c’est justement un chef-d’œuvre, déjà ; un texte qui marque durablement : il figurait déjà dans l’édition « abrégée », et c’était celui qui m’avait fait la plus forte impression. La relecture n’y a rien changé, bien au contraire.
Suit, sur un registre qui m’apparaît plus mineur, mais c’est pourtant semble-t-il la publication qui valut à Akutagawa d’être reconnu pour un maître, « Le Nez » : une fable, pourrait-on dire, sur un moine au nez beaucoup trop long ; et l’occasion de voir tout le talent de l’auteur pour camper des personnages tragicomiques (ce que l’on retrouvera par la suite, notamment dans « Gruau d’ignames »).
Après quoi l’on passe à « Rashômon » : ce titre fameux ne doit pas nous tromper, ce n’est là que l’une des deux nouvelles qui ont inspiré son film à Kurosawa, et celle dont l’importance est sans doute la plus relative, fournissant surtout un cadre au(x) récit(s) ; il faut dire que la nouvelle tient de l’épiphanie, du tableau cauchemardesque sur le mal et la pauvreté. Très fort. Mais c’est bien « Dans le fourré » qui constitue l’inspiration première du fantabuleux film Rashômon : l’histoire d’une mort, envisagée selon plusieurs points de vue. Brillante variation sur la réalité et les apparences, sur leur perception enfin (thème qui reviendra souvent dans le recueil), qui ne saurait laisser indifférent.
« Gruau d’ignames », le dernier des quatre textes figurant dans l’édition Folio 2€, relève un peu du même registre que « Le Nez », avec une réussite comparable, voire supérieure.
Suivent deux textes d’un genre que l’on pourrait qualifier de « mythologique ». « Les Vieux Jours du vénérable Susanoo », surtout, paraît mériter ce qualificatif. L’histoire jubilatoire d’un dieu jaloux qui ne parvient pas à triompher de l’amour de sa fille pour un étranger de passage, qui semble à même de se sortir de toutes les situations, quelque périlleuses qu’elles soient… « Le Fil d’araignée », inspiré semble-t-il par Dostoïevski, est à nouveau une fable, où Çakyamouni offre une échappatoire à un damné, dont le plus grand péché est peut-être bien l’égoïsme…
On passe alors à trois textes d’inspiration chrétienne, évoquant l’évangélisation du Japon par les Portugais, et les persécutions qui s’ensuivirent. « Le Martyr », au-delà de sa fin qui en rajoute peut-être un peu trop, est à nouveau une belle parabole sur la réalité et les apparences. « Le Rapport d’Ogata Ryôsai » inverse d’ailleurs les points de vue (on adopte ici celui d’un médecin peu charitable envers les chrétiens), pour un résultat très fort. « Ogin », enfin, est un récit déchirant sur les persécutions, à la conclusion bouleversante. Remarquable.
Suit un autre chef-d’œuvre, avec « L’Illumination créatrice », narrant une journée d’un fameux écrivain d’antan, s’interrogeant – par force – sur son art. Un récit magnifique, que l’on sent très personnel et douloureux, malgré sa conclusion relativement positive.
« Chasteté d’Otomi » est un texte assez déconcertant, mais assurément brillant, sur la « rencontre » entre une servante loyale et un clochard (un clochard ?). Très beau récit, à nouveau.
« Villa Genkaku » inaugure un cycle « contemporain ». Tableau sordide d’un drame familial, c’est un texte d’une grande beauté. On pourrait en dire tout autant du texte suivant, « Le Mouchoir », qui joue à nouveau astucieusement du thème de l’apparence et de la réalité pour interroger la morale japonaise post-Meiji.
Et le recueil de se conclure sur un nouveau chef-d’œuvre, avec « Les Kappa » : une succulente nouvelle – la plus longue du recueil – relevant du merveilleux satirique, dans la lignée de Swift et de son Gulliver, qui nous conte le séjour d’un homme (un fou, forcément…) dans le monde des Kappa, étranges petites créatures humanoïdes et gluantes, toujours ou presque un sourire malicieux au coin des lèvres, ressemblant vaguement à des tigres au crâne en forme d’assiette contenant de l’eau… Un régal, astucieux et fin, qui conclut le recueil sur la meilleure des notes.
Au risque de me répéter, Rashômon et autres contes (dans cette édition, faut-il le préciser…) est une lecture indispensable (ah mais) (donc), un monument dans lequel rien n’est à jeter ; on ne peut que s’incliner devant tant de génie, et crier au chef-d’œuvre. Vous savez ce qui vous reste à faire, si ce n’est déjà fait…