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"Batman Begins" & "The Dark Knight", de Christopher Nolan

Publié le par Nébal

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(Je rapatrie ici deux brèves notes faites sur le forum du Cafard cosmique parce que groumf, d’où l’aspect peut-être un peu, euh, « polémique »… d’autant qu’elles se fondent sur de vieux souvenirs.)

 

Titre : Batman Begins.

Titre original : Batman Begins.

Réalisateur : Christopher Nolan.

Années : 2005.

Pays : Etats-Unis / Royaume-Uni.

Genre : Science-fiction / action / super-héros.

Durée : 152 min.

Acteurs principaux : Christian Bale, Michael Caine, Liam Neeson, Katie Holmes, Gary Oldman, Cillian Murphy, Rutger Hauer, Ken Watanabe, Morgan Freeman…

 

On évacuera rapidement le premier Batman de Nolan, Batman Begins, en deux mots : purge ridicule. Difficile en effet de relever quoi que ce soit de réellement positif dans ce film, et ce à quelque niveau que ce soit.

 

La réalisation ? À l’évidence, Nolan ne sait pas filmer les scènes d’action, qui sont toutes plus brouillonnes les unes que les autres, à grands coups de montages cut cut cut et de mouvements de caméras incompréhensibles ; le résultat est tout simplement illisible : ce genre de procédé, dans un nanar, sert souvent à cacher la misère ; ici, il ne fait que témoigner de l’incompétence du réalisateur et du monteur. Les scènes « calmes » ne valent guère mieux dans mon souvenir – et il en ira de même sous cet angle pour Dark Knight, de cela j’en suis certain –, Nolan semblant incapable de poser sa caméra : ah ça, il aime faire des ronds autour de ses personnages... Beuh...

 

Le scénario ? Soyons sérieux deux secondes. Si l’on excepte quelques menus emprunts au Batman Year One de Frank Miller et David Mazucchelli concernant essentiellement le commissaire Gordon (si ma mémoire est bonne), le reste est d’un ridicule achevé : Bruce Wayne qui va apprendre les arts martiaux, franchement... Je sais bien que Kill Bill est (hélas) passé par-là, mais quand même ! Ca nous donne Oskar Schindler en grand méchant, avant d’avoir un semi-Épouvantail totalement dénué de charisme. Cohésion du scénar : néant.

 

Ah ben on peut enchaîner sur l’interprétation : j’ai déjà expédié les méchants, reste pour l’essentiel Bruce Wayne/Batman. Soit Christian Bale, qui cabotine comme un taré, dans une dégaine étrange de quasi-drag queen, et achève de faire perdre toute crédibilité à son personnage quand il a le malheur de lui faire adopter une GROSSE VOIX TENEBREUSE BOUH. La première fois que je l’ai entendue, j’ai explosé de rire. La deuxième aussi, d’ailleurs.

 

Quant à l’univers... Outre que le film s’éloigne de Gotham pendant pas mal de temps, la cité de Batman n’a absolument aucune personnalité, rien de rien. Le film ayant en outre le malheur d’être régulièrement diurne, on peut dire qu’il est sous cet angle aussi complètement à côté de la plaque.

 

Alors quoi ? Un Batman plus réaliste ? Et mon cul, c’est du poulet ? Plus réaliste son méga-entraînement kung-fu de la mort ? Plus réalistes les pièges de l’Épouvantail ? Bah non. Désolé, mais non. On pourrait se poser la question « un Batman plus réaliste, pour quoi faire ? », mais, en fin de compte, elle ne se pose même pas, puisque ce soi-disant réalisme supplémentaire se révèle une imposture.

 

Divertissement raté, mal fait, et chiant comme la pluie, filmé avec les pieds de la scripte et écrit n’importe comment, Batman Begins est un triste navet, l’antithèse du bon divertissement hollywoodien.

 

 

Titre : The Dark Knight : le chevalier noir

Titre original : The Dark Knight.

Réalisateur : Christopher Nolan.

Années : 2008.

Pays : Etats-Unis / Royaume-Uni

Genre : Science-fiction / action / super-héros.

Durée : 140 min.

Acteurs principaux : Christian Bale, Heath Ledger, Aaron Eckhart, Michael Caine, Maggie Gyllenhaal, Gary Oldman, nabe, Morgan Freeman…

 

Le cas de The Dark Knight est un peu plus complexe, et, si le film est bien à mes yeux tristement mauvais, je lui reconnais cependant des qualités dont son prédécesseur ne pouvait pas se targuer.

 

Deux progrès sont en effet notables. Le premier concerne la réalisation : entre-temps, Nolan a appris à filmer les scènes d’action ; la différence entre les deux métrages est flagrante, et clairement à l’avantage du second : cette fois, le résultat, sans être transcendant, est tout à fait correct, je l’admets volontiers.

 

Le second concerne l’interprétation. En effet, il y a cette fois UN bon acteur, en l’occurrence Heath Ledger, qui fait un Joker tout à fait convaincant, dans un registre bien différent de celui de Jack Nicholson, mais tout aussi efficace. Rien à redire sous cet angle... si ce n’est qu'il bouffe l’écran, les autres « acteurs » faisant tous pâle figure auprès de lui.

 

J’accorde donc volontiers, sur ces deux plans, une meilleure note à The Dark Knight qu’à Batman Begins. Il n'en reste pas moins que c'est à mes yeux un très mauvais film, essentiellement à cause de son scénario lamentable, pas plus « réaliste » qu'auparavant (la batmobile panzer et la moto aussi grosse aha) et manquant toujours autant d’ambiance (film diurne), qui pèche par deux aspects : a) il manque de burnes ; b) il pue.

 

Mais avant de développer ces deux aspects, commençons par dissiper un fâcheux malentendu relatif au titre de ce film : non, The Dark Knight n’a strictement rien à voir avec The Dark Knight Returns de Frank Miller, pas plus qu’avec Dark Knight 2 : La Relève. Mais alors rien de rien. Le « scénario » (mal branlé, avec des twists ridicules – Gordon…) s'inspire en fait (mal) d’un excellent story arc de la sympathique série Gotham Central, qui a pour personnages principaux les flics de Gotham, et non Batman ; story arc dans lequel lesdits flics se retrouvent confrontés à un Joker plus dingue que jamais.

 

Mais donc a) Le manque de burnes. « Dark » ? Tu parles ! Si l’on excepte le sympathique coup du crayon dans une des premières scènes du film, Dark Knight a tout du PG-13 abominablement moralisant, le pire étant cette insupportable scène du ferry. Quant à Batman, c’est un héros « à l'ancienne », bien loin de la version « à la Miller »... ou même « à la Burton », d’ailleurs : je vous rappelle que dans les films de Burton, le Batman n’hésitait pas à tuer, contrairement à celui-ci...

 

b) Ça pue. Et c’est surtout ça qui m’a gêné. Le personnage d’Harvey Dent/Double-face est envisagé sous un jour uniquement positif, ce qui fait du film... une véritable apologie de la politique law and order ! Donc, au moment où, avec les comics plus « réalistes », justement, post-Watchmen, on interroge le côté éventuellement fascisant des héros en collants, on a là un film qui fait l’éloge des politiques les plus répressives, sans qu’on ait besoin d’en passer par les héros costumés ! De manière très hypocrite, en plus (voir la scène du ferry, encore une fois...), mais c’est pourtant bien à ça qu’on aboutit... Et c’est à ça qu’on est censé applaudir sous couvert de « divertissement de qualité, réaliste et intelligent » ?

 

 Ben merde.

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"Le Fantôme du temple", de Robert Van Gulik

Publié le par Nébal

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VAN GULIK (Robert), Le Fantôme du temple, [The Phantom of the Temple], traduit de l’anglais par Anne Krief, avec neuf illustrations de l’auteur dans le style chinois, Paris, 10/18, coll. Grands Détectives, [1985] 2010, 283 p.

 

Ayant récemment lu et devant bientôt chroniquer les excellentes enquêtes de Maître Li et Bœuf Numéro Dix de Barry Hughart (La Magnificence des oiseaux, La Légende de la pierre et Huit Honorables Magiciens), que l’on dit se situer au croisement de la fantasy burlesque de Terry Pratchett et des fameuses enquêtes du Juge Ti, j’ai désiré lire au moins un volume de ces dernières, histoire de savoir un peu de quoi je parlais, et de mourir un peu moins bête. D’autant qu’une amie très chère ne cessait depuis longtemps de m’en vanter les mérites. Une opération commerciale passant par-là, j’ai donc jeté mon dévolu sur Le Fantôme du temple, une enquête assez tardive dans la chronologie interne du cycle ; mais peu importait : il ne s’agissait pour moi, finalement, que de comparer.

 

Le Juge Ti est semble-t-il à l’origine un personnage historique, ayant vécu au VIIe siècle après Jean-Claude, sous la dynastie des Tang (tiens ! comme Maître Li et Bœuf Numéro Dix…). Il se serait fait remarquer de son vivant pour son extraordinaire capacité de déduction, ce qui expliquerait la survivance du personnage dans les annales chinoises. Au XVIIIe siècle, il fut ainsi le héros d’un roman policier, Trois Affaires criminelles résolues par le Juge Ti.

 

C’est alors qu’intervient Robert Van Gulik. Un personnage assez fascinant : érudit et polyglotte (néerlandais, anglais, japonais, malais, javanais, latin, grec, chinois et russe…), il devient diplomate, et c’est au cours de ses pérégrinations qu’il « redécouvre » et traduit le roman susdit. Mais, mieux encore, il décide d’écrire d’autres aventures du Juge Ti – dix-sept volumes, plus précisément. Il sera plus tard suivi dans cette voie par d’autres auteurs.

 

Mais concentrons-nous donc sur Le Fantôme du temple. Cette enquête a lieu entre 670 et 676, alors que le Juge Ti (630-700) est nommé à Lan-fang, non loin de la Mongolie. Une terre rude et barbare, loin de tout, qui tient presque de l’exil… Là, alors que le magistrat se prépare à célébrer l’anniversaire de sa Première Épouse, trois affaires lui tombent sur le dos. Enfin, pas tout à fait : la première est ancienne, car le magistrat raffole des affaires non résolues ; il s’agit en l’occurrence du vol d’une importante quantité d’or auprès du trésorier impérial, avant son entrée en fonction. Mais, ensuite, le Juge Ti découvre dans le cadeau d’anniversaire qu’il avait prévu d’offrir à sa femme un curieux appel à l’aide écrit avec du sang et signé du nom de Jade. Enfin, on découvre dans le Temple des Nuages Pourpres, abandonné, qui jouxte la ville, un cadavre décapité et une tête coupée… dont le juge comprend bien vite qu’ils n’ont rien à faire ensemble.

 

Trois affaires qui n’ont rien à voir entre elles, évidemment ? Bien sûr que non ! La sagacité du Juge Ti sera mise à rude épreuve, mais il s’agira bien pour lui de tisser une complexe toile entre ces différents événements ; car c’est de là que surgira la vérité. Il se met donc au travail, assisté de ses fidèles Hong Liang et Ma Jong. Mais il lui faudra manœuvrer avec astuce, entre les superstitions locales et les notabilités susceptibles d’être froissées…

 

À vue de nez, c’est plutôt alléchant, non ? Et, oh, je ne prétendrai pas le contraire, je ne me suis pas ennuyé à la lecture de ce Fantôme du temple : il y a un rythme indéniable, l’enquête est bien menée, un petit peu d’humour de temps à autre (notamment dans les titres des chapitres, délicieux), ça ne fait de mal à personne, et, jusqu’au final très « Agatha Christie » – hop, confrontez-moi tous ces suspects ! –, on passe plutôt un bon moment.

 

Pourtant, je ne peux qu’avouer ma déception à la lecture de ce volume des enquêtes du Juge Ti. Je ne sais pas si cela tient à ce volume en particulier, ou à moi, mais voilà : ça n’a pas pris. Objectivement, tout d’abord, il faut quand même dire ce qui est : c’est écrit et/ou traduit avec les pieds. J’ai lu ici ou là que les enquêtes du Juge Ti avaient une certaine « qualité littéraire », ce n’est certainement pas avec ce volume que je vais le croire.

 

Déception relative, du coup, par rapport aux enquêtes de Maître Li et Bœuf Numéro Dix, qui sont elles très bien écrites et traduites. Et, pour continuer sur ce terrain du « relatif », j’ai bien davantage trouvé mon bonheur dans les écrits délirants, hilarants et superbement inventifs de Barry Hughart que dans le plat réalisme, à peine teinté d’une légère touche de fantasmagorie, de Robert Van Gulik. Sur le ring, Maître Li et Bœuf Numéro Dix l’emportent donc par K.O. sur le Juge Ti.

 

 Alors peut-être me faudrait-il lire d’autres volumes des enquêtes du Juge Ti pour adhérer finalement à la secte ? Peut-être celui-ci était-il un peu faiblard ? Peut-être mes bêtes préjugés contre le policier ont-ils joué ? Je n’exclue rien. Mais, a priori, ça ne m’a pas vraiment donné envie de poursuivre dans la découverte de cette œuvre. Tant pis…

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Arlis des forains, de Mélanie Fazi

Publié le par Nébal

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FAZI (Mélanie), Arlis des forains, Paris, Bragelonne – Gallimard, coll. Folio Science-fiction, [2004] 2010, 307 p.

 

Ma chronique figurait sur le défunt site du Cafard cosmique... La revoici.

 

On a souvent et à juste titre loué – mais pas sur le site du Cafard, étrangement… – les talents de nouvelliste de Mélanie Fazi : que ceux qui en douteraient aillent immédiatement jeter un œil, ou même deux, sur ses excellents recueils Serpentine et Notre-Dame-aux-Écailles. Mais la réédition d’Arlis des forains, second roman de l’auteur et prix Masterton 2005, est l’occasion de voir ce dont elle est capable sur la forme longue.

 

Arlis James a onze ans. C’est un orphelin, élevé par des forains, dans une Amérique très (trop ?) vaguement définie, tenant plus du fantasme qu’autre chose, et difficile, pour ne pas dire impossible, à situer dans le temps. On l’a « trouvé », tout petit, dans la cage de l’ours Palmer, et depuis, il a été élevé par Lindy, qui lui a donné son nom.

Les autres enfants ne comprennent pas Arlis. Pour eux, l’enfant des forains mène une vie de rêve : pas d’école, pas d’attaches ; un ours, des singes et des serpents comme animaux « domestiques » ; la fête foraine en permanence… Mais, pour lui, la réalité est tout autre : lui aimerait avoir une vie plus « normale », il aimerait aller à l’école ; surtout, il aimerait savoir qui sont ses « vrais » parents…

Un jour, la caravane des forains fait halte dans la petite ville de Bailey Creek – cadre unique du roman. Là, Arlis, fait la connaissance des filles du pasteur local, et notamment de la malicieuse, cruelle et insupportable Faith, la cadette ; celle-ci – blasphème ultime et/ou confirmation de son prénom ? – l’initie, dans les champs de blé s’étendant à perte de vue, auprès de l’épouvantail, à d’inquiétants rites mi-païens mi-sataniques, invoquant le Seigneur des Moissons. Et, bientôt, d’étranges phénomènes semblent se produire autour des deux enfants… Fruits de leurs fantasmes ? Simples jeux innocents ? Quoi qu’il en soit, ces mystères – au sens fort, aurait-on envie de dire – seront pour Arlis l’occasion d’une quête des origines, d’une interrogation ultime de son passé…

Arlis des forains fait immanquablement penser à d’autres œuvres : si l’absence de véritables « freaks » dans la caravane des forains évacue étrangement le chef-d’œuvre de Tod Browning, on ne peut par contre s’empêcher de penser au célèbre et indispensable Cristal qui songe, de Theodore Sturgeon, ou, plus récemment, à l’excellente série à peu près contemporaine – tout juste antérieure pour être plus précis – La Caravane de l’étrange (Carnivále en VO), elle-même sous haute influence du roman de Sturgeon. Comme chez ce dernier, on se retrouve avec Arlis des forains dans un roman très intimiste et subtil, procédant par petites touches, et où l’enfance est magnifiquement dépeinte, de façon très touchante.

Mais si Cristal qui songe joue la carte de l’ambiguïté entre science-fiction et fantastique, Arlis des forains est clairement un pur roman fantastique : si ambiguïté il y a (et il y a…), c’est donc dans le caractère réel ou non de la surnature. Tout au long du roman, Mélanie Fazi sait remarquablement bien maintenir l’équilibre entre les deux thèses, celle selon laquelle les événements dépeints sont bel et bien surnaturels et celle selon laquelle ils ne le sont pas. Un exercice de haute voltige, très délicat, qui mérite d’être salué. Ce n’est pas la moindre qualité de ce roman, par ailleurs fort bien écrit, d’une plume toujours agréable et fluide, qui coule toute seule sans le moindre accroc.

Pourtant, ce n’est pas sans raison que l’on dit de Mélanie Fazi qu’elle est meilleure – bien meilleure – nouvelliste que romancière, et Arlis des forains n’est pas sans défauts. On ne s’attardera guère sur le flou, voire l’invraisemblance du cadre, après tout peut-être voulus, car participant de l’atmosphère du récit. Plus gênantes, des longueurs sont à signaler, et le roman aurait sans doute gagné à subir deux ou trois coupes ici ou là. De même, on pourra signaler comme péchés de jeunesse un certain nombre de lourdeurs dans la narration, comme – notamment – quelques pénibles et fort naïves dissertations sur la religion et la foi en général, ou certains rebondissements plus ou moins bien gérés (un l’est particulièrement mal : le « grand déballage » de Katrina au chapitre 15). Enfin, on pourra trouver la conclusion du roman un tantinet frustrante…

 

Arlis des forains n’est donc certainement pas ce que Mélanie Fazi a fait de mieux. Pour autant, cela reste un roman fantastique de facture plus que correcte, subtil, touchant et bien vu. Si l’on conseillera en priorité Serpentine et Notre-Dame-aux-Écailles aux néophytes, Arlis des forains constituera néanmoins par la suite une lecture tout à fait recommandable.

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"La Carte et le territoire", de Michel Houellebecq

Publié le par Nébal

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HOUELLEBECQ (Michel), La Carte et le territoire, Paris, Flammarion, 2010, 428 p.

 

Ça y est, je l’ai lu, ce dernier roman du Terrible Michou. Celui dont on dit qu’il fait l’unanimité de la critique pour lui, et auquel on prédit déjà le Goncourt. Ce qui ne l’empêche pas de se faire démolir la gueule par ailleurs, comme d’habitude : eh ! nous parlons d’un roman du Terrible Michou…

 

Mais moi, coming-out – enfin, pas vraiment : j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire à plusieurs reprises – je l’aime bien, Houellebecq ; je l’aime beaucoup, même. Et ce depuis Les Particules élémentaires, quand bien même je suis remonté ultérieurement à ses premiers ouvrages. À vrai dire, il ne se passe pas un an sans que je relise son (court) essai sur Lovecraft, qui me paraît d’une perfection formelle rare. Et j’ai par la suite lu tout ou presque de la production du bonhomme (c’est-à-dire pas son machin avec BHL, parce que faut pas déconner, non plus ; là, j’ai pas compris la blague…) ; chaque fois avec intérêt, si ce n’est toujours avec le même enthousiasme, car il y eut bien des déceptions : Plateforme, Lanzarote, ne valent pas Extension du domaine de la lutte, sans parler des Particules élémentaires ou de La Possibilité d’une île, à mon sens son chef-d’œuvre (je jette un voile pudique sur sa polésie, hein… ses essais sont par contre souvent intéressants). Mais, oui, chaque fois avec intérêt : dans tous ses livres, même les moins bons, Houellebecq avait quelque chose à dire ; même dans Plateforme, où il avait pourtant tendance à se pasticher lui-même, ce qui en fait son moins bon roman à mes yeux.

 

Aussi attendais-je avec une certaine impatience son nouveau roman. Mais une impatience mêlée d’anxiété, je ne le cacherai pas : je craignais en effet que Houellebecq se répète, qu’il ne fasse qu’appliquer une fois de plus les mêmes codes, que traiter des mêmes sujets, ce qui, à mon sens, aurait été une grave erreur après l’apothéose constituée par La Possibilité d’une île, roman que j’envisageais comme mettant un terme à un « cycle ». Peut-être est-ce pour cela que Houellebecq nous a fait mariner aussi longtemps. Car – je peux d’ores et déjà le dire – il ne s’est heureusement pas répété. Pour dire les choses simplement, il ne parle (quasiment) pas de sexe dans son dernier roman, et c’est tant mieux ; ce qui est parfois regrettable, par contre, c’est que son style s’est un tantinet affadi au passage, et que l’ensemble est nettement moins jubilatoire que ce que l’on avait pu lire de lui auparavant. Ces changements, il faut le reconnaître, n’ont pas été sans soulever d’énormes difficultés et ne sont pas forcément faciles à accepter – problème dont l’auteur est conscient et traite ouvertement dans son roman (p. 158, après un ironique « J’espère que Houellebecq va faire un bon texte… » – mais j’y viens) :

 

« C’est une grosse partie qu’on joue, tu sais. C’est très difficile de faire accepter une évolution artistique aussi radicale que la tienne. Et encore, je crois que c’est dans les arts plastiques qu’on est le plus favorisés. En littérature, en musique, c’est carrément impossible de changer de direction, on est certain de se faire lyncher. D’un autre côté si tu fais toujours la même chose on t’accusera de te répéter et d’être sur le déclin, mais si tu changes on t’accuse d’être un touche-à-tout incohérent. »

 

Car La Carte et le territoire est entre autres un roman sur le déclin et le changement, pétri des interrogations de son auteur, qu’on n’a jamais senti aussi investi dans son œuvre… alors qu’il y apparaît à la troisième personne. Procédé qui m’a paru étrange au premier abord de la part de Houellebecq, qu’on sentait d’habitude plutôt à la première personne ; c’est peut-être idiot, mais je n’ai pu m’empêcher de penser à Paul Auster… Mais nous y reviendrons plus tard.

 

La Carte et le territoire se présente plus ou moins comme la biographie de l’artiste (photographe, peintre, vidéaste) mondialement connu Jed Martin, qui court en gros de nos jours jusque vers le milieu du XXIe siècle. C’est donc un roman d’anticipation à court terme, obéissant tout d'abord à une structure en flashbacks. En effet, nous faisons la connaissance de Jed à un moment crucial de sa carrière, alors qu’il achève sa série de tableaux des « métiers » par un « raté » et se décide à contacter l’écrivain Michel Houellebecq pour dresser le catalogue de sa prochaine exposition – celle qui le rendra célèbre – et, mais il ne le sait pas encore, pour en faire le portrait.

 

 Mais nous revenons avec lui en arrière, au tout début de sa carrière. Nous le suivons dans ses relations tumultueuses avec son architecte de père, puis entamer sa série de photographies de cartes Michelin qui donnent son titre au roman, pastichant Korzybski et sa sémantique générale – son premier travail d’envergure. Nous connaissons ainsi ses deux seules amours – Geneviève, tout d’abord, puis, surtout, la divine Olga. Et, quand celle-ci quitte la France pour la Russie, nous le voyons abandonner tous ces travaux photographiques pour entamer, en peinture, la série des « métiers » qui devait le rendre mondialement célèbre – et s’achever par « Michel Houellebecq, écrivain ».

 

La confrontation des deux personnages ne manque pas de sel, et Houellebecq ne se montre guère complaisant envers lui-même – même si l’on pourrait lui reprocher une tendance à l’auto-apitoiement, j’imagine. Beau portrait d’un dépressif, en tout cas.

 

Et puis, subitement, nous changeons de point de vue. J’imagine que ce n’est un secret pour personne, mais disons spoiler à tout hasard : Houellebecq est assassiné, de manière particulièrement atroce. Le roman prend alors des allures de polar mâtiné de gore, qui ont de quoi laisser perplexe, avant de retourner à Jed Martin et à son œuvre ultime, à la fin de sa vie.

 

Disons-le tout de go : La Carte et le territoire disposait de tous les ingrédients pour être un très grand roman sur l’art, le changement, le déclin et la dépression. En l’état, ce n’est pourtant qu’un Houellebecq, non pas franchement mauvais, mais, disons, mineur. Meilleur à mon sens que Plateforme, mais nettement inférieur aux Particules élémentaires et à La Possibilité d’une île. Comme toujours chez Houellebecq, les réflexions pertinentes et saisissantes ne manquent pas ; fait davantage nouveau, on y trouve d’assez nombreuses scènes authentiquement poignantes.

 

Hélas, ces atouts indéniables se voient contrebalancés par de très agaçants tics d’écriture, qui donnent un peu l’impression d’un Houellebecq faisant son Houellebecq sans même y croire : ici, je pense notamment à cette pénible manie du name-dropping et de l’ingérence de people dans le bouquin, franchement insupportable, a fortiori quand le people en question est le cabot Beigbeder, tout simplement à baffer. Je noterais également que le style de Houellebecq, qui m’avait jusqu’alors toujours frappé par sa justesse, son remarquable sens de la formule, son talent pour le mot parfait, m’a paru dans ce roman bien plus fade que d’ordinaire, pour des raisons qui m’échappent encore.

 

Sur le fond, la tendance à l’autodestruction de Houellebecq pourra sans doute en agacer plus d’un – et l’égocentrisme qui accompagne presque nécessairement la dépression aussi. Mais, pour des raisons qu’il sera sans doute inutile d’expliquer, je suis ici solidaire du Terrible Michou. J’ai trouvé plus gênant que cette, euh, « négation du vouloir-vivre », comme disait l’autre, débouche sur un sous-polar dont on se demande un petit peu quelle est la raison d’être. C’est d’autant plus dommage que la fin – qui nage en pleine science-fiction – est tout à fait sublime…

 

La Carte et le territoire est donc un roman bancal, et certainement pas le meilleur de son auteur. S’il gagne effectivement le Goncourt ou tout autre prix du même genre, j’accorderai volontiers aux détracteurs du Terrible Michou que cela relèverait de l’imposture pure et simple. Mais je ne les suivrai pas dans leur acharnement à l’encontre de ce roman et de son auteur : non, La Carte et le territoire n’est pas un pathétique étron pseudo-littératurant dénué de style comme d’intérêt ; c’est même un roman plus que correct : simplement décevant eu égard à ce qu’il promettait. Et non, Houellebecq n’est pas un imposteur : c’est un écrivain plus que respectable, et qui vaut bien mieux que la caricature qu’on en dresse trop souvent (et qu’il a contribué à dessiner, certes).

 

 Doit-on par contre en conclure que Houellebecq est fini ? À s’en tenir à son portrait dans le roman, on pourrait effectivement le croire au bout du rouleau… Mais, après tout, ce n’est qu’un roman. Et, après le mauvais Plateforme, il y eut l’excellent La Possibilité d’une île. Alors wait and see

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"The Wizard of Oz", de L. Frank Baum

Publié le par Nébal

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BAUM (L. Frank), The Wizard of Oz, introduced by Cornelia Funke, illustrations by David McKee, London, Penguin Books, coll. Puffin Books, [1900, 1982] 2008, VII + 187 p.

 

Cornelia Funke entame son introduction – par ailleurs fort dispensable – à cette édition de The Wizard of Oz de L. Frank Baum par ce simple constat : en Allemagne, où elle est née, les enfants ne lisent pas Le Magicien d’Oz. Constat que l’on peut étendre sans problème à la France, et sans doute au reste de l’Europe, y compris – du moins j’ai tendance à le croire – aux îles britanniques. Le « vieux monde » a d’autres classiques de la littérature enfantine, et ce même en langue anglaise, où l’on pensera avant tout à Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll et à Peter Pan de James Matthew Barrie. À l’évidence, Le Magicien d’Oz est un mythe spécifiquement américain.

 

Aussi, pour ma part, n’en connaissais-je finalement pas grand-chose, pour n’avoir jamais lu le livre de L. Frank Baum, publié en 1900, ou vu le célèbre film qui révéla Judy Garland en 1939 – même si j’étais bien conscient, cela va de soi, de l’existence de ces deux œuvres. En fait, ce que je connaissais du Magicien d’Oz venait de réinterprétations ou réappropriations plus modernes et plus ou moins outrées : sans parler du Zardoz de John Boorman, j’évoquerais ici la génialissime bande-dessinée pornographique Filles perdues d’Alan Moore et Melinda Gebbie… ou le documentaire foldingue accompagnant le concert des Scissor Sisters sur le DVD We Are Scissor Sisters… And So Are You (le groupe ayant par ailleurs signé un morceau éloquemment titré « Return to Oz »). C’est d’ailleurs afin de lire sereinement une de ces réappropriations – le CosmoZ de Claro – que je me suis finalement décidé à lire Le Magicien d’Oz (me reste à voir le film…).

 

Donc je connaissais les principaux personnages de l’histoire, mais sans en connaître totalement les tenants et les aboutissants. Il était temps de combler cette lacune.

 

Tout commence au Kansas, terre grise, où des champs uniformément gris et plats s’étendent à l’infini. La petite Dorothy y vit auprès de son oncle Henry et de sa tante Em, avec son chien Toto. Mais, un jour, la maison où ils vivent est emportée par un cyclone alors que Dorothy et Toto se trouvent à l’intérieur, sans avoir eu le temps de se réfugier dans la cave. Cela n’empêche pas Dorothy de s’endormir… Mais quand elle se réveille, c’est dans un monde bien différent du Kansas.

 

Une terre magnifique, fleurie et boisée, riante, où la petite fille est accueillie en héroïne par les Munchkins. C’est que sa maison a eu la bonne idée de tomber sur la Méchante Sorcière de l’Est, la tuant sur le coup, et libérant les Munchkins de l’esclavage. En guise de récompense, Dorothy obtient les souliers argentés de la Méchante Sorcière de l’Est, et un baiser protecteur de la Gentille Sorcière du Nord, amie des Munchkins. Mais voilà : ce pays a beau être magnifique, Dorothy est obnubilée par une idée : retourner au Kansas, où son oncle Henry et sa tante Em doivent s’inquiéter… Mais comment faire ? Seul le Grand Magicien d’Oz, c’est-à-dire Oz lui-même, doit pouvoir faire quelque chose à ce sujet ; le mieux, pour Dorothy, est donc de suivre la route pavée de briques jaunes qui mène à la Cité d’émeraude, pour demander à Oz de la renvoyer au Kansas.

 

En chemin, Dorothy multiplie les rencontres. C’est, tout d’abord, l’Épouvantail qui l’accompagne, après qu’elle l’a libéré de son champ. Il se plaint de n’avoir pas de cervelle, et se dit que le Grand Oz pourrait sans doute lui en donner une, ce qui ferait de lui un être intelligent. Puis vient le Bûcheron d’étain : lui, c’est d’un cœur qu’il se languit, et il rejoint la compagnie pour la même raison. Arrive enfin le Lion peureux, qui entend bien demander à Oz du courage. Et tous de suivre la route de briques jaunes pour rencontrer le Grand et Terrible Oz… mais ce n’est que le début de leurs aventures.

 

Évidemment, une chose saute très vite aux yeux du lecteur adulte – et probablement aussi à ceux d’un enfant : c’est que les compagnons de route de Dorothy, ironiquement, partent en quête de ce qu’ils ont déjà sans le savoir. L’Épouvantail, ainsi, pour avoir une tête remplie de paille, n’en est pas moins le personnage le plus astucieux de la petite troupe, et fait preuve à maintes reprises de son esprit brillant ; de même, le Bûcheron d’étain se révèle très vite un être sensible – trop sensible, sans doute, lui dont les larmes entraînent la rouille… Le lion peureux, enfin, fait montre régulièrement d’une bravoure sans égale. On se doute, dès lors, que Dorothy aussi se voit réserver une petite surprise du genre… Et c’est avec humour et astuce que L. Frank Baum joue de ces paradoxes.

 

Il n’en reste pas moins que Dorothy, la conne, alors qu’elle se trouve dans un endroit aussi merveilleux, veut retourner dans la grisaille horizontale du Kansas. Pourquoi ? Telle est sa réponse à l’Épouvantail (p. 27) :

 

« ‘No matter how dreary and grey our homes are, we people of flesh and blood would rather live there than in any other country, be it ever so beautiful. There is no place like home.’

« The Scarecrow sighed.

« ‘Of course I cannot understand it,’ he said. ‘If your heads were stuffed with straw, like mine, you would probably all live in the beautiful places, and then Kansas would have no people at all. It is fortunate for Kansas that you have.’ »

 

On le voit, Le Magicien d’Oz ne manque donc pas d’humour… Mais c’est aussi et avant tout un livre d’une grande inventivité, d’une féerie remarquable, d’une – lâchons le mot – fantasy étonnante et fourmillant d’idées, très en avance sur son temps – telle est du moins l’impression que ce court roman pour la jeunesse m’a laissée. On y trouve en effet mêlés les modes du conte façon Alice au pays des merveilles, avec notamment une succession de saynètes souvent très courtes et passablement surréalistes, et, en même temps, un mode de la quête, empruntant aux récits de chevalerie, et annonçant, si ce n’est encore Le Seigneur des anneaux, au moins Bilbo le Hobbit, et ce avec un luxe de détails : l’aventure est très précisément détaillée, au point de pouvoir être rendue sur une carte au jour près (les haltes pour les repas et le repos sont toujours mentionnées), et, si les saynètes sont toutes plus folles les unes que les autres, à la différence de ce qui se produit chez Carroll, où c’est la « logique illogique » des rêves qui prédomine, l’enchaînement des séquences est ici très rigoureux, obéissant à un plan. Nous avons vraiment une « compagnie » qui effectue une quête, découpée en trois actes, et c’est une chose qui m’a paru assez visionnaire.

 

Je ne m’étendrai guère sur le style, extrêmement simple – d’aucuns, à l’époque, le jugèrent « trop simple »… –, ce qui rend la lecture en anglais de The Wizard of Oz extrêmement aisée.

 

Sur le pur plan du simple plaisir de lecture, Le Magicien d’Oz est à n’en pas douter une très grande réussite, et mérite bien ses lauriers de classique de la littérature enfantine. Sous cet angle, il vaut bien à mon sens le cruel mais néanmoins excellent Peter Pan, et l’on ne peut que regretter la méconnaissance de cette œuvre chez les bambins français. Mais si l’on s’éloigne de ce seul plan pour accéder à celui du sens, de la symbolique, je dois avouer, ici, y préférer largement Peter Pan et plus encore les Alice du pourtant très austère Lewis Carroll, en raison d’un certain moralisme imprégnant Le Magicien d’Oz, et dont nous avons eu un aperçu tout à l’heure. J’ai failli écrire un moralisme « typiquement américain », mais je craignais les attaques contre mon supposé anti-américanisme primaire (ou secondaire, ça dépend des jours)… Loin de moi toute velléité de ce genre, mais je pense, oui, que sur le plan symbolique, The Wizard of Oz est bien un livre « définitivement américain » : son optimisme, sa morale, ses personnages et leur destin, tout ou presque en somme, me paraissent typiques de conceptions propres au « nouveau monde », et cela explique peut-être pourquoi ce livre, pourtant fort réussi, n’a finalement pas trouvé son public en Europe.

 

 Qu’importe. J’ai passé un excellent moment en compagnie de Dorothy, de Toto, de l’Épouvantail, du Bûcheron d’étain et du Lion peureux. Me reste plus qu’à lire CosmoZ

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"The Strange Case of Dr Jekyll & Mr Hyde", de Robert Louis Stevenson

Publié le par Nébal

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STEVENSON (Robert Louis), The Strange Case of Dr Jekyll & Mr Hyde, London, Penguin Books, coll. Penguin Red Classics, [2002] 2006, 87 p.

 

Être confronté à un mythe moderne n’est pas sans inconvénients. Or c’est bien de cela qu’il s’agit avec The Strange Case of Dr Jekyll & Mr Hyde de Robert Louis Stevenson : l’histoire, dans ses grandes lignes, que l’on ait lu ou pas le (très) court roman en question, on la connaît. On sait qui sont Henry Jekyll et Edward Hyde, on n’a pas besoin de dire « attention, spoiler ! » avant de préciser que le nœud du problème, c’est qu’il s’agit de la même personne, présentée sous ses deux faces, l’une claire, et l’autre obscure… Tout simplement parce que le (très) court roman de Robert Louis Stevenson a infusé dans notre culture, et qu’on n’en compte pas les adaptations plus ou moins fidèles, sans parler des pastiches, hommages et parodies. Tenez, là, immédiatement, je pense à Alan Moore et à son excellente Ligue des Gentlemen Extraordinaires (même si son Edward Hyde est peu ou prou, physiquement en tout cas, l’antithèse de celui décrit par Stevenson, qui parle lui quasiment d’un « nain »), ou encore à Serge Gainsbourg, ou plus récemment à la série télévisée Jekyll

 

Difficile de déterminer ce que l’auteur de L’Île au trésor aurait bien pu penser de tout ça, ou s’il avait pu songer ne serait-ce qu’un instant que sa création, révolutionnaire, rencontrerait un tel écho. Car, là encore, on peut bien parler de création révolutionnaire, tant le Dr Jekyll constitue une des plus belles variations sur le savant fou qu’ait connu la proto-science-fiction, avec ses confrères Frankenstein et Moreau. Et, bien sûr, au-delà, il y a cette magnifique idée du dédoublement de personnalité… qui deviendra bien vite un parfait cliché. Mais, si je ne m’abuse, n’était-ce pas Baudelaire qui définissait le génie comme étant la faculté de créer des lieux communs ?

 

Mais le fait est que tout cela ne facilite pas la tâche pour le lecteur contemporain qui, tournant les pages, connaît déjà les principaux rebondissements, et sait quel sera le dénouement, pour l’essentiel. Ne lui restent à découvrir que les détails de la narration, le cheminement de cette « étrange affaire »… en espérant que cela suffise à le passionner.

 

Nous sommes donc à la fin du XIXe siècle, à Londres. Le personnage principal est un juriste faisant plus ou moins fonction de notaire, Mr Utterson. Celui-ci, lors d’une promenade, se voit confier une histoire par un sien cousin : une nuit, ce dernier avait vu un homme d’aspect répugnant percuter puis piétiner une petite fille avant de continuer son chemin comme si de rien n’était ; mais le cousin de Mr Utterson l’intercepta, et une petite foule s’assembla, réclamant un dédommagement pour la fillette ; la brute s’exécuta, et rapporta un chèque signé Henry Jekyll.

 

Or Utterson connaît bien Jekyll, et s’étonne de ce qu’il fréquente de telles personnes. C’est ainsi qu’il commence son enquête sur celui qu’il apprend bientôt à désigner sous le nom d’Edward Hyde, que le Dr Jekyll lui assure être de bonne compagnie et ne présenter aucun danger. Mais la fable cesse le jour où Hyde est identifié comme le coupable d’un meurtre particulièrement sauvage sur la personne d’un membre du Parlement… L’enquête d’Utterson se poursuit, tandis que Jekyll se montre de plus en plus fuyant et asocial…

 

Tout s’éclaircira, en définitive, par le biais de deux lettres, deux « confessions » : celle du Dr Lanyon, un ami commun, et enfin celle du Dr Jekyll lui-même, expliquant toute l’affaire.

 

Ce (très) court roman – allez, disons-le enfin : cette nouvelle – adopte ainsi une structure plutôt originale, et assez intéressante en tant que telle. Mais est-ce suffisant pour maintenir l’intérêt du lecteur contemporain ? Hélas, je ne le crois pas… Parce que nous connaissons décidément cette histoire. Nous savons ce qui se cache derrière les moindres faits et gestes du Dr Jekyll qui intriguent tant Utterson. Nous connaissons le lien unissant Jekyll et Hyde. Nous connaissons le fond de l’affaire, tant sur le strict plan narratif que sur le plan symbolique, et, osons le vilain mot, philosophique. Aussi le lecteur contemporain – mais non, je ne devrais parler qu’en mon nom propre : aussi me suis-je ennuyé à la lecture de The Strange Case of Dr Jekyll & Mr Hyde.

 

J’ajouterais que le style de l’auteur, assez contourné, ne m’a pas facilité la tâche, et ne m’a pas rendu cette lecture plus agréable…

 

 Alors on peut certes reconnaître du génie à Robert Louis Stevenson pour The Strange Case of Dr Jekyll & Mr Hyde ; lui enlever son mérite serait injuste, et probablement faire preuve d’anachronisme. Mais peut-on encore aujourd’hui s’enthousiasmer à la lecture de cette longue nouvelle ? Ici, je serais beaucoup plus réservé… Ce ne fut pas mon cas, quoi qu’il en soit. Je ne regrette pas d’avoir lu ce qu’il convient bien d’appeler un monument du genre, en raison même de ce statut, mais n’en ferais pas une lecture recommandable ou encore moins indispensable. Parce que ce livre aussi, à l’instar de son personnage-titre, a sa malédiction : celle d’être trop connu.

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Deux dédicaces à Scylla pour le prix d'une !

Publié le par Nébal

Celle de Vincent Gessler pour Cygnis (31/07/2010) :

 

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Et celle de Léo Henry, Jacques Mucchielli et Stéphane Perger pour Bara Yogoï, entre autres jolies choses (18/09/2010) : 

 

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"L'Edition électronique", de Marin Dacos & Pierre Mounier

Publié le par Nébal

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DACOS (Marin) & MOUNIER (Pierre), L’Édition électronique, Paris, La Découverte, coll. Repères, 2010, 126 p.

 

Je le confesse, avec une certaine honte : bien qu’étant dans un sens en plein dedans, et même si aujourd’hui c’est déjà demain, j’ai un peu de mal à m’intéresser à l’édition électronique. Quand on me parle de DRM, de liseuses, et de toutes ces sortes de choses, je fais d’autant plus facilement celui qui ne comprend pas que ce n’est guère un rôle de composition…

 

D’où l’acquisition et la lecture (un peu forcée…) de ce récent petit ouvrage, qui, dans mon cas désespéré, pouvait s’avérer salutaire. Quelques mots sur les auteurs tout d’abord : à ma gauche, Marin Dacos, directeur du Centre pour l’édition électronique ouverte (Cléo), agrégé d’histoire et ingénieur de recherches au CNRS, fondateur du portail Revues.org et du logiciel d’édition électronique Lodel, auteur de Read/Write Book. Le livre inscriptible ; à ma droite, Pierre Mounier, ancien élève de l’ENS, enseignant à l’EHESS, créateur du site Homo Numericus, auteur de Les Maîtres du réseau : une histoire politique d’Internet. Ensemble, ils développent le portail Hypotheses.org et animent un séminaire à l’EHESS sur les Digital Humanities. Et ici, en l’espace d’environ 120 pages, ils font autant que possible le tour de la (vaste) question de l’édition électronique.

 

Une question qui a plusieurs dimensions, et qui recouvre plusieurs réalités : l’édition électronique, ce peut être la numérisation d’ouvrages déjà existants sous forme de livres « physiques », l’édition numérique à proprement parler, ou même l’édition en réseau. Mais avant de se pencher sur ces trois formes d’édition électronique, les auteurs s’intéressent aux dimensions juridique et économique de la question.

 

Il convient en effet tout d’abord de se demander ce que devient le droit d’auteur à l’épreuve du numérique, et c’est l’objet du premier chapitre. Ici, deux logiques s’affrontent, celles du tout ou rien. Mais si le domaine public ne paraît pas extensible à l’infini, et si les DRM, trop rigides, ne semblent pas davantage fournir une solution convenable, la porte de sortie pourrait se trouver dans un entre-deux consistant à revenir aux sources mêmes du droit d’auteur : c’est après tout le principe même des licences libres, et en particulier des Creative Commons.

 

J’en ai été le premier surpris, mais le chapitre consacré à la dimension économique de l’édition électronique m’a paru tout à fait passionnant. J’en ai retenu, tout d’abord, la difficulté à élaborer un modèle économique satisfaisant pour l’édition électronique, puis l’idée qu’elle est soumise aux lois de l’économie des biens culturels. Mais, surtout, j’ai trouvé très intéressants les développements consacrés à la théorie de Chris Anderson sur l’économie de la longue traîne (un développement de la loi de puissance de Pareto), et ses conséquences, et notamment celle dite de « l’économie de l’attention » (p. 44) :

 

« Les deux règles de l’économie de la longue traîne selon Anderson sont les suivantes :

« 1) rendre chaque chose disponible (make everything available) ;

« 2) aider à la trouver (help me find it). »

 

D’où une pression importante à la gratuité d’accès aux biens informationnels, et l’importance des moteurs de recherche.

 

On passe ensuite à l’étude de l’édition électronique à proprement parler, tout d’abord avec la numérisation d’ouvrages déjà existants, c’est-à-dire la conversion vers un support numérique d’un support physique. Il y a loin de l’entreprise isolée de Michael Hart en juillet 1971 et du projet Gutenberg des origines à la numérisation de masse – industrielle, pourrait-on dire – entreprise par Google… laquelle n’a pas été sans soulever de vives réactions partout dans le monde, et, on s’en souvient, en France en particulier. Quoi qu’il en soit, la numérisation ne cesse de gagner en qualité, richesse et choix des informations ; elle autorise en outre de nouvelles fonctionnalités, qui sont autant de valeurs ajoutées : le data mining, l’éditorialisation ou encore l’interconnexion. Mais c’est là encore un projet largement inachevé.

 

Le deuxième pan de l’édition électronique concerne l’édition numérique : cette fois l’édition de texte est nativement numérique, mais n’est pas encore spécifiquement pensée pour les usages en réseau. C’est ici que l’on se pose essentiellement la question des liseuses et des caractéristiques du texte électronique idéal. Celui-ci doit être lisible (c’est-à-dire décrit grâce à un format ouvert, recomposable et conservable), manipulable (c’est-à-dire indexable et cherchable, copiable et collable, annotable ou inscriptible) et citable (c’est-à-dire identifiable, correctement décrit, et interopérable). Mais on voit ensuite combien les éditeurs sont encore à la traîne dans ce domaine, pour l’essentiel (si l’on excepte les contenus scientifiques).

 

Le troisième et dernier pan de l’édition électronique concerne l’édition en réseau : c’est ici que l’on retrouve les entreprises telles que Wikipédia, certains forums au contenu rédactionnel marqué (comme des forums de voyage), mais aussi certains blogs, et plus encore réseaux de blogs…

 

En conclusion, les auteurs dégagent cinq piliers de l’édition électronique : la structuration de l’information, la documentation de l’information, l’optimisation des conditions de lecture, l’appropriation par les lecteurs, et enfin le développement des interopérabilités. Mais ils notent qu’il y a à cet égard un véritable fossé de compétences qui s’étend rapidement…

 

 En somme, un petit livre utile et finalement plutôt intéressant, qui m’a ouvert les yeux sur quelques points qu’il est aujourd’hui nécessaire de connaître. Salutaire, donc.

CITRIQ

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"The Graveyard Book", de Neil Gaiman

Publié le par Nébal

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GAIMAN (Neil), The Graveyard Book, with illustrations by Dave McKean, London – Berlin – New York, Bloomsbury, 2008, 312 p.

 

Disons les choses clairement : si j’adule Neil Gaiman, c’est avant tout pour Sandman, une des plus grandes bandes dessinées de tous les temps. En deuxième position, je placerais ses nouvelles, et je maintiens qu’il est à l’heure actuelle un des plus grands maîtres de l’histoire courte, du moins quand il veut bien s’en donner la peine : lisez-moi donc Miroirs et fumée et Des choses fragiles. Pour ce qui est des romans, je suis d’un avis plus mitigé. À mon sens, la plupart sont largement surestimés, et en premier lieu le surprimé American Gods, qui m’a personnellement laissé assez froid, de même que sa « suite » Anansi Boys. J’y préfère déjà Neverwhere, même si bon, et plus encore et de très loin cette fois l’excellent Stardust. Par contre – et même si l’on pourrait peut-être se poser la question dans ce dernier cas (?) – je n’avais jusqu’à présent pas lu d’œuvres de Neil Gaiman destinées à la jeunesse (non, même pas Coraline, même si j’adoré le dessin animé d’Henry Selick) ; j’ai voulu réparer cette incongruité, en VO tant qu’à faire, avec le petit dernier, The Graveyard Book.

 

En traversant la Manche, The Graveyard Book de Neil Gaiman a été bizarrement (?) rebaptisé L’Étrange Vie de Nobody Owens. Et c’est un peu dommage, dans la mesure où ce roman destiné à la jeunesse est une adaptation moderne et morbide – à la Tim Burton ancienne mode, si l’on veut – du Jungle Book, ou Livre de la jungle de Rudyard Kipling ; ce que, je plaide coupable, je n’ai pas pigé avant que l’auteur me mette le nez dedans, mais il faut dire que, honte sur moi, je n’ai jamais lu Le Livre de la jungle ; ça devient pourtant évident une fois qu’on le sait…

 

Voyez plutôt. Une nuit, dans ce que l’on supposera être une ville anglaise mais qui restera non identifiée. Un sinistre individu présenté comme étant « the man Jack » (je crois qu’en français ils ont rendu ça par « le Jack ») assassine au couteau une famille entière : le père, la mère, la fille, et… mais non, le tout jeune fils, presque un bébé, est sorti par la fenêtre ! Un hasard, un pur hasard. De même, c’est par hasard que ses pas hasardeux l’ont dirigé vers le vieux cimetière en haut de la colline. C’est pourtant ce qui va lui sauver la vie : là, les fantômes le protègeront du Jack. Il obtiendra la protection du cimetière, sera adopté par un couple de morts, les Owens, et rebaptisé Nobody Owens (Bod pour les intimes). Quant à sa garde, elle sera confiée à Silas, un étrange individu, ni réellement mort, ni réellement vivant (eh eh…).

 

Pendant près de la moitié du roman, on ne trouve guère de fil rouge : on se contente de voir grandir Bod, et de découvrir avec lui les mystères du cimetière. C’est ainsi qu’on le verra affronter sa peur incarnée dans « the Sleer » (aucune idée de comment ils ont traduit ça) accompagné d’une petite fille, faire un bout de chemin, bien malgré lui, avec une bande de goules, ou encore chercher désespérément à ériger une pierre tombale pour une défunte sorcière de ses amies. Mais – et ce dernier épisode ne fait que le confirmer – les vrais dangers, pour Bod, ne sont pas dans le cimetière, mais à l’extérieur.

 

Car le Jack est toujours à ses trousses.

 

Dans la seconde partie du roman, pourtant, c’est un Bod adolescent, et par-là même têtu, que nous voyons affronter le monde extérieur. Et, à mon sens tout du moins, c’est là que le roman gagne véritablement en intensité.

 

Jusque-là, en effet, The Graveyard Book était « bien », dira-t-on. Sans surprise de la part de Neil Gaiman, c’était bien écrit, très imaginatif, onirique, avec régulièrement la petite touche d’humour so british qui va bien… Bref, ça se lisait avec plaisir, mais sans non plus déchaîner l’enthousiasme. C’était même parfois un peu frustrant, ce côté un peu « fix-up »… Mais passé « l’interlude », les chapitres se font plus longs, et gagnent en tension dramatique, tandis que Bod acquiert vraiment du caractère, lui qui n’avait jusqu’alors qu’une certaine neutralité infantile. La mélancolie, la colère, deviennent des traits prépondérants chez le jeune homme, qui mérite enfin véritablement ce titre. Et quand Bod se retrouve de nouveau – et sans surprise – confronté au Jack, Neil Gaiman se transforme de manière inattendue en véritable maître du suspense.

 

The Graveyard Book sait jouer ainsi sur deux tableaux : d’une part, il régale de par son onirisme morbide, non dénué d’humour, riche en jolies scènes (je pense notamment à une danse macabre de toute beauté) ; d’autre part, il se montre un roman initiatique d’une grande pertinence, culminant dans une apothéose d’action et de suspense maîtrisée avec un talent rare.

 

Cerise sur le gâteau : l’ouvrage est illustré par le grand pote de Neil Gaiman, l’excellent Dave McKean, et cela est bon.

 

 Bref, j’ai passé un très bon moment de lecture avec The Graveyard Book, et en ai tiré deux résolutions : 1° Lire un de ces jours Coraline ; 2° Lire aussi Le Livre de la jungle, parce que hein, bon…

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"De la liberté de penser", de Johann Gottlieb Fichte

Publié le par Nébal

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FICHTE (Johann Gottlieb), De la liberté de penser, traduit de l’allemand par Jules Barni, révision de la traduction, notes et postface de Cyril Morana, Paris, Fayard – Mille et une nuits, [1793-1859] 2007, 78 p.

 

ATTENTION ! Ce compte rendu n’a rien à voir avec Florent Pagny (vous êtes prévenus).

 

Contexte : nous sommes en 1793. En France, c’est la Révolution, et même, plus précisément, la Terreur. Outre-Rhin, Johann Gottlieb Fichte est un jeune philosophe encore méconnu, mais qui vient d’être « adoubé » par son maître à penser Kant pour sa Critique de toute révélation, qu’on a même un temps attribué à l’auteur de la Critique de la raison pure. Comme Kant, Fichte est enthousiasmé par la Révolution française, même si les débordements de la Terreur lui répugnent ; il n’entend cependant pas jeter le bébé avec l’eau du bain. C’est pourquoi il va écrire des Considérations destinées à rectifier les jugements du public sur la Révolution française, qui seront précédées d’un texte anonyme mais capital, De la revendication de la liberté de penser auprès des princes de l’Europe qui l’ont opprimée jusqu’ici, titre abrégé pour cette édition en De la liberté de penser.

 

En effet, pour Fichte, la cause est entendue : la Terreur n’est pas le produit nécessaire des idéaux des Lumières, comme les idéologues contre-révolutionnaires entendent le démontrer, mais s’explique par une liberté de penser trop longtemps oppressée. Dès lors, deux voies s’ouvrent aux princes et aux peuples : la voie rapide et hasardeuse de la Révolution, ou la voie lente et sûre du progrès continu des Lumières, passant par la liberté de penser.

 

Car celle-ci, selon Fichte, ne saurait en aucun cas être abandonnée par le peuple en faveur du prince : elle n’est pas un droit aliénable, pouvant donc figurer dans un contrat, et notamment dans le contrat social, mais bien un droit inaliénable, et même, pourrait-on dire, le droit inaliénable par excellence, puisque c’est cette liberté de penser, qui n’est qu’un corollaire de la conscience, qui distingue véritablement l’homme de l’animal ; un homme qui abandonnerait au prince sa liberté de penser se rabaisserait ainsi au rang du bétail…

 

La liberté de penser est donc fondamentale ; elle est un droit inaliénable entre tous, et il en va bien entendu de même de son corollaire, la liberté d’expression, sans quoi elle ne servirait pas à grand chose. Le bon prince, bien loin de bafouer liberté de penser et liberté d’expression, se doit au contraire de les favoriser. Car il ne saurait pour sa part imposer une vérité, qui ne saurait être que subjective – il n’est en la matière pas plus infaillible qu’un autre – ; en tant qu’individu, il bénéficie bien entendu de ces mêmes droits que tout un chacun, mais mettre l’appareil étatique au service de ses propres conceptions serait le début de l’oppression.

 

Et de quel droit le ferait-il ? Au nom du bonheur de ses sujets ? Mais ce n’est pas ce qu’on lui demande, selon Fichte ; on n’attend autre chose de lui que la justice (p. 19) :

 

« Et surtout, vous tous qui vous en sentez la force, déclarez la guerre à ce premier préjugé d’où dérivent tous nos maux, à ce fléau qui cause toute notre misère, à cette maxime enfin que la destination du prince est de veiller à notre bonheur. Poursuivez-la, à travers tout le système de notre savoir, dans tous les recoins où elle se cache, jusqu’à ce qu’elle ait disparu de la terre et qu’elle soit retournée dans l’enfer, d’où elle est sortie. Nous ne savons pas ce qui peut assurer notre bonheur : si le prince le sait, et s’il est là pour nous y conduire, nous devons suivre notre guide les yeux fermés. Aussi fait-il de nous ce qu’il veut ; et, quand nous l’interrogeons, il nous donne sur sa parole que ce qu’il fait est nécessaire à notre bonheur. Il passe une corde au cou de l’humanité et s’écrie : « Allons, tais-toi, tout cela est pour ton bien. » [N.d.A. : C’est ce que le bourreau de l’Inquisition disait à don Carlos en accomplissant une œuvre de ce genre. De quelle merveilleuse façon pourtant se rencontrent des gens de divers métiers !]

« Non, prince, tu n’es pas notre dieu. De lui nous attendons le bonheur ; de toi, la protection de nos droits. Tu ne dois pas être bon envers nous ; tu dois être juste. »

 

Sages paroles que l’on ferait bien de méditer de nouveau, en ces temps fâcheux où l’on s’autorise un peu trop du suffrage universel pour faire tout et n’importe quoi au nom du bien du peuple…

 

Fichte poursuit plus loin sur le rôle du prince en développant ces premières idées, et l’on voit qu’il le remet à sa juste place (pp. 55-56) :

 

« Vous distribuez des fonctions et des dignités publiques, vous répandez des trésors et des marques d’honneur, vous secourez l’indigent et vous donnez du pain au pauvre ; mais c’est un grossier mensonge de vous dire que ce sont là des bienfaits. La fonction que vous donnez n’est pas un présent que vous faites : c’est une partie de votre fardeau que vous chargez sur les épaules de votre concitoyen, quand vous la confiez au plus digne ; c’est un vol que vous faites à la société et au plus digne, quand vous le donnez à celui qui l’est moins. Les marques d’honneur que vous distribuez, ce n’est pas vous qui les distribuez : elles étaient déjà décernées à chacun par sa propre vertu, et vous n’êtes que les sublimes interprètes de cette vertu auprès de la société. L’argent que vous distribuez ne fut jamais le vôtre : c’est un bien qui vous a été confié, un bien que la société a déposé entre vos mains pour venir en aide à tous les besoins, c’est-à-dire aux besoins de chaque individu. La société le distribue par vos mains. Celui qui a faim et à qui vous donnez du pain en aurait si l’union sociale ne l’avait pas forcé à le donner ; la société lui rend, par votre intermédiaire, ce qui lui appartenait. Quand vous faisiez tout cela avec une sagesse toujours clairvoyante, avec une conscience toujours incorruptible, que vous ne vous trompiez jamais, que vous ne vous égariez jamais, vous ne faisiez que votre devoir. »

 

Ces paroles seraient-elles dures à entendre pour les princes d’Europe ? Mais c’est bien à eux, pourtant, que s’adresse Fichte en définitive, et c’est leur rendre service (pp. 61-63) :

 

« Et surtout, apprenez enfin à connaître vos véritables ennemis, ceux qui seuls se rendent coupables envers vous de lèse-majesté, ceux qui seuls portent atteinte à vos droits sacrés et à votre personne. Ce sont ceux qui vous conseillent de laisser vos peuples dans l’aveuglement et l’ignorance, de répandre parmi eux de nouvelles erreurs, d’entretenir soigneusement les anciennes, d’empêcher et de défendre la libre recherche en tout genre. Ils tiennent vos royaumes pour des royaumes de ténèbres, qui ne peuvent absolument subsister à la lumière. Ils croient que vos droits ne peuvent s’exercer que dans les ombres de la nuit, et que vous ne sauriez gouverner que des aveugles et des sourds. Celui qui conseille à un prince d’empêcher, dans son peuple, le progrès des lumières, lui dit en face : « Tes prétentions sont de telle nature, qu’elles révoltent la raison de tous les hommes : il faut que tu l’étouffes ; tes principes et tes actes ne souffrent pas la lumière : ne permets pas à tes sujets de s’éclairer, si tu ne veux pas qu’ils te maudissent ; tes facultés intellectuelles sont faibles : ne permets pas à ton peuple de s’instruire, si tu ne veux pas qu’il te méprise. Les ténèbres et la nuit, voilà ton élément : il faut que tu cherches à les répandre autour de toi ; le jour te forcerait à fuir. »

« Il n’y a que ceux qui ont une vraie confiance en vous et une vraie estime pour vous, qui vous conseillent de répandre les lumières autour de vous. Ils tiennent vos droits pour tellement fondés, qu’aucune lumière ne peut leur nuire ; vos desseins pour tellement bons, qu’ils ne peuvent que gagner au grand jour ; votre cœur pour tellement noble, que vous-mêmes vous sauriez voir vos fautes à cette lumière, et que vous souhaiteriez même de les voir afin de les pouvoir corriger. Ils exigent de vous que, comme la Divinité, vous habitiez dans la lumière, afin d’engager tous les hommes à vous honorer et à vous aimer. Écoutez-les seulement, et ils vous distribueront leurs conseils sans demander ni louange ni salaire. »

 

(… ‘tain, on dirait de la fantasy !)

 

 Un opuscule intéressant, donc, témoignage éclairant, si j’ose dire, de l’Aufklärung confrontée à la Révolution française, et aperçu finalement assez original par certains aspects d’un certain libéralisme.

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