"Limbo", de Bernard Wolfe
WOLFE (Bernard), Limbo, [Limbo], traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Alex Grall, préface de Gérard Klein, LGF, coll. Le Livre de poche Science-fiction, [1952, 1954-1955] 2001, 437 p.
J’aurais mis le temps, mon cher Tétard. Certes, certes. Je plaide coupable. Mais ça y est : j’ai enfin lu ce roman dont tu n’as cessé (toi parmi d’autres, d’ailleurs) de me vanter les mérites. Et je peux d’ores et déjà te remercier, parce que cet unique roman de son auteur était ma foi fort bon.
Limbo, donc. Tout commence avec le docteur Martine, spécialiste de la lobotomie préfrontale (très en vogue à l’époque). Celui-ci, après la Troisième Guerre mondiale et son holocauste nucléaire, a trouvé refuge sur une île au large de Madagascar, sur laquelle il vit depuis 18 ans, inconscient de l’évolution du monde extérieur… ou de ce qu’il en reste. Là, il continue de pratiquer son art au bénéfice supposé des indigènes, qui usent de cette opération pour le moins radicale depuis des siècles afin de chasser les excès d’agressivité et de tonus…
Mais voilà qu’un jour débarquent d’étranges individus sur l’île des Mandunji : des « fausses-pattes », aux membres coupés et remplacés par d’impressionnantes prothèses. Le docteur Martine, à ce spectacle, est pris par une subite impulsion : il doit quitter l’île, même s’il ne sait pas trop pourquoi. Il s’embarque donc pour l’Hinterland, qui a remplacé les Etats-Unis après la Troisième.
Et c’est ainsi qu’il découvre la société Immob. Ici, on pratique le pacifisme intégral, en se faisant couper les membres. PAS DE DÉMOBILISATION SANS IMMOBILISATION ! Et ATTENTION AU ROULEAU COMPRESSEUR ! Le nouveau monde a bâti tout un système philosophique, riche en astucieux slogans sempiternellement assénés (mais vides comme le sont tous les slogans…), et mêlé de philosophie morale, de cybernétique, de sémantique générale et de dianétique. Un cauchemar lumineux, une utopie grinçante et caustique qui laisse Martine – et le lecteur – pantois.
Surtout quand le bon docteur découvre qu’il est bien malgré lui à l’origine de cette folie politique, ses élucubrations privées ayant été reprises à bon compte par d’inopportuns manipulateurs à double face…
La quatrième de couverture, et Gérard Klein dans sa préface, empruntant aux slogans Immob, le martèlent : Limbo est un grand roman d’humour noir, et un classique. Effectivement. On a rarement lu utopie (ou anti-utopie, comme on voudra) aussi riche et intelligente, en dépit (ou en raison ?) de son postulat en apparence absurde. Le plus fort étant qu’on parvient à y croire… Bernard Wolfe n’a rien négligé dans son système, ce qui ne l’empêche pas pour autant de se lézarder.
En effet, quand Martine débarque en Hinterland, la société du pacifisme intégral ne se montre pas forcément si pacifique que ça. Et si les jeunes gens, toujours volontaires pour se faire amputer, attendent avec joie les prochaines olympiades, symbole de l’efficacité du système, les troubles ne manquent pas pour autant : comme d’habitude, les pro-pros et anti-pros s’opposent (se faire poser des prothèses, n’est-ce pas un dévoiement de la philosophie de Martine ?), mais, surtout, des relents de guerre froide ressurgissent, avec les accusations mutuelles d’impérialisme, entre l’Hinterland et l’Union Orientale, pourtant également Immob… Le pacifisme sera bientôt mis à rude épreuve. Et Martine, jouant le rôle de l’étranger dans une utopie qu’il a pourtant contribué à créer par ses mauvaises blagues, sera notre guide mi narquois mi horrifié dans cet enfer plus que jamais pavé de bonnes intentions.
La société Immob, redécouverte par Martine, est ainsi passée au crible de son analyse, et tous ses aspects sont envisagés, des plus théoriques aux plus bassement (?) matériels. Pour le lecteur, c’est une expérience à la fois jubilatoire et terrifiante, et l’on rejoindra volontiers Gérard Klein comparant Limbo au grand film de Stanley Kubrick Docteur Folamour, un peu plus tardif. L’intelligence du propos est saisissante, et son humour terriblement efficace. Autant d’arguments qui font effectivement de Limbo un classique, à la lecture indispensable.
Certes, on peut bien pinailler sur quelques points (je pense notamment au traitement de la sexualité, étrangement daté et un brin pénible), ou s’interroger sur la dimension véritablement « romanesque » de ce quasi-essai philosophico-politique (avec quelques rebondissements plus ou moins bienvenus, mais participant de l’atmosphère générale d’absurdité).
Mais le fait demeure : Limbo est un grand livre, assez unique en son genre ; une superbe réflexion sur le masochisme et l’utopie, qui, dans l’ensemble, a conservé aujourd’hui la majeure part de sa salutaire impertinence. Un livre que devraient lire tous les militants de quelque cause que ce soit, ça leur ferait les pieds (aha)…