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"Kane. L'intégrale 2/3", de Karl Edward Wagner

Publié le par Nébal

 

WAGNER (Karl Edward), Kane. L’intégrale 2/3, traduit de l’américain par Patrick Marcel, avant-propos de Gilles Dumay, [Paris], Denoël, coll. Lunes d’encre, [1978, 2002-2003] 2008, 575 p.

 

L’an dernier, rappelez-vous (si vous le voulez, hein, non, je n’oblige personne…), je vous avais dit beaucoup de bien du premier volume de l’intégrale de Kane. Pas un chef-d’œuvre, non, pas le genre de lecture subtile et pertinente qui bouleverse à jamais les conceptions du lecteur ; non, en fait de fantasy, là, on est plutôt dans le versant sword'n'sorcery qui tranche des têtes et des bras, qui hurle, et qui défoule : un très bon divertissement, palpitant, bourré d’action, de scènes épiques et de complots obscurs. Rien de forcément très original, sans doute, et le style, s’il est très correct, n’a rien de particulièrement brillant non plus. Non, ce qui faisait l’intérêt de ce beau volume, c’était Kane lui-même. Car le « héros » de ces romans était tout sauf le classique preux chevalier à l’armure étincelante et à la ceinture de chasteté impénétrable, le tout aussi classique barbare avec le QI d'une huitre supportrice de football, l’inévitable tapette d’archer elfe jouant de la lyre en minaudant du charabia à la pleine lune, l’insurmontable nain jovial avec une hache qui n’aime pas les elfes mais encore moins les orques, ou encore le rédhibitoire ado gogoth dépressif, romantique mais avec une putain de grosse épée quand même. Tout sauf ça, vous dis-je.

 

Kane est une enflure. Un salopard ambitieux et cruel, un psychopathe sans foi ni loi, voleur, escroc, violeur, assassin, despote amoral, indigne de confiance, et dangereux pour tous. Infréquentable. « C’est le mal fait homme ! Ne t’approche pas de lui ! », nous prévient-on dès la première ligne du Château d’outrenuit, le roman ouvrant ce deuxième volume (p. 19). Un salaud, quoi. Mais un salaud magnifique, fascinant, pour lequel on vibre et on tremble. Pas un simple « méchant », il est au-delà de ça. Il est à la fois le héros et le vilain. Il est – pour faire simple – un superbe personnage, un vrai modèle de héros de fantasy épique.

 

Et – oserais-je le dire ? oui – il est à mon sens encore plus intéressant dans ce deuxième volume que dans le déjà très jubilatoire premier tome. La couverture – matte suite à une erreur de l'imprimeur, semble-t-il… – de Guillaume Sorel ne doit pas tromper (je plaide coupable, je l’ai trouvé particulièrement hideuse dans un premier temps ; puis je m’y suis fait…) : Kane n’est toujours pas une brute épaisse se contentant de tuer des gens par centaines au fil des pages. Oui certes, il fait ça aussi... Mais non, il est bien plus que ça ; et si la « révélation » de ses origines et du secret de son « immortalité » ne surprendra personne (on s’en doutait un peu, on va dire…), elle n’en contribue pas moins à « justifier » un peu plus le personnage, et participe du complexe et séduisant portrait qui se dégage tout au long des récits constituant ce bel omnibus. Nous y trouvons le troisième et dernier roman consacré à Kane, puis un poème, et enfin six nouvelles (de même que pour la récente réédition de Conan, et à plus forte raison encore, peut-être, précisons que ces nouvelles sont présentées dans leur ordre de rédaction, et non en fonction d’une « chronologie interne » d’autant plus difficile, voire impossible, à établir, que le personnage a vécu d’innombrables aventures au cours de sa longue existence s’étendant sur plusieurs siècles, voire millénaires… Tous les textes du « cycle », encore une fois, sont indépendants, le seul lien entre eux étant Kane lui-même et son monde).

 

Commençons donc avec Le château d’outrenuit (pp. 11-301), le dernier roman consacré à Kane, placé sous une exergue empruntée à Lovecraft qui en dit long. Kane, secondé du fidèle Arbas, assassin et philosophe (heu… surtout assassin, quand même…) y retrouve plus ou moins le rôle qui a été le sien dans les deux précédents romans : celui d’un général mercenaire, ne servant qu’en apparence, et bien déterminé à satisfaire ses propres ambitions. Mais c’est aussi l’occasion d’en apprendre long sur son passé de pirate (et au-delà…), et de le confronter à une autre enflure épique, une « vilaine » terrifiante et fascinante : sa maîtresse, la sorcière Efrel, l’ancienne épouse de Nétisten Maril, l’Empereur de l’archipel de Thovnosie ; cruellement défigurée par le supplice que lui a infligé son royal époux après une énième conspiration, laissée pour morte, la sorcière hideuse, démente et impitoyable a passé un terrible pacte avec les plus obscures puissances pour renverser la dynastie des Nétisten. Et le sanguinaire Kane est de la partie, lui qui se voit confier la flotte de Pelline. Bien évidemment, leur alliance ne saurait être éternelle… On trouve dans ce roman tout ce qui faisait l’intérêt des deux précédents : personnages hauts en couleur, rythme haletant, complots perfides et combats épiques (essentiellement des batailles navales, cette fois), quelques scènes d’horreur remarquablement efficaces, des clins d’œil bienvenus à Lovecraft et à une certaine science-fiction très pulp antérieure à « l’âge d’or »… Ce dernier roman est donc à son tour un divertissement de qualité, bien représentatif de ce que la littérature « populaire » peut produire de plus efficace et réjouissant.

 

Mais j’ai tendance à considérer que le meilleur est encore à venir. En effet, si le poème « L’ombre de l’ange de la mort » (pp. 303-304) est éminemment dispensable, les nouvelles qui occupent la deuxième moitié du volume sont à mon sens peut-être plus réussies encore que les romans, dans la mesure où ces textes très divers, dans lesquels Kane est alternativement au premier ou au second plan, rompent avec le schéma à force un brin répétitif des histoires longues, et permettent d’affiner encore le portrait complexe de ce superbe personnage et d’en dévoiler des facettes inattendues, sans jamais que cela nuise à la cohérence de l’ensemble.

 

Ainsi, dans « Lame de fond » (pp. 305-353), Kane n’apparaît en définitive qu’à l’arrière-plan. Et c’est alors un puissant sorcier, à l’amour possessif : la belle Dessylyne multiplie les intrigues pour lui échapper… Peu importe que la chute soit très prévisible : le récit est habilement construit, et étrangement émouvant à l’occasion (si si) ; cerise sur le gâteau : on y croise un barbare fort en gueule qui n’est pas rappeler quelqu’un…

 

Suit « Deux soleils au couchant » (pp. 355-392). Si l’action en elle-même n’est pas forcément très palpitante, cette nouvelle vaut néanmoins franchement le détour… pour une simple conversation au coin du feu : Kane et le géant Dwassllir, isolés dans une lande perdue, s’y entretiennent de l’histoire, des dieux, des hommes, de la civilisation et de la barbarie, du progrès et de la tradition. Belle atmosphère, et le caractère de Kane est judicieusement approfondi.

 

Il en va de même dans « La muse obscure » (pp. 392-456), où Kane est à la fois un chef de bande et le généreux mécène du poète Opyros. Afin de procurer à ce dernier l’inspiration nécessaire à la rédaction de son chef-d’œuvre, le brigand et esthète va devoir se confronter à une horreur sans nom, dans une longue scène à la fois très cinématographique et adroitement lovecraftienne. Un beau cauchemar.

 

« Le dernier chant de Valdèse » (pp. 457-482), ensuite, est une nouvelle très astucieuse dans son déroulement, quand bien même elle emprunte énormément, mais avec finesse, à un canevas somme toute classique. Six voyageurs font halte dans une auberge perdue dans la forêt ; alors que l’heure tourne, la boisson aidant, chacun est amené à raconter une histoire… Une très bonne nouvelle horrifique, un de mes textes préférés de ce recueil.

 

« Miséricorde » (pp. 483-516) me paraît bien inférieure. Tout cela se lit sans déplaisir, et il y a quelques belles scènes d’horreur, mais ce récit n’en est pas moins le plus « bourrin », relativement, de l’ensemble, et quelque peu artificiel, aussi ; surtout, Kane a beau y être un assassin, il me paraît un peu trop héroïque, pour le coup…

 

Le niveau remonte heureusement avec la dernière nouvelle, « Lynortis » (pp. 517-575), et son superbe cadre : un sinistre champ de bataille, résonnant encore, bien des années plus tard, d’un affrontement absurde et sanguinaire, dantesque et horrible, peut-être le pire que le monde ait jamais connu. Une nouvelle noire et macabre, condamnation sans appel de la guerre, et poignante illustration de ses terribles conséquences. Un cadre à la hauteur du fascinant personnage qu’est plus que jamais Kane, pour une excellente nouvelle qui conclut ce deuxième volume sur la meilleure note envisageable.

Alors je maintiens : moi qui ne me sens à l’heure actuelle plus attiré du tout ou presque par l’heroic fantasy, je me suis régalé avec ce deuxième volume de Kane. Ceux qui ne jurent que par la « grande littérature », celle qui est supposée « élever » le lecteur, passeront leur chemin en tremblant d’effroi. Mais à tous ceux qui recherchent, ne serait-ce que le temps d’un ouvrage, de la bonne littérature « populaire », palpitante et jubilatoire, efficace et bien foutue, idéale pour passer un bon moment de pur plaisir de lecture, je recommande décidément chaudement le « cycle de Kane ». Et vivement le troisième et dernier volume !

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Origine, de Stephen Baxter

Publié le par Nébal

 

BAXTER (Stephen), Origine, traduit de l’anglais par Sylvie Denis et Roland C. Wagner, Paris, Fleuve noir, coll. Rendez-vous ailleurs, série Science-fiction, [2001] 2008,  570 p.

Hop, après l’excellentissime Temps, et le déjà moins bon mais néanmoins très correct Espace, voici donc le dernier tome de la « trilogie des univers multiples » de Stephen Baxter ; là encore, ma chro est à lire (ou pas) sur le beau site du Cafard Cosmique. Je la reproduis ici au cas où...

 

 

 

Avec Origine, l’écrivain britannique Stephen BAXTER vient clore sa « trilogie des Univers multiples » entamée avec l’excellentissime Temps, et poursuivie avec un Espace très correct, quand bien même beaucoup moins enthousiasmant. Nous y suivrons ainsi un troisième avatar de l’astronaute frustré Reid Malenfant, lancé dans une aventure folle reposant à nouveau pour une part sur le paradoxe de Fermi…

 

Reid Malenfant, cette fois, est bien membre de la NASA, mais se voit sempiternellement refuser les grandes missions qui lui tiennent à cœur. Mais un jour, alors qu’il se trouve en Afrique avec son épouse Emma, un événement hors du commun va lui donner l’occasion de repartir dans l’espace. Un OVNI est repéré dans le ciel africain, et Malenfant monte à bord d’un avion avec son épouse, bien décidé à observer de lui-même l’étrange phénomène : un gigantesque anneau bleu suspendu dans le vide à plusieurs kilomètres d’altitude… et duquel tombent de non moins étranges hominidés ! En même temps, notre bonne vieille lune grise et terne disparaît… pour être remplacée par une énorme lune rouge, sur laquelle on devine des continents, des océans, de la végétation… de la vie ? Malenfant, malmené par l’indicible phénomène, est bientôt contraint de s’éjecter. Mais sa femme a disparu, de même que l’anneau bleu… Et l’astronaute, bien vite, est persuadé que cet anneau était une porte donnant accès à la lune rouge. Jouant sur l’émotion médiatique, et secondé par l’inévitable Nemoto, il parvient à rassembler des capitaux dans un monde dévasté par les changements brutaux entraînés par l’apparition de la lune rouge, et monte une expédition pour percer le mystère de ce bouleversement cosmique, et retrouver sa femme.

 

Emma est bien vivante, oui, et elle a bien traversé la porte pour se retrouver coincée sur la lune rouge. Mais elle n’y est pas seule : elle y croise bien vite de nombreux hominidés, d’aspect et de coutumes variés… et qui parlent plus ou moins anglais. Dans ce monde brutal et cruel, l’Américaine exilée va devoir trouver le moyen de survivre, en attendant une hypothétique expédition de secours ; elle ne doute pas que Malenfant va faire tout son possible pour la rejoindre sur la lune rouge et la tirer de ce piège cosmique : après tout, le héros, c’est lui ! Elle, elle n’est jamais qu’une comptable…

 

Dans Temps comme dans Espace, Stephen Baxter jouait résolument la carte de la « hard science » tendant vers le vertige métaphysique. Dans ces deux romans, il apportait la preuve incontestable de son talent pour faire prendre conscience de la petitesse, de l’insignifiance de l’humanité, confrontée à l’incommensurabilité de l’univers dans ses multiples dimensions ; d’où, chez le lecteur, ce puissant sentiment d’effroi pascalien de l’homme ciron dans l’univers, « néant à l’égard de l’infini », et en même temps cette fascination d’ordre mystique pour ces grandeurs astronomiques qui défient nos faibles facultés de compréhension. Si Origine n’est pas dépourvu de ces aspects « vertigineux » – il s’agit après tout de se pencher sur la redoutable question de l’apparition de la vie dans l’univers, et de l’humanité en particulier ! –, le cadre de l’action, tant spatial que temporel, est bien autrement resserré, et les procédés employés par l’auteur, comme les effets auxquels il aboutit, n’ont pas grand chose à voir. Temps et Espace étaient des romans à l’échelle de l’infini, mais Origine est à l’échelle de l’homme. Et la science y occupe une place bien moindre…

 

Or c’était bien là que résidait la force de Temps, et dans une moindre mesure d’Espace, dans cette puissance évocatrice et cette astuce dans le maniement de la science dans ce qu’elle a de plus stupéfiant pour le quidam. On reconnaîtra en effet sans peine que Baxter ne brille guère par le style, que l’on jugera au mieux médiocre, et que ses personnages, dans les deux romans précédents, étaient globalement dénués d’intérêt. Cela n’était guère gênant pour Temps, roman si brillant par ailleurs, mais se révélait déjà plus pénible dans Espace, avec cette fort agaçante Nemoto et ce Malenfant tournant tristement à la figure christique… Et Origine, hélas, ne témoigne guère de progrès sous cet angle : la plume de Baxter s’y révèle toujours aussi anodine (voire pénible à l’occasion : pendant un bon moment, quand l’auteur adopte le point de vue des hominidés « primitifs », il ne témoigne certainement pas du brio déployé par Alan Moore dans son aride mais phénoménale première nouvelle de La Voix du feu…), et ses personnages, pour la plupart, sont toujours aussi inexistants : seule Emma Stoney, en définitive la véritable héroïne du roman, s’en tire un peu mieux (du moins si l’on en reste aux « humains » : Ombre et Manekatopokanemahedo sont déjà plus corrects).

 

Aussi, pendant un bon moment, Origine donne-t-il tristement l’impression d’un roman raté. On avouera même que les premières pages sont à la limite du grotesque : l’intrigue est précipitée, et si les mystères fascinants ne manquent pas, on regrettera néanmoins l’expédient ridicule consistant à « enlever » la copine du héros pour que celui-ci, en preux chevalier des temps modernes, se lance à sa rescousse… Ajoutons à cela que Baxter témoigne plus encore dans Origine que dans Espace, où c’était déjà agaçant à l’occasion, de sa fâcheuse tendance à tirer à la ligne… Pour être franc, durant en gros les 300 premières pages de ce roman, je me suis franchement ennuyé ; et ça commence à faire beaucoup, tout de même…

 

Mais on aurait sans doute tort de s’arrêter là : si Origine commence mal, voire très mal, il tend à s’améliorer au fur et à mesure, fait assez rare pour être signalé. On s’intéresse au fur et à mesure à la rude vie des hominidés de la lune rouge. Baxter, ici, surprend régulièrement le lecteur par la violence du récit, rendue d’autant plus terrible qu’elle est plus froide que véritablement cruelle. Âmes sensibles s’abstenir : Baxter fait à l’occasion dans l’horreur gore, et les meurtres ignobles, les infanticides, les actes de cannibalisme, les viols et les mutilations s’enchaînent dans l’indifférence complète des protagonistes, mais certainement pas du lecteur… A vrai dire, Ombre tient presque de l’héroïne sadienne !

 

Et puis, progressivement, dans sa deuxième moitié, le récit se fait plus riche, plus séduisant ; et quand Manekatopokanemahedo, surtout, et dans une moindre mesure les Zélotes de Michael le Prêcheur, entrent véritablement en scène, on accroche enfin, on s’intéresse aux personnages, à leurs péripéties, et aux mystères toujours plus nombreux dans lesquels il baignent ; on se passionne enfin pour les diverses sociétés hominidées, et notamment celle des « Daemons ». Le roman, de médiocre, voire mauvais, qu’il était jusqu’alors, devient finalement bon… et même très bon. Baxter avait déjà montré avec Temps et Espace qu’il savait conclure un roman, et Origine ne déroge pas : les 100 dernières pages, en gros, sont passionnantes, absolument superbes, et répondent bel et bien aux nombreuses questions que l’on se posait jusque-là (quand bien même, en ce qui me concerne, certains aspects du récit restent franchement peu plausibles, pour ne pas dire invraisemblables, sentant tristement l’artifice de narration – voyez notamment l’évacuation un peu « facile » de la problématique historique, p. 446…) ; et c’est effectivement une conclusion parfaitement appropriée, non seulement pour le roman, mais aussi plus généralement pour la « trilogie des Univers multiples ».

 

Etrange de voir un tel contraste entre le début et la fin du roman… Aussi le bilan ne peut-il être que mitigé : Origine est, non pas médiocre, mais frustrant ; il est trop longtemps laborieux pour être qualifié de bon roman. Pourtant, en définitive, il ne manque pas d’atouts… mais il faut peiner trop longtemps pour que le jeu en vaille vraiment la chandelle. Sans être totalement mauvais, Origine ne soutient ainsi pas la comparaison avec Espace, et encore moins avec Temps. Il pourra sans doute surprendre ses lecteurs, les séduire par certains aspects, mais probablement pas les convaincre totalement : cette fois, les qualités ne viennent pas assez compenser les défauts… ou n’y parviennent que trop tard.

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Dimension Philip K. Dick, de Richard Comballot (dir.)

Publié le par Nébal

 

COMBALLOT (Richard) (éd.), Dimension Philip K. Dick, anthologie dirigée par Richard Comballot, avant-propos de Richard Comballot, préface de Xavier Mauméjean, Encino, Black Coat Press, coll. Rivière Blanche, 2008, 245 p.

 

 

Ma chronique se trouvait sur le défunt site du Cafard cosmique... La revoici.

 

 

L’influence considérable de l’œuvre de Philip K. Dick sur la science-fiction mondiale, et notamment la science-fiction française, n’est plus à démontrer. Nombreux sont d’ailleurs les auteurs qui ont honoré leur dette d’une manière ou d’une autre, par l’allusion ou le pastiche (ainsi K.W. Jeter avec Dr Adder, ou encore Michael Bishop avec son Requiem pour Philip K. Dick] ; avec Dimension Philip K. Dick, Richard Comballot réunit treize écrivains parmi les plus notables de l’imaginaire francophone, qui viennent à leur tour rendre hommage au génial auteur d’Ubik.

 

Un projet de longue haleine - Richard Comballot l’a mis sur pied aux environs de 2002. Il aura pourtant fallu attendre six ans pour que ce recueil unique en son genre voie enfin le jour, dans la collection Rivière Blanche ; c’est qu’il y eut entre temps bon nombre de refus et revirements de la part d’éditeurs plus « classiques », qui se sont montrés frileux et sceptiques sur la viabilité du projet... d’où un avant-propos relativement acerbe de l’anthologiste.

Cela dit, on reconnaîtra sans peine que cette entreprise, si elle était parfaitement à même de séduire les dickiens fanatiques dans mon genre (et ils sont nombreux !), pouvait très légitimement paraître risquée sur le plan éditorial : on a assez dit et répété que les recueils de nouvelles se vendaient mal, a fortiori s’ils étaient francophones... Et il faut ajouter ici l’hostilité affichée par certains lecteurs à l’égard de cet exercice très particulier qu’est l’hommage ou le pastiche, jugé au mieux vain, au pire nécrophage, et en tout cas souvent - paradoxalement en l’espèce ! - tristement mercantile, l’amalgame tentant, quand bien même injuste, avec certaines « prolongations » posthumes de classiques de la science-fiction n’arrangeant sans doute rien à l’affaire. Bref : l’amateur de Dick devrait se contenter des seuls textes de Dick, et de même pour Michael Moorcock ou Jack Vance, pour citer quelques projets comparables récents ; et le pastiche serait par nature illégitime.

Certes, il est quelques travers que l’on peut très légitimement craindre devant chaque entreprise du genre, et on admettra que Dimension Philip K. Dick n’en est pas totalement exempt : la parodie potache et éventuellement lourdingue, notamment - ce qui est plus ou moins le cas, ici, du
« Dieu venu du néant » de Bruno Lecigne, délire paranoïaque d’un intérêt littéraire plus que douteux, mais néanmoins relativement amusant pour peu que l’on soit bon public -, ou encore l’hommage paresseux, simple redite n’apportant rien de neuf, plus ou moins fidèle, et en tout cas guère pertinente - ainsi Daniel Walther avec « Les Oubliettes du Haut-Châteaus », nouvelle aussi vide et creuse que son titre, à mon sens le gros ratage de cette anthologie.


Heureusement, ce ne sont là que des exceptions, et l’on peut d’ores et déjà affirmer que ce Dimension Philip K. Dick est un recueil de très haute tenue, riche en excellents hommages et pastiches, tantôt drôles, tantôt profonds et émouvants, et étonnamment variés en dépit de la récurrence de certaines thématiques. Cette anthologie présente en effet quelques particularités qui la distinguent de certaines des précédentes entreprises de Richard Comballot : il ne s’agit en effet pas vraiment ici de reprendre un univers et des personnages (comme cela avait pu être le cas pour Les Ombres de Peter Pan, Mission Alice ou Elric et la porte des mondes) ; certes, les allusions abondent aux œuvres les plus fameuses de DICK (Blade Runner en tête, mais aussi, bien sûr, Ubik, Le Maître du Haut-Château, Le Dieu venu du Centaure, Glissement de temps sur Mars, Substance Mort, SIVA...], et l’on croisera bien, au détour d’une page, Deckard ou M. Tagomi. Mais il s’agit avant tout pour les auteurs, et chacun à leur manière, de traiter des obsessions fétiches de l’écrivain californien, et notamment ces deux interrogations incontournables : qu’est-ce que l’humain ? et qu’est-ce que la réalité ?

Enfin et surtout, s’il est un personnage récurrent dans la plupart de ces nouvelles... c’est bien Philip K. Dick lui-même, dont on a souvent dit que la vie ressemblait fort aux romans (mais c’est sans doute raisonner à l’envers...). On croisera ainsi régulièrement tout au long du recueil l’auteur devenu personnage de fiction, mais aussi ses proches et ses parents... et en premier lieu, à plusieurs reprises, sa sœur jumelle Jane, dont le décès après seulement six semaines de vie fut pour Dick un traumatisme terrible qui l’a marqué tout au long de son existence, et qui l’a pour une part déterminée. Ici, j’avouerai d’ailleurs qu’une bonne connaissance, non seulement de l’œuvre de Philip K. Dick, mais aussi de sa vie, me paraît un plus incontestable pour apprécier pleinement nombre des meilleurs nouvelles de ce recueil : sans en faire un préalable indispensable, la lecture de l’excellent essai biographique de Lawrence Sutin Invasions divines, ou à défaut de la biographie « romancée » d’Emmanuel Carrère Je suis vivant et vous êtes morts, me paraît tout à fait recommandable.


On appréciera ainsi d’autant mieux certaines nouvelles tout à fait remarquables, comme par exemple 
« Glissement de temps sur Manhattan », de Pierre Stolze : l’auteur se met lui-même en scène, rencontrant Philip K. Dick... au sommet du World Trade Center dans la matinée du 11 septembre 2001. Un jeu dangereux, dont l’auteur se tire fort bien. Il en va de même pour Laurent Queyssi, qui, avec la collaboration d’Ugo Bellagamba, nous rapporte dans « 707 Hacienda Way » la rencontre émouvante d’un journaliste largement inspiré de Paul Williams avec son idole, le fameux écrivain de science-fiction Jane Dick, quasi-gourou d’un squat de jeunes paumés... La collaboration s’inverse plus tard de manière tout aussi remarquable avec « Le Syndrome de la chouette en plein jour », nous décrivant un Philip K. Dick uchronique... ayant pris sa retraite dans le Massif Central ! On mentionnera également les deux belles nouvelles d’Alain Dartevelle, « Fictif K. Dick », et surtout « La Déesse venue du froid », superbe et déchirante « lettre à la mère »... Et tant qu’à rester dans le kafkaïen, on en profitera pour mentionner, dans un tout autre registre, « Substance 82 », de Jean-Pierre Hubert : la convocation de Nanceter au niveau zéro n’est en effet pas sans rappeler l’arrestation de Joseph K. ; heureusement (ou bien... ?), il y a hoopik : Sauternes 82, excellent millésime !

La confrontation de Philip K. Dick avec d’autres auteurs est d’ailleurs assez fréquente tout au long du recueil... et ce dès la jubilatoire préface de Xavier Mauméjean,
« Je pense donc je flippe », ou comment lire Descartes à travers Dick. Ou le contraire. Un texte très réjouissant, et bien plus convaincant à mon sens que la nouvelle ultérieure « Dankon-club » Dankon-club, qui aurait servi de matrice pour la novella « Poids mort », pas mauvaise, mais pas exceptionnelle non plus... même si voir un Philip K. Dick plus ou moins mort engager un privé du nom de Deckard n’est pas sans saveur. Jacques Barbéri, quant à lui, mêle « La Patrouille du temps » de Poul Anderson à l’univers dickien avec « Les Amants du paradis artificiel », très bonne nouvelle totalement frappadingue à base de Christ et de wub que l’on avait pu lire récemment dans Bifrost, et qui a également été reprise dans L’Homme qui parlait aux araignées. Autre jolie réussite : « La Dernière Valse de Philip K. », où Johan Héliot reprend un élément de Dr Bloodmoney pour faire s’entretenir Dick avec ses confrères et parfois amis Stanislaw Lem, K.W. Jeter, Tim Powers et Harlan Ellison ; une nouvelle très pertinente, émouvante et élégante dans sa simplicité, voire son évidence.

Restent trois nouvelles portant de manière plus générale sur l’impact de l’œuvre dickienne ; si Jean-Pierre Vernay s’en tire plutôt bien avec l’astucieux
« Parce que mon nom est Légion », Richard Canal (« Les Clones rêvent-ils de Dolly ? ») et Philippe Curval (« Malédicktion ») peuvent laisser un peu plus sceptique : les deux nouvelles pèchent en effet un peu à mon sens par excès de références, celle de Curval, très hermétique, étant en outre assez ennuyeuse... jusqu’à sa remarquable conclusion qui vient indéniablement relever le niveau.


On ne boudera donc pas notre plaisir : Dimension Philip K. Dick est bien dans l’ensemble un recueil de très grande qualité, qui satisfera amplement les amateurs du grand Philip K. Dick : à travers ce recueil, la science-fiction française rend un très bel hommage à celui qui fut l’un des plus importants écrivains du XXe siècle.

 

« Las, Philip K. Dick n’est plus / Dieu va prendre mon pied au cul » ? Dans l’uchronie de Michael Bishop, peut-être... Mais Dimension Philip K. Dick, à l’instar du bijou de M. Tagomi, soulève l’espace d’un instant le voile, et laisse entrapercevoir la réalité derrière l’illusion : Dick est vivant, et bien vivant, tout au long de ce très bon recueil. On ne va pas s’en plaindre !


 

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"Dans la dèche au Royaume Enchanté", de Cory Doctorow

Publié le par Nébal

 

DOCTOROW (Cory), Dans la dèche au Royaume Enchanté, traduit de l’américain par Gilles Goulet, [Paris], Gallimard, coll. Folio Science-fiction, [2003] 2008, 229 p.

 

Voilà un bouquin dont vous avez nécessairement entendu parler. Enfin, « vous »… J’entends par-là les adolescents attardés qui lisent de la SF et autres geeks qui consument leur non-vie sur le ouèbe pendant que là, dehors, en ce moment-même, et par cette chaleur, les gens honnêtes, intelligents et de bon goût travaillent, battent leur femme et, des fois, votent. C’est qu’on en a beaucoup parlé, de ce Dans la dèche au Royaume Enchanté, et plus encore, à vrai dire, de son auteur, l’omniprésent activiste libertaro-internaute Cory Doctorow. Je ne vais donc pas revenir ici sur le monsieur, d’autres en ont très bien parlé (voyez par exemple , ce qui vous permettra accessoirement d’accéder à ses œuvres complètes – in english in ze text – gratuitement et légalement, elle est pas belle la vie ?). Pour dire les choses autrement, et employer l’expression consacrée : il y a eu un sacré buzz autour de ce bouquin. Enfin, surtout autour de son auteur.

 

Perso – ça doit être un reste de ma crise d’adolescence tardive –, j’ai tendance à me méfier du buzz. Et, honnêtement, si les idées prônées par le monsieur ne me paraissent pas inintéressantes, loin de là, je n’en ferais pas non plus pour ma part un cheval de bataille ; je ne me sens de toute façon que rarement militant... Bon, tout ça pour dire que, en dépit de la facilité d’accès aux œuvres de Cory Doctorow, je n’en avais jamais lu jusqu’alors, et je ne m’en portais pas plus mal (mais bon : mon anglais est médiocre, et j’aime pas lire sur un écran – ça, c’est bien un des rares aspects par lesquels je suis un vieux réac). Et les critiques que j’ai pu lire ici ou là de ce Dans la dèche au Royaume Enchanté étaient dans l’ensemble plutôt mitigées ; ça sentait la baudruche qui fait « pschiiiiiiiiit », pour citer un ancien haut-fonctionnaire… Sans doute est-ce en fait une des raisons pour lesquelles j’ai finalement fait l’acquisition et la lecture de ce court roman – révolte adolescente toujours – ; ça, et peut-être aussi – j’ai honte – la couverture assez sympa, même si sans grand rapport avec le contenu. Et là…

 

Comment dire.

 

Je suis un peu embêté, du coup.

 

Serais-je moi aussi une victime du buzz ? A priori, non, voyez plus haut. Et puis d’ailleurs, d’autant plus non... que j’ai l’impression d’être beaucoup plus enthousiaste pour ladite chose que bon nombre des critiques autrement plus compétents que votre médiocre serviteur qui ont eu l’occasion de s’exprimer à ce sujet. Et…

 

Comment dire.

 

 

Je ne prétendrai pas que Dans la dèche au Royaume Enchanté est un chef-d’œuvre de la littérature contemporaine, ça serait ridicule. Je ne prétendrai même pas, jouant le jeu de la ghettoïsation science-fictionnelle, que Dans la dèche au Royaume Enchanté est un chef-d’œuvre « de la science-fiction ».

 

Pourtant, j’ai adoré, hein.

 

Mais ce n’est même pas cela qui importe vraiment.

 

Non, je suis convaincu que vous devez le lire, parce que…

 

Heu…

 

Parce que c’est quelque chose…

 

 

Voilà : c’est « quelque chose ». Quelque chose d’important, même. En dépit de tout ce qu’on pourrait lui reprocher (j’y viendrai), et au-delà du buzz, Dans la dèche au Royaume Enchanté me paraît être un de ces bouquins que l’on doit avoir lu, que l’on aime ou pas. Quant à expliquer pourquoi, je ne suis pas certain d’en être capable… Bon, on verra bien.

 

Le cadre, tout d’abord. Un futur relativement proche, vers la fin du XXIe siècle. Le monde tel que nous le connaissons n’est plus : place à la Société Bitchun. Dans celle-ci, la mort a été vaincue : en cas de fâcheux accident, hop, on produit un clone, et il suffit ensuite d’y charger une sauvegarde, comme dans un jeu vidéo. Ou, à la limite, si vous voulez prendre un peu de distance, vous pouvez choisir le « temps mort » : vous vous endormez, et vous vous réveillez quand vous le voulez, dans 10, 20, 30, 100, 1000, 10 000 ans… Le « héros » du roman, Julius, est ainsi un jeune homme en dépit de ses 150 ans et de ses décès occasionnels.

 

Mais ce n’est pas tout : du fait de nouvelles découvertes dans le domaine énergétique, la Société Bitchun a également vaincu le travail. Les gens – joie ! joie ! – n’ont plus besoin de travailler, ils ne travaillent éventuellement que s’ils en ont envie (remember Fourier, dans un sens) : tout, dans la Société Bitchun, est loisir. Si Julius a obtenu trois doctorats, appris dix langues étrangères, composé plusieurs symphonies, et s’il s’investit aujourd’hui dans le bon fonctionnement de Disney World, ce n’est pas dans une optique carriériste, ou parce qu’il est nécessaire de travailler pour « gagner sa vie », selon l'horrible et stupide expression, mais simplement pour passer le temps, par plaisir, par envie. Ca tient de l’utopie, non ? « Et comment ! », fulmine l’encravaté sarkozyste sorti d’HEC. « Ca ne tient pas ! Et l’argent, alors ? A moins que tout cela ne soit COMMUNISTE ?!? » Mais non ; simplement, l’argent non plus n’existe pas dans la Société Bitchun, qui est une sorte de méritocratie ultime. L’argent a en gros été remplacé par le whuffie. Le whuffie, c’est un peu un « blog rank », « google rank », ou ce que vous voudrez, permanent et attaché à la personne ; ou un score de « réputation », comme dans un jeu vidéo, une fois de plus. Les humains, nécessairement, sont tous connectés en permanence au réseau, et ils ont ainsi en permanence accès à leur propre whuffie et à celui des gens qu’ils croisent. Si vous faites des choses chouettes, si l’on parle de vous en bien, si vous fréquentez des gens qui ont un bon whuffie, alors votre whuffie augmente ; et si votre whuffie est élevé, les gens tiendront compte de votre opinion, vous aurez toujours une table dans les meilleurs restaurants, une chambre dans les meilleurs hôtels, une place réservée dans les navettes spatiales, une voiture, de la bonne bouffe, etc. Par contre, si vous multipliez les boulettes (ou si vous ne faites rien…), si l’on dit du mal de vous ici ou là, si vous fréquentez des gens avec un whuffie faible, alors votre whuffie dégringole, éventuellement jusqu’à zéro. Et là, en gros, vous n’existez pas : vous êtes à la rue, les gens vous bousculent sans vous voir, ou détournent le regard s’ils ont le malheur de consulter votre whuffie… Bref : le whuffie, c’est la vie. Vous voyez l’expression saugrenue récurrente dans les films ricains, « c’est pas un concours de popularité » ? Ben là, si, justement : la vie dans son ensemble est toujours et plus que jamais un concours de popularité ; il n’y a plus de façade mesquine, ni d’alternative : pour exister, vous devez être reconnu, vous devez agir et faire parler de vous en bien (au moins un minimum : certains, après tout, se content de peu). Et le whuffie ne se capitalise pas vraiment, pas plus qu’il ne s’hérite totalement : il est en fluctuation constante, oscillant en permanence du haut vers le bas, ou du bas vers le haut. La Société Bitchun est ainsi, oui, une méritocratie ; le problème, bien sûr, est que le mérite ne s’évalue pas objectivement. Ce sont les autres qui jugent de votre mérite ; ainsi, ce qui fait « l’intérêt » d’une personne n’est en définitive qu’indirectement ce qu’elle fait : ce qui compte avant tout, c’est le regard des autres, ce qu’elles pensent et disent de cette personne. Et cela n’est pas forcément « juste », loin de là, d’autant que le fonctionnement intrinsèque de la Société Bitchun, calibré sur le consensus et l’opinion générale, ne facilite pas exactement l’audace, l’innovation et l’expression personnelle, mais tend plutôt à favoriser le conservatisme et les pures techniques de communication, stratégies médiatiques éventuellement creuses, mais séduisantes.

 

Et Julius va en faire l’amère expérience, l’utopie de la Société Bitchun devenant peu à peu pour lui un enfer. Car si la Société Bitchun a débarrassé l’humanité de la mort, du travail et de l’argent, autant de données fondamentales de notre société contemporaine, elle n’en a pas moins conservé, par le biais du whuffie, ces autres enjeux déterminants que sont le pouvoir et, indirectement, le cul (cela dit, il n’y a que peu de fesse dans le roman ; eh, les personnages sont des geeks, après tout… mais le whuffie joue son rôle là aussi, bien sûr).

 

Julius, justement. Parlons-en. Julius, qui a assisté à l’émergence de la Société Bitchun, a vécu pas mal de choses, et a fait pas mal de trucs. Mais il est régulièrement pris d’une puissante et déraisonnable passion pour Disney World (celui de Floride), où il va de temps à autre se ressourcer, concrétisant ainsi un vieux fantasme régressif. Et puis, la dernière fois, il a décidé de prolonger l’expérience, et est finalement resté à Disney World. Il a rejoint une des nombreuses adhocs qui s’occupent de la gestion du parc, et y a rencontré l’amour, en la personne de la charmante Lil. Tout allait bien dans le meilleur des mondes, très Bitchun, avec de la joie et de la barbe-à-papa, et des crétins de cosplayers (bonjour les pléonasmes) en veux-tu en voilà. Et puis Dan a débarqué, comme ça ; Dan, un missionnaire de la Société Bitchun, qui avait voué sa vie à convertir les réacs isolés aux bienfaits de la nouvelle société ; autant dire quelqu’un qui avait un putain de whuffie à l’époque où Julius a fait sa connaissance ! Mais c’est fini, tout ça : la Société Bitchun est partout, et Dan s’ennuie, tourne suicidaire, le whuffie à plat… Bref, pour lui, c’est le moment où jamais d’aller faire un saut à Disney World. Et puis…

 

Et puis Julius est assassiné.

 

Bon, c’est pas bien grave, en même temps : il venait de se sauvegarder. Mais voilà : le temps qu’il se « réveille », une nouvelle adhoc, menée par la très efficace Debra qui s’était occupée précédemment du parc Disney chinois, s’est installée à Disney World, et « s’est emparée » du Hall Of Presidents, avec un concept révolutionnaire qui lui fait gagner plein de whuffie. Pour Julius, à l’évidence, les deux événements sont liés ; et il voit clair dans le jeu de Debra : elle compte bien s’emparer de tout le parc, au mépris de l’esprit Disney, esprit d'entraide et de coopération ! Pas question qu’elle mette la main sur la Mansion, la maison hantée. Julius est près à tout pour éviter cela ; à tout, et même et surtout le pire. La paranoïa aidant, s’engage bientôt une « guerre » d’adhocs en plein cœur du Royaume Enchanté, les concepts et philosophies Disney-Bitchun s’affrontant pour une poignée de whuffie… or le whuffie de Julius commence à dégringoler.

 

J’imagine que vous vous en doutez déjà, mais ça ne coûte pas grand chose de le dire : ce qui fait l’intérêt de Dans la dèche au Royaume Enchanté, ce ne sont ni les personnages, ni l’histoire, ni le style (j’y reviendrai), mais bien avant tout le cadre. Et, sur ce plan, c’est une très grande réussite. Avouons que cela fait plaisir, pour une fois, de tomber sur un roman de SF qui développe autant d’idées extrêmement riches en si peu de pages… Et le whuffie ! Quelle idée géniale… Il y a de cela quelque temps, je vous avais causé du numéro de Yellow Submarine intitulé Envies d’utopie, et j’avais dit plein de bêtises à cette occasion. J’avais aussi fait part d’une certaine déception… Mais voilà, justement : Dans la dèche au Royaume Enchanté est à mon sens le type même de ce que la rencontre entre l’utopie et la science-fiction peut produire de meilleur. J’ai même envie de dire que je n’ai pas lu de variation sur l’utopie aussi riche, lucide et pertinente depuis, disons, la « trilogie martienne » de Kim Stanley Robinson (que je cite d’autant plus volontiers qu’il semble de bon ton, ces derniers temps, de lui casser du sucre sur le dos…). (Note : il y aurait peut-être bien une exception, à ce que j’ai cru comprendre, avec la « Culture » de Iain Banks, mais je n’en ai encore jamais lu le moindre roman, honte sur moi…) Et cela me paraît d’autant plus frappant et indéniable que Cory Doctorow parvient à mêler ici les deux versants du mode utopique que j’avais naïvement distingués, à savoir l’utopie programmatique et l’utopie critique, et à briller dans les deux cas.

 

La Société Bitchun, à vue de nez, à tout d’une utopie « au sens vulgaire » : si elle est dans un sens ou-topos (du fait de la césure historique : Doctorow, et on le comprend, ne s’étend pas sur les procédés de sauvegarde ou la révolution énergétique), elle apparaît avant tout comme eu-topos, en s’attaquant en priorité à ces éléments fondamentaux de la société contemporaine que sont la mort, le travail et l’argent. Ici, Doctorow emprunte plus ou moins consciemment à Saint-Simon, à Fourier, à Lafargue, parmi tant d'autres, et va plus loin encore ; il nous montre, certes au prix d’un artifice de narration, la possibilité d’une société « idéale », débarrassée des rivalités de classes et de nations, débarrassée des institutions politiques également, une société où la liberté est le maître-mot, sans pour autant (en principe…) générer les inégalités insurmontables et les injustices « pragmatiques » auxquelles semble nous condamner l’ultra-libéralisme économique dominant. J’avoue que – et je m’étais déjà exprimé rapidement à ce sujet – retourner à l’interrogation politique « pure », déliée des prétendus « impératifs » économiques, me paraît particulièrement salutaire, et pour le coup jubilatoire… Et le cadre du Royaume Enchanté, bien entendu, est idéal pour inscrire cette utopie dans le « réel ». Et c’est ici que s’opère le retournement de l’utopie programmatique à l’utopie critique. Le monde que nous décrit Doctorow, à bien des égards, semble une extrapolation de son discours contemporain sur Internet, etc. Mais Doctorow, en même temps, et en dépit de son « whuffie » dont on peut bien dire qu’il est énorme (on a assez répété ici ou là que – pour citer la quatrième de couverture – le magazine Forbes l’a classé « parmi les personnalités les plus influentes du Web »), se montre lucide, et nous tend par ce biais un miroir déformant de certaines dérives que l’on peut d’ores et déjà constater au travers de l’expansion des NTIC, nous renvoyant au fameux dicton – pour une fois pertinent ! – selon lequel l’enfer est pavé de bonnes intentions. La Société Bitchun, entièrement fondée sur le whuffie, est une méritocratie, ainsi que nous l’avons déjà vu ; mais elle porte en elle-même le germe de sa propre décadence (tiens, c'est très grec, ça...), l’importance du paraître et du jugement d’autrui corrompant bientôt la méritocratie en médiacratie, puis en médiocratie… et elle peut, de la sorte, se montrer particulièrement oppressive, en dépit de l’absence d’institutions politiques (il y a bien les adhocs, mais elles fonctionnent sur une base de pur volontariat, et c'est là encore en définitive le whuffie qui domine). Le Royaume Enchanté, clinquant, absurde… et un tantinet beauf tout de même, en est l’illustration la plus parlante que l’on puisse concevoir. D’autant qu’on ne saurait trouver plus geek.

Et c’est pour cette raison que les critiques régulièrement formulées à l’encontre de l’intrigue très « limitée », des personnages creux et du style « journalistique » de ce roman ne me paraissent pas vraiment porter.

 

L’intrigue est « limitée » ? C’est vrai. J’ajouterai même que le dernier twist était à mes yeux sacrément dispensable (ou peut-être, plus exactement, maladroitement amené). Effectivement, tout au long du roman, on voit en gros une bande de crétins se friter métaphoriquement la cheutron pour le train-fantôme de Disney World : alors on ne s’ennuie pas, non, mais, oui, ça fait léger, comme enjeu… et c’est tant mieux. Non, rien d’apocalyptique ou de déterminant, rien d'héroïque non plus, mais une bonne grosse tranche de médiocre pour laquelle des médiocres s’enflamment. La vraie vie, quoi ; et aussi celle du ouèbe. Devant la mesquinerie des affrontements de Julius et Débra pour le contrôle de la Mansion, j’avoue avoir régulièrement pensé aux ahurissants « débats » qui polluent régulièrement le ouèbe et auxquels, mea culpa, je prends ma part comme tout le monde : prenez, ces derniers temps, « l’affaire » du bouquin de Sylvain Gouguenheim, ou une certaine annulation de mariage (groumf...), voire le retour en France d’une vacancière de longue durée ; le mot magique « Sarkozy », partout et tout le temps ; ou, sur les forums de SF, les mots magiques « Bragelonne », « Van Vogt » (gnihihihihi !), fut un temps « Dantec » ou « Damasio » (sans parler de Houellebecq…), mais aussi « critique/chronique/objectivité/subjectivité », « définition du genre », « mort du genre », « putain de fantasy » et j’en passe… C’est pas plus glorieux, non ? De même pour ce qui est de l’enthousiasme démesuré de certains geeks pour leur sujet de prédilection (voyez les pages hilarantes sur le recrutement de Kim…), dont j’avoue être régulièrement coupable, et peut-être même en ce moment précis… Et, à mon sens, ça n’en rend Dans la dèche au Royaume Enchanté que plus pertinent. Autrement dit : on est quand même une belle bande de crétins, hein…

 

Et de geeks, bien sûr, pour beaucoup. Comme Cory Doctorow semble-t-il, et comme ses personnages assurément. D’où leur caractère « en creux », à certains égards… Mais, au-delà d’une éventuelle incompétence de l’auteur qu'on stigmatiserait peut-être un peu trop hâtivement, je dois dire que je le trouve parfaitement approprié, dans ce monde où l’homme se retrouve en quête d’être (c’est bien toute la problématique tournant autour du personnage de Dan), et où il n’existe en définitive qu’en tant qu’il est perçu par les autres : peut-on demander à un score de whuffie et à un réseau de connaissances d’avoir de la profondeur ? J’en doute. Et, dans la lignée des archétypes, j’ai tendance à croire que l’on a souvent lu bien pire… voire que l’on fait quotidiennement bien pire : juger un personnage à son whuffie et à son cercle, est-ce vraiment pire que de traduire « Qui êtes-vous ? » par « Quel est votre travail ? », comme cela semble être aujourd’hui la règle ?

 

Non, franchement, on a lu pire. Et il en va de même à mes yeux pour ce qui est du style « journalistique ». Certes, Cory Doctorow, dans ce roman en tout cas, n’est pas un grand styliste ; en même temps, il ne pique pas les yeux, et c’est déjà pas mal… Avouons qu'en SF notamment, on a souvent encensé bien pire. Et surtout, en fait de phrasé « journalistique », j’y vois surtout un assez remarquable sens de la formule, pour le coup parfaitement approprié. Un incipit tel que celui de Dans la dèche au Royaume Enchanté, personnellement, je ne crache pas dessus ! Et on pourrait citer bien d’autres passages dans ce goût-là. Et puis, honnêtement : voir quelqu’un aborder des thèmes aussi riches et complexes avec un style toujours simple et fluide, et souvent drôle, je trouve ça franchement très appréciable… C’est à vrai dire presque une leçon, que certains obscurantistes pédants prenant prétexte de leur prétendue profondeur, ne dépassant pas toujours le catalogue de citations absconses, pour faire dans l’hermétique écorcheur d’yeux et d’oreilles à défaut d’entendement, pourraient utilement méditer. Je trouve.

 

Cela dit, Nébal est un con…

Aussi n’ai-je pas forcément été très pertinent dans cette longue note, mea culpa : peut-être ai-je dit des bêtises grosses comme moi, et sans doute y avait-il bien mieux à dire. Sans doute… Raison de plus pour en faire l’expérience, non ? Quand bien même je l’ai adoré, je ne garantis pas que vous aimerez Dans la dèche au Royaume Enchanté. Mais je vous engage fortement à le lire : d’une manière ou d’une autre, c’est « quelque chose ». Et c’est bien plus riche que ça n’en a l’air. Comme une sorte de SF idéale, dans un sens...

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"(Pro)Créations", de Lucie Chenu (éd.)

Publié le par Nébal

 

CHENU (Lucie) (éd.), (Pro)Créations, anthologie dirigée par Lucie Chenu, Paris, Glyphe, coll. Imaginaires, 2007, 309 p.

 

Folle séance de dédicace, suite. Avec deux pour le prix d’un, puisque étaient présents la moult sympathique Lucie Chenu (l’anthologiste, qui m’a gratifié d’un beau smiley manuscrit, une première en ce qui me concerne) et le talentueux Sébastien Bermès (l’illustrateur de la jolie couv’). (Pro)Créations, donc. Une anthologie francophone, composée de 22 histoires dont deux extraits de romans, dont j’avais entendu dire plutôt du bien ; il faut dire que – voyez la couverture – Lucie Chenu a tout de même réuni du beau monde… Et que le thème est intéressant. En effet, si la procréation au sens strict reste dominante dans les divers textes retenus (envisagée d'une manière assez sombre, d'ailleurs, ce qui n'est certainement pas pour me déplaire), elle doit être finalement entendue dans un sens large, englobant également, par exemple, la création artistique. Et c’est de toute façon là un thème très riche, notamment pour ce qui est des implications éthiques suscitées par les progrès technologiques et scientifiques récents. Lucie Chenu en témoigne dans sa préface (« Gestation », pp. 7-10)… que j’ai trouvée un peu légère, cela dit. Peu importe : les auteurs sont souvent intéressants, le thème riche, les approches multiples (science-fiction essentiellement, mais aussi fantastique, fantasy, et il est même, au-delà, certains textes ne se rattachant pas à l’imaginaire). Bref : c’est prometteur. Et mon exécration des pondeuses (on remarquera au passage que les inséminateurs sont finalement plus nombreux que lesdites pondeuses au sommaire de cette anthologie ; cela peut surprendre, mais nous garantit en même temps contre le risque d’un ouvrage destiné uniquement à ces dames, ou susceptible de n’être parlant que pour elles) comme mon enthousiasme pour la cause de l’extinction volontaire de l’humanité n’étaient pas d’un poids suffisant pour m’empêcher d’y jeter un coup d’œil.

 

Entamons le panorama par une évacuation. Parmi les textes composant ce recueil, il en est deux que j’avais déjà lus, et qui figurent à mon sens parmi les plus réussis de cette anthologie : « Le Cimetière des toucans » de Francis Berthelot (pp. 11-22 ; je l’avais déjà lu dans le gros Bifrost n° 42, mais c’est là une version revue et corrigée par l’auteur) est même à mon sens la meilleure nouvelle de ce recueil ; un très joli conte envisageant essentiellement la (pro)création sous l’angle artistique ; touchant, bien vu, finement écrit : indispensable. Autre grande réussite, la nouvelle de Sylvie Miller intitulée « Ventres d’airain » (pp. 209-220) ; je ne vais pas revenir sur ce texte traumatisant ici, je vous en avais déjà dit beaucoup de bien en traitant de Noir duo, le très sympathique recueil de Sylvie Miller et Philippe Ward dans lequel elle avait été reprise.

 

Réservons également une place à part aux deux extraits de romans retenus par Lucie Chenu. Avec tout d’abord une très bonne surprise : l’extrait du roman d’Amin Maalouf Le Premier Siècle après Béatrice (pp. 23-30) ; je n’ai que très peu pratiqué cet auteur (seulement Le Périple de Baldassare, à vrai dire, qui m’avait laissé un assez bon souvenir, cela dit, et on m’a récemment dit du bien de Samarcande…), et j’ai été agréablement surpris de le voir s’exercer ici à la science-fiction (car c’est bien de cela qu’il s’agit). Ce bref extrait est très intéressant, reposant sur une base plausible et soulevant des questionnements pertinents. Bien vu. C’est hélas beaucoup moins vrai à mon sens en ce qui concerne Martin Winckler et l’extrait de son Mort in vitro (pp. 241-250), où le docteur amateur de séries TV se contente, dans un style très limité pour ne pas dire déplorable, de se livrer à cette triste forme de « subversion » hélas si commune consistant à dire tout haut ce que tout le monde dit déjà tout haut… Or ce genre d’indignation faussement courageuse et un tantinet adolescente me file régulièrement des boutons.

 

Mais il y a pire au rayon de l’indignation vertueuse urticante, ainsi qu’en témoigne « La Dormeuse blême » de Léo Lamarche (pp. 153-163). Sans doute faut-il y voir une confirmation supplémentaire que Nébal est un con, mais voilà : ce texte, dont on a dit ici ou là (au milieu du vide) énormément de bien, jusqu’à en faire « sans conteste » le sommet du recueil, m’a agacé au plus haut point ; en ce qui me concerne, c’est là une nouvelle, non seulement totalement dénuée d’intérêt strictement littéraire, mais encore racoleuse, stupide et mesquine, pratiquant l’amalgame avec une « finesse » que n’aurait pas reniée Maud Tabachnik dans son émétique Tous ne sont pas des monstres (quand j’en suis arrivé aux quatre dernières lignes « inscrivant la nouvelle dans le réel », honnêtement, j’ai dû me retenir pour ne pas envoyer valdinguer le recueil contre le mur le plus proche… groumf…). Bon, faut dire, vu la triste actualité récente en la matière, ce n’était sans doute pas le bon moment pour que je lise cette merde. N’empêche : ce texticule, qui n’a aucun rapport avec les littératures de l’imaginaire, n’a à mon sens rien à faire ici, et il est la pire faute de goût de ce recueil. Moins répugnant, mais tout aussi mauvais à mon sens quand bien même encensé par ailleurs, j’en profiterai pour mentionner « Emmanuel » d’Hélène Calvez (pp. 51-66), sous-polar à énigme old school totalement téléphoné et écrit avec les pieds.

 

Pour le reste… Eh bien, il y a un peu de tout, du bon et du moins bon, du très bon en de très rares occasions, du carrément mauvais aussi, même si le pire a déjà été envisagé. Il y a surtout beaucoup de médiocre…

 

Commençons par le meilleur. Par exemple avec Jess Kaan, qui nous livre avec « Le Couloir » (pp. 109-119) un récit fantastique très correct, touchant et beau, assez drôle également, dans un premier temps du moins ; ça sent le vécu (mais peut-être dis-je des bêtises ?), et ça sonne juste. Rien à redire. Du côté des réussites, on retrouve aussi Joëlle Wintrebert avec « Arthro » (pp. 121-152) : cette nouvelle de science-fiction, si elle est très classique dans la forme et si elle adopte un ton résolument « jeunesse » (elle fut originellement publié dans l’anthologie dirigée par Denis Guiot Premiers contacts chez Mango, « Autres mondes »), n’est pas sans charme ni intérêt ; à vrai dire, je l’aurais volontiers qualifiée d’excellente… n’eut été cette conclusion lapidaire et bêtasse débordant de mâles ne pensant qu’avec leur bite. Dommage… mais ce qui précède est très bon, alors… Dans un genre bien différent, mentionnons également ici Nathalie Dau et son « Nouveau-né » (pp. 221-227) : ça n’est pas très fin, et même limite lourdingue et potache, mais – ne faisons pas la fine bouche – c’est drôle et très bien vu. Enfin, sans surprise, au rayon des réussites, on retrouve Mélanie Fazi : dans « Le Pollen de minuit » (pp. 291-300), elle fait preuve de sa subtilité et de son élégance habituelles, pour un résultat tout à fait convaincant.

 

Au-delà, on trouve un certain nombre de textes relativement corrects, mais auxquels il manque un petit quelque chose pour convaincre totalement. Ainsi pour Jean-Michel Calvez qui, avec « A quatre mains » (pp. 67-84), soulève ici ou là des question intéressantes ; la nouvelle est hélas trop prévisible, et pas toujours très plausible en même temps, pour être qualifiée de vraiment bonne, mais elle se lit quand même agréablement. Une bonne surprise, ensuite, avec la jeune Carole Boudebesse : le moins que l’on puisse dire est que les extraits de son premier roman que j’avais pu entendre ici ne m’avaient pas convaincu ; mais sa nouvelle « Cycle » (pp. 85-94) est bien autrement intéressante, très correcte même ; un brin prévisible là encore, et souffrant ici ou là de quelques maladresses, elle n’en laisse pas moins présager, avec un peu de chance, une carrière ultérieure intéressante. On peut citer ensuite Lionel Davoust et son « Regarde vers l’ouest » (pp. 165-192) : le fond est juste et touchant, mais la nouvelle à mon sens un poil trop longue et un brin trop capillotractée pour emporter vraiment l’adhésion. On évoquera enfin Patrick Eris, pour « Les Enfants miracles » (pp. 203-208) : à vrai dire, je me suis demandé si cette nouvelle était très bonne ou très mauvaise… mais, en y réfléchissant, j’ai l’impression que ce deuxième jugement est surtout suscité par le trouble, le malaise provoqué par le prétexte de la nouvelle (même si la forme est plutôt drôle, d’une manière acerbe). Histoire de ne pas faire de procès d’intentions, et dans la mesure où le malaise me paraît souvent (pas toujours, mais souvent) plaider en faveur de l’auteur qui parvient à l’instaurer, je tranche finalement pour le bon…

 

Quant au reste du recueil, si l’on excepte Jean-Pierre Fontana qui, avec son pénible, laborieux et totalement dénué d’inventivité « Et je lui donnerai pour nom Emmanuel » (pp. 251-278) tend à tirer le recueil vers le bas, on trouvera surtout beaucoup de textes médiocres, sans intérêt, souvent plats, même si l’on relève ici ou là, d’un œil à moitié endormi, quelques hauts et quelques bas… Inutile ici de livrer le détail, c’est un amas de « aussitôt lu, aussitôt oublié ». Du vide ; des pages noircies pour gonfler le recueil…

Et beaucoup trop, en fait. Désolé, m’âme Chenu, mais je ne cacherai pas que cette anthologie m’a dans l’ensemble déçu, qu’elle ne m’a pas semblé tenir ses nombreuses et alléchantes promesses : si l’on trouve bien quelques bons, voire très bons textes, on n’en trouvera guère de transcendants ; et s’il n’y a finalement que peu de mauvais, voire très mauvais textes, l’abondance de récits anodins, plus ou moins vides, plus ou moins bien écrits, joue en défaveur de l’anthologie, en n’honorant pas son très riche thème à sa juste mesure. Le bilan ne peut donc être que très mitigé ; un peu comme quand on regarde un gamin pour lequel s’extasient ses jeunes parents, qui placent en lui tous leurs espoirs, et le voient déjà au sommet de la pyramide : on n’en sait pas moins, au fond, qu’il sera aussi médiocre et banal que ses congénères ; mais ça coûte un peu de le dire…

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"Mother London", de Michael Moorcock

Publié le par Nébal

 

MOORCOCK (Michael), Mother London, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Pugi, Paris, Denoël – Gallimard, coll. Folio Science-fiction, [1998, 2002] 2007, 679 p.

 

Je retire tout ce que j’ai pu dire sur Michael Moorcock. Enfin, tout ce que j’ai pu en dire de mal (par exemple ici, et indirectement ). Enfin, non, d’ailleurs, je continue de penser que ses cycles de fantasy sont écrits avec les pieds de la voisine et largement surestimés. Seulement, maintenant, je sais qu’il est capable d’écrire de bonnes choses. De très bonnes choses, même. Et de les écrire bien. Magnifiquement bien, même. Le petit mais joli London Bone m’avait déjà indiqué cette possibilité, confirmée ultérieurement par Déjeuners d’affaires avec l’Antéchrist. Mother London m’a enfin totalement convaincu du génie (si si) qu’est à même de déployer Moorcock, dès l’instant qu’il abandonne ses épéistes dépressifs. Parce qu’on est loin, très loin, on ne saurait être plus loin, ici, d’Elric et compagnie.

 

Je dois reconnaître, pourtant, que j’ai mis le temps avant d’aborder Mother London. C’est que c’est quand même un sacré pavé… et totalement dépourvu d’intrigue. De la part d’un auteur qui m’avait gavé dans ses cycles interminables, et qui ne m’avait vraiment séduit que dans la forme courte, ça me paraissait presque rédhibitoire. Mais les recommandations s’accumulant, j’ai fini par m’y jeter (plouf). Et cela fut bon.

 

Une précision, d’ores et déjà : en dépit du nom de l’auteur et de la collection (des collections, puisque Mother London a été publié en Lunes d’encre avant d’atterrir chez Folio-SF), j’ai franchement du mal à rattacher ce livre aux littératures de l’imaginaire en général et à la SF en particulier. Très honnêtement, c’est à mon sens un livre de « littérature générale », comme c’est qu’on dit, et un très bon, même. Le seul élément typique de la SF que l’on y retrouve est la télépathie des trois principaux protagonistes, mais celle-ci n’est pas vraiment fondamentale pour le récit, et n’est pas employée selon les codes classiques du genre (même si, à l’occasion, j’ai pu penser à l’excellent L’homme nu de Dan Simmons, bien autrement connoté cela dit ; et sans doute faudrait-il, avant de prendre clairement position sur ce point, que je lise notamment L’oreille interne de Robert Silverberg et L’homme démoli d’Alfred Bester, qui traînent depuis trop longtemps dans mon étagère de chevet…). Dans un sens, la plus grande utilité de la télépathie dans ce roman est d’ordre stylistique plutôt que narratif, les pensées environnantes des quidams venant régulièrement parasiter le récit, sous la forme de « bruits » confus, en italique, qu’il est impossible de rattacher à un personnage précis, les différentes pensées s’emmêlant sans cesse (pour un résultat étrangement poétique… qui m’a étrangement convaincu, moi qui suis en général fortement réfractaire à tout ce qui ressemble de près ou de loin à de la polésie, et qui voue aux pouètes une haine terrible, seulement égalée par mon exécration des adolescents, des couples, des gens heureux, des « journalistes », a fortiori télévisés, et des supporters de football/rugby/langues régionales). Peut-être faut-il alors considérer que c’est cette « transgression » stylistique qui justifie le rattachement aux « transfictions » évoquées par Francis Berthelot dans sa Bibliothèque de l’Entre-Mondes ? Mother London figure bien dans ce guide de lecture, mais, encore une fois, l’argumentaire ne m’ayant pas vraiment convaincu…

 

Passons. C’est une affaire d’étiquetage, sans conséquence en tant que telle. Mais je dirai simplement que les inconditionnels de la SF, réfractaires par principe à tout ce qui est labellisé « mainstream » (… c’est-à-dire, généralement, ce qui n’est pas labellisé du tout), ne vont probablement pas trouver leur bonheur dans ce livre, en dépit de l’auteur et de la tranche gris-métal. Et on reconnaîtra volontiers que c’est un livre « exigeant », comme on dit, qui réclame un brin d’efforts de la part du lecteur (au moins dans un premier temps), et dont la force indéniable est en même temps passablement mystérieuse. Quand je lisais ce livre, je savais que je l’aimais beaucoup, tout en étant à peu près incapable de dire pourquoi… Et je ne suis pas certain d’en être beaucoup plus capable aujourd’hui.

 

Mother London nous invite à suivre tout au long de leur vie ou presque trois personnages hauts en couleurs, tous trois télépathes (et pour cette raison souvent considérés comme fous et multipliant, à tort ou à raison, les internements dans des institutions psychiatriques) et tous trois profondément marqués par le Blitz.

 

Mary Gasalee, ainsi, fut gravement blessée lors d’un bombardement au cours duquel son jeune époux trouva la mort ; elle parvint à sauver sa petite fille, destinée à devenir un écrivain à succès, mais plongea quant à elle dans un mystérieux coma de quinze ans, au cours duquel elle n’a pas pris une ride ; elle vivait alors dans le Pays des Rêves, avatar féminin de Peter Pan, côtoyant le Peuple du Soleil, des stars hollywoodiennes de bon conseil…

 

David Mummery est né à la veille du Blitz, et n’en est réchappé que miraculeusement. Issu d’une famille de grands serviteurs de l’Etat, ce qui l’a amené à fréquenter dès son plus jeune âge le 10 Downing Street, il est finalement devenu journaliste et écrivain, spécialisé dans le folklore londonien.

 

Josef Kiss, enfin, l’excentrique dodu, entretint tout au long de sa vie une relation trouble avec le métier de comédien, et emprunta au cours de sa carrière bien des identités, de même qu’il logea dans d’innombrables appartements disséminés dans les quartiers les plus interlopes de Londres. Mais son heure de gloire, ce fut bien l’époque du Blitz, quand, de manière officieuse, il trouva enfin une utilité à sa faculté télépathique, pour repérer les blessés sous les décombres.

 

Ces trois personnages se croisent sempiternellement, du Blitz au mandat de Margaret Thatcher en passant par les swinging sixties, au travers d’incessants allers-retours entre le passé et le présent (chaque chapitre des deuxième, troisième, quatrième et cinquième parties correspond en principe à une année ; nous passons ainsi progressivement de 1957 à 1985, puis de 1956 à 1940, puis de 1940 à 1970, et enfin de 1985 à 1959). Mother London est ainsi dénué d’intrigue à proprement parler, il ne suit pas une trame linéaire, mais présente dans un ordre qui n’est véritablement confus qu’en apparence une succession de tranches de vie, qui s’éclairent mutuellement au fur et à mesure, dressant ainsi au fil des pages le portrait fascinant et en même temps si humain de ces trois personnages et, derrière eux, tout autour d’eux, de la véritable héroïne du roman : Londres.

 

Je dois dire que j’ai tendance à croire, bêtement peut-être, que seul un Londonien est à même d’apprécier totalement Mother London, de saisir parfaitement ce que Moorcock y développe. C’est que les références historiques, géographiques, culturelles, etc., abondent, dressant un saisissant portrait de la capitale anglaise, ne négligeant aucun aspect. Mother London a ici quelque chose de pictural, et en même temps très humain, très vivant ; c’est que Moorcock a su créer de superbes personnages, crédibles et attachant dans leur différence, et offrant un prétexte idéal à une multitude de tableaux de toute beauté. Certaines scènes, du coup, marquent durablement, ainsi la défense du ranch du 10 Downing Street par le cow-boy David Mummery, cet infirmier qui dévore un épisode de Captain Marvel en veillant Mary Gasalee qui erre au pays des rêves, ou encore Josef Kiss grimpant dans un palmier et refusant d’en descendre. Mais les scènes du Blitz sont, à mon sens, de très loin les plus frappantes. L’évocation de cette période hautement traumatisante est très fine, et son ombre plane sur l’ensemble du roman (voire de l’œuvre de Moorcock ; je comprends un peu mieux, maintenant, l’étrange préface de Jacques Goimard au « cycle d’Elric », quand bien même elle me paraît toujours assez capillotractée…). Moorcock, bien sûr, montre bien toute l’ampleur de ce drame, toute l’horreur des bombardements massifs, des V1 et V2 frappant quand on ne les attend pas, des corps meurtris ensevelis sous les décombres ; mais il sait éviter de verser dans le pathos, et garder à tout cela une dimension humaine remarquable… en ne lésinant éventuellement pas sur l’humour, d'une délicieuse manière so british. Que l’on pense à cette scène extraordinaire où les sœurs Scaramanga assistent prostrées au premier bombardement massif sur Londres, le souvenir de Guernica en tête, puis se voient contraintes de placer tous leurs espoirs en Josef Kiss, sauveteur improvisé et « illégal », qui les libère d’une bombe non explosée d’une manière on ne peut plus burlesque…

 

Alors, certes, Mother London est déroutant. L’absence d’intrigue, la construction audacieuse (plus ou moins en miroirs), les changements de points de vue (et éventuellement de personne : nous suivons régulièrement David Mummery écrivant ses mémoires à la première personne, là où le reste du roman est généralement à la troisième personne), le parasitage du récit par des « bruits » télépathiques, des poésies ou des chansons de corps de garde, tout cela commence par effrayer, voire noyer le lecteur dans un étouffant maelström d’émotions contradictoires, de discours sans queue ni tête et de visions colorées. Mais heureusement, la finesse de la plume de Moorcock (j’ai toujours du mal à croire que c’est au même auteur que l’on doit les insipides Elric et compagnie !) et sa profonde humanité font que l’on abandonne bientôt toute résistance, que l’on se laisse emporter dans cette vibrante évocation de Londres. Et, progressivement, ce ne sont plus tant les bizarreries stylistiques ou thématiques éparses qui déconcertent le lecteur, que la fluidité à laquelle parvient malgré tout Moorcock : tout au long de ces presque 700 pages, moi qui crains de plus en plus les pavés, et en dépit de l’absence « d’histoire » à proprement parler, je ne me suis pas ennuyé un seul instant, je n’ai pas trébuché sur la prose ou sur la construction, bref, j’ai été complètement possédé, envoûté, transporté...

Alors on peut bien le dire : Mother London est un grand, un très grand roman. Peut-être bien le chef-d’œuvre de Moorcock, effectivement.

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"Les contes du vagabond", de Claude Mamier

Publié le par Nébal

 

MAMIER (Claude), Les contes du vagabond, préface de Patrick Eris, postfaces de Claude Mamier et Dul, Noisy-le-Sec, Malpertuis, coll. Brouillards, 2007, 253 p.

 

Retour à la folle séance de dédicaces de l’autre jour, avec ces Contes du vagabond de Claude Mamier. Je plaide coupable : en entrant dans la librairie, je ne connaissais ni l’auteur, ni son livre (ni même l’éditeur, d’ailleurs). La curiosité bibliophage (mes petits démons ne m’ont pas lâché, loin de là) m’a néanmoins incité à en faire l’acquisition. Le monsieur m’a fait une très sympathique dédicace, mais je n’ai guère pu m’entretenir avec lui (ma timidité maladive non plus ne m’a pas lâché, loin de là…). Après quoi, ici ou là, j’ai farfouillé un peu… et j’ai lu bien des choses flatteuses concernant cet ouvrage. Chouette !

 

Pourtant, pour être franc, je n’étais pas tout à fait convaincu, et je craignais même de n’être pas vraiment satisfait (voire pire) par ce recueil de nouvelles. Alors, déjà, oui, la couverture ne me paraissait pas du meilleur goût (les couleurs, surtout), mais, après tout, « don’t judge a boook by its cover », tout ça, et j’ai déjà lu bien des merveilles se cachant derrière des immondices paternostériens (entre autres), donc rien de rédhibitoire. Non, ce qui me faisait redouter le pire (bêtement, sans doute), c’était la genèse de cet ouvrage. Les contes du vagabond, deuxième recueil de nouvelles de Claude Mamier, est en effet le résultat d’un long périple autour du monde, au cours duquel ledit Claudio et son comparse Dul ont recueilli des dizaines et des dizaines de contes dans trente pays différents : un voyage de 1000 jours… et 1001 nuits, bien sûr (voyez plus de détails ici).

 

Or (attention, digression hautement dispensable contenant des vrais morceaux de 3615 Mavie, « fuyez, pauvres fous ! »), si les contes m’intéressent tout naturellement (enfin, plus précisément, la création mythologique, le folklore, etc. ; pour ce qui est de l’art du conteur au sens le plus strict, de l’oralité, je suis un peu moins enthousiaste, mais c’est sans doute à mettre en rapport avec mes bêtes préjugés contre la performance scénique en particulier et le contact humain en général…), les voyages, beaucoup moins. Je n’ai pas du tout l’esprit globe-trotter. Mais alors pas du tout. Casanier de tempérament, et qui plus est flemmard et asocial, j’ai toujours préféré le voyage autour de ma chambre à l’aventure autour du monde. Prévenons tout de suite les raccourcis nauséabonds : ce n’est certainement pas par fierté de coq de village (j’éprouve une jubilation puérile à souiller autant que possible le drapeau, la patrie et tout ce qui va avec, j’imagine que ça s’est vu…) et rejet des autres cultures… Loin de là, d’ailleurs : paradoxalement, la description d’autres cultures et d'autres lieux et les récits des grands voyageurs, de Marco Polo et Ibn Battûta à Peary, Scott, Amundsen et Schackleton en passant par Christophe Colomb, Vasco de Gama, Magellan, Cook et compagnie, m'ont toujours passionné, et c’est d’ailleurs une des raisons expliquant mon attrait pour la science-fiction, notamment dans sa variante la plus ethnologique. Accessoirement, l’ethnologie est une discipline qui m’a toujours considérablement séduit (je me suis régalé à la lecture de Malaurie, Levi-Strauss, Evans-Pritchard, Malinowski, Clastres, Balandier, etc.), et qui m'attire encore aujourd'hui ; j’avais envisagé un temps de l’étudier (et je n’exclue toujours pas, à terme, d’obtenir un diplôme en anthropologie juridique, matière fascinante et hélas trop peu enseignée en France ; mais il existe néanmoins quelques passerelles – très hasardeuses sur le plan épistémologique, d’ailleurs, mais plus compréhensibles sur le plan global de l’utilité des « sciences auxiliaires du droit » – avec l’histoire du droit, ainsi qu’en témoignent des professeurs tels que Norbert Roulland ou, à Toulouse – et je ne le remercierai jamais assez, entre autres choses, d’enseigner cette matière en première année... en commençant par un conte japonais, d'ailleurs ! – Jacques Poumarède ; alors sait-on jamais…), mais le terrain, disons-le franchement, me fait peur… Je n’arrive à voyager – même en France ! – qu’au travers des livres ; le contact humain m’effraie, et « l’aventure » m’ennuie quand elle ne m’agace pas. Aussi n’ai-je que rarement mis les pieds hors de ma province… et n’ai-je quitté la France qu’à de bien rares reprises (trop rares, sans doute : Tunisie et Italie étant gamin dans un cadre organisé, yeurk ; Maroc et Espagne plus récemment et plus librement, avec plus ou moins de bons souvenirs ; pas vraiment « l’aventure », donc…). Parmi mes relations, les vagabonds ne manquent pas, pourtant… mais je ne peux pas les suivre dans leurs plus ou moins longs périples, et je me sens encore moins de partir seul. Malgré la propagande récurrente m’incitant à me bouger le cul (et je ne doute pas qu’elle soit sincère et désireuse de me sauver des flammes de l’enfer, i.e. l’obésité mélancolique, cloîtré dans mon cloaque étudiant) ; mais non : toutes ces destinations qui me font rêver (en vrac, le Japon et plus largement l’Extrême-Orient, mais aussi, allez, la Grèce, l’Egypte, la Turquie, ou encore l’Ecosse, le Canada, les Etats-Unis, la Sibérie, la Mongolie, le Groenland, l’Antarctique…), je ne peux me résoudre à m’y rendre. (En plus, je parie que la bouffe est bizarre, chez ces estrangers ; paraîtrait même que y’en aurait pour manger des escargots ou des grenouilles, yeurk…) J’ai bien, de temps à autre, des fantasmes bizarres, genre remonter la route de la soie ou la muraille de Chine, mais… non. Non, non, non. Dernier point : les récits de voyage qui m’intéressent sont généralement anciens ; à l’ère du village global, le voyage, plus accessible, me séduit peut-être encore moins. Et l’odyssée du routard, parfois (souvent ?) mêlée d’imposture pseudo-hippie, d’idéalisation résolument niaise et de condescendance bobo pour le non-occidental « qu’a su garder sa pureté, t’vois », ça, ça tend carrément à me les briser. D’autant que ces vagabonds-là, pour stigmatiser le bête touriste, ne valent souvent guère mieux à mon sens ; les slogans alter-mondialistes sans cesse répétés, la main sur le coeur et la barbe de trois jours (soigneusement entretenue pour être de trois jours, hein) n’y changent rien, c’est même à la limite encore pire.

 

Fin de la digression (pardon, pardon). Mais vous comprenez peut-être mieux maintenant pourquoi j’ai abordé ces Contes du vagabond d’un œil vaguement sceptique. Cela dit, vous savez depuis fort longtemps que Nébal est un con… En effet, ce bouquin, s’il n’est pas parfait, est néanmoins tout à fait sympathique : en ce qui me concerne, ce fut une bonne, et même une très bonne surprise.

 

Commençons par préciser que Les contes du vagabond n’est pas un recueil de contes, mais un recueil de nouvelles. Non, je ne pinaille pas ; j’entends simplement par-là que les contes relevés aux quatre coins du monde ne sont pas livrés directement à la face du lecteur, mais disséminés ça et là, parfois très discrètement, tout au long des neuf nouvelles (toutes inédites sauf une) généralement fantastiques (un brin de fantasy, juste un doigt de SF) qui composent ce recueil, et qui sont agrémentées de quelques photographies.

 

Les sept nouvelles du corps du texte sont encadrées par les deux récits de Vagabond à Liverpool, « Le conte des histoires du monde » (pp. 5-17) et « Le conte des pierres de la douleur » (pp. 221-235). En suivant le point de vue du fougueux Carlo, en manque de bastons footballistiques, nous y faisons la rencontre, dans un pub miteux, du mystérieux Vagabond, qui gagne sa pitance en racontant des histoires ; rien de plus opposés en apparence que ce manieur de mots et le hooligan bas du front… Mais celui-ci succombe pourtant au charme des récits de Vagabond, du premier conte rapportant toutes les histoires du monde, au dernier... et à ses conséquences imprévues. Ici, j’avouerai que le personnage de Vagabond m’a immanquablement fait penser au Sandman de Neil Gaiman ; c’est-à-dire à ce que Neil Gaiman a fait de mieux… Et les récits suivants, chacun dans un pays différent, et prenant souvent eux-mêmes la forme d’un voyage, partagent avec la géniale bande-dessinée cette atmosphère rare mêlant noirceur et crudité d'une part (l'humanité, où qu'elle soit, n'est guère envisagée sous un jour flatteur), et onirisme et symbolisme de l’autre.

 

La première « véritable » nouvelle, « Bokor Palace » (pp. 19-61), m’a littéralement bluffé. Nous y suivons Samrin, mi-Cambodgien, mi-Français, dans un périple en quête de ses origines, à partir de Phnom Penh, jusqu’à Bokor, ancienne station de villégiature de la bourgeoisie coloniale puis khmère, à la frontière thaïlandaise. Les exactions de Pol Pot et de ses sbires imprègnent encore durement le pays, et Samrin, en quête de son passé, affronte nécessairement les fantômes du drame cambodgien… entre autres. Un superbe récit, remarquablement adroit et juste, sachant traiter de l'identité et de l’horreur des Khmers rouges sans jamais tomber, ni dans le pathos, ni dans le racolage. Je ne crains pas de le dire : cette nouvelle m’a tout l’air d’un authentique chef-d’œuvre.

 

La suite, hélas, mais sans surprises, n’atteindra jamais à nouveau de tels sommets. Mais la plume de Claude Mamier, assez élégante, nous réserve encore de très bons moments. Je relèverai notamment deux excellentes nouvelles : la première, « Flammes de nos corps » (pp. 83-109), n’est pas sans rappeler « Bokor Palace », dans la mesure où nous y suivons, en Roumanie, un vieux rescapé de la Shoah confronté une nouvelle fois à l’officier allemand qui a autrefois anéanti sa vie ; la nouvelle est moins subtile que la précédente, peut-être un peu trop naïve dans sa conclusion, mais néanmoins très convaincante. Autre belle réussite, « Légendes de la Selva » (pp. 127-161), mêlant avec adresse trois intrigants récits amazoniens ; le deuxième, surtout, est une merveille : seule la conclusion à mon sens un peu trop abrupte de l’ensemble l’empêche d’atteindre le niveau de la première nouvelle, mais cela reste excellent.

 

D’autres récits sont tout à fait satisfaisants : « J’écris ton nom avec des ailes de papillon » (pp. 63-81), ainsi, est un très joli récit initiatique, celui d’une fuite en Turquie, cette fois, aboutissant néanmoins à du sens. Très correct. Il en va de même pour « L’image de mes désirs » (pp. 163-181), récit thaïlandais plus classique, sans doute, mais néanmoins convaincant.

 

Je serai un peu plus réservé concernant « Les cendres du monde » (pp. 111-125 ; c’est le seul texte à avoir été publié précédemment, en 2003 – et donc avant le voyage – dans l’anthologie Chimères, mais il s’agit là d’une version remaniée) ; cette quête initiatique africaine confrontant les hommes aux dieux n’est pas sans intérêt ni élégance, mais je l’ai trouvée tout de même un peu trop confuse…

 

La seule véritable fausse note dans ce très sympathique recueil… est en fait la nouvelle « française » intitulée « Je reviens » (pp. 183-219) : une vague anticipation zombifico-satanique au Père-Lachaise, très série Z, et qui détonne tristement dans l’ensemble, d’autant qu’elle se montre paradoxalement plus didactique dans sa dimension voyageuse, plus ou moins lourdingue dans ses références (Anton Lavaux...) et assez franchement « adolescente »… Peut-être dis-je des bêtises, mais je ne serais pas surpris d’apprendre que ce texte raté, pour n’avoir pas été publié précédemment, n’en est pas moins plus ancien que les autres. On n’y retrouve en tout cas rien de tout ce qui fait l’intérêt des plus belles réussites de ce recueil.

Mais cela ne saurait modifier excessivement le bilan : excellente surprise, donc, que ces Contes du vagabond aux antipodes de ce que je pouvais craindre. Alors je bats ma coulpe (oui, avec des orties fraîchement coupées), et je retiens le nom de Claude Mamier ; parce que ce vagabond-là est un conteur de talent, qui a bien des choses à nous rapporter.

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"Les Romans de Philip K. Dick", de Kim Stanley Robinson

Publié le par Nébal

 

ROBINSON (Kim Stanley), Les Romans de Philip K. Dick, préface de Patrick Duvic, traduction [de l’américain] et postface de Laurent Queyssi, Lyon, Les moutons électriques, coll. Etudes et essais, [1984, 2000] 2005, 255 p.

 

Chose promise, chose due :

 

M. André-François Ruaud,

Dans le cadre de votre activité aux Moutons électriques, vous éditez des livres qu’ils sont ben chouettes. Mais, par pitié, faites des relectures ; embauchez un correcteur ! Vous ferez du bien à l’économie française et plus encore aux statistiques du Gouvernement, permettrez à un jeune imbécile de cotiser pour une retraite qu’il ne touchera jamais et, surtout, surtout, vous reposerez les yeux et les nerfs de vos lecteurs, et contribuerez ainsi à diminuer le trou de la Sécurité sociale. Vous l’aurez compris, Monsieur Ruaud : c’est à votre civisme que je fais appel. La France compte sur vous. La Nébalie aussi.

 

Cordialement,

 

Nébal (futur Empereur-Dieu de la galaxie).

 

Merci. Parce que là, quand même, y’avait comme qui dirait de l’abus. Comme qui dirait.

 

Mais bon. Passons.

 

Pour cette fois.

 

D’autant qu’on a pu constater des efforts de la part des Moutons, depuis quelque temps.

 

Les Romans de Philip K. Dick, donc. Un essai adapté de la thèse de Kim Stanley Robinson, l’auteur (plus tard) de l’excellente « Trilogie martienne » (complétée par le sympathique recueil Les Martiens) et des non moins excellentes Chroniques des années noires (… et des bien moins excellents Les quarante signes de la pluie et 50° au-dessous de zéro…). Bref : la rencontre de deux de mes auteurs de SF fétiches ; je pouvais difficilement passer à côté de ça… Et d’ailleurs, pourquoi aurais-je fait une chose pareille ?

 

… Il y aurait bien eu une raison, en même temps : la crainte de tomber sur du déjà-lu. C’est que l’on a beaucoup écrit sur Philip K. Dick, et fort bien à l’occasion : pour m’en tenir à ce que j’ai déjà pu évoquer dans ces pages, je citerai l’indispensable Invasions divines de Lawrence Sutin, ainsi que les Regards sur Philip K. Dick édités par Hélène Collon. On pourrait en effet se demander si Kim Stanley Robinson aurait quoi que ce soit à apporter de neuf… qui plus est dans une thèse déjà ancienne, puisque publiée originellement en 1984 (soit deux ans seulement après la mort du génial auteur d’Ubik et de Siva, entre autres merveilles). Mais soyons franc : cette crainte n’allait pas arrêter un dickien fanatique dans mon genre. D’où achat et lecture.

Et, en fait de déjà-lu anachronique, surprise : cet essai de Kim Stanley Robinson ne ressemble en rien (ou presque) à ce que j’avais déjà pu lire dans le genre. En effet, l’auteur adopte ici un parti-pris totalement différent : d’une part, ainsi que le titre de l’ouvrage l’indique, Kim Stanley Robinson ne s’intéresse ici qu’aux seuls romans de Philip K. Dick (pas les nouvelles ni les essais, donc) ; d’autre part et surtout, il se livre avant tout à une analyse critique, stylistique et thématique, collant aux textes, sans s’égarer dans les éclairages biographiques.

 

A priori, on pourrait considérer que c’est là une limite, une faiblesse de l’ouvrage : on sait bien, et Sutin, notamment, l’a confirmé, que les éléments autobiographiques fourmillent dans l’ensemble de l’œuvre dickienne, et que nombre de thèmes et procédés récurrents s’expliquent pour une bonne part par la vie de l’auteur : le traumatisme causé par la mort de sa sœur jumelle Jane, les relations conflictuelles avec sa mère, les difficultés sentimentales au long de ses cinq mariages et au-delà, les soucis financiers, les crises de dépression et de paranoïa, la drogue, « l’expérience religieuse » de 1974, etc. A l’occasion, un manque se fait donc sentir : on pourra ainsi trouver Kim Stanley Robinson assez léger en plusieurs endroits, notamment, pour ce qui est de la drogue, quand il traite du Dieu venu du Centaure et de Substance mort, par exemple, et, pour le trouble religieux, de la « trilogie divine », bien sûr (on notera par ailleurs que Kim Stanley Robinson ne traite pas de Radio Libre Albemuth, publié sans doute postérieurement ; il avait pourtant traité auparavant des romans « de littérature générale » de Philip K. Dick, et notamment des Voix de l’asphalte, le dernier roman de Dick à avoir été publié, tout récemment, auquel il consacre quelques intéressantes pages).

 

Mais, au final, ce parti-pris se révèle plutôt être un atout : la thèse de Kim Stanley Robinson ne sombre ainsi pas dans une (anachronique) redondance par rapport à Invasion divines, notamment, mais le complète utilement, et apporte un nouvel éclairage sur les romans dickiens, centré sur l’écriture pure et faisant fi du reste. Et Kim Stanley Robinson a néanmoins bien des choses à dire, souvent fort pertinentes. Il examine ainsi tous les romans de Philip K. Dick selon un plan chronologico-thématique très bien vu, avec une neutralité toute universitaire (l’auteur ne tombe pas dans l’admiration béate, il sait se montrer très critique à l’occasion, et même sévère parfois), et un remarquable talent pour l’analyse.

 

On en retiendra plusieurs éléments fort intéressants. Ainsi, si Kim Stanley Robinson, désireux de coller aux textes, ne s’attarde guère sur le contexte historique et politique général (il y aurait pourtant bien des choses à dire !), il réinsère par contre intelligemment Philip K. Dick dans l’histoire de la science-fiction, et dégage sa profonde singularité : il montre ainsi comment, pour diverses raisons, Dick fut un des premiers auteurs de SF à mélanger les thèmes dominants du genre dans ses romans, pour susciter un effet d’overdose particulièrement déroutant pour le lecteur ; on peut ici se référer à sa « table des éléments » composant le chapitre trois (pp. 54-75) : « dystopies ; mondes post-apocalyptiques ; extra-terrestres, robots et humains artificiels ; phénomènes psychiques ; voyage dans le temps ; colonies sur d’autres planètes ; uchronies ; vaisseaux spatiaux ; dérèglements de la réalité » (ce dernier thème étant la grande originalité de Dick, et le précédent très rare chez lui). Il en profite pour montrer en quelles circonstances le mélange fonctionne, et pourquoi, parfois, il ne prend pas ; il note au passage que le thème du voyage dans le temps, pourtant retenu par Pierre Versins dans son Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction, certes datée, comme un thème fondamental chez Dick, ne lui réussit en fait guère, tombant souvent comme un cheveu sur la soupe et brisant parfois la cohérence du récit.

 

Mais il montre en même temps, et en cela Dick se distingue grandement de la plupart des auteurs « campbelliens », que la « cohérence » interne de ses œuvres, voire la rationalité, ne l’a jamais préoccupé outre-mesure (et Dick, ici, de mentionner l’influence déterminante de… Van Vogt. Certes, mais… bon, la poule à la dioxine a couvé un génial canard, on va dire…), de même que l’arrière-plan scientifique de ses récits est souvent très léger, ce qui amène à se poser, inévitablement, la question de la définition de la science-fiction… Sans en revenir au serpent de mer, on comprend néanmoins ainsi davantage l’hostilité affichée par certains auteurs ou critiques « classiques », notamment américains, à l’encontre de l’œuvre dickienne, et, en sens inverse, son plus grand succès dans une Europe moins imprégnée de la tradition de Gernsback et Campbell… ou, pour sortir de la seule référence géographique, et n’en déplaise aux intégristes, dans les rangs, aujourd’hui, d’une « littérature générale » qui l’avait pourtant rejeté de son vivant, à sa grande frustration. Et force est de constater que des romans tels que Le maître du haut-château ou Ubik, pour citer des classiques (le problème portant notamment ici sur l’ultime retournement, procédé pourtant typique des pulps et de la littérature de genre), mais aussi des ouvrages « mineurs », et notamment A rebrousse-temps, sont totalement inexplicables selon une grille d’interprétation classique en science-fiction. Certains critiques en ont été déroutés, et l’on peut suivre ainsi les errances de quelques-uns d’entre eux, et non des moindres, de l’admiration à la consternation, débouchant au mieux (ainsi chez Stanislaw Lem) sur la remise en question, au pire sur l’abandon pur et simple du vilain petit canard…

 

Sous cet angle, Robinson montre en quoi Dick, non content de se distinguer de ses illustres prédécesseurs jusqu’à susciter une certaine rupture (j’ai failli écrire « révolution paradigmatique »…), annonce parallèlement quelques évolutions ultérieures : ici, effectivement, Dick avait tout pour se poser en précurseur, sinon en parrain, de la New Wave of British Science-Fiction. Mais il est un autre aspect qui le rapproche de l’équipe de New Worlds : l’attention stylistique.

 

Oui, oui, nous parlons bien de Philip K. Dick.

 

On a souvent dit et répété que Dick « écrivait mal ». Assertion que j’ai toujours trouvé pour ma part très exagérée… Disons qu’on a souvent lu bien pire, notamment en SF… Mais il est vrai que, surtout dans ses premiers textes de SF et dans ses romans les plus alimentaires, Dick ne s’appliquait guère. Et je ne suivrai pas Jacques Goimard dans son analyse du style de Dick (pas inintéressante, mais quand même un peu poussée…). Il y a cependant des exceptions qui méritent d’être notées, et en premier lieu Le maître du haut-château, sur lequel Kim Stanley Robinson s’attarde un petit moment, et, à la même époque, Glissement de temps sur Mars. Plus tard, surtout, quand Dick prendra davantage son temps et s’aventurera sur les terres du réalisme avec plus de métier que dans ses laborieux romans de jeunesse, on peut mentionner également Coulez mes larmes, dit le policier et Substance Mort (voire Le Bal des schizos, un peu plus tôt) ; enfin, encore une fois, Siva et La transmigration de Thimothy Archer me paraissent franchement irréprochables, et même (osons, osons) très bien écrits. Kim Stanley Robinson, qui à vrai dire ne brille pas forcément lui-même par l’élégance (surtout dans ce texte austère, dont la traduction m’a par ailleurs paru assez douteuse…), décortique fort bien et avec une grande honnêteté le style et les méthodes d’écriture de Dick. Et c’est passionnant.

 

Il en va de même pour tout ce qui concerne le système de personnages (Laurent Queyssi y revient dans une sympathique postface, guère révolutionnaire cela dit) et la construction des intrigues. Mais, plus généralement, on suivra aussi le cheminement de Dick du politique vers l’ontologique, des premières dystopies sous forme de « vœux réalisés » aux troubles personnels des romans plus réalistes de sa fin de carrière, en passant par les dystopies que l’on ne saurait vaincre, mais dans lesquelles les personnages cherchent néanmoins à survivre, ou à éviter le pire. Certaines analyses, dans ce domaine, sont remarquablement fines, et Kim Stanley Robinson se montre en outre un excellent pédagogue : il révèle ainsi souvent des aspects qui m’avaient totalement échappé à la lecture de certains de ces romans, et qui me semblent désormais évidents (par exemple, la métaphore de l’écrivain de science-fiction dans Le temps désarticulé, comment ai-je pu ne pas voir ça…).

Et l’on pourrait continuer encore longtemps : l’essai de Kim Stanley Robinson est très riche, même si, à vrai dire, on en aurait souhaité encore davantage. Je ne le suivrai pas sur tout (certaines critiques me paraissent un peu trop sévères, d’autres trop enthousiastes – L’invasion divine, notamment, m’a fait l’effet d’un roman raté… –, la volonté de ne pas recourir à la biographie de Dick est parfois très contestable, et il en va de même pour certaines lectures – ainsi concernant l'aspect science-fictif de Siva, ou encore l’utopie et la dystopie, à l’occasion, ce qui m’a surpris, d’ailleurs, de la part de quelqu’un qui, ultérieurement, avec la « trilogie martienne », s’est montré si adroit pour traiter de ce thème). Mais le bilan est sans appel : Les Romans de Philip K. Dick est un essai très recommandable, foisonnant, pertinent, à peu près indispensable à tout amateur de Philip K. Dick qui se respecte (ou qui s’assume, comme vous voudrez).

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"Bifrost", n° 49. "Spécial Robert Silverberg"

Publié le par Nébal


Bifrost, n° 49. Spécial Robert Silverberg, Saint Mammès, Le Bélial’, janvier 2008, 191 p.

 

J’ai longtemps hésité avant de rendre compte de mes lectures de Bifrost sur ce blog miteux, et je me suis abstenu pour plusieurs numéros. Et ce pour plusieurs raisons : déjà, invariablement, je les lis à la bourre (et cette fois ne déroge pas à la règle, désolé…) ; ensuite… eh bien, c’est une revue. Fiction aussi, me direz-vous, et pourtant j’en ai déjà causé à deux reprises… Oui, certes. Mais Fiction, comme c’est qu’y disent, c’est une anthologie périodique : on y trouve essentiellement des nouvelles, et quelques articles ; peu de rubriques à proprement parler. Une bonne partie de Bifrost, au contraire, est consacrée à la critique des parutions les plus récentes. Et là, que pourrais-je bien dire ? Mais il y a le reste : deux ou trois nouvelles, les articles de Fred Jaccaud et Roland Lehoucq, le dossier… Après tout, si je rédige des petites notes sur de minuscules ouvrages promotionnels comme les cadeaux du libraire pour Bragelonne (ici, ou ) ou Points-Fantasy (hop), je peux bien me fendre de quelques remarques sur Bifrost, non ?

 

Et c’est d’autant plus vrai en ce qui concerne ce n° 49, puisqu’il s’agit d’un numéro « spécial Robert Silverberg ». Robert Silverberg, le dernier des géants comme on dit parfois ; un auteur incontournable… que j’ai pourtant contourné jusqu’à présent. Ce Bobby-là est sans conteste ma plus grosse lacune science-fictionnelle. J’ai déjà eu l’occasion de m’expliquer sur ce bête blocage dans un compte rendu qui n’avait rien à voir ; depuis, je n’ai toujours pas lu le moindre roman de Robert Silverberg… Cela dit, les choses se sont sans doute un peu améliorées, puisque L’Oreille interne ainsi que son Livre d’or de la science-fiction ont entre-temps intégré mon étagère de chevet. Et ce numéro spécial de Bifrost, que j’ai donc lu en parfait béotien, m’a incité à franchir enfin le pas : cela a en effet été l’occasion de noter quelques titres, sur lesquels il faudra bien que je me jette un jour ou l’autre…

 

On doit à Robert Silverberg lui-même quatre textes au sommaire de ce numéro spécial, deux nouvelles et deux articles (pas d’entretien, cette fois-ci). La première nouvelle, « Apprenti en sorcellerie » (pp. 6-28) prend place dans l’univers du « cycle de Majipoor », mais se lit très bien indépendamment ; c’est néanmoins un récit de fantasy banal au possible, à peu près dénué de tout intérêt… Pas le meilleur moyen de convaincre du talent de l’auteur, donc. La deuxième nouvelle est déjà plus intéressante, sans être transcendante pour autant : « L’Eglise à Monte Saturno » (pp. 46-75) est un récit fantastique correct, sans plus ; c’est téléphoné, mais il y a une atmosphère… Bon… A la limite, dans la partie fictionnelle, c’est encore Lucas Moreno qui s’en sort le mieux avec son « PV » (pp. 30-45) pourtant assez moyen… ce qui, quelque part, la fout un peu mal, quand même.

 

Heureusement, les articles de Robert Silverberg m’ont semblé bien plus intéressants. Et tout d’abord le surprenant et réjouissant « Ma carrière de pornographe » (pp. 119-126), dans lequel le prolifique écrivain, bien connu pour avoir fait régulièrement dans l’alimentaire, raconte comment, de 1959 à 1964, il a écrit 150 (150 !!!) romans « pornographiques » (selon les critères vraiment très très chastes de l’époque, hein…) pour gagner sa vie. Un article passionnant, assez drôle, mais aussi instructif, que ce soit sous l’angle du métier d’écrivain, ou sous celui de la censure… Moins surprenant mais fort sympathique tout de même, « La genèse de Majipoor » (pp. 162-170) revient sur l’élaboration du monde de Majipoor qui a fourni un cadre idéal pour bon nombre des œuvres les plus récentes de Robert Silverberg, et probablement celles qui ont connu le plus de succès (commercial en tout cas ; la critique a semble-t-il été moins généreuse passés les premiers volumes…). J’ai lu cet article un peu « dans le vide », n’ayant jamais lu le cycle en question ; mais j’y ai trouvé néanmoins un beau modèle de construction d’univers, complexe et cohérent, et ma foi fort alléchant.

 

Outre un volumineux guide de lecture (« Petit guide touristique en terres de Silverberg », pp. 134-161) concocté par plein de gens dont quelques cafards et sur lequel je ne saurais guère revenir (si ce n’est pour noter qu’Ugo Bellagamba en profite pour glisser une note intéressante et plus approfondie que les autres critiques sur les nouvelles et novellae de Silverberg – pp. 157-161 – ; boah, allez, je peux bien citer tout de même quelques titres qui, du coup, me paraissent particulièrement tentants : Les déportés du Cambrien, Les monades urbaines – mais celui-là me bottait depuis un certain temps déjà –, et Roma Æterna, notamment), le dossier comprend également un article de Rachel Tanner sur L’Homme dans le labyrinthe (« L’Homme dans le labyrinthe. Mythe et space opera », pp. 127-133) ; n’ayant pas lu ledit bouquin, je ne saurais dire si cet article développant le parallèle entre le roman de science-fiction de Silverberg et le Philoctète de Sophocle est vraiment pertinent (ça m’en a tout l’air, cela dit) ni s’il apporte vraiment quelque chose (ça, c’est moins sûr, pour ce que j’en ai lu ici ou là…). Reste que c’est très intéressant, ma bonne dame, et qu’il va falloir que j’y jette un œil un de ces jours (à L’Homme dans le labyrinthe, hein, pas à Sophocle ; ça, c’est déjà fait… mais ça pourrait être une bonne idée d’y revenir, en fait…).

 

Et... c’est tout. C’est un peu court, peut-être, maintenant que j’y pense… Ou pas. Bon. Pas grave.

 

Quelques mots sur le reste. Pas question, bien entendu, de revenir ici sur le cahier critique (« Objectif runes », pp. 78-109), et sur les chroniques s’y rattachant de Thomas Day (« Le coin des revues », pp. 110-112) et de Pierre Stolze (« A la chandelle de Maître Doc Stolze. Un inédit indigeste et deux rééditions jubilatoires », pp. 113-116). Ah, si, juste une chose en passant : je tiens à préciser à Me Stolze que, bon, ça va pour cette fois, mais que, quand je deviendrai Empereur-Dieu de la galaxie, qualifier New York 1997 de John Carpenter de « nanar cinématographique » (p. 113 ; non mais ça va pas, la tête ?) sera passible de la peine de mort par lapidation à coups de figues molles. Il est prévenu.

 

Quelques mots, par contre, sur l’article de Roland Lehoucq (« Le Soleil dans l’œil », pp. 172-178). Le physicien démolit cette fois à raison le très décevant Sunshine de Danny Boyle : comme d’habitude, c’est à la fois passionnant et à peu près incompréhensible en ce qui me concerne. Seul petit regret : je m’attendais à quelque chose de plus saignant (je me souviens du papier sur Fusion – The Core…). Très bonne rubrique, cela dit (faut que je vous cause de SF : la science mène l’enquête un de ces jours…). Pas « d’Anticipateurs » de Fred Jaccaud pour ce numéro.

 

Mais reste une rubrique qui mérite bien qu’on en dise quelques mots : les Razzies, le prix du pire. Aaaaaaaaaah, les razzies… Beaucoup de gens estiment qu’il est nécessaire d’en dire du mal, de ce prix bête, méchant et de mauvaise foi (… et qui s’assume, ne l’oublions pas). Chaque année, ça suscite sa petite polémique, il y a des nominés qui le prennent très mal, et, au-delà, des pseudo-Bisounours slurpeux plus ou moins sincères et souvent eux-mêmes fort pédants qui s’empressent de stigmatiser cette évidente bêtise destinée uniquement aux jeunes connards prétentieux et élitistes (c’est ce qu’ils disent, hein ; y’a souvent des contradictions dans les termes, notez bien). Mais moi, j’aime bien, les razzies. En fait, dans la multitude des prix littéraires SF, c’est sans doute celui que je préfère ; parce que c’est le seul qui assume jusqu’au bout sa bêtise et sa mauvaise foi (on peut bien dire que les autres le valent sous cet angle, non ?) ; parce qu’il pointe à l’occasion des pratiques vraiment pas glorieuses, ce qui peut lui conférer une certaine utilité ; et parce que c’est drôle, enfin. Mais je plaide coupable : je suis un jeune connard, bête et (parfois) méchant, et à l’occasion élitiste.

 

Petit bilan sur le palmarès de cette année ? Allez. Je sais, j’ai comme qui dirait du retard, mais bon… Remuons le couteau dans la plaie. Une déception, tout d’abord : je l’ai trouvé un peu mou du genou, le bilan, cette fois… Dommage. Mais restent quelques jolies têtes de vainqueurs. Alain Damasio a gagné le prix de la pire nouvelle francophone pour « So phare away ». Pas lu, peux pas dire ; mais j’ai apprécié de voir parmi les nominés Daniel Walther pour sa bouse dans le précédent Bifrost… La pire nouvelle étrangère est censée avoir été choisie au pif dans les numéros de Lunatique de l’année écoulée ; pourquoi pas, après tout… Pour le pire roman français, Céline Minard a gagné avec Le Dernier monde ; je n’ose imaginer l’abomination que cela doit être, pour avoir battu Tous ne sont pas des monstres de Maud Tabachnik et Léviatown de Philip Le Roy (mes chouchous persos, dont je vous avais déjà vanté les indiscutables mérites ; Cold Gotha de Guillaume Lebeau, s'il n'est pas bon, n'est quand même pas aussi pathétique...). Pas grand chose à dire sur le pire roman étranger, si ce n’est que faire figurer dans la liste Rainbows End de Vernor Vinge, c’était quand même un peu pousser mémé dans les orties… mais bon, c’est le jeu. Ou alors, à ce compte-là, j'y aurais bien glissé La Théorie des cordes de José Carlos Somoza, ne serait-ce que pour faire suer Patrick Imbert (c'est à cause de lui, si j'ai acheté cette daube ; maudit, maudit !)... Pour la pire traduction, Sylvain Berthet a gagné : ça doit être du costaud, pour avoir enfoncé Karim Chergui (ainsi que Bernadette Emerich pour Le vieil homme et la guerre)… Pour la pire couverture, bien évidemment, c’est l’inénarrable Jackie Paternoster qui a gagné, pour ses abominations de Terremer et Rainbows End (j’y aurais bien rajouté ses immondices pour « le quatuor de Jérusalem », et plus particulièrement Le codex du Sinaï et surtout Ombres sur le nil, bel et bien paru cette année…) ; certes, quelques horreurs n’étaient pas de son fait (ainsi, nominé également, Gilles Francescano pour Quatre chemins de pardon), mais Miss Jackie a toujours une longueur d’avance : son indicible attentat au bon goût pour Unica me paraît déjà bien placé pour le prochain prix (idem pour Pavane, d’ailleurs…). On saluera également la nomination de Patrick Imbert pour son légendaire anus de robot, mais bon, moi je vous dis qu’il est bien, ah mais. Le prix de la pire non-fiction a été remporté par Lunatique (décidément…) ; je ne peux pas me prononcer… mais j’avais un autre chouchou, personnellement. Le « prix de l’incompétence éditorial » (sic) a été attribué aux Moutons électriques pour leurs innombrables coquilles ; y’a du vrai (même si Terre de Brume, notamment, est au moins aussi doué ; les deux publient des très chouettes bouquins, cela dit, hein…), mais en ce qui me concerne, l’abondance desdites coquilles dans chaque numéro de Bifrost, la bourde mentionnée à l’instant, et, dans ce même numéro, la jolie référence aux « Pensées de Montaigne » (re-sic, p. 92), désignaient un tout autre champion ; pour l’année prochaine peut-être ? Mais là, reconnaissons que Mnénémomos avait avait fait très fort fort, aussi. Le prix putassier, c’est mon préféré, personnellement : Pygmalion a très logiquement gagné pour ses pratiques de saucissonnage ; peu de concurrence, cette année, dommage (ou bien… ?). Enfin, le Grand Master Award a été remis au Divin Gérard Klein, pour plein de choses : là, les razzies ont été égaux à eux-mêmes, c’est-à-dire particulièrement bêtes et méchants ; et du coup, ça m’a bien fait rire… Quant aux prix des lecteurs de Bifrost, ce fut un vrai raz-de-marée pour taper sur l’équipe de Galaxies, avec visiblement beaucoup de raisons ; mais n’ayant jamais lu ladite revue (« et pour cause ! »), je ne vais pas tirer sur l’ambulance.

N’empêche que : les razzies, une fois par an, ça défoule. Ne serait-ce que pour ça, merci Bifrost.

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"La pornographie", de Witold Gombrowicz

Publié le par Nébal

 

GOMBROWICZ (Witold), La pornographie, traduit du polonais par Georges Lisowski, Paris, Gallimard, coll. Folio, [1960, 1980, 1995] 2006, 226 p.

 

Et non, pas de la SF, pour une fois. C’est que Dieu, dans son infinie bonté, a dépêché dans mon maigre entourage un ange, une de ces âmes charitables qui, quoi qu’il en coûte, et quelle que soit l’adversité, sont prêtes à tout pour sauver les pauvres pécheurs des flammes de l’Enfer auquel les condamne irrémédiablement leur ignorance crasse. Cette bonne chrétienne, ainsi, a pris sur elle de me faire lire des vrais livres : l’an dernier, profitant de la commémoration de ma venue au monde, elle m’offrit ainsi V. de Thomas Pynchon, et cela était bon ; et elle a tout récemment renouvelé la manœuvre, me glissant entre les pattes ce court roman de Witold Gombrowicz, qui est bel et bien Polonais, on ne peut rien vous cacher, court roman intitulé La pornographie. Et cela était bon : en effet, d’une part, la lecture récente de la Bibliothèque de l’Entre-Mondes de Francis Berthelot m’avait déjà incité à faire un de ces jours l’acquisition de Ferdydurke ; d’autre part, ce joli titre ne manquera pas, j’en suis sûr, de m’attirer bien des lecteurs.

 

(Quoique.)

 

(Ils sont déjà assez nombreux, notez, à débouler ici après avoir googlisé quelque chose du genre de « xXx sex haRd coshonn mandrun hénorm viole par 1 retraite père vert flajel avek des orties fraîchement coupées peaurno sex bit putte Ernest Renan gro sain collégienne japonaise avec des couettes susse daursel zob bruni apwal holoturie paternoster plan a 29 ludique ».)

 

(Heureusement, cela n’a rien à voir.)

 

(D’ailleurs : )

 

Heureusement, cela n’a rien à voir. Et en fait de pornographie, au sens le plus trivial tout du moins, on n’a pas forcément ici grand chose à se mettre sous la dent (ou ce que vous voulez, ça ne me regarde pas).

 

« Ah. Mais de quoi nous parle donc l’auteur, dans ce court roman ? »

 

Eh bien, nous pourrions avancer cet insipide résumé. 1943, la Pologne occupée par les nazis. Le narrateur, un écrivain quadra du nom de Witold Gombrowicz, et son ami Frédéric, tous deux peu intéressés par le soudain engouement de l’industrie lourde allemande pour les voyages organisés et les hauts-fourneaux, quittent l’ex-Varsovie pour un paisible exil provincial on ne peut plus bourgeois. Là, les deux hommes font la rencontre de deux charmants adolescents, Karol et Hénia. Las ! Les deux JEUNES, qui se connaissent depuis l’enfance, semblent ne pas avoir conscience qu’ils sont à l’évidence faits l’un pour l’autre ; la belle Hénia doit même épouser prochainement Albert, nécessairement notaire, et nécessairement moins jeune, sans que cela n'attise pour autant la jalousie de Karol. Voilà qui est intolérable pour nos deux esthètes (p. 86) :

 

« Je me rendis compte à la fin de ce conciliabule secret quel coup était pour lui et pour moi l’indifférence de ces deux-là, qui semblait malheureusement ne plus faire aucun doute. La jeune fille – fiancée à Albert. Le jeune homme – pas le moins du monde affecté.  Et tout cela baignant dans leur jeune aveuglement. La ruine de tous nos rêves ! »

 

Oui, c’est intolérable. Aussi Frédéric et Witold, au milieu du fracas du monde qui les indiffère au plus haut point, se mettent-ils à déployer des trésors d’ingéniosité pour rapprocher les deux JEUNES ; tout devient prétexte à manipulation ; le moindre événement, le moindre fait divers, doit être prestement saisi pour réparer la cruelle injustice. La venue du vieux Siemian, le résistant, est pour le coup tout à fait appropriée…

 

Voilà, voilà…

 

« Ouais, non, mais ça, on s’en fout. Con de Nébal ! Je t’ai demandé DE QUOI nous parlait l’auteur dans ce court roman… »

 

Ah. Oui, bien sûr. Mille excuses. Heureusement (?), l’auteur lui-même se fend d’une préface pour nous « expliquer » le sens profond de son roman. Citons-en à titre d’exemple le début (pp. 9-10) :

 

« Un écrivain polonais m’a écrit pour me demander quel est le sens philosophique de La pornographie.

 

« Je lui ai répondu :

 

« « Essayons de nous exprimer de la façon la plus simple. L’homme, on le sait, tend vers l’absolu. Vers la plénitude. Vers la vérité, vers Dieu, vers la maturité totale… Tout saisir, se réaliser entièrement – tel est son impératif.

 

« « Or, dans La pornographie se manifeste, il me semble, un autre but de l’homme, plus secret sans doute, en quelque sorte illégal : son besoin du Non-achevé… de l’Imperfection… de l’Infériorité… de la Jeunesse…

 

« « Une des scènes les plus explicites dans ce sens, c’est celle de l’église, où la cérémonie de la messe s’effondre sous l’effet de la conscience tendue de Frédéric et où avec elle s’effondre Dieu-l’absolu, tandis que, des ténèbres et du vide cosmique, sort une nouvelle idole terrestre, sensuelle, faite de deux êtres mineurs mais qui forment un cercle fermé – car ils subissent une mutuelle attraction.

 

« « Une autre scène importante, c’est le conciliabule qui précède le meurtre de Siemian, quand les adultes se sentent incapables de tuer, car ils connaissent le poids de l’assassinat. Le meurtre devra donc être accompli par des adolescents, déplacé vers la légèreté, l’irresponsabilité – ce n’est que de cette façon qu’il devient possible. » »

 

Notez que c’est là « la façon la plus simple de s’exprimer ».

 

(Au passage, je ne savais pas que l’homme tendait vers l’absolu, vers Dieu, et tout et tout… Pour moi, il tendait vers la bière, le salaire, la femme ou la mort ; bêtement.)

 

On pourrait citer d’autres passages de cette « explication » ; tenez, par exemple (p. 14) : « Et si La pornographie était une tentative pour renouveler l’érotisme polonais ? » Synthétisons (p. 15) :

 

« Je suis de plus en plus porté à présenter les thèmes qui me paraissent le plus complexes sous une forme simple, naïve même. La Pornographie est écrite un peu à la manière d’un « roman de province » polonais , c’est comme si je véhiculais sur un char à banc vieillot du venin « dernier cri » (cri de douleur, pas à la mode, cela va de soi). Ai-je raison de penser que plus la littérature est téméraire et d’un accès difficile, plus elle devrait retourner vers des formes anciennes, faciles, auxquelles les lecteurs se sont habitués ?

 

« K. A. Jelenski, à qui mon œuvre doit tant et de si précieuses suggestions, estimait que La pornographie se présentait de façon trop définie ; il me conseillait d’y effacer quelques-unes de mes traces, à la façon des animaux ou de certains peintres. Mais je suis déjà fatigué par tous les malentendus qui s’accumulent entre moi et mon lecteur et, si j’avais pu, j’aurais limité encore davantage sa liberté de m’interpréter. »

 

Voilà qui est clair. Allez, un petit dernier pour la route, qui me paraît particulièrement utile (p. 14) : « Je ne crois pas à une philosophie non érotique. Je ne me fie pas à une pensée désexualisée. »

 

Ah ? Parce que, tout persiflage mis à part (promis juré), c’est ici que se situe à mon sens le problème : tout cela est très très très froid, très très très intellectualisé, distant, détaché… désexualisé. On navigue dans les hautes sphères, jamais dans la chair. Et en ce qui me concerne – moi le jeune crétin qui n’oserais certainement pas « interpréter » Gombrowicz de crainte d’un « malentendu », mais bon, à défaut de sens, je me sens encore libre de parler du ressenti –, en ce qui me concerne, donc, c’est à la fois ce qui fait l’intérêt et la faiblesse de La Pornographie. Les préoccupations hautement spirituelles et absolues de Witold et de Frédéric m’ont laissé le plus souvent très froid ; ces manipulateurs pédants et grotesques tiennent en effet plus de Bouvard et Pécuchet que des très humains Valmont et Merteuil des Liaisons dangereuses. Impossible de ressentir ces personnages, de s’identifier à eux. Leur perversion, bien réelle, est si détachée qu’elle en devient mesquine et dérisoire. Leurs efforts acharnés pour unir ces deux JEUNES qui ne leur ont rien demandé sont en effet absurdes. A fortiori si l’on tient compte du contexte, à peine entrevu : la Pologne rurale de La pornographie ne résonne pas du bruit des bombes, l’horreur de la Shoah n’y est même pas entrevue ; non, cette Pologne bourgeoise et ridicule évoque bien davantage, justement, la Normandie de Flaubert. Mais sans l’humaine cruauté, la naturalisme cru, le cynisme réjouissant, l’abjection à la fois plate et fascinante de Madame Bovary ou de L’éducation sentimentale. Tout, ici, est froid, détaché, inhumain, incorporel ; dans un sens, c’est d’autant plus fascinant : le sujet est effectivement mis à nu, son grotesque n’en ressort que davantage. Mais c’est aussi vite lassant, et parfois agaçant. Le dérisoire, le mesquin, interloquent, mais tout cela est trop lointain pour me convaincre véritablement. Trop… « intellectuel », le mot est lâché. La chair est ignorée, seules les idées ont droit à l’existence. Et le décalage est ainsi constant entre les grands discours des horripilants Witold et Frédéric, et la platitude et la petitesse collégiennes de leurs ridicules perversions. Sans parler de leur idéalisation – justement – de la jeunesse, assez typique d’une fascination quadragénaire pour un passé magnifié, celui où les hormones se doivent d’être en ébullition… mais où en fait d’hormones, de glandes, de chair, c’est surtout l’esprit des « adultes » qui frétille avant tout (p. 82) :

 

« Je devais lui demander : – Tu vas à l’église ? Au lieu de cela, je demandai : – Tu vas voir les femmes ?

 

« – Quelquefois.

 

« – Tu as du succès auprès des femmes ?

 

« Il rit aussitôt.

 

« – Non. Pensez-vous ! Je suis bien trop jeune.

 

« Trop jeune. Le sens en était humiliant – c’est pour cela que cette fois-ci il avait pu prononcer délibérément le mot « jeune ». Mais moi, qui avais mêlé tout à l’heure, à cause de ce garçon, Dieu et les femmes dans un quiproquo grotesque et presque ivre, j’entendis dans ce « trop jeune » comme un étrange avertissement. Oui, trop jeune, aussi bien pour les femmes que pour Dieu, trop jeune pour tout – et quelle importance qu’il croie en Dieu ou pas, qu’il ait du succès auprès des femmes ou pas, puisque de toute façon il était « trop jeune » et rien de ce qu’il pouvait faire, dire ou sentir n’avait la moindre importance : il était inachevé, il était « trop jeune ». Il était « trop jeune » pour Hénia et pour tout ce qui naissait entre eux, « trop jeune » aussi pour Frédéric et pour moi… Qu’était-ce, cette immaturité si frêle ? Elle était insignifiante, elle ne comptait pas ! Comment pouvais-je moi, un adulte, mettre tout mon sérieux dans son manque de sérieux, écouter avec un tremblement de tout mon être quelqu’un qui n’avait aucune importance ? »

 

C’est l’occasion de parler d’un autre anachronisme, après celui du cadre et des personnages : le style. S’il est mêlé à l’occasion d’audaces très contemporaines, il reste essentiellement précieux, assez suranné, dilaté et riche ; là encore, il évoque souvent le naturalisme français d’un Flaubert, ou d’un Zola ou d’un Huysmans débutant dans l’ombre du maître. Avouons-le : l’écriture de Gombrowicz, dans son archaïsme affiché et pourtant malmené, est irréprochable. Sous cet angle purement formel, pas de doute : c’est bien de la très grande littérature.

 

Mais cette froideur dans la perversion, cette mesquinerie dans le vice, cette distanciation de la chair et de la matière, l’imposture intellectuelle fort commune et d’autant plus dérisoire incarnée, non, idéalisée par Witold et Frédéric, tout cela ne me parle guère. Pas sous cette forme, en tout cas. A tout prendre, je préfère encore me ressourcer dans les classiques ; Là-bas, par exemple, ce premier ouvrage du « roman de Durtal » me semblant partager bon nombre de thématiques et de procédés avec cette Pornographie : mais ce chef-d’œuvre du roman décadent, baroque et excessif, me paraît autrement plus séduisant et fascinant que cette froide masturbation intellectuelle… Non, j’exagère un peu, là. Et puis ça ne serait pas à la hauteur de ce livre – un cadeau fort appréciable tout de même, malgré cette relative déception ; je n’ai certes pas perdu mon temps à le lire (si, vont dire les critiques perfides qui, eux, ont compris et donc adoré le livre... mais moi je dis non, et zob), et j’ai toujours envie de lire Ferdydurke, d’autant que le grand classique joue semble-t-il bien davantage la carte de l’humour – que de conclure là-dessus. Un peu comme si, succombant au mauvais goût le plus gras, gratuit et pathétique, je finissais ce texticule en parlant de pornographie pour bande-mou.

 

(Zut. Trop tard. Décidément, Nébal est un con. Mais bon : la chair est faible...)

(Ca me fait penser, même si ça n’a pas forcément grand chose à voir : ça fait un bail que je suis censé vous causer du fabuleux Filles perdues du Divin Alan Moore et de la divine par alliance Melinda Gebbie ; là, pour le coup, c’est de la pornographie, vraiment ; hyper-intellectualisée, certes, mais qui transpire, suppure et colle néanmoins ; qui parle, touche, remue, et élève : bref, un idéal. Vraiment. Faut que je trouve le temps…)

CITRIQ

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