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Un peu de ton sang, de Theodore Sturgeon

Publié le par Nébal

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STURGEON (Theodore), Un peu de ton sang, suivi de Je répare tout, postface de Steve Rasnic Tem, [traduit de l’américain par] Odette Ferry [et] Véronique Dumont, Paris, Télémaque, coll. Entailles, [1961, 2006] 2008, 206 p.
 
Je vous ai fait part récemment de ma triste condition d’acheteur compulsif. Avec Un peu de ton sang, j’ai l’occasion de vous montrer une fois de plus tout le tragique de cette malédiction. Pauvre, pauvre de moi…
 
Posons le cadre. Sous le vain prétexte de déposer un chèque à la banque parce que j’avions pu d'sous, je suis sorti de mon clapier, le sourire angélique de l’innocence béate sur les lèvres. Tandis que je sautillais gracieusement sur le pavé, fredonnant nonchalamment un doux refrain humaniste et tendre (du Ministry, probablement), je fus subitement interrompu dans ma promenade par les suggestions sarcastiques et fielleuses d’invisibles diablotins rôdant aux environs de la place du Capitole dans l’attente d’un mauvais coup. « Il y a là-bas des livres », me chuchotèrent-ils entre deux ricanements sardoniques, « il y a là-bas des livres, tu dois acheter des livres, des liiiiiiiiiiiiivres… » « NON ! Je résisterai ! Je suis fort et brave ! Et d’ailleurs, j’ai pu d'sous, c’est bien pour ça que je suis sorti, même que. » L’argument était de poids. Pensez-vous ! Une cynique sirène reprit sur un ton faussement innocent que j’aurais dû apprendre à reconnaître : « Allons, il te suffit d’y jeter un œil, cela ne coûte rien… »
 
Et j’ai craqué. Pauvre, pauvre de moi. Je me suis avancé, comme hypnotisé, en direction de la fatale boutique, laquelle exhibait avec une morgue indicible ses alléchants appâts dans une vitrine à faire frémir d’envie le plus blasé des lecteurs. Il y avait là nombre de merveilles ; le regard fou, je naviguais d’une nouveauté à l’autre, agité de mouvements spasmodiques ; la bave aux lèvres, la face hagarde, je pénétrais dans l’antre diabolique. Intervint alors le plus immonde de ces vils êtres démoniaques qui font de ma vie un enfer : le Comptable. L’air de rien, celui-ci me susurra à l’oreille : « Tu touches bientôt ton allocation, non ? »
 
Et j’ai craqué. Un quart d’heures plus tard, je ressortais de la cruelle librairie lesté de deux lourdes poches ; puis j’entrais dans une autre échoppe pour achever de terrasser mon compte en banque. Mon étagère de chevet s’est ainsi accrue de La voix du feu d’Alan Moore, de Mastication de Jean-Luc Bizien, du Monde de Rocannon, de Planète d’exil, de La Cité des illusions et de L’autre côté du rêve d’Ursula K. Le Guin ; de La cité du soleil d’Ugo Bellagamba et du Double corps du roi du même en collaboration avec Thomas Day ; de la Bibliothèque de l’Entre-Mondes de Francis Berthelot, de L’oreille interne de Robert Silverberg et du dernier Bifrost ; il faut y ajouter nombre d’essais historiques, philosophiques, politiques et juridiques pour que je travaille un peu quand même (mais j’en ai profité pour acquérir L’utopie ou la mémoire du futur de Yolène Dilas-Rocherieux, tant qu’à faire) ; ah, et Science-Fiction 2007, aussi, mais ça c’était cadeau (cruelle, cruelle !).
 
Et donc Un peu de ton sang de Theodore Sturgeon. Il était là, le sinistre ouvrage, s’exhibant avec une arrogance toute féline, frais sorti du carton, m’appelant d’un murmure séduisant : « Regarde, Nébal ; tu n’as pas lu ce livre de Sturgeon ; or tu aimes beaucoup Sturgeon ; il te le faut ; regarde, approche-toi ; ça va te plaire ; regarde… » Je m’avance, interloqué ; je saisis le livre maudit, commence innocemment à le feuilleter… Le murmure reprend : « Inutile, Nébal ; tu vas aimer ; il te le faut ; ne perds pas ton temps à le regarder plus en détail, c’est une formalité inutile ; achète ; achète ; achète ; achète… »
 
Et j’ai craqué.
 
De retour chez moi, les bras gourds, je m’allume une cigarette de délassement post-coïtal et parcours avec avidité mes nouvelles acquisitions. La quatrième de couverture d’Un peu de ton sang m’interpelle. Je cite : « Publié pour la première fois en France accompagné de la nouvelle inédite Je répare tout et de la postface de Steve Rasnic Tem. » Chouette ! Mais… Voyons… « Je répare tout »… Ca me dit quelque chose. Mais… OH LES CONS !
 
Loin d’être une nouvelle inédite, « Je répare tout » n’est qu’une nouvelle traduction de la merveilleuse nouvelle « Parcelle brillante », dont je vous avais précédemment vanté les mérites, et déjà publiée dans le Livre d’or de la science-fiction consacré à Sturgeon ainsi que dans le bel Omnibus Romans et nouvelles. Cristal qui songe, Les plus qu’humains et autres œuvres, et probablement dans d’autres recueils encore (dans une traduction d’Alain Dorémieux). Aucun mention n’est faite, bien entendu, de ces précédentes éditions, rappelez-vous, c’est une nouvelle « inédite »… Groumf.
 
Et je fus alors pris d’un doute : Un peu de ton sang était-il bien « publié pour la première fois en France » ? Les sympathiques forumers d’ActuSF m’apportèrent bientôt la réponse, trouvée auprès de l’indispensable Quarante-Deux : « Un peu de ton sang » a été publié en 1965 par Robert Laffont dans Histoires à faire peur, une anthologie de la série « Alfred Hitchcock présente ». Ah. Mais c’est une nouvelle traduction alors ? Même pas : c’est la traduction d’Odette Ferry datant de 1965, c’est une simple réédition. Ah. D’où j’imagine qu’il fallait lire d’une traite « publié pour la première fois en France accompagné de »
 
Je sais pas vous, mais moi, je trouve ça pas très honnête tout de même. Z’ont comme un problème de communication, chez Télémaque, qui les amène juste à la limite entre le bon dol et la publicité mensongère. Ou, autrement dit, ils prennent franchement les lecteurs pour des cons, et il faut croire qu’ils ont raison, puisque je me suis fait eu.
 
Groumf…
 
Tout ceci, je vous l’accorde, ne m’a pas mis dans le meilleur état d’esprit pour savourer ce court ouvrage (oui, parce que 200 pages, dont 50 que j’avais déjà lues en mieux, pour 15… pardon, 14,90 €, quand même, ça fait un peu cher ; mais je suis un acheteur compulsif, alors je ne compte pas ; enfin, pas au moment de l’achat, en tout cas…). Par voie de conséquence, tout ce qui suit est à prendre avec des pincettes, j’ai eu l’occasion de constater que je pouvais me laisser emporter par mes préjugés…
 
« Un peu de ton sang », donc, à en croire la quatrième de couverture (…), a été désigné « en 1995 comme un des plus grands classique du genre par l’association Horror Writers of America » (j’espère au moins qu’on peut leur faire confiance pour ça, même si, honnêtement, ce genre de récompenses, on peut allègrement s’en battre les coucougnettes). Ce n’est pas un récit de science-fiction. Ce n’est pas non plus du fantastique (même si le résumé imbécile lâche d’entrée de jeu le mot « vampire »). On parlera bien plutôt ici d’une sorte de thriller psychologique, sans doute assez original en 1961.
 
Sturgeon nous y invite à fouiller dans le bureau du Dr Philip Outerbridge, psychiatre militaire, pour y parcourir le dossier d’un étrange individu que l’on désignera sous le nom passe-partout de « George Smith ». A travers les différentes pièces constituant le dossier – dont un récit autobiographique de « George Smith », une ample correspondance entre le docteur Outerbridge et son supérieur et ami le colonel Albert Williams, et des comtes rendus de séances de thérapie –, on découvre petit à petit l’intrigant portrait du soldat « Smith » et de sa psychose bien particulière. Le mot ayant été lâché, on ne fera pas davantage de mystère : c’est bien d’une relecture du mythe du vampirisme qu’il s’agit ici. Mais d’une manière très particulière, surprenante et pertinente. Je ne serais pour ma part pas surpris d’apprendre que George A. Romero se soit inspiré de ce texte pour réaliser son excellent film Martin, injustement méconnu, quand bien même la tonalité du récit est pour le moins différente (mais là je n'en dirai pas plus).
 
En tout cas, « Un peu de ton sang » est un texte indéniablement sturgeonien. On y retrouve bon nombre des traits les plus séduisants de l’œuvre du grand auteur : ainsi cette faculté à se faufiler entre les genres, cette obsession pour les personnages de parias, d’handicapés, de simplets, d’enfants battus (« George Smith » est tout cela, et plus encore), cette passion pour le thème amoureux, jusque dans le sordide, mais sans jamais tomber véritablement dans la vulgarité et le répugnant (voyez par exemple « Une fille qui en avait », dans l’Omnibus). On y retrouve aussi une certaine ambition littéraire, passant éventuellement par l’expérimentation formelle : « Un peu de ton sang », sous cet angle, renouvelle le genre épistolaire d’une manière assez originale et déconcertante (et, dans l’alternance entre documents, entretiens thérapeutiques et autobiographie, il annonce dans un sens Les mille et une vies de Billy Milligan, quand bien même le caractère non-fictionnel de ce dernier vient tout naturellement limiter la portée de la comparaison). Au final, il constitue un texte original, assez prenant quand bien même dénué d’action, et tout à la fois déstabilisant et… beau.
 
Il y a donc bien des choses intéressantes dans « Un peu de ton sang ». Pourtant, au final, je dois avouer n’avoir pas été vraiment convaincu par ce texte. Sans doute mes préjugés ont-ils joué quelque peu, mais le fait est que j’en ai trouvé le style particulièrement pénible. La faute en incombe-t-elle à Sturgeon ? Certes, ce n’était pas forcément un grand styliste, même s’il avait plus d’ambitions en la matière que la majorité de ses confrères ; dans l’Omnibus, on pouvait relever un certain nombre de lourdeurs, de maladresses… Mais pas autant, tout de même. Ici, je crains que ce ne soit la traduction qu’il faille accuser, et la réédition sans retouche n’en est que plus agaçante.
 
Le style est en effet extrêmement plat, linéaire, sans saveur, pour ne pas dire lourd. L’entrée en matière est assez pénible (mais là, la faute en incombe clairement à Sturgeon, parfois coutumier du fait). Surtout, ultérieurement, le récit devient passablement confus, et ce au-delà des nécessités du récit et des intentions probables de l’auteur. Il en va ainsi, notamment, d’un emploi un peu biscornu des temps. Le récit alterne assez souvent et de manière étrange entre passé (simple ou composé) et présent ; si c’est sans doute volontaire et acceptable dans le récit de « George Smith » pour des raisons qui seront développées ultérieurement dans le texte (de même que le passage incongru de la troisième à la première personne), on retrouve néanmoins ce genre de maladresses en-dehors de ce seul passage, et cela fait alors tristement saigner les yeux et les oreilles (on notera de même quelques bizarreries dans la concordance des temps, notamment dans l'alternance entre passé simple et imparfait, parfois douteuse). Il me semble de même avoir repéré de-ci de-là quelques « faux amis », et on peut en tout cas relever quelques incohérences flagrantes. Tenez, un exemple, p. 115, dans une lettre de Al à Phil : « Si tu me dis que je t’avais prévenu… » Ben désolé, mais pour moi, ça ne veut rien dire : « Si tu me dis que tu m’avais prévenu… », par contre… Ce n’est qu’un exemple, et je ne crois pas que l’on puisse m’accuser ici de pinaillage. Je pourrais sans doute en citer quelques autres dans ce goût-là, j’ai régulièrement tiqué devant des expressions pour le moins saugrenues. Si l’on y ajoute quelques coquilles (relativement rares, mais c’est toujours pénible ; ici, c’est notamment la ponctuation qui trinque), on se retrouve avec un texte assez indigeste qui aurait sans doute mérité quelques relectures… Mais, je le répète, je ne suis pas un traducteur, et je ne peux pas comparer avec le texte original ; j'avoue que je serais assez curieux de le lire.
 
Dans un premier temps, je me suis refusé à lire « Je répare tout » de crainte de prolonger le massacre. J’aimais trop « Parcelle brillante » pour en risquer une lecture dégradante. Mais bon, c’était pas sérieux, tout d'même… Alors je l’ai lu. La traduction (de Véronique Dumont, cette fois) est plate, mais tout de même pas aussi agaçante que celle d’Odette Ferry pour « Un peu de ton sang ». Reste que cette excellente nouvelle perd ainsi incontestablement de sa saveur (la comparaison des deux titres est assez éloquente sous cet angle), et qu’on lui préférera sans aucun doute la traduction d’Alain Dorémieux.
 
Pas grand chose à dire sur la postface de Steve Rasnic Tem, vite lue, vite oubliée, même si elle contient indéniablement du vrai.
 
Au final, j’ai quand même le sentiment de m’être fait escroquer. Et la conviction que Sturgeon méritait mieux que ça. C'est rare, mais je tends pour une fois à regretter mon achat, et n'en maudis que davantage ma triste condition d'acheteur compulsif. Pauvre, pauvre de moi...
 
EDIT : J'ai relu et chroniqué ce livre en 2018, ici.

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"Histoire du droit pénal et de la justice criminelle", de Jean-Marie Carbasse

Publié le par Nébal

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CARBASSE (Jean-Marie), Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, Paris, PUF, coll. Droit fondamental / Droit pénal, 2000, 445 p.
 
Histoire du droit pénal et de la justice criminelle. Un titre alléchant, ou je ne m’y connais pas ! Précisons d’emblée (il y en a à qui ça pourrait faire un choc) que non, pour une fois, ce n’est pas de la science-fiction, malgré la couverture moche et grise (avec un bandeau rose ? quelle drôle d’idée…) ; ce n’est d’ailleurs même pas de la fiction tout court, quand bien même, à vue de nez, ce titre serait à même de séduire les ersatz de Houellebecq et autres amateurs d’Amélie Nauthomb.
 
Eh oui, incroyable, Nébal a décidé de se remettre à bosser. Et quoi de mieux, pour partir sur de bonnes bases (ou pour s’en écœurer illico), que de revoir les fondamentaux avec un bon vieux manuel ? Sauf qu’un manuel, c’est potentiellement chiant… Pas celui-là, pourtant, et ce pour au moins trois raisons : 1° c’est une matière passionnante (ça, ça n’engage que moi, mais si si, je vous jure) ; 2° c’est un manuel publié par le PUF, dans sa collection Droit fondamental, et on peut donc s’attendre à la présentation aérée et bien pensée typique du genre, où l’indispensable se distingue aisément de l’approfondi ; 3° Jean-Marie Carbasse, que l’on peut bien qualifier de « big boss » en matière d’histoire du droit, a une plume simple et concise, plutôt agréable, ce qui est loin d’être le cas de tous les auteurs de manuels…
 
Revenons un instant sur le titre : Histoire du droit pénal et de la justice criminelle. Vaste programme, dont on voit assez mal comment il pourrait être traité en 450 pages. C’est qu’il y a ici une double erreur à ne pas commettre : commençons par préciser que l’histoire à laquelle se livre Jean-Marie Carbasse est en fait essentiellement « française » ; mais cela implique néanmoins de commencer par Rome, puis, au Moyen-Age, passée l’époque franque, de franchir à nouveau les frontières du royaume à l’occasion, quand les juristes, redécouvrant le droit romain à travers l’exhumation du Corpus juris civilis, bâtissent un jus civile fondé sur cette ratio scripta (que de latin…) à prétention universelle.
 
On aurait tort, cependant, de vouloir appliquer ce schéma de manière générale à l’ensemble de la matière, d’en faire une lecture « universaliste », largement teintée d’évolutionnisme : erreur largement commise encore de nos jours, hélas, et qui laisse ici ou là quelques traces. C’est ce que l’on peut voir, notamment, dans les premières pages de cet ouvrage : ainsi, on présente souvent un stade primitif de la justice criminelle reposant sur la vengeance purement privée, tempéré ultérieurement par l’autorité politique et/ou religieuse avec ce qui constitue alors indéniablement un progrès, à savoir la « loi du Talion » (eh oui, « œil pour œil, dent pour dent », c’est un progrès, dans la mesure où il y a une limitation à l’ampleur de la vengeance, imposée de l’extérieur). Généralement, par la suite, on distingue plusieurs étapes, au cours desquelles la vengeance privée se transforme progressivement en vengeance publique, puis en justice publique (l’aspect purement vindicatoire, « rétributif », étant remplacé petit à petit par la pure défense sociale et l’amendement du délinquant), jusqu’à aujourd’hui, où tout est beau, tout est merveilleux ; ben tiens… C’est en fait un peu plus compliqué que ça. Et si la formule célèbre selon laquelle « l’histoire du droit pénal est celle d’une constante abolition » tend à se vérifier en France dans les grandes lignes, le manuel de Jean-Marie Carbasse permet bien de saisir son caractère de lieu commun, d’une puissance rhétorique certaine, mais finalement très contestable dans les faits. L’histoire du droit pénal en France (mais, cette fois, on peut supposer que c’est également le cas ailleurs) est en effet celle d’incessants allers-retours entre libéralisme et répression, justice publique et justice privée, rétribution, défense sociale et amendement.

Ce manuel est constitué de trois parties d’importance inégale, découpées en chapitres fonctionnant selon le schéma habituel de la collection (l’indispensable en gros caractères, avec une présentation très aérée, puis une section « Pour aller plus loin » en petits caractères qui piquent les yeux, avec moult références bibliographiques et approfondissements de telle ou telle thématique).
 
La première partie, « De l’époque romaine aux temps féodaux » (pp. 27-122) est d’un abord à mon sens assez délicat, notamment dans son premier chapitre, « Le droit pénal romain » : sa compréhension implique des connaissances de base en matière d’histoire des institutions et du droit romains, et reste pour le moins dense. Elle obéit, cependant, au schéma défini plus haut : la vengeance privée de l’époque monarchique est remplacée progressivement par la vengeance publique, puis par la justice publique, au cours de la République et de l’Empire. Pourtant, le droit pénal est loin de perdre en sévérité à mesure que les siècles défilent : bien au contraire, dans son stade ultime du Bas-Empire, c’est à un droit pénal extrêmement strict que l’on a affaire ; le développement de la procédure extraordinaire et inquisitoire (ceux qui seraient interloqués par ces termes peuvent se reporter à mon article miteux sur quelques éléments de l’histoire du droit romain) aboutit à un droit très sévère, recourant à l’occasion à la torture en guise de mode de preuve, et connaissant nombre de châtiments corporels (l’influence chrétienne n’ayant d’ailleurs guère tempéré ces aspects).
 
« De l’époque franque au XIIe siècle », la situation est bien différente. La chute de l’Empire romain d’Occident et la désagrégation des notions de droit public comme du pouvoir effectif de l’autorité royale ont entraîné une privatisation du droit pénal : la vengeance privée est tout d'abord de règle ; elle sera progressivement tempérée, néanmoins, devenant véritable justice privée, avec notamment les fameuses compositions pécuniaires des coutumes germaniques (le Wergeld, ou « prix de l’homme ») visant à apaiser les conflits, quitte à en passer par l’évaluation « économique » de la vie humaine, chose à laquelle le droit romain se refusait (sauf, bien entendu, pour ce qui était des esclaves). La justice est bientôt accaparée par les seigneurs, qui y voient une prérogative à l’intérêt essentiellement financier ; les abus des seigneurs sont néanmoins atténués par l’Eglise et l’autorité royale se reconstituant progressivement (d’autant que le droit de punir paraît fondamentalement politique ; la mainmise sur la justice est au centre des préoccupations royales, ainsi qu’en témoignent la fameuse « main de justice » du roi, le sceau figurant le roi justicier, ou, sur le plan anecdotique, saint Louis sous le chêne de Vincennes). Au sein des différentes justices (seigneuriales, royales, ecclésiastiques, municipales), la procédure est largement accusatoire, et reposant sur une sorte de « présomption de culpabilité » ; dans cette société qui a presque totalement oublié les règles de la procédure romaine, les modes de preuve sont dits « irrationnels », entendons par-là qu’ils font appel, contre l'avis de l'Eglise, à l’intervention divine (mais peut-être, plus subtilement - voire rationnellement -, faut-il y voir avant tout la conviction de la partie au procès de cette intervention divine, créant un contexte psychologique permettant malgré tout à ce mode de preuve superstitieux d'aboutir à la révélation de la vérité...) : les serments purgatoires, et surtout les fameuses ordalies, unilatérales ou bilatérales, la plus célèbre et la plus durable étant bien entendu le duel judiciaire, plébiscité par la noblesse (on parlait alors de « bataille », ce qui est pour le moins révélateur).
 
La deuxième partie, « Le droit pénal de l’ancien régime, XIIIe – XVIIIe siècles » (pp. 123-350), occupe le cœur de l’ouvrage. En quatre chapitres thématiques (« Juridictions et procédures » ; « Les pouvoirs du juge pénal » ; « Le système des peines » ; « Le châtiment des crimes »), on assiste à la mise en place de la justice publique, avec l’accaparement du droit pénal par l’autorité royale reconstituée, et nombre d’emprunts au droit romain redécouvert. La procédure, ainsi, perd de son caractère accusatoire pour devenir de plus en plus inquisitoire. A cet égard, le droit pénal de l’ancien régime est caractérisé par deux traits bien particuliers, en opposition complète avec ce que nous connaissons aujourd’hui. Tout d’abord, les juges sont soumis à un rigoureux système de preuves légales : il leur est interdit de faire appel à leur intime conviction, ils ne peuvent condamner qu’en présence d’une preuve « complète ». C’est ce qui explique le recours à la torture, la « question » redécouverte dans le droit de Justinien… Mais, parallèlement, il n’y a pas de système de peines légales : les peines sont arbitraires. Depuis le XVIIIe siècle, le terme « d’arbitraire » est connoté péjorativement, comme traduisant un abus de pouvoir, un véritable « caprice » hors de tout contrôle. La réalité, cependant, était bien différente : « l’arbitraire » désigne la capacité des juges à « arbitrer » les peines, c’est-à-dire à les moduler en fonction des circonstances ; l’impératif de justice, la doctrine, l’influence de l’Eglise, la législation royale, fournissent par ailleurs un cadre dans lequel s’exerce cet arbitraire, qui n’est donc pas « intégral ». Les châtiments ne sont d’ailleurs pas laissés à la libre appréciation des juges, mais sont généralement prédéfinis. Pour ce qui est de la peine capitale (par ailleurs beaucoup moins fréquente que ce que l’on imagine généralement), les modalités d’exécution les plus atroces (enterré vivant avec le cadavre de la victime, noyé, bouilli – ce dernier supplice s’appliquait notamment aux faux-monnayeurs) sont abandonnées assez rapidement pour laisser la place, essentiellement, à la décapitation (privilège de la noblesse), la pendaison, la roue (qui s’applique notamment aux voleurs) et le bûcher (pour les crimes contre l’ordre moral et la religion ; la portée purificatrice de ce châtiment ne fait aucun doute).
 
Un point important, néanmoins, est celui de l’exemplarité des peines : les châtiments sont terribles, et visent spécifiquement à effrayer les « méchants » pour les dissuader de commettre un crime. Cet impératif de dissuasion, sempiternellement rappelé dans les textes, justifie une véritable mise en scène de la justice, aboutissant parfois à ces bizarreries, qui nous paraissent si absurdes aujourd’hui, que sont les procès de cadavres ou d’animaux. C’est d’ailleurs l’occasion de revenir sur l’arbitraire des juges, avec la pratique du retentum : cette clause du jugement, secrète et à la discrétion des juges, ordonnait au bourreau d’offrir une mort rapide au condamné, par exemple en étranglant préalablement le condamné au bûcher, ou en assénant un premier coup mortel au roué ; mais, l’exécution devant constituer un spectacle, le bourreau n’en continuait pas moins son office sur le cadavre (brûlé, ou battu, tous les os brisés un à un). On voit ainsi que la justice pénale de l’ancien régime, à travers les supplices, ne relevait pas d’un triste sadisme visant à faire souffrir autant que possible le condamné : il s’agissait avant tout de faire peur, de terrifier, d’écœurer, pour dissuader.
 
Ici, j’ai d’ailleurs envie d’ouvrir une parenthèse. Régulièrement, Jean-Marie Carbasse revient sur des thématiques qui constituent autant de critiques implicites du célèbre Surveiller et punir. Naissance de la prison de Michel Foucault (ou plus exactement, peut-être, d’une mauvaise lecture, hélas courante, de cet ouvrage incontournable). Michel Foucault avait très bien vu l’importance de l’exemplarité des peines, le caractère spectaculaire de la justice d’ancien régime. Son ouvrage s’ouvre ainsi par une fameuse description riche en détails de l’abominable supplice de Damiens (au passage, je vous renvoie à mon compte rendu du numéro du Visage vert consacré aux « amateurs in suffering », qui revenait largement sur ce thème). Mais il s’agit là d’un procédé rhétorique, certes très efficace et laissant une impression durable sur le lecteur, mais assez contestable sur le plan de la démonstration : le supplice de Damiens est en effet un cas-limite, qui ne saurait être représentatif de la justice d’ancien régime ; le régicide, par définition, était une infraction extrêmement rare (trois cas en deux siècles), et appelant une sanction particulièrement terrible (et clairement définie par la législation) : aussi le supplice de Damiens, s’il est un moyen très pertinent d’illustrer le caractère spectaculaire de la justice pénale d’ancien régime (c’était indéniablement son but, et les gens y sont bien venus, en nombre, comme à un spectacle ; là encore, voyez Le Visage vert) ne saurait constituer une représentation fidèle de la sévérité de la justice criminelle d’alors ; le châtiment est ici clairement démesuré (il a d'ailleurs choqué à l'époque même), et on ne trouve pas en temps normal ce genre d’atrocités. Si la législation est de plus en plus sévère jusqu’au XVIIIe siècle, il ne faut en outre pas oublier que ce caractère s’explique en bonne partie par son inefficacité…
 
Nous en arrivons ainsi à la troisième et dernière partie, « Naissance du droit pénal contemporain » (pp. 351-425). Jean-Marie Carbasse commence par montrer que la justice criminelle, emportée par l’esprit du siècle, tendait justement à devenir moins sévère à l’époque des Lumières : les scandales suscités – très légitimement – par Voltaire à propos des condamnations de Calas et du chevalier de La Barre, par exemple, concernent là encore essentiellement des exceptions, d’autant plus scandaleuses, mais qui autorisent pour cette raison la réflexion sur les nécessaires modifications à apporter au droit pénal, pour qu’il se débarrasse de ses traits les plus « gothiques » (pour reprendre l’expression d’alors ; mais cette barbarie était en fait très romaine…). Les grands réformateurs du droit pénal – on retiendra notamment Montesquieu, puis, et surtout, Beccaria et Bentham, mais on pourrait en citer bien d’autres – accompagnent ainsi un mouvement plus vaste visant, non pas tant à atténuer les rigueurs de la justice criminelle (quand bien même l’optique utilitariste de Beccaria et Bentham a cette conséquence), qu’à en changer les fondements.
 
C’est ainsi que la réforme pénale se trouvera au cœur de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, et que l’on reviendra totalement sur les deux caractéristiques majeures du droit pénal d’ancien régime évoquées plus haut : d’une part, on abandonne le système absurde des preuves légales – et sa conséquence, la torture, de toute façon de moins en moins employée au cours du XVIIIe siècle – pour laisser la place à l’intime conviction des juges (et éventuellement du jury populaire) ; d’autre part, l’arbitraire sempiternellement vilipendé cède la place au système des peines légales : dans une perspective légicentriste, c’est désormais la loi qui est au cœur du droit, elle qui définit précisément l’infraction et la peine applicable, sans possibilités de modulations perçues comme « capricieuses », et donc nécessairement injustes ; le juge doit être « la bouche de la loi », selon le mot de Montesquieu, un automate, une machine – c’est bien l’esprit du temps ! –, qui applique automatiquement une sanction précise et prédéfinie à une infraction précise et prédéfinie (ce système entraînera cependant bien des abus durant la Révolution et le début du XIXe siècle, le jury préférant parfois procéder à des « acquittements scandaleux » plutôt que de condamner le prévenu, même indéniablement coupable, à une peine qui lui semblait excessive mais qu’il ne pouvait pas moduler ; d’où l’importance de la grande réforme de 1832 concernant l’appréciation des circonstances atténuantes, permettant à nouveau de moduler la peine « vers le bas » – ce qui rend d’autant plus absurde les réformes populistes actuelles à base de « peines plancher », mais je m'égare… –, puis d’autres réformes effectuées dans une optique similaire, comme le sursis introduit par la loi Bérenger à la fin du XIXe siècle ; sur Bérenger, je vous renvoie à ma note sur La République des faibles).
 
On retrouve ici Michel Foucault. L’inefficacité de la dissuasion spectaculaire par l’atrocité des supplices, ainsi que les plaidoyers des réformateurs en faveur de l’utilitarisme et les idées libérales alors dominantes (notamment celles concernant l’éducation), aboutissent à un chamboulement total de l’échelle des peines. Les peines corporelles sont presque totalement abandonnées, à l’exception de la peine de mort (quand bien même on discute dès la Révolution de son abolition, dans la foulée de Beccaria ; parmi les plus fervents abolitionnistes, à l’époque de la Constituante, il y a notamment Robespierre), puis de la mutilation des parricides (qui ressuscite dans le Code Napoléon, mais sera rapidement supprimée) ; les idées d’amendement, voire de réinsertion, ainsi que « l’utilité sociale », conduisent parallèlement au développement de l’institution carcérale. Il faut ici rappeler que la prison, auparavant, ne constituait pas en principe une peine, mais seulement un moyen préventif, destiné à s’assurer de l’accusé dans l’attente de son procès (c’est un héritage du droit romain). Pourtant, dès le Moyen-Age, l’Eglise, en plaçant au premier chef de ses préoccupations l’amendement du pécheur, condamne régulièrement à la prison dans les cours ecclésiastiques – la réclusion solitaire est censée favoriser la réflexion du condamné sur ses actes. On voit donc que l’objectif « éducatif » de la prison du XIXe siècle avait des origines plus anciennes que ce que l’on affirme généralement. On notera également que, très exceptionnellement, l’emprisonnement pouvait constituer une sanction d’ordre pénal dans le droit laïque, essentiellement au travers de la justice retenue (on peut citer l’exemple de Fouquet ; mais se pose aussi la question très particulière, et souvent mal comprise là encore, des lettres de cachet). La « naissance de la prison » évoquée par Michel Foucault est donc à relativiser ; ce que l’on doit en retenir, c’est surtout la généralisation de l’emprisonnement en tant que mode de sanction, destiné, alternativement ou en même temps, à protéger la société (c’est l’impératif de défense sociale, que l’on retrouvera avec les criminalistes italiens, et qui fonde l’école de la « nouvelle défense sociale », plus libérale, et majoritaire dans la doctrine depuis les années 1950), à « rééduquer » le coupable pour favoriser sa réinsertion (question au centre de toute la réflexion pénitentiaire abondante au cours du XIXe siècle, avec Tocqueville, etc. ; les résultats, hélas, sont plus que douteux, la prison constituant le plus souvent une sorte d'école du crime...), et à rendre sa peine « utile », notamment par le travail (ce qui va de pair avec l’objectif éducatif ; parallèlement à la prison se développent en effet les travaux forcés, adaptation moderne de l’ancienne peine des galères – mais qui trouvait un précédent romain avec la terrible condamnation aux mines –, et la déportation destinée à « mettre en valeur » les colonies, sur le modèle anglais de Botany Bay).
 
L’ouvrage de Jean-Marie Carbasse aborde nombres de thématiques passionnantes, on le voit, et qui peuvent intéresser au-delà des seuls étudiants ou enseignants en histoire du droit ou en droit pénal. Et il y aurait bien d’autres choses à retirer de cet excellent manuel, sans doute, mais je m’en tiendrai pour ma part là. Parce qu’il est temps que je me mette à bosser, tout de même.

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"La forêt d'Iscambe", de Christian Charrière

Publié le par Nébal

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CHARRIERE (Christian), La forêt d’Iscambe, Paris, Phébus – Seuil, coll. Points Fantasy, [1993] 2007, 498 p.
 
Y’a pas à dire, la fantasy, en ce moment, ça marche bien. Dans la foulée du succès d’Harry Potter et des adaptations cinématographiques des aventures de l’apprenti sorcier, auxquelles il faut bien entendu ajouter l’adaptation tant attendue / redoutée et louée / conspuée du Seigneur des anneaux par Peter Jackson, les librairies ont été envahies par de redoutables hordes de bouquins plein d’Elfes et de dragons, la qualité n’étant guère au rendez-vous le plus souvent, hélas (et l’originalité encore moins…). Des signes qui ne trompent pas : certains petits éditeurs, tels Bragelonne, ont joué à fond cette carte pour devenir des incontournables de l’édition française dans les littératures de l’imaginaire ; les éditeurs traditionnels du genre, de même, ont souvent renforcé leur production en fantasy, éventuellement au détriment de la science-fiction (ceci dit, petit aparté : on se plaint régulièrement de la « mauvaise santé » de la science-fiction en France, et quelques intégristes en accusent parfois la fantasy ; à mon sens, c’est se tromper de cible – les auteurs comme les lecteurs ne sont pas nécessairement les mêmes, s’il n’y a bien entendu pas d’incompatibilité –, d’autant que je ne suis pas si sûr, personnellement, du triste état dans lequel est supposé végéter la SF à l’heure actuelle, mais bon, c’est un autre débat…) ; enfin, on a assisté à une floraison de nouvelles collections dédiées à la fantasy ici ou là, y compris chez des éditeurs qui ne s’étaient guère intéressés jusqu’alors aux littératures de l’imaginaire. C’est ainsi que l’on a vu apparaître aux éditions du Seuil la collection de poche Points Fantasy, dirigée par Fabrice Colin. Le problème est que de cette prolifération de nouvelles collections ou de nouvelles orientations a résulté une indéniable surproduction, privilégiant le plus souvent, hélas, la quantité à la qualité.
 
Outre le choix des livres en eux-mêmes, une certaine lassitude a donc probablement joué, mais le fait est que la collection Points Fantasy a été à peu de choses près unanimement décriée dans un premier temps. Ici, je ne peux guère me prononcer, La forêt d’Iscambe étant le premier titre de cette collection à figurer dans ma bibliothèque. Mais il y a une raison bien simple à cela : l’accueil réservé à cette réédition fut en effet tout aussi unanime ; on a parlé de chef-d’œuvre méconnu, on a loué la découverte ou redécouverte de ce fleuron de la fantasy française. Mais s’agit-il vraiment de fantasy, d’ailleurs ? Il y a la collection, certes, et une quatrième de couverture vaguement putassière (« Christian Charrière a gagné ses jalons de Tolkien français », ben tiens) ; pourtant… mais voyez vous-mêmes.
 
Nous sommes dans un lointain futur. La Terre a été ravagée par une guerre nucléaire. La civilisation industrielle n’est plus, et l’humanité a régressé dans un nouveau Moyen-Age. La France, ainsi, n’est même plus un souvenir, morcelée qu’elle se trouve en d’innombrables fiefs et royaumes microscopiques, presque perpétuellement en conflit, et très divers : à Marseille, le Bureau a construit une utopie totalitaire où les fonctionnaires sont rois, tandis que, dans la vallée de la Loire, « [d]eux partis [se] disputaient le pouvoir à coup d’insultes, de canons rouillés et d’épées ébréchées. Le premier était l’OCRE (Organisation de Combat Révolutionnaire), attaché à la démocratie pluraliste, système de multiples cellules d’asservissement où l’homme rencontrait aussitôt le petit maître qui l’écrasait. Il s’opposait à l’ARP (Action Révolutionnaire du Peuple) qui préconisait au contraire un dictateur unique, lointain et féroce, un commandement central et une foule d’esclaves à l’échine courbée. Miliciens de l’ARP, gardes d’assaut de l’OCRE s’entre-tuaient dans les cités désertes qui n’en finissaient pas de brûler et dont les incendies éloignés coloraient le ciel nocturne. » (p. 14) Un peu plus au nord, le petit royaume de la Vallée d’Emeraude vit sous la menace constante des incursions de l’OCRE et de l’ARP, acculé qu’il se trouve contre la gigantesque, mystérieuse et impénétrable forêt d’Iscambe, qui recouvre toute la France septentrionale. En son cœur, dit-on, se trouvent les ruines de la ville de Paris, une importante cité de l’ancienne société. Le Fondeur et son disciple Evariste, des « laineux », philosophes errants à la mystique fumeuse, entendent bien redécouvrir la vieille ville et ses innombrables secrets : en dépit des avertissements des habitants de la Vallée d’Emeraude, ils s’enfoncent bientôt dans les ténèbres de la forêt d’Iscambe, en suivant la piste plus ou moins discernable de l’ancienne autoroute A 10. Et le jeune It’van, protégé du roi Tanguy (lui-même ancien laineux revenu de ses illusions, et qui a délaissé depuis bien longtemps la quête des archipels), part à leur suite, succombant à sa fascination pour l’impénétrable forêt, au prétexte futile de prévenir les laineux qu’ils sont poursuivis par de sinistres agents de l’inquisition marseillaise…
 
Fantasy, alors ? Assez peu, finalement. Oh, on croisera bien des nains et autres créatures étranges dans la forêt d’Iscambe, et la dimension mythique du périple des laineux est indéniable. Le cadre est pourtant assurément celui d’une science-fiction post-apocalyptique. Cela dit, on est bien loin, par exemple, du Hawkmoon de Michael Moorcock, conjuguant de même les genres sur une base finalement assez comparable. Si l’on peut parler de fantasy pour La forêt d’Iscambe, ce n’est pas sous l’angle d’une quête héroïque, toute de bruit et de fureurs, riche en moulinets d’épée, conflit majuscule entre le bien et le mal. Ces thèmes ressurgissent bien à l’occasion, mais n’occupent finalement qu’une place très secondaire. La fantasy de Christian Charrière, à mon sens, tient plus de Lewis Carroll que de Tolkien, Howard ou Moorcock : c’est ici la bizarrerie qui domine, tout au long d’un récit allégorique à l’écriture précieuse et savoureuse, où l’humour est omniprésent, qui tend souvent vers l’absurde et la satire.
 
Nos deux « héros », ainsi, n’ont ce titre que par défaut. Le Fondeur et le jeune Evariste sont en effet des personnages passablement ridicules, et ce qui séduit le lecteur dans leur périple aventureux, c’est finalement, bien plus que les dangers bien réels qu’ils ont a affronter au cœur de la forêt, leur regard candide sur le monde étrange qu’ils parcourent, leur interprétation mystique et délirante de l’ancienne société, notre société. Tout devient prétexte à allégorie, tout a une signification, aux yeux des deux mystiques rivalisant d’arrogance… et bien souvent de bêtise. Ils recréent sans cesse notre monde dans un délire interprétatif autorisant bon nombre de pages tout simplement hilarantes, ainsi avec la fabuleuse cosmogonie créée de toutes pièces par le jeune Evariste désireux de s’émanciper de son maître : à ses yeux, les innombrables stations-services disséminées tout au long de l’A 10 deviennent ainsi des temples, des autels, où les sages d’antan se livraient au culte des dieux Antar, Total, Shell et Esso, suivant leur propre route mystique vers l’Esper, union du Super et de l’Essence. Des pages mémorables, à mourir de rire, et tout sauf gratuites.
 
L’aventure est néanmoins présente, et Christian Charrière use à merveille de sa brillante imagination pour mitonner d’excellentes scènes d’action (quand bien même il tend parfois, pour maintenir le suspense, à employer quelques gimmicks passablement artificiels… avec le sourire). La forêt d’Iscambe est riche en rencontres étranges, en créatures végétales déconcertantes, en insectes géants. Le jeune et courageux It’van se retrouvera ainsi bien malgré lui impliqué dans la guerre terrible opposant le royaume des termites à celui des fourmis, ce qui autorisera quelques batailles épiques, sans que l’atmosphère du roman ne s’en retrouve totalement chamboulée : c’est là encore l’humour qui domine (difficile de garder son sang-froid, par exemple, devant les difficultés conjugales du couple royal des termites…).
 
Le tout servi par une langue inventive et drôle, poétique, finement ciselée. On concèdera bien quelques défauts par-ci par-là : quelques longueurs de temps à autre, notamment ; il ressort à l’occasion du roman une tonalité un peu réac qui peut légèrement agacer (rien d’insurmontable, ceci dit) ; on regrettera, enfin, une conclusion un peu précipitée, pour ne pas dire en queue de poisson.
 
Pas grand chose, finalement, et rien de rédhibitoire, en tout cas. Et le constat s’impose : que l’on préfère y voir de la fantasy, de la science-fiction post-apocalyptique ou ce que l’on voudra, La forêt d’Iscambe est avant tout un beau, un grand roman, unique en son genre, injustement méconnu, et à redécouvrir de toute urgence.

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"Fantasy 2007"

Publié le par Nébal

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Fantasy, 2007, Paris, Bragelonne, 2007, 122 p.
 
Les hypothétiques lecteurs habituels de ce blog miteux (les fous) ne seront sans doute guère surpris d’apprendre que je suis la pathétique victime d’une cruelle malédiction. Mais c’est un fait : quand j’entre – innocemment – dans une librairie, invariablement, de vils esprits démoniaques surgissent des étalages. Et là c’est le drame : « Ah oui, tiens, ça, ça a l’air bien… Ah, et pis ça aussi… Et ça, on en avait dit du bien, aussi, d’ailleurs… Ah, et ça, c’est une honte que je ne l’ai toujours pas lu… Tiens, c’est quoi, ça ? Ah ben ça a l’air sympa, je prends, hop… Argh ! J’ai failli passer à côté de ça, horreur ! »
 
Oui, horreur. J’étais entré innocemment, pourtant… Mais je ne peux ressortir que les bras chargés de bouquins tous plus attirants les uns que les autres, quand bien même j’en ai déjà une cinquantaine qui m’attend sur mon étagère de chevet. Et j’ai ce rictus étrange, lâche et pathétique, celui du névropathe pris sur le fait, conscient d’être relaps, et dont la seule défense, tristement puérile, consiste à masquer sa joie de posséder encore un peu plus derrière un vain et hypocrite « ce n’est pas ma faute »…
 
Mais d’ailleurs, ce n’est pas ma faute ! Les vendeurs sont de mèche, et il y a un complot international contre moi. Je le sais. Ils guettent mes allées et venues, surveillent mon emploi du temps ; et quand j’approche de leurs sinistres temples de la consommation culturelle, ils lâchent dans un éclat sardonique les nouveautés incontournables et les rééditions tant attendues comme le chasseur sa meute sur la biche innocente.
 
Et des fois, ils vont même jusqu’à me faire des cadeaux, les sadiques. C’est ainsi qu’une cruelle tenancière de lupanar bibliophile m’a un jour fait présent de l’opuscule dont je vais vous entretenir immédiatement.
 
 
Cruelle, ai-je écrit ? Halte à la paranoïa, Nébal ! Cette dame, sans doute prise de remords devant ma triste affliction qu’elle entretenait jusqu’alors avec l’abnégation et l’immoralisme qui font le bon commerçant, cette dame, donc, entendait probablement par ce présent me faire prendre conscience que, ben, des fois, y’a des trucs que je pourrais m’abstenir de lire, tout de même, et même que ça me ferait le plus grand bien, si si.
 
Fantasy 2007, donc. Un bref recueil de nouvelles publié par Bragelonne, et gracieusement offert à tout acquéreur d’une Intégrale Bragelonne (ce qui n’était d’ailleurs pas mon cas sur le moment, mais bon, j’ai depuis plus ou moins régularisé ma situation avec le premier volume de l’intégrale de Conan). Est-il nécessaire de présenter Bragelonne ? Non, sans doute pas. On en a assez parlé comme ça. J’avoue avoir peu lu de bouquins dudit éditeur, de toute façon, et par voie de conséquence ne pas être le mieux placé pour en parler, en bien comme en mal. Je confesse de même ne guère être attiré par la « big commercial fantasy », comme on dit, surtout quand elle se contente de plagier Tolkien jusqu'à plus soif, et pas davantage par le « nouveau (?) space opera ». Surtout quand il faut en passer par des cycles interminables aux couvertures racoleuses, et d’autant plus que le prix desdits bouquins n’a pas grand chose à voir avec celui que l’on est en droit d’attendre d’un roman résolument populaire, ne visant qu’au divertissement le temps d’un voyage en train, d’une attente à la Sécu ou d’un lézardage au bord de l’eau (ce qui est parfaitement légitime, et me plaît bien, des fois). Là, c’est dit. J’ai persiflé un peu, certes – mais bon, j’avais dit beaucoup de bien de l’édition de Conan, ça compense. Et puis, avec ce petit bouquin, deux des gros inconvénients signalés ne s’appliquent pas, par définition : 1° c’est gratuit ; 2° : c’est court. Alors tentons l’expérience, en toute objectivité.
 
Ceci dit, pas facile de rester objectif très longtemps, du fait de l’édifiante « Introduction » auto-promotionnelle (pp. 7-9) signée de « Stéphane, Alain, Barbara, David, Pascal, Olivier, Fabrice, Emmanuel, Leslie, Angéla, Claire, Yoann, Cécile, Jennifer, Bruno et Alexandre », que l’on pourrait à peu de choses près résumer ainsi : « Oui, cher lecteur, chez Bragelonne, on n’hésite pas à te prendre pour un con, des fois. » Merci, ça fait toujours plaisir… Bon, on va dire que c’est une fausse note, que l’intention était peut-être louable et le discours sincère, péchant seulement par maladresse… La suite ne peut qu’être meilleure, après tout ?
 
Ben, faut voir. Difficile en effet de trouver un quelconque intérêt à « La Rumeur des enfants de la brume » de Trudi Canavan (pp. 11-38). Un bel exemple de vide, une fantasy dénuée d’originalité comme de style. On l’a déjà lu ailleurs, et en mieux. La pathétique chute moralisante n’arrange rien à l’affaire. On oublie, même pas besoin de se forcer.
 
Ca ne s’arrange guère avec Simon R. Green et son « Tueur d’hommes » (pp. 39-62), lorgnant cette fois du côté de la sword’n’sorcery avec aussi peu d’originalité et de talent que le texte précédent. Du plagiat d’Howard, jusqu'aux emprunts lovecraftiens. On est bien loin, cependant, du souffle lyrique des épopées hyboriennes : le vide, là encore. Plutôt que de perdre votre temps avec cette novélisation d’une brève partie de Donj’, lisez Robert E. Howard (ou Karl Edward Wagner, tiens), ça a quand même autrement plus de gueule et d’intérêt que ce torchon pondu en une demie-heure.
 
Louise Cooper, avec « Les Reflets sur l’onde » (pp. 63-86), remonte incontestablement le niveau. Ce qui n’est guère un exploit, hein : ne pas s’attendre, avec ce conte joli quand bien même un peu trop niais, à un incontournable de la fantasy contemporaine ; Louise Cooper manque tout autant d’originalité que ses prédécesseurs, mais s’applique quand même un peu plus, et cela se sent. C’est médiocre, mais ça se lit.
 
Et on achève enfin ce triste panorama avec « Le Diseur de vérité » de William R. Fortschen (pp. 87-123). L’appartenance à la fantasy est à vrai dire assez discutable dans ce bref récit historique prenant place lors de l’invasion du Khwarezm par les hordes mongoles. Un cadre relativement original, et plutôt bien employé ; si l’intrigue est alambiquée, elle se laisse suivre néanmoins avec plaisir, celui que l’on ressent à lire de la bonne littérature de divertissement, un peu couillonne, mais ça va quand même. Pourtant, on retourne avec ce texte au 53e sous-sol, certains passages étant à s’arracher les cheveux… Mais à qui la faute, cette fois ? Je suis un peu perplexe : je ne suis pas sûr, en effet, qu’il faille imputer entièrement la responsabilité de l’échec de cette nouvelle (qui aurait pu être assez sympathique) à son seul auteur ; oh, sans être en mesure de l’affirmer catégoriquement, je subodore bien ici ou là quelques approximations ou inexactitudes historiques, et doute fort que le texte original soit bouleversant de style… Mais le texte français n’est pas seulement plat ou mauvais : il est tout simplement atroce, d’une maladresse terrifiante dans ses vaines tentatives pour sonner « médiéval », et accumulant les phrases qui ne veulent tout simplement rien dire. Or cette nouvelle a été « traduite » par Karim Chergui, dont certains travaux, à l’occasion, m’avaient déjà laissé un peu sceptique ; et je n’ai guère été étonné de le voir figurer cette année parmi les nominés pour le razzie award de la pire traduction… Mais je ne suis pas un traducteur, c’est vrai ; et je serais bien incapable de faire une traduction, c’est vrai aussi. Je ne peux donc rien affirmer, si ce n’est ceci : ça sent l’élément à charge, quand même…
 
Globalement, devant le manque de preuves déterminantes permettant de désigner le grand responsable de tout ça, comme le juge au criminel, je me vois contraint de faire appel à mon intime conviction. Et là, c’est tout vu : Fantasy 2007 est une vilaine bouse. Heureusement que c’est gratuit… sinon on aurait bien pu parler d’escroquerie, comme d’insulte au bon goût des lecteurs.

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"Croisière sans escale", de Brian Aldiss

Publié le par Nébal

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ALDISS (Brian), Croisière sans escale, traduit de l’anglais par Michel Deutsch, traduction révisée et complétée par André-François Ruaud, postface d’André-François Ruaud, [Paris], Denoël – Gallimard, coll. Folio SF, [1958-1959, 2000] 2007, 406 p.
 
Hop, un incontournable de la SF de plus dans la bibliothèque à Nébal. Bah oui, honte sur moi, Brian Aldiss faisait encore partie, il y a peu de temps, de ces auteurs majeurs de la science-fiction que je n’avais jamais lus. Vaste entreprise, que celle de revenir sur les classiques du genre ! La liste des « chefs-d’œuvre qu’il faut avoir lus à tout prix » n’a semble-t-il pas de fin… Pour ce qui est d’Aldiss, cependant, j’entends bien combler mon retard, au moins pour ce qui est de ses œuvres les plus fameuses : d’ailleurs, je vous parlerai bientôt du Monde vert, et, d’ici quelque temps, de la « trilogie d’Helliconia ».
 
Pour le moment, restons en donc à Croisière sans escale, premier roman de science-fiction de l’auteur britannique, alors âgé d’une vingtaine d’années, qui l’a instantanément révélé tant en Angleterre qu’en France, et que l’on présente souvent comme la meilleure porte d’entrée à son œuvre.
 
Brian Aldiss nous invite à suivre le périple riche en péripéties de Roy Complain. Roy est un chasseur de la tribu Greene ; un homme assez rugueux, qui connaît les innombrables dangers de la jungle des poniques. Un jour, cependant, alors que son irritante compagne l’avait suivi dans une partie de chasse, celle-ci est enlevée par des inconnus, et Roy ne peut rien faire pour la sauver. Un homme sans femme, au sein de la tribu Greene, est destiné à devenir un paria… N’ayant plus rien à perdre, Roy accepte donc de quitter sa tribu et de suivre l’arrogant et ambitieux prêtre Marapper dans une périlleuse aventure destinée à remodeler sa vision du monde.
 
Si l’atmosphère des premières pages est quasi « préhistorique », c’est pourtant bien dans le futur que nous plonge Brian Aldiss. Cela, le lecteur en est généralement conscient dès avant d’entamer la lecture de Croisière sans escale : le monde de Roy n’est pas notre Terre, ou une planète étrangère ; c’est un immense vaisseau spatial, parti il y a bien longtemps pour une destination inconnue, et envahi pour une raison mystérieuse par une flore et une faune uniques qui en font un écosystème à part entière.
 
Croisière sans escale est en effet une des plus fameuses illustrations d’un thème classique de la science-fiction : celui des « arches stellaires », ou « vaisseaux générationnels » (j’employais souvent pour ma part l’expression de « vaisseaux-mondes » ; voir par exemple, dans un registre moins prestigieux, L’arche des aïeux). L’idée de base est simple et fascinante : la colonisation de la galaxie se heurte à un terrible obstacle, à savoir les distances… astronomiques qui séparent les différents systèmes stellaires. Les auteurs de space opera ont de tout temps cherché des solutions (non exclusives : voyez par exemple « Les Seigneurs de l’Instrumentalité ») à cette difficulté en apparence insurmontable : certains, s’embarrassant peu de réalisme scientifique, ont adopté la solution de facilité consistant à dépasser la vitesse de la lumière (ce qui est impossible à en croire la science contemporaine) ; d’autres ont cherché à « réduire » les distances, en émettant l’hypothèse de l’hyperespace (et ses nombreuses variantes, à base de trous de vers, de dimensions parallèles, de portes stellaires, d'Improbabilité - eh eh - et autres méthodes permettant de « plier l’espace ») ; une dernière solution, enfin, est celle des arches stellaires, gigantesques vaisseaux générateurs à eux seuls de sense of wonder, conçus pour un voyage pouvant durer plusieurs siècles, et embarquant à leur bord toute une colonie : dans certains cas, les passagers sont cryogénisés, et destinés à ne se réveiller qu’au terme d’un inconcevablement long voyage ; mais, dans le cas qui nous intéresse, les générations se succèdent dans l’espace clos du vaisseau spatial, les gens y naissent et y meurent, et seuls de lointains descendants sont supposés parvenir enfin un jour dans un système étranger où ils pourront bâtir une colonie sur une exoplanète.
 
Ce thème des arches stellaires a suscité une abondante littérature, sur laquelle revient André-François Ruaud dans une intéressante postface (« Voyage au (très) long cours », pp. 391-406), et Croisière sans escale fait partie des plus beaux fleurons du genre, au même titre que l’excellent Les orphelins du ciel de Robert Heinlein (roman faisant partie de « l’Histoire du futur »), qui a sans doute constitué une influence importante pour Brian Aldiss (à en croire André-François Ruaud, Croisière sans escale peut même être considéré comme une réponse aux Orphelins du ciel).
 
Ce thème fascinant a cependant un inconvénient, qui est que les différentes histoires d’arches stellaires tendent à se ressembler un peu toutes… Le schéma est en gros le suivant : pour une raison ou pour une autre, les générations passant, le sens et le but du voyage ont disparu ; parfois, les passagers n’ont même pas conscience d’être à bord d’un vaisseau : n’ayant rien connu d’autre, et inconscients de l’immensité de l’espace qui les environne, le vaisseau est pour eux le monde dans son intégralité (ainsi dans Les orphelins du ciel ; dans Croisière sans escale, l’idée du vaisseau est restée, mais sous une forme religieuse, et n’est pas acceptée par tous, loin s’en faut). Parfois, comme dans ce roman, le vaisseau est d’ailleurs bien loin de ressembler à la merveille technologique réalisée par ses concepteurs : une vie « sauvage » se développe entre les parois, les longs couloirs et les salles diverses dont la fonction originelle a depuis longtemps sombré dans l’oubli. Dans certains cas, l’humanité même y subit une évolution parallèle. Et la trame du roman est assez souvent, et inévitablement, la même : un des passagers, pour une raison ou une autre, va être amené à découvrir la tragique et extraordinaire vérité, au travers d’une succession de révélations inconcevables et de longues réflexions, à la tonalité généralement très sombre, sur la signification de l’existence, la perception du monde, l’apparence et la réalité, la science et la croyance. Plus encore que ces autres sous-genres du space opera que sont le planet opera ou les « big dumb objects », le thème des arches stellaires joint la réflexion philosophique (ontologique, éthique, métaphysique…) au sense of wonder de la science-fiction « classique ». Avec plus ou moins de pertinence, certes…
 
Et Croisière sans escale mérite bien son statut de classique du genre. Si l’on y retrouve nécessairement cette trame – privilège de l’ancienneté –, il comprend néanmoins bon nombre d’idées originales qui en font un roman moins archétypal que Les orphelins du ciel, et lui donnent au-delà une personnalité propre. On l’a souvent dit, mais c’est assez vrai : Croisière sans escale fait partie de ces classiques qui ont plutôt bien vieilli. Et si le style est au mieux anodin, au pire maladroit, on prend néanmoins beaucoup de plaisir à suivre Roy Complain dans son périple à travers le vaisseau des Géants et ses mystères. A vrai dire, Brian Aldiss a même injecté dans Croisière sans escale une atmosphère de thriller, très surprenante au premier abord, mais finalement en rien déplacée… et servant parfaitement un roman très visuel, j’aurais même envie de dire « cinématographique ». Enfin, la réflexion passablement sombre sur « le thème d’une idée engloutissant la vraie vie » est pertinente, de même que certaines digressions sur la folie politique, religieuse ou scientifique, sur le sacrifice, etc. Brian Aldiss y déploie bien cette inventivité dans le traitement du genre qui fait de son œuvre un roman marquant et finalement unique.
 
J’avoue pourtant que je n’en ferais pas pour ma part le chef-d’œuvre que l’on a dit, et que je lui ai très certainement préféré – comparaison presque inévitable – Les orphelins du ciel. Le roman de Robert Heinlein me paraît en effet à la fois bien plus crédible (à cet égard, la conscience de la plupart des protagonistes de se trouver à bord d’un vaisseau, quand bien même ils ne savent pas pourquoi et ne font que répéter ce qui leur a été dit, m’a semblé un peu maladroite, notamment) et plus pertinent, car plus resserré, sans doute : là où Brian Aldiss ouvre de nombreuses pistes, dont bon nombre se révèlent finalement des impasses, là où il a régulièrement recours à quelques artifices un peu gratuits pour maintenir l’intérêt du lecteur, Heinlein livre par contre un roman tout entier consacré à son sujet, où l’analyse de la croyance prime sur le reste, pour un résultat remarquablement efficace ; Les orphelins du ciel est ainsi, sans surprise, une oeuvre plus maîtrisée que le roman de jeunesse qu’est malgré tout Croisière sans escale.
 
Qu’on ne s’y trompe pas : Croisière sans escale vaut assurément d’être lu, cinquante ans après sa parution. Il est bien une superbe illustration d’un thème que j’ai toujours trouvé pour ma part remarquablement fascinant, un roman à la fois divertissant et intelligent, bien représentatif à cet égard de ce qui fait la meilleure science-fiction.

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"L'Immortalité moins six minutes", de Catherine Dufour

Publié le par Nébal

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DUFOUR (Catherine), L’Immortalité moins six minutes, Aix-en-Provence, Nestiveqnen, coll. Fractales / Fantasy, 2007, 255 p.
 
Bon, je crois que vous avez eu le temps de comprendre que j’aime bien (euphémisme) Catherine Dufour. A l’heure actuelle, la dame me paraît clairement représenter ce que notre sinistre pays a pu produire de mieux dans les domaines interlopes de l’imaginaire. C’est qu’elle écrit bien, Madame Dufour. Mon premier contact avec sa prose, ce fut avec l’excellente nouvelle « La liste des souffrances autorisées », dans le gros Bifrost n° 42. Une SF paranoïaque et passablement absurde, drôle certes, mais terriblement noire aussi. Puis ce fut son beau roman de science-fiction Le goût de l’immortalité, superbement écrit et très très très noir (tout de même). D’où ma surprise quand, dans une vaine et stupide tentative de renouer avec la vie sociale et le contact humain, mais en y allant doucement, hein, je me suis inscrit sur les forums du Cafard cosmique et d’ActuSF, où j’ai pour la première fois véritablement entraperçu un « autre » versant de Catherine Dufour, plus drôle et plus léger, et qui caractérisait la fantasy burlesque et outrancière de la série « Quand les dieux buvaient » (déjà, j’aime ce titre). Premier tome : Blanche Neige et les lance-missiles. Le genre de titre qui me parle instantanément… Je n’ai pas pu le lire, hélas, pas plus que les suivants, L’Ivresse des providers et Merlin l’ange chanteur, introuvables dans mes librairies préférées (oserait-on espérer une réédition ?) (EDIT : oui). Mais après le fort sympathique entre-deux constitué par Délires d’Orphée, j’ai néanmoins décidé de me plonger dans la lecture de ce nouvel opus de la série. Pas le tome 4, hein, mais le tome 0 (les préquelles, ça marche fort en ce moment, coco ; d’ailleurs, coco, le tome -1 est en cours de rédaction, ça te la coupe, hein ?). Pas besoin d’avoir lu les autres, donc. Ouf.
 
Un bon point de plus pour Catherine Dufour : loin de dénigrer Terry Pratchett comme certains de ses collègues et bon nombre de ces gens absolument infréquentables que sont les critiques, elle clame à tout va son admiration pour le bonhomme et le profond respect qu’il lui inspire, allant jusqu’à dire, non pas qu’il constitue une influence de son œuvre, mais qu’elle l’a purement et simplement plagié (elle a raconté à plusieurs reprises avoir envoyé une lettre à l’auteur, lui demandant la permission de le voler ; pas de réponse, et qui ne dit mot consent, alors…). On n’ira peut-être pas jusque-là, hein : elle a bien su créer son propre univers, son style n’appartient qu’à elle, et le tout est quand même bien autrement punk, comme on le verra bientôt. Ca n’empêche pas la reprise occasionnelle – et très honnête, puisque précisée – d’un gag ou d’un jeu de mot (par exemple, p. 34, un emprunt à Patrick Couton, l’excellent traducteur de Pratchett, en l’occurrence à Accros du roc ; et moi aussi j’ai mis du temps à le comprendre, celui-là…), voire d’un procédé, mais utilisé d’une manière très personnelle et pertinente (ainsi les hilarantes notes de bas de page de controverse entre l’auteur et l’éditeur sur le gore et l’ellipse, perturbée par un piquequnaqui remarquablement volontaire). On est donc a priori bien loin d’une certaine fantasy de bas étage, mercantile au possible, passant par la parodie lourde et vulgos des classiques du genre, à destination des ados décrébrés, comme on en trouve ad nauseam chez * chut chut pas de marque *.
 
Et pourtant, L’Immortalité moins six minutes est bien une parodie. Et du Seigneur des anneaux, en plus.
 
Et pourtant, L’Immortalité moins six minutes ne rechigne pas à la « vulgarité » à base de délires scatos et compagnie.
 
Argh ?
 
Ben non : L’Immortalité moins six minutes est une indéniable réussite, hilarante et bien foutue. Etonnant, non ?
 
Oui, L’Immortalité moins six minutes est une parodie, mais une bonne parodie. A la différence des insupportables navetons prétendument parodiques qui encombrent régulièrement nos écrans type Scary Movies et autres déjections du genre, ce roman ne se contente pas de bêtement reprendre l’intégralité d’une scène et d’y rajouter en mode automatique un jeu de mot et une blague éculée pipi-caca-foufoune (avec, pour résultat, des séquences qui ne sauraient être drôles pour qui ne connaît pas la référence de base, et qui bien souvent ne le sont pas davantage pour qui la connaît tant l’humour vole bas, disons au 3e sous-sol de la caserne d’un régiment de paras) ; non, il comprend l’œuvre de base, la respecte, l’analyse, en fait ressortir certains aspects ; et si le gag fonctionne d’autant mieux que l’on saisit l’allusion, l’humour est néanmoins efficace indépendamment de la référence.
 
Oui, L’Immortalité moins six minutes est « vulgaire ». Mais c’est bien, la vulgarité. Moi j’aime bien, en tout cas. Quand les bonnes âmes se plaignent de la vulgarité, je repense immédiatement au fameux réquisitoire du Procureur de la République Desproges Française contre le prévenu Jean-Marie Le Pen : « S’il est vrai que l’humour est la politesse du désespoir, s’il est vrai que le rire sacrilège, blasphématoire, que les bigots de toutes les chapelles taxent de vulgarité et de mauvais goût, s’il est vrai que ce rire-là peut parfois désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins véritables et fustiger les angoisses mortelles, alors, oui, à mon avis, on peut rire de tout, on doit rire de tout. » Et le fait est que là, on rit, et beaucoup. Pas comme à une blague de pet, non : on rit franchement, sans fausse honte ni rien de tout ça. Parce que l’humour, chez Catherine Dufour, y compris voire surtout quand il se fait particulièrement irrévérencieux, quand il nage dans la diarrhée et le vomi alors même que les Anglais ont débarqué, cet humour-là, donc, est bel et bien « la politesse du désespoir ». On aura l’occasion d’y revenir.

Mais commençons par le commencement (temporaire, hein, dans l'attente du tome -1).
 
Il était une fois un monde paisible et beau qui vivait dans une relative harmonie ; un monde heureux, où l’homme, par nature stupide, était bien rare, n’ayant pas encore compris un truc à base de zigounette et de pilou-pilou : un homme, alors, en plus d’être bête, c’est vert, et ça a pour parents consternés des adolescents nains et ogres aux hormones en ébullition, qui se sont éloignés un jour derrière un buisson pour y prôner l’amitié entre les peuples.
 
C’était un monde où tout souafles étaient les borogoves, un monde magique, avec tout plein de créatures magiques dedans (en tout cas, y'a de la pomme). Les fées, notamment. Tiens, Babine-Babine par exemple. Qui est un peu cruche en plus d’être fée. Et qui a le feu dans la culotte, aussi. Un beau jour, Babine-Babine a décidé de quitter son amour de toujours Moudubas pour un autre amour éternel (un korrigan). Le problème est que Moudubas est un elfe noir. Et les elfes noirs sont méchants. Après avoir passé sa colère sur un poulailler, Moudubas décide donc de se venger ; il ne trouve rien de mieux à faire que de saboter le miroir magique de Babine-Babine. Ce qui craint un max. Parce que Babine-Babine, à trop se regarder dans ce miroir, change radicalement : elle ne se contente plus d’être une pintade écervelée, elle devient en outre méchante et vaniteuse. Ses amies, la botaniste cynique et ivrogne Pétrol’Kiwi et la goudou frénétique Pimprenouche, aimeraient bien retrouver leur copine d’antan. Problème : ça implique de se débarrasser de ce satané miroir magique. Mais un objet magique, ça ne se détruit pas comme ça. Il faut faire une quête.
 
Putain.
 
Une quête. Cette saloperie niaise et prétendument initiatique, dont on doit ressortir grandi, mais avec plein d’ampoules et de maladies nuisant fortement à l’intégration sociale. Le machin, là, où c’est qu’y a toujours un Gros Vilain Porté Sur Le Mal Gratuit Et La Majuscule Tout Aussi Gratuite, avec l’inévitable traître, et le comparse qui crève. Tiens, regarde ces nabots, là-bas, avec des pieds pleins de poils et qui fument des trucs bizarres et qui sont poursuivis par de sinistres cavaliers noirs et qui semblent éprouver un malin plaisir à prendre chaque fois la pire des décisions : eux, y’a pas photo, ils doivent se taper une quête. Bon, ben, y’a qu’à les suivre, hein, on verra bien comment ils le détruiront, leur objet sub-éthéré à eux. En attendant, y’a de jolis paysages…
 
Et c’est ainsi que nos deux fées plus vraies que nature (avec des pulsions érotomanes incontrôlées et des problèmes de digestion bien compréhensibles) se retrouvent malgré elles sur les traces de Frodon et de la Compagnie de l’Anneau. Et le lecteur du Seigneur des anneaux se régale. Parce que, si la parodie est caustique et irrévérencieuse, elle est aussi remarquablement pertinente. En suivant le cheminement des fées et leurs commentaires présumés innocents sur le moindre événement, on prend bien conscience de l’indéniable talent de Tolkien, de son influence sans pareille, et la mise en avant de tous ces « clichés » de la quête, bien loin de ne constituer qu’une attaque bête et méchante contre le Seigneur des anneaux, opère en fait à de multiples niveaux : l’œuvre parodiée, finalement, en ressort grandie ; les innombrables et pathétiques plagiats de Tolkien qui pullulent de plus en plus ces dernières années, par contre, à se retrouver ainsi mis à nu dans leur manque d’originalité et leur foncière malhonnêteté, perdent définitivement toute crédibilité, et jusqu’au peu de saveur distrayante que quelques âmes charitables entendaient encore leur accorder. C’est ma lecture, en tout cas… (Catherine Dufour, à vrai dire, a émis une opinion assez différente, parlant de sa vision du monde de Tolkien comme « fascisant » - ce en quoi je ne suis pas du tout d'accord, mais c'est une critique courante... -, et de sa volonté de l'aborder sous l'angle de la culture orque - ce qu'elle fait très bien).
 
Et puis, merde, de toute façon, c’est drôle. Faudrait vraiment être le dernier des cul-serré pour prétendre le contraire. Que ce soit dans la parodie ou indépendamment, l’humour fait mouche, et L’Immortalité moins six minutes remplit ainsi à merveille ses promesses de fantasy burlesque à se pisser dessus. Faut bien le reconnaître : elles sont fort sympathiques, ces deux ahuries de Pétrol’Kiwi et de Pimprenouche. Et un peu connes, aussi, ce qui ne gâche rien. Ajoutez à ça une foultitude de bonnes idées, des allusions surprenantes et bienvenues, ainsi que quelques jeux de mots scandaleux, le tout servi par une plume vive et inventive : il y a amplement de quoi dérider le lecteur.
 
Et il y a plus aussi. Comme chez Pratchett, me direz-vous. Sauf que non. Ca se joue ici à un tout autre niveau. Au fur et mesure que le roman avance, la moquerie se fait plus aigre, le rire plus jaune ; et, par un effet de miroir déformant (logique), l’atmosphère de la fin du roman, sans qu’on puisse parler d’une rupture de ton préjudiciable à l’unité du texte, se fait bien plus noire, désespérée, voire tragique. On y empile les cadavres, et on tourne vers le futur un regard plein d’appréhension. Par-delà les genres et les styles, L’Immortalité moins six minutes rejoint ainsi Le goût de l’immortalité. Témoignage supplémentaire, s’il en était besoin, de la personnalité de l’œuvre de Catherine Dufour, et d’un talent aux multiples facettes, sachant susciter le divertissement sans passer par la compromission (il en allait de même pour Délires d'Orphée).
 
Et L’Immortalité moins six minutes est bien un très bon divertissement, bien écrit, drôle et prenant, et un peu plus que ça. Alors j’espère pouvoir lire un jour les suivants, et j’attends les précédents avec impatience.

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"Légendes et glossaire du futur", de Cordwainer Smith & Anthony Lewis

Publié le par Nébal

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SMITH (Cordwainer) et LEWIS (Anthony), Les Seigneurs de l’Instrumentalité, IV. Légendes et glossaire du futur, traduit de l’américain par Simone Hilling et Pierre-Paul Durastanti, [Paris], Gallimard, coll. Folio-SF, [1950-1966, 1984, 1993, 2000, 2004] 2006, 340 p.
 
Après Les Sondeurs vivent en vain, La Planète Shayol et Norstralie, voici venu le temps de conclure le cycle des « Seigneurs de l’Instrumentalité » avec ce dernier volume quelque peu atypique, et plus ou moins annexe. Ce très court volume (340 pages en gros caractères…) se compose en effet de deux parties.
 
On commence avec les Légendes du futur, regroupant six nouvelles de Cordwainer Smith gravitant autour du cycle. La première d’entre elles tient à vrai dire de l’anecdote : « La Guerre n° 81-Q (version originale » (1928 ; pp. 11-16) est en effet une très courte (trop courte) première version de la nouvelle éponyme publiée dans Les Sondeurs vivent en vain ; un brouillon, quasiment, très expéditif, et beaucoup moins riche que la version définitive… Seulement il s’agit du premier récit de science-fiction publié (dans un journal de lycéens) par Cordwainer Smith, alors âgé de 15 ans, et sous le pseudonyme d’Anthony Bearden. Pas grand intérêt, donc.
 
Le récit suivant, « La science occidentale, quelle merveille ! » (1958 ; pp. 17-39), est autrement plus intéressant. Ce récit ne s’intègre pas dans le cycle des « Seigneurs de l’Instrumentalité », mais, à en croire Anthony Lewis, il ne présente pas de contradictions avec ce dernier, ce qui justifie son intégration ici. Mouais, faut voir… Quoi qu’il en soit, cette nouvelle humoristique et déjantée (et anti-communiste, mais bon…), qui n’est pas sans évoquer Fredric Brown, est plutôt réussie, amusante et sympathique. Une nouvelle plus qu’honnête.
 
« Nancy » (1959 ; pp. 41-62), à en croire une lettre de l’auteur, doit être intégrée dans le cycle. Un récit très intéressant sur les dangers du voyage spatial et sur la solitude, très juste dans le fond comme dans la forme. Sans doute une des nouvelles les plus intéressantes de ce recueil.
 
La plus intéressante à mon goût, ceci dit, est probablement la suivante, « Le fifre de Bodhidharma » (1959 ; pp. 63-77), qu’Anthony Lewis ne parvient à insérer dans le cycle des « Seigneurs de l’Instrumentalité » qu’au prix d’un tour de passe-passe qui me laisse plutôt sceptique… Peu importe. Cette nouvelle originale, où la science-fiction se teinte vaguement de fantasy, conte bouddhiste aux allures de fable, est parfaitement séduisante et réussie.
 
« Angerhelm » (1959 ; pp. 79-116) est bien différente, quoique là aussi difficilement intégrable dans le cycle (d’autant qu’elle a une petite atmosphère fantastique). Ce récit, une fois de plus, m’a quelque peu rappelé Fredric Brown, mais pas dans son registre le plus célèbre : davantage celui de certains textes de Lune de miel en Enfer ou de Fantômes et farfafouilles, où l’humour, s’il est toujours présent, n’exclut pas, bien au contraire, une certaine tristesse, une douleur aigre-douce. Déstabilisant.
 
Reste enfin « Les bons amis » (1963 ; pp. 117-126), nouvelle assez vague et quelque peu téléphonée, reprenant plus ou moins le thème de « Nancy » avec beaucoup moins de réussite.
 
Tout le reste du volume, et donc plus de la moitié, est consacré à l’essai d’Anthony Lewis intitulé Concordance de Cordwainer Smith, maintes fois remanié et nominé au prix Hugo 2000 (devait vraiment pas y avoir grand chose d’autre cette année-là…). Si l’auteur a choisi ce titre en raison de ses connotations « religieuses », certes appropriées pour traiter du cycle des « Seigneurs de l’Instrumentalité », ne nous y trompons pas : c’est bien d’un index, ou plus exactement d’un glossaire, qu’il s’agit ici. En effet, en-dehors d’une courte préface et d’une brève « Chonologie de l’Instrumentalité », passablement floue mais néanmoins fort utile pour la compréhension du cycle, c’est ici à une exploration de A à Z de l’univers créé par Cordwainer Smith que nous convie l’auteur. Et si ce glossaire ne manque pas d’intérêt pour éclairer certains points et faire le lien entre les différentes étapes du cyle, il est cependant bien lapidaire le plus souvent, et ne nous apprend finalement pas grand chose, se contentant le plus souvent de rassembler des informations éparses sans les synthétiser ou véritablement les analyser pour autant…
 
Un exemple, « Instrumentalité du genre humain » (p. 227) : « Etablie après le succès de la rébellion de Laird, Juli vom Acht et la Bande des Cousins contre les Jwindz, elle a pour but de servir l’humanité de manière bienveillante, sans manipulations. [RA] [« La reine de l’après-midi », voir Les Sondeurs vivent en vain] Il s’agit du gouvernement (de l’administration ?) du plus clair de l’humanité. [BI] [« Le bateau ivre », voir La Planète Shayol] « Surveille, mais ne gouverne pas ; arrête la guerre, mais ne la déclare pas ; protège, mais ne contrôle pas ; et, par-dessus tout, survis ! » [BI] Elle nous protège, ainsi que nos mondes, des Arachosiens. [CG] [« Le crime et la gloire du commandant Suzdal », voir Les Sondeurs vivent en vain]. Elle laisse ses agents commettre des erreurs, des crimes, et se suicider. Elle agit comme un ordinateur ne le peut pas envers les humains. [CG] Elle lutte pour que l’homme reste l’homme. [ST] [« Sous la Vieille Terre », voir Les Sondeurs vivent en vain] Elle refuse d’agir à l’encontre de Wedder, mais délivre un passeport universel à Casher O’Neill. [SG] [« Sur la planète aux gemmes », voir La Planète Shayol ; un oubli dans la liste des abréviations, d’ailleurs…] Elle donne des pots-de-vins à ses propres membres. [NO] [Norstralie] » Et c'est tout. Voilà, voilà… un peu léger, non ?
 
Ce glossaire est néanmoins utile à deux titres : d’une part, c’est le seul moyen, dans cette édition, de se reporter aux dates de composition et de publication des textes composant le cycle… D'autre part, il y a à l’occasion une analyse un peu plus poussée concernant les inspirations de Cordwainer Smith ou les significations cachées de tel ou tel nom, parfois un peu tirée par les cheveux, mais souvent intéressante, et témoignant en tout cas de la vaste érudition de Cordwainer Smith.
 
En définitive, ce dernier volume se révèle donc plutôt accessoire : il fournit une annexe utile aux amateurs du cycle, mais n’est en rien indispensable…

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"Norstralie", de Cordwainer Smith

Publié le par Nébal

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SMITH (Cordwainer), Les Seigneurs de l’Instrumentalité, III. Norstralie, traduit de l’américain par Simone Hilling, traduction révisée par Pierre-Paul Durastanti, [Paris], Gallimard, coll. Folio-SF, [1950-1966, 1993, 2004] 2006, 386 p.
 
Après Les Sondeurs vivent en vain et La Planète Shayol, et avant Légendes et glossaire du futur, Norstralie constitue le troisième volume du cycle des « Seigneurs de l’Instrumentalité ». Ne pas se méprendre toutefois : Norstralie, qui est par ailleurs l’unique roman du cycle, ne prend pas la suite chronologique de La Planète Shayol. La présence du fameux personnage de C’mell (à la vie limitée, à la différence des Seigneurs Jestocost et Crudelta et de l’E’telekeli, qui y font également leur apparition) permet de situer ce roman dans la chronologie du cycle aux environs de l’an 16 000 ap. J.-C., un peu après « La Mère Hitton et ses chatons », et juste après « Boulevard Alpha Ralpha » et « La Ballade de C’mell » (voir mon compte rendu de La Planète Shayol), soit, dans les termes de cette « histoire du futur », au premier siècle de la Redécouverte de l’Homme, passant par la restauration de cultures anciennes et la réintroduction de la possibilité de maladies ou d’accidents, destinées à mettre un terme à la monotonie de la « perfection » de l’Instrumentalité dans les millénaires qui ont précédé. Accessoirement, c’est aussi – en gros – le moment du cycle qui rassemble ses textes les plus réussis à mon sens (auxquels il faut ajouter, un peu plus tard, mais on reste en gros dans le même cadre temporel, « La Planète Shayol » et « Sur la planète aux gemmes » – tous ces textes se trouvent dans La Planète Shayol).
 
Ceci étant posé, envisageons maintenant de plus près le contenu précis de ce roman. Pour cela, il nous faut partir de Norstralie. Mais qu’est-ce donc que Norstralie ? Une planète (on s’en doutait), généralement connue sous ce nom, quand bien même sa dénomination officielle (et pour le moins surprenante !) est celle de Vieille Australie du Nord. Cette planète a été colonisée par un rude peuple de fermiers, encore fortement imprégnés par les traditions attribuées à leurs supposés ancêtres sur la Vieille Terre. Ainsi, Norstralie est dirigée par le Commonwealth, et, plus prosaïquement, par un vice-président, dans l’attente du retour bien hypothétique de la Monarque Absente, identifiée avec Elisabeth II, et dont on prétend parfois qu’elle erre dans l’espace depuis près de 15 000 ans… Mmmh… C’est cela, oui…
 
Norstralie, quoi qu’il en soit, n’est pas une planète comme les autres. Les fermiers norstraliens y ont fait une découverte surprenante : leurs moutons géants y contractaient une bien étrange maladie, seule à même de produire le stroon, la drogue santaclara. Norstralie a ainsi le monopole du stroon. Or le stroon est la plus grande richesse de l’univers, puisque c’est cette drogue qui permet de prolonger la vie, jusqu’aux 400 ans autorisés pour chaque citoyen, et 1000 ans pour certains d’entre eux… On voit bien ici l’influence considérable de Cordwainer Smith sur la science-fiction ultérieure : de Norstralie à Arrakis, et de la drogue santaclara à l’Epice, il n’y a qu’un pas, que Frank Herbert franchira bientôt avec le talent que l’on sait dans son monumental Dune (Frank Herbert, semble-t-il, reconnaissait volontiers cette influence).
 
Par voie de conséquence, les Norstraliens sont, dans l’absolu, d’une richesse phénoménale. Dans l’absolu seulement : en effet, sur leur planète, les fermiers ont développé un système de taxation à l’importation extrêmement élevé (de l’ordre de 20 000 000 % !) leur permettant de maintenir leur rude mode de vie dans une atmosphère de simplicité volontaire, et d’éviter ainsi les fléaux de l’ambition et de la décadence. Les Norstraliens ne s’intéressent donc pas à la politique, et ne profitent pas de leur monopole pour étendre leur domination ; ils ne sont ainsi jamais rentrés en conflit avec l’Instrumentalité. Mais Norstralie a bien entendu suscité les convoitises… Les fermiers ont donc tout mis en œuvre pour se défendre efficacement : tout d’abord, l’élaboration du terrifiant système de défense des « titis chatons de la Mère Hitton » (voir La Planète Shayol) ; ensuite, un système drastique et autoritaire n’autorisant la survie – et éventuellement l’immortalité – que des habitants qui sont le plus à même de lutter pour protéger leurs fermes, devenant ainsi légitimement Seigneurs et Propriétaires : les handicapés, les faibles, etc., sont en principe impitoyablement éliminés par un jugement officiel quand ils atteignent l'âge de 16 ans.
 
C’est ainsi que l’on en arrive à Rod McBan, le 151e du nom. Rod McBan est un handicapé : ses facultés télépathiques sont déficientes, il est incapable de « koser » et « d’inteindre », mais saisit à l’occasion de manière incontrôlable toutes les pensées environnantes, ce qui le rend alors capable d’émettre de très dangereuses bombres télépathiques… Rod McBan a bénéficié quatre fois d’un sursis, et parvient enfin à convaincre le jury qu’il mérite de vivre ; âgé pour la quatrième fois de 16 ans, il devient ainsi officiellement Rod McBan151. Pourtant, l’Onseck ne l’entend pas ainsi : cet autre handicapé (il ne peut pas absorber le stroon, et est donc condamné à une vie brève) qui a pu échapper à la Chambre Hilarante ne tolère pas le jugement concernant Rod McBan, et cherche à s’en débarasser. Rod va donc interroger l’ordinateur familial, unique en son genre, sur la méthode à suivre pour triompher de son adversaire.
 
Et l’ordinateur lui suggère rien moins qu’un montage financier lui permettant d’acheter la Terre (je ne vais pas rentrer dans les détails, hein…).
 
Il le met en place.
 
Il gagne : Rod Mc Ban est l’homme le plus riche de tous les temps.
 
Il entame alors un dangereux périple vers sa nouvelle acquisition, lui permettant de s’éloigner des manœuvres de l’Onseck, et en profitant à tout hasard pour acheter la seule chose qui l’intéresse véritablement : un vieux timbre du XXe siècle…
 
C’est ainsi, pourchassé par les voleurs et les opportunistes, que cet adolescent handicapé sera amené à prendre l’apparence d’un sous-être félin, qu’il deviendra le compagnon de la superbe libre-fille C’mell, et qu’il servira les plans obscurs du Seigneur Jestocost et de l’E’telekeli.
 
Bilan : très positif. Norstralie (parfois connu sous le titre de L'homme qui a acheté la Terre, comme un contrepoint à L'homme qui vendit la Lune de « l'Histoire du futur » de Robert Heinlein...) reprend et approfondit tout ce qui fait l’intérêt des « Seigneurs de l’instrumentalité » (inventivité, érudition, grain de folie, multiples niveaux de lecture) sans tomber excessivement dans ses pires travers (ambitions poétiques maladroites, personnages indigents, récits anémiques, délires mystico-chrétiens…). Certes, tout n’est pas grandiose dans ce roman – le style, notamment, est assez pathétique, ainsi dans l'agaçant prologue… – mais les qualités l’emportent largement sur les défauts. Le lecteur ressent une véritable fascination pour la Norstralie comme pour la Vieille Terre et son Terraport de 24 km d’altitude, le Palais du Gouverneur de la Nuit et les Tréfonds où survivent malgré tout les sous-êtres, et pour tous ces personnages qui figurent parmi les plus réussis du cycle : Rod McBan, les Seigneurs Jestocost et Crudelta, les docteurs Vomact, C’mell, C’Williams le Maître-Chat, l’E’telekeli et son fils l’E’ikasus, tantôt singe chirurgien, tantôt oiseau christique…
 
Tout cela se lit très bien, comme un agréable compendium du cycle, bien géré, plutôt bien construit, et finalement passionnant. Norstralie constitue ainsi une des plus grandes réussites du cycle des « Seigneurs de l’Instrumentalité ».
 
Suite et fin (si l'on veut...) avec Légendes et glossaire du futur.

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"La Planète Shayol", de Cordwainer Smith

Publié le par Nébal

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SMITH (Cordwainer), Les Seigneurs de l’Instrumentalité, II. La Planète Shayol, traduit de l’américain par Michel Demuth, Michel Deutsch, Denise Hersant et Simone Hilling, traductions révisées par Pierre-Paul Durastanti, [Paris], Gallimard, coll. Folio-SF, [1950-1966, 1993, 2004] 2006, 549 p.
 
Hop, après Les Sondeurs vivent en vain, et avant Norstralie et Légendes et glossaire du futur, voici donc La Planète Shayol, deuxième volume des « Seigneurs de l’Instrumentalité » de Cordwainer Smith. Inutile de revenir ici sur la présentation de l’auteur et du cycle (voyez plus haut), on va passer de suite aux choses sérieuses en examinant succinctement les nouvelles composant ce deuxième recueil.
 
On commence avec un texte assez révélateur (c’est le moins qu’on puisse dire…) des maladroites ambitions poétiques de Cordwainer Smith, le premier texte de ce recueil, intitulé « Le bateau ivre » (1963 ; pp. 9-58), ayant pour héros un certain… Artyr Rambo. Mouais, c’est un peu lourdingue quand même… A vrai dire, si quelques scènes de ce récit contant le premier voyage dans l’espace3 ne manquent pas d’intérêt (la guerre de deux minutes, par exemple), on pourra allègrement lui préférer son « précurseur », « Le colonel revient du Grand Néant » (dans Les Sondeurs vivent en vain), moins pompeux… On notera cependant que c’est là la première apparition du Seigneur de l’Instrumentalité Crudelta, que l’on retrouvera à plusieurs reprises dans les textes ultérieurs (avec le Seigneur Jestocost7, il est probablement la plus forte incarnation de l’Instrumentalité dans l’ensemble du cycle, et assez révélateur de sa profonde ambiguïté).
 
« La Mère Hitton et ses chatons » (1961 ; pp. 59-96), que Cordwainer Smith présentait de lui-même comme une variation sur le conte d’Ali Baba et des quarante voleurs, est autrement plus convaincant. L’ambitieuse entreprise du voleur Benjacomin Bozart pour percer les défenses norstraliennes et s’emparer du stroon que cette planète est la seule à produire est cruelle, inventive et palpitante. Le niveau remonte sacrément.
 
Et l’on poursuit cette ascension, si j’ose dire, avec « Boulevard Alpha Ralpha » (1961 ; pp. 97-144), belle nouvelle dans laquelle Cordwainer Smith poursuit son exploration des classiques (ici, Paul et Virginie de manière évidente, mais aussi la Bible, et plus si affinités), tout en développant un point capital du cycle (l’abandon par l’Instrumentalité de l’ennuyeuse utopie qu’elle prônait jusqu’alors, autorisant pour tout homme une morne vie de 400 ans grâce au stroon ; avec la Redécouverte de l’Homme, certaines anciennes cultures sont réintroduites – ici, la cuture française ! – et, surtout, le danger, la maladie, l’accident, la peur, l’incertitude, viennent redonner son sens à la vie… quitte à passer par le retour des anciennes croyances), et en introduisant un important personnage, à peine entraperçu pour le moment, la superbe libre-fille C’mell. Un texte très réussi, avec plusieurs niveaux de lecture.
 
On retrouve C’mell au cœur du texte suivant, « La Ballade de C’mell » (1962 ; pp. 145-178), adaptation de la Romance des Trois Royaumes de Lo-Kuan Chung, datant du début du XIVe siècle (au vu de sa biographie, on ne s’étonnera guère des vastes connaissances et de l’intérêt de Cordwainer Smith pour la culture chinoise). La chatte et libre-fille (geisha, en gros) C’mell y vit une impossible histoire d’amour avec le Seigneur de l’Instrumentalité Jestocost (autre personnage fondamental du cycle), mais, surtout, elle joue un rôle déterminant dans la sauvegarde des sous-êtres et les plans obscurs de ce singulier personnage (identifiable à Dieu) qu’est l’E’telekeli. Là encore un texte plutôt pertinent.
 
Mais on arrive maintenant à ce qui constitue à mon sens le sommet de ce recueil, voire du cycle tout entier, avec « La Planète Shayol » (1961 ; pp. 179-236), nouvelle inspirée par La Divine Comédie de Dante et versant dans l’horreur surréaliste. Shayol est bien un enfer, la planète du chatiment, où les condamnés, sans espoir de rémission, sont livrés aux assauts des dromozoaires qui les nourrissent, les protègent et leur font pousser de nouveaux membres, au prix d’une indicible souffrance, tout juste combattue par les injections de supercondamine de « l’ami » B’dikkat. Là encore une nouvelle très forte, remarquablement inventive, franchement terrifiante, et une fois de plus susceptible de bien des lectures. On regrettera juste une fin d’un ridicule achevé… qui ne doit pas, cependant, ternir outre mesure la très grande qualité de « La Planète Shayol ».
 
Cordwainer Smith entame ensuite un « cycle dans le cycle », avec les trois nouvelles ayant Casher O’Neill pour héros ; là encore, le récit est susceptible d’une infinité de lectures (Anthony Lewis note les liens avec les bouleversements politiques en Egypte, mais il y a aussi au-delà toute une lecture religieuse). La première de ces nouvelles, « Sur la planète aux gemmes » (1963 ; pp. 237-280), est à mon sens la plus réussie : la quête de vengeance de Casher O’Neill y fournit le prétexte d’une belle histoire, très poétique, dans un monde fantasque et fascinant.
 
Le long texte qui suit, « Sur la planète des tempêtes » (1965 ; pp. 281-409), est à mon sens plus bancal. C’est une indéniable réussite dans un premier temps, avec un univers génial, de nombreuses idées brillantes, et quelques personnages très réussis (bien plus intéressants que ce que Cordwainer Smith nous inflige d’habitude). Hélas, la quête surréaliste et mystérieuse de Casher O’Neill sur Henriada sombre vers la fin dans un fatras mystico-chrétien chiantissime, aboutissant même à une résurgence incongrue du « surhomme » à la Gosseyn… Dommage.
 
Avec ce point de départ, le dernier texte du « mini-cycle », « Sur la planète des sables » (1965 ; pp. 411-463), ne pouvait guère me séduire. Reconnaissons à Cordwainer Smith que l’aspect surhumain ne vient pas trop parasiter le récit ; par contre, les emprunts formels et thématiques au Voyage du Pèlerin de John Bunyan sont assez maladroits et lourdingues, et, une fois de plus, le délire mystico-chrétien achève de dégoûter le lecteur.
 
On retrouve Casher O’Neill dans un rôle secondaire avec « Une étoile pour trois » (1965 ; pp. 465-503). Cette nouvelle contant le long voyage absurde de trois machines anciennement humaine pour abattre une menace ambiguë aux confins de la galaxie ne manque pas d’intérêt dans sa majeure partie. Hélas, la fin… oui, bon, vous avez compris.
 
Le recueil s’achève enfin sur le texte le plus tardif dans la chronologie du cycle, « Jusqu’à la mer sans soleil » (1975, collaboration posthume avec Genevieve Linebarger ; pp. 505-549). L’Instrumentalité a bien changé ; mais l’on ne s’en plaindra pas, cette nouvelle décrivant un monde intéressant, introduisant des concepts séduisants, et reposant sur un des personnages les plus réussis du cycle, le Seigneur Kemal bin Permaiswari. La thématique chrétienne de la Vieille Religion Forte y ressurgit à nouveau, mais par le biais des descendants de l’E’telekeli, ce qui permet d’éviter l'extase naïve qui venait plomber les textes précédents. Une réussite.
 
La Planète Shayol est ainsi à mon sens un recueil très inégal, où l’on trouve côte à côte les meilleurs et les pires textes du cycle. On ne peut qu’être partagé, et sans doute un peu déçu, à la fin de ce second volume : on admire les idées souvent fascinantes, le ton unique de l’auteur, son érudition et son astuce dans le traitement des grands classiques ; mais on regrette en même temps sa maladresse stylistique, ses vaines ambitions poétiques, et son mysticisme naïf profondément agaçant, très sensible dans les derniers textes du recueil…
 
A suivre avec le seul roman du cycle, Norstralie.

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"Les Sondeurs vivent en vain", de Cordwainer Smith

Publié le par Nébal

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SMITH (Cordwainer), Les Seigneurs de l’Instrumentalité, I. Les Sondeurs vivent en vain, traduit de l’américain par Michel Demuth, Alain Dorémieux, Denise Hersant, Yves Hersant et Simone Hilling, traductions révisées par Pierre-Paul Durastanti, [Paris], Gallimard, coll. Folio-SF, [1950-1966, 1993, 2004] 2005, 617 p.
 
Cordwainer Smith est un classique de la science-fiction.
 
Là, c’est fait.
 
Pourtant, je dois reconnaître que ce seul statut n’a pas constitué à mes yeux une raison suffisante pour me plonger dans son grand-œuvre, le cycle des « Seigneurs de l’Instrumentalité » (dont voici le premier volume ; suivront La Planète Shayol, Norstralie – le seul roman du cycle – et Légendes et glossaire du futur – qui comprend la Concordance d’Anthony Lewis), monument du genre, vaste « histoire du futur » s’étendant sur plus de 15 000 ans, dans la droite lignée de Robert Heinlein (« Histoire du futur », donc) et d’Isaac Asimov (« Fondation »), bien qu’un peu plus tardive (les textes du cycle ayant été composés entre 1950 et 1966, ce qui leur confère d’ailleurs un caractère un tantinet anachronique). Certes, il est toujours bon, à l’occasion, de remonter aux sources du genre. Mais, cette fois, c’est incontestablement la personnalité de l’auteur qui m’a incité à entamer cette lecture.
 
Car Cordwainer Smith est bien un personnage assez fascinant, pour le moins unique en son genre, et c’est bien son beau portrait par Jacques Goimard dans sa Critique de la science-fiction qui m’a déterminé dans ce gros achat et cette grosse lecture. On s’est en effet longtemps demandé qui se cachait derrière le pseudonyme saugrenu et évident de Cordwainer Smith (que l’on pourrait traduire en gros par « Cordonnier Forgeron » ; voir l’article précité pour les nuances…). Un grand écrivain, spécialiste du genre ? La réponse, quand on a fini par la connaître, en a sans doute étonné plus d’un : Cordwainer Smith était le nom employé par Paul Linebarger (1913-1966) pour « commettre » de la science-fiction, cette « excellente mauvaise littérature » dont parlait George Orwell. C’est que Paul Linebarger n’était pas n’importe qui ! Fils d’un diplomate américain en Chine, conseiller et biographe de Sun Yat-Sen, son enfance est vagabonde, entre Shanghai, Hawai et Baden-Baden (entre autres) ; maîtrisant à la perfection six langues dont le chinois, linguiste distingué (donc), mais aussi docteur en médecine ET en philosophie ET diplomé en psychologie, enseignant à Harvard (parmi bien d’autres universités prestigieuses), conseiller militaire pour l’Orient durant la seconde guerre mondiale (il obtiendra si je ne m’abuse le grade de colonel ; on a aussi supposé qu’il avait travaillé pour les services secrets à cette occasion), il devient, au lendemain de la victoire, le plus grand spécialiste mondial de la guerre psychologique (son essai Psychological Warfare est un classique de la matière), et finira même par devenir conseiller du président Kennedy pour la politique étrangère.
 
Et cet homme-là écrivait de la science-fiction. Ben oui. Comme quoi.
 
Si « Les seigneurs de l’instrumentalité » ne représentent pas l’ensemble de l’œuvre de science-fiction (ni, a fortiori, de fiction) de Cordwainer Smith, ils en constituent néanmoins le plus gros morceau, et certainement le plus marquant. Space opera démentiel et mégalomane, porté par une indéniable ambition poétique (hélas assez souvent maladroite, mais on y reviendra), « les Seigneurs de l’instrumentalité » sont une vaste fresque inventive et d’une très grande importance dans l’histoire du genre (là aussi, on y reviendra), et traitant pourtant essentiellement de thèmes classiques, à la manière des conteurs d’antan (voyez là encore le passionnant article de Jacques Goimard ; je ne le répéterai plus, mais ça vaut évidemment pour tout ce qui va suivre ; moi, je me contente de raconter des bêtises stériles à côté…). Sans doute, pour cette raison, la machinerie n’est-elle pas aussi bien huilée que dans « L’histoire du futur », ou plus encore « Fondation » ; au fil des 27 nouvelles et de l’unique roman composant le cycle, les incertitudes abondent, voire à l’occasion les contradictions. Ces 15 000 ans d’histoire sont donc relativement flous ; mais ils ont en même temps une profonde cohérence, qui en fait bien une œuvre unique en son genre. Ainsi s’exprimait Robert Silverberg en 1965 : « Je crois que Cordwainer Smith est un visiteur du lointain futur, qui vit parmi nous en exilé de sa propre époque ou peut-être en simple touriste, et qui se distrait en donnant à sa connaissance d’événements historiques la forme de récits de science-fiction. » (cité par Anthony Lewis dans sa Concordance de Cordwainer Smith, in SMITH (Cordwainer) et LEWIS (Anthony), Les Seigneurs de l’Instrumentalité, IV. Légendes et glossaire du futur, p. 306). Et l’auteur lui-même de jouer le jeu dans Norstralie (ibid., p. 305)…
 
Il est à vrai dire particulièrement difficile, pour cette raison, de tenter de résumer le cycle… Et donner un aperçu des textes le composant ne s’annonce pas forcément évident non plus, dans la mesure où ils consistent généralement en anecdotes, en fragments épars, dans lesquels le récit se retrouve très dilué… Bon, essayons tout de même, volume par volume et texte par texte.
 
Les toutes premières nouvelles de ce premier volume sont difficilement rattachables au cycle à mon sens, et notamment la première, « Non, non, pas Rogov ! » (1959 ; pp. 9-38), rapportant une expérience menée par les Soviétiques dans les années 1960, au cours de laquelle le savant Rogov perd la raison après avoir entrevu un spectacle de danse de l’an 13 582 ap. J.-C.… Une nouvelle assez banale, vaguement anti-communiste, mais teintée d’un certain humour aussi, et d’un troublant délire poétique dans les « visions » du futur, assez caractéristique de l’auteur.
 
Bien plus intéressante est « La Guerre n° 81-Q » (1961, révision d’un texte de 1928 que l’on trouvera dans le quatrième volume ; pp. 39-57), décrivant une guerre « ludique » et inoffensive entre les Etats-Unis et le Tibet, à une époque où les conflits armés ont été remplacés par une sorte de compétition sportive, ou une version modernisée et non-violente du duel judiciaire ; en lisant ces lignes, on pense à vrai dire surtout à un jeu vidéo…
 
On fait ensuite un bond dans le temps avec « Mark Elf » (1957 ; pp. 59-81). Cordwainer Smith parle de « 16 000 ans », mais Anthony Lewis y voit une erreur, sans doute à raison. Carlotta vom Acht, fille d’un savant nazi, est expédiée par ce dernier avec ses deux sœurs en orbite en 1945 ; des milliers d’années plus tard, la jeune fille en hibernation redescend sur Terre à l’initiative d’un télépathe du nom de Laird, et découvre un monde sauvage, quasi abandonné par la civilisation en-dehors des cités des Jwindz, « êtres parfaits » descendants de philosophes chinois, et où les Menschenjaggers robotiques du VIe Reich poursuivent absurdement leur mission d’extermination, aux dépends d’animaux évolués télépathes…
 
« La reine de l’après-midi » (publié pour la première fois en 1978 ; pp. 83-125), bien que posthume, est un texte déterminant pour le cycle, dans la mesure où il fait le lien entre la nouvelle précédente (il se situe 200 ans plus tard) et les textes ultérieurs… et présente rien moins que la création de l’Instrumentalité. Qu’est-ce donc que l’Instrumentalité ? Difficile à dire… Un gouvernement, dans un sens, et tout sauf ça, en même temps… Disons une institution unique en son genre, que l’on pourrait considérer comme supra-gouvernementale, et destinée à guider l’humanité future, pour relancer la conquête de l’espace et éviter les catastrophiques guerres qui ont empoisonné la Terre, laquelle se remet tout juste de ses blessures… L’Instrumentalité est créée principalement à l’initiative du télépathe Laird et de Juli vom Acht, la deuxième sœur (on notera au passage que la femme de Cordwainer Smith a ultérieurement rédigé un récit concernant la troisième sœur, qui n’a pas été repris dans cette édition). Ne pas commettre l’erreur, en tout cas, de voir dans l’Instrumentalité une utopie, un système parfait ; Cordwainer Smith, de toute évidence, ne tombe pas dans ce piège…
 
Il est désormais temps de quitter la Terre, et d’initier le Second Âge de l’Espace ; et c’est maintenant, dans un sens, que débute vraiment le cycle des « Seigneurs de l’Instrumentalité ». Doublement, d’ailleurs, puisque « Les Sondeurs vivent en vain » (1950 ; pp. 127-183) est la première nouvelle du cycle à avoir été publiée (et elle semble avoir fortement impressionné dès cette date). Un récit intriguant et inventif, mi-drôle, mi-tragique, rapportant un bouleversement majeur dans l’histoire de la conquête de l’espace : désormais, du fait d’une découverte fondamentale, il sera possible de se passer des Sondeurs, ces volontaires qui avaient accepté de sacrifier leurs sens, et étaient par voie de conséquence les seuls à même de survivre à la Grande Douleur de l’Espace ; ce qui ne va pas sans inquiéter les Sondeurs, marqués par un profond esprit de corps… Une nouvelle très réussie, aucun doute à cet égard.
 
Il en va de même pour « La dame aux étoiles » (1960, en collaboration avec Genevieve Linebarger ; pp. 185-223), belle variation sur l’histoire d’Héloïse et Abélard à l’âge des gigantesques voiles photoniques qui ont marqué la première étape de la colonisation de la galaxie. On y retrouve, avec Hélène Amérique et M. Plusgris (le premier homme à être revenu des étoiles), le tragique et le sens du sacrifice du texte précédent, mais les connotations sont tout autres, plus chaleureuses et optimistes.
 
A contrario, « Le jour de la pluie humaine » (1959 ; pp. 225-244), rapportant la colonisation de Vénus par le Goonhogo chinois, ne m’a pas vraiment laissé de souvenirs… On en retiendra, cependant, que c’est le premier texte (dans la chronologie de l’Instrumentalité) à évoquer le stroon, la drogue santaclara, sur laquelle on aura l’occasion de revenir, notamment dans Norstralie.
 
« Pensez bleu, comptez deux » (1963 ; pp. 245-292), ensuite, est un texte assez bancal, plutôt intéressant dans l’évocation des troubles psychologiques suscités par les longs voyages interstellaires, mais hélas desservi par une agaçante naïveté ressortant notamment dans un certain machisme de l’auteur, qui revient à vrai dire assez souvent…
 
Après quoi « Le colonel revient du Grand Néant » (paru seulement en 1979 ; pp. 293-309) décrit le premier voyage planoforme, passant par l’espace² ; un texte intéressant, bien qu’un peu court, et resté longtemps inédit : c’est qu’il s’agit en fait d’une sorte de premier jet du « Bateau ivre », que l’on trouvera dans La Planète Shayol, et qui décrit quant à lui le premier voyage dans l’espace3
 
Bien plus intéressant est « Le Jeu du Rat et du Dragon » (1955 ; pp. 311-335), texte totalement délirant sur les implications du planoforme, décrivant la lutte des bouteurs de lumière et de leurs assistants félins contre les étranges entités qui rôdent dans l’espace²…
 
« Le cerveau brûlé » (date non précisée… ; pp. 337-353) poursuit sur l’évocation des dangers du planoforme, et renoue avec la thématique du sacrifice. Les aspects « sentimentaux » de ce texte sont un peu moins naïfs que d’habitude, avec le personnage de Dolores Oh, ce qui ne gache rien…
 
On passera vite sur la mauvaise blague de « La planète de Gustible » (1962 ; pp. 355-366), c’est un peu du sous-Fredric Brown…
 
« Lui-même en anachron » (publié seulement en 1993 ; pp. 367-381) est encore plus dispensable : un récit de voyage temporel (plus ou moins…) assez fumeux et niais, sans véritable originalité, sans véritable intérêt, et s'insérant assez mal dans le cycle.
 
Les choses s’arrangent clairement avec « Le crime et la gloire du commandant Suzdal » (1964 ; pp. 383-413), variation sur l’histoire d’Alexandre Nevski, parfois laborieuse dans la forme (les premières lignes…) mais très inventive et pertinente dans le fond. Probablement un des meilleurs textes du recueil.
 
« Le vaisseau d’or » (1959, en collaboration avec Genevieve Linebarger ; pp. 415-429) est également assez intéressant, récit plus guerrier que les précédents reposant sur un gigantesque bluff faisant jouer à plein le « sense of wonder ».
 
Suit un gros morceau, avec le plus long texte du recueil et de loin, « La Dame défunte de la Ville des Gueux » (1964 ; pp. 431-552). Cordwainer Smith y reprend l’histoire de Jeanne d’Arc dans une variation démente et grandiloquente, teintée d'absurde, et capitale pour la suite du cycle (c’est l’apparition de la thématique de la Vieille Religion Forte, c’est-à-dire le christianisme ; c’est aussi le premier texte du cycle à évoquer le combat des sous-êtres issus d’animaux pour obtenir des droits ; on notera au passage que, d'après Anthony Lewis, le texte est en outre farci de références cryptiques au soulèvement de Budapest contre l'oppression soviétique en 1956). La nouvelle est franchement excellente durant sa majeure partie, avec les personnages très réussis d’Elaine et de la Dame Panc Ashash, notamment ; son atmosphère surréaliste et délirante est indéniablement séduisante. Hélas, la fin très chrétienne et naïve est pour le moins agaçante, à s’éterniser ainsi… Dommage.
 
Quant à « Sous la Vieille Terre » (1966 ; pp. 553-617), récit halluciné et tristement confus, il ne mérite guère que l’on s’y attarde, étant d’un ennui mortel, après quelques bonnes idées dans un premier temps…
 
Il y a donc à boire et à manger dans ce premier recueil des « Seigneurs de l’instrumentalité ». Cordwainer Smith y séduit par son inventivité, son indéniable originalité, son érudition aussi. Hélas, pour ce qui est du style, il est beaucoup moins convaincant : les ambitions poétiques mal canalisées donnent souvent un résultat maladroit, généralement plutôt niais, parfois vraiment horripilant. Les personnages sont souvent plats (surtout les personnages féminins : une très belle collection de cruches superficielles !), et les récits d’un intérêt limité. Pourtant, tout cela se lit très bien, sans que l’ennui ne s’installe véritablement, et c’est déjà une belle performance...
 
A suivre avec La Planète Shayol.

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