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La Bibliothèque de Mount Char, de Scott Hawkins

Publié le par Nébal

Illustration de couverture par Aurélien Police

Illustration de couverture par Aurélien Police

HAWKINS (Scott), La Bibliothèque de Mount Char, [The Library at Mount Char], roman traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Daniel Brèque, illustration [de couverture par Aurélien Police, Paris, Denoël, coll. Lunes d'Encre, [2015] 2017, 475 p.

ME LE FALLAIT

 

Avec mon double programme de lecture (et même triple, si l’on compte le jeu de rôle), programme panachant imaginaire et choses nippones, il m’est plus difficile encore qu’auparavant de suivre véritablement « l’actualité » (et, disons-le, hors imaginaire et hors nippon, c’est encore pire – l'année dernière, il m'a bien fallu un Larry McMurtry pour que je m’octroie une pause d’un autre ordre). C’est très con, je sais. Mais du coup, en imaginaire, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, je passe généralement à côté de ce qui fait le buzz (hors « Une Heure-Lumière », hein ! Mais en ajoutant, tendance dont je ne suis pas tout à fait inconscient, que ces derniers temps, même dans le cadre de Bifrost, j’ai lu essentiellement des choses, eh bien, pas toutes jeunes…).

 

Quelques titres, cependant, apparaissent malgré tout sur mon radar – et, l’an dernier, ce fut surtout le cas de cette Bibliothèque de Mount Char, premier roman de Scott Hawkins, paru en Lunes d’Encre sous une couverture de l’excellent Aurélien Police, et dans une traduction de l’indispensable Jean-Daniel Brèque. Les camarades de la blogosphère étaient en effet formels : c’était génial, fou, innovant, unique, drôle, terrible, et à même de susciter le malaise – autant dire, tout ce que j’aime ! Cependant, je n’ai pu trouver le temps de lire ce roman que tout récemment – et donc après tout le monde...

 

Ce qui biaise sans doute mon rapport à ce livre. Que j’ai trouvé vraiment très bon, et que je recommanderai sans l’ombre d’un doute, en gardant par ailleurs un œil sur la production à venir du bonhomme... Cependant, j’en attendais probablement un peu trop, après ce concert de louanges – aussi la satisfaction d’avoir lu ce livre pouvait-elle être un peu mêlée d’une vague déception, en même temps… Mais le bilan demeure très positif. Bon, je vais tâcher de m’expliquer sur tout ça...

 

NE PAS TROP EN DIRE

 

La tâche n’est pas aisée, mine de rien. Notamment parce qu’il ne faut pas trop en dire… Sur ce blog, je n’ai pas de politique déterminée sur les Odieux et Scandaleux Spoilers – si ce n’est celle de signaler quand je révèle comme un porc. Mais La Bibliothèque de Mount Char me paraît clairement devoir intégrer la catégorie des livres dont je dois préserver le secret, dans la mesure du possible – et, dès lors, cette chronique, exceptionnellement peut-être, est conçue pour être lisible en préalable de l’acquisition du roman de Scott Hawkins, et pas seulement après lecture. Bizarrement, cette lecture après tout le monde m'incite aussi à revenir sur certains échos de la blogosphère... Mais c'est autre chose, ça.

 

C’est que le roman, à sa manière éventuellement particulière, du fait de sa construction un peu alambiquée notamment, est riche de mystères, et que l’auteur fait preuve d’un certain savoir-faire pour ce qui est de l’intrigue. Je suppose que, pour que La Bibliothèque de Mount Char fonctionne, et c’est souhaitable, il ne faut donc pas trop en savoir au préalable.

 

Mais il faut bien en dire quelque chose... Le roman s’ouvre sur Carolyn, la trentaine, qui sera plus ou moins notre héroïne, et qui erre en piteux état le long d’une autoroute, plus ou moins dans notre monde (aux États-Unis), plus ou moins de nos jours. Un teaser qui fera bientôt sens, mais a pour objectif à très court terme de nous plonger aussitôt dans le bain – avec réussite en ce qui me concerne.

 

Cependant, nous avons bientôt droit à un flashback en forme de zoom arrière, et conséquent, qui nous permet d’envisager les choses sous un autre angle, en contextualisant un peu – toujours avec Carolyn pour point de référence, à ce stade. Les parents de cette dernière sont morts alors qu’elle était toute petite, et a elle a aussitôt été « adoptée » par un vieux bonhomme, qu’elle appelle Père. Elle n’est pas la seule : elle a onze frères et sœurs « adoptés » exactement dans les mêmes conditions.

 

Et ils vivent ensemble dans une bibliothèque qu’on sait d’ores et déjà Majuscule, sise à Garrison Oaks si elle doit se trouver quelque part. Là, Père a dispensé son enseignement à sa « progéniture », en confiant à chacun de ses enfants/disciples un « catalogue » qu’ils doivent maîtriser à la perfection, et ne surtout pas communiquer aux autres. Carolyn, ainsi, est la spécialiste des langues ; David, le plus qu’inquiétant David, de la guerre ; Michael, des animaux ; Margaret, de la mort, etc.

 

Mais les méthodes d’enseignement de Père sont pour le moins rugueuses – parfaitement horribles, en fait. Son antique « barbecue » d’aspect taurin, en est la meilleure illustration (de couverture – merci Aurélien Police).

 

Or cette petite famille, qui est donc aussi un petit groupe de bibliothécaires ultra-spécialisés, semble disposer de pouvoirs bien singuliers – la mort n’est à vrai dire pas un problème en tant que telle, les concernant. Ce qui rend l’usage du « barbecue » plus terrible encore, car jamais fatal au sens fort… C’est que ces gens-là ne sont pas des « Américains » : les Américains, ce sont les autres – la banalité faite hommes et femmes. Les bibliothécaires sont avant tout des étudiants (des Pelapi). Mais Père ? Père avec sa majuscule, sa sévérité, sa cruauté, son goût de l’ordre ? On est plus que tenté d’y voir Dieu, comme de juste – mais pas forcément le créateur… et probablement pas l’unique.

 

Quoi qu’il en soit, quand débute le roman, c’est le drame – enfin, un de plus : Père a disparu. Et les douze bibliothécaires ne savent absolument pas quoi faire. Se prémunir contre les ennemis de Père, nombreux, et éventuellement responsables de sa disparition ? Mais celle-ci est de toute façon tellement inconcevable… Le départ de Père suscite l’anarchie – laquelle est le vivier des hérauts de l’ordre, de la force brute, de la « supériorité naturelle » : ceux qui se débrouillent très bien avec la loi de la jungle. Le redoutable et ultra-violent David semble tout disposé à prendre le pouvoir…

 

Mais Carolyn, la discrète Carolyn, pourrait bien avoir un plan.

 

Impliquant des Américains – un, surtout, du nom de Steve...

 

PAS SI ORIGINAL, ET PAS SI FOU

 

Je m’arrête là pour la présentation de l’histoire. Je suppose que cela fournit les bases nécessaires pour discuter de tout ça sans trop déflorer le reste.

 

Autant passer de suite à la question cruciale : le caractère original et même fou de l’univers créé par Scott Hawkins. C’est que je n’en suis pas vraiment convaincu pour ma part… Déjà parce que nous pouvons sans peine participer au (vilain) petit jeu des « références » (qui ne sont pas nécessairement des « influences »).

 

L’originalité supposée du roman est d’emblée battue en brèche, car quelques titres sautent littéralement à la gueule du lecteur – voire quelques auteurs, et au premier chef, clairement, Neil Gaiman : si la famille dysfonctionnelle de plus ou moins dieux ne fait pas penser à Sandman Et les développements de l'intrigue, dans leur caractère saugrenu et étrangement poétique, justifient tout autant cette citation. Pour moi, c’est le titre clef – et à un double niveau, car, plus généralement, nombreux sont ceux, sur la blogosphère et ailleurs, qui ont très justement relevé que La Bibliothèque de Mount Char avait un côté comics assez prononcé (nouvelle tentation, du coup, de citer d’autres grands noms de ce médium bien particulier – et notamment Alan Moore). Mais si vous voulez du Gaiman littéraire, American Gods vous tend les bras – avec cette même idée de figures plus ou moins divines s’inscrivant dans une Amérique contemporaine du quotidien. Dans une matière proche, on a pu mentionner aussi Roger Zelazny, sans doute à bon droit.

 

Dans la dimension parfois horrifique et éventuellement un peu gore (mais j’y reviendrai) de La Bibliothèque de Mount Char, la tentation pourrait être grande de mentionner également Clive Barker, mais en bien plus soft cela dit. Ceci étant, Gaiman et Barker, hein…

 

Pour ma part, je m’en tiendrais là. Cela me paraît déjà suffisant. Le fait est que, à la lecture de La Bibliothèque de Mount Char, je n’ai jamais eu la sensation de me retrouver dans un monde véritablement singulier, unique… Et dans le déroulement de la trame, même chose : ce n’est pas si fou que ça, loin de là en fait – parfois un tantinet surréaliste sur un mode rigolard, mais ce registre n’est certainement pas sans précédents (qu’on les cherche, au-delà de Gaiman, du côté de Douglas Adams, Terry Pratchett ou Jasper Fforde, et ce ne sont que des exemples parmi tant d'autres) ; ceci dit, cet aspect est parfaitement géré, et compte pour beaucoup dans la réussite du roman.

 

Pourtant, même chez les partisans de l’originalité intrinsèque de La Bibliothèque de Mount Char, d’autres noms encore ont pu être avancés – deux surtout : celui de Charles Stross, notamment pour le « cycle de la Laverie », mais ça ne m’a pas sauté aux yeux pour ce que j’en ai lu ; et, corrélé, primordial, celui de Lovecraft – et là je ne suis vraiment pas convaincu : même à vouloir ériger comme un pseudo-panthéon autour de Père et de ses ennemis, avec les Pelapi comme séides, idée plutôt saugrenue à mes yeux, tout cela est à mon sens bien trop « humain » (mais c’est à débattre, et justement parce que c’est sans doute le thème de fond sous-jacent au roman de Scott Hawkins, quelle que soit la lecture qu’on en tire ; j'y reviendrai, forcément) ; tardivement, le roman acquiert une perspective que l’on pourrait qualifier de « cosmique », certes, mais, là encore, ça ne me paraît pas coller au niveau des principes – Scott Hawkins s’intéresse à des personnages, lui.

 

Mais peu importe. Si j’ai laborieusement livré ce genre de développements, c’était pour tenter d’expliquer en quoi ce roman m’avait été un peu « survendu », même avec les meilleures intentions du monde et une sincérité dont je ne doute pas un seul instant ; or je n’ai pas ressenti lors de ma lecture cette originalité fondamentale. Sur cette base, j’en attendais donc trop – et « reconnaître », ici tel truc, là tel autre, ne pouvait que me décevoir un peu a priori, parce que je souhaitais être bien plus violemment dépaysé. Cela ne m’a pas empêché de beaucoup aimer le roman, heureusement.

 

DES FOIS JE ME DIS QUE JE SUIS QUAND MÊME UN PEU PSYCHOPATHE

 

Un dernier point, toutefois, concernant ce ressenti personnel un tantinet différent de ma part, à en juger par les nombreuses critiques mises en ligne depuis la publication du roman – un point qui me fait me demander si je ne serais pas un peu psychopathe, tout compte fait…

 

J’ai en effet lu plusieurs articles mettant en avant quelques passages un peu gores et/ou sadiques dans La Bibliothèque de Mount Char – et, oui, il y en a bien quelques-uns, j’imagine… Le supplice incroyablement atroce du « barbecue », ou disons plutôt, ça sonne plus sérieux, du « taureau d’airain » (ou « taureau de Phalaris » – la symbolique n’est probablement pas neutre), produit bien quelques scènes passablement horribles ; la violence de David, cette cruelle ordure qui torture, viole et tue comme elle respire, de même – alors le lien entre les deux, forcément…

 

Reste que je suis perplexe – ayant lu çà et là que le roman était proprement horrifique, que ces scènes étaient terribles, insoutenables même… Je n’ai certainement pas eu ce sentiment. Pas le moins du monde, en fait. Est-ce donc que je ne ressens rien ? Trop blindé à force de mauvaises lectures et de mauvais films ?

 

(« Mauvais », pas pour moi, hein.)

 

En fait, les quelques scènes mentionnées mises un peu à part s’il le faut, les usages conjoints de la violence, de la cruauté et de l’horreur dans La Bibliothèque de Mount Char… ont bien plus souvent suscité mon rire que mon effroi ou mon dégoût. C’est vraiment dans ce registre rigolard que je suis porté à inscrire le roman de Scott Hawkins, de manière générale. Comme certains films gores – mais sur un mode incomparablement plus atténué, par ailleurs, il dérive, si l’on y tient, du Grand-Guignol, où l’outrance est essentiellement drôle.

 

D’autres ont par ailleurs trouvé ce roman très sombre – et cela n’a pas du tout été mon cas. Le passé des personnages (Carolyn, David, Steve, Erwin) contient certes des moments tragiques, mais je n’ai pas le sentiment que le roman en acquière pour autant une tonalité noire prononcée, à un niveau global disons. Cependant, ces personnages sont autant de pistes pour explorer un autre ressenti eu égard à la cruauté – non pas physique, cette fois, mais clairement psychologique. Et c’est ici que ladite cruauté produit son effet, me concernant – en s’associant en dernier recours à une douloureuse mélancolie : c’est dans la dernière partie du roman que j’y trouve effectivement des aspects sombres et désagréables, mais toujours rapportés à l’échelle des personnages, et à leur ressenti psychologique, de manière pertinente et efficace tout à la fois.

 

Le reste… mais je dois être un peu psychopathe.

CONSTRUCTION CERTES ZARBI – MAIS SENS DE L’INTRIGUE

 

Sans aller donc jusqu’à y déceler une originalité fondamentale (ou une « folie » du même ordre), le roman de Scott Hawkins peut effectivement surprendre à maints égards, mais cela concerne surtout à mon sens la construction de l’intrigue, relativement alambiquée. La linéarité n’est guère de mise, et les séquences, même s’il y a bien un fil rouge, s’enchaînent souvent dans le désordre – au point en fait où parler de flashbacks ne fait plus vraiment sens.

 

Cette dimension est encore accrue par le jeu sur les points de vue, peut-être plus complexe qu’il n’y paraît. Deux personnages, essentiellement, nous servent de focales : Carolyn, et Steve – sa marionnette dans son plan inhumain ? Il faut y ajouter, un peu plus secondaire, Erwin, « bigger than life » mais néanmoins « américain ». Enfin, à l’occasion, Scott Hawkins produit quelques saynètes faisant intervenir d’autres personnages points de vue, éventuellement très éphémères (un exemple : la star du rap qui drague une jeune femme, notre point de vue pour le coup, en lui montrant ses lions, subtilement appelés Dresde et Nagasaki, lesquels jouent un rôle non négligeable dans la suite du roman).

 

L’alternance des points de vue a un effet pratique, qui se conjugue avec le caractère globalement non linéaire de la structure du roman, à savoir que les deux participent du sens de l’intrigue de l’auteur, qui sait ménager son suspense, quitte à « tricher » un peu – au sens où, au moment où ce sont les intentions de Carolyn qui sont primordiales, nous suivons alors plutôt Steve, ce genre de choses, et à plusieurs reprises. Globalement, c’est très efficace – et c’est pour partie ce qui explique pourquoi j’ai préféré faire une chronique spoiler-proof : si l’univers n’est pas si original, si le développement de la trame n’est pas si fou (mais un peu quand même), reste que Scott Hawkins balade bien son lecteur, et sait ménager quelques jolies surprises, et quelques jolie révélations. C’est assez roublard, en fait – même si pas sans aspects critiquables, tenant peut-être à ce qu’il s’agit d’un premier roman, après tout. Néanmoins une belle réussite, d'autant plus dans ces conditions.

 

Car la structure du roman interloque sous un autre angle – disons celui de la densité du récit, et par ricochet de ses connotations. Je suppose en effet que l’on peut grosso merdo le diviser en trois temps.

 

Dans un premier temps, Scott Hawkins, petit à petit, brique après brique et le cas échéant avec un certain nombre de détours qui ne sont pas aussi gratuits qu’ils en ont tout d’abord l’air, pose son univers et ses personnages – comme de juste, mais de manière parfois un peu inattendue, formellement, disons. Carolyn errant en sang le long de l’autoroute, les douze Pelapi qui se retrouvent après la disparition constatée de Père, Steve qui croit draguer Carolyn, ce genre de choses… C’est très efficace, réellement intriguant, et cela a constitué à mes yeux une très bonne « accroche prolongée », disons – mais tout le monde n’est visiblement pas de cet avis. Opinion très personnelle, donc.

 

Après quoi nous en arrivons au cœur – et au plus gros – du roman. Le plan de Carolyn entre en action, ce qui passe tout d’abord par les galères de son instrument, Steve, abondamment détaillées – mais il faut aussi y inclure les à-côtés d’Erwin, qui est d’une certaine manière un antagoniste, et que, pourtant, on n’est pas du tout porté à envisager de la sorte. C’est ici que le roman devient « fou », si l’on y tient. L’action est très dense, et part du niveau du trottoir pour dériver vers le délire cosmique, sur un rythme proprement frénétique. La dimension comics est ici plus particulièrement appuyée, il se passe plein de choses, et les personnages y acquièrent un caractère « bigger than life » essentiel, qui transcende toutes leurs actions. On a pu dire qu’il fallait avoir une certaine capacité à la « suspension d’incrédulité » pour gober tout ça, mais à titre personnel, et sans doute parce que « l’accroche prolongée » avait bien fonctionné sur moi, me mettant bien comme il faut dans le bain, je n’ai ressenti aucune difficulté à cet égard, me régalant avec jubilation des excès d’une trame qui ose des choses incongrues, pour notre plus grand plaisir.

 

Ça monte, ça monte, ça monte… Jusqu’à l’explosion totale… Et pourtant, il reste encore une troisième partie du roman, qui fait une bonne centaine de pages, et qui prend à nouveau le lecteur par surprise, pas tant pour les « révélations » (en fait assez convenues) qui y son exposées, que par son caractère « calme après la tempête », où tout est plus lent, plus mou, plus morne. S’il y a eu « accroche prolongée », il y a donc aussi « épilogue prolongé », encore que cette expression ne soit pas très juste car nous sommes alors encore dans le récit, sans ambiguïté. Or c’est ici, surtout, que la souffrance psychologique s’exprime, dans une atmosphère où la fascination cosmique, qui aurait dû l’emporter, ne parvient pourtant pas à se dégager d’une gangue très humaine de mélancolie. L’effet, pour le coup, est passablement déstabilisant. À en juger par certaines critiques, d’aucuns y ont vu une faiblesse du roman – qui se traînait un peu trop en définitive. Je ne le crois pas pour ma part : même si je n’exclus pas que cette approche déconcertante tienne pour partie au statut de premier roman de La Bibliothèque de Mount Char, j’ai apprécié ce finale étrange, un peu cotonneux, après l’hystérie du cœur du livre. Et, là, oui, j’ai ressenti quelque chose – au-delà de la seule jubilation hilare qui m’avait accompagné sur la majeure partie du roman. C’est peut-être un peu maladroit, parfois, mais cela a fait sens, pour moi.

 

Reste donc que cette construction alambiquée pourra surprendre – mais, globalement, de manière convaincante, et c’est donc à mettre au crédit de Scott Hawkins.

 

DES PERSONNAGES BRILLANTS (ET HUMAINS – S’IL LE FAUT ?)

 

Mais j’en arrive à ce qui, à mon sens, constitue les deux principaux points forts de La Bibliothèque de Mount Char : ses personnages, et sa plume – notamment en ce qui concerne les dialogues.

 

Mais commençons par les personnages – qui sont à peu près tous brillants. Et brillamment employés, aussi, au regard d’une problématique sous-jacente des plus complexe, renvoyant à leur humanité ou à l'absence (supposée) d’icelle.

 

Mais la question se pose différemment selon que l’on envisage les « Américains » et les Pelapi. Au début du roman, cela participe d’un procédé où le décalage systématique des disciples de Père, Carolyn et David en tête (parce qu’ils ne comprennent absolument rien au monde des « Américains », ce qui se traduit notamment par leur accoutrement fantasque), les relègue au rang de l’étrangeté absolue, ne facilitant pas l’identification. Ça ne durera pas éternellement.

 

Mais notre première véritable accroche est Steve – un personnage d’une richesse exceptionnelle, un peu loser, un peu naïf, humain au sens le plus chaleureux et appréciable, et qu'importe son passé délinquant, au-delà du bien et du mal. Dans sa relation ambiguë avec Carolyn comme avec sa propre histoire, savamment floutée le temps nécessaire, Steve sonne vrai, comme le type qu’on croiserait dans un bar, sans rien savoir de lui et de tout ce qui en fait un être humain à part entière, mais en ayant la conviction tacite de son importance à son échelle. Et c'est bien ainsi qu'on le découvre. Il est aussi profondément sympathique, sans arrières-pensées – en cela, il offre un contraste marqué avec son interlocutrice Carolyn, dont nous savons qu’elle ne dit pas tout, et qu’elle manipule l’ex-cambrioleur devenu plombier. Cette dimension du personnage de Steve devient toujours plus sensible au fil du roman, jusqu’à atteindre une forme d’apogée quand il prend soin, au mépris de sa propre vie, de sauver sa compagne Naga à l'agonie. Son Bouddhisme pour les nuls (ou pour les cons comme lui, selon ses propres termes) s’avère plus riche et sincère que bien des protestations d’adhésion à telle ou telle foi parce qu’il en faut bien une. Mais Steve est aussi le plus humain de tous ces personnages dans sa souffrance, en dernier ressort – car, à la différence de ce qui s’est produit pour Carolyn ou pour David, la profonde douleur ressentie par Steve ne l’a jamais dénué de sa plus profonde encore humanité ; quitte à ce qu’elle s’exprime en définitive dans le refus le plus redoutable de s’en exonérer : la pulsion suicidaire.

 

Un autre personnage « américain », mais particulièrement badass, est à mentionner, et c’est Erwin – un vrai bonheur. C’est le personnage fondamentalement « bigger than life » et qui pourtant reste humain ; la légende vivante qui fait son boulot au quotidien ; le type qui aide les autres, même violemment. Erwin aurait pu être une caricature – de vétéran des meuwines revenu de l’Afghanistan avec un bon vieux PTSD des familles. D’une certaine manière, c’est ce qu’il est – mais Scott Hawkins l’a tiré du côté systématiquement lumineux. Il incarne une forme de résilience qui suscite l’admiration. Erwin devrait être trop pour être humain, mais le demeure en définitive. Et, bordel, c’est pas tous les jours qu’un personnage de militaire de carrière entretient ma sympathie… Erwin est une figure relativement secondaire dans le roman (ou en tout cas pas au même niveau que Carolyn et Steve ; concernant David, ça se discute, car il est d’une certaine manière son reflet dans un miroir – les deux ne peuvent donc que s’affronter, même si c’est avec des cartes truquées), mais ses apparitions, même en uniforme, un flingue en main ou en ligne directe avec le président, sont d’étranges et salutaires respirations.

 

La question de l’humanité se pose différemment pour Carolyn, ses frères et ses sœurs. D’une certaine manière, c’est le propos du roman : Carolyn a été humaine, mais, dans ses attributs de bibliothécaire et pour exécuter son plan, elle doit ne pas l’être – et elle y a travaillé très, très longtemps. Une expérience personnelle qui relève d’un choix ? Pas si sûr… Car il y a eu formatage de la part de Père – dépouillement progressif de l’humanité, par la douleur individuelle et tout autant le spectacle de celle des autres. Il y a eu, aussi, un déclic – associé à David, sinon à Père lui-même. Mais justement : Carolyn entre ici en résonance avec « son adversaire », David ; lequel n’avait rien d’un monstre initialement, mais avait dû le devenir, dans le cadre de l’enseignement rigoureux et impitoyable de Père. Carolyn et David, en dernier ressort, sont bel et bien des monstres qui ont dû oublier leur humanité – mais Carolyn dispose d’un long épilogue pour tenter d’y revenir, au moins en partie, la partie utile car sensible. Ce qui se fera au contact d’un Steve qui n’en peut plus. Une bonne occasion de se retourner sur le passé – et sur David, le rival.

 

En définitive, seul Père est totalement inhumain – à bon droit, car, le concernant, il ne s’agit pas d’un jugement de valeur, mais d’un pur constat objectif. Il a pu dépouiller ses « enfants » de ce qualificatif malvenu, mais peut-être pas totalement – et, si ça se trouve, en pleine conscience de ce qu’il faisait, dans un sens ou dans l’autre (car opposer naïvement le bien et le mal ne ferait décidément pas sens ici).

 

Cependant, Le Bouddhisme pour les nuls ou pas, d’autres personnages doivent être mis en avant, qui n’ont rien d’humain non plus, mais suscitent pourtant une profonde empathie : les animaux chers à Michael, et au premier chef le couple de lions, Dresde et (surtout) Nagasaki. Ils ont d’ailleurs une autre fonction : plus encore que les personnages « humains » (au sens large), ils peuvent incarner des archétypes propulsant l’ensemble du récit au rang mythologique – dans une égale mesure par rapport à Père, si ça se trouve.

 

UN STYLE AU NATUREL

 

Enfin, le style de La Bibliothèque de Mount Char m’a beaucoup plu – et tout particulièrement les dialogues, mais la narration bénéficie d’une même fluidité, d’une même spontanéité (apparente, du moins), qui font ces livres qui coulent tout seul, se savourent et réjouissent. C’est une forme d’oralité, mais cela va probablement au-delà. Quoi qu’il en soit, à mes oreilles, cela sonne vrai – bien au-delà d’un vulgaire art de la punchline ou de l’aphorisme, et ceci quand bien même telle réplique bien sentie, telle description usant de termes incongrus, peuvent constituer autant d’appels à la citation facebookienne, mettons ; si je m’en suis abstenu, c’est pet-être parce que le livre entier mériterait d’être cité.

 

Tout le monde n’est pas de cet avis. J’ai vu çà et là des remarques portant sur les niveaux de langage qui bougent sans cesse, du plus soutenu au plus familier. Pour moi, c’est un atout – peut-être parce que j’ai le sentiment de parler moi-même comme ça ? En tout cas, ça a clairement facilité mon immersion dans le récit, comme mon identification aux personnages, quand cette notion n’est pas hors-jeu (essentiellement concernant Steve, mais cela peut impliquer d’autres figures du roman).

 

Bien sûr, j’ai lu ce livre dans sa version française – dès lors, le travail du traducteur est essentiel : je crois, sans la moindre surprise, que Jean-Daniel Brèque a accompli un excellent travail. En tout cas, le rendu français est en parfaite adéquation avec les modes empruntés par la narration comme avec le naturel, même tourmenté et ambigu, des personnages, dont les échanges sonnent vrai justement parce qu’ils sont susceptibles de variations, en fonction du contexte ou de l’humeur. Un bon personnage n'est que rarement monolithique.

 

BONNE PIOCHE (MAIS NE PAS TROP EN ATTENDRE NON PLUS)

 

Le bilan, dès lors, est clairement positif. La Bibliothèque de Mount Char est un roman efficace et stylé, porté par de beaux personnages et une jubilation de tous les instants – ou presque, car, en définitive, le roman peut aussi se montrer grave, sans qu’il s’agisse forcément de faire dans la rupture de ton ; il s’agit plutôt de la continuité somme toute bien naturelle de personnages qui, dans leur rapport au monde, offrent comme de juste des réactions toujours variées, toujours changeantes : c’est cette adaptabilité aux circonstances qui en fait des êtres de chair et de sang, au-delà du statut cosmologique et mythique – finalement, on en revient à l’humanité, ou à la variable la plus approchante dans les cas où cette qualification est moins adaptée.

 

Il ne faut cependant pas trop en attendre non plus. Les louanges unanimes ont eu cet effet pervers, sur ma lecture tardive, que j’en attendais beaucoup plus – de ce qui fait les chefs-d’œuvre, les livres qui durent, qui restent. Je ne suis franchement pas certain que le premier roman de Scott Hawkins entre vraiment dans cette catégorie. Il est en tout cas bien moins original qu’on ne l'a dit, si je lui concède tout de même une forme de singularité ; ce n’est pas non plus un roman aussi fou qu’on l’a dit, s’il a bel et bien un caractère ludique et souvent jubilatoire.

 

C’est déjà bien assez pour mériter qu’on s’y attarde. La Bibliothèque de Mount Char est assurément un livre enthousiasmant, et un premier roman de très bon augure pour la suite. Je garderai donc un œil sur la production future de l’auteur, dont j’attends… eh bien, beaucoup. Trop ? C’est la suite qui nous le dira.

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L'Appel de Cthulhu (V7) : La Pierre onirique

Publié le par Nébal

L'Appel de Cthulhu (V7) : La Pierre onirique

L’Appel de Cthulhu (V7) : La Pierre onirique, Contre le Chaos Rampant, [Call of Cthulhu: The Dreaming Stone], Sans-Détour, [1997] 2017, 80 p.

LA FIN DU RÊVE

 

Et voilà : j’en arrive aujourd’hui (après Les Contrées du Rêve, Kingsport, la cité des brumes, Le Sens de l’Escamoteur et Murmures par-delà les songes, à la cinquième et dernière chronique en rapport avec le financement participatif de l’édition « Prestige » des Contrées du Rêve pour la septième édition de L’Appel de Cthulhu, chez Sans-Détour ; il y a encore du matériel en sus, en forme de goodies plus ou moins gadgétoïdes mais le plus souvent très beaux et très appréciables, mais je peux difficilement en dire davantage ici…

 

L’aventure s’achèvera donc avec La Pierre onirique, une campagne se passant (presque) intégralement dans les Contrées, écrite par Kevin Ross, et publiée originellement en 1997 ; elle fut semble-t-il longtemps la seule campagne de ce type pour L’Appel de Cthulhu, même si, depuis, et partie intégrante de ce crowdfunding, il y a eu au moins Le Sens de l’Escamoteur pour explorer davantage cette matière bien rare (et le passage des années se fait ici sentir, car sur une base assez proche, les développements sont finalement tout autres).

 

À la différence des quatre autres titres précédemment traités, La Pierre onirique n’est pas disponible à la vente seul : c’est un contenu exclusif de l’édition « Prestige » des Contrées du Rêve – ce qui se traduit notamment par son absence de numérotation au dos. Mais je suppose que c’est aussi ce qui « justifie » quelque chose d’un peu mesquin : c’est le seul des cinq livres du trouvage de corbeau à ne pas être relié en dur… Pas grave, mais un peu dommage.

 

Par ailleurs, tant qu’on en est aux considérations matérielles, il faut relever que la taille n’est pas forcément très révélatrice : le bouquin fait 80 pages, une soixantaine si on enlève les annexes, et c'est donc le plus court des cinq en termes de pagination, très nettement. Pour autant, la campagne n’est pas forcément brève – elle est d’une taille standard, qui vaut bien par exemple Le Sens de l’Escamoteur, et pourrait même aller au-delà. Il faut dire que le contenu est très dense, d’autant sans doute que, autre bizarrerie, l’éditeur a ici déclaré la guerre aux sauts de page : tout le texte est présenté en continu, les différents épisodes (ou scénarios) de la campagne ne se voyant pas distingués matériellement au-delà du sommaire : on a un seul très gros chapitre. Ce que je re-trouve un peu mesquin. Cela n’a sans doute encore rien de dramatique, mais cela n’aide pas à s’y repérer et à naviguer aisément entre les divers éléments utiles, a fortiori sur le vif.

 

Par contre, de manière plus positive, les illustrations sont assez nombreuses et généralement assez chouettes – notamment celles renvoyant au bestiaire, assez développé ; et les aides de jeu, tout spécialement en fin de volume, où elles sont en pleine page, sont très belles et incomparablement plus lisibles que ce à quoi nous avait habitués Sans-Détour avec la V6 de L'Appel de Cthulhu. J’espère (et suppose) que l’éditeur poursuivra sur cette lancée, c’est très appréciable.

 

PIERRE QUI ROULE ET CHAOS QUI RAMPE

 

La Pierre onirique est une campagne qui se passe donc presque intégralement dans les Contrées du Rêve – presque, car il y a un prologue et un épilogue dans le Monde de l’Éveil ; par contre, entre les deux, il n’y a pas de possibilités de retour, même très temporaire, un trait semble-t-il commun à ce genre de scénarios.

 

Dès lors, nulle surprise à cet égard, mais disons-le au cas où pour les éventuels lecteurs novices : l’aventure qui nous est ici proposée n’a peu ou prou rien à voir avec votre séance « classique » de L’Appel de Cthulhu ; les investigateurs deviennent des aventuriers, et l’Amérique des années 1920 cède la place à un univers de fantasy coloré, bigarré, ouvertement surnaturel – et peut-être plus propice aux rencontres mouvementées avec des créatures à passer au fil de l’épée (votre calibre .38 ne fera pas le voyage, lui).

 

Cependant, nous commençons bien dans le Monde de l’Éveil, les investigateurs sont des occultistes qui ont régulièrement eu maille à partir avec un rival du nom de Byron Humphrey. Celui-ci, toutefois, semble désireux (mais pourquoi ?) d’enterrer la hache de guerre, et requiert l’aide des PJ concernant une étrange pierre sur laquelle il a tout récemment mis la main – un artefact dont il ne doute pas qu’il a des propriétés occultes d’importance.

 

Certes : cette Pierre onirique est une émanation de Nyarlathotep, le Chaos Rampant – une sorte de piège, autant le dire, attirant ses victimes dans les Contrées du Rêve pour y emprisonner leurs âmes… Et le piège se met en place, qui expédie d’abord Byron Humphrey et la Pierre onirique elle-même dans les Contrées, puis les investigateurs, qui n’ont guère d’autre choix, s’ils entendent revenir un jour sur Terre, que de se lancer sur la piste de leur rival et de son curieux artefact…

 

À LA POURSUITE D’UN RÊVE (OU : POUR LA SUITE, ÇA SE PASSE LÀ-BAS)

 

Par chance pour nos héros, la piste de Byron Humphrey n’est guère difficile à suivre : l’arrogance cultivée du bonhomme fait qu’il ne passe pas inaperçu, et il se trouvera toujours un aimable citoyen des Contrées pour indiquer la direction prise par le zouave.

 

L’occasion de pérégrinations dans les Contrées, qui couvrent une vingtaine de pages assez denses : de la Caverne de la Flamme aux Terres Interdites, en passant par le Bois Enchanté, le fleuve Oukranos (et la terrible malédiction de son dieu) ou encore la jungle de Kled, et Hlanith…

 

C’est un monde fascinant et riche, très coloré, abondant en opportunités de rencontres et d’aventures. L’ensemble se coule tout naturellement dans un mode de fantasy probablement pas inconnu des joueurs de manière générale, mais affiche cependant la singularité de l’univers onirique lovecraftien qui, pour être intéressant, doit justement s’émanciper de ce canon global (largement postérieur). Kevin Ross connaît ses Contrées, et multiplie les saynètes qui en témoignent – il déploie beaucoup d’efforts en ce sens.

 

Mais, du coup, ces pérégrinations sont dirigées : il s’agit de suivre la (double) trace de Byron Humphrey et de la Pierre onirique, et l’on sait toujours très facilement où il faut se rendre. La densité du scénario peut tout d’abord donner l’impression de multiples rebondissements qui devraient être savoureux en tant que tels, mais ça ne prend pas : passé ce mince et fragile vernis, les joueurs n’ont tout simplement aucune prise sur l’aventure à ce stade, et enchaînent mollement les rencontres qui sont finalement souvent autant de diversions imposées – l’abus des tables de rencontre (j’y reviendrai) en est peut-être le plus triste témoignage.

 

MAN IN THE MOON (SANS JIM CARREY)

 

Concernant ce dirigisme très marqué, la donne change un peu, tout de même, quand on en arrive au cœur de la campagne (après quoi il y aura de nouvelles pérégrinations de retour dans les Contrées, sur un mode assez proche de celui qui précède, à ceci près que les rôles seront alors inversés : cette fois, ce sont les PJ qui seront poursuivis).

 

Et ce cœur, c’est donc un voyage sur la Lune, où un suppôt de Nyarlathotep du nom de Vredni Vorastor, plus connu sous le sobriquet de l’Homme dans la Lune, vit dans un incroyable palais, avec Byron Humphrey pour invité, et sans doute aussi, à terme, les investigateurs eux-mêmes – en attendant que son Boss Nyarlathotep fasse la tournée de sa succursale lunaire pour bouffer les âmes de tout ce joli monde.

 

Se rendre sur la Lune n’a rien d’évident, même si quelques pistes sont clairement soulignées dans le bouquin, impliquant une galère noire des hommes de Leng, avec un capitaine veule et répugnant (et éventuellement des compagnons de route, pour la baston...) ; ici, exceptionnellement, les PJ ont toutefois un minimum de choix – par ailleurs, à condition de bien travailler l’ambiance, le voyage spatial et onirique pourrait susciter quelques beaux moments.

 

Sur la Lune, le palais est abondamment détaillé, avec un plan adéquat, et nombre de développements sur ses habitants, entités singulières comme Vredni Vorastor et sa (très, très) glauque promise Lucerna, ou sous-fifres génériques au service de l’Homme dans la Lune. Il y a ici une ambiance de non-sens morbide qui pourrait évoquer un Lewis Carroll ayant rejoint le côté obscur (du miroir) ; je suppose qu’il n’y a dès lors rien d’étonnant à ce que La Pierre onirique, sous cet angle, m’ait à plusieurs reprises rappelé un bouquin de jeu de rôle bien plus récent, le fascinant (et injouable me concernant) A Red and Pleasant Land, pour Lamentations of the Flame Princess.

 

Toutefois, le temps presse : Nyarly arrive, il faut s’être barré avant qu’il ne sonne à la porte. C’est le moment-clef de la campagne, où les PJ doivent organiser l’évasion de Byron Humphrey et la leur, sans oublier de reprendre au passage la Pierre onirique – et tant qu’à faire le bidule à ramener au dieu Oukranos pour éviter de faire les frais de sa colère (si les joueurs y pensent encore).

 

Dès lors, nouveau lien avec A Red and Pleasant Land, le palais fantastique de l’Homme dans la Lune ressemble tout de même un peu, en fin de compte, à un bon vieux donjon des familles, avec une adversité conséquente (voire plus que ça), et des courses-poursuites haletantes (théoriquement…), qui ne prendront fin qu’avec le retour des PJ dans le Monde de l’Éveil.

 

SITES DE RENCONTRES (ADOPTE UN MONSTRE SUR MYTHIC DE CTHULHU)

 

Ultime illustration d’un gros problème de la campagne à mes yeux, corollaire de son dirigisme marqué : la multiplication recommandée des rencontres plus ou moins en lien avec la « quête principale », si j’ose m’exprimer ainsi – et des rencontres souvent tirées sur des tables aléatoires, comme s’il n’y en avait pas déjà assez comme ça (et il y en a plus qu’assez). Si ce n’est pas systématique (ouf), nombre de ces rencontres, aléatoires ou pas, peuvent dériver vers la baston pure : non, décidément, ce n’est pas votre partie lambda de L’Appel de Cthulhu. C’est une aventure de fantasy plus qu’à son tour héroïque, et assez old school dans son traitement – trop, probablement. Et finalement pas très enthousiasmante, même si Kevin Ross s’amuse avec les singularités de l’univers onirique lovecraftien.

 

Notons d’ailleurs que ces (bien trop) nombreuses rencontres peuvent s’avérer très coriaces – notamment chez Vredni Vorastor, of course. En fait, cela a un impact sur les rares décisions que peuvent prendre les joueurs, quand le scénario les y autorise, ou plutôt semble les y autoriser : il y a tant d’optiques résolument suicidaires que la « bonne » solution, la plus raisonnable ou la moins déraisonnable, apparaît très clairement – cela ne fait donc que renforcer le dirigisme omniprésent de La Pierre onirique.

 

Peut-on alors se passer de ces rencontres ? Probablement pour bon nombre d’entre elles – et au premier chef celles générées aléatoirement sur des tables. Mais faut voir, parce que cela revient en même temps à déshabiller un peu vertement la campagne : à trop vouloir tailler dans le gras, on risque fort de se retrouver en face d’un navrant squelette – ce qu’est au fond la quête de La Pierre onirique…

 

(BAILLE)

 

Il y aurait peut-être un équilibre à trouver entre les deux, mais, pour dire les chose, c’est un effort que je n’ai pas envie de fournir : tout ça ne m’emballe pas. Tout ça m’ennuie, même – me fait bailler…

 

Et c’est peut-être dommage, oui – car il y a de bonnes idées, çà et là, des rencontres amusantes exceptionnellement, et un peu plus souvent de beaux morceaux d’ambiance, dans les Contrées, dans l’espace, sur la Lune…

 

Il y a quelques blagues, aussi – dont une, ultime, par ce vilain trickster de Nyarlathotep. Disons-le : ça ne suffit pas à changer la donne. Clairement pas. Même si jouer ce vilain tour aux joueurs pourra faire jubiler les plus sadiques des Gardiens.

 

La Pierre onirique, sans être à proprement parler calamiteuse, est finalement une campagne assez médiocre, et qui a peut-être aussi pris un coup de vieux ; le contraste avec Le Sens de l'Escamoteur, campagne bien plus récente et assez proche dans son point de départ, est marqué. En l’état, c’est le moins intéressant des cinq suppléments de l’édition « Prestige » des Contrées du Rêve.

 

Ceux qui n’ont pas investi dans le financement participatif n’ont donc pas forcément beaucoup de regrets à avoir concernant ce bonus exclusif, qui demeure pourtant un apport bienvenu pour les autres – même en étant une campagne globalement ratée, La Pierre onirique renferme davantage de matériau exploitable que bien des goodies, ne serait-ce que pour se poser la question pas si simple de ce qu’il est possible et souhaitable de faire dans les (ou avec les) Contrées du Rêve, et ce qu’il vaut mieux éviter.

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Pline, t. 5 : Sous les vents d’Éole, de Mari Yamazaki et Tori Miki

Publié le par Nébal

Pline, t. 5 : Sous les vents d’Éole, de Mari Yamazaki et Tori Miki

YAMAZAKI Mari et MIKI Tori, Pline, t. 5 : Sous les vents d’Éole, [プリニウス, Plinius 5], traduction [du japonais par] Ryôko Sekiguchi et Wladimir Labaere, adaptation graphique [par] Hinoko, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [2017] 2018, 186 p.

MAKE POMPEII GREAT AGAIN

 

Retour à Pline, le nouveau manga historique de Yamazaki Mari (Thermæ Romæ) et Miki Tori, avec ce tome 5 paru tout récemment. Comme d’habitude à ce stade d’une série, faire des comptes rendus détaillés m’est de plus en plus difficile, et il serait vain d’en faire trop côté contextualisation… Je vais donc tâcher de faire plus bref et plus direct.

 

Avec quelques thèmes d’abord – même si le premier que j’ai choisi, nettement moins important que les deux qui suivront, peut sonner simplement comme une blague… Cependant, il s’agit probablement de rebondir sur certains éléments du tome précédent tout particulièrement, un tableau bien sinistre de l’humanité, qui avait enfin provoqué la colère misanthrope de Pline – la ville de Pompéi ravagée par un séisme était en effet parcourue par de bien égoïstes personnages, prêts à tout pour survivre en lieu et place des autres ; même s’il y en avait, certes, pour faire davantage preuve d’altruisme autant que d’abnégation.

 

Ici, nous retrouvons un bel exemple de gros connard, en la personne de Fuscus – un élu stupide et borné, vulgaire et haineux, obsédé par sa réélection, et dénué de la moindre humanité. Il s’en prend commodément à une femme, Mirabella – l’ingénieure que nous avions déjà croisée et appréciée dans les tomes précédents. Celle-ci est formelle : les thermes de la ville peuvent s’effondrer d’un instant à l’autre – il faut les interdire au public, et les détruire pour les rebâtir intégralement. Mais Fuscus refuse : qu’elle rafistole ce qui se voit, il ne fermera pas les thermes, et qu’importe le danger pour les usagers !

 

Pour que le malotrus, grossier et expansif, ferme enfin sa vilaine bouche, il y faudra deux choses – assez classiquement : une bonne mandale de la part de Félix (visiblement fou amoureux de Mirabella), et une menace appuyée de la part d’une authentique femme de pouvoir, Asellina.

 

Or Fuscus ne nous est pas complètement inconnu… car les auteurs ont choisi de lui donner les traits de Donald Trump. C’est flagrant dans ce premier épisode où nous le voyons exhiber toute sa laideur intérieure, et l’on ne peut s’empêcher, alors, de se dire que pareil connard bien réel est un vrai cadeau pour des dessinateurs – sans même verser forcément dans la caricature. Dans l’habituel « Charivari » qui conclut ce volume comme tous les autres, Yamazaki Mari et Miki Tori ne se cachent certes pas : oui, c’est bien de Donald Trump qu’il s’agit – en précisant toutefois que l’épisode avait été livré avant son élection à la présidence des États-Unis. Mais le personnage n’en est que plus hideux depuis… Alors qu’il est enfin sur le départ, Asellina, autrement digne (mais aussi dans une perspective dynastique marquée – je suppose qu'il faut y voir un autre commentaire de l’élection américaine ?), lui lance : « Si seulement tu déployais autant de talent à servir la ville que tu profères d’insultes ! » L’évolution des événements depuis l'entrée du gros con à la Maison Blanche n’a certes pas contredit ce sentiment de dégoût…

 

Est-ce gratuit ? Je ne le pense pas, dans la mesure où il s’agit probablement, là encore, de figurer un tableau exhaustif des bassesses humaines, qui, toutefois, n’exclut en rien (voire justifie carrément), un autre tableau, plus lumineux, des individus à même de faire preuve de dévouement et d’empathie – qualités dont Fuscus/Trump est totalement dépourvu. Mirabella, Asellina, Félix sont heureusement là.

 

VOYAGES EXTRAORDINAIRES ET BESTIAIRE FANTASTIQUE

 

Cependant, le thème principal de ce cinquième volume est ailleurs, et, disons-le, beaucoup plus enthousiasmant – en accentuant la dimension qui me plaît le plus dans cette BD : l’idée d’accorder du crédit, sur un mode scientifique, aux passages de l’Histoire naturelle où Pline raconte les choses les plus étranges, et, à nos yeux contemporains (mais c’est justement le décalage qui produit de la saveur), parfaitement antiscientifiques…

 

Ici, cela passe d’abord par le récit de ce bien curieux bonhomme qu’est Larcius, vieux fou qui a beaucoup bourlingué et qui passionne son auditoire, Pline inclus comme de juste, avec ses anecdotes fantasques de rencontres impossibles de par le vaste monde. Il nous entretient, par exemple, de ces blemmyes qui n’ont pas de tête, mais qui « portent bouche et yeux sur la poitrine » (la couverture leur fait honneur et c’est bienvenu), ou encore de ces himantopodes dont les jambes s’achèvent en bandes de cuir…

 

Ces récits hallucinés ne manquent pas de séduire Pline. On lui avait suggéré de fuir Rome autant que possible, pour échapper à la double menace de Néron et de Poppée (que l’on entrevoit à peine, très fugacement, dans ce tome 5, et je suppose que c'est pas plus mal). Du sud de l’Italie, il semblait désireux de gagner la Grèce… mais le voilà qui, sur un coup de tête, préfère embarquer pour l’Afrique, ce continent si méconnu et visiblement riche de secrets à même de fasciner un naturaliste !

 

Il y a ici un habile jeu entre les merveilles attendues classiquement dans le genre bien codifié des voyages extraordinaires, et la réalité autrement prosaïque et même parfois fort laide de ce que sont réellement les voyages – la tempête, les pirates, la cruauté utilitariste des marins qui ne valent parfois guère mieux… Le pauvre Félix tout particulièrement en fait les frais : l’ex-légionnaire n’a guère le pied marin.

 

Mais, ce qui est très bien vu, ici, c’est la manière dont ce voyage « réaliste » se pare soudain d’atours qui peuvent paraître fantastiques alors qu’ils ne le sont en rien – en l’espèce, nos voyageurs sont fascinés par des feux de Saint-Elme, phénomène étrange suscitant bien des superstitions, mais que Pline et quelques autres sont pourtant portés à envisager « rationnellement ».

 

Ceci étant, la dimension fantastique, ou fantastiquisante, de ce volume 5, ressort aussi de quelque chose de plus habituel : un bestiaire imaginaire qui paraît pourtant bien réel, à base d’animaux fort étranges… Pline, cette fois, disserte sur les lièvres marins et les propriétés très curieuses, mais pas moins fatales, de leur venin. Félix, s’il croit aux lémures, retrouve son rôle paradoxal d’homme du commun plus que sceptique face à l’érudition du naturaliste – et le simple constat de ce qui se produit sous leurs yeux lui permet de contredire Pline, lequel, visiblement embarrassé, entend justifier son intenable position en bottant en touche… jusqu’à ce que la « réalité » rattrape enfin la scène, pour donner raison à son premier pronostic, invalidant le second, en sus du scepticisme de Félix !

 

Autant de choses très bien vues, et qui, à mon sens, tirent ce cinquième volume vers le haut : ce jeu consistant à prendre l’Histoire naturelle au pied de la lettre, au premier degré, me plaît décidément beaucoup.

 

L’HOMME ET LE VOLCAN

 

Mais, sur la durée, il est bien sûr un autre aspect de ce tome 5 à mettre en avant, car il continue de dérouler ce qui apparaît clairement depuis pas mal de temps comme étant le véritable fil rouge de la série : le rapport de Pline aux volcans.

 

Bien sûr, nous savons que Pline l’Ancien, le Pline historique, est mort dans l’éruption du Vésuve de l’an 79, qui devait ravager Pompéi et Herculanum. Le premier tome avait mis l’accent sur cette scène fameuse, sans pourtant la montrer – simplement en la préparant, et en laissant les choses en plan pour passer aux choses (véritablement ?) sérieuses : ce long flashback qui commence vingt ans plus tôt, moyen pour le lecteur de découvrir la biographie fantasmée par Yamazaki Mari et Miki Tori de ce grand personnage de l’histoire dont la vie nous est pourtant inconnue, seule sa mort étant documentée.

 

Et ce flashback avait bien sûr commencé avec un autre volcan, une autre éruption : Pline, gouverneur de Sicile, assistait à la colère de l’Etna, et recrutait le jeune Euclès dans les ruines mêmes de tout ce qu’il avait jamais connu. Plus tard, Pline et ses camarades ont eu maintes occasions de s’interroger sur les phénomènes sismiques, et, tout récemment, alors qu’ils se trouvaient à Pompéi, ils ont bien failli en faire les frais. En résultait cette « illumination » (dont je ne sais toujours pas si elle est crédible ou pas ?) : le naturaliste comprenait que le majestueux Vésuve était un volcan, ce qui avait semble-t-il échappé à tout le monde, même si quelques témoignages de l’érudition livresque pouvaient aller en ce sens – et, comme toujours, ce sont bien les livres des anciens qui convainquent Pline de ce qu’une chose est vraie (une mauvaise langue balancerait ici un mème du genre : « C’et vrer je les lue sur internait. »)

 

Dans ce volume 5, Pline tombe sur un troisième volcan italien : le Stromboli, dans les îles Éoliennes. Nouvelle « illumination » ? Car Pline ne manque pas de remarquer que, du sud au nord, l’Etna, le Stromboli et le Vésuve forment un alignement parfait… Ce qui renforce sa conviction de ce que ce dernier est bel et bien un volcan. À vrai dire, ce constat pourrait avoir des implications plus stupéfiantes encore, mais je suppose que les auteurs ne vont pas aller jusqu’à nous montrer un Pline comprenant la tectonique des plaques – je suppose.

 

Mais Pline, en pareille affaire, n’est visiblement pas qu’un savant désireux de décrypter le monde – sa fonction archétypale, pourtant. Il est aussi un homme qui, via ce thème particulier, semble engagé dans une relation peu ou prou charnelle et en même temps périlleuse avec la nature, et plus particulièrement les volcans : il y a de la fascination dans cette relation, une fascination qui peut éventuellement prendre des teintes morbides – car ce n’est certes pas la première fois, dans cette BD, que l’insouciance (sans doute seulement apparente) du naturaliste a quelque chose de proprement suicidaire ; ce qui, en retour, pourrait éclairer sous un jour nouveau la fin tragique de Pline l’Ancien, dans l’éruption du Vésuve de 79 ? Nous n’en sommes pas encore là (ou nous n’y sommes pas encore revenus ?), mais le lien est tentant – via d’ailleurs le compagnon de route Euclès, qui bouclerait la boucle en partant de l’Etna, et accompagne ici seul Pline sur les pentes du Stromboli déchaîné.

 

Et, bien sûr, mais je ne vais pas à nouveau m’y étendre, le thème des volcans, y compris dans sa dimension éventuellement morbide, est idéal pour rapprocher l’Italie de Pline du Japon des auteurs, par-delà les siècles, par-delà les continents.

 

FESTIVAL FÉLIX – ET UN NOUVEAU COMPAGNON ?

 

Quelques mots, enfin, sur les personnages dans ce cinquième volume – ou plus exactement sur deux d’entre eux, car, dans les sections précédentes, j’ai pu évoquer quelques personnages secondaires, outre les centraux Pline et Euclès.

 

Et, tout d’abord, Félix. J’avais déjà fait part de ce que c’était mon personnage préféré de la BD, le plus sympathique, le plus attachant. Je ne suis visiblement pas le seul à le penser (une évidence), et les auteurs, ici, semblent confesser qu’il en va de même pour eux. C’est un excellent ressort comique, notamment, mais son utilité va au-delà : par exemple, il faut donc aussi prendre en compte sa posture paradoxale de sceptique pourtant pas épargné par les superstitions ; il est celui qui ose contredire Pline, et parfois à raison. Toutefois… eh bien, dans le présent volume, j’ai le sentiment que Yamazaki Mari et Miki Tori en ont peut-être un peu trop fait : c’est un véritable festival, Félix est plus agité que jamais, bavard, expansif, puéril aussi. Il est toujours aussi sympathique, jusque dans ses pires travers, mais j’ai l’impression qu’il bouffe un peu trop l’écran, si j’ose m’exprimer ainsi, ce qui nuit tant aux autres personnages… qu’à lui-même, au fond. Un chouia plus de retenue serait pour le coup profitable à l'ensemble – même si j’adore toujours Félix.

 

Sur un mode également ambigu, il faut enfin relever que notre trio (Pline, Euclès, Félix) pourrait bien devenir un quatuor ? Car, au cours de leur voyage mouvementé de Naples à Stromboli, nos héros font la rencontre d’un… petit… garçon ? qui demeure anonyme pour l’heure – mais paraît hors du commun, avec sa connaissance remarquable de la navigation comme des étoiles, des volcans aussi, et de bien d’autres choses encore… sans même parler de son corbeau, Ftera, avec lequel il entretient une relation quasi surnaturelle. Il est trop tôt pour que je me prononce à cet égard. Le personnage, pour l’heure, a un peu quelque chose d’un expédient kawaï, et, en même temps, a un potentiel plus riche, au regard des scènes les plus étranges dans lesquels il figure. Nous verrons bien…

 

UN BON CRU

 

Il faut ajouter à tout cela, bien sûr, la grande qualité du dessin, toujours aussi bon, ou peut-être même encore meilleur tome après tome ? J’ai l’impression, en tout cas, que l’ensemble me parle de plus en plus. Ici, cela vaut autant pour le caractère très expressif des personnages – ainsi la charmante Mirabella, le petit garçon (?) kawaï, et bien sûr l’expansif Félix (sans même parler de Fuscus/Trump...) – que pour la minutieuse autant que méticuleuse reconstitution de la civilisation romaine, et enfin pour le rendu très impressionnant de l’intimidante majesté de la nature, et tout particulièrement, ici, la scène très forte de l’éruption du Stromboli.

 

Un bon cru, donc, que ce tome 5. La série demeure un peu inégale, parfois (les tomes 2, surtout, et 4 m'ont paru inférieurs aux tomes 1, 3 et 5), mais là j’ai l’impression qu’on y trouve ce qu’elle a de plus enthousiasmant à nous offrir.

 

À suivre, donc, avec le tome 6.

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Certaines n'avaient jamais vu la mer, de Julie Otsuka

Publié le par Nébal

Certaines n'avaient jamais vu la mer, de Julie Otsuka

OTSUKA (Julie), Certaines n’avaient jamais vu la mer, [The Buddha in the Attic], traduit de l’anglais (États-Unis) par Carine Chichereau, Paris, Libella – Phébus – 10/18, [2011-2013] 2017, 143 p.

JAPONAISE(S)-AMÉRICAINE(S)

 

Je vais causer aujourd’hui d’un court roman qui a rencontré, assez récemment, un beau succès critique et commercial, aux États-Unis puis en France (où il a notamment remporté le prix Fémina étranger en 2012) – un roman par ailleurs assez singulier sur le plan formel, et qui, disons-le d’emblée, vaut bien, bien mieux que ce que cette couverture et ce titre français (qui sonne beaucoup trop à mes yeux comme une parodie…) pourraient laisser croire.

 

Julie Otsuka est une autrice américaine d’origine japonaise, née d’une mère nisei et d’un père issei. Diplômée en art, elle s’est intéressée au sort des immigrants japonais aux États-Unis dans la première moitié du XXe siècle, inspirée tout d’abord par les récits de ses propres grand-parents maternels, et a ainsi traité, dans son premier roman, Quand l’empereur était un dieu, d’une page sombre et longtemps tabou de l’histoire américaine contemporaine (mais que certaines trumperies récentes rappellent à notre mauvais souvenir…) : la déportation et l’internement des immigrants japonais et des citoyens américains d’origine japonaise après l’assaut sur Pearl Harbor ; des dizaines de milliers de personnes avaient ainsi été privées de leurs droits les plus élémentaires du jour au lendemain, au motif à peu près systématiquement incongru qu’ils pourraient être des « espions », des « saboteurs », membres de la « cinquième colonne », voire commandos avancés disposant de caches d’armes, etc. Les grands-parents maternels de l’autrice étaient du lot.

 

Quand l’empereur était un dieu a remporté un beau succès à tous points de vue, et je l’ai noté précieusement sur mes tablettes, mais le deuxième roman de Julie Otsuka, Certaines n’avaient jamais vu la mer (on préférera largement, ou en tout cas je préférerai largement, le titre original, bien différent : The Buddha in the Attic), bien davantage encore. Les deux romans sont thématiquement liés, d’une certaine manière, puisque celui-ci s’arrête peu ou prou là où Quand l’empereur était un dieu commençait, avec la déportation dans les camps d’internement. Certaines n’avaient jamais vu la mer débute, de manière approximative, entre 1900 et 1920, à vue de nez, et narre ainsi ce qui s’est produit avant les événements décrits par l’autrice dans son premier roman – une préquelle, hein !

 

PICTURE BRIDES

 

En l’occurrence, il s’agit du destin de celles que l’on appelle les picture brides – des femmes d’origine japonaise (origine entendue largement – car cela concerne aussi des Coréennes, en cette époque de colonisation) qui traversaient l’océan Pacifique pour épouser un Japonais qui avait émigré aux États-Unis, et dont elles ne connaissaient qu’une photographie – et encore…

 

Car ces femmes étaient les victimes d’une terrible escroquerie. Bien souvent, la photographie ne correspondait pas à l’homme qu’elles allaient ainsi épouser – ou bien, ce qui revient au même, elle datait de vingt ans plus tôt. Et les lettres de ces hommes étaient tout aussi mensongères : tel qui se présentait comme un cadre dans une puissante banque américaine s’avérait en fait un travailleur de la terre comme tous les autres – en Californie, les immigrants japonais peinaient souvent dans les champs et les vergers, la récolte des fruits étant pour eux une activité essentielle.

 

Sacrée déception pour nos candides voyageuses, pleines d’espoirs vites déçus – au plus tard dès la nuit de noces, en descendant du bateau : un vrai cauchemar, bien trop souvent. Et la suite ne s’annonçait pas sous un meilleur jour : il fallait faire des enfants, les élever, et aussi travailler – dans les cultures comme leurs maris, auxquels elles avaient bien dû se résigner (il ne s’agissait pas de les aimer), ou ailleurs, par exemple en tant que domestiques pour telle riche Américaine, blanche, admirée, haïe, redoutée, jalousée.

 

L’histoire des picture brides est parfaitement connue de la communauté des Américains d’origine japonaise – pour ainsi dire, un très grand nombre d’entre eux en comptent dans leurs ancêtres. Mais les autres Américains n’en savaient pas forcément grand-chose : Julie Otsuka, avec Certaines n’avaient jamais vu la mer, poursuivait donc l’entreprise « éducative », je suppose que l’on peut employer ce terme, qui était déjà celle de Quand l’empereur était un dieu.

 

NOUS

 

Ce point de départ, à la condition de savoir gérer le pathos, pas le moindre risque dans un récit aussi désolant et même révoltant, peut assurément donner lieu à un bon roman. Ce qui fait de Certaines n’avaient jamais vu la mer un très bon roman, c’est la manière bien particulière qu’a Julie Otsuka de narrer son histoire.

 

En effet, Certaines n’avaient jamais vu la mer est un roman sans héroïne – à moins qu’il ne soit plus juste de dire qu’il en compte des centaines. Contre la troisième personne du singulier, distante, contre aussi la première personne du singulier, limitant l’expérience dans une casuistique trop restreinte, l’autrice a fait le pari pas banal de la première personne du pluriel. Tout au long du roman (mais avec une nuance sur laquelle je reviendrai en temps utile), c’est ce « nous » qui s’exprime – comme un bloc rassemblant toutes les expériences, et affichant l’idée d’une destinée collective, globale, jusque dans les plus personnelles, les plus intimes des anecdotes, dont le sens varie justement en raison de ce choix du pluriel et donc du collectif. Nous, nous, nous… Ce « nous » est longtemps anonyme, mais il ne le demeure pas éternellement – il garde pourtant sa nature englobante à mesure que les noms de ces femmes surgissent çà et là, beaucoup pour ne plus jamais revenir, certains pour se manifester épisodiquement, à des dizaines de pages de distance. Le lecteur est ainsi prisonnier d’une masse envahissante de témoignages – et c’est probablement le meilleur moyen de lui faire vivre cette destinée en l’intégrant au plus profond de lui-même ; ce que le magistral premier chapitre démontre très vite. « Il » ou « je » n’auraient pas eu cet impact : seul « nous » parvient à véritablement coller le lecteur au fond d’une cale, saturée d’espoirs et d’angoisses, d’odeurs aussi, tandis que le bateau, bien trop lentement, traverse l’océan pour convoyer ses têtes de bétail dans le prétendu pays de la liberté, en vue de lendemains qui ne cesseront de déchanter.

 

La dimension historique du roman renforce encore l’effet, en jouant de la carte documentaire. Ce « nous » incarne des centaines, des milliers de photographies aux teintes sépia – portraits de femmes dont l’identité se perd dans les méandres d’un drame commun, le regard figé face à l’objectif (si l’on ose dire). Le lecteur croule sous les archives, procédé par essence étouffant, mais moins froid qu’il n’y paraît – car chacune de ces photographies prend vie, au détour d’une ligne ; et il ne s’agit pas d’un simulacre de vie, mais bien de l’expression poignante de ce que, dans ce destin collectif, chaque trajectoire individuelle relevait d’une authentique femme, singulière, esprit et chair ; quelqu’un qui avait vraiment vécu. Autant dire que, en dépit de la sensation de noyade, rien ne saurait être moins froid que ce « nous » faussement anonyme : la destinée collective ne relève pas que des seules statistiques, ainsi que nous le rappelle utilement Julie Otsuka de la sorte.

 

Il y a peut-être autre chose, pourtant – qui relève presque du fantastique. Car ces voix qui scandent le récit de leurs misères, même sans faire montre d’une agressivité particulière (laquelle est en fait des plus rare), ont parfois quelques choses d’une accusation. Et ces murmures comme ces cris, qui hantent nos têtes à chaque ligne, endossent parfois des atours de fantômes, d’esprits qui ne reposent pas en paix – à moins qu’il ne s’agisse, de manière très japonaise, de ces ancêtres qui devraient être divinisés ?

 

LIVING IN AMERICA

 

Mais nous n’en sommes pas (encore) à la mort, dans le roman. Ce qui précède est bien plus terrible : la vie.

 

Je ne vais pas rentrer dans les détails, ici – ça ne serait guère approprié, absurde même à vrai dire. Mais l’approche de Julie Otsuka joue justement de l’abondance des détails. La confrontation très particulière des expériences qu’autorise l’emploi de la première personne du pluriel produit – dès le premier chapitre – un effet d’accumulation parfaitement redoutable, et même effrayant.

 

Il s’agit bel et bien d’assommer, de noyer le lecteur sous la multiplicité des destinées tragiques. Pourtant, ce n’est pas vraiment de pathos qu’il s’agit – et, au détour d’un paragraphe, on peut même saisir, parfois, un fugace trait de lumière… Dans l’ensemble cependant, la litanie des noms et des drames produit un effet des plus déprimant, presque au point de l’insupportable.

 

Et c’est bien d’une litanie qu’il s’agit, avec sa scansion particulière, évocatrice de quelque poème épique comme il s’en trouve au départ de toutes les mythologies. Un chœur de fantômes, du coup, en rien hostile, et qui pourtant nous affecte de par sa seule présence, quasi muette – car c’est comme si la retranscription de ces vies passait… eh bien, par un médium.

 

Le plus prosaïque se retrouve ainsi sublimé, d’une certaine manière – même essentiellement sur un mode dépressif, où la lutte pour la vie est perdue d’avance, où l’on ne s’accroche que par (mauvaise) habitude.

 

La famille et ses atrocités, au mieux ses trahisons – les maris qui ne se contentent pas de ne pas être ceux qu’ils prétendaient, mais qui s’avèrent en outre insupportablement absents, ou volages (la jalousie n’a pas besoin de l’amour) ; les enfants non désirés, et pourtant ; la ronde des morts précoces, et plus ou moins regrettées.

 

Le travail et ses cruautés inhumaines – les conditions terribles, la paye misérable, l’oppression des employeurs, celle des petits chefs ; le mari qui se tue à la tâche pour rien ; la femme de même, et au lendemain de son accouchement, pas le choix ; le mépris des autres.

 

Les Américains, leur richesse, leur dédain – les dames et leur condescendance ; leurs cruels rituels, sous couvert d’innocentes manies ; les compliments vécus comme des insultes, car c’est ce qu’ils sont tout au fond.

 

La guerre, la suspicion – la haine, ou peut-être pire encore : l’indifférence ?

LA DISPARITION

 

Car nous en arrivons au point où Certaines n’avaient jamais vu la mer fait la jonction avec Quand l’empereur était un dieu. Ici, le fait de ne pas avoir (encore) lu ce précédent roman est peut-être un handicap, au plan de l'analyse du moins…

 

Reste que c’est un passage particulièrement saisissant du présent roman. Il l’est peut-être d’autant plus qu’il semble presque, parfois, prendre ironiquement le contrepied des chapitres précédents ? Ou non, pas exactement, c’est plus subtil que ça… Plus cruel, aussi.

 

L’idée, c’est que ces immigrants japonais, et plus particulièrement ces immigrantes japonaises, en dépit de toutes les avanies subies depuis leur arrivée à San Francisco, en étaient pourtant venus, très légitimement, à considérer ce pays comme le leur – peut-être même à l’aimer, si c’était dans la douleur. Le « nous », ici, est d’une force toute particulière. Quand les Japonais lancent leurs Zéros sur Pearl Harbor, ils sont « eux », ils sont « l’ennemi ». « Nous », « notre pays », désigne les Américains, les États-Unis. Pour ces immigrants, cela relève de l’évidence – ça ne prête même pas à débat.

 

Mais les Américains autour d’eux – les vrais Américains, les Blancs donc – sont d’un tout autre avis. Le « péril jaune », très prégnant dans les mentalités, offre une grille de lecture sans nuance, ce qui est toujours bien pratique. Et les immigrants en font une fois de plus l’expérience, mais de la plus cruelle des manières : on ne leur reconnaît pas le statut d’Américains. Ils ont tout fait pour ce statut – ils ont travaillé dur, ils ont subi sans geindre… Ils ont tout fait. Mais vingt, trente, quarante années passées sur le territoire des États-Unis n’y changent rien : essentiellement autres, et à jamais, et quoi qu’ils fassent, ils sont naturellement suspects.

 

Eux-mêmes ne savent que penser des récits sur la « cinquième colonne ». Peut-être celui-ci était-il vraiment un espion ? On dit après tout qu’il avait une cache d’armes, et le Hinomaru au-dessus de son lit… Il doit être un « ennemi ». Mais pas nous ! Qu'importe la législation, nous, nous vivons en Amérique, nous sommes américains !

 

Le gouvernement ne s’embarrassera pas du fardeau d’un tri préalable. « Japonais » signifie « suspect ». Les immigrants japonais doivent bien l’admettre – et, bientôt, ils s’y résignent ; sans protestations, sans colère – cela ne servirait de toute façon à rien. Ils préparent leurs affaires pour le jour de la déportation, qui viendra forcément – les chaussures, bien cirées, attendent au pied du lit ; la valise est faite ; les dettes sont réglées ; on confie le chien aux voisins… Et on attend.

 

Le jour arrive – on part.

 

En silence.

 

Les Japonais de la côte Ouest des États-Unis ont disparu, sans un bruit.

 

NOUS AUTRES

 

Et c’est alors qu’opère un ultime retournement, terrible et génial. Dans le dernier chapitre, le « nous » demeure… mais il ne désigne plus du tout les mêmes personnes : cette fois, dans une très révélatrice dialectique entre « nous » et « eux », qui se plie commodément aux desiderata de ceux qui y tiennent le plus, « nous » désigne les autres, soit les Américains – ceux qui ne sont pas d’origine japonaise, mais constatent, au petit matin, que leurs voisins immigrants ne sont plus là, qu’ils ont disparu.

 

Un chapitre finalement pas moins douloureux que les précédents, et pourtant tout autre – et plus ambigu ? Les fermiers qui attendent en vain leurs ouvriers agricoles, ces dames qui n’ont plus leur petite domestique, s’étonnent de cette disparition. Ils vont jusqu’à prétendre, d’une certaine manière, qu’ils n’étaient pas au courant. Certes, ils avaient bien vu leurs concitoyens (…) d’origine japonaise se rassembler autour de telle ou telle affiche, mais ils ne l’ont pas lue, et, de toute façon, elle était en tout petits caractères, alors…

 

Finalement, ce « nous » est plus lâche qu’haineux. Même en pareilles circonstances, il a du mal à accepter que figurent en son sein de ces hommes en colère et ignorants, qui soupçonnent, non, qui sont parfaitement sûrs et certains, que tel bonhomme, Kato, Sato, allez savoir comment il s’appelle au juste, était une menace pour les États-Unis. La plupart sont sceptiques à ce propos – ils ont vécu si longtemps à côté de ces immigrants ! Les prendre pour des espions, dès lors… Cette femme toute frêle et prématurément vieillie, ce garçonnet de cinq ans à peine…

 

Mais, par choix ou par indolence, ils ont fait l’autruche. Une fois la disparition constatée, certains éprouvent sans doute le besoin de chercher des responsables – mais avec la conviction que c’est ailleurs qu’on les trouvera. Les locaux appréciaient ces immigrants, après tout – si on les a fait partir, c’est la faute du gouvernement ! Qui ne les a même pas consultés… C’est fâcheux – surtout parce que cela pénalise l’économie locale : qui va ramasser les fruits, maintenant ?

 

Mais s’il y a, dans le roman de Julie Otsuka, en définitive, quelque chose d’un acte d’accusation, c’est sur le ton las, monotone, de la douloureuse litanie entonnée par les femmes japonaises depuis le jour fatidique où elles sont montées à bord d’un bateau supposé les conduire dans une utopie de liberté, de fortune et de respect. Elle ressort avant toute chose de ce constat de la mesquinerie généralisée – comportement si commun qu’il mérite effectivement l’emploi de la première personne du pluriel, étendue au genre humain : nous sommes des lâches, nous ignorons ce que nous ne voulons pas voir, nous ne faisons rien quand il faudrait faire quelque chose – et en définitive nous sommes seuls face à notre insuffisance.

 

Un bien triste tableau ? Sans doute – mais peut-être pas autant qu’on le croirait ? Car ce « nous » des Américains, en dernière mesure, croit, non sans perplexité, percevoir quelque chose qui, peut-être, un jour, changera enfin la donne ? Et c’est que les enfants sont bien plus affectés par la disparition de leurs petits camarades d’origine japonaise, que les parents par la disparition de ceux qui n’étaient jamais que leurs employés corvéables à merci…

 

Un fugace trait de lumière, à nouveau, en dernier recours ? Pas dit – a fortiori dans l’Amérique de Donald Trump… Quand est paru le roman, en 2011, peut-être a-t-il fait preuve d’un peu trop d’optimisme, finalement ! Et c’est un roman pourtant guère riant…

 

ROMAN, ESSAI, POÈME

 

Un roman ? En fait, on peut se poser la question – un peu naïvement, j’imagine. Ce parti-pris d’un récit sans le moindre personnage sur lequel se fixer, que l’on puisse accompagner au fil d’une narration suivie, distingue Certaines n’avaient jamais vu la mer des canons du roman. Alors quoi ? Le besoin de catégoriser est sans doute toujours un peu vain… mais pas moins tentant.

 

L’abondance des sources consultées (dont une partie seulement est citée en fin d’ouvrage, au-delà des témoignages de vive voix), cette sensation permanente de baigner dans les archives, photographies, lettres, journaux intimes… On pourrait avancer que Certaines n’avaient jamais vu la mer, sans être forcément un essai à proprement parler, fait tout de même un peu plus que loucher sur ce registre. Mais l’émotion est en permanence de la partie, ce qui s’accorde mal avec l’analyse académique… Cependant, quiconque, pour une raison ou pour une autre, a fouiné, ne serait-ce qu’un tout petit peu, dans des collections d’archives, sait que le sentiment peut pointer là où on l’attend le moins, et que ces papiers jaunis, fripés, poussiéreux, conservent parfois dans leur encre à demi effacée toute l’âme de celui qui a écrit – comme s’il avait ainsi transmis de sa substance à un dérisoire bout de papier « privé », sans même en avoir conscience, sans jamais s'imaginer que, des dizaines d'années plus tard, quelqu'un pourrait le lire…

 

Mais une autre approche est tentante : celle du poème – j’avais avancé « épique » tout à l’heure, en parlant de mythologie… Je raconte peut-être n’importe quoi, mais j’ai quand même ce sentiment. Cela dit, sans nécessairement avoir à aller jusque-là, la forme même de Certaines n’avaient jamais vu la mer incite à envisager cette dimension poétique. La litanie des noms et des douleurs, la scansion du « nous », y contribuent pour une part énorme, mais d’autres procédés en participent. Ainsi, dans le superbe et terrible premier chapitre, la quasi-totalité des paragraphes, à quatre exceptions près, commencent par les mêmes mots : « Sur le bateau… » L’ensemble constitue comme une incantation, et la répétition, procédé si essentiel, tourne même au mantra. Parfois, il s’en dégage, jusque dans le tableau des pires souffrances, comme une harmonie lasse – pas moins fascinante ; mais d’autres chapitres, notamment ceux qui consistent en un seul paragraphe de bout en bout, jouent davantage la carte du chaos, incontrôlable, incontrôlé, pour un effet... étrangement similaire. Oui, il ne serait pas abusif de présenter Certaines n’avaient jamais vu la mer comme un long poème, plutôt que comme un court roman…

 

IMPRESSIONNANT

 

L’ensemble constitue un texte très fort, très impressionnant – juste et d’autant plus terrible, plus inventif aussi qu’on ne le croirait à s’en tenir, eh bien… à cette couverture kitschouille au possible, qui abuse comme qui dirait du rose, et à ce titre français qui m’évoque le pire de la rentrée littéraire jetable.

 

(Note : oui, il s’agit bien d’un fragment tiré de la toute première page du roman – mais son impact est alors tout autre.)

 

The Buddha in the Attic, donc, vaut bien, bien mieux que tout ça. C’est un texte très fort, qui ne prend pas exactement le lecteur par la main, mais ne l’éveille que mieux, au travers du récit d'un fait historique un peu oublié, occasion toujours utile de se rappeler que l’indifférence, parfois, est criminelle.

 

Une belle réussite, et il faudra que je prolonge l’expérience avec Quand l’empereur était un dieu.

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Rencontres du septième art, de Takeshi Kitano

Publié le par Nébal

Dessin de couverture par Honoré

Dessin de couverture par Honoré

KITANO Takeshi, Rencontres du septième art : entretiens avec Akira Kurosawa, Shôhei Imamura, Mathieu Kassovitz et Shiguéhiko Hasumi, traduit du japonais par Sylvain Chupin, présenté par Michel Boujut, dessin [de couverture par] Honoré, Paris, Arléa, [1993, 1998-1999] 2000, 90 p.

KITANO AU SOMMET

 

Une relecture… Quand paraît aux éditions Arléa ce tout petit livre, en l’an 2000, Kitano Takeshi est au sommet – en tant que réalisateur, s’entend en Occident, car notre bonhomme est hyperactif et a bien d’autres activités au Japon, la principale étant celle d’animateur de télévision, sur un mode comique et éventuellement absurde dérivé de sa carrière initiale dans le manzai ; mais il est aussi acteur, bien sûr, et peintre, et écrivain…

 

Mais le sommet dont je traite ici porte donc sur sa carrière de réalisateur. Ce recueil d’interviews en témoigne à maints égards. À vrai dire, sa composition même implique sans doute au préalable un engouement marqué pour le cinéma de Kitano au tournant du millénaire : les quatre entretiens constituant ce petit livre ont été réalisés en 1993 pour celui avec Kurosawa, et en 1998-1999 pour les trois autres – si l’on se fie à ce dernier point de référence, le réalisateur vient d’être récompensé par le Lion d’Or à la Mostra de Venise pour Hana-bi, celui de ses films dont on parle le plus ici, du coup, et il travaille sur son projet suivant, L’Été de Kikujiro. Cet engouement se prolongerait encore quelques années, avec au moins Aniki, mon frère, puis Dolls, et Zatoichi ; des films par ailleurs on ne peut plus différents les uns des autres.

 

Mais les interviews constituant ce livre ne sont pas « banales ». En effet, trois d’entre elles confrontent Kitano avec un autre réalisateur : les titans japonais Kurosawa Akira et Imamura Shôhei, le petit jeunot français Mathieu Kassovitz. Il s’agit bien, dès lors, de confronter des regards de cinéastes, ce qui peut aussi passer par l’échange de « trucs » techniques, par exemple. Le dernier entretien, un peu plus long, associe Kitano et son ami philosophe et critique Hasumi Shiguéhiko : le ton est forcément différent, et l’approche plus classique, mais cette discussion ne manque cependant pas d’intérêt. Et les quatre discussions ensemble constituent bien des Rencontres du septième art.

 

VARIATIONS DE LA CRITIQUE

 

Kitano au sommet, donc… Mais, mine de rien, parvenir à cet état de grâce n’avait rien d’évident, outre qu’il faut sans doute penser la carrière de Kitano cinéaste sous deux angles différents – au Japon, et à l’international.

 

Au Japon, longtemps, Kitano est d’abord et avant tout le guignol de la télé, et on ne le prend pas vraiment au sérieux – il le sait, il en joue même, quand il déboule, au premier jour de tournage de son premier film en tant que réalisateur, Violent Cop, en tenue de kendo, braillant à son équipe technique : « C’est moi le réalisateur, maintenant ! » Le gag fait rire quelques-uns de ces techniciens... mais pas tous, et certains prendront bien soin d’enseigner le métier à ce bonhomme de la télé qui n’y connaît rien (j’y reviendrai), et ce pendant plusieurs tournages encore. Il faut dire qu’il est devenu réalisateur un peu par hasard : pour Violent Cop, il remplace en fait au pied levé le réalisateur initialement prévu, Fukasaku Kinji, très connu pour ses films de yakuzas sans concessions, et qui conclurait sa carrière, à l’époque où paraîtrait ce livre, avec le survival dystopique Battle Royale, dont le rôle le plus marquant, de très loin, reviendrait justement à Beat Takeshi. Violent Cop choque par... eh bien, sa violence, et sa réalisation non conventionnelle – mais il intrigue, voire séduit, et connait finalement un certain succès commercial ; la critique japonaise est divisée, l'hostilité est assez marquée, mais il s’en trouve bien quelques-uns pour noter que le rigolo de la télé s’en est remarquablement tiré, finalement.

 

Pourtant, les deux films suivants de Kitano rencontrent moins de succès, à tous points de vue – au point même de l'échec commercial presque fatidique. Mais le quatrième film de Kitano, Sonatine, s’il ne fonctionne pas au Japon, séduit en Occident, où il est projeté à Cannes (une dizaine d’années plus tôt, Kitano, ou plutôt Beat Takeshi, y avait déjà fait sensation pour son interprétation incroyable dans le Furyo d’Ôshima Nagisa – on avait pronostiqué une avalanche de récompenses tant pour le film que pour l’acteur… mais il n’en a finalement rien été, et, ironiquement, c’est un autre brillant film japonais qui a été récompensé par la Palme d’or cette même année, La Ballade de Narayama, d’Imamura Shôhei – qui s’entretient par ailleurs avec Kitano Takeshi dans le présent recueil).

 

Ce demi-succès… est suivi par un autre échec, Getting Any ?, que le réalisateur lui-même ne porte pas vraiment dans son cœur. Mais Kids Return convainc davantage – et surtout, en 1997, Hana-bi, dont le démarrage au Japon est « compliqué », mais qui reçoit le Lion d’or à la Mostra de Venise, de manière très inattendue, et cela change radicalement la donne ; toutes choses égales par ailleurs, cette reconnaissance festivalière en Occident suscitant un véritable engouement global (et éventuellement rétroactif au Japon), peut rappeler, au début des années 1950, ce qui s’était produit avec le Lion d’or pour Rashômon, de Kurosawa Akira, événement-clef qui a permis au cinéma japonais, alors essentiellement confiné dans l’archipel, de se répandre à l’international, tendance confirmée très vite par le Lion d’argent attribué aux Contes de la lune vague après la pluie, de Mizoguchi Kenji. La Mostra et le cinéma japonais : une longue histoire !

 

Effet notable au Japon : Kitano, qui n’était alors que bien trop rarement pris au sérieux par la critique, en devient du jour au lendemain la coqueluche – il est ce brillant « nouveau réalisateur » indépendant qui, sait-on jamais, « sauvera » peut-être un cinéma japonais en déliquescence ? Quitte à opérer des retournements un tantinet déconcertants : au Japon, en s’appuyant sur la violence de ses films, on le compare sans cesse à « la star » (étrangère) du moment, Quentin Tarantino – alors que l’influence, si l’on y tient, doit clairement être renversée (de l’aveu même du réalisateur de Pulp Fiction, le cas échéant, qui avait notamment fait part de son intérêt pour Violent Cop) ; ce discours agace un peu Kitano (j’y reviendrai), mais, s’il a une chose à dire à propos de cette analogie perpétuelle (à l'époque) entre le cinéma de Tarantino et le sien, c’est, tout simplement, en définitive, qu’ils s’inspirent tous deux, pas tant l’un de l’autre, que des mêmes films, parfois un peu oubliés, de leurs prédécesseurs.

 

Sans vraie surprise, ces deux thèmes, plus ou moins liés, de la critique mesquine envers le réalisateur, et de la violence de ses films, sont centraux dans l’entretien avec Mathieu Kassovitz, pourtant plus crédible alors qu’il ne l’est devenu depuis, en tant que réalisateur, avec surtout La Haine et, plus particulièrement à propos ici, Assassin(s) – un film très critiquable quant au fond, à mon sens, mais dont je considère effectivement qu’il a été injustement écharpé, car il y a des choses très intéressantes dedans. Je reviendrai sur cet entretien (problématique) en ce qui concerne la question de la violence, mais on peut d’ores et déjà noter que Kitano s’y montre un spectateur attentif des films de Kassovitz (lequel, alors, n’avait vu de Kitano que Violent Cop et Hana-bi, sauf erreur, et est probablement un peu moins pertinent de son côté). Le thème de la critique et des récompenses festivalières internationales, ainsi que de leur impact, est aussi très important dans l’entretien avec Hasumi Shiguéhiko, où l’ambiance à Venise, et le ressenti de Kitano sur le vif, sont disséqués avec méticulosité, lucidité... et humour.

 

UN CINÉASTE QUI NE SAIT RIEN DU CINÉMA ?

 

Ce goût de certains films un peu oubliés, le visionnage très attentif dont Kitano est plus que capable (il se montre très précis et pertinent, professionnel en fait, en discutant notamment des derniers films, à l’époque, de ses interlocuteurs Kurosawa Akira, soit Madadayo – en 1993, qui serait son dernier film tout cours –, et Imamura Shôhei, à savoir L’Anguille, en 1997, sa deuxième Palme d’or), d’autres choses encore… Il y a comme un léger paradoxe – car Kitano se pose en cinéaste qui ne sait rien du cinéma, au fil de ces quatre entretiens, où sa posture est à la fois très humble… et pas dépourvue d’une certaine arrogance iconoclaste : c’est parce qu’il ne sait rien de ce qui a été fait et de ce qu’il « faut » faire, qu’il peut jouer au chien dans un jeu de quilles, qui chamboule tout avec une jubilation créatrice inaccessible aux réalisateurs plus « traditionnels » et (trop) conscients de leur médium.

 

Ses rares références de formation, toujours les mêmes, renvoient à des comédies qui ne semblent guère avoir perduré, pour ce qui est du cinéma japonais, et il ne s’étend guère sur le cinéma international, finalement. Homme de manzai et de télévision, bien qu’ayant une certaine carrière d’acteur de cinéma, il joue toujours, au moment de ces interviews, le rôle celui qui ne sait pas bien ce qu’il fait, au juste, quand il tourne des films.

 

Bien sûr, c’est un aspect important de ses propos concernant Violent Cop – son film de débutant. S’il l’a filmé de la sorte, et c’est bien ce qui a parlé au public, c’est à l’en croire parce qu’il ne savait tout simplement pas comment filmer, il n'en avait pas la moindre idée, et n'osait pas le montrer à son équipe technique, qui arrivait de toute façon très bien à cette conclusion toute seule... D’où ces longues scènes de « marche », ou encore cette tendance à filmer les protagonistes de face. Difficile d’imposer ce genre de « choix » à une équipe technique qui était donc persuadée de l'incompétence absolue du patron.

 

Mais cette singularité éventuellement iconoclaste ressort d’autres dimensions, où la technique cinématographique et les procédés narratifs se conjuguent de manière parfois originale – avec en tête le montage, étape particulièrement cruciale pour Kitano.

 

Ses projets de film sont souvent assez flous (et longtemps non titrés : plus précisément, le réalisateur, passé le cas particulier de Violent Cop, envisage ses films comme Film de Kitano 2, Film de Kitano 3, etc. : le titre Sonatine n’est ainsi apparu que très tardivement, vers la fin du tournage, et Kitano a longtemps voulu appeler officiellement Hana-bi sous le titre de Film de Kitano 7 ; il n’y a renoncé que sous la pression de ses collaborateurs, persuadés que c’était la pire des idées, et ce sont eux, finalement, qui lui ont soufflé le beau titre de Hana-bi – soit « feu d’artifice », mais littéralement « fleurs de feu »).

 

Si ces films ont un point commun dans leur élaboration, c’est qu’ils partent de la fin : il s’agit ensuite de trouver ce qui pourrait amener à cette fin – pour Kitano, c’est un procédé qui découle de l’art du sketch. Les bases sont donc finalement assez limitées, et très mobiles ; d’autant que Kitano apprécie une certaine spontanéité dans ses tournages, et les décisions sur le vif – alors même qu’elles peuvent totalement chambouler le projet initial.

 

De manière générale, le film « envisagé », le film tourné et le film monté peuvent être très différents – voire le sont systématiquement. Les conseils des gens compétents de son équipe technique se sont avérés ici particulièrement précieux – ainsi pour cette scripte un peu paniquée, qui suggérait de manière appuyée à un Kitano plus ou moins candide, dans ses premiers films, de prendre ici une vue d’une montagne, là une rue, etc. – c’était peut-être inutile sur le moment, mais « ça pourrait toujours servir ». Kitano l’a tôt constaté… Kurosawa, dans son interview, définit d’une certaine manière le cinéma comme un art de la transition ; mais en relevant justement que les transitions, chez Kitano, sont parfois fort étranges… C’est un compliment ! Et qui revient sous une forme un peu plus spécifique, quand les deux réalisateurs réfléchissent ensemble à la temporalité (plutôt qu’à l’écoulement du temps).

 

Hana-bi en est un exemple éloquent. L’histoire, au fond, est très simple – même si, au commencement du tournage, seule sa conclusion, ô combien brillante et terrible, était assez solidement établie (et encore : un point essentiel n'était alors pas défini, j'y reviendrai). Kitano, à son habitude, part donc de la fin, et trouve ensuite ce qui permet d’y amener – mais pas d’une manière linéaire, avec une forte relation de causalité : les flashbacks s’imbriquent dans un ensemble complexe constituant progressivement, mais à l’envers, plusieurs trames parallèles. Il faut y ajouter des plans de coupe étonnants, comme, bien sûr, ceux sur les peintures du personnage de l’ex-flic – peintures qui sont en fait celles de Kitano lui-même : rien de tout cela n’était prévu initialement, et user de ce procédé soulignait un rapport particulier du réalisateur à son film, dont il n’avait pas conscience, ou qui n’existait peut-être pas, jusqu’à ce que cette décision soit prise. Ces peintures naïves, à peine retouchées pour le film, c'est en effet Kitano qui les a peintes après son accident de moto, période de sa vie extrêmement douloureuse et riche en déceptions – soit exactement ce que vit le personnage de l’ex-flic délaissé et qui s'essaye à la peinture dans Hana-bi, et ceci alors que Kitano lui-même y incarne un autre personnage, le flic Nishi, ami du précédent... et dévoré par la culpabilité.

 

Toutes ces expériences aboutissent à ce que Kitano, couramment, essaye cinq ou six montages du même film avant de se décider pour celui qui sortira en salles. Et ces cinq ou six films, avec les mêmes images, sont totalement différents les uns des autres ; ce n'est pas une exagération, une image, mais un pur constat factuel.

 

Un autre aspect intéressant : l’adaptation du film à ses acteurs. C’est un point qui revient souvent dans les entretiens avec Kurosawa (qui raconte notamment comment il a fait pleurer la princesse de La Forteresse cachée – il n’en est pas fier, mais en a tiré des centaines de mètres de pellicule…) et Imamura – et si Kitano, lui-même acteur, explique que, dès lors, il ne s’emporte jamais contre eux, il n’en déplore pas moins que ces gens, dès qu’il y a une caméra à proximité, se mettent aussitôt à « jouer la comédie », quand lui attend de leur part des comportements plus spontanés, plus réalistes. Kurosawa et Imamura abondent tous deux... Quand il n’était qu’acteur, Kitano avait tendance à se plaindre des exigences démiurgiques des réalisateurs (ce qui va au-delà de la direction d'acteurs, mais concerne tout autant les décors, la météo, etc.) – mais, une fois passé de l’autre côté de la caméra, il a radicalement changé d’avis ! Non que la relation entre cinéastes et acteurs soit forcément mauvaise…

 

Et, parfois, tel jeu, en tant que tel pas critiquable, amène Kitano à revoir son histoire, et en profondeur le cas échéant, pour tenter quelque chose de différent – on revient toujours à cette versatilité. Hana-bi, à nouveau, en offre un exemple saisissant : Kishimoto Kayoko, qui joue le rôle de Miyuki, la femme de Nishi (Kitano Takeshi lui-même), était semble-t-il connue pour ses rôles à la télévision dans des drama assez bavards ; la comédienne était très habile dans ce registre, mais Kitano redoutait que les spectateurs l’identifient aussitôt à ces réalisations passées, au risque de nuire à la singularité et à l’ambiance de son film… Il a alors pris la décision radicale de supprimer toutes les répliques du personnage – sauf deux mots à la toute fin : le rôle initialement parlant est devenu (presque) totalement muet ; et, si vous avez vu Hana-bi, vous savez à quel point ce choix compte et s'avère pertinent, et même génial !

« TRUCS » DE CINÉASTES

 

En fait de cinéaste qui ne connaîtrait rien au cinéma, Kitano a tout de même développé une certaine acuité pour sa nouvelle profession, et quelques « trucs » qu’il échange avec ses prestigieux collègues, Kurosawa Akira et Imamura Shôhei – lesquels ont comme de juste bien des choses à lui apprendre, du fait de leur longue carrière.

 

Kurosawa, que l’on surnommait parfois « l’Empereur », se montre ici d’une extrême humilité, et traite Kitano comme son égal – en faisant montre d’une immense bienveillance et d’une grande attention pour les qualités propres de son cinéma. Nous sommes pourtant en 1993, Kitano vient à peine de sortir son quatrième film, Sonatine... Mais Kurosawa a aimé ce qu'il a vu, ce qu'il dit sans attendre au tout début de l'interview. Par la suite, avec cet interlocuteur qui dit ne rien en savoir, Kurosawa échange en toute simplicité sur l’histoire du cinéma japonais – légende vivante, il a vécu lui-même tout ce qu’il rapporte… Et raison de plus pour louer la spontanéité de « Beat », puisque c’est ainsi que le réalisateur de Rashômon l’appelle encore : il a raison de ne pas tenir compte de l’opinion bornée de ces gens qui lui disent que l’on doit filmer comme ça, pas comme ça, etc. Ceci étant, la profonde sympathie de Kurosawa pour Kitano ressort peut-être aussi des « trucs » techniques qu’ils s’échangent, mais cette fois en toute simplicité, sans en faire un dogme : si « l’Empereur » est presque logiquement amené à parler de sa légendaire technique de tournage à trois caméras, à partir des Sept Samouraïs, il s’attarde finalement au moins autant et peut-être davantage sur d’autres techniques davantage liées aux préoccupations de Kitano lui-même – en s’accordant avec lui sur le moment crucial du montage, et, donc, l’importance des transitions (plus que de l’écoulement du temps – on lui a bien trop rebattu les oreilles avec ça depuis les années 1940 !). Ainsi de ces acteurs que la présence d’une caméra perturbe systématiquement dans leur jeu : avec sa technique de caméras multiples, Kurosawa filme les répliques les plus importantes au téléobjectif – la caméra qui enregistre, soigneusement positionnée, est donc en fait celle qui se trouve le plus loin de l’acteur, et cela change tout…

 

Imamura aussi a son « truc » en pareil cas, finalement assez proche : avec un acteur particulièrement difficile à contrôler, il avait usé d’un stratagème, prétendant le filmer avec telle caméra… alors qu’elle ne tournait pas : la vraie caméra était placée ailleurs, et l’acteur n’en savait rien ! Imamura n’a pas l’air aussi commode que Kurosawa – pourtant, sa bienveillance est également marquée… et dès le départ ! Le réalisateur de L’Anguille, puisque c’est le film dont on parle le plus ici, suite à sa toute récente Palme d’or, avait écrit une lettre à Kitano des années plus tôt, pendant le tournage de Violent Cop – comme une sorte de mise en garde contre les mauvais côtés du landernau cinématographique japonais, dont le jeune réalisateur issu de la télévision ne tarderait guère à faire l’expérience, et c’était en même temps un encouragement marqué à persévérer dans cette voie. Kitano ne l’oublierait pas… Là encore, la discussion entre les deux réalisateurs peut aborder des aspects techniques : la direction d’acteurs, donc, ou l’importance du montage… Mais ils parlent aussi de la difficulté de tourner des scènes de sexe ou de violence.

 

LE MALENTENDU DE LA VIOLENCE

 

La violence, donc – on y revient. C’est un trait communément associé au cinéma de Kitano – même si, et depuis notamment, il a sans doute fait à maintes reprises la démonstration que ce n’était pas un élément nécessaire de ses films, loin de là.

 

Reste que la critique, à l'époque, revenait sans cesse sur cette violence (oubliant commodément des réalisations bien différentes comme A Scene at the Sea, que je n'ai toujours pas vu, certes). Et cela avait même débouché, donc, sur cette assimilation, qui nous paraît bien étrange rétrospectivement, entre les cinémas de Kitano Takeshi et de Quentin Tarantino… Et Kitano en était donc parfois agacé. L’entretien avec Mathieu Kassovitz n’en est que plus problématique, parce que le réalisateur français s'attarde essentiellement sur cette question. Mais Kitano ne rechigne pas à répondre pour autant – il se montre très aimable, et livre son point de vue sur la question.

 

En effet, personne, et lui-même moins que quiconque, ne saurait prétendre que la violence serait totalement absente de son cinéma… Si la filmographie de Kitano a touché bien des registres, on l’a surtout connu en Occident, au premier chef, pour ses films mettant en scène des flics rugueux et des yakuzas qui, certes, jouaient gentiment sur la plage, mais pouvaient aussi bien se livrer aux actes les plus horribles dans les minutes qui suivaient – une approche délibérée : Kitano explique qu’il est porté à faire précéder les scènes violentes de moments de calme, pour que la violence ne soit que plus sèche et plus terrible encore, par contraste. Quelques années après ces entretiens, Aniki, mon frère, mais aussi Zatoichi, bien plus léger dans le ton et dans un registre bien différent, ne manquerait pas non plus de giclées de sang (éventuellement en CGI…).

 

Ce que Kitano n’apprécie pas, c’est que, d’une part, on ne retienne que cela de ses films, autrement plus subtils, et, d’autre part, que cela s’accompagne souvent d’une condamnation morale pour ce cinéma violent qui, forcément, rendrait violent… Pour Kitano, c’est bien évidemment absurde : la violence dans ses films n’a rien de glamour, c’est une violence qui fait mal – sans doute est-elle conçue pour provoquer un effet chez le spectateur, mais ce n’est certainement pas celui de la séduction et de la tentation : la douleur l'emporte en balayant tout le reste.

 

Et si cette violence fait mal, c’est aussi, au-delà des techniques de réalisation savamment employées, parce qu’elle provient de situations très réelles : Kitano raconte comment, gamin, dans le quartier d’Asakusa à Tôkyô, il côtoyait par la force des choses de jeunes voyous qui, eux aussi, s’échangeaient des « trucs » professionnels – l’enfant Kitano entendait, sinon voyait, des choses parfaitement horribles ! Des choses qu’il a retenu, certes, et qui, pour certaines d’entre elles, sont revenues dans ses films…

 

Mais il y insiste : c’est une violence qui fait mal – et c’est pour lui le seul moyen véritablement pertinent de figurer cette violence. Pour Kitano, et je ne lui donne certainement pas tort, les films qui présentent la violence comme quelque chose de parfaitement anodin, avec des dizaines de types qui meurent par balles en tombant d’un coup sans une goutte de sang, sans un cri… Ces films-là sont bien autrement pernicieux.

 

Ceci étant, Kitano rejette plus généralement les concerts d’indignations qui voudraient bannir la violence du cinéma. Pour lui, c’est absurde : il faut bien au contraire en tirer une forme d’éducation, qui pourrait s’avérer salutaire. C’est sans doute triste, mais la violence fait partie intégrante de ce monde : refuser de la voir en s'imposant des œillères est bien plus criminel que de la montrer dans un film.

 

Et puis… Il faut se méfier de nos préconçus, sur des sujets pareils, au regard de cinéastes un peu trop hâtivement connotés. Mais, ici, c’est surtout Imamura qui en fait la démonstration ! Les deux réalisateurs échangent donc sur le sexe et la violence au cinéma, et sur la perversion qui y est éventuellement associée. Et Imamura livre cet aveu : comme Kitano, à la différence que ce dernier fait tout bonnement dans le refus d’obstacle, Imamura déteste tourner des scènes de sexe, il ne sait absolument pas quoi dire aux acteurs, et il redoute sans cesse de livrer des choses trop intimes… On parle bien d’Imamura, célébré comme un cinéaste « charnel », et dont les scènes de sexe saisissent souvent par leur caractère frontal et animal ! Voyez, sur ce blog, La Vengeance est à moi et La Ballade de Narayama, mais il y en aurait bien d’autres exemples… Nos deux réalisateurs, aiguillonnés par un tiers intervieweur qui en joue, supposent qu’il leur faudrait peut-être échanger les rôles : Kitano, mais pas avant l’âge de la retraite, attention, tournerait enfin des films érotiques « et pervers » ; Imamura, d’ici-là, tournerait volontiers quelque chose de bien violent… Il n’en a hélas pas eu l’occasion (même si, rétrospectivement, La Vengeance est à moi montrait probablement qu'il en était capable) : il est mort en 2006 sans s’y être essayé – mais en livrant comme testament cinématographique une histoire de « femme fontaine » avec De l’eau tiède sous un pont rouge

 

UN APPEL À LA DESTRUCTION ?

 

Ces Rencontres du septième art, même brèves, sont finalement assez denses et riches d’enseignements. Cependant, je suppose que je ne peux plus les lire de la même manière en 2018 qu’en… ça devait être 2003 ou 2004, si le bouquin est paru en l’an 2000.

 

Le monde a changé, depuis, qui amène à reconsidérer certaines questions. À l’époque, le cinéma japonais avait effectivement connu un certain regain à l’international, dont Kitano était sans doute l’archétype, mais aussi Imamura dans sa fin de carrière (il était certes d’une tout autre génération, mais sa dernière phase a bénéficié d’une grande attention en Occident), et bien d’autres auteurs dans bien d'autres domaines – c’était notamment l’époque de la vague « J-Horror », dans la foulée de Nakata Hideo, et qui avait pu aider à la reconnaissance internationale d’auteurs comme Kurosawa Kiyoshi, tandis qu’on s’intéressait aussi à des choses plus étranges, plus barrées, mais en même temps très diverses, aussi bien Miike Takashi dans une veine pop-trash que Tsukamoto Shinya dans un registre plus arty – sans même parler du boom de l’animation japonaise, qui avait certes commencé quelques années auparavant avec Miyazaki Hayao et Takahata Isao et plus généralement Ghibli, mais permettait aussi la découverte de choses différentes, comme Kon Satoshi, etc. Je n’ai pas l’impression que le cinéma japonais s’exporte aussi bien, depuis… Même Kitano, passé le pic de popularité de Zatoichi, s’est fait depuis bien plus discret à l’international.

 

À l’époque de ce livre, le retournement complet de la critique japonaise le concernant, suite au Lion d’or pour Hana-bi, avait eu tendance, mesquinement, à faire de Kitano, tout compte fait, le porte-parole d’une « nouvelle nouvelle vague » de cinéastes japonais, plus indépendants que leurs devanciers, et à même de « sauver » un cinéma japonais que les reliquats du système des studios plombaient toujours, sans même parler de la crise économique qui avait enfin atteint l’archipel depuis l’éclatement de la bulle spéculative. Il n’en a rien été.

 

Peut-être parce que Kitano lui-même ne voulait certainement pas de ce rôle ? Quitte à ce que, en réaction, il fasse les choses les plus folles… Même en début de carrière, il avait peu ou prou fait une tentative de suicide artistique avec Getting Any ?, que le réalisateur ne présente pas autrement dans ces entretiens, tout en admettant que c’était bien prématuré (pour lui, l’échec de son film tient surtout à ce qu’il avait voulu démonter le cinéma sans rien en connaître – on y revient toujours). Mais les films qui ont suivi Zatoichi (et que je n’ai pas vus, attention donc…), comme notamment Takeshis’, juste après, avaient peut-être un peu de cela également, sur un même mode autodestructeur sous couvert de comédie…

 

Est-ce si étonnant, de la part d’un cinéaste qui a aussi souvent traité du suicide ? On a tous en tête (si j'ose dire...) cette image de Sonatine, où il s’explose lui-même le crâne en affichant un grand sourire face caméra ; dans cette époque charnière au tournant de l’an 2000, Hana-bi, Aniki, mon frère ou encore Dolls sont autant de variations sur ce même thème…

 

La relecture de ces Rencontres du septième art, dès lors, permet peut-être de mettre en avant des thématiques que j’étais bien loin de percevoir à l’époque. Car Kitano, donc, ne veut pas être le sauveur du cinéma japonais – bien au contraire, il se décrit lui-même comme une menace, plus spécifiquement comme un cancer, selon ses propres mots. Dans un geste exceptionnellement marqué d’arrogance, Kitano Takeshi explique très sérieusement qu’il est responsable de la décadence du manzai, qu’il a littéralement tué ce registre de la comédie avec ses répliques très particulières et scandées à la mitrailleuse ; dans un même mouvement, bien loin de se poser en « sauveur » d’un cinéma japonais dont il n’a par ailleurs probablement pas grand-chose à faire (avec certes quelques exceptions, comme les notables comparses de ce livre, ou le camarade Fukasaku Kinji), il s’affiche plutôt comme une menace – une promesse de destruction, d’anéantissement : il a tué le manzai, il tuera le cinéma japonais ! Quelle part de sérieux faut-il y accorder, je ne saurais le dire – et pas davantage si ce n’est pas avant tout une prophétie d’autodestruction, même si j’ai tendance à voir les choses ainsi…

 

En témoignent peut-être son goût pour les « gags » les plus à même de le détruire ? J’avais évoqué plus haut le réalisateur se pointant en tenue de kendo au premier jour du tournage de Violent Cop, mais il y aurait bien d’autres trucs bizarres à mentionner… Et même à la remise du Lion d’or à Venise ! Kitano, ému, fait la remarque que le Japon et l’Italie se sont déjà alliés pour conquérir le monde (ouch !), et qu’ils semblent sur le point de le refaire, mais cette fois par le cinéma...

 

Non, ce n’est pas toujours facile de suivre Kitano dans ses blagues… Mais, contrairement à ce que l’on dit souvent (et je suppose souvent à juste titre), le public japonais n’y est pas forcément toujours plus disposé que le public occidental. Il a ses propres soucis à cet égard... Revenant sur Venise, le réalisateur de Hana-bi livre cette remarque, qui me paraît constituer une conclusion intéressante :

 

Un gag, c'est très difficile à réussir, parce que ce doit être une résonance avec celui qui en est le destinataire. Comme je recevais un prix de cinéma, jouer les comiques en faisant l'idiot aurait dû avoir d'autant plus de force. Par exemple, si je dis : « Appelez-moi grand maître », c'est censé être un gag énorme, mais, dans le Japon d'aujourd'hui, au lieu que les gens rient, vous risquez fort de les entendre vous répondre : « D'accord. »

 

Kitano : artiste incompris.

 

(Tant mieux ?)

 

(Bon, j'ai plein de films à voir, ça fait assez longtemps que je le dis, bordel...)

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CR Deadlands Reloaded : The Great Northwest (03)

Publié le par Nébal

CR Deadlands Reloaded : The Great Northwest (03)

Troisième séance de « The Great Northwest » pour Deadlands Reloaded. Vous trouverez la première séance , et la séance précédente ici.

 

À ce stade, presque tout provient de la campagne Stone Cold Dead.

 

Tous les joueurs étaient présents, qui incarnaient Beatrice « Tricksy » Myers, la huckster ; Danny « La Chope », le bagarreur ; Nicholas D. Wolfhound alias « Trinité », le faux prêtre mais vrai pistolero ; Rafaela Venegas de la Tore, ou « Rafie », l’élue ; et enfin Warren D. Woodington, dit « Doc Ock », le savant fou.

Vous trouverez ci-dessous l'enregistrement de cette séance.

I : QUARTIER LIBRE

 

[I-1 : Warren : Russell Drent, Gamblin’ Joe Wallace, les cousins Sannington] Le shérif Russell Drent doit discuter avec le maire de Crimson Bay, Gamblin’ Joe Wallace, afin de décider de l’action contre les cousins Sannington – que les PJ ont identifié comme étant des voleurs de bétail… et des assassins cannibales. D’ici-là, pas d’initiative personnelle ! Il les recontactera. Les personnages ont quartier libre – mais Warren n’a vraiment pas envie de faire de folies : il retourne au Washington, et travaille sur ses plans dans sa chambre.

 

[I-2 : Nicholas, Rafaela : Jon Brims ; Denis O’Hara, Richard Lightgow] Nicholas et Rafaela, quant à eux, se rendent à l’église du père Denis O’Hara – mais il est relativement tard : l’église est ouverte, elle l’est toujours, mais le pasteur n’est pas là ; sans doute est-il allé boire un verre… Les rues sont calmes aux alentours. Tous deux rentrent cependant dans l’église, et Rafie va s’asseoir sur un des bancs pour prier. Ils ne sont pas seuls, toutefois : un homme, petit et gros, est assis – sans doute prie-t-il, à moins qu’il ne soit simplement perdu dans ses pensées. Sa mise éloquente ne laisse guère de doutes quant à sa profession : c’est le croquemort de Crimson Bay. Nicholas, curieux des ouailles du père O’Hara, s’installe sur un banc dans le fond de l’église et garde un œil sur le fidèle. Au bout de quelques minutes, ce dernier se lève, s’étend un peu – cela fait peut-être quelque temps qu’il est ici –, et se dirige vers la sortie, sans prêter attention à Rafie et Nicholas. Ce dernier l’interpelle, toutefois – il cherche le père O’Hara. Le croquemort, intrigué par la robe de prêtre, dit qu’il est sans doute en train de boire un verre quelque part, il n’en sait pas plus. Nicholas essaye de converser, mais, sans être désagréable, son interlocuteur ne se montre pas très bavard. Il quitte l’église, et Nicholas le suit discrètement : le croquemort retourne vers un grand bâtiment, qui abrite à la fois son entreprise de pompes funèbres et le cabinet (en fait une clinique) du Dr Lightgow – mais c’est bien la porte de ce dernier qu’il franchit, non celle de son entreprise. Nicholas retourne à l’église, où Rafie prie ; quelque temps plus tard, ils s’en retournent ensemble au Washington.

 

[I-3 : Danny, Beatrice : André de Fonteville, Sam « Royal » Bernstein, Ace Plinkett, Gamblin’ Joe Wallace, Kang, Warren] Pendant ce temps, Danny et Beatrice se rendent au Paradise – un bordel… Le milieu de gamme, à Crimson Bay ; le bagarreur s’y est déjà rendu plusieurs fois – et sait qu’il y en a là-bas pour tous les goûts. Des gens s’y rendent simplement pour boire un verre et jouer aux cartes, même si c’est un comportement un peu secondaire – un préalable toutefois apprécié de certains clients, avec lesquels les filles jouent aux hôtesses, avant de les conduire dans une chambre pour une passe. La clientèle comme les employées jettent un œil interloqué à Beatrice quand elle franchit le seuil, mais elle n’en tient pas compte. Après avoir bu un verre, Danny s’offre une passe, tandis que Tricksy reste au rez-de-chaussée, approchant une table où des clients jouent au poker, dans l’espoir qu’une place se libère – mais ce n’est pas du tout la même ambiance qu’au Red Bear la veille. Par ailleurs, les joueurs se demandent visiblement si Beatrice est une nouvelle employée… D’abord rétifs à la conversation, ils deviennent rapidement plus conviviaux, et échangent des potins – sur le grand tournoi de poker, par exemple : on annonce de véritables stars ! André de Fonteville, Sam « Royal » Bernstein, Ace PlinkettBeatrice n’a jamais entendu ces noms, mais ce sont visiblement des joueurs très connus de la côte Ouest. Les clients, en tout cas, sont enthousiastes : ça sera bon pour Wallace, ça sera bon pour la ville. C’est un secret de polichinelle : avec le cessez-le-feu, l’usine de munitions est en difficulté, il faut trouver d’autres sources de revenus. Le tournoi est une opération promotionnelle – mais le maire réfléchit à d’autres choses, comme de relier Crimson Bay au réseau ferré de la Iron Dragon. Beatrice se crispe un peu… Les joueurs n’y prennent pas garde. Ils n’aiment pas vraiment Kang, c’est un Chinetoque, hein, mais bon, c’est lui qui a le pognon, alors… Danny redescend, satisfait. Il se demande si ça ne serait pas bien, pour Warren, de faire un saut ici, avec une fille gentille… Beatrice et le bagarreur retournent au Washington.

 

II : LE QUATRIÈME POUVOIR

 

[II-1 : Danny, Nicholas, Beatrice, Rafaela : Josh Newcombe] Le lendemain matin, les PJ descendent à leur rythme dans la salle de restaurant du Washington, pour y prendre un copieux petit déjeuner. Les clients semblent les regarder un peu bizarrement… Il y a une raison évidente à cela : ils ont lu l’édition spéciale du Crimson Post parue quelques heures plus tôt. Danny ne sait pas lire, mais il remarque tout de même la photographie prise par Josh Newcombe quand il était entré dans le restaurant la veille – toutefois, elle a été coupée : Nicholas n’y figure pas, et Beatrice à moitié seulement. Le bagarreur est un peu déçu que la photo « martiale » que Newcombe avait prise de lui ne figure pas à la une – à la place, il y a un dessin assez bien fait représentant un colossal loup-garou. Rafie lit la une, « Crimson Bay sauvée des griffes du Loup-Garou ! », à haute voix pour que Danny en profite.

CR Deadlands Reloaded : The Great Northwest (03)

Crimson Bay sauvée des griffes du Loup-Garou !

 

De notre envoyé spécial, Josh Newcombe

 

Crimson Bay peut dormir tranquille. Sous la houlette de notre bienaimé maire Mr Wallace, et du bras armé de la Loi, le shérif Russell Drent, de nouveaux-venus en ville, désireux de témoigner de leur volonté de s’intégrer au plus tôt dans notre vibrante communauté, ont épargné à celle-ci un bien terrible sort, en allant chasser jusqu’au plus profond de sa tanière le redoutable Loup-Garou de la Ferme Sannington, responsable du massacre horrible d’une trentaine de têtes de bétail.

 

Ainsi que l’aimable propriétaire du ranch, Mr Lawrence Robert Richard Sannington, nous l’a confié : « Le pire était à deux doigts de se produire. Le Loup-Garou, hirsute et sauvage, aux griffes acérées, était sur le point d’éviscérer ma pauvre petite Irma, nonobstant l’intervention musclée de ces quatre étrangers habiles au six-coups. Me concernant, il ne fait aucun doute qu’il s’agit là d’authentiques héros, les dignes héritiers des Chevaliers de la Table Ronde, et leur détermination sans faille leur a permis d’emporter la partie contre une adversité des plus conséquente. »

 

Le combat, épique, aurait pu très mal tourner. La bête féroce, les crocs ruisselant d’une bave enragée, dominait de ses deux mètres trente les Fiers Défenseurs de la Paix Publique. Enchaînant les moulinets de ses griffes de quarante centimètres de long, le démon n’aurait pas manqué d’expédier Miss Elizabeth Meyers dans un autre monde (nous n’avons aucune garantie qu’il se serait agi du paradis, la demoiselle étant des plus délurée), n’était les habiles parades du chef de notre petite bande de héros, Mr Daniel Cody, colosse à l’agilité de danseuse étoile ; armé de son seul sabre, hérité de son père, un des plus admirés et redoutés des colonels de cavalerie de l’Union, cet Hercule des temps modernes a enfin décapité le monstre d’un coup de taille bien placé – la tête velue, nous a-t-on dit de source sûre, a volé sur trente mètres suite à ce coup magistral. Notre héros est des plus humble, guère porté à s’enorgueillir de sa maîtrise parfaite de l’Art de la Guerre, mais ses actes parlent pour lui.

 

Il nous faut aussi mentionner la bravoure des fidèles amis de Mr Cody, dont le soutien moral, nous n’en doutons pas, a été déterminant face à pareille abomination tout droit jaillie des Fosses Putrides du Cinquième Cercle de l’Enfer. Si Miss Meyers n’était guère en posture d’user, à son habitude, de ses charmes pour amadouer son adversaire, saluons la bravoure de Mr Raphaël Delapore, le Petit Poucet de Crimson Bay, ainsi que de Mr Warren B. Woodentown, diplômé de la prestigieuse Université Brown de Providence ainsi que de Harvard, Oxford et La Sorbonne (Paris, France), un des plus notables représentants de la Nouvelle Science développée depuis la découverte des propriétés fascinantes de la Roche Fantôme, et dont on m’a dit qu’il avait travaillé aux côtés du Pr. Darius Hellstromme en personne – ses érudites indications concernant l’écologie des loups-garous ont été d’une aide précieuse quand il s’est agi pour Mr Cody d’expédier le Monstre de Crimson Bay ad patres.

 

Ajoutons qu’en récompense de leurs hauts faits, Mr Cody, et, attention charmante, le petit Raphaël Delapore, ont tous deux été aussitôt promus au rang d’adjoints du shérif. Nos sources nous confirment que Mr Russell Drent ne tarit pas d’éloges sur ses nouveaux officiers.

 

Citoyens de Crimson Bay ! Félicitons tous Mr Cody et ses compagnons ! À n’en pas douter, c’est Dieu qui les a envoyés à Crimson Bay, pour défendre la Paix Publique et l’Économie Locale. À la veille du Grand Tournoi de Poker, qui ne manquera pas de propulser notre communauté au rang des plus actives métropoles de l’Union, il est heureux de constater que la Loi et l’Ordre règnent à Crimson Bay. Vous pouvez dormir tranquilles : le Terrible Loup-Garou est d’ores et déjà une histoire ancienne !

 

De notre envoyé spécial, Josh Newcombe


 

[II-2 : Nicholas] Mais l’œil de Nicholas est attiré par un autre article, plus bref, intitulé « Un faux prêtre en ville ? ».

CR Deadlands Reloaded : The Great Northwest (03)

Un faux prêtre en ville ?

 

De notre envoyé spécial, Josh Newcombe

 

Nous vivons une bien triste époque, où le loup se déguise plus qu’à son tour en agneau… Même à Crimson Bay, la turpitude des serviteurs du Mal peut frapper, soudain, comme un Voleur dans la Nuit ! Non sans un curieux sens de l’ironie : des fois, le Loup affiche de lui-même son origine démoniaque jusque dans son patronyme…

 

Pareils Sbires de Satan sont prompts à menacer les honnêtes gens pour les faire taire – mais quand a-t-on vu semblables pressions empêcher le Crimson Post de remplir sa vitale mission d’information ? Non, Mr Wolfhouse ! Vous ne nous ôterez pas la liberté de la presse, le bien le plus précieux de l’Union !

 

Ce curieux individu au passé trouble est arrivé il y a peu en ville, dans un costume élimé sans doute dérobé à quelque bienveillant et débonnaire pasteur des États situés de l’autre côté des montagnes… Il ne passe certes pas inaperçu : la morgue des Pirates ! Le sinistre personnage traîne derrière lui une grande croix – comportement blasphématoire qui devrait appeler à la plus sévère des sanctions. Car, nous le savons de source sûre, cet homme-là – si c’est un homme – n’a absolument rien du bon prêtre qu’il prétend être.

 

Notre enquête diligente nous l’a bientôt confirmé : le bon père Denis O’Hara a fait part de son inquiétude quant au tort que cet homme, qui cite la Bible « fort approximativement », pourrait infliger à ses ouailles… nous autres honnêtes citoyens de Crimson Bay !

 

Les élucubrations hérétiques de cet imposteur à la mise Noire comme la Nuit, divagant sur une prétendue « Tornade Rouge » sans doute née de ses délires éthyliques, en d’autres temps, auraient à elles seules justifié son arrestation et son interrogatoire – et, à terme, la sanction appropriée. Les autorités n’ont pas encore cru bon de s’emparer du malandrin – soit. Mais faudra-t-il donc attendre un drame pour débarrasser la bonne ville de Crimson Bay de Klaus le Loup ? Nous enjoignons le bureau du shérif à prendre au sérieux la menace constituée par cet individu violent et pervers, qui n’hésite pas à malmener nos concitoyens dans les ruelles même de cette ville vouée au Seigneur, qu'il insulte à chacune de ses respirations !

 

De notre envoyé spécial, Josh Newcombe

 

[II-3 : Nicholas, Danny] Les poings de Nicholas ont eu tendance à froisser la feuille de chou à mesure qu’il progressait dans l’article – et ça n’a pas échappé à certains clients, qui font profil bas… Danny n’a pas tout compris à l’article qui fait son éloge, mais il est plutôt content, finalement ! Dommage pour la photo, mais… Il accroche son étoile d’adjoint sur sa poitrine, l’air empli de fierté. Et fête ça avec une bière ! Ils s’attablent pour petit-déjeuner, et la tension initiale s’efface progressivement.

III : AND JUSTICE FOR ALL

 

[III-1 : Warren, Nicholas : Shane Aterton, Russell Drent, Glenn Cabott ; Gamblin’ Joe Wallace, les cousins Sannington, Josh Newcombe] Quelque temps plus tard, un homme pénètre dans la salle de restaurant du Washington : c’est Shane Aterton, un des adjoints du shérif Russell Drent. Il dit aux nouveaux adjoints de se rappliquer – les assistants officieux feront ce qu’ils veulent. Tous décident de venir, sauf Warren – qui préfère se rendre à l’usine de munitions dans l’espoir d’y retrouver Wallace et de discuter avec ses ingénieurs. Aterton marche d’un bon pas, et conduit les PJ au bureau du shérif, où Drent les attend en compagnie de l’adjoint Glenn Cabott. Ils font dégager les adjoints anonymes qui s’affairaient dans l’arrière-salle. Une fois seuls, Drent prend la parole : il n’a pas été difficile de convaincre Wallace – il faut se débarrasser des Sannington ; le maire pense confier la gestion de leur ranch à trois de ses employés – l’économie de Crimson Bay ne sera pas affectée. Les cousins sont hors concours : si on peut les arrêter, très bien, si on doit les buter, c’est pas un problème. Drent dévisage tous les PJ, l’un après l’autre – il s’attarde sur Nicholas, qui aurait « bousculé Newcombe » ? Tant qu’il ne fout pas le bordel en ville, le shérif n’en aura pas après lui. Comme tous savent ce qu’il en est des cousins, ils peuvent tous se joindre à eux pour l’expédition au ranch. Ils y iront avec leurs chevaux – le bureau peut en prêter à ceux qui n’en ont pas.

 

[III-2 : Rafaela, Warren : Russell Drent ; les cousins Sannington] Mais Rafie dit à Drent qu'elle va d’abord tâcher d’intercepter Warren sur le chemin de l’usine : il pourrait leur être d’une aide précieuse… Le type avec son harnais bizarre dans le dos ? Possible – même si à vrai dire il inquiète le shérif davantage qu’un faux prêtre… Mais Drent ne les attendra pas, qu’ils les rejoignent en chemin. Rafie se dépêche – le savant fou n’a pas encore atteint l’usine, située à un bon kilomètre ou deux au nord de Crimson Bay. Warren est indécis – il aimerait bien aller à l’usine… Mais si Rafie pense que ça serait mieux pour tout le monde… Il monte (difficilement) en croupe, et tous deux reprennent la direction du ranch des Sannington, rattrapant les autres avant de parvenir à l’embranchement entre la grande route et la ferme.

 

[III-3 : Nicholas, Danny : Russell Drent, Shane Aterton, Glenn Cabott ; Les cousins Sannington] Tous avancent prudemment – et font même une pause à l’embranchement, pour que Drent, avec une lunette, jette un œil aux environs. Pas de mouvement dans la ferme, mais la charrette des cousins Sannington est là, dételée ; le bétail doit être plus loin au sud. Bon, il faut y aller… Qu’ils préparent leurs armes au cas où. Ils avancent lentement, guettant le moindre mouvement – mais Nicholas, toujours particulièrement aux aguets, croit avoir aperçu, brièvement, un reflet, non pas dans la ferme, mais dans un bosquet au nord-est. Il le signale aux autres – Aterton est sceptique, il ne voit rien… Mais Drent l’a entendu : les cousins sont probablement au courant de leur visite ; ils sont stupides, mais peut-être pas à ce point… Le shérif dit à Glenn Cabott de se rendre dans le bosquet avec Danny et Nicholas – les autres continuent lentement vers la ferme.

 

[III-4 : Nicholas, Danny, Beatrice, Rafaela, Warren : Glenn Cabott, Russell Drent, Shane Aterton, Larry, Chuck et Bob Sannington] Dans le bosquet, tout est calme… Mais Nicholas perçoit enfin un mouvement – le canon d’une Winchester ! Il s’empare de ses armes fétiches, le Père et le Fils… Les trois cousins sont là ! Nicholas hurle pour prévenir les autres. Danny s’accroupit pour progresser inaperçu – Cabott de même. Mais les Sannington les ont repérés… (Les autres, à la ferme, ont entendu le cri de Nicholas ; Beatrice fonce d’elle-même en direction du bosquet, en cherchant à le contourner par l’ouest – mais Drent fait de même, très vite, et fait signe à Aterton ; Rafie et Warren ne peuvent pas y aller aussi rapidement, mais se lancent également dans cette direction.Cabott n’a pas de chance au tir, mais Nicholas a davantage de réussite, et abat Larry Sannington d’une balle en pleine tête ; quant à Danny, il s’est précipité sur Chuck Sannington, et lui a écrasé son gourdin sur le crâne, le défonçant à moitié – le fermier n’est pas mort, mais clairement hors de combat. Ne reste donc plus que Bob Sannington, qui a assisté au sort de ses cousins, et qui entend se venger contre Nicholas – mais sa balle se contente de frôler le faux prêtre. (Les autres progressent, Beatrice en tête.) Cabott fait un détour dans les fourrés pour prendre Bob à revers – tandis que Nicholas lui hurle de se rendre… mais lui tire en même temps dessus : il atteint le dernier des cousins à la main, le contraignant à lâcher sa Winchester. Danny se contente de se planquer en tirant le corps inconscient de Chuck. Beatrice pénètre dans le bosquet par l’ouest – elle repère Nicholas, mais pas Bob. Cabott cherche à abattre ce dernier, mais le rate de peu – pour autant, le dernier cousin, la main en sang, ne parvient pas à ramasser son fusil, la douleur est trop cuisante… Nicholas avance dans sa direction en se protégeant derrière sa croix, Christina. Rafie et Warren entrent dans le bosquet par le sud. Beatrice érafle Bob d’une balle, il ne constitue plus vraiment une menace…

 

[III-5 : Danny, Beatrice, Nicholas, Warren, Rafaela : Russell Drent, Chuck et Bob Sannington, Glenn Cabott, Shane Aterton ; Larry Sannington, Richard Lightgow, Jon Brims, Denis O’Hara] Drent les rejoint, Danny lui amenant Chuck inconscient – tandis que Beatrice s’assure que Larry est bien mort… mais qu’il n’a rien à dérober dans ses poches. Nicholas braque Bob, attendant les instructions du shérif. Drent s’approche lentement, fait un signe de tête à Cabott, et ce dernier explose la tête de Bob d’un coup de carabine. Il précise que Chuck est toujours en vie ; Drent se retourne vers Danny : « On va s’épargner un procès, hein. » Inutile d’en dire davantage : Danny défonce la tête de sa victime inconsciente à coups de gourdin. Les corps ? Un cadeau pour les expériences du Dr Lightgow (une allusion que ne manque pas de relever Warren) : « Chargez-les dans leur charrette. » Shane Aterton s'occupe de la rapprocher du bosquet. Drent va tout de même jeter un œil à la ferme – il inspecte la cave sans être le moins du monde affecté par le sinistre tableau. Il fait rassembler par Cabott les éléments permettant d’identifier les victimes des cousins Sannington – dont il faudra confier les corps ou ce qu’il en reste au croquemort, Jon Brims, et au père O’Hara, qu’ils aient une bonne sépulture chrétienne. Mais, ainsi que Rafie n'a pas manqué de le remarquer, ce n'était clairement pas là la première de ses préoccupations.

 

[III-6 : Rafaela, Danny, Warren : Russell Drent ; les cousins Sannington] Rafie est visiblement gênée par la scène à laquelle elle a assisté – surtout de la part de Danny (et Drent s’en rend compte) : les Sannington étaient des êtres foncièrement mauvais, mais la froideur de cette exécution sommaire ne lui plait pas – elle songe à rendre son étoile d’adjoint… Warren perçoit bien son trouble, et essaye d’en discuter avec elle, en privé : la Vierge de Guadalupe ne l’a certainement pas envoyée ici pour faire ce genre de choses ! Mais Warren avance que son étoile d’adjoint pourrait lui faciliter la tâche pour obtenir une véritable justice à Crimson Bay

 

[III-7 : Danny, Beatrice, Nicholas, Rafaela : Shane Aterton, Russell Drent] Il est temps de rentrer en ville. Aterton jette une pièce aux pieds de Danny – qu’il aille fêter sa promotion, le nouveau ! Beatrice et Nicholas, en même temps, apprécieraient visiblement une modeste ou moins modeste récompense… Drent ne fait pas de difficultés – mais les enjoint au silence ; de même pour son jeune adjoint Rafael

 

IV : LE CERCLE DES INTELLECTUELS DE CRIMSON BAY

 

[IV-1 : Warren : Richard Lightgow] Warren a noté le nom du Dr Lightgow et que ce médecin fait des « recherches ». Il voit donc en lui un de ses semblables, et compte bien le rencontrer pour échanger entre gentlemen érudits – et pourquoi pas, dans la foulée, créer un cercle des intellectuels de Crimson Bay ? Il arrange un rendez-vous pour la soirée, au Washington.

 

[IV-2 : Nicholas, Beatrice : Russell Drent, Shane Aterton ; Josh Newcombe, les cousins Sannington] Nicholas confie ses 5 $ à Beatrice – si elle peut les faire fructifier lors du tournoi… Il faut d’ailleurs qu’elle s’inscrive, aussi se rend-elle au Gold Digger pour s’acquitter de sa cotisation de 25 $. Mais, une fois Drent revenu en ville, elle retourne au bureau du shérif, pour « une affaire privée ». Aterton ne pige rien, mais Drent comprend très bien et confie une tâche inutile à son adjoint – il est maintenant seul avec Beatrice. C’est à propos de Josh Newcombe, qui semble ennuyer le shérif comme le maire – elle suggère qu’elle pourrait aller le voir et le mener en bateau en ce qui concerne les Sannington… Mais Drent n’a pas confiance en elle. Et si ses canulars conduisent à des difficultés en ville, elle entendra parler de lui. Beatrice insiste… et le shérif lui fait clairement entendre qu’il a du travail, et qu’il fait beaucoup, beaucoup d’efforts présentement pour ne pas la faire dégager. Beatrice doit se retirer – elle se demande si Drent ne serait pas un huckster… Mais l’idée de taquiner le journaliste demeure : peut-être faudrait-il voir ça avec Nicholas ? Mais sans en parler aux autres…

 

[IV-3 : Warren : Richard Lightgow, Jon Brims ; Gamblin’ Joe Wallace] Le Dr Richard Lightgow rejoint Warren au Washington à l’heure dite, mais il n’est pas seul – Jon Brims l’accompagne, ce qui jette un froid dans l’assistance… Le croquemort ne lâche pas un mot, mais la conversation entre le savant fou et le médecin (un homme bon, cela se sent, et qui ne prend pas ses patients de haut, mais, bien au contraire, les traite avec le plus grand respect, leur expliquant les soins qu’il leur prodigue) est vite enjouée… et pointue. Chacun excelle dans un domaine que l’autre ne maîtrise pas vraiment – mais ils se rejoignent sur l’éventualité d’un travail en commun : le Dr Lightgow est avant tout un chirurgien, ses recherches portent essentiellement sur les amputations et les prothèses – or Warren pourrait peut-être l’aider concernant ces dernières ! Le docteur va en parler à Gamblin’ Joe Wallace, qui a financé sa clinique et ne refusera probablement pas d’investir dans les travaux prometteurs qui s’annoncent, pour aménager un atelier dans le grand bâtiment. Par contre, Lightgow a l’air assez méfiant en ce qui concerne la roche fantôme et la Nouvelle Science… Mais ces projets avec le savant fou sont très enthousiasmants – et cette idée de réunions entre intellectuels, pourquoi pas ? Il n’y en a pas tant que cela en ville… Mais Lightgow fait clairement entendre qu’il tient à ce que son ami Jon Brims soit invité – même s’il n’est guère bavard, il y a sa place.

 

V : PASSE UNE SEMAINE…

 

[V-1 : Warren : Richard Lightgow, Jon Brims ; les cousins Sannington Une semaine s’écoule… Warren travaille d’arrache-pied sur ses plans, et apprécie ses autres réunions avec le Dr Richard Lightgow et son ami Jon Brims – il assiste même à une autopsie, celle d’un des cousins Sannington.

 

[V-2 : Beatrice, Danny : Mr Shou] Beatrice, pendant ce temps, fait méthodiquement le tour des endroits où l’on peut jouer aux cartes dans Crimson Bay ; avec Danny, elle va aussi se renseigner sur les activités de Chinatown (ce qui n’a rien d’évident : presque personne ne semble parler anglais, là-bas), et notamment le bordel appelé White Tiger – là-bas, le tableau est pour le moins sinistre : pour nos deux héros qui ont grandi dans une maison close, il ne fait guère de doutes que l’entreprise de Mr Shou est de la pire espèce : une véritable usine, où les filles font de l’abattage, camées jusqu’à l’os pour supporter tant bien que mal leur misère, qui ne dure de toute façon pas éternellement : ce n’est pas un endroit où l’on fait de vieux os…

 

[V-3 : Danny, Rafaela : Russell Drent, Jeff Liston ; les cousins Sannington] Le tournoi de poker approche. La ville attire de plus en plus de joueurs et de simples curieux (les plus grandes stars ne sont pas encore là). Toute l’équipe du shérif Drent est sur le pied de guerre, il y a beaucoup de travail – Danny et Rafaela se voient régulièrement confier des tâches, même si rien d’aussi dangereux que l’affaire des cousins Sannington. Danny a maintes fois l’occasion de constater combien l’étoile qu’il porte à sa chemise influe sur le comportement des citoyens de Crimson Bay, qui font vraiment attention à ne pas faire de conneries quand il y a un adjoint dans les parages – ils semblent avoir peur du shérif et de ses hommes… Le comportement de Jeff Liston, le patron du Red Bear, le bouge où Danny aime aller se détendre, a également changé depuis sa promotion ; sans être à proprement parler hostile, l’ex-trappeur semble très méfiant.

 

VI : UN CADAVRE QUI TOMBE MAL

 

[VI-1 : Danny, Rafaela : Shane Aterton, Glenn Cabott ; Russell Drent] Un matin, Shane Aterton passe au Washington pour convoquer Danny et Rafie – ils ont du boulot, qu’ils le suivent… Il n’a pas invité les autres, mais, dans la semaine passée, qu’ils soient venus également n’a jamais posé de problème au shérif Russell Drent. Aterton les conduit… dans Chinatown, plus précisément dans une petite ruelle derrière le White Tiger. Il y a foule – des Chinois curieux… Mais Glenn Cabott les écarte.

 

[VI-2 : Russell Drent, Glenn Cabott, Shane Aterton ; Richard Lightgow] Au milieu du cercle des voyeurs, Russell Drent est debout sous la pluie, un cadavre à ses pieds, couché sur le ventre, la tête noyée dans une flaque de boue. On disperse la foule, Cabott et Aterton imposant un cordant de sécurité. Les PJ, eux, peuvent rejoindre Drent – qui retourne le cadavre : il a le visage extrêmement tuméfié, au point d’être impossible à identifier ; mais c’est un Blanc. Le shérif, sans un mot, désigne du doigt les éléments à noter : la chemise est de qualité, le pantalon neuf ; les bottes, par contre, sont un peu usées ; pas d’impact de balle, il a été tabassé à mort, littéralement – mais il n’a pas été frappé qu’au visage : en écartant un pan de gilet, Drent montre un bout de côte qui dépasse – il ne peut être sûr de rien avant l’autopsie (on confiera au plus tôt le cadavre au Dr Lightgow), mais le shérif en déduit une hémorragie interne, et peut-être aussi un poumon perforé.

 

[VI-3 : Danny : Russell Drent ; les cousins Sannington, Mr Shou, Chan] Pile-poil le genre d’emmerdes dont Drent ne veut surtout pas à la veille du tournoi de poker. Il a beaucoup de travail, par ailleurs… Mais les PJ se sont bien démerdés avec les Sannington – et ils ont fait vite, surtout. C’est pourquoi il leur confie cette enquête, qu’il faut régler au plus tôt – et avec la plus grande discrétion, c’est impératif. Et ça ne va pas être facile : c’est Chinatown… Généralement, le bureau du shérif n’intervient pas ici – les Chinois gèrent leurs affaires à leur manière, et ça n’est pas un problème. Mais là les circonstances sont particulières… Peu des habitants du quartier parlent anglais ; mais c’est le cas de Mr Shou, le patron du White Tiger – qui doit être furieux ; c’est d’ailleurs un de ses employés, « Chan, Tchang, un truc comme ça », qui a trouvé le corps. Danny suppose que la victime a pu faire un saut au bordel avant de rendre son dernier souffle, et qu’il leur faudra se renseigner à ce propos, la première étape de leur enquête…

 

À suivre…

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Jouer des parties de jeu de rôle

Publié le par Nébal

Jouer des parties de jeu de rôle

Jouer des parties de jeu de rôle, ouvrage dirigé par Coralie David et Jérôme Larré, Saint-Orens-de-Gameville, Lapin Marteau, coll. Sortir de l’auberge, 2017, 360 p.

LA THÉORIE RÔLISTE ET MOI, BON

 

La théorie rôliste et moi… Bon, on va dire que ça fait 2d6+4. Par là. Y a eu une époque où je me disais que ça serait bien de me renseigner un peu quand même, dont acte, alors GNS ici, OSR là, machin truc narrativo-végan bidule… Je me suis « investi » (…) pendant quelque temps – à mon échelle de novice, bien sûr… Un échec. Tout cela, finalement, ne me parlait guère, dans l’ensemble. De temps à autre, je trouvais bien un truc qui me faisait me dire : « Ah oui, tiens, c’est intéressant, ça… » Mais à la simple idée d’en chercher des applications pratiques, je défaillais – et défaille encore. Il m’a bien fallu, au bout d’un moment, admettre que j’avais globalement une vision pluuuuuuuutôt traditionnelle des choses, sans intégrisme toutefois (j’espère bien que non, bordel !) – et admettre en même temps que je ne pouvais finalement pas envisager ce loisir autrement que sur un mode… décontracté du gland, disons. Paresseusement spontané. Pas vraiment réflexif.

 

Ce n’est pas une revendication, un mot d’ordre, que sais-je. Plutôt un constat un peu désabusé, et très personnel – le souci, c’est moi, pas la théorie rôliste. Y a plein de gens très intéressants qui sont à fond là-dedans, et ils ont sans doute bien raison. Je ne doute pas qu’ils apportent plein de choses pertinentes à un loisir qui, comme toute chose en ce monde, évolue nécessairement (j’espère bien que oui, bordel !). Ils ont la raison pour eux – moi, je m’abrite timidement derrière ma tristement creuse flemme.

 

Cela ne faisait probablement pas de moi le lecteur idéal de ce Jouer des parties de jeu de rôle publié chez Lapin Marteau, dans la collection « Sortir de l’auberge », réfléchissant sur le loisir rôlistique et ses possibilités d’évolution – après un premier volume intitulé Mener des parties de jeu de rôle ; comme ça, c’est clair. L’ensemble a été bien accueilli par la communauté rôliste, ai-je l’impression – et j’étais relativement curieux, finalement, mais peut-être surtout du premier volume ? Pourtant, ces derniers temps, je suis probablement plus joueur que MJ – mais, le naturel, le galop, j’y reviendrai. Curieux, oui… Mais sans réelle intention de me procurer les onéreuses bêtes, pour être honnête – je savais que je ne pourrais pas en faire des lectures prioritaires, hors-contexte.

 

Je vais lâcher les Trois Mots Terribles, ici je crois qu'il le faut : SERVICE. DE. PRESSE. Que m’a aimablement proposé l’éditeur. Ça a un peu changé la donne, en m’incitant à faire passer cette lecture devant quelques autres – chose qui n’a rien de systématique, notez. Et, euh, relativement... Je l'ai quand même lu bien après réception. Mais, oui, j’étais curieux…

 

Et au final ? Un très bon livre. Aucun doute. D’une lecture agréable, toujours intéressant (ou presque), souvent utile. De la théorie rôliste si l’on y tient, mais au niveau des fiches de perso et des poignées de dés – quelque chose de très concret, finalement, et susceptible d’intéresser pas mal de monde, des novices débordant d’enthousiasme aux vétérans casse-couilles « MOI MÔSSIEUR J’AI COMMENCÉ AVEC LA BOÎTE ROUGE ». Avec plein de gens entre les deux.

 

Même si, pour le coup, identifier un lecteur cible peut s’avérer compliqué… Et je redoute un peu que ce volume assez costaud et cher (joli et aéré, en même temps) ne parvienne pas jusqu’aux débutants – ce qui serait dommage, parce qu’ils y trouveraient plein de choses utiles ; pour ainsi dire, ces choses que j’aurais vach’ment apprécié qu’on me les dise ou montre quand, ado, je me dépatouillais tout seul dans mon coin avec les gros bouquins austères de ce loisir chelou.

 

LE MENEUR PENSE, LES JOUEUSES JOUENT ?

 

Le livre part d’un… semi-paradoxe, disons. Il y a depuis pas mal de temps déjà toute une littérature sur le jeu de rôle et autour du jeu de rôle – mais elle semble souvent reproduire (et renforcer) une distinction éventuellement fâcheuse mais bel et bien omniprésente entre le meneur de jeu et les joueuses (pour reprendre le code de ce livre, OK, j’ai pas de problème avec ça), qui a pu être inconsidérément étendue au travers d’un discours simpliste figeant les rôles (si j’ose dire). Le MJ, c’est le gars sérieux de la bande – celui qui lit les livres et gère tout, absolument tout ; les joueuses ? Bah, elles arrivent, elles posent les pieds sous la table, elles font leurs petits trucs… Et tant mieux que ça n'aille pas au-delà ! T’imagines l’horreur si elles se mettaient à lire des trucs et des machins ?! Ah ah ah la bonne blague ah ah. Dès lors, vous imaginez un peu les joueuses réfléchir sur ce qu’elles font ? Ah ah ah la bonne blague ah ah ! Tiens je vais la poster sur Discussions de rôlistes celle-là.

 

Ah ah ah.

 

Soyons sérieux… Parce que la réflexion, comme son nom l’indique, c’est pour le gars sérieux – le meneur de jeu.

 

En clair, les conseils aux rôlistes, quatre-vingt-quinze fois sur cent (au doigt mouillé, le meilleur critère d’évaluation des jets de dés), sont des conseils aux meneurs.

 

(Quand il ne s’agit pas en plus de conseils aux auteurs, mais là on débouche sur des trucs assez glauques, consanguins, et comme y a peut-être des enfants qui regardent…)

 

C’est un réflexe très commun – et je n’en suis certainement pas épargné. Instinctivement, j’ai sans doute longtemps eu tendance à voir les choses ainsi (nouveau témoignage de mon bête conservatisme ludique ?). Le Lapin Marteau lui-même n’en est peut-être pas totalement exempt, d’ailleurs – qui a sorti le bouquin de conseils aux meneurs avant celui de conseils aux joueuses. C’est que ça paraît dans l’ordre des choses.

 

Sauf que ça ne devrait pas. Bien sûr que les joueuses ont leur mot à dire – et certaines (révolutionnaires) l’ont fait spécifiquement sous cet angle de joueuses. Il en découle pour elles plein d’occasions de réfléchir sur leur pratique, de se demander comment l’améliorer, de tenter des trucs différents… Le meneur ? Eh bien, c’est une joueuse, lui aussi… Quand il y en a un, d’ailleurs – ce n’est plus toujours le cas (même si le présent ouvrage, globalement, traite surtout de jeux à MJ, pour ne pas brusquer le quidam à poil dur). Et envisager les choses ainsi, réflexe salutaire même en étant tardif, c’est l’occasion de rééquilibrer la balance – de repenser les rôles, sur un mode, disons, « démocratique » ? L’autocratie du MJ prendra fin, le moment venu – nous en sommes à l’avant-veille du matin de l’antépénultième jour avant celui qui précède celui du Grand Soir, et là il fera moins le malin !

 

Sauf que non… Il ne s’agit bien sûr pas d’opposer les deux. La mauvaise blague ah ah.

 

Non : le mot d’ordre de ce livre, c’est de jouer ensemble.

 

(Un truc de SJW à l’évidence.)

 

Et c’est bienvenu, et ça fait du bien.

 

CRÉATION ET DÉVELOPPEMENT DU PERSONNAGE, OU : ÇA VA MIEUX EN LE DISANT – BEAUCOUP MIEUX

 

Avec toutes ses qualités, nombreuses, dont je vais tâcher de rendre compte ici, Jouer des parties de jeu de rôle n’est pas sans failles pour autant – et l’une, pas dramatique sans doute, concerne le plan, qui me laisse un peu perplexe. Je vais donc le bidouiller un peu dans ce compte rendu, pas forcément de manière beaucoup plus satisfaisante à vrai dire, avec une première rubrique portant sur la création, l’interprétation et le développement de personnages, et une deuxième sur le fait de jouer ensemble ; une troisième proposera enfin des pistes plus spécifiques pour faire évoluer les parties – en incluant quelques trucs qui ne me parlent vraiment pas du tout, sans qu’il faille en déduire qu’ils seraient en tant que tels mauvais ou ineptes.

 

Commençons par le commencement, et donc avec la création de personnage – processus qui se prolonge ensuite en cours de jeu, au plan de la technique comme de l’interprétation, avec plusieurs pistes de réflexion des plus utiles.

 

Ce qui implique de poser d’abord quelques notions ? Le recueil s’ouvre sur une « discussion » entre Anne Richard-Davoust et le Grümph intitulé « La bonne joueuse, tu vois, elle lance les dés… » L’allusion à un sketch antédiluvien porte, car le volume dans son ensemble prend soin de ne pas parler de la « bonne joueuse », ce qui reviendrait aussi à parler de la « mauvaise » (encore qu’il y ait quelques exceptions, « cette joueuse-là » évoquée en fin de volume par Selene Tonon y ressemble quand même pas mal, et j’y reviens très vite). Après tout, les outils contenus dans cet ouvrage ne sont pas impératifs, un catalogue exhaustif de comportements obligatoires sous peine d’exclusion du Groupe et de déportation dans les rizières (et plus vite que ça, déviationnistes !). Ce sont des conseils, variés – une boîte à outils, où on pioche ce dont on a besoin, ou même, plutôt, ce que l’on a envie d’essayer ; et si ça ne marche pas, ben, c’est pas dramatique, hein… Tout ne sert pas forcément maintenant, et on pourra peut-être y revenir plus tard… Finalement, cette « interview » liminaire, sous cet aspect un peu alambiqué, développe peut-être surtout d’autres notions qui demeureront en filigrane sur toute la durée du recueil – celle de roleplay, par exemple, et l’idée que jouer un rôle, ça n’est pas nécessairement faire dans le théâtral à base de tchatche envahissante (horreur glauque), c’est aussi participer à un combat et choisir de porter ce coup plutôt que tel autre… Le jeu de rôle est un loisir accessible aux timides, aux gens qui n’ont pas de bagout (c’est heureux…) ; « peu » parler, de la sorte, n’implique en rien d’être une « mauvaise joueuse », une notion (?) bien trop réductrice et arbitraire pour faire sens dans pareille étude (et au-delà).

 

Ceci étant posé, nous y arrivons : la création de personnage. Pas un passage obligé, néanmoins une première étape assez commune. Coralie David (la codirectrice de l’ouvrage avec Jérôme Larré) y dédie les deux premiers articles (sous cette forme) de Jouer des parties de jeu de rôle, d’abord « Créer un personnage », puis « Développer un personnage au fil du jeu ». N’y allons pas par quatre chemins : ces deux textes sont vraiment excellents. Vraiment. Ce sont des exposés très complets, très pertinents, très clairs enfin et peut-être surtout. La problématique est toujours très concrète, et le ton posé, jamais directif, est très approprié. J’avais lu une critique, mais je ne sais plus laquelle, pardon, qui faisait de même l’éloge de ces deux articles en disant en gros qu’il faudrait qu’ils figurent dans tous les bouquins de jeu de rôle. Je suis tout à fait d’accord – au stade de la création de personnage, et au-delà, car ça remplacerait très utilement ces mini-machins chiants et lapidaires (ou abscons) que l’on trouve dans tout livre de base, et qui sont censés expliqués comment on joue au jeu de rôle, sans jamais y parvenir ; à la différence desdits chapitres, les articles de Coralie David, limpides, ont aussi ceci de précieux que, tout en s’adressant en priorité à des novices, ils contiennent en même temps bien assez de matériau pour intéresser les vieux briscards, et même, figurez-vous, les inciter à tenter des trucs un peu différents, pour une fois. Bilan sans appel : qu’on élève illico une statue à la gloire de Coralie David !

 

Après quoi Romain d’Huissier poursuit sur ce mode, avec simplement un peu moins de brillant (ce qui en soi n’est pas une critique, c’est seulement que les articles qui précèdent sont vraiment très bons), et livre donc quelques clefs pour « Interpréter un personnage ». Revient ici une dimension déjà marquée dans les textes de Coralie David, que l’on pourrait résumer banalement par cette sentence plus précieuse qu’elle n’en a l’air : « Cela va sans dire, mais cela va mieux en le disant. » Beaucoup mieux, même – car, à la vérité, non, rien de tout cela ne va sans dire : le vétéran en retirera peut-être même une forme d’illumination, « ah mais en fait j’ai toujours fait comme ça alors qu’on peut aussi faire comme ça », ce qui est en plein dans l’optique du recueil, et le novice, quant à lui, bénéficiera là encore de conseils très concrets et autrement éclairants que ce que le livre de base lambda contient à ce sujet.

 

Ces articles figurent tous dans la première partie de l’ouvrage, consacrée aux « bases ». Il y en a d’autres, mais que je préfère envisager plus loin. Par contre, il faut peut-être y associer deux autres articles figurant bien plus loin dans le recueil, et plus ambigus, car ils sont en fait à la lisière des « bases » et du « jouer ensemble », penchant tantôt de tel côté, tantôt de l’autre – ou en même temps, comme des bateaux de Schrödinger. Il s’agit de deux articles dus à la même autrice, Selene Tonon, et intitulés « Dépasser ces clichés » et « Ne pas être cette joueuse-là » (quel étrange goût des adjectifs démonstratifs !), le second constituant en fait, ce qui ne manque pas de m’étonner, la première conclusion de Jouer des parties de jeu de rôle, qui en compte deux.

 

« Dépasser ces clichés » me paraît devoir être cité ici car il pose des questions concernant la création de personnage et l’interprétation, sur un mode « général » qui me paraît approprié aux « bases », ou tout autant, à vrai dire, au « ça va mieux en le disant » : il s’agit, sujet très sensible en ce moment, de voir comment introduire de la variété en jeu de rôle, au sens de l’interprétation de personnages d’un genre différent, d’une orientation sexuelle différente, ou encore d’une ethnie différente. En évitant les mauvais clichés. L’article est indéniablement pertinent, et son ton très posé franchement agréable. J’avouerai toutefois, mais c’est une chose à la fois très personnelle et très ponctuelle, circonstancielle, et finalement indépendante de l’article, que l’omniprésence des empoignades sur toutes ces questions depuis quelques mois m’a (instinctivement ?) incité à prendre un peu de distance avec tout ça – ou, dit autrement, à ne pas trop m’impliquer, lâchement sans doute. L’article est bon – mais je ne peux pas (n’ose pas, ne veux pas, je sais pas) en tirer tout le sel maintenant ; il me faudra en fait y revenir plus tard – le format du livre, et les notes d’intention des éditeurs et auteurs, incitent de toute façon à picorer ainsi, fonction des circonstances, dans un recueil qui s’y prête parfaitement.

 

L’autre article de Selene Tonon, « Ne pas être cette joueuse-là », en conclusion donc, poursuit dans un sens cette thématique, là encore à la lisière de la création/interprétation et du jouer-ensemble, avec une louche de « ça va mieux en le disant », en décortiquant une phrase de synthèse : « Je joue avec les autres en les laissant jouer. » Le propos général tourne donc autour du « savoir-être », finalement résumé par un unique principe : celui de la bienveillance. Mais on y identifie avant tout des comportements toxiques, de divers ordres, qui nuisent à la partie. Du coup, le ton, cette fois, est plus directif – ce que j’ai un peu regretté… Oui, ces comportements sont nuisibles, il faut en parler, expliquer ce qui ne va pas, etc. À cet égard, même à s’en tenir au listing, l’article est pertinent (et complète celui de Cédric Ferrand, notamment, sur lequel je reviendrai plus loin). Mon souci, en fait, concerne le retournement de la problématique… car chaque comportement à prohiber se voit compenser par une « pensée positive » ; et ça, rien que l’intitulé, ça me donne envie de hurler. C’est bête, sans doute, mais j’ai fait un gros blocage sur les thérapies cognitivo-comportementales truc-machin et la pensée positive de manière générale, du coup ça m’a complètement sorti du truc – et même agacé. En clair, cet article m’a paru tomber dans le travers impératif que la même autrice avait très habilement et très pertinemment su éviter dans « Dépasser ces clichés », pourtant autrement casse-gueule en apparence. Mais bon, ça, on va dire que c’est moi… Un refus d’obstacle tristement subjectif.

VARIATIONS SUR LE JOUER-ENSEMBLE

 

Le recueil obéit donc à un autre plan, mais, à mes yeux, s’il est un deuxième ensemble à dégager, c’est celui, crucial, du « Jouer ensemble ». Tel est d’ailleurs le titre du premier article que je vais citer ici, signé Emmanuel Gharbi, mais il me paraît possible de l’étendre à d’autres articles épars dans le recueil (dont les deux de Selene Tonon que je viens d’évoquer, puisque le jeu sur les stéréotypes comme les comportements toxiques ont forcément un impact sur la dimension collective du jeu de rôle ; mais je n’y reviendrai pas au-delà). Ce premier article tourne essentiellement autour de la notion de « contrat social », disons – mais entendue largement, puisque cela inclut la logistique autour des parties, aussi bien la bouffe que la prise de notes, etc. Mais, de manière moins prosaïque, il s’agit, pour le meneur et pour les joueuses, de bien s’entendre sur ce qu’ils souhaitent faire au juste, en prenant en compte la dimension collective et même sociale de ce loisir particulier qu’est le jeu de rôle. Même chose que précédemment : cela ne va pas forcément sans dire, et cela va sans doute bien mieux en le disant – même, comme ici, de manière passablement sèche. Certains sujets sont dès lors un peu mis en avant, plus délicats – comme les tabous des joueuses, les « limites », en évoquant des outils tels que la « carte X », etc. Je ne suis sans doute pas bien certain de ce que je pense de tout cela, quant à moi (enfin, si, sur un truc : le contrat social, c’est important), mais il y a assurément de quoi cogiter sur la base des conseils et réflexions figurant dans cet article.

 

Je suppose que l’on pourrait directement y accoler un autre qui se situe pourtant bien plus loin dans le recueil, « S’approprier un jeu », par Raphaël Bombayl. Hélas, il ne m’a vraiment pas marqué, pour le coup… Et un survol de la fiche de synthèse (il y en a une après chaque article ou presque) n’y a rien changé.

 

Un troisième article me paraît entrer en résonance avec le concept fondamental de contrat social, mais sur un mode plus ciblé, ou disons plus pointu – car il aborde en fait des questions d’ordre très général, à la différence des cas que je vais évoquer dans la rubrique qui suivra : il s’agit d’ « Exploiter la distinction entre joueur et personnage », de Guylène Le Mignot, titre éventuellement trompeur – en tout cas, je ne m’attendais pas spécialement à ce contenu, disons ; oubliez le truc du « ce que sait le joueur, ce que sait le personnage », ce n’est pas du tout le propos. On revient en fait ici à la question de base : que veut-on jouer au juste ? Mais l’approche est plus théorique, qui confronte des concepts précis, comme ceux de joueur auteur et de joueur acteur, ou – et c’est le passage de l’article qui en justifie (plus ou moins) le titre – celui de bleed ; un sujet que je trouve vraiment intéressant, j’en aurais bien lu davantage. À cet égard, c’est probablement l’article le plus pointu, en mode « théorie rôliste », de l’ensemble – avec peut-être celui d’Arnaud Pierre plus loin, mais, euh, broumf… On y reviendra. Quoi qu’il en soit, l’article de Guylène Le Mignot m’a fait l’effet d’être un peu inégal, mais il y a indéniablement des choses à creuser là-dedans.

 

Sur ces (globalement) bonnes bases, il est donc temps de voir ce que cela implique au juste, que de jouer avec les autres. Je relève ici deux pistes, mais il pourrait y en avoir d’autres, éventuellement reléguées dans la troisième rubrique, pour des raisons dont je m’expliquerai le moment venu.

 

On commence avec Julien Pouard, et « Coopérer et rivaliser ». Tel est le titre de l’article, mais, honnêtement, j’ai surtout retenu l’aspect « rivalité »… Il faut dire qu’il va contre les réflexes traditionnellement associés au jeu de rôle, même avec ses sources dans le wargame – c’est ce fameux jeu où il n’y a pas de gagnant. Je suis partagé sur cette question… La rivalité peut sans doute constituer un outil propice à des développements amusants en cours de campagne, mais ce n’est pas sans risque – notamment au regard de l’ambiance autour de la table : clairement, si la rivalité doit intervenir, c’est à mentionner impérativement dans le contrat social. Avec quelques précautions, il y a sans doute de quoi faire, mais j’avoue demeurer un peu sceptique à cet égard – ayant l’impression, ou le préjugé, que les risques l’emportent sur les bénéfices ; pis j’ai un formatage idéologique anti-compétition, ça ne me rend pas les choses aisées…

 

Nous retrouvons ensuite Coralie David et Jérôme Larré pour un article peut-être plus généraliste : « Créer du jeu pour les autres ». Là, on en est en plein dans la thématique du jouer-ensemble au sens le plus pratique, au-delà des principes ou tabous, qui relèvent quant à eux de plus hautes sphères – même si un principe essentiel demeure en guise de fondation de tout le reste : l’attention aux autres, l’écoute (qui a aussi un autre corollaire, la disponibilité). L’approche est très concrète, directement utile, et « va bien mieux en le disant ». Le genre de choses qui font tout l’intérêt de Jouer des parties de jeu de rôle.

 

Enfin, un dernier article peut être mentionné ici… un peu par défaut. Parce qu’il balaye large, en fait – renvoyant à des éléments de création et interprétation des personnages, de contrat social, de coopération et d’expériences plus ciblées ; en somme, si je le classe ici, ben, c’est pour qu’il soit au milieu, quoi… On y retrouve Coralie David et Jérôme Larré, mais associés cette fois à Peggy Chassenet, pour un texte intitulé « Se laisser surprendre ». Un intitulé qui peut recouvrir pas mal de choses… et, euh, c’est bien le cas, donc. On y trouve aussi bien des réflexions sur l’aléatoire systématique en jeu (dont le principe même… me sidère, en fait ; heureusement, les auteurs montrent bien en quoi ce n’est pas une solution, ouf) que des considérations relevant de la création de personnage, et notamment de son background (sujet bien mieux traité plus haut par Coralie David en solo), ou des conseils de jeu dans la lignée de « Créer du jeu pour les autres » (y a comme une impression de répétition, pour le coup…), enfin, et c’est le véritable apport de cet article, une illustration de tous ces thèmes au regard du genre de la romance – un genre qui n’est absolument pas pour moi, il me met vraiment mal à l’aise ; même si je vais tenter sous peu, en tant que joueur, une approche davantage « drama » qu’à mon habitude, car cela me rend curieux en même temps… Mais, pour le coup, j’ai des limites, là maintenant du moins, et, finalement, la « carte X »… Euh… Non, mais… Euh.

 

QUELQUES TRUCS PLUS CIBLÉS

 

On trouve enfin des développements plus ciblés, mais d’ordres très divers… et avec une réussite très variable, cette fois. À mes yeux du moins – mais c’est que, à plusieurs reprises, ces articles développent des optiques de jeu... qui ne me parlent vraiment pas du tout, mais sauront sans doute parler à d’autres, moins bornés que votre serviteur.

 

Des personnages... particuliers

 

Deux articles se penchent sur des types de personnages particuliers, mais que l'on peut trouver dans nombre de jeux, pour voir ce qu’il est possible d’en tirer d’intéressant. Deux articles presque antinomiques – car le premier traite des « incapables », et le second des « génies ».

 

Commençons par les gros losers, avec Sandy Julien, et « Faire d’un incapable un héros ». Les incapables sont ces types qui ne brillent nulle part ou pas où il faut, que ce soit le produit d’un mauvais tirage aux dés à la création de personnage, d’une volonté délibérée, ou d’une méprise quant à l’orientation du jeu (contrat social, le retour de la vengeance ?). Sujet intéressant… mais article guère convaincant à mes yeux, surtout parce qu’il est très redondant. Pour le coup, ça ne va pas mieux en le disant.

 

« Jouer des génies », par Olivier Caïra, m’a bien davantage botté. Le ton agréablement léger dissèque en même temps très bien la figure du génie dans les œuvres de fiction pour en tirer des enseignements aisés à transposer dans une partie de jeu de rôle, et permettant dès lors de jouer un personnage bien plus intelligent que soi-même sans que cela ne sonne systématiquement faux. L’article est très réussi – mais il a eu un autre effet, me concernant, en soulignant la regrettable absence, dans ce recueil, d’un équivalent consacré aux personnages très doués en matière de relations sociales – un autre genre de génies, dont l’interprétation en jeu de rôle me paraît à vrai dire plus problématique encore que celle des Sherlock et compagnie ; mais peut-être y a-t-il, les concernant, des « trucs » équivalents ? Je n’en ai aucune idée, mais serais très curieux de lire ça.

 

(D’autant que j’aime bien jouer des personnages « sociaux », moi le gros timide, allez comprendre, mes frustrations qui causent, si ça se trouve, merci Sigmund, fallait pas.)

 

La tacatacatique du rôliste

 

Et là… On en arrive à des trucs plus… « problématiques ». Mais pas dans l’absolu, notez : en fonction des seuls critères dérivés du Je, Me, Myself, I. Forcément les plus pertinents, hein.

 

Avec tout d’abord… ben, un article qui fait un peu tache dans le recueil – pas forcément mauvais, et sa place ici peut être justifiée à maints égards (ce que les éditeurs font comme de juste), reste qu’il ne traite finalement pas du tout de la même chose que, eh bien, tous les autres articles… Alors en plus, le placer dans « les bases », entre l’article sur l’interprétation de Romain d’Huissier et celui sur les fautes dans le théâtre d’impro de Cédric Ferrand (j’y arrive), ben, ça jure un peu quand même.

 

Il s’agit en effet d’ « Aider son personnage à gagner : le b.a.-ba de l’exploration de donjon », par Géraud G. Bon, je n’ai que très exceptionnellement exploré des donjons en jeu de rôle sur table… Ce n’est pas un truc qui m’attire, même si une séance ou deux avec un enrobage différent, je ne suis certainement pas contre – mais ça ne m’attirait pas davantage ado. Dans le cadre de cet article, cela m’attire à vrai dire encore moins, car l’approche est ultra méticuleuse au niveau tactique, et dans l’optique de « gagner » ; à ces deux niveaux, ce n’est tout simplement pas ce que je recherche.

 

(Sur table. Dans un jeu vidéo, je dis pas.)

 

L’inspi à piocher (mais pas forcément inspirée)

 

Autre « article » isolé dont je ne sais que faire : celui, un de plus mais vraiment pas le meilleur, du duo éditorial Coralie David et Jérôme Larré, intitulé « Se renouveler », et dont je ne suis pas bien sûr qu’il renouvelle grand-chose.

 

C’est une liste de réactions possibles à tel ou tel événement. Bon, pourquoi pas… Le truc qui m’ennuie, et là je ne suis vraiment pas en train de faire le vétéran, je n’en suis pas un, c’est que rien, dans tout cela, ne m’a vraiment paru constituer une alternative à ce que d’autres joueurs ou moi-même auraient pu faire. Je n’ai jamais été surpris, encore moins enthousiasmé. Du coup, ben, une inspiration à piocher, mais pas vraiment inspirée… Ce qui fait comme un contraste avec les autres livraisons du duo, autrement heureuses, dans ce recueil qu’ils ont fort bien coordonné.

 

L’angoisse des matchs d’impro

 

Et arrive le moment terrible… avec une dose d’aveu façon 36 15 My Life, comme on disait au XIVe siècle.

 

Voilà : je hais le (mgniii !) spectacle vivant. De manière systématique – enfin, à une exception près : les concerts. Parfois. Pas toujours. Mais alors le théâtre, sur scène ou de rue, etc., le cirque, les performances, ce genre de trucs… AAARGH ! Je hais tout ça. Au sens où ça me met mal à l’aise, où ça me fait peur même, et je crois que c’est de cette peur que provient la haine. De la coulrophobie étendue à tous les saltimbanques, en somme.

 

Les clowns, saletés ! Les mimes !

 

Et...

 

LE THÉÂTRE D’IMPRO !

 

Or on compare souvent le jeu de rôle aux matchs d’impro. Je ne suis pas bien certain que ce soit à bon droit – ne serait-ce que parce qu’il me faut bien justifier que j’adore l’un quand je déteste viscéralement les autres (sans vraiment les connaître en même temps, oui, bon, OK, ça va)… La scène, le statut de spectateur, la performance – autant d’éléments que j’utiliserais volontiers dans mes réfutations peut-être un peu quand même sophistiques.

 

Pourtant, je suppose que d’autres rôlistes sauront en retirer des éléments précieux et utiles… En fait, cela relève de la certitude, au sortir de l’article de Cédric Ferrand intitulé « Garder la balle en l’air » ; qui est clairement un bon article. L’auteur identifie les « fautes » relevées dans les matchs d’impro, et voit ce qu’il est possible d’adapter au contexte rôlistique. C’est pertinent. C’est même… intéressant.

 

Sur une base de matchs d’impro.

 

Allais-je donc renier tous mes préconçus ? HORREUR GLAUQUE !

 

Heureusement, non – parce qu’un dernier article m’a permis de m’y raccrocher comme à la planche du salut : « S’entraîner », par Arnaud Pierre. Qui propose donc des exercices « d’échauffement » employés avant les matchs d’impro. La perspective même de « m’échauffer » avant une séance de jeu de rôle me laisse un peu perplexe, celle, à plus long terme, de « m’entraîner », au moins autant (vous ai-je dit que je haïssais la performance ? oui ?). Le contenu exact de ces exercices, par chance, a justifié ma haine en dernier recours. J’ai lu ça les yeux exorbités de bout en bout ; après quelques pages, j’ai commencé à montrer les crocs, à grogner, à baver… Ouf ! Pensez donc, j’avais eu très peur, après l’article de Cédric Ferrand ! Mais là c’est bon, j’ai retrouvé toute ma détestation, toute ma mauvaise foi, toute ma puérilité. Merci, donc – au moins pour ça.

 

HAINE.

 

HAINE.

 

HAINE.

 

OUVERTURES

 

Pardon.

 

Oubliez ça.

 

Parce que ce recueil est globalement de très grande qualité. Outre les brillants articles du début, que les novices devraient tous lire (mais...), sans qu’ils soient pour autant inutiles aux vieux machins, on trouve dans Jouer des parties de jeu de rôle plein de pistes de réflexion intéressantes, pour tous les niveaux, pour tous les goûts.

 

Certes, arrivé à terme, on peut avoir le sentiment qu’il y a quelques oublis, sinon lacunes… J’ai évoqué le cas des PJ sociaux, mais on pourrait peut-être se pencher sur de tout autres domaines. À titre d’exemple, je me suis demandé si le jeu de rôle virtuel n’avait pas quelques spécificités à creuser – ce qui a peut-être été fait pour les meneurs, mais en tout cas pas ici pour les joueuses. Ce n’est qu’une interrogation – et la réponse est peut-être tout simplement : « Non, il n’y en a pas. » Mais au cas où… Ce genre de choses, quoi.

 

Mais les éditeurs eux-mêmes, comme de juste, concluent leur ouvrage sur des ouvertures vers d’autres questionnements, d’autres approches – incluant des jeux « moins traditionnels », impliquant de repenser le distinguo meneur/joueuses ; ce qui peut aussi, bien sûr, se faire quand une joueuse devient meneur, etc. Il y a aussi « l’échec utile », ou encore l’échange avec la communauté rôliste...

 

Et l’injonction ultime qui passe bien : « Jouez, jouez et rejouez ! » Effectivement ce qu’il y a de mieux à faire.

 

Jouer, toujours – et finalement, toujours décontracté du gland. Y a pas d’incompatibilité.

 

Un bon livre, donc, bien fait, d’une lecture agréable. J’ai été conquis, probablement davantage que je ne le pensais. Me faudra peut-être jeter un œil à Mener des parties de jeu de rôle, du coup… et guetter les futures publications du Lapin Marteau.

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Européens et Japonais, de Luís Fróis

Publié le par Nébal

Européens et Japonais, de Luís Fróis

FRÓIS (Luís), Européens et Japonais : traité sur les contradictions et différences de mœurs, écrit par le R.P. Luís Fróis au Japon, l’an 1585, préface de Claude Lévi-Strauss, [traduit du portugais par Xavier de Castro], Paris, Chandeigne, série Lusitane, [1585, 1993-1994, 1998, 2003] 5e édition 2015, 93 p.

LE JÉSUITE AMOUREUX DU JAPON

 

J’avais découvert bien tardivement les éditions Chandeigne, spécialisées dans la littérature lusophone, avec le passionnant ouvrage qu’est La Découverte du Japon, somme de documents sur l’image fantasmée de Cipango aux yeux des Européens, puis, en gros, sur la première décennie d’échanges entre Européens et Japonais, vers le milieu du XVIe siècle. Ce livre convoquait des textes d'un certain nombre de grandes figures historiques, incluant, avant la « découverte » du Japon à proprement parler, Marco Polo et Christophe Colomb, mais aussi, à l’époque même, saint François Xavier – car, si ce sont des marchands portugais et espagnols qui ont tout d’abord mis le pied sur le sol japonais, ils ont été bien vite suivis par des religieux, prêtres de la Compagnie de Jésus, dont « l’apôtre des Indes » est assurément le plus célèbre ; pour autant, il était loin d’être le seul.

 

Or, dans cet ouvrage, les témoignages les plus fascinants et instructifs, les plus « objectifs » aussi, dans une certaine mesure, étaient dus à un autre jésuite, moins connu, et arrivé quelque temps après François Xavier : le Portugais Luís Fróis (1532-1597). Un bonhomme assez fascinant, et un observateur méticuleux du Japon et des Japonais – bien plus subtil que ses frères en Jésus-Christ. Et un véritable amoureux de ce pays si étrange, littéralement situé aux antipodes… Si les obligations du révérend père Fróis l’amenaient à voyager beaucoup, et à revenir de temps à autre à Macao, par exemple, il n’en reste pas moins que le Japon était devenu son pays d’adoption – il y a vécu une trentaine d’années, avec de brèves interruptions seulement ; lors d’un de ces séjours à Macao, sentant que la mort viendrait quelques mois plus tard, il a semble-t-il fait état de son souhait de mourir au Japon – qui était devenu sa patrie ; ce qui s’est produit en 1597, à Nagasaki. Une sorte de Lafcadio Hearn avant l’heure ?

 

En tout cas, Luís Fróis n’était sans doute pas un jésuite comme les autres – encore que parti sur des bases assez proches : quand il arrive au Japon, en 1563 (soit vingt ans après le premier contact entre Japonais et Européens, et une dizaine d’années après la mort de François Xavier), il ne sait pas grand-chose du pays, et rien de sa langue. Cependant, il s’attèle à la tâche, et en obtient bientôt une perception très fine des us et coutumes des Japonais, et une maîtrise admirable de leur langue – lui qui était d’abord accompagné par un interprète, fait dès lors lui-même office d’interprète pour d’autres missionnaires jésuites célèbres, ses supérieurs, comme Francisco Cabral et Alessandro Valignano. Il rencontre aussi des figures majeures de l'histoire japonaise, et surtout Toyotomi Hideyoshi, lors d’une importante audience en 1586 – dont le bilan n’est toutefois guère favorable aux jésuites : si Oda Nobunaga, son prédécesseur, avait fait preuve de son ouverture envers les chrétiens (pour des raisons toutes politiques sans doute), ce n’est pas le cas de Hideyoshi, qui initie dès l’année suivante les persécutions qui culmineraient dans les premières décennies de l’époque d’Edo, le christianisme interdit ne subsistant plus dans l’archipel que dans des petites communautés de « chrétiens cachés » ; je vous renvoie le cas échéant au roman Silence, d’Endô Shûsaku.

 

Quoi qu’il en soit, l’acuité et l'érudition de Luís Fróis n’échappaient certainement pas aux autres jésuites. Désireux de mieux connaître le pays qu’ils étaient supposés évangéliser, ils ont chargé le prêtre portugais d’écrire une histoire du Japon, ainsi qu'une histoire des premières années de l’implantation du christianisme dans l’empire du soleil levant. On a parfois dérivé de ces études la conviction que Luís Fróis était le premier des japonologues.

 

Mais un autre texte, plus obscur, est peut-être plus révélateur encore de la relation entretenue par le jésuite avec le Japon – le présent petit « traité », de moins d’une centaine de pages, un recueil d’observations très lapidaires, sans véritable argumentaire (en apparence, du moins), et qui constitue un témoignage précieux sur les mœurs des Japonais dans la seconde moitié du XVIe siècle, mais aussi sur le regard que les Européens portaient sur ces mœurs. Cependant, ce texte n’a pas eu le même retentissement initial… car il avait été perdu sans avoir jamais été publié. On n’en a retrouvé la trace que près de trois siècles plus tard, en 1946, tout au fond des archives madrilènes – et il a connu sa première publication une dizaine d’années plus tard. En français, il a fait l’objet d’une première publication chez Chandeigne en 1993, avec un appareil scientifique conséquent, qui a hélas disparu de cette version poche – laquelle est toutefois agrémentée d’une très, très brève préface de l’éminent Claude Lévi-Strauss.

 

TOPSY-TURVYDOM (EN PORTUGAIS ?)

 

Le « traité » de Luís Fróis est donc très bref, et consiste en très lapidaires paragraphes numérotés et classés par thèmes, consistant à opposer (ou nuancer, parfois) les différences de mœurs entre les Européens et les Japonais. La structure est globalement toujours la même : en Europe nous faisons comme ci, les Japonais font comme ça. Point. Pas d’autres développements, pas d’analyse à proprement parler, ce n’est pas le propos. En fait de « traité », nous avons donc des listes plus ou moins développées de « couples » de comportements, dans une relation binaire, dans des registres parfois très anecdotiques, d’autres fois plus subtilement riches.

 

Il est vrai que la chose était tentante alors, et l’est sans doute autant, ou presque autant, aujourd’hui. Il y a une tendance forte à remarquer que les Japonais « font tout à l’envers » – ce qui, en tant que tel, ne veut certes pas dire grand-chose. Mais… C’est comme s’ils le faisaient exprès ! dit-on. De la manière de monter sur un cheval à la manière de coudre, en passant par la construction des bâtiments, la préparation des repas, l'arrangement des coiffures ou l'art de la guerre, ou aujourd'hui la conduite automobile, le reflet dans un miroir apparaît systématique… Le « traité » de Luís Fróis en est bien sûr une éclatante démonstration, mais d’autres ont eu le même ressenti, en d’autres temps. Claude Lévi-Strauss cite ainsi dans sa préface Basil Hall Chamberlain, auteur en 1890 d’un essai intitulé Things Japanese, et qui comprend un article titré « Topsy-Turvydom », qui fait exactement le même constat, en reprenant un certain nombre d’exemples déjà croisés chez Luís Fróis deux siècles plus tôt, et pour beaucoup toujours valables aujourd'hui – ceci, bien sûr, sans que l’Anglais en ait eu conscience, car le texte du jésuite était inconnu alors.

 

La confrontation de ces deux textes et d’autres témoignages encore semble confirmer cette curieuse impression – en en étendant le champ éventuellement, d’une manière capitale ; car il ne s’agit pas tant, ici, d’opposer le Japon et l’Europe, ce qui ne serait qu’un bien banal ersatz d’ethnocentrisme… que le Japon et le reste du monde ! En y incluant ses plus proches voisins asiatiques – à cet égard aussi éloignés du Japon que le sont la France ou l’Angleterre. Exemple bateau : au Japon on construit en bois, en Chine ou en Corée on construit en pierre, etc.

 

Ce jeu de contraires est par ailleurs si poussé qu’il aboutit à la fascination – et une fascination souvent empreinte de sympathie, au-delà du seul étonnement. Claude Lévi-Strauss, en exergue, cite Platon : « Car c’est le plus contraire qui est au plus haut point ami de ce qui lui est le plus contraire. »

 

Et, au fond, cette impression n’est peut-être pas si curieuse ? Il y a même là un réflexe assez commun, finalement. Claude Lévi-Strauss, toujours lui, en cite un intéressant exemple… il y a 2500 ans de cela, avec Hérodote décrivant la civilisation égyptienne dans des termes très proches. Mais l’anthropologue fait alors une remarque importante : chez Hérodote, Luís Fróis et Basil Hall Chamberlain, le constat est là, et appuyé, il est au cœur même du discours, mais, là où d’autres en auraient tiré sans vergogne un bête tableau eurocentré raillant la « bizarrerie » des Japonais comme une énième preuve de leur infériorité en termes de civilisation, nos trois auteurs, eux, ne tombent pas (ou seulement de manière exceptionnelle) dans ce vilain travers – décrire la civilisation d’en face en termes d’opposition, bien loin de réduire le sujet d’étude à la barbarie, revient en fait à reconnaître l’existence de ladite civilisation, et autant que possible sur un pied d’égalité (si quelques réflexes de rejet demeurent). C’est aussi cela qui fait de Luís Fróis un précurseur de l’anthropologie – et un observateur bien singulier dans le contexte de l’évangélisation du Japon dans la seconde moitié du XVIe siècle.

 

OBSERVER, NE PAS JUGER (SAUF DANS UN CAS)

 

En effet, la structure même du « traité », dans son aspect très sec, plus que laconique, est telle que le jugement n’y a que très rarement sa place – au sens le plus littéral, d’ailleurs : deux ou trois lignes pour exprimer une divergence de modes de vie sont ici bien suffisantes. Luís Fróis observe – il ne juge pas ; sans doute sait-il que juger affaiblirait la pertinence de ses observations ? L’opposition, ou la nuance – car en vérité le « miroir » n’est pas parfait, et les mœurs des Japonais, parfois, divergent d’avec les européennes plus qu’elles ne s’y opposent –, ne s’accompagnent le plus souvent pas de jugements de valeur : ici c’est ainsi, ailleurs c’est comme ça – et au fond il n’y a pas grand-chose de plus à en dire.

 

Certes, il ne faut sans doute pas tout prendre au pied de la lettre, ici : Luís Fróis est un homme, pas une machine « neutre », et parfois il exprime son étonnement en des termes où pointe malgré tout la possibilité du jugement et de la critique. On peut aussi supposer que la « neutralité » des termes, en un certain nombre d’occasions, s’avère trompeuse : consciemment ou pas, le jésuite emporté dans son tableau peut parfois être amené à forcer un peu le trait. Et parfois un terme connoté lui échappe (encore que pas toujours dans le même sens : c'est régulièrement l'Europe qui trinque, dans ce cas). Quelques précautions sont donc à prendre, ces observations sont parfois à manipuler avec des pincettes, mais, le plus souvent le tableau est juste et aussi « objectif » que possible. Froid, dépassionné ? Cela, je n’ose pas le dire – car, dans l’exposé le plus abstrait comme dans les rares expressions plus sentimentales qui parsèment le « traité », la fascination de l’auteur pour le Japon ne fait guère de doute, une fascination qui peut se muer en amour, même particulièrement interloqué ; car l'auteur, après des décennies sur place, conserve la précieuse possibilité d'être étonné par les gens qu'il croise au quotidien. Il y a toujours, au minimum, une sincère curiosité, et parfois bien davantage.

 

Mais... Eh bien, chaque règle à son exception… Pour les jésuites qui évangélisent le Japon en cette seconde moitié du XVIe siècle, les bonzes incarnent l’Ennemi – bien sûr… Luís Fróis, ici, ne diffère pas de ses frères : quand il rapporte les croyances impies et les turpitudes des bonzes tous plus immoraux, mesquins, bêtes et hypocrites les uns que les autres, la neutralité n’est plus de mise, et les dénonciations et accusations sont frontales. Une chose très sensible dans La Découverte du Japon – et pas que chez les jésuites eux-mêmes, d’ailleurs : la Pérégrination de Fernāo Mendes Pinto est probablement plus fourbe à cet égard (et incomparablement plus malhonnête) que les lettres de François Xavier et des siens. Cela se vérifie à nouveau ici, même si le ton, demeurant lapidaire, ne véhicule dès lors pas la même emphase que les protestations indignées coutumières des ministres de la foi catholique dans leur correspondance professionnelle. En contrepartie, le vague respect craintif éprouvé par les jésuites envers les moines zen, qu’ils considéraient les plus redoutables et de loin, au travers de leurs sophismes pernicieux, ne ressort guère, cette fois, du « traité » de Luís Fróis.

LE MONDE EST DIVERS ET LE MONDE CHANGE – DANS TOUS LES SENS

 

Le cas très particulier des bonzes mis à part, cette absence globale de jugements de valeur est donc un atout marqué du petit « traité » de Luís Fróis. Elle est aussi ce qui en fait un document précieux, un témoignage utile aussi bien aux historiens qu’aux anthropologues.

 

Toutefois, je ne suis ni l’un ni l’autre… Ma lecture étant celle d’un béotien, elle peut peut-être davantage s’autoriser de ces jugements de valeur, honnis à bon droit dans le champ scientifique ? C’est tentant, du moins – mais avec là aussi une appréciable contrepartie : ce petit essai contient dans son principe même les éléments qui démontrent l’inadéquation fréquente d’une approche davantage « subjective », pour ne pas dire « passionnée » ; et c’est un enseignement non négligeable de cette lecture, sans doute.

 

J’aurais pu citer des dizaines d’extraits – portant sur les pratiques martiales comme sur l’alimentation, le théâtre, la construction navale, la mode, etc. ; auquel cas j’aurais sans doute été tenté de mettre en avant les plus « drôles »… car nombre de comportements observés par Luís Fróis, sans même parler des oppositions qui vont avec, ont de quoi faire sourire le lecteur distant, jamais épargné par les normes de la société dont il fait partie.

 

Mais il m’a paru davantage intéressant de piocher plutôt dans une thématique guère drôle, mais peut-être davantage édifiante : le chapitre II, « Des femmes, de leurs personnes et de leurs mœurs ».

 

32. Chez nous, selon leur naturel corrompu, ce sont les hommes qui répudient leurs épouses ; au Japon, ce sont souvent les femmes qui répudient les hommes.

[…]

34. En Europe, l’enfermement des jeunes filles et demoiselles est constant et très rigoureux ; au Japon, les filles vont seules là où elles le veulent, pour une ou plusieurs journées, sans avoir de comptes à rendre à leurs parents.

35. Les femmes en Europe ne quittent pas la maison sans la licence de leur mari ; les Japonaises ont la liberté d’aller où bon leur semble, sans que leur mari n’en sache rien.

[…]

38. En Europe, l’avortement pour autant qu’il y en ait, n’est pas fréquent ; au Japon, c’est une chose si commune qu’il y a des femmes qui avortent jusqu’à vingt fois.

[…]

45. Chez nous, il est rare que les femmes sachent écrire ; une femme honorable au Japon serait tenue en piètre estime si elle ne savait pas le faire.

[…]

51. En Europe, ce sont ordinairement les femmes qui préparent à manger ; au Japon, les hommes et même les gentilshommes mettent un point d’honneur à faire la cuisine.

[…]

54. En Europe, il est très inconvenant qu’une femme boive du vin ; au Japon c’est très fréquent, et lors des fêtes elles boivent parfois jusqu’à rouler par terre.

[…]

56. Les femmes d’Europe, si elles portent un châle, se dissimulent encore davantage pour converser avec autrui ; au Japon, les femmes se découvrent pour parler, car faire autrement serait discourtois.

 

Bien sûr, encore une fois, les observations du jésuite ne sont sans doute pas à prendre au pied de la lettre, et il peut forcer le trait ici ou là. On relève aussi des tournures sans doute moralement connotées, même si c'est assez ambigu, parfois. Ce tableau n’en est pas moins étonnant, au regard de ce que nous savons (ou croyons savoir) de la place des femmes dans le Japon contemporain, une société notoirement patriarcale (plus que d’autres, disons). C’est un sujet que j’avais pu aborder dans ma chronique de Japon, la crise des modèles, de Muriel Jolivet ; je vous avais promis aussi un retour sur Japonaises, la révolution douce, d’Anne Garrigue… mais j’ai trop fait traîner, et serais incapable d’en traiter maintenant, mes excuses – très bon bouquin, ceci dit. En même temps, dans ces ouvrages et dans bien d’autres encore, les féministes japonaises rappellent souvent combien la condition des femmes s’est dégradée durant l’époque d’Edo, qui nous sépare du temps de Fróis, et ce sans doute en raison de la philosophie officielle de la période, qui était le néoconfucianisme.

 

Bien sûr, « dégradée » n’est pas un terme scientifiquement neutre, il est connoté idéologiquement, dans une perspective qu’on pourrait qualifier d’évolutionniste au sens de l’anthropologie sociale ; et c’est bien pourquoi un anthropologue ne devrait pas en faire usage – mais ces féministes le peuvent assurément, et moi de même, je suppose (je suppose...). Comme elle, je regrette cet état de fait – et cela n’a rien de neutre. J’ai une notion de progrès social et sociétal, qui me porte à juger l’évolution de la condition des femmes au Japon durant l’époque d’Edo sous un jour négatif. Mais, en même temps, pouvait-on trouver illustration plus éloquente de ce qu’il n’y a pas d’historicisme, qu’il n’y a pas de flèche du temps ? Le monde change – tout le temps. Et non, l’histoire ne se répète jamais exactement. Et, non plus, il n’y a pas de schéma d’évolution prédéfini – au choix, on en dérivera un relativisme un peu las… ou une raison de plus de faire bouger les lignes, de telle manière plutôt que de telle autre, en pleine conscience – car l’autre manière n’est jamais exclue en tant que telle. Tout en sachant que chaque point de vue est idéologiquement construit, on peut s'en accommoder et ne pas s'interdire la moindre opinion sur ce qui serait souhaitable.

 

UNE INTÉRESSANTE CURIOSITÉ – OU BIEN PLUS

 

Européens et Japonais, pour un si petit ouvrage, et si « factuel », est d’une appréciable densité et riche d’enseignements divers. C’est une confirmation de la singulière acuité de son auteur, en même temps qu’une ouverture sur d’autres mondes (l’Europe du XVIe siècle, à certains égards, pourrait être envisagée comme aussi exotique à nos yeux que le Japon d’alors) ; le cas des bonzes excepté, le jésuite brille par un désir d’objectivité qui n’était probablement pas la norme à cette époque, et ne l’est à vrai dire pas forcément toujours aujourd’hui. Le « traité » rapporte une forme très particulière d’observation participante, et, sous son aspect laconique, il offre bien des opportunités de réfléchir, au-delà du seul cas japonais, à la relativité des mœurs dans l’espace comme dans le temps, et à la diversité des modes de vie dans un monde complexe et toujours changeant. Et ça, c’est toujours admirable.

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Ursula K. Le Guin (1929-2018) : un hommage par ansible

Publié le par Nébal

Photo : Marian Wood Kolisch, NYT

Photo : Marian Wood Kolisch, NYT

Dans les premiers temps de ce blog, il y a de ça… longtemps, je livrais de temps à autre des articles en forme de nécrologies – activité aussi vaine que déprimante. Les personnalités appréciées tombent comme des mouches, mais au fond, puis-je vraiment dire que ces disparitions de célébrités m’affectent à titre personnel ? David Bowie serait peut-être l’exception – et encore. À l’évidence, d’autres disparitions sont bien plus concrètes à mes yeux et me touchent bien davantage – encore la semaine dernière, à vrai dire –, dont je ne peux pas parler ici…

 

Mais le cas d’Ursula K. Le Guin, décédée le 22 janvier, est peut-être un peu à part, pour le coup – et en lien avec ce blog, ce qui m’incite à lui consacrer cette brève note. En effet, ici-même, vingt-trois livres d’Ursula K. Le Guin (dont deux rassemblent en fait plusieurs titres) ont été chroniqués – ce qui en fait l’auteur le plus exposé (directement) sur ce blog. Lovecraft est à peu près au même niveau, mais il y a de la triche, car nombre des chroniques portant sur ce dernier se basent sur des publications très brèves et confidentielles de Necronomicon Press, etc., ce qui fausse un peu le décompte, sans même parler des très nombreuses « collaborations », etc. ; la différence, qui situe bien Lovecraft en tête, oui, c’est que j’ai beaucoup chroniqué des ouvrages sur Lovecraft ou autour de Lovecraft. Mais les autres auteurs les plus fréquemment chroniqués ici, les Ballard, les Tolkien, les Pratchett, etc., sont assez loin derrière Lovecraft et Le Guin. Ogawa Yôko, peut-être, mais via des omnibus...

 

C’est pas un concours, hein. Juste un témoignage de ce que l’œuvre d’Ursula K. Le Guin a beaucoup compté pour moi – elle faisait vraiment partie de mes autrices préférées, tout spécialement en science-fiction, dont elle incarnait pour moi le meilleur.

 

Le « cycle de l’Ekumen », tout particulièrement, contient nombre de chefs-d’œuvre, cet ensemble plus ou moins relâché développant des questionnements qui me touchent particulièrement, en usant des outils de l’anthropologie (hérités des prestigieux parents, le père surtout, Alfred Kroeber) pour explorer des sujets politiques et sociétaux complexes et passionnants. Je vous renvoie, le cas échéant, à l’article où j’ai secondé Erwann Perchoc, « Le Cycle de l’Ekumen : rapport sur les cultures humaines issues des expériences haïniennes, leurs histoires et leurs relations », dans le Bifrost n° 78, consacré à l’autrice, et que j’avais si longtemps, ainsi que bien d’autres, appelé de mes vœux. Mais l’essentiel du cycle a été chroniqué sur ce blog, avec une exception de taille, toutefois : La Main gauche de la nuit, qui fut mon premier Le Guin, avant que je ne démarre le blog, et qui m’avait collé une énorme baffe – un effet réitéré quelque temps plus tard, mais sur ce blog cette fois, avec Les Dépossédés. Ces deux livres, tout le monde doit les lire. Mais bien d’autres ouvrages du cycle doivent être mentionnés – notamment L’Anniversaire du monde, brillant recueil de nouvelles, même si d’un abord peut-être un peu austère mais à propos et qui en vaut la peine, ou encore Quatre Chemins de pardon ; un cran en dessous, néanmoins très bons en tant que tels, figurent, en un même volume, Le Nom du monde est Forêt et Le Dit d’Aka, mais aussi les premiers titres du cycle, Le Monde de Rocannon et Planète d’exil – le troisième roman de l’ensemble, La Cité des illusions, étant le seul à ne pas vraiment m’emballer. Je ne trancherai pas la question de l’appartenance ou pas au cycle de L’Œil du héron, mais, même mineur, il demeure une lecture appréciable. Mentionnons enfin quelques nouvelles dans Le Livre d’or de la science-fiction : Ursula Le Guin.

 

L’autrice avait bien sûr livré d’autres œuvres de science-fiction, « hors cycle » : L’Autre Côté du rêve, par exemple, ou, plus singulier et à mon sens bien plus intéressant, même si là encore pas toujours des plus facile à aborder, La Vallée de l’éternel retour. Cela vaut aussi pour la fantasy, ainsi avec Le Commencement de nulle part.

 

Mais, bien sûr encore, en fantasy, il faut accorder une place particulière à « l'autre grand cycle » d’Ursula K. Le Guin : celui de « Terremer ». Une œuvre séminale, même si je ne peux pour ma part la situer au même niveau que « l’Ekumen ». C’est surtout que la trilogie originelle (Le Sorcier de Terremer, Les Tombeaux d’Atuan et L’Ultime Rivage, trois romans rassemblés dans le volume sobrement intitulé Terremer) me paraît avoir un peu vieilli, sans avoir mal vieilli – et son côté « jeunesse » est peut-être plus flagrant, à tous les niveaux. Cela reste une lecture très recommandable, avec un très bel univers, et un sous-texte subtil et profond. Dans ce cycle, toutefois, ce que j’ai préféré, c’est le recueil de nouvelles Contes de Terremer (ne pas s’y méprendre, il n’y a pas de lien spécifique avec le film du fiston Miyazaki, pas très bien accueilli semble-t-il, et que je n’ai toujours pas osé voir). L’ensemble doit être complété avec deux romans plus tardifs, Tehanu et Le Vent d’ailleurs, qui m’ont moins marqué.

 

Ursula K. Le Guin écrivait encore assez récemment. Il y a une dizaine d’années seulement, elle avait par exemple livré une autre série de fantasy, la trilogie dite « Chronique des Rivages de l’Ouest », avec un positionnement éditorial « young adult » qui ne doit pas tromper : toutes choses égales par ailleurs, Dons, Voix et Pouvoirs ne sonnent pas forcément plus « jeunesse » que la trilogie originelle de Terremer, et même plutôt moins, à vrai dire, au-delà de la dimension initiatique marquée. Que ces couvertures hideusement connotées ne vous éloignent pas de la lecture de ces trois romans, car, dans leur registre de fantasy anthropologique, ils sont tout à fait convaincants, et même plus que ça.

 

Mais, dans un autre genre, peu de temps après, Ursula K. Le Guin avait également livré Lavinia, qui est probablement son dernier chef-d’œuvre. Ce roman résolument inclassable demeure une de mes lectures fétiches de l’autrice, et à vrai dire bien au-delà.

 

Du côté des « inclassables », se pose la question orsinienne… C’est mon moment de faiblesse – mon seul véritable échec avec l’autrice : je n’ai pas du tout accroché aux Chroniques orsiniennes, qui m’ont laissé sur le carreau… au point de l’abandon. Ce qui n’est pas normal. Il me faudra sans doute y revenir… Par contre, j’avais beaucoup apprécié le roman associé Malafrena. Dont j’avais extrait cette citation en une date de sinistre mémoire, et qui était remontée dans mon fil Facebook il y a très peu de temps :

 

Il y avait quelques volumes dépareillés du Moniteur, le journal du gouvernement français. Il examina l'un d'eux datant de 1809 et découvrit qu'il était le porte-parole des autorités, semblable en cela à tous les journaux qu'il avait lus jusqu'alors. Mais peu de temps après, il tomba sur un ouvrage du début des années quatre-vingt-dix. D'abord il ne se souvint pas de ce qui s'était déroulé à Paris à cette époque – les moines ne s'étaient pas montrés très compétents en matière d'histoire récente. Il arriva aux pages consacrées aux discours prononcés par MM. Danton, Mirabeau, Vergniaud ; ils lui étaient inconnus. De Robespierre il avait entendu prononcer le nom, en compagnie de ceux de Voltaire et du diable. Il revint aux années quatre-ving-dix et se mit à lire avec assiduité. Il avait dans les mains la Révolution française. Il lut ce discours dans lequel l'orateur exhortait le peuple à exprimer sa colère contre le temple des privilèges, et qui se terminait par « Vivre libre, ou mourir ! » Le papier journal jauni par l'âge s'effritait dans les mains du garçon ; sa tête était penchée sur les colonnes arides de paroles adressées à une Assemblée morte par des hommes décédés depuis trente ans. Il avait les mains froides comme si le vent soufflait sur lui, la bouche sèche. Il ne comprenait pas la moitié de ce qu'il lisait, ignorant à peu près tout des événements relatifs à la Révolution. Cela n'avait pas d'importance. Il comprenait qu'une révolution avait eu lieu.

Les discours étaient pleins de fanfaronnade, d'hypocrisie et de vanité ; de cela il avait conscience. Mais ils parlaient de la liberté comme d'une nécessité humaine au même titre que le pain et l'eau. Itale se leva et fit les cent pas dans la petite bibliothèque paisible, se frottant la tête et fixant d'un regard vide rayonnages et fenêtres. La liberté n'était pas une nécessité, c'était un danger : tous les législateurs de l'Europe n'avaient cessé de le répéter depuis dix ans. Les hommes étaient des enfants et devaient être gouvernés, dans leur propre intérêt, par les rares individus possédant l'art du commandement. Que voulait dire le Français Vergniaud en posant les termes d'un tel choix – vivre libre ou mourir ? Ce ne sont pas là des choix que l'on propose à des enfants. Ces mots s'adressaient à des hommes. Ils avaient une résonance sèche et étrangère ; ils manquaient de cette logique inhérente aux déclarations en faveur d'alliances ou de contre-alliances, de censures, de répressions, de représailles. Ils n'étaient pas raisonnables.

 

C’est qu’Ursula K. Le Guin était aussi une femme d’idées, et de combats, qu’ils s’expriment dans sa fiction ou dans de très nombreux essais : grande féministe, questionnant les identités et les genres avec acuité, anarchiste subtile, notamment dans son regard anthropologique – ardente par ailleurs à la défense des genres de l’imaginaire, ainsi qu’en témoigne en dernier ressort Le Langage de la nuit, recueil d’articles publié récemment aux Forges de Vulcains, et qui constitue ma lecture leguinienne la plus récente.

 

Il y a bien plus, nombre de romans, nouvelles et essais qu'il me reste à lire. Et d’autres aspects pourraient être envisagés, j’imagine, comme son œuvre poétique, qui m’est totalement inconnue, ou son activité de traductrice, qui a par exemple contribué à faire connaître dans le monde anglo-saxon et au-delà dans le monde entier l’excellent Kalpa Impérial d’Angélica Gorodischer.

 

Ursula K. Le Guin était une immense autrice – une figure majeure des littératures de l’imaginaire, sans plus d'équivalent. Non : une figure majeure de la littérature tout court. #UnNobelPourUrsulaLeGuin, sauf que c'est trop tard... Je lui dois certaines des plus belles et puissantes lectures dont ce blog a pu se faire l’écho. Bon vent, Madame – un vent d’ailleurs, bien sûr ; qu’il vous conduise à l’ultime rivage, et encore au-delà – car le monde est toujours plus vaste, et toujours plus riche de sa diversité, ainsi que vous l’avez si brillamment démontré au cours d’une carrière exemplaire.

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Lovecraft : sous le signe du chat, de Boris Maynadier

Publié le par Nébal

Couverture : photographie de Lovecraft et Felis par Frank Belknap Long

Couverture : photographie de Lovecraft et Felis par Frank Belknap Long

MAYNADIER (Boris), Lovecraft : sous le signe du chat, Aiglepierre, La Clef d’Argent, coll. KhThOn, 2017, 58 p.

SOMETHING ABOUT CATS

 

Ainsi que NOUS LE SAVONS, les chats sont les Maîtres du Monde, et les responsables d’un Grand Complot cryptiquement baptisé « Internet », qui n’est jamais qu’une machine de propagande uniquement destinée à perpétuer leur adoration servile pour les siècles des siècles, amiaou.

 

Déjà, avant cela, ces conna… ces êtres supérieurs avaient œuvré à leur propre gloire en usant de l’hypnose kawaii pour s’accaparer l’attention et le génie d’écrivains notables, dès lors tournés en zélés propagandistes. Parmi ces sbires qui étaient autant de navrants pantins, Lovecraft occupe une place particulièrement chère à mon cœur.

 

À dire le vrai, l’omniprésence du gentleman de Providence dans la pop-culture contemporaine, avec un rythme de parutions lovecraftiennes ou para-lovecraftiennes proprement hallucinant ces derniers mois, en s’associant avec le Culte des Chats, a tout de la conjonction fatale dont devrait résulter l’anéantissement de l’humanité : BOUM. Heureusement, les chats, c’est vraiment des branleurs, et ils ont encore besoin de nous – ce qui repousse d’autant l’apocalypse.

 

Reste que nous avons ici une « étude », un tout petit bouquin (une cinquantaine de pages à la louche – il y en a d’autres exemples à La Clef d’Argent), consacrée à ce sujet : Lovecraft et les chats. Tout amateur du pôpa de Cthulhu, sans même avoir à creuser bien loin, sait qu’il adorait les chats : ils reviennent souvent dans ses nouvelles (« Les Chats d’Ulthar » en tête, bien sûr, mais il y a bien d’autres exemples – « Les Rats dans les murs », ainsi, devrait nous intéresser tout particulièrement), plus souvent encore dans sa volumineuse correspondance, et il leur a également consacré des poèmes et, trait peut-être plus marquant, des essais, ou du moins des articles, d’un sérieux variable – ainsi quand il oppose les chats et les chiens, ou peut-être davantage encore amis/partisans des chats et amis/partisans des chiens (moi je suis plutôt chiens, et, oui, vous avez raison de vous en foutre).

 

Mais reprenons : tout amateur de Lovecraft sait donc qu’il adorait les chats – comme il sait qu’il adorait les glaces, et détestait les fruits de mer, les températures trop basses, et les étrangers forcément menaçants. Cela fait d’une certaine manière partie, à la fois du personnage, c’est indéniable, et du mythe que l’on a progressivement et commodément construit autour de lui, et qui constitue une figure stéréotypée et excentrique aisée à reproduire, un pitch idéal de quatrièmes de couverture et d’articles de la presse généraliste plus ou moins bien informée (et ce de longue date, voyez A Weird Writer in Our Midst). Ce genre d’indications biographiques n’est pourtant, le plus souvent (oui, dans ma mauvaise blague qui précède, le dernier exemple est une importante exception), que d’une utilité au mieux douteuse pour cerner le personnage ; ces anecdotes, dit autrement, ne sont le plus souvent guère édifiantes, et peuvent même s’avérer perverses quand on en dérive un peu trop légèrement des interprétations globalisantes.

 

Par chance, Boris Maynadier, dans ce tout petit ouvrage, a le bon goût de rester humble dans son analyse, en ne prétendant pas expliquer l’œuvre de Lovecraft par sa vie, ou l’inverse, au seul prisme des chats. Néanmoins, il entend montrer que cette relation particulière de l’auteur à la gent féline n’est pas forcément si anecdotique que cela, et qu’il est possible d’en retirer quelques enseignements utiles.

 

DEVENIR-ANIMAL (OU : TOUT LE MONDE VEUT DEVENIR UN CAT, MAIS CERTAINS PLUS QUE D’AUTRES)

 

Pour ce faire, Boris Maynadier a recours à la notion de « devenir-animal », empruntée aux Mille Plateaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Ce qui ne me facilite pas la tâche, car je ne sais rien de tout cela… Ça fait au moins vingt ans que plein de gens bien me disent qu’il faut que je lise Deleuze et Guattari, ou Deleuze dans sa carrière solo, ce que, non, je n’ai toujours pas fait… Faudra un jour, j’imagine.

 

Définir cette notion, du coup, n’a rien d’évident pour moi – d’autant que Boris Maynadier, ici, ne s’y attarde guère. Faut-il dès lors considérer que cette idée devrait être un acquis préalablement à la lecture de cette étude ? A contrario, cela m’a surtout fait m’interroger sur la pertinence même de cette notion, prise isolément ou appliquée à Lovecraft…

 

Retenons-en tout de même, trait essentiel dans cette étude, l’idée d’une appréhension non anthropomorphe de l’animal, qui seule peut fonder le désir plus ou moins conscient de s’incarner en lui, ou peut-être plus exactement d’en adopter les attributs (irrémédiablement non humains). De ceci Lovecraft était semble-t-il bien conscient, lui qui, dans sa correspondance notamment, admettait volontiers que gagater ainsi qu’il le faisait parfois devant tel chaton, en lui associant des connotations et qualificatifs humains, était pour ainsi dire « anti-philosophique » ; ce constat ayant pu l’inciter à des rapports et questionnements plus profonds... ou pas.

 

Autre trait semble-t-il important, mais que je comprends moins bien, aussi ne vais-je pas trop m’engager à cet égard : il y aurait, dans le devenir-animal, une notion de réciprocité, ou un aspect mutuel. Mais je serais bien en peine d’en dire davantage, con de moi…

 

Certes, « Tout le monde veut devenir un cat ». Mais Lovecraft plus que les autres ! Sur la base de cette notion de devenir-animal, dont je ne perçois sans doute pas très bien la pertinence, dans l’absolu ou en l’espèce, donc, Boris Maynadier va se livrer à une double lecture, mais relativement modérée, de la vie et de l’œuvre de Lovecraft – un auteur dont la passion bien connue des chats est ainsi supposée dépasser le stade un peu creux de l’anecdote pour toucher à quelque chose de bien plus important, si l’on se gardera d’aller jusqu’à parler d’ « essentiel ».

 

PÉRÉGRINATIONS NOCTURNES ENTRE PROVIDENCE ET ULTHAR (SOMETHING ABOUT KAT)

 

Bien sûr, les chats sont partout, dans la vie et l’œuvre de Lovecraft – nombre d’éléments ici rappelés sont bien connus, des « Chats d’Ulthar » au Nigger-Man (quel nom bien trouvé !) qui était le chat de Lovecraft enfant et qui avait disparu au pire moment… avant de revenir par la grande porte, d’une certaine manière, en tant que personnage dans « Les Rats dans les murs », bien des années plus tard.

 

Les chats, ou peut-être plus exactement le rapport aux chats, rythment la biographie de Lovecraft parallèlement à d’autres événements bien davantage mis en avant (comme de juste), comme surtout la double et doublement désastreuse expérience du mariage et de New York – avec à la clef le salutaire retour à Providence.

 

Ce qui nous vaut des développements assez intéressants sur le rapport au territoire, par exemple, y compris au regard du nomadisme – un comportement presque systématiquement associé à un très fort sens du territoire, ce qui n’est paradoxal que vu de loin. Il est vrai qu’il est très tentant, ici, d’envisager un Lovecraft-cat, aussi bien dans ses errances nocturnes en ville (Providence et New York au premier chef), que dans les pérégrinations dont notre auteur, décidément pas si « reclus » que cela, serait très coutumier passé le retour à la ville de ses ancêtres, dès lors base arrière d’expéditions fréquentes et parfois relativement lointaines.

 

D’autres analyses sont sans doute un peu plus convenues, encore que pas toujours, et il y a probablement assez de matière pour s’y attarder un peu de temps à autre – ainsi de ces quelques paragraphes prenant un peu d’avance sur la suite des événements, après la mort de Lovecraft, pour interroger la cohorte de super-héros « animalisés » au regard du devenir-animal, d’une certaine chauve-souris à une certaine araignée, mais il en est des centaines d’autres exemples, bien sûr ; revenir à Lovecraft, ici, peut faire sens, mais dans un jeu des contraires – car Lovecraft et l’idée même (posthume de toute façon) du super-héros, bon… Il semblerait, ici, que le « devenir-animal » soit donc plus profond (au sens le plus strict, en l’opposant à la superficialité entendue de la même manière) chez le gentleman de Providence que chez les super-slips – ce qui, en soit, n’est peut-être pas si étonnant.

 

Mais on en apprend toujours, hein ? Il est par exemple un point, au regard de la biographie féline de Lovecraft, qui est forcément très important ici, mais que je ne connaissais pas du tout : la Kompson Ailouron Taxis, soit « Société des Chats Élégants », abrégée en Kappa Alpha Tau (Lovecraft, à cette époque, vivait non loin de l’université Brown de Providence et de ses fraternités étudiantes), ou tout simplement… KAT. Cette association était exclusivement composée de félins du voisinage, Lovecraft lui-même n’y étant toléré, à peine, qu’en tant que « membre honoraire » au statut radicalement inférieur. Ses lettres des années 1930 fourmillent semble-t-il d’allusions aux plus éminents membres de ce club, avec une emphase caractéristique… qui, là encore, n’exclut jamais totalement la tendresse, voire la gagaterie. Cette correspondance, même tardive, ne manque par ailleurs pas d’allusions à l’œuvre antérieure de l’auteur ; quand tel chat, qui s’était longtemps absenté, se manifeste de nouveau, Lovecraft saisit sa plume, extatique : « Des nouvelles d’Ulthar ! »

LES CHATS, C’EST VRAIMENT DES BRANLEURS (ET ILS ONT BIEN RAISON)

 

En même temps, la fraternité Kappa Alpha Tau permet de prendre toute la mesure du devenir-félin de Lovecraft. Les titres des chapitres de cette étude indiquent en effet une certaine progression cohérente, chez l’auteur lui-même, désigné à chaque fois par un qualificatif fortement connoté : « le promeneur », « le rêveur », « l’outsider », « le gentleman », « l’amateur ». Ce qui nous donne une clef (d’argent) au regard de la miaougraphie de Lovecraft.

 

Ou, plus exactement, il s’agit d’un rappel ? En fait, notre auteur lui-même a pu se montrer très explicite, quand il lui est arrivé de s’interroger, avec plus ou moins de sérieux, sur son goût pour les chats. Dans un fameux article largement conçu comme une blague, dans un contexte social précis favorable à ce genre d’exercices ludiques, Lovecraft oppose donc chiens et chats. Son adoration pour les seconds, la mesure n’étant guère de mise ici, passe forcément par le mépris des premiers et de leurs adulateurs : c’est que le chat est un animal aristocratique, et l'héritier d'une culture millénaire de raffinement, remontant au moins aux pharaons – le chien, lui, est servile, roturier, vulgaire ! Lovecraft lui-même étant comme de juste un gentleman, son devenir-animal est tout désigné.

 

Gentleman, et « amateur », car les deux qualificatifs, même distingués dans le plan, sont en fait indissociables ; or Lovecraft ne se percevait pas autrement. L’écriture, pour lui, n’était certainement pas un métier – sous cet angle, il se situait aux antipodes de son camarade de correspondance Robert E. Howard, qui s’assumait parfaitement en écrivain professionnel ; notre gentleman ne manquait pas de le regretter…

 

Le « travail », de manière générale, très peu pour lui – au point du refus obstiné, que d’aucuns seraient prompts à juger « puéril » ou « immature ». L’attachement à l’argent de même – quand bien même la misère guette. Lovecraft ne peut pas travailler, et ne le veut pas davantage. Même s’il ne peut pas vraiment se le permettre, à mesure que le capital familial est entamé. Le modèle aristocratique du chat est aussi un éloge de l’oisiveté – qui n’est pas nécessairement la paresse, nous dit-on. Comme je rejoins ici Lovecraft… ou j’aimerais le faire ? Avec un soupçon de Lafargue en prime, quant à moi – peu lovecraftien, sans doute, mais qu’importe.

 

Cette tendance à l’oisiveté, qui témoigne en même temps et peut-être avant tout d’une lutte acharnée contre le temps (pour en obtenir les précieuses heures dévolues à ce qui compte vraiment : lire, écrire, voir les amis, voyager…), s’accorde par ailleurs très bien à la philosophie matérialiste de Lovecraft – Boris Maynadier remontant aux sources épicuriennes. Mais le point essentiel, et souligné, est probablement le rejet de ce que Max Weber avait analysé dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme – car rien ne saurait être davantage étranger à Lovecraft. Citons-le, dans « La Quête d’Iranon » (passage repris dans le présent petit volume, p. 42, dans une traduction de Paule Perez) :

 

— Tout le monde doit travailler à Teloth, répondit l’archonte. Ici, c’est la loi.

— Pourquoi travaillez-vous ? répliqua Iranon. N’est-ce pas pour vivre et être heureux ? Et si vous ne travaillez que pour travailler davantage, quand trouverez-vous le bonheur ? […]

— Tu es un curieux jeune homme, et je n’aime ni ton visage ni ta voix. Les paroles que tu prononces sont des blasphèmes, car les dieux de Teloth ont dit que le travail était bon. Nos dieux nous ont promis un paradis de lumière. Après la mort, nous connaîtrons le repos éternel, et une froideur de cristal où personne ne tourmentera son esprit avec la pensée ou ses yeux avec la beauté.

 

Confirmation : les chats, c’est vraiment des branleurs.

 

Et ils ont bien raison.

 

INDICIBLE ET ALTÉRITÉ FÉLINE

 

L’analyse globalement très mesurée de Boris Maynadier se risque, dans les dernières pages, à avancer des choses peut-être moins bien assises, si pas inintéressantes. Par ailleurs, elles font sans doute sens au regard de la notion de devenir-animal – mais, ne l’ayant pas très bien comprise quant à moi…

 

D’une certaine manière, c’était inévitable. Si le devenir-animal est notamment caractérisé par l’anti-anthropomorphisme, que l’on peut retourner en altérité, le fait que Lovecraft, dans son œuvre en prose mais aussi dans des travaux critiques (comme Épouvante et surnaturel en littérature), se soit autant penché sur la notion d’altérité, avec des créatures résolument aliènes, des écologies, des comportements, des langues, etc., qui le sont tout autant, sans même aller jusqu’au prisme ultime de l’indicible, néanmoins toujours envisageable, cela nous incite à des rapprochements bien naturels, mais dont la conclusion ne coule en fait pas de source. Que la réflexion lovecraftienne sur l’altérité, prenant pour base des créatures non anthropomorphes, ait pu entretenir une relation complexe, éventuellement en forme de boucle de rétroaction, avec son devenir-animal conscient, c’est une chose – pour autant, Nigger-Man n’est pas le moins du monde « La Couleur tombée du ciel », et l’altérité féline n’exclut pas, dans le corpus lovecraftien, des comportements que l’on pourrait très légitimement juger anthropomorphes : « Les Chats d’Ulthar » en sont à vrai dire un exemple particulièrement frappant – ces créatures non humaines s’y livrent à une très humaine vengeance… qui n’a pas grand-chose à voir, pour ainsi dire rien, avec l’indifférentisme cosmique caractéristique de l’œuvre lovecraftienne ultérieure, surtout à partir de « L’Appel de Cthulhu ». Mais, encore une fois, chercher une cohérence globale dans l’ensemble de l’œuvre de Lovecraft est sans doute illusoire.

 

En même temps, les félins aristocratiques et oisifs, ça n'est pas exactement anti-anthropomorphe.

 

Notons enfin que, sous la plume de Boris Maynadier, même sans trop forcer le trait, ce questionnement chez Lovecraft permet une réflexion plus globale, dans une perspective écologique, dont je ne suis pas bien certain qu’elle soit très pertinente au regard de l’analyse féline de la vie et de l’œuvre de notre auteur. Disons que c’est, de manière un peu scolaire, l’ouverture qui « conclut la conclusion »…

 

TOURNER EN RONRON

 

Car on peut apprécier, dans cette brève étude, la mesure dont fait généralement preuve l’auteur. Il ne prétend pas tout expliquer, s’il prétend expliquer quoi que ce soit. Son propos est seulement d’envisager la question du rapport aux chats de Lovecraft sous un angle qui ne soit pas purement anecdotique. À cet égard, j’imagine que l’étude est plutôt réussie, car, sans révolutionner l’exégèse lovecraftienne, elle autorise des remarques pertinentes, et pas toutes aussi convenues qu’elles en ont l’air – ce qui est appréciable.

 

Le petit ouvrage n’en a pas moins ses faiblesses. Un peu scolaire dans son déroulé (en tout cas, j’en ai eu l’impression), Lovecraft : sous le signe du chat succombe régulièrement à un travers un peu plus agaçant, à savoir la répétition. Le plan y est peut-être pour quelque chose, mais c’est surtout au sein de chaque chapitre que j’ai eu ce ressenti, où les mêmes éléments reviennent sans cesse, quitte à ce que cela passe par des paraphrases parfaitement inutiles car guère éclairantes. En somme, l’ouvrage aurait sans doute gagné en force en étant un brin écourté – oui, je sais, c’est moi qui écris ça, je suis à peine un peu gonflé…

 

Reste que, régulièrement, on a l’impression de tourner en rond.

 

(Rond.)

 

(Petit Patapon.)

 

(Pata-pata-patapon.)

 

Paille et poutre, oui, mais c'est quand même un peu regrettable, je trouve. Pas rédhibitoire, cela dit.

 

Lovecraft : sous le signe du chat n’a rien d’une lecture indispensable, sans doute. Pareille étude s’adresse au premier chef aux amateurs fanatiques du gentleman de Providence – les amoureux des chats sans être amoureux de Lovecraft y trouveraient peut-être leur Kwiskas, mais sans grande certitude. L’idéal serait probablement d’être à la fois fan de Lovecraft, des chats et de Deleuze et Guattari – ce qui existe forcément.

 

Forcément.

 

Mais, de mon côté, je ne peux guère me rattacher qu’au seul Lovecraft ; c’est peu, en définitive. Ceci dit, c’est une lecture agréable, et j’y ai bien trouvé quelques trucs à creuser. Je suppose que c’est très bien comme ça.

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