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Le Guide Howard, de Patrice Louinet

Publié le par Nébal

Le Guide Howard, de Patrice Louinet

LOUINET (Patrice), Le Guide Howard, Chambéry, ActuSF, coll. Les Trois Souhaits, 2015, 277 p.

 

Avec le temps, les « petits guides » publiés par ActuSF ont pris de l’ampleur, et c’est pas plus mal. Les dernières publications dans cette série sont autrement plus alléchantes que les premières tentatives bien trop lapidaires – faudrait d’ailleurs que je me fasse celui sur l’uchronie, tiens –, et ce Guide Howard concocté par ZE spécialiste français (et même mondial) de l’auteur, Patrice Louinet, en est une illustration éloquente – et d’autant plus bienvenue, sans doute, qu’elle peut à certains égards surprendre : c’est le deuxième guide ActuSF consacré à un unique auteur, après celui sur l’inévitable Philip K. Dick – mais si la postérité du Texan, avec tout ce qu’elle peut avoir d’ambigu, en même temps, justifie amplement l’entreprise, le fait est qu’on est encore en pleine redécouverte du personnage comme de son œuvre, les deux ayant longtemps pâti des mensonges et manipulations de margoulins en tout genre – le principal étant Lyon Sprague de Camp (qui avait également sévi quant au camarade Lovecraft, tiens…), qui s’en prend ici plein la poire, sans surprise mais à juste titre… Aussi l’œuvre de Robert E. Howard, malgré des antécédents légendaires via notamment François Truchaud et NéO, est-elle encore mal connue en France – et cantonnée aujourd’hui pour l’essentiel aux superbes éditions chez Bragelonne de bon nombre de ses récits, et pas seulement ceux relevant de la fantasy ou du fantastique, d’ailleurs ; superbes éditions par ailleurs coordonnées et traduites par Patrice Louinet himself… Il y a là peut-être un vague paradoxe : si l’on excepte le « best of » des récits de Conan repris en Milady, le lecteur français ne dispose pas d’éditions « populaires » d’un auteur qui le fut assurément, mais seulement d’ambitieux volumes « scientifiques » ; mais cela fait peut-être partie du problème, témoignant là encore de ce que l’auteur est à redécouvrir – et à intégrer pour ce qu’il fut vraiment.

 

Dès lors, on ne s’étonnera guère du parti-pris de Patrice Louinet, consistant – avant même toute biographie, celle-ci ne vient que plus tard, et s’avère comme de juste irréprochable (mais pouvant être complétée, si je ne m’abuse, par celle, plus ample, figurant dans le très chouette volume Échos de Cimmérie) – à tordre d’emblée le cou à quelques préjugés concernant Howard ; autant d’héritages regrettables des mensonges de Lyon Sprague de Camp, notamment, mais aussi d’erreurs d’analyse tenant à ce que l’on s’est longtemps basé sur des œuvres d’inspiration howardienne plutôt qu’émanant véritablement de l’auteur, pour juger globalement ce dernier sans même jeter un œil aux textes de référence – ici, la BD de Marvel et le film de John Milius ont incontestablement joué un grand rôle ; et Patrice Louinet se montre du coup régulièrement narquois… Plus loin, son très bref chapitre sur « Howard au cinéma » consiste ainsi en une unique phrase : « Il n’existe à ce jour aucune adaptation d’un texte de Howard au cinéma. » Bien sûr, après ce charmant trollage, l’auteur concède qu’il y a eu çà et là des inspirations, ou du moins que des œuvres ont usé de noms howardiens… Attitude bien compréhensible, et évidemment légitime, dès lors que l’on entend, à l’instar de Patrice Louinet ici, s’en tenir à Howard même ; ce qui ne m’empêchera pas de conserver des souvenirs émerveillés des séries conanesques de la Marvel – qui m’ont fait découvrir le personnage, certes « slip de fourrure » – et plus encore du film Conan le Barbare, qui, pour être l’œuvre d’un « fasciste zen » autoproclamé trippant sur Gengis Khan, n’en reste pas moins à mes yeux, et de loin, la meilleure œuvre de fantasy cinématographique – sans véritable concurrence encore à ce jour (n’en déplaise aux apôtres des peterjacksonneries hobbitesques – dont le rapport à Tolkien pourrait d’ailleurs être commenté, j’imagine).

 

Le plan de cet ouvrage a cependant quelque chose de déconcertant, au-delà de cette relégation de la traditionnelle biographie aux pages 105-132 ; mais c’est que Patrice Louinet entend mettre en avant cette dimension « guide » plutôt que de donner un « essai » à proprement parler – d’où, peut-être, une vague impression de bric et de broc, finalement guère dommageable. Aussi, une part importante de ce livre consiste-t-elle stricto sensu en un guide de lecture, examinant récit après récit ce que le lecteur, qu’il soit déjà fan ou entreprenne timidement de découvrir cette œuvre étonnamment prolifique pour une période aussi brève, ferait bien de lire en priorité – « Les vingt nouvelles qu’il faut avoir lu (et pourquoi) », pp. 51-102, résumées et commentées en une ou deux pages chacune –, ce qu’il lirait également avec profit au-delà de ces essentiels – « Vingt autres textes qui méritent aussi votre attention », pp. 137-167 –, et quelques mots laconiques sur d’autres nouvelles pour conclure.

 

Ce guide de lecture, très enthousiaste, témoigne d’une éloquente passion pour l’œuvre de Howard, au sens large – bien évidemment, il ne s’agit pas ici de s’arrêter au seul Conan, le barbare qui cacherait la horde : le préjugé à ce sujet, faisant de Conan un personnage « à part » dans la production de l’auteur, et sous-entendant vaguement une qualité « supérieure » dans les récits consacrés au Cimmérien, est combattu d’emblée, et à bon droit. Les autres personnages récurrents sont examinés (tels Kull, Solomon Kane, Bran Mak Morn – qui est peut-être mon préféré, au fond, le volume qui lui avait été consacré m'avait vraiment séduit –, Steve Costigan, etc.), et tout autant bien sûr les nombreux textes « indépendants ». Ces brefs commentaires, toujours pertinents – même si très laudateurs, forcément (ou pas ?) –, remplissent en tout cas parfaitement leur office : ils illustrent tant le travail acharné que la singularité d’un auteur rattaché aux pulps, mais qui n’en avait pas moins quelque chose d’iconoclaste y compris dans ce milieu, et savait se montrer inventif au-delà du jeu des influences – qui l’affectait, mais qu’il savait rapidement dépasser, globalement ; et tout ça donne une sacrée envie de lire et relire… Faut d’ailleurs que je m’y remette, moi, j’ai pris du retard – attendent dans ma bibliothèque Les Ombres de Canaan, Almuric, El Borak et Agnès la Noire… Je vais tâcher d’y remédier dans les semaines qui viennent.

 

Cette passion pour l’œuvre ressort aussi dans une profonde empathie à l’égard de l’auteur envisagé à son tour en tant que personnage – tout en balayant donc les mensonges des époux De Camp, qui en faisaient par exemple un enfant chétif et malheureux, et plus tard, en conséquence directe, un psychotique au dernier degré. Comme pour son comparse Lovecraft (qu’il n’a jamais rencontré malgré une correspondance abondante), on ne peut pas vraiment dire que la (très courte…) vie de Robert E. Howard a quelque chose de foncièrement palpitant, mais elle intrigue néanmoins, au point d’avoir pu devenir un sujet proprement littéraire, ainsi dans un important ouvrage qui lui fut consacré par sa fiancée Novalyne Price. Là encore, les présupposés – dans un sens ou dans l’autre, d’ailleurs – ont longtemps nui à l’appréhension au plus près de la personnalité réelle de Howard ; d’autant que sa vie, probablement plus encore sa mort, ont été à certains égards mises en scène (y compris par son propre père !). Il n’en reste pas moins, au-delà des dérives psychologisantes (à base d’Œdipe et d’asexualité… comme pour Lovecraft, tiens ?) effectivement condamnables dès lors qu’elles procédaient d’une distorsion de la réalité au seul service d’une image à susciter, entretenir et colporter, que l’auteur garde à certains égards une aura de mystère vaguement perturbante – notamment, donc, en ce qui concerne son suicide…

 

Le Guide Howard, au-delà de ces grandes rubriques, comprend encore d’autres éléments, plus discrets mais pas moins intéressants – sans surprise, je relève notamment ces quelques commentaires concernant sa correspondance avec Lovecraft (et plus largement son rapport au gentleman de Providence), dont quelques extraits éloquents sont par ailleurs fournis – balayant notamment, s’il en était encore besoin, le cliché d’un Howard « fasciste » (ce qu’il n’était certainement pas, à l’évidence – on relèvera au passage quelques lignes lucides et tempérées sur son racisme, d’emblée affiché, et à bon droit, comme étant une tout autre question). Enfin, l’ouvrage comprend quelques suggestions de lecture permettant à l’amateur d’aller plus loin – et dresse, comme un contrepoids nécessaire à la noire statue de Lyon Sprague de Camp, un éloge de Glenn Lord, englobant dans un sens tous les lecteurs passionnés qui, à son instar, ont travaillé contre vents et marées pour rétablir l’œuvre howardienne ainsi que l’auteur dans ce qu’ils étaient réellement… Entreprise encore en cours, et dont on espère qu’elle continuera à porter ses fruits.

 

Un très chouette guide, donc. Passionnant autant que passionné, par ailleurs d’un sérieux irréprochable ; utile au néophyte, parlant à l’initié… Le Guide Howard remplit pleinement son ouvrage.

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Kult

Publié le par Nébal

Kult

Kult, [Kult], Ludis, 1993 [1995], 256 p.

 

Kult, pour moi, c’est l’histoire d’une fascination un brin sordide. En tout cas, quand le jeu est paru (cette édition française date de 1995 ; on notera au passage le bordel dans l’histoire éditoriale du titre, passant par des éditions suédoises – la langue d’origine –, anglo-saxonnes et françaises peu ou prou toutes différentes), l’avertissement passablement racoleur en couverture, « Ce jeu n’est pas recommandé au moins de 16 ans », ne pouvait pas me laisser indifférent : forcément, j’avais moins de seize ans… Mais bizarrement ou pas, je n’ai pas sauté le pas à l’époque (quand bien même, chez le même éditeur français, Ludis, du coup un brin connoté, je me suis ultérieurement procuré Wraith, qui vaut aussi son pesant de glauquerie…). Peut-être cet avertissement n’est-il pas totalement gratuit, même si je n’en suis pas tout à fait convaincu… On peut quand même supposer à bon droit que des joueurs matures sont un atout certain, voire un prérequis, pour un jeu à l’imaginaire aussi marqué ; dans ce sens-là, peut-être, alors : il ne s’agirait dès lors pas d’ « interdire » ce jeu aux moins de seize ans en craignant hypocritement de choquer les pauv’ petits, mais simplement de constater que les pauv’ petits en question n’ont probablement pas encore développé la mentalité nécessaire pour pleinement s’immerger dans tout ce qui fait le sel du jeu, et ainsi en tirer le meilleur – loin du seul festival de grand-guignol teinté de nihilisme morbide adulescent toujours à craindre en l’espèce, sans doute… avec le risque d’absurde bourrinade que cela implique.

 

Il n’en reste pas moins que cette pseudo-polémique de l’époque a ancré ce jeu dans mon imaginaire – sans que j’en sache forcément grand-chose, pourtant… La couverture a joué aussi, sublime (le reste de la gamme n’était pas vraiment à la hauteur pour ce que j’en sais, et, dans le présent volume, si les illustrations plus-ou-moins-noir-et-blanc ne sont pas mauvaises en tant que telles, elles manquent cependant de lisibilité – outre qu’on ne sait pas toujours très bien ce qu’elles illustrent au juste… Quant aux illustrations couleurs intérieures, elles sont tout simplement atroces). Du coup, j’ai conservé dans un petit coin de mon crâne l’idée de tenter l’expérience un jour. Parce que cette glauquerie générale m’intriguait et me séduisait ; aussi parce que j’étais bien tenté de trouver un jeu de rôle d’horreur contemporain un peu « sale », loin de mon L’Appel de Cthulhu habituel (sous sa forme la plus classique, disons), et que le peu que je savais de Kult m’évoquait un Clive Barker en bonne forme – impression vite confirmée à la lecture du bouquin, c’est vraiment la référence essentielle du jeu (jusque dans certains clins d’œil très appuyés – ainsi, je suppose qu’il n’y a aucun hasard dans le fait que le détective du surnaturel que l’on suit régulièrement dans les textes d’ambiance et les exemples de jeu soit prénommé Harry…) ; la lecture navrante des toutes récentes Évangiles Écarlates dudit auteur, paradoxalement ou pas, m’a conforté dans l’envie de tenter l’expérience – avec l’arrogante conviction qu’on pouvait sans doute, que je pouvais sans doute, à l’instar de l’artiste pluridisciplinaire dans ses œuvres, faire bien mieux que ça – faut pas gâcher… Et puis, de manière plus générale, je cherchais une bonne campagne « écrite » pour jouer en parallèle de ma chronique perso d’Imperium et de mes investigations lovecraftiennes hebdomadaires (en tant que joueur cette fois) ; Or Taroticum (que je lis prochainement, du coup) avait l’air d’avoir plutôt bonne réputation…

 

Des renseignements pris çà et là, au cas où, m’ont donné des sons de cloches très divers : globalement, tout le monde ou presque s’accordait à louer le background et à défoncer le système de règles ; il y a eu des hauts et des bas dans les appréciations, quelques attaques perfides ayant en fin de compte amené les fans hardcore à faire l’apologie de la chose – pour son ambiance, pour sa maturité, pour les souvenirs de personnages ou de campagnes extraordinaires qui allaient avec… Je me tâtais, hésitant à jeter peut-être aussi un œil à Within, autrement récent (ce que je vais peut-être tenter quand même un de ces jours), mais ces dernières appréciations, et un arrivage bienvenu du livre de base et de Taroticum dans ma boutique de VPC habituelle, m’ont fait franchir le pas…

 

Kult, donc. Un bouquin d’environ 250 pages, noir et blanc pour l’essentiel, composé à partir d’éléments originaux distincts (dans une trentaine de chapitres qui se chevauchent ou s’enchaînent parfois étrangement), traduit plus ou moins habilement (et relu de même). Très vite, une impression s’en est dégagée (enfin, après la confirmation essentielle que ceci était très barkerien) : l’ensemble n’est pas vraiment d’une clarté à toute épreuve… Les premiers aperçus de l’univers sont ainsi nécessairement flous et même abstraits – ce qui peut se concevoir, certes, pour un jeu « à secrets », alors admettons. Plus gênant, les éléments de règles (au-delà de la base : jet de compétence au d20, faut faire en dessous de son score, y a des modificateurs, la marge de réussite est cruciale, en cas d’opposition ce sont les marges que l’on compare – jusqu’ici tout va bien) ne brillent pas toujours par la pédagogie, loin de là ; à vrai dire dès les chapitres consacrés à la création de personnage, on peut, en cas d’attention juste un brin défaillante, perdre un tantinet le fil… Cela dit, au-delà des exemples « archétypaux » fournis au cas où, ce qui caractérise cette phase du jeu, c’est sans doute son extrême liberté – avec plein de points de compétence à répartir en gros comme on veut, en prenant toutefois en compte que certains scores, primordiaux, déterminent pour une bonne part les secondaires. Bref : faut faire son marché, et donc quelques calculs. Plus intéressants, mais participant de la même liberté globale, les classiques atouts et handicaps (on parle ici d’Avantages et de Faiblesses – même si plus tard on peut y ajouter des distinctions supplémentaires) sont ici d’une grande importance, à au moins deux titres : d’une part, ils déterminent l’Équilibre Mental du personnage, fluctuant, et fondamental dans le jeu (notamment en ce qu’un score trop faible, dans les négatifs, mais aussi – plus surprenant mais bien vu – trop élevé, a une influence directe sur les capacités du personnages, sur la manière dont on le perçoit, mais aussi – et c’est surtout ça qui me paraît alléchant à la lecture – sur la perception que le PJ a du monde, de l’espace, du temps, éléments cruciaux dans ce jeu ayant l’illusion pour thématique centrale) ; d’autre part, les Faiblesses (surtout) sont amenées à avoir une importance essentielle en jeu quand le personnage, pour une raison ou une autre, « craque » : on l’a souvent dit, et ça me paraît assez juste à la lecture de ce seul livre de base, dans Kult l’horreur est pour une bonne part « intérieure » ; au-delà des manifestations surnaturelles extérieures, pour le principe, le jeu exprime le cauchemar ultime dans une lutte perpétuelle du PJ contre ses mauvais penchants… Un autre aspect de la fiche de personnage (en quatre feuillets, WTF ?) est d’ailleurs le Sombre Secret que porte le PJ – que celui-ci, par exemple, soit la victime d’une malédiction, ait commis un crime particulièrement horrible, ou encore ait servi de cobaye pour de terrifiantes expériences médicales…

 

Jusqu’ici tout va bien – en gros. On peut bien s’étonner de la persistance de quelques archaïsmes dont on se demande un peu ce qu’ils foutent là, certes : des règles pour l’encombrement ou encore la vitesse de déplacement (dont je n’ai jamais vraiment vu l’intérêt hors donjonnerie – et à vrai dire, même là…), une détermination chiffrée du niveau de vie (en francs, eh…), ce genre de choses… Parfois, tout cela a sans doute un côté un peu trop matheux, pas forcément très bienvenu, a fortiori pour un jeu tel que Kult – que je vois plus du côté de l’ambiance, et je crains toujours qu’un excès de précision lui soit nuisible… Et puis il y a la partie de la fiche (une feuille entière sur quatre !) qui entre en résonnance avec les règles sur l’inévitable combat, et plus largement les blessures et la guérison ; là, j’ai craint le pire… et à raison, faut croire.

 

Bon. Je ne suis globalement pas fan des bastons, hein. Du coup, en tant que MJ, je me contente un peu (à tort sans doute) du minimum syndical en la matière – d’autant que je m’embrouille vite dans les systèmes trop complexes : je déteste avoir à prendre en compte, ailleurs que sur mon PC où la machine calcule tout ça pour moi, des dizaines de paramètres tactiques et à multiplier les jets de dés ; ça me fait chier, et je ne sais pas faire. Ce n’est pas le système de Kult en la matière qui va me réconcilier avec la baston rôlistique : à ce stade, je l’ai trouvé tout bonnement absurde… Pas mal de paramètres à prendre en compte, donc (y compris bonus à l’initiative, bonus aux dégâts, ce genre de caractéristiques dérivées dont je ne m’explique pas toujours très bien la présence ici), des règles pour le combat à distance relativement OK, d’autres pour le corps à corps pas hyper limpides… Et un système de blessures improbable, passant systématiquement par la localisation des coups, avec les effets particuliers que cela induit, et distinguant plusieurs types de blessures (superficielles, légères, graves, mortelles) se convertissant les unes dans les autres, mais selon un barème variable pour chaque personnage, dépendant de son score de Constitution – ce qui nécessite a priori quelques calculs supplémentaires dont je redoute vraiment qu’ils viennent nuire à la fluidité de l’action, d’autant qu’il faut y ajouter ceux concernant la perte d’Endurance, correspondant peu ou prou à la fatigue… Je ne vois vraiment pas l’intérêt d’un système aussi tordu et « précis » (à sa manière bien lourde) – de manière générale, et a fortiori dans un jeu où je ne compte vraiment pas mettre le combat au cœur des péripéties. Certains s’en accommoderont sans doute, qui écumeront le catalogue d’armes absurdement détaillé des pages 93 à 104, mais pas moi – vraiment pas.

 

Or cet excès de précision se retrouve en d’autres occasions, pour des sujets plus intéressants dans l’absolu, mais qui perdent du coup de leur pertinence en jeu, tant cette lourdeur se montre dissuasive. Il y a aussi, de manière assez récurrente, des absurdités façon grobillesques détaillant des cas particuliers ou donnant des caractéristiques dans l’hypothèse hautement improbable où se présenteraient certains phénomènes que je n’arrive pas à concevoir, même à très, très haut niveau : ainsi des caractéristiques chiffrées des créatures plus ou moins divines dont on entend parler çà et là (Astaroth, les Archontes, les Anges de la Mort…), ce qui me paraît au moins aussi absurde que de donner des scores de Force et de Constitution pour Cthulhu ou Yog-Sothoth (voyez le Malleus Monstrorum…). Mais il en va de même pour l’Éveil (imaginant des personnages arrivant aux scores démesurés de -500 ou +500 en Équilibre Mental, sérieux ?), ou encore pour des choses très alléchantes sur le papier, mais dont je doute qu’elles puissent se montrer véritablement utiles en jeu (par exemple, le contrôle de ses rêves, ou encore la manipulation de l’espace et du temps – tout ça m’emballe énormément, ça fait partie des originalités sympathiques de Kult, mais peut-on vraiment en arriver là ? On évoque des scores démentiels…).

 

Côté système, Kult me paraît donc effectivement foireux, et c’est bien regrettable – si jamais j’y joue un de ces jours, je doute que ce soit « by the book »…

 

Et puis il y a le background. Alors, attention au cas où, les gens, ou plus précisément les joueurs, je ne suis pas certain de SPOILER à proprement parler (enfin, je vais révéler quelques éléments utiles à l’appréciation du background quand même, donc…), mais les critiques lues ici ou là (bon, notamment sur le GRoG) prenant leurs précautions à cet égard, méfiez-vous éventuellement.

 

En fait de background, Kult propose pour l’essentiel une cosmogonie – ce qui, dans l’absolu, ne l’éloigne pas forcément de L’Appel de Cthulhu, pour le coup ; cependant, dans ses sources comme dans ses implications, cela n’a rien à voir. Pas de « weird science » ici, et la philosophie au cœur du jeu est l’antithèse même du matérialisme mécaniste : dans Kult, le Rationalisme est une Faiblesse – tout est dit. Le jeu, outre son esthétique barkerienne, s’inspire de sources mystiques voire ésotériques. Le fond est sans doute judéo-chrétien à bien des égards (encore que la thématique de l’illusion puisse avoir quelque chose d’hindou, mais je dis peut-être des bêtises), mais tel qu’il a été réinterprété notamment via la Gnose et la Kabbale.

 

Je résume l’idée de base, à gros traits : l’homme avait en lui quelque chose de divin, qui s’est perdu au fil des siècles. Une mystérieuse entité, le Démiurge, a en effet « emprisonné » l’homme, qui n’en a normalement pas conscience, dans un complexe système de geôles, une « Machine » impliquant plusieurs mondes (l’Élysée est le monde que nous connaissons – ou croyons connaître –, mais il faut y rajouter l’Enfer et les innombrables Purgatoires, les Limbes qui sont grosso modo le monde du rêve, Metropolis la cité originelle hors du temps et de l’espace, dont toutes les autres ne sont que des reflets, ou encore le Labyrinthe souterrain qui relie plus ou moins les mondes entre eux…). Surtout, l’homme est enfermé dans une réalité tronquée, illusoire par essence – cette illusion fondamentale coupant donc l’homme du réel, de la « vraie Réalité » comme ils disent, et le maintenant en captivité. Le sort de l’homme, créature déchue, n’est du coup guère enviable… Cela dit, au-delà de la punchline du jeu (« La Mort n’est que le Commencement… »), il n’est vraiment pas nécessaire de périr pour souffrir des horreurs sans nom que dissimule en principe l’illusion. Comme dit plus haut, le PJ doit lutter sans cesse contre lui-même, ses mauvais instincts, et de plus en plus à mesure qu’il prend conscience de l’irréalité de ce qu’il croyait acquis – un mécanisme, en plus complexe peut-être, en plus pertinent probablement, pouvant renvoyer à la classique Santé Mentale de L’Appel de Cthulhu, mais avec des implications d’un autre ordre, quand bien même au moins aussi terribles. Mais des événements surnaturels extérieurs, par exemple l’intervention d’étranges créatures tels que les Razides ou Népharites (honnêtement, je me paume encore dans le lexique, assez velu…), peuvent certes précipiter les PJ « captifs » dans la folie la plus insoutenable… ou réconfortante ?

 

La croyance religieuse a longtemps joué un rôle essentiel dans la perpétuation de l’illusion. Les choses changent, cependant – grosso modo depuis deux siècles, après que les Lumières ont radicalement chamboulé quelques prétendus acquis en Occident. L’illusion se fissure toujours un peu plus… d’autant que le Démiurge a disparu, laissant un gros bordel derrière lui – avec ses serviteurs, les Archontes (nommés d’après les sefirots de la Kabbale), qui se frittent entre eux, et son double maléfique (aha) Astaroth qui frétille d’ambition dans l’Enfer dont il a la garde, tandis que ses propres serviteurs, les Anges de la Mort, complotent en permanence…

 

Cette cosmogonie, bien détaillée, parfois encore bien abstraite cependant, s’appuie en outre sur la description des différents mondes qu’elle implique. Je ne suis pas certain de bien voir comment gérer le passage d’un monde à l’autre (dans des conseils au MJ, les auteurs recommandent pourtant d’insister là-dessus…), et la représentation de ces divers éléments est généralement obscure ; il y a sans doute des choses à creuser, pour chacun – même si une bonne compréhension, au-delà du seul et indispensable Élysée, de Metropolis et de l’Enfer est sans doute essentielle pour suivre une trame fondamentale à même de s’exprimer pleinement en campagne ; les Limbes et le Labyrinthe me paraissent obéir à des critères un peu différents, mais ce n’est là qu’un ressenti après première lecture, je peux faire fausse route (probablement, d’ailleurs).

 

On trouve, au-delà, des éléments fascinants sur les implications de l’illusion en ce qui concerne, par exemple, les rêves, ou encore la perception du temps et de l’espace – des trucs très alléchants mais d’un emploi probablement délicat, j’en ai causé plus haut. De même pour la folie et la « passion » (sexuelle), mais ça m’a moins emballé… Il faut aussi envisager la problématique de l’Éveil, une sorte de prise de conscience totale doublée d’une maîtrise parfaite, censément accessible « par le bas » (Voie des Ténèbres) ou « par le haut » (Voie de la Lumière), mais dont je ne crois pas un seul instant qu’elle puisse concerner les PJ (mais ça peut fournir des PNJ utiles, éventuellement).

 

Tout cela est globalement très intéressant… mais je ne suis pas bien sûr de voir comment en faire usage au mieux. D’autant qu’il serait sans doute bienvenu de s’éloigner de la base relativement commune (horreur + conspiration) pour vraiment mettre en scène tout ce que l’univers de Kult peut avoir de singulier, jusque dans son esthétique malsaine… La thématique de l’illusion pouvant par ailleurs être problématique – une fois que les joueurs ont commencé à percer le voile, l’intérêt reste-t-il ? J’aurais tendance à dire que oui (sinon, cela ferait des décennies que plus personne ne jouerait à L’Appel de Cthulhu, voire à Vampire…), mais peut-être.

 

Là, il n’y a pas de mystères, il me faudra jeter un œil à des scénarios. Je ne tarderai donc pas à lire Taroticum, qui a semble-t-il plutôt bonne presse (même si on lui reproche généralement un certain dirigisme). Dans l’immédiat, ce livre se conclut par « Et In Arcadia Ego », qui me paraît plus ou moins pertinent en guise de scénario d’introduction. Alors attention, là oui, je SPOILE : les PJ sont invités chez un vieil ami à l’agonie (point de départ à peu près aussi original que le testament de l’Oncle Machin dans L’Appel de Cthulhu…), en l’occurrence un professeur et esthète homosexuel ravagé par le sida (glauquerie « mature » un brin appuyée, quoi) ; progressivement, les personnages seront engloutis par les rêves de leur hôte, qui ont par ailleurs attiré l’attention d’une créature maléfique… L’idée de mettre l’accent sur le rêve, ici, me conforte dans l’impression que le jeu sur les Limbes et tout ce qui va avec tient quelque peu de « l’à-côté » par rapport à une trame impliquant Metropolis ou l’Enfer ; cela peut cependant donner des choses intéressantes… à ceci près que les PJ n’ont pas forcément grand-chose à faire ici (le scénario est découpé en journées d’abord parfaitement vides…), et que l’affrontement inéluctable avec la bestiole onirique (même tempéré) me paraît bien convenu et guère enthousiasmant… Il faut vraiment jouer sur les spécificités du rêve, et le contrôle relatif que les PJ peuvent en avoir. Alors peut-être…

 

Au final ? Eh bien, je ne sais pas trop quoi en penser… Enfin, si : le système est largement à chier. Pour le reste… Je ne sais pas. L’ambiance me plaît bien – beaucoup, même – mais je ne suis pas certain de bien voir ce qu’il est possible d’en faire… Ça demande sans doute à être approfondi. On verra donc bientôt avec Taroticum.

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Zaï Zaï Zaï Zaï, de Fabcaro

Publié le par Nébal

Zaï Zaï Zaï Zaï, de Fabcaro

FABCARO, Zaï Zaï Zaï Zaï, Saint-Jean de Védas, 6 Pieds sous terre, coll. Monotrème (Mini), 2015, 72 p.

 

Alors, oui, la BD françouaise rigolote d’auteur, j’y connaissions reun, moué… Ou presque – il y a peut-être des choses, chez L’Association ou Les Requins Marteaux par exemple, histoire de se montrer original, qui ont pu parvenir jusqu’à moi… Pas grand-chose de plus. Mais, parfois, une BD en particulier connaît un succès grandissant chez mes camarades autrement mieux informés, m’incitant à y jeter un œil ignare – quand bien même un peu par hasard.

 

Par exemple, Zaï Zaï Zaï Zaï – que ce titre est improbable, au moins autant qu’un succès planétaire de Joe Dassin –, BD du semble-t-il assez prolifique Fabcaro, qui la qualifie d’emblée de « road movie » (bon…). Je n’avais jamais entendu parler, ni de Fabcaro, ni des éditions 6 Pieds sous terre, inculte de moi, mais cette BD précisément avait largement séduit autour de ma personne, et plus loin encore comme de juste.

 

Ça méritait bien que j’y jette un œil – et l’occasion se présentant… Le bilan est sans appel : c’est effectivement excellentissime. Ça faisait très, très longtemps que je n’avais pas lu quelque chose d’aussi drôle, et en même temps pertinent – avec en outre un dessin très intéressant, qu’on n’associerait peut-être pas immédiatement, dans nos clichés, à ce genre de récit, mais qui se révèle tout simplement parfait.

 

Cela dit, en parler s’annonce difficile, je ne sais pas vraiment quoi en dire…

 

Bon, la base : un jeune homme – qu’on apprendra bientôt, horreur glauque, être un AUTEUR DE BD (de ces gens, donc, qui ne sont pas comme nous, dont les coutumes sont étranges et incompréhensibles, et dont, du coup, on ne se méfie jamais assez) – fait ses courses au supermarché, mais, patatras ! s’aperçoit, arrivé à la caisse, qu’il a oublié sa carte de fidélité… Ce crime atroce déchaîne l’ire des employés, qui tentent immédiatement de maîtriser le dangereux contrevenant – lequel parvient pourtant à s’enfuir. Mais le forcené asocial est alors seul, sur la route, face à une société unanimement hostile, et l’affaire, de sordide fait-divers qu’elle était à l’origine, acquiert bien vite une dimension nationale, les politiques et les médias s’en mêlant…

 

Le point de départ est sacrément absurde, oui, et donne le ton de la suite. C’est du nonsense à l’état pur, avec quelque chose de British et probablement monty-pythonesque, sans doute. Et, comme de juste, ça participe aussi d’un discours, disons, « politique », finalement presque aussi terrifiant qu’hilarant – avec peut-être même une vague ombre kafkaïenne pour faire bonne mesure.

 

La succession des gags (généralement en une planche, parfois deux) est aussi frénétique qu’efficace, multipliant les délires improbables et pourtant si bien vus. Cela reste parfois à un niveau relativement « léger », sans trop d’implications au-delà du seul rire – on y découvre ainsi comment on peut menacer quelqu’un de faire une roulade arrière, ou en brandissant un poireau, ou encore combien Balavoine s’avère redoutable au karaoké, mais peut-être plus « Mon fils, ma bataille » que « Le Chanteur ». Parfois (souvent), cependant, les gags révèlent une sous-couche critique très pertinente – surtout quand il s’agit de laisser la parole aux politiques et aux médias : on y joint ses doigts pour appuyer son propos devant la caméra, on y interroge des envoyés spéciaux qui ne savent absolument rien mais font de leurs supputations gratuites et racoleuses autant d’ « informations », ou on réalise des micros-trottoirs biaisés, les questions des journaleux déterminant les réponses convenues des quidams – autant de choses qui n’arrivent absolument jamais dans notre beau pays d’en France d’aujourd’hui. Au-delà, lesdits quidams peuvent s’avérer dangereux sans même qu’on les y incite ; ainsi de ce barman à la lucidité exemplaire, discernant derrière le moindre problème la responsabilité inéluctable des Juifs (l’enchaînement Râteau-Torah-Juifs restera à jamais gravé dans ma mémoire).

 

Et tout ça marche parfaitement bien. C’est drôle (très), c’est bien vu (très) – oui, c’est excellent ; à se pisser dessus, à vrai dire. Un vrai moment de bonheur, avec pourtant tout ce qu’il contient de… ben, « noirceur », en fait – grinçante et désabusée, face à la bêtise du quotidien, rarement aussi bien mise en scène.

 

J’ai adoré, et ne vois pas grand-chose à reprocher à Zaï Zaï Zaï Zaï – tout au plus, très vaguement mais au fond je n’y attache plus d’importance maintenant, un brin de scepticisme devant le complexe de persécution frappant notre pauvre AUTEUR DE BD. Mais pourquoi pas, après tout…

 

Non, rien, donc. C’est excellentissime, et peu ou prou parfait. Lisez-moi ça, et plus vite que ça encore (si c’est pas déjà fait – auquel cas relisez-moi ça, et plus vite que ça encore).

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Adios Schéhérazade, de Donald Westlake

Publié le par Nébal

Adios Schéhérazade, de Donald Westlake

WESTLAKE (Donald), Adios Schéhérazade, [Adios Scheherazade], traduit de l’anglais (États-Unis) par Marcel Duhamel et Laurette Brunius, Paris, Minerve – Rivages, coll. Noir, [1970, 1985] 2007, 220 p.

 

En dépit de la collection (Rivages/Noir, donc), et en dépit de l’auteur (le très prolifique Donald Westlake, que je n’avais jamais lu avant, mais connu semble-t-il notamment pour sa série de polars humoristiques mettant en scène le personnage de Dortmunder), Adios Schéhérazade n’a somme toute rien d’un polar. Et si son pitch laisse augurer d’une certaine loufoquerie mettant à nouveau l’humour au premier plan, on avouera qu’il s’avère en définitive être un peu différent de ce que l’on pourrait croire au premier abord.

 

Roman qu’on aurait sans doute envie de supposer cathartique, Adios Schéhérazade narre, à la première personne, les déboires d’Edwin Topliss, qui gagne sa vie, si tant qu’il y ait vraiment quelque chose à gagner, en écrivant à la chaîne des romans pornos – encore que le terme de « pornographie » puisse paraître excessif, tant le langage requis, notamment, se montre chaste par contrainte (les années soixante, bon…). Il ne les écrit même pas pour lui, d’ailleurs – enfin, si, pour l’argent –, mais se dissimule derrière un pseudonyme censé appartenir à son camarade Rod ; Edwin est donc un nègre, mais cela ne lui pose pas vraiment de problème : à ses yeux, si Rod est bel et bien un écrivain, lui-même ne saurait prétendre à ce titre de gloire – et peu importe s’il pond un roman porno par mois depuis quelque temps déjà.

 

Quand Rod lui a proposé ce boulot, Edwin n’a guère hésité : c’était un moyen, sans doute plus amusant qu’un boulot « normal », de gagner bien plus d’argent. Mais pas assez… Bien vite, Edwin s’est montré dépensier, et son épouse Betsy tout autant. Esclave enchaîné à sa machine à écrire, Edwin doit donc persévérer dans son art mineur, et multiplier les courts romans navrants, obéissant tous au même schéma ou presque (quatre types d'histoire, dix chapitres, quinze pages chacun, une scène de cul à chaque fois).

 

Ce qui ne peut pas durer. Rod l’avait prévenu : on ne peut pas écrire ce genre de choses ad vitam aeternam… Et Edwin, honnête artisan dans son genre, s’est mis à ramer. Ses derniers romans ont tous été livrés avec un brin de retard, qu’il ne peut plus se permettre – on lui a clairement dit qu’il serait viré au prochain souci. Or Edwin a plus que jamais besoin de cet argent…

 

Mais cette fois, il n’y arrive pas. Il connaît les schémas, les codes, en a usé et abusé, mais cette fois ça ne veut pas. Alors il enchaîne les « chapitre 1 », y déploie quelques idées, mais sombre bien vite dans la digression – en bon écrivain (malgré tout…), il écrit afin d’expliquer pourquoi il ne peut pas écrire… La page blanche, impitoyable, ne lui laisse guère d’autres possibilités. Alors, abandonnant bien vite ses ersatz de narration poussive, il consacre plus de temps et de pages à disséquer son travail, et à étaler pour un lecteur hypothétique la misère de sa navrante vie. C’est finalement dans cette autobiographie par défaut qu’il a recours à un style pornographique – même si le plus obscène dans tout ça est probablement son exhibition teintée d’hypocrisie.

 

Car, en fait de lecteur hypothétique, il y a sa femme, Betsy – mais elle ne lit plus ses brouillons, n’est-ce pas ? Betsy. Il ne sait pas s’il l’a vraiment aimée un jour… En tout cas, leur histoire commune a quelque chose de pathétique autant que convenu, et, dans les feuillets qui sortent de sa machine à écrire, il laisse libre cours à ses récriminations plus ou moins fondées. Il ne s’arrête pas là, cependant : notre artisan du porno, tellement à la peine pour écrire son roman, couche pourtant sur le papier nombre d’anecdotes salaces (et au langage autrement cru) l’impliquant lui-même, mais qui sont le plus souvent tout autant de fantasmes…

 

Adios Schéhérazade est donc un roman sur l’écriture – et si Manchette, dans l’extrait de sa chronique repris en quatrième de couverture, rejette en bloc les « tartines universitaires sur le ʺmétalangageʺ », le fait est que le court livre de Westlake tient de la mise en abyme. La succession des « chapitre 1 », les tentatives pénibles et vaines pour augmenter ce chiffre fatal, inscrivent le roman dans un entre-deux où la fiction et le discours sur la fiction s’entremêlent sans cesse – à moins de laisser la place à l’examen de soi, mais avec cette astuce, très bien vue, du réel prenant des allures de fiction, ou l’inverse. L’ambiguïté du récit, qui apparaît par petites touches, contribue à sa réussite.

 

De même sans doute que son humour – certains passages sont effectivement très drôles. Pourtant, le rire n’est peut-être pas l’élément le plus caractéristique du roman – et, sur le tard du moins, quand on s’éloigne plus radicalement de la gaudriole autour du faiseur de porno en manque d’inspiration, on rit de moins en moins (même si sa situation est tellement absurde qu'elle provoque quelques sourires), et on finit par ressentir des sentiments autrement plus complexes ; probablement même jusqu’à en être ému. Dingue, non ?

 

C’est qu’à travers ces pages de rebuts, de digressions impossibles à recycler, Edwin Topliss se révèle – en traçant d’abord à gros traits, puis avec de plus en plus de précision, tout le minable de sa vie. La fabrique du porno débouche ainsi sur un projet autrement plus littéraire, en fait – ou qui le serait, si seulement l’écrivain se mettait enfin à s’envisager comme tel…

 

Après, n’exagérons rien : si Adios Schéhérazade est assurément un bon bouquin, bien pensé, bien vu, il n’est probablement pas aussi convaincant à mes yeux que ce qu’on m’avait laissé entendre.

 

Il faut dire qu’il pèche pas mal par la forme, même si la responsabilité en incombe à l’évidence pour une bonne part à la traduction, horriblement datée par endroits, semée d’un argot franchouillard sonnant beaucoup trop bizarrement pour être honnête, et trébuchant même régulièrement dans la faute pure et simple (ce « collège » ne passe pas, s’il ne fallait citer qu’un seul cas, hélas récurrent). Un problème que j’ai hélas souvent rencontré dans mes rares excursions dans la collection (pour les Tony Hillerman, par exemple)… Ça mériterait vraiment d’être dépoussiéré. Et au Karcher.

 

Reste un concept intéressant, joliment mis en scène, et d’une richesse que le pitch seul, pour réjouissant qu’il soit, ne laissait pas forcément entrevoir. Ce qui est déjà très bien.

 

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L'Homme Truqué, de Lehman et Gess

Publié le par Nébal

L'Homme Truqué, de Lehman et Gess

LEHMAN et GESS, L'Homme Truqué, Nantes, L'Atalante, coll, L'Hypermonde, 2013, 63 p.

 

L'Homme Truqué, bande dessinée signée Serge Lehman et Gess, n'est pas tout à fait, en dépit des apparences et de l'inspiration indéniable, une adaptation du roman éponyme de Maurice Renard, le père du « merveilleux-scientifique » français – d'avant qu'on parle de science-fiction. Ou disons du moins qu'il ne s'agit pas d'une transposition... Bien sûr, ledit roman fournit la base de la BD (conjointement, cependant, avec une autre œuvre de Maurice Renard, Le Péril bleu) ; mais L'Homme Truqué, ici, doit sans doute être envisagé en priorité comme une sorte de spin off de La Brigade Chimérique, en forme de préquelle.

 

Nous sommes cette fois juste au lendemain de la Première Guerre mondiale – dont les horreurs ont suscité tant d'êtres nouveaux, qui feront de l'entre-deux-guerres à venir la brève ère des super-héros européens, jusqu'à la catastrophe, vingt ans plus tard, narrée dans La Brigade Chimérique. En attendant, toutefois, débute le règne de la charismatique Marie Curie, dont l'Institut du Radium accueille les victimes à jamais transformées par la boucherie des tranchées. Il y avait cependant quelques héros auparavant, tel le fameux Nyctalope (Léo Saint-Clair), pas encore officiellement le « protecteur » de la France, mais qui jouit d'ores et déjà d'un statut à part. Les relations entre les deux personnalités sont d'ailleurs parfois un brin rugueuses... Mais, si la figure de Marie Curie s'impose comme centrale du fait de son magnétisme inhabituel, tenant peu ou prou de l'aura, Léo Saint-Clair n'est cependant pas pour le moment le personnage plutôt pathétique de La Brigade Chimérique, obsédé par la nécessité d'avoir enfin un biographe à la hauteur de ses exploits, afin d'assurer au mieux sa place dans l'Histoire...

 

Tout ceci viendra en son temps. Dans l'immédiat, restent à gérer les conséquences les plus inattendues de la « der des der », avec l'éclosion de ces êtres à part, que le traumatisme du conflit, assaisonné de superscience, destine à devenir, pas le choix, des super-héros ou super-vilains... Ces monstres, au-delà de leurs supposés méfaits, inquiètent de toute façon le quidam par leur anormalité suspecte. Et c'est ainsi que Marie Curie et Léo Saint-Clair vont entendre parler du cas du capitaine Lebris, disparu au Chemin des Dames ; celui-ci a subi, dans des circonstances mystérieuses, une opération lui conférant des yeux de substitution ; cet « Homme Truqué », ainsi qu'on l'appellera bientôt, a eu ses yeux remplacés par une étrange et imposante machinerie, qui lui permet de voir le monde comme nul autre – et de voir notamment l'électricité...

 

On se doute bien vite que ce Lebris n'est pas un mauvais bougre – prendre en main son dossier ne s'avère pas moins nécessaire. Léo Saint-Clair et Marie Curie pistent donc cet improbable gibier, à l'aide de leur attirail superscientifique à coloration steampunk – mais leur sagacité aura aussi son rôle à jouer.

 

Derrière la « capture » de Lebris se profile cependant une affaire bien autrement inquiétante, maquillée un bref instant en romance impossible – le monstre n'osant guère imposer sa difformité à celle qui fut sa fiancée. Pourtant, le péril est là, que les yeux électriques de l'Homme Truqué permettent seuls de distinguer. Et un homme – pas un héros – jouera ici un rôle crucial : un certain Maurice Renard, feuilletoniste enthousiaste, quelque peu frustré cependant par l'indifférence dont il se sent victime, ainsi que le genre qu'il entend magnifier...

 

L'Homme Truqué est une BD relativement brève (peut-être trop, d'ailleurs), et assurément dynamique (le style de Gess, par ailleurs, me paraît une fois de plus davantage convaincant ici que dans La Brigade Chimérique – en s'autorisant comme de juste quelques variations occasionnelles, généralement bienvenues). Cette courte préquelle a quelque chose de naturellement enthousiasmant et débridé (à la manière de L'Œil de la Nuit ?), qui la rend moins intimidante, peut-être, que la série originelle – tout en en exploitant les thèmes les plus précieux : au-delà du crossover mauricerenardesque et des vignettes amusantes louant la Reine du Radium, L'Homme Truqué ne néglige pas de se montrer un brin plus grave à l'occasion – dans son évocation douloureuse des rebuts monstrueux des tranchées, gueules cassées et autres éclopés autant que « mutants » pré-super-héroïques. Et le jeu de référence sur les feuilletons d'alors, au milieu exact de ces deux approches, constitue bel et bien un atout essentiel ; l'hommage rendu par Serge Lehman à Maurice Renard (qu'il a souvent évoqué ici ou là) fonctionne parfaitement.

 

Une BD qui n'a probablement rien d'indispensable, non, et se montre probablement un peu trop lapidaire ; elle reste cependant éminemment sympathique.

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Neonomicon, d'Alan Moore et Jacen Burrows

Publié le par Nébal

Neonomicon, d'Alan Moore et Jacen Burrows

MOORE (Alan) & BURROWS (Jacen), Neonomicon, [Neonomicon], traduction [de l'anglais] d'Alex Nikolavitch, [s,l,], Urban Comics, coll, Urban Indies, [2011] 2013, 158 p.

 

Y a des périodes, comme ça ; ça veut ou ça veut pas... Ainsi, quand j'ai lu pour la première fois Neonomicon, une vision de l’œuvre de Lovecraft par Alan Moore, je n'en ai finalement rien retenu du tout – ce qui est tout de même embêtant, pour une BD rassemblant deux de mes auteurs fétiches dans une collaboration post mortem se voulant sans doute ludique et en tout cas prometteuse... Mais non, rien. Pas normal, ça...

 

Et puis y a d'autres périodes, heureusement, où la relecture se justifie, et peut quelque peu rétablir l'équilibre. Ayant lu il y a peu le premier tome de Providence – nouvelle série, en cours de publication, où Alan Moore et son compère Jacen Burrows dissèquent encore une fois les récits de Lovecraft – et quand bien même je me montre encore réservé quant au véritable intérêt de la chose, je me suis dit qu'il était bien temps de relire Neonomicon, leur première collaboration, chez le même éditeur (en VO, bizarrement pas en français). Et c'est bien mieux passé ; en tout cas, cette fois, il m'en reste quelque chose...

 

Alors, oui, d'emblée, on est ici très, très loin des plus grands chefs-d’œuvre d'Alan Moore : Neonomicon ne saurait atteindre le brio d'un From Hell ou d'un V pour Vendetta, encore moins d'un Watchmen. Mais cela reste une BD plus que correcte, assez pertinente finalement, et sans doute ne faut-il pas attacher trop d'importance à la vague provocation du scénariste affirmant qu'il avait écrit ceci pour le pognon – tout en disant malgré tout y avoir consacré autant de son sérieux que pour tout autre travail en BD, ce qui ne fait guère de doute.

 

Sous le nom collectif Neonomicon se cachent en fait deux récits, certes intimement liés, néanmoins différents : la BD s'ouvre sur un « prologue » en deux épisodes, dit « Côté cour » (The Courtyard en VO), qui n'est pas à proprement parler une BD scénarisée par Alan Moore, mais l'adaptation en BD (réalisée par Antony Johnston, et déjà dessinée par Jacen Burrows – dont le style, comme dans le Providence ultérieur, est certes très pro, joli sans doute, mais probablement bien trop lisse à mon goût...) d'une nouvelle lovecraftienne de l'auteur ; ensuite, Neonomicon à proprement parler (quatre chapitres) fait figure de prolongement et de variation autour de ce matériau originel. Moore, ainsi, transpose les thématiques lovecraftiennes classiquement associées aux années vingt et trente dans un cadre contemporain, au travers d'un polar sordide, mettant par ailleurs l'accent sur les aspects éventuellement refoulés de la fiction du gentleman de Providence – enfin, « refoulés », faut voir : le racisme pas tant que ça, après tout ; mais le sexe...

 

« Côté cour » est assez remarquable. On y suit un agent fédéral du nom d'Aldo Sax, en planque dans un taudis de Red Hook. Il enquête sur une série de meurtres rituels commis un peu partout par des individus n'ayant absolument aucun lien entre eux. Il a par ailleurs établi des connexions éventuelles avec l'activité d'une sinistre salle de concert, le Club Zothique, où se produisent des groupes braillant des paroles improbables, d'un charabia indicible ; et il y a sans doute de la drogue dans tout ça – que pourrait être d'autre cet aklo dont Sax a si souvent entendu parler ? D'où l'importance d'entrer en contact avec le mystérieux dealer Johnny Carcosa, aux lèvres masquées d'un foulard jaune...

 

Tout ça fonctionne vraiment bien. D'autant plus, sans doute, que Sax est un sacré connard, vaguement nazillon ; il ne doute par ailleurs guère de son intelligence, cet homme si sûr de lui – à bon droit, globalement... Sauf que ses boulettes bien réelles ne peuvent que le précipiter vers sa perte – le lecteur, bien conscient de la fausse route de l'aklo et des autres méprises de l'agent quant à ce qui se passe au juste autour de lui, se retrouve ainsi dans une position très particulière, parfois inconfortable, d'ailleurs : le récit, à certains égards, joue en effet longtemps davantage de la carte du suspense que de celle de l'horreur, d'une certaine manière en tout cas – on frémit parce qu'on anticipe la catastrophe, parce que l'on « sait »... Pourtant, Moore parvient à nous malmener avec son aisance coutumière, et la révélation apocalyptique d'Aldo Sax, d'une grandiloquence nécessaire et bienvenue, est à la mesure de l'angoisse éprouvée au cours de son enquête en roue libre...

 

Neonomicon à proprement parler se déroule quelque temps plus tard. Et s'ouvre sur la visite rendue par les agents fédéraux Brears et Lamper (une folle du cul et un nègre, duo parfait) à leur ex-collègue Aldo Sax, interné dans un établissement de haute sécurité après avoir commis des meurtres atroces – croix gammée au front façon Charles Manson, le fou ne s'exprime plus que dans cet incompréhensible sabir associé aux groupes jouant leur rock bruitiste sur la scène du Club Zothique... Brears et Lamper sont finalement confrontés au même problème – avec tous ces meurtres horribles qui se ressemblent incroyablement sans que l'on puisse établir le moindre lien entre eux ; la piste d'un copycat killer est envisagée, quand bien même ténue... Là où les deux agents vont en définitive se montrer plus adroits que Sax, c'est en comprenant enfin que tout ceci pourrait bien avoir un lien avec les récits de Lovecraft (pas maquillés ici à la façon de Providence) ; faut-il alors voir dans ces crimes la main de fans désireux d'accomplir la véracité des fictions du Maître ? Comme dans un grand « jeu de rôle » sordide ? Cela paraît pour le moins douteux... même si moins, sans doute, que l'hypothèse prisée par certains occultistes d'un Lovecraft « initié », éventuellement « malgré lui ». Mais Brears et Lamper poursuivent leur enquête, cherchant à infiltrer le milieu interlope des fans les plus hardcore, l'affaire de meurtres se muant en affaire de mœurs : à Salem, inspiration d'Innsmouth (ce qui me paraît vaguement à débattre, d'ailleurs, mais peu importe), nos deux flics jouent au couple lubrique avide de sensations fortes... et ils vont être servis au-delà de toutes leurs attentes.

 

Neonomicon, disons-le, n'est pas forcément d'une originalité stupéfiante – l'adaptation dans un cadre contemporain des récits lovecraftiens n'a pas grand-chose de singulier, la mise en avant du sexe est probablement devenue à son tour un cliché (paradoxalement ou pas). Mais c'est indéniablement bien fait, oui

 

« Pour public averti », nous dit le sticker sur la couverture. Oui, sans doute : le point d'orgue de Neonomicon est bel et bien une scène farouchement pornographique, longue orgie dans une piscine souterraine, qui ne saurait laisser indifférent – même si les réactions peuvent varier, sans doute : un camarade m'a dit avoir trouvé ça très rigolo, là où j'ai bien davantage été affecté par le glauque et le sordide de l'affaire (et après c'est moi le pervers, tsk...). Nécessaires tentacules mis à part, cela dit, la variation mooresque sur la sexualité latente dans l’œuvre de Lovecraft tient pour le coup tout autant de Sade, peut-être aussi de Clive Barker... C'est bien vu, et assez franchement horrible – oui, là, pour le coup, on est bien en plein dans l'horreur, même si d'une manière guère cosmique, bien loin de Lovecraft, dont le matérialisme est ici renouvelé d'une manière audacieuse et que notre gentleman adoré aurait sans doute été bien en peine de concevoir., et plus encore de cautionner..

 

La suite immédiate, tout aussi douloureuse dans sa dimension de calvaire dont le terme fatal ne cesse de se rapprocher, reste de très bonne tenue ; je suis cependant plus réservé quant à ce qui concerne la conclusion, très convenue (de manière sans doute délibérée, oui, mais...), et pas forcément très pertinente en l'espèce – à moins que j'aie raté un truc, ce qui est tout sauf impossible ; on verra à la prochaine relecture...

 

En attendant, et en dépit de quelques vagues ratages occasionnels ainsi que du côté finalement guère original de l'ensemble (disons du moins qu'il n'a absolument rien de révolutionnaire), Neonomicon reste une bonne BD, à la hauteur sans doute de son projet, plus délicat qu'il n'y paraît. On est loin du plus grand Moore, aucun doute là-dessus, mais cela reste une transposition plutôt bien vue car réfléchie – finalement très correcte. Reste à voir ce que le grand scénariste fera de tout cela en définitive – par exemple dans les prochains épisodes de Providence (on trouvait d'ailleurs dans le premier tome des liens avec Neonomicon, ainsi avec le personnage de Robert Suydam, et les étranges rites perpétrés à Red Hook...).

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L'Œil de la Nuit, t. 3 : Le Druide Noir, de Lehman, Gess & Delf

Publié le par Nébal

L'Œil de la Nuit, t. 3 : Le Druide Noir, de Lehman, Gess & Delf

LEHMAN, GESS & DELF, L'Œil de la Nuit, t. 3. Le Druide Noir, [s.l.], Delcourt, 2015, 95 p.

 

... Et donc, dans la foulée du chouette tome 2, voici le troisième tome de L'Œil de la Nuit, intitulé Le Druide Noir. Troisième et semble-t-il dernier, hélas, d'après ce que j'ai pu lire ici ou là... On a dit par ailleurs que la série n'avait pas vraiment trouvé son public, je ne sais pas ce qu'il en est au juste. Ce que je sais, c'est que, si cela doit se vérifier, c'est vraiment dommage, tant cette série se montrait sympathique, et avait mis en place au fil des albums un riche matériau ne demandant qu'à être développé ultérieurement – ce troisième tome ne fait d'ailleurs pas exception, qui introduit encore des pistes intéressantes.

 

Je ne vais pas revenir ici sur la trame de fond de la série – après tout, je viens de le faire dans mon compte rendu des Grandes Profondeurs – et vais tâcher d'aller un peu plus vite à l'essentiel. Théo Sinclair est donc devenu, à sa manière, un super-héros, et accepte volontiers les responsabilités qui vont avec ce statut hors-normes. Il sait, notamment, qu'il a des dettes, ainsi à l'égard du docteur Al-Mansour, qui s'était montré d'une aide déterminante dans le premier tome (et dont Théo Sinclair avait depuis récupéré le stratogyre) ; mais le médium avait sombré dans la catalepsie suite à un assaut psychique du fakir fou Ardavena. Prêt à partir pour l'Inde, notre héros se rend cependant tout d'abord, sur les conseils de ses amis au Gouvernement et dans l'administration (et pas les moindres...), auprès du Sâr Dubnotal ; le Grand Psychagogue se trouve cependant en Irak (ce qui ne prohibe pas toute conversation...), et a du pain sur la planche dans sa vallée maudite (où on le voit jouer des flingues, ce qui m'a quelque peu surpris...) ; ceci étant, après que Théo Sinclair a pris soin de neutraliser un démon tout droit sorti de l'épopée de Gilgamesh, mais qui s'était retrouvé à semer la zone à Saint-Sulpice, une vague complicité s'établit entre les deux héros.

 

Mais c'est sur une autre affaire que l'Œil de la Nuit sera pourtant amené à travailler – impliquant, là encore, une fouille archéologique qui n'aurait jamais dû se produire, libérant un mal ancestral représentant une terrible menace pour la ville-lumière et pour le monde au-delà... Un jeune amateur d'occultisme, engagé depuis sa moins tendre enfance dans une lutte darwinienne l'opposant à son frère jumeau, a eu la mauvaise idée de fouiner dans un tumulus oublié, et il en résulte la libération du terrible Druide Noir – le dernier à avoir pratiqué les sacrifices humains à Lutèce. Le Druide s'empare régulièrement du corps même du jeune Charles, et s'apprête à semer le chaos dans sa soif de vengeance contre l'Empire romain dominant toujours la Gaule...

 

Si le Sâr Dubnotal pressera ultérieurement Théo Sinclair de s'intéresser à cette menace, c'est cependant via le personnage d'Hermine d'Albury, la charmante et énergique cousine de Charles, que notre héros entendra tout d'abord parler de l'affaire – les deux se sont rencontrés aux bureaux du Sâr Dubnotal absent... Or Hermine est un assez joli personnage – un partenaire féminin de choix, charismatique et souvent drôle, dont la passion des bolides réserve quelques scènes sympathiques (et Gess lui a conféré, une fois n'est pas coutume, un adorable minois qui la singularise d'autant plus).

 

Le Druide Noir, par ailleurs, est un méchant d'une certaine classe – et quand sa possession bouleverse les traits mêmes de Charles, il devient une figure horrifique des plus correcte.

 

Plus que jamais, l'action est menée à tambour battant, au travers de fils rouges ténus mais bien réels et de coïncidences amusantes, qui nuisent peut-être à l'unité du volume – un brin artificielle ? – mais sans gâcher en rien le plaisir du lecteur. Et la fin est vraiment chouette.

 

En fin de compte, s'il y a bien des regrets lorsque l'on tourne la dernière page, c'est à l'idée qu'il n'y aura jamais de suite... Or il reste plein de choses en plan – ne serait-ce que l'affrontement avec Ardavena, qui était pourtant censé, à en croire les premières pages, être au cœur de cet épisode-ci, et que l'on pouvait attendre, d'une certaine manière, depuis Ami du Mystère... Mais tant d'autres choses, aussi ! Sans doute y aurait-il de quoi faire avec le secret du domestique Marco, par exemple – pour s'en tenir à un élément introduit ici ; ou avec la momie martienne révélée dans le premier tome par Camille Flammarion ! J'en oublie...

 

Vraiment, vraiment dommage que ça s'arrête là, donc... Mais en l'état, la série, quand bien même trop courte, constitue donc un divertissement de choix, à même de ravir les amateurs de proto-science-fiction comme de comics de super-héros.

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L'Œil de la Nuit, t. 2 : Les Grandes Profondeurs, de Lehman, Gess & Delf

Publié le par Nébal

L'Œil de la Nuit, t. 2 : Les Grandes Profondeurs, de Lehman, Gess & Delf

LEHMAN, GESS & DELF, L'Œil de la Nuit, t. 2 : Les Grandes Profondeurs, [s.l.], Delcourt, 2015, 93 p.

 

Suite, avec un léger décalage (du coup j'ai lu le troisième tome dans la foulée, je vous en cause tout de suite après), de L'Œil de la Nuit, la dernière série en date de Serge Lehman (décidément « reconverti ») et Gess, dont le premier volet m'avait grandement séduit : en effet, tout en explorant les thématiques et les méthodes développées dans La Brigade Chimérique, le duo se livrait cette fois à une approche autrement plus fun et décomplexée des aventures de « super-héros » européens, puisant dans la littérature merveilleuse-scientifique d'alors pour livrer au final des aventures débridées, qu'on qualifiera pour le coup davantage de feuilletonnesques que de pulp. Avec cependant un petit décalage temporel – aux implications fondamentales : l'aventure se déroule cette fois avant la Première Guerre mondiale, l'horreur des tranchées, et l'avènement des surhommes de l'ère du radium,

 

En l'espèce, les auteurs se basent ici pour l'essentiel sur leur adaptation personnelle (bien obligés, semble-t-il...) du Nyctalope de Jean de La Hire – personnage au cœur de La Brigade Chimérique, qu'on avait également retrouvé dans L'Homme Truqué (que je viens enfin de lire, du coup, ça aussi je vous en cause très vite) ; on en profitera pour noter qu'il n'y a à vue de nez pas de « continuité » commune entre La Brigade Chimérique et L'Homme Truqué d'une part, et L'Œil de la Nuit d'autre part (sans même parler ici de Metropolis, qu'il faudra bien que je poursuivre un jour), même si c'est sans doute à débattre. Adonc : le Nyctalope ne porte pas ici ce nom, même si, outre son pouvoir éloquent, son nom « réel » souligne assez l'allusion ; l'Œil de la Nuit est un certain Théo Sinclair – un homme du monde, issu d'une excellente famille, que ses problèmes cardiaques ne portaient guère à envisager une carrière super-héroïque – de toute façon guère dans les mœurs du temps, en dépit de l'activité effrénée des « biographes » d'Arsène Lupin, de Fantômas, ou encore du Sâr Dubnotal (ce jeu sur les feuilletonistes gravant dans le marbre, de leur plume plus ou moins habile, les exploits des surhommes, qui perçait déjà, via le Club de l'Hypermonde ou bien sûr George Spad, dans La Brigade Chimérique, était devenu encore plus essentiel peut-être dans L'Homme Truqué, via cette fois Maurice Renard, et contribue vraiment à l'atmosphère singulière de L'Œil de la Nuit).

 

Les péripéties rocambolesques du premier tome – tout particulièrement celles tournant autour de l'agression du père de Théo Sinclair par un couple de dangereux anarchistes – avaient conduit notre jeune héros, somme toute commun si ce n'est son audace et son statut, jusqu'aux portes de la mort ; à peine avait-il eu le temps de se découvrir une étrange faculté à l'origine incertaine, lui permettant donc de voir dans le noir, que son cœur fragile le lâchait... Mais le « chirurgien-poète » Vogel-Kampf – leur hôte en Suisse, sorte d'ersatz positif de la figure classique du savant fou –, avait alors pris sur lui de lui greffer un prototype de cœur artificiel... L'aventure s'achevait là, sur la table d'opération, pour cette entreprise de dernière minute, ô combien teintée d'une inquiétante hybris...

 

Du coup, si le premier volet avait déjà tout du récit d'aventure feuilletonesque, ce n'est qu'avec Les Grandes Profondeurs que L'Œil de la Nuit affiche résolument sa dimension super-héroïque. L'opération a en effet eu des conséquences inespérées – non seulement Théo Sinclair a-t-il ainsi été ressuscité, mais ses capacités notamment physiques en ont été décuplées voire plus encore : l'ex-cardiaque, astronome en chambre et mondain occasionnel par défaut de capacités pour l'aventure, est bel et bien devenu un surhomme, d'une force, d'une endurance, d'une dextérité sans pareilles. Rien d'étonnant, dès lors, à ce que son camarade Laforge entreprenne de devenir son biographe officiel, rapportant à longueurs d'articles de presse et autres publications bon marché les exploits désormais nécessaires de son très cher ami...

 

Après, c'est une vague histoire de grand pouvoir et de grandes responsabilités, somme toute... Même si la « grande histoire » indépendante de Sinclair s'allie en fait, par un jeu de coïncidences nécessairement guère étranges, à la « petite histoire » qui lui est intimement liée. C'est ainsi que notre héros se retrouve embarqué dans une complexe histoire de savants fous ayant trahi, pour le pire, leurs États respectifs – même s'il s'intéresse avant toute chose à un certain Noé Levigan, génial inventeur (breton, aaargh), mais dont la mégalomanie alourdie de rancœur a fait une menace terrible pour la civilisation – les méfaits passés du savant fou étant illustrés par une bande dessinée dans la bande dessinée, nécessairement sépia ou jaunie et d'un ton excessif tout à fait délicieux (ce qui, si l'on doit poursuivre la référence Alan Moore, renvoie sans doute davantage à Suprême qu'à La Ligue des Gentlemen Extraordinaires). Les implications conséquentes de cette bien étrange affaire, liées vaille que vaille à ce qui précédait, ne laisseront en tout cas pas Théo Sinclair indifférent, a fortiori quand il en viendra à subodorer qu'on entend le maintenir dans l'ignorance, « pour son bien », de certains événements tragiques de son propre passé...

 

Les Grandes Profondeurs, tout en apportant des innovations bienvenues et un jeu de références distinct (on pense sans surprise beaucoup cette fois à Jules Verne, dans cette histoire de savants fous écumant les mers ; peut-être une toute petite pointe de William Hope Hodgson, aussi ?), reste ainsi dans la lignée d'Ami du Mystère. Entendons par-là que l'action y est débridée et d'autant plus réjouissante ; selon l'expression consacrée des veaux marins, « on se prend pas la tête », mais ça marche très bien comme ça : c'est fait pour. Globalement, le récit est donc très premier degré, non exempt d'une certaine naïveté rafraîchissante, non exempt peut-être aussi de kitsch à l'occasion, mais sans jamais rien de moqueur : il s'agit vraiment de communiquer un enthousiasme de tous les instants pour ce monde largement oublié aujourd'hui, que Serge Lehman s'échine à faire renaître pour notre plus grand plaisir, au travers cette foisi d'une intrigue frénétique et palpitante, qui a quelque chose de noble dans sa dimension « populaire ». Un excellent divertissement, donc – bien fait et malin.

 

Pas grand-chose à reprocher à ce tome 2, donc. Un temps j'ai pensé regretter ici sa relative brièveté, mais l'album étant d'une taille tout à fat correcte (bien loin, pour citer la comparaison inévitable, des albums si brefs de La Brigade Chimérique), cela ne fait sans doute que trahir mon désir d'en lire encore davantage (j'y reviens tout de suite, donc), et la critique ne porte donc pas. Reste la question du dessin de Gess – que je n'ai pas toujours trouvé totalement convaincant par le passé ; globalement, cela dit, je suis sans doute davantage séduit par son travail sur le présent titre que sur La Brigade Chimérique ; ça me paraît plus « propre », et aussi plus dynamique – les scènes d'action, nombreuses, sont plus que convenables, et très lisibles, là où elles me paraissaient pécher quelque peu dans le vieux titre...

 

Bilan très satisfaisant, donc ; la suite tout de suite, avec le tome 3, Le Druide Noir.

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Prosopopée

Publié le par Nébal

Prosopopée

Prosopopée, Poitiers, Frédéric Sintes – Lymbic Systems, 2012, 84 p.

 

Sauf erreur, j’avais dû entendre parler pour la première fois de Prosopopée (ce nom, mazette ! désigne une figure de rhétorique qui peut faire sens dans le cadre du jeu, même si euh) dans une pub à la fin de Monostatos – mon premier contact sans doute avec ces jeux « de rôle » (c’est peut-être à débattre, notamment dans le cas présent trouvé-je, mais ce débat peut vite devenir assez chiant et bien trop pinailleur, sans doute) affichant leur indépendance, et plus ou moins « forgiens » si vous y tenez, autant dire désireux de casser les codes de la pratique rôlistique telle qu’elle s’est développée depuis le vieux Donjons & Dragons, en passant par un paquet de choses différentes entretemps. Or ce premier contact s’était avéré guère convaincant… Je restais néanmoins curieux – sans m’investir plus que ça dans cette tendance – et, quelque temps plus tard, j’ai lu Inflorenza, et y ai quelque peu joué, et ça m’a paru bien autrement intéressant et mieux conçu. Ce n’est toutefois pas un hasard si je recite le jeu de Thomas Munier ici, tant celui, antérieur, de Frédéric Sintes qui nous occupe aujourd’hui, en dépit d’une approche radicalement différente sur certains points (le background notamment), m’a paru étonnamment (ou pas) proche dans ses principes généraux – mais, peut-être, pour le coup, moins convaincant…

 

Prosopopée est un jeu à narration partagée – cette désignation est probablement la plus juste. Il n’évacue pas totalement la fonction honnie du maître de jeu, mais la disperse un brin, plutôt. Les joueurs sont censément des dieux, dits les Peintres ; ceux-ci se distinguent alors en deux groupes, d’une part les Médiums – des dieux qui s’incarnent en humains, des vagabonds mystérieux qui sont là pour rétablir l’harmonie (j’y reviens) –, et d’autre part les Nuances – qui, grosso merdo, décrivent le monde au-delà des Médiums, on va dire. Mais l’histoire n’est pas le fait des seules Nuances (pour jouer, il faut au moins un Médium, au plus trois, et au moins une Nuance, au plus deux) : le Tableau, puisque c’est de cela qu’il s’agit, est construit en collaboration, au fur et à mesure que l’histoire se déploie, et chacun y contribue (même s’il n’y a pas ici de « tour », à la manière d’Inflorenza – l’échange dans ces « narrations libres » est semble-t-il plus dynamique, voire anarchique en dehors de quelques règles tenant plus ou moins de la courtoisie). Il n’y a donc pas de « scénario » préparé à l’avance dans Prosopopée – la préparation générale est en outre très rapide : les Médiums, très vite, essentiellement peut-être pour leurs noms (j’y reviens) ; une saison à choisir ; un « Paradigme » (comme un objet, une mélodie, etc.) qui fournira la base : le Tableau, ensuite, évoluera en fonction des éléments de narration apportés par tout un chacun, et notamment des Problèmes qui seront soulevés – des perturbations de l’harmonie du Tableau, que les Médiums sont chargés de réparer.

 

Cette idée d’harmonie, essentielle, donne un peu le ton souhaité du jeu, dit « zen », peut-être improprement d’ailleurs (question compliquée, il n’est sans doute guère dans mes cordes de la développer ici) – on peut aussi y voir une sorte de mystique vaguement « new age », ce qui est pour le coup un brin effrayant… Cela peut cependant déboucher sur des aspects intéressants, dans l’absolu – ainsi une dimension globale a priori non conflictuelle, on ne saurait faire plus éloigné du porte-monstre-trésor…

 

L’univers, en dehors de ces quelques principes et d’influences avouées (japonisantes notamment, avec par exemple une dose de Miyazaki), n’est cependant en rien développé, et sera construit en même temps que l’histoire par les joueurs, Médiums comme Nuances. Tout au plus a-t-on quelques indications de portée générale : ainsi, le jeu impose un cadre préindustriel, tout en restant dans l’optique de la civilisation ; l’action concerne des communautés humaines éparses, dans ce cadre ; enfin (et surtout ?), il s’agit d’un « monde sans nom », ce qui va plus loin qu’on pourrait le croire : c’est en fait l’ensemble des noms propres qui est banni du jeu (à la lecture, ça m’a paru bien gadget, et faire partie de l’aspect « ritualisé » qui est proposé dans la mise en place de la partie, dont la raison d’être me laisse pour le moins perplexe ; mais peut-être cela a-t-il une vraie résonnance – et même, soyons fous, une résonnance intéressante – sur la partie, je ne sais pas…). Tout cela débouche sur un monde a priori passablement abstrait, et peut-être trop, pour le coup ; quand j’avais lu Inflorenza, je m’étais montré sceptique sur l’utilité du background dans pareil contexte ludique, mais, en définitive…

 

C’est en tout cas supposé inciter à « décrire plutôt que nommer », mais a des conséquences plus ou moins inattendues, ainsi sur la désignation des personnages – des Médiums, plus exactement –, qui se rapporte à leur « Attribut étrange », plus ou moins surnaturel (leur outil pour remédier aux Problèmes) : oubliez votre bon vieux Farikar Ghulkzonnen III, votre bonne vieille Taestra Brisenuque Spacerunner, vous serez ici, par exemple, je sais pas, moi, « Celui qui lit des chroniques plus ou moins pertinentes », ou « Celle qui parle aux licornes dans son sommeil »… (Les exemples de jeu dans le bouquin renvoient par ailleurs tous ou presque à une narration à la troisième personne, même si rien n’interdit en principe de jouer à la première personne ou d’alterner entre les deux ; ça peut paraître anodin, mais il n’en reste pas moins que ça me fait redouter quelques difficultés, à partir de ces principes abstraits, pour intégrer et incarner les personnages, mais c’est peut-être une idée que je me fais.) Les Médiums sont donc pour une bonne part définis par ce nom-qui-n’en-est-pas-un, mais il reste encore quelques brèves touches à définir. Cet Attribut étrange implique en effet une Affinité particulière avec une des six Couleurs du monde (Vide, Harmonie, Éléments, Végétaux, Animaux, Objets), tenant plus ou moins de la sphère d’influence (les Problèmes eux aussi étant liés à des Couleurs) ; reste enfin à déterminer les Médiations, c’est-à-dire les moyens concrets de remédier aux Problèmes (Sensibilité, Sagesse, Perception, Science et Savoir-faire) : trois se verront attribuer un score, les deux autres seront inutilisables.

 

La partie s’engage sur une vague description proposée par une Nuance, et chacun intervient ensuite, plus ou moins quand il le souhaite, pour développer le Tableau, et, notamment, définir les Problèmes : ceux-ci se voient alors attribuer un dé, indiquant une valeur permettant ultérieurement de déterminer comment les Médiums se débrouillent pour y mettre un terme et restaurer le sacro-saint équilibre. Pour ce faire, les Médiums useront certes de leurs Attribut étrange, Couleur et Médiations, mais ils auront aussi à leur tour besoin de dés – dits « dés d’Offrande » pour les distinguer des « dés de Problème » (au passage, le jeu recommande de se munir d’une trentaine de dés en tout, vingt d’une couleur pour les Offrandes, dix d’une autre pour les Problèmes, ce qui me parait un peu… euh ?). Ces dés d’Offrande tiennent de la récompense : ils sont attribués aux joueurs qui narrent par ceux qui écoutent, quand ces derniers aiment le récit développé par les premiers, pour faire simple (mais l’exemple de partie en fin de volume, guère palpitant de manière générale, montre des joueurs trèèèèèèèèèèèèès généreux quant à la détermination de ce qui est « intéressant »…).

 

Quand viendra le moment de résoudre les problèmes, tous ces éléments entreront en compte. On désigne le dé de Problème à équilibrer, on invente une cause possible du Problème, on choisit la Médiation que l’on compte utiliser, on narre l’action (of course), on choisit le nombre de dés d’Offrande que l’on lance, et on compte les succès (valeur inférieure ou égale à la Médiation employée). La réussite parfaite est obtenue quand on a pile poil le bon nombre de succès (par exemple, cinq succès pour un Problème de valeur 5) ; en dessous, c’est un échec, et au-dessus, une réussite partielle – interviennent alors des règles (peut-être un brin complexes) aiguillant la narration pour déterminer ce qui s’est passé au juste (et qui le raconte), ainsi que les conséquences, sur le Tableau ou sur les personnages (leur Attribut étrange, par exemple, qui peut se complexifier à mesure qu’il devient plus puissant), lesquels se voient ainsi offrir une possibilité d’évolution, pouvant à terme les conduire à la Transcendance.

 

Cela dit, je me montre quelque peu sceptique sur cette évolution… Quoi qu’on en dise, Prosopopée n’est clairement pas un jeu à campagne à mes yeux, et ne trouve sans doute sa raison d’être que dans des parties relativement brèves et épisodiques – enfin, je dis ça, mais j’ai pu jouer à Inflorenza sur des formats plus longs, en même temps ; je peux donc me tromper, oui…

 

Cela dit, là où le jeu postérieur de Thomas Munier m’avait séduit à la lecture et convaincu quand j’ai eu l’occasion de le tester, celui de Frédéric Sintes me laisse toujours un peu sceptique au final après ce simple survol – même si je ne suis pas certain d’être en mesure de dire pourquoi au juste… Disons toutefois que l’exemple de partie en fin de volume ne m’a vraiment pas emballé. Peut-être est-ce que je redoute une trop grande tendance à la répétition ; ou que l’absence de background me détourne du sens du jeu et de son véritable intérêt en tant que modèle « abstrait » ; il y a peut-être aussi ce problème plus général, ce vague sentiment que j’ai pu parfois ressentir, peut-être à tort, lors de mes quelques (et plutôt rares, oui) lectures en la matière, cette impression que le désir iconoclaste de chambouler les vieux principes rôlistiques (et ça, pourquoi pas, hein – tant mieux, sans doute) débouche en définitive sur des artifices guère pertinents (Les Concepts Majuscules, le rituel, le monde sans nom peut-être…), et sacrifie éventuellement le plaisir, via la spontanéité notamment, sur l’autel de la sacro-sainte différence…

 

Je ne sais pas. Il faudrait probablement que je teste quand même la chose, je n’exclue pas une bonne surprise… Mais je n’en ferai pas une priorité.

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Nous entrerons dans la lumière, de Michèle Astrud

Publié le par Nébal

Nous entrerons dans la lumière, de Michèle Astrud

ASTRUD (Michèle), Nous entrerons dans la lumière, [s.l.], Aux Forges de Vulcain, coll. Littératures, 2015, 304 p.

 

Où l’on voit tout le souci, pour ne pas dire l’absurdité, des étiquettes ? Je ne sais pas… Ce qui est certain, c’est que bien des thèmes qu’on aurait « objectivement » envie de rattacher, dans leur mécanique, à la science-fiction ont depuis longtemps essaimé ailleurs. Mais c’est peut-être encore faire fausse route que de présenter les choses ainsi : la dystopie, après tout (l’utopie a fortiori, d’ailleurs), est sans doute née en dehors du genre, ne lui étant enfin rattachée que par défaut – et à contrecœur par certains esprits chagrins craignant que le genre, sinistre par essence, vienne polluer la pureté littéraire originelle ; ceci étant, nous avons d’autres esprits chagrins dans notre petite communauté qui viennent pester par principe dès l’instant qu’un « auteur de blanche » use d’un thème « SF », ou qu’un récit ancré dans ces thématiques a le malheur d’être publié en « littérature générale » (il se trouve toujours quelqu’un pour tirer à vue sur les « voleurs » et les « ignares »).

 

Pourtant, c’est peut-être dans l’interstice entre les deux zones éditoriales qu’on peut déceler les plus beaux trésors, à l’occasion – le sous-genre post-apocalyptique, très populaire ces dernières années (y compris dans son sous-sous-genre zombifique, je ne vous apprends rien), probablement autant que la dystopie, a sans doute été très marqué par la parution de La Route de Cormac McCarthy – référence qui me paraît inévitable pour traiter du présent roman de Michèle Astrud, qui s’affiche pas mal de ce côté-là.

 

Pourtant, si le rapport avec McCarthy est tentant (mais plus du fait de la relation entre un parent et son enfant, véritablement au cœur du roman, qu’en raison du chaos d’après la catastrophe qu’ils arpentent dans le doute et la douleur), c’est un autre roman qui me vient en tête pour définir le cadre, à titre de comparaison plus que d’influence : le très bon Journal de nuit de Jack Womack, en ce qu’il ne décrit pas tant l’horreur du monde d’après, que celle du monde qui bascule – le roman est somme toute plus « apocalyptique » que « post-apocalyptique », et cet effondrement, pour être terrible et inéluctable, est avant tout progressif, lent, mou, tout l’opposé de la bombe qui vient brutalement tout bouleverser, générant illico pillards et mutants.

 

Il y a une nette dimension économique/politique dans les deux cas (qui peut aussi renvoyer, du coup, à quelque chose comme Le Paradoxe de Fermi de Jean-Pierre Boudine – sans doute plus qu’à l’effondrement pétrolier d’un Mad Max 2, on ne fait pas vraiment ici dans le bolide traçant sa route dans le désert) ; nombre d’indices mettent cependant en avant la dimension climatique de l’effondrement – ce qui est bien à l’ordre du jour, même si cette sècheresse peut évoquer des choses plus anciennes (du côté de Ballard, forcément ?).

 

Les auteurs et livres que je viens de citer – il y en aurait bien d’autres – ont été tantôt publiés en collection « de genre », tantôt en « blanche » ; et cela n’a donc probablement pas grande importance, hein ?

 

Nous entrerons dans la lumière, de Michèle Astrud, ne s’inscrit donc peut-être pas à proprement parler dans une filiation bien nette, mais, à la manière d’autres œuvres parfois fort marquantes, se glisse à bon droit dans un interstice utile – dans la collection sobrement baptisée « Littératures » des éditions Aux Forges de Vulcain, certes pas rétives à l’imaginaire (faudra enfin que je me mette aux William Morris, moi…). Interstice encombré, cependant, tant le sujet a été travaillé, notamment ces dernières années… C’est là sans doute ce qui peut faire le plus de tort au roman, le lecteur étant régulièrement amené à jouer le jeu dangereux des comparaisons, potentiellement fatal. Devant cet homme et sa fille qui arpentent une France plongée dans le chaos, difficile donc de ne pas penser à l’Amérique de La Route, et au père et son fils qui la traversent… Pourtant, ça tient presque du paradoxe, mais c’est probablement cet aspect du roman qui s’avère le plus réussi.

 

Toujours est-il que, dans Nous entrerons dans la lumière, l’effondrement est en cours, et se vit au quotidien. Cela a commencé il y a quelques années, et se poursuit progressivement – le chaos suit son petit bonhomme de chemin, d’autant plus perfide qu’il entretient quelques vagues illusions de continuité avec l’époque antérieure « tout confort ». Il y a parfois encore des bus qui circulent ; la boulangère a parfois du pain ; difficile d’avoir du réseau, certes, mais certains chanceux parviennent encore à se connecter quelques instants sur un Internet cacochyme – communiquer via son téléphone mobile est encore jouable, parfois… Il reste même un semblant d’institutions émanant de l’autorité publique – qui, généralement, se montrent toutefois plus nuisibles qu’autre chose, accentuant via leurs règles plus que jamais absurdes la déliquescence de ce monde qui leur échappe de plus en plus… Ce sont certes des temps difficiles, mais – malgré la faim, malgré les pillards, malgré la violence endémique – ce n’est peut-être pas encore la fin ; elle approche, oui, elle précède sans doute dangereusement l’horizon, mais elle n’est pas encore tout à fait là.

 

Antoine, il y a quelques années à peine, était encore professeur de français dans un lycée. Ceci dit, il se souvient bien davantage de sa fracassante démission – un coup de folie porteur de sens – que de ses années d’enseignement ; ces temps-ci, ses réminiscences se portent cependant sur une époque antérieure – celle où, jeune couillon, il s’était perdu dans une école d’ingénieurs, où il avait rencontré Sonia, aussi mal orientée que lui. Les deux jeunes gens avaient une passion pour le cinéma, filmaient tout et tout le temps (en usant d’un matériel étrangement archaïque, d’ailleurs – le roman perd peut-être un peu en suspension d’incrédulité, ici…), se filmaient eux-mêmes et leurs camarades, notamment. Antoine n'a finalement pas fait grand-chose de cette passion de jeunesse – même si, dès le début du roman, on le voit photographier à tout va, avec probablement une prédilection pour les gamins qui jouent (encore) dans le parc. Mais Sonia – vague amourette de jeunesse, la fascination d’Antoine pour la jeune femme ne rencontrant pas toujours d’écho significatif (sans doute parce que lui-même se montrait bien autrement commun…) – est quant à elle devenue cinéaste, et même réputée (une documentariste, cependant – là aussi, question crédibilité, je suis un brin sceptique, mais bon, je suppose qu’on peut bien s’accorder ce genre de torsions du réel…). Or Sonia, après toutes ces années et dans ce contexte difficile, le recontacte : elle aimerait tourner un film, pendant, bien des années plus tard, d’une « œuvre » de jeunesse dont elle entend retrouver les protagonistes, afin de méditer sur les assauts du temps… Antoine se montre hésitant – sans doute parce qu’il est toujours amoureux, quand bien même ce ne serait que d’un souvenir, bien plus en tout cas que de la femme qu’il a finalement épousée, tristement terre à terre, et qui a fui leur patelin en quête d’une illusoire sécurité sur un autre continent. Il hésite trop – et il se verra alors confier l’improbable mission, à son tour, de préserver ce qui peut encore l’être, y compris en filmant de nouveau…

 

Ces diverses dimensions du roman donnent lieu à des scènes plus ou moins intéressantes – même si le cadre, où l’effondrement reste très longtemps discret, à la manière d’une nouvelle normalité, m’a paru très intéressant et bien traité. Pourtant, c’est à mon sens ailleurs que se joue le roman : dans la complexe relation entre Antoine et sa fille Chloé – désormais une adolescente, mais ô combien perturbée… Il faut dire que Chloé a connu une expérience singulièrement traumatisante alors qu’elle n’avait que huit ans (on se doute bien vite de ce qui s’est produit au juste, mais je vais me taire au cas où…). Depuis, la fillette puis jeune fille, souffrant d’une violente amnésie l’empêchant peu ou prou de reconnaître son père à chaque visite (car lui n’a cessé de revenir la voir, contrairement à son épouse), a essentiellement vécu dans des institutions psychiatriques (les tentatives de retour à la maison s’étaient mal passées…). Oui, malgré le chaos, il y en avait encore – même si, ces derniers temps, en fait d’institution psychiatrique, Chloé restait dans une sorte d’hospice tenu par des bonnes sœurs (son père la qualifiait de « moniale »…). Mais c’est bientôt fini : l’hospice va fermer, les gens s’en vont, Antoine doit reprendre Chloé avec lui. Perspective inquiétante – la jeune fille est-elle en mesure de vivre dans le monde, dans ce monde a fortiori ? Mais séduisante et enthousiasmante, aussi, à certains égards…

 

Antoine va donc chercher sa fille, et s’embarque avec elle dans l’odyssée que représente la sauvegarde des films de Sonia – odyssée qui ne cache finalement guère son caractère de fuite, plus ou moins assumé. Le père et sa fille, bientôt réfugiés, bon gré mal gré, se retrouvent ainsi, au travers d’une relation tendue, parcourue de crises laissant craindre l’impossibilité de toute rémission, mais aussi de moments plus lumineux, dessinant un monde dans lequel Chloé pourrait vivre – et tant pis pour le chaos.

 

C’est là que le roman se montre fort – et en tout cas indéniablement émouvant, parfois même éprouvant. Si le livre se traîne peut-être un petit peu trop au début, il acquiert une tout autre dimension dès lors que Chloé rejoint son père et qu’ils s’embarquent dans leur périple. Il y a alors des scènes très puissantes et brillamment conçues – tout au plus me montrerais-je quelque peu sceptique quant à certaines répliques, guère « naturelles » (mais j’imagine qu’on peut y voir un choix dès lors parfaitement légitime).

 

L’étude de la relation père/fille, sempiternellement mêlée à l’évocation souvent douloureuse d’un passé à jamais perdu – éventuellement reconstruit dans l’imposture des souvenirs –, décide de la réussite du roman, car elle participe de sa justesse : Nous entrerons dans la lumière est émouvant sans excès de pathos presse-bouton, effrayant de par le tableau qu’il suscite et que l’on est bien amené à craindre, pourtant pas dénué de notes d’espoir, heureusement dégagées de toute pénible naïveté, laissant entrevoir la possibilité d’un après, d’un « post », peut-être pas radieux, mais suffisant. On n’en fera probablement pas un chef-d’œuvre ou une lecture indispensable, mais bien un roman parfaitement réussi, usant au mieux de sa thématique ô combien casse-gueule, sans souffrir tant que ça des inévitables comparaisons qu’il induit presque par essence – à ce compte-là, on aurait bien tort de se plaindre, ça relève peu ou prou de la performance.

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