LÉVI-STRAUSS (Claude), L’Autre Face de la Lune : écrits sur le Japon, préface par Junzo Kawada, Paris, Seuil, coll. La Librairie du XXIe siècle, [1979, 1987-1988, 1990, 1993-1994, 1998, 2001-2002, 2009] 2011, 189 p. [+ 16 p. de pl.]
L’éminent anthropologue Claude Lévi-Strauss avait une passion bien connue pour le Japon, entretenue depuis l’enfance, quand son père récompensait ses bons résultats scolaires par des estampes ; entre 1977 et 1988, tardivement donc (Lévi-Strauss est né en 1908 et mort en 2009), il s’est rendu cinq fois au Pays du Soleil Levant. La culture japonaise a régulièrement infusé dans sa réflexion scientifique – pour autant, dans son rapport au Japon, Lévi-Strauss n’était qu’assez peu anthropologue, et de son propre aveu : la méconnaissance de la langue japonaise, notamment, ne lui permettait guère de mener sur place des études comparables à celles, fameuses, que l’américaniste avait effectuées notamment au Brésil au milieu du XXe siècle ; il a pu accompagner des ethnographes sur le terrain, notamment à Okinawa, mais restait alors en retrait(il en donne une bonne idée dans l’article « Hérodote en mer de Chine », semble-t-il le plus connu de l’ensemble de ce recueil).
Ce rapport particulier imprègne l’ensemble des articles souvent brefs constituant ce petit ouvrage qu’est L’Autre Face de la Lune, et qui rassemble la plupart des écrits de Lévi-Strauss (ainsi qu’une interview pour la NHK) portant sur le Japon (entendre par là « essentiellement », « au-delà de quelques lignes seulement dans une étude portant sur un autre sujet, éventuellement plus abstrait » : à titre d’exemple, Lévi-Strauss a beaucoup écrit sur la notion de « maison » qu’il a contribué à forger, et j’avais pu lire çà et là, sauf erreur, quelques références passagères au système ie, qui ne figurent pas dans ce recueil) ; parmi ceux-ci, il y en avait d’ailleurs un que j’avais déjà lu et évoqué ici, sa préface au petit traité de Luís Fróis Européens et Japonais. Notez au passage que certains de ces articles, semble-t-il, n’avaient été publiés qu’au Japon avant d’être ainsi recueillis. Mais il ne faut donc pas s’attendre ici à lire un Lévi-Strauss scientifique, celui mettons des Structures élémentaires de la parenté ou des Mythologiques, et qui, avouons-le, peut se montrer aride, mais un auteur « plus décontracté » (ou « moins rigoureux », à chacun de voir quelle expression est la plus appropriée), ce qui peut décevoir ; en même temps, on peut éventuellement établir un lien entre cette approche et celle de ses ouvrages les plus « accessibles », néanmoins sérieux, comme Tristes Tropiques ? Peut-être aussi Race et histoire ? Je dois confesser n’avoir guère lu Lévi-Strauss au-delà… Mais il ne faut donc pas se tromper quant au contenu de ce recueil.
Sans pour autant, d’ailleurs, accorder trop d’importance aux deux premières communications recueillies, « Place de la culture japonaise dans le monde » (1988) et « L’Autre Face de la Lune » (1979) ? Il s’agit là de deux textes très « protocolaires », des allocutions prononcées par l’auteur envisagé comme un « invité prestigieux », et de son propre aveu certes enthousiaste mais pas des plus compétent en la matière. Le rapport à la culture japonaise, dans les deux (mais surtout dans le second, le plus ancien de l’ensemble), est relativement convenu, passant par des thèmes très classiques et récurrents (la cuisine, une fameuse préoccupation de l'auteur, mais aussi les estampes, donc, ou la musique, qu'il n'a découverte que tardivement mais qui l'enchantait...), et Lévi-Strauss ne s’y aventure guère dans la théorie – même s’il y évoque déjà une idée récurrente de ces articles, plus ou moins bien étayée par ailleurs (p. 51) : « La philosophie occidentale du sujet est centrifuge : tout part de lui. La façon dont la pensée japonaise conçoit le sujet apparaît plutôt centripète. » Et d’avancer plusieurs exemples qui reviennent régulièrement, et qu’illustre bien la préface à Européens et Japonais, comme le maniement de la scie, importée de Chine, etc. Ces textes sont d’une lecture agréable, mais il ne faut probablement pas leur accorder trop de crédit – à vrai dire, Lévi-Strauss lui-même témoigne à plusieurs reprises de ce que sa manière d’envisager le Japon, a fortiori depuis 1979 (avec les voyages sur place qui se sont enchaînés ensuite), a pu être mise à mal ; l’exemple le plus palpable, et que l’auteur met lui-même en avant de la sorte, porte sur la conscience écologique des Japonais, qu’il idéalisait bien trop en la rapprochant de ses propres préoccupations en la matière – un constat qui doit sans doute beaucoup à la relation de l’auteur avec l’anthropologue (africaniste sauf erreur) Kawada Junzo, qui fut entre autres le traducteur japonais de Tristes Tropiques et qui avait mené la très intéressante interview pour la NHK concluant l’ouvrage ; il livre ici également une très courte préface (sans véritable intérêt) et a également confié quelques photographies pour un cahier de planches en fin de volume.
Il y a à vrai dire des choses plus gênantes, dans ces deux articles – mais qui découlent probablement de leur dimension protocolaire. J’ai en effet le sentiment que Lévi-Srauss, par la force des circonstances, s’y autorise des comportements qui ne devraient guère être ceux d’un anthropologue dans l'absolu (et, oui, j’ai bien conscience que cette remarque est absurdement gonflée de ma part...) : ainsi, il « flatte » la culture étudiée (qu’il idéalise, donc – et il faut aussi relever que, dans l’ensemble de l’ouvrage, cette fois, il a par ailleurs tendance à se focaliser sur le passé japonais plutôt que sur le Japon présent, y compris quand il visite « Un Tôkyô inconnu », en préface à l’édition japonaise de Tristes Tropiques, et se remémore surtout une délicieuse promenade en bateau sur la Sumida – il a même en une occasion une formule un peu brutale et étonnante qui fait spécifiquement du passé l’affaire de l’anthropologue). Mais il s’autorise en outre un vague ethnocentrisme un peu déconcertant au regard de sa longue et remarquable carrière d’anthropologue – ce que l’idée même du Japon comme une « autre face de la Lune » (entendre par là que la face « habituelle » est celle de l’Europe, qu’il désigne régulièrement par la troublante expression de « Vieux Monde ») semble impliquer de manière un peu paradoxale, alors qu’elle se veut un plaidoyer pour une réévaluation de « la place de la culture japonaise dans le monde ». On notera par exemple, même si c’est loin d’être inintéressant, comment il est amené, presque systématiquement, à « comparer » des éléments majeurs de la culture japonaise à des « équivalents » essentiellement français – même si, là encore, c’est au bénéfice, au prestige même, de la culture japonaise, toujours antérieure. Ainsi, et à plusieurs reprises là encore, envisageant Le Dit du Genji de Murasaki Shikibu, il évoque parallèlement La Nouvelle Héloïse de Rousseau, de même qu’il rapproche Le Dit des Heiké des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand. Ce qui n’est probablement pas sans fond, mais témoigne avant tout de ce que cet ouvrage, ou en tout cas ces deux premiers articles, ne relèvent guère de la rigueur scientifique, ou du moins est-ce ce que je tends à croire.
Ceci dit, l’approche passionnée de ces articles, qui est en même temps une approche artistique, esthétique, littéraire, les rend d’une lecture agréable – et, parfois, l’auteur peut ainsi se permettre d’aller davantage au fond des choses, ce dont témoigne tout particulièrement ici « Sengaï. L’art de s’accommoder du monde », article dans lequel il dissèque aussi bien l’œuvre picturale de Sengai précisément (en envisageant comme indissociables la peinture et la calligraphie) que l’art japonais entendu de manière plus large (et dans d’autres domaines, comme la poésie ou la poterie – qu'il loue tout particulièrement, non seulement pour les réalisations zen, mais surtout pour celle de la période Jômon, à laquelle il revient très souvent, comme la plus fascinante, précoce et singulière culture de la poterie dans le monde entier). Mais il relève en même temps à chaque fois combien ces associations se conjuguent avec ce qu’il identifie comme un véritable principe fondamental de « séparation », des couleurs, par exemple ; et il inclut dans son essai le biais dérivant de ses propres goûts en la matière, héritage des estampes que lui offrait son père quand il était un écolier. J’y vois, peut-être à tort, comme une variation sur l’esthétique à même de rappeler aux meilleurs souvenirs de L’Éloge de l’ombre de Tanizaki… avec certes les mêmes précautions à prendre.
Toutefois, les articles les plus intéressants à mes yeux, s’ils sont souvent aussi les plus brefs, sont ceux dans lesquels Claude Lévi-Strauss traite du Japon au prisme d’un de ses principaux centres d’intérêt en tant que scientifique : la mythologie (une préoccupation qui peut occasionnellement ressortir dans les autres articles également). Connaisseur du Kojiki (en traduction, donc), l’anthropologue établit des passerelles entre les mythes japonais et ceux d’autres cultures – par exemple, dans « Le Lièvre blanc d’Inaba », il compare une fable animalière un peu incongrue dans le contexte du Kojiki avec d’autres fables très proches dans les mythologies amérindiennes – celles qu’il connaît le mieux de par ses travaux. C’est aussi à cet égard qu’il entend « repenser la place de la culture japonaise dans le monde », quitte à faire appel à la géologie et au climat pour rappeler que, dans un lointain passé, il a pu y avoir des passages entre l’Asie continentale (et notamment l’Asie du Sud-Est, où il suppose que se trouve le mythe originel dans ce cas précis) et aussi bien l’Océanie que l’Amérique, le Japon ayant pu constituer un lieu de passage important. D’une certaine manière, il procède un peu de même quand, dans « Hérodote en mer de Chine » (issu de Mélanges en l’honneur du fameux helléniste Jean-Pierre Vernant), puis dans « La Danse impudique de Ame no Uzume », non content de revenir sur la fable du « Lièvre blanc d’Inaba », il se penche sur les ressemblances, mais peut-être plus encore les différences, jugées plus significatives (un thème qu’il développe bien sûr dans « Apprivoiser l’étrangeté », soit la préface à Européens et Japonais de Luís Fróis), entre des mythes japonais et, notamment, grecs et égyptiens – supposant là aussi une autre origine commune, probablement du côté de l’Asie mineure. Et il est tentant de faire ce genre de comparaisons – votre ignare de serviteur lui-même s’en est d’ailleurs fait l’écho par ici, le Kojiki comprenant un fameux épisode qui ne manquera pas de rappeler le mythe d’Orphée à quiconque est imprégné d’un minimum de culture grecque, si, par exemple, le lien entre le vase de Pandore et l’histoire d’Urashima Tarô (voyez par exemple ici) est peut-être plus tendancieux. Mais, encore une fois, ces articles sont assez brefs, voire lapidaires, et Claude Lévi-Strauss prend bien soin de rappeler qu’il n’a rien d’un spécialiste du Japon.
Et je ne suis certes ni un anthropologue, ni un spécialiste du Japon, ni un spécialiste de la mythologie comparée. Dès lors, toutes ces remarques sont à manipuler avec précautions, et j’ai pu écrire quelques bêtises. Le sentiment demeure, d’un ouvrage plutôt « léger » dans l’abondante et très sérieuse bibliographie de Claude Lévi-Strauss – un ouvrage par ailleurs d’une lecture agréable, mais assez clairement mineur. Une lecture dispensable, dès lors, si loin d’être inintéressante.
Enfers et fantômes d’Asie, sous la direction de Julien Rousseau et Stéphane du Mesnildot, préface de Stéphane Martin, Paris, Musée du Quai Branly Jacques Chirac – Flammarion, 2018, 266 p.
Lors de mon dernier séjour parisien, j’ai enfin fait quelque chose que je voulais faire depuis des années – c’est-à-dire tout le temps où j’ai… vécu à Paris : visiter le musée du Quai Branly Jacques Chirac (fuck yeah Jacques Chirac) et ses collections ethnographiques. Une bonne chose de faite – et une expérience très concluante : le site et le bâtiment sont beaux, les collections permanentes très intéressantes (j’avoue avoir un faible pour l’exposition océanienne, ce qui n’avait rien d’une certitude quand je m’y suis engagé).
Mais j’avais une raison supplémentaire d’accomplir enfin cette visite : il y avait encore, à ce moment-là, l’exposition Enfers et fantômes d’Asie, et je ne pouvais pas rater une chose pareille – je regrettais déjà suffisamment de ne pas avoir pu me rendre à cette exposition alors que je travaillais sur mon dossier consacré à Kwaidan de Kobayashi Masaki… Ça m’aurait été utile – et j’aurais pu envisager certaines questions sous un angle un peu différent, et en tout cas bien plus assuré.
Mais qu’importe : l’exposition. Je ne suis pas un habitué de ce genre de manifestations, loin de là – trop casanier et flemmard pour ça. Mais j’ai vraiment apprécié cette expérience, dans toutes ses dimensions – et, pas la moindre, un certain aspect ludique dans la scénographie, même s’il avait sa contrepartie : ayant visité l’exposition en même temps que des groupes scolaires très agités et très pressés, j’ai eu une vague impression de parc d’attractions – quand on franchissait la bouche de l’enfer, il était difficile de ne pas penser à un train fantôme. Ça n’est pas forcément un défaut, cela dit – d’autant que l’exposition en elle-même, si elle avait donc un côté ludique, était en même temps tout à fait sérieuse, parfois même pointue, mais jamais au point de l’intimidation. Et la scénographie la plus grotesque (immenses arbre au supplices thaïlandais, colossaux phi aux corps improbables et vampires sauteurs géants en formation d’attaque) offrait un contrepoint intéressant et rafraîchissant aux collections les plus anciennes, antiques livres et illustrations, avec souvent le cinéma et la vidéo pour faire la jonction. J’ai sans surprise été particulièrement séduit par les installations figurant des fantômes japonais, hologramme d’une Oiwa mélancolique diffusée dans la brume, ou ce fantôme féminin silencieux à la manière de la J-Horror, qui n’a pas besoin d’être davantage qu’une main apparaissant au détour d’un couloir pour procurer au Nébal, comme à bien d’autres je le suppose et l’espère, le délicieux en même temps que terrifiant frisson caractéristique des meilleurs yûrei remis au goût du jour par la « théorie Konaka » (je vous renvoie aux Fantômes du cinéma japonais, de Stéphane du Mesnildot – lequel, parce qu’il n’y a pas de hasard, a fait office de conseiller scientifique pour le cinéma dans le cadre de cette exposition, dont le commissaire était Julien Rousseau, et de codirecteur avec ce dernier du catalogue qui l'a prolongée).
Il faut d’ailleurs insister sur le caractère multimédia de cette exposition, qui était probablement un de ses plus grands atouts : les antiquités, picturales, littéraires ou autres, suscitaient toujours des échos contemporains, et les manuscrits et estampes côtoyaient dans l’harmonie (ou la jouissive épouvante) les jeux vidéo (dont Pacman !), tandis que les yôkai ancestraux, en passant par Mizuki Shigeru, sortaient enfin des pages des rouleaux et des mangas pour se matérialiser à nouveau, en figurines et mille avatars de Pokemon, etc. Mais le cinéma y occupait tout de même une place essentielle – au travers de photos mais aussi très souvent de vidéos, avec même des salles « pour public averti » projetant des extraits un tantinet gores ! Cette place essentielle du cinéma, quoi qu’il en soit, était sensible pour tous les thèmes traités, et pour toutes les cultures envisagées.
Car c’est un autre aspect essentiel de cette exposition : elle associait plusieurs cultures de l’Asie orientale, très différentes les unes des autres – essentiellement le Japon, la Chine et la Thaïlande, mais avec aussi quelques excursions au Cambodge ou au Vietnam, en Corée aussi me semble-t-il, etc. Bien sûr, un sujet aussi vaste ne permettait aucunement de viser à l’exhaustivité (qui n’est d’ailleurs jamais envisageable) : il s’agissait de piocher ici, puis là, puis là-bas, etc. Mais, en même temps, il était possible d’articuler un discours sur ce qui lie et ce qui distingue – un discours bien informé : sous cet angle, et contrairement à ce que l’on pourrait craindre vu de loin, l’exposition Enfers et fantômes d’Asie constituait bien l’antithèse des simplifications outrancières et bourrées de prénotions de Jacques Finné dans la postface de sa « traduction » du Kwaidan de Lafcadio Hearn…
Enfin, les thèmes étaient peut-être plus variés qu’on ne le croirait d’abord ? C’est que l’exposition, conçue autour d’un itinéraire dans des couloirs obscurs, procédait en trois temps – chacun de ces grands thèmes étant illustré par les apports de diverses cultures, même si certains de ces thèmes étaient plus ou moins phagocytés par tel ou tel imaginaire plus particulièrement (fantômes japonais des estampes à Sadako, exorcistes chinois luttant contre des vampires sauteurs plus amusants qu’effrayants…) : successivement, les enfers ; les fantômes et autres variétés de revenants ; enfin ceux qui protègent les hommes contre ces manifestations surnaturelles. Or les manières d’envisager ces grands ensembles sont très diverses : il y a la religion, il y a le divertissement – le subtil et l’allusif, ou l’outrancièrement gore – le terrifiant et l’hilarant – l'élitiste et le populaire…
D’où peut-être un risque de dispersion ? Assez secondaire, je le crois – même si juxtaposer l'horreur la plus épouvantable et les yôkai les plus kawaii peut interloquer de prime abord. Car cette conception de l’exposition s’avérait avant tout bénéfique, tout particulièrement en ce qu’elle ouvrait au visiteur des horizons nouveaux. Et c’est peut-être là ce que j’y ai préféré ? En certains endroits, je pouvais avoir le vague sentiment, et sans doute bien présomptueux, d’être relativement en terrain connu – les fantômes japonais, tout spécialement ; dans quelques autres domaines, je pouvais au moins avoir une vague idée des caractéristiques essentielles de tel ou tel imaginaire – à titre d’exemple, les enfers chinois dominés par des juges, sur le modèle de l’empire terrestre. Mais, dans la majorité des cas, je ne savais à peu près rien – et j’ai été particulièrement séduit par ce que je découvrais de la sorte : je crois que je donnerais la palme aux enfers thaïlandais, illustrés par des films d’un ultra-gore ultra-baroque ultra-kitsch dont je ne savais absolument rien, et qui donne envie d'en savoir davantage.
Or cette même impression a prévalu pour le catalogue de l’exposition, très beau livre publié conjointement par le Musée du Quai Branly Jacques Chirac et les éditions Flammarion : les phi, ces revenants thaïlandais très divers, mais généralement plus charnels que les yûrei et compagnie, m’ont alors particulièrement impressionné, et notamment parce qu'ils témoignent d'un imaginaire toujours présent et prégnant.
Car, oui, il faut maintenant parler du catalogue de l’exposition – que je me suis immédiatement procuré sur place. C’est un beau livre d’un très grand format, abondamment illustré par le matériel de l’exposition comme de juste, et comme de juste en couleur, avec même de somptueux rabats çà et là, qui permettent de présenter au mieux les pièces les plus impressionnantes (je regrette toutefois que les installations mentionnées plus haut n’y soient pas « reproduites » d’une manière ou d’une autre – même si je conçois très bien que cela devait susciter des difficultés particulières ; il en va forcément de même pour le cinéma, si important dans l'exposition : une seule photographie ne saurait reproduire l'effet autrement saisissant d'un extrait de quelques minutes projeté sur un écran).
Cette iconographie à elle seule justifierait qu’on s’y arrête, mais le livre Enfers et fantômes d’Asie a davantage à proposer. En effet, il comprend nombre d’articles dus à des auteurs très divers : universitaires, conservateurs du patrimoine, journalistes, artistes, etc. Ces articles sont généralement très brefs, aussi ne peuvent-ils prétendre couvrir entièrement tel ou tel sujet, mais ce n’est tout simplement pas leur propos – en revanche, ils permettent de mieux comprendre le matériel iconographique, en y associant une perspective très appréciable, de l’histoire de l’art à l’enquête anthropologique contemporaine, éventuellement selon une approche d’observation participante.
Et je crois que le livre met ainsi en avant, davantage que l’exposition en elle-même, la continuité de ces imaginaires encore vivaces : ces enfers, ces revenants, ces exorcistes, ne sont pas de pures reliques du passé, cantonnées de longue date aux seules productions culturelles, qu’elles soient raffinées ou populaires : dans bien des cas, même si toute généralisation est à craindre, et tout bête jugement de valeur à proscrire, ils correspondent à une réalité d'ordre religieux qui est vécue au quotidien par nombre d’hommes et de femmes, pas spécialement dévots ou encore moins superstitieux, de ces cultures très diverses d’Asie orientale – et c’est tout particulièrement à cet égard que les développements sur les phi m’ont passionné, d’ailleurs ; l’article sur les itako, ces femmes chamanes du Japon, aurait dû me parler tout autant, mais je l’ai trouvé moins convaincant dans la forme... Il y a forcément des hauts et des bas dans un livre de ce type.
Mais, globalement, surtout des hauts : c’est un très bel ouvrage, qui complète utilement et même poursuit l’exposition, plutôt que de simplement la reproduire. Aussi ai-je beaucoup apprécié les deux.
FRÓIS (Luís), Européens et Japonais : traité sur les contradictions et différences de mœurs, écrit par le R.P. Luís Fróis au Japon, l’an 1585, préface de Claude Lévi-Strauss, [traduit du portugais par Xavier de Castro], Paris, Chandeigne, série Lusitane, [1585, 1993-1994, 1998, 2003] 5e édition 2015, 93 p.
LE JÉSUITE AMOUREUX DU JAPON
J’avais découvert bien tardivement les éditions Chandeigne, spécialisées dans la littérature lusophone, avec le passionnant ouvrage qu’est La Découverte du Japon, somme de documents sur l’image fantasmée de Cipango aux yeux des Européens, puis, en gros, sur la première décennie d’échanges entre Européens et Japonais, vers le milieu du XVIe siècle. Ce livre convoquait des textes d'un certain nombre de grandes figures historiques, incluant, avant la « découverte » du Japon à proprement parler, Marco Polo et Christophe Colomb, mais aussi, à l’époque même, saint François Xavier – car, si ce sont des marchands portugais et espagnols qui ont tout d’abord mis le pied sur le sol japonais, ils ont été bien vite suivis par des religieux, prêtres de la Compagnie de Jésus, dont « l’apôtre des Indes » est assurément le plus célèbre ; pour autant, il était loin d’être le seul.
Or, dans cet ouvrage, les témoignages les plus fascinants et instructifs, les plus « objectifs » aussi, dans une certaine mesure, étaient dus à un autre jésuite, moins connu, et arrivé quelque temps après François Xavier : le Portugais Luís Fróis (1532-1597). Un bonhomme assez fascinant, et un observateur méticuleux du Japon et des Japonais – bien plus subtil que ses frères en Jésus-Christ. Et un véritable amoureux de ce pays si étrange, littéralement situé aux antipodes… Si les obligations du révérend père Fróis l’amenaient à voyager beaucoup, et à revenir de temps à autre à Macao, par exemple, il n’en reste pas moins que le Japon était devenu son pays d’adoption – il y a vécu une trentaine d’années, avec de brèves interruptions seulement ; lors d’un de ces séjours à Macao, sentant que la mort viendrait quelques mois plus tard, il a semble-t-il fait état de son souhait de mourir au Japon – qui était devenu sa patrie ; ce qui s’est produit en 1597, à Nagasaki. Une sorte de Lafcadio Hearn avant l’heure ?
En tout cas, Luís Fróis n’était sans doute pas un jésuite comme les autres – encore que parti sur des bases assez proches : quand il arrive au Japon, en 1563 (soit vingt ans après le premier contact entre Japonais et Européens, et une dizaine d’années après la mort de François Xavier), il ne sait pas grand-chose du pays, et rien de sa langue. Cependant, il s’attèle à la tâche, et en obtient bientôt une perception très fine des us et coutumes des Japonais, et une maîtrise admirable de leur langue – lui qui était d’abord accompagné par un interprète, fait dès lors lui-même office d’interprète pour d’autres missionnaires jésuites célèbres, ses supérieurs, comme Francisco Cabral et Alessandro Valignano. Il rencontre aussi des figures majeures de l'histoire japonaise, et surtout Toyotomi Hideyoshi, lors d’une importante audience en 1586 – dont le bilan n’est toutefois guère favorable aux jésuites : si Oda Nobunaga, son prédécesseur, avait fait preuve de son ouverture envers les chrétiens (pour des raisons toutes politiques sans doute), ce n’est pas le cas de Hideyoshi, qui initie dès l’année suivante les persécutions qui culmineraient dans les premières décennies de l’époque d’Edo, le christianisme interdit ne subsistant plus dans l’archipel que dans des petites communautés de « chrétiens cachés » ; je vous renvoie le cas échéant au roman Silence, d’Endô Shûsaku.
Quoi qu’il en soit, l’acuité et l'érudition de Luís Fróis n’échappaient certainement pas aux autres jésuites. Désireux de mieux connaître le pays qu’ils étaient supposés évangéliser, ils ont chargé le prêtre portugais d’écrire une histoire du Japon, ainsi qu'une histoire des premières années de l’implantation du christianisme dans l’empire du soleil levant. On a parfois dérivé de ces études la conviction que Luís Fróis était le premier des japonologues.
Mais un autre texte, plus obscur, est peut-être plus révélateur encore de la relation entretenue par le jésuite avec le Japon – le présent petit « traité », de moins d’une centaine de pages, un recueil d’observations très lapidaires, sans véritable argumentaire (en apparence, du moins), et qui constitue un témoignage précieux sur les mœurs des Japonais dans la seconde moitié du XVIe siècle, mais aussi sur le regard que les Européens portaient sur ces mœurs. Cependant, ce texte n’a pas eu le même retentissement initial… car il avait été perdu sans avoir jamais été publié. On n’en a retrouvé la trace que près de trois siècles plus tard, en 1946, tout au fond des archives madrilènes – et il a connu sa première publication une dizaine d’années plus tard. En français, il a fait l’objet d’une première publication chez Chandeigne en 1993, avec un appareil scientifique conséquent, qui a hélas disparu de cette version poche – laquelle est toutefois agrémentée d’une très, très brève préface de l’éminent Claude Lévi-Strauss.
TOPSY-TURVYDOM (EN PORTUGAIS ?)
Le « traité » de Luís Fróis est donc très bref, et consiste en très lapidaires paragraphes numérotés et classés par thèmes, consistant à opposer (ou nuancer, parfois) les différences de mœurs entre les Européens et les Japonais. La structure est globalement toujours la même : en Europe nous faisons comme ci, les Japonais font comme ça. Point. Pas d’autres développements, pas d’analyse à proprement parler, ce n’est pas le propos. En fait de « traité », nous avons donc des listes plus ou moins développées de « couples » de comportements, dans une relation binaire, dans des registres parfois très anecdotiques, d’autres fois plus subtilement riches.
Il est vrai que la chose était tentante alors, et l’est sans doute autant, ou presque autant, aujourd’hui. Il y a une tendance forte à remarquer que les Japonais « font tout à l’envers » – ce qui, en tant que tel, ne veut certes pas dire grand-chose. Mais… C’est comme s’ils le faisaient exprès ! dit-on. De la manière de monter sur un cheval à la manière de coudre, en passant par la construction des bâtiments, la préparation des repas, l'arrangement des coiffures ou l'art de la guerre, ou aujourd'hui la conduite automobile, le reflet dans un miroir apparaît systématique… Le « traité » de Luís Fróis en est bien sûr une éclatante démonstration, mais d’autres ont eu le même ressenti, en d’autres temps. Claude Lévi-Strauss cite ainsi dans sa préface Basil Hall Chamberlain, auteur en 1890 d’un essai intitulé Things Japanese, et qui comprend un article titré « Topsy-Turvydom », qui fait exactement le même constat, en reprenant un certain nombre d’exemples déjà croisés chez Luís Fróis deux siècles plus tôt, et pour beaucoup toujours valables aujourd'hui – ceci, bien sûr, sans que l’Anglais en ait eu conscience, car le texte du jésuite était inconnu alors.
La confrontation de ces deux textes et d’autres témoignages encore semble confirmer cette curieuse impression – en en étendant le champ éventuellement, d’une manière capitale ; car il ne s’agit pas tant, ici, d’opposer le Japon et l’Europe, ce qui ne serait qu’un bien banal ersatz d’ethnocentrisme… que le Japon et le reste du monde ! En y incluant ses plus proches voisins asiatiques – à cet égard aussi éloignés du Japon que le sont la France ou l’Angleterre. Exemple bateau : au Japon on construit en bois, en Chine ou en Corée on construit en pierre, etc.
Ce jeu de contraires est par ailleurs si poussé qu’il aboutit à la fascination – et une fascination souvent empreinte de sympathie, au-delà du seul étonnement. Claude Lévi-Strauss, en exergue, cite Platon : « Car c’est le plus contraire qui est au plus haut point ami de ce qui lui est le plus contraire. »
Et, au fond, cette impression n’est peut-être pas si curieuse ? Il y a même là un réflexe assez commun, finalement. Claude Lévi-Strauss, toujours lui, en cite un intéressant exemple… il y a 2500 ans de cela, avec Hérodote décrivant la civilisation égyptienne dans des termes très proches. Mais l’anthropologue fait alors une remarque importante : chez Hérodote, Luís Fróis et Basil Hall Chamberlain, le constat est là, et appuyé, il est au cœur même du discours, mais, là où d’autres en auraient tiré sans vergogne un bête tableau eurocentré raillant la « bizarrerie » des Japonais comme une énième preuve de leur infériorité en termes de civilisation, nos trois auteurs, eux, ne tombent pas (ou seulement de manière exceptionnelle) dans ce vilain travers – décrire la civilisation d’en face en termes d’opposition, bien loin de réduire le sujet d’étude à la barbarie, revient en fait à reconnaître l’existence de ladite civilisation, et autant que possible sur un pied d’égalité (si quelques réflexes de rejet demeurent). C’est aussi cela qui fait de Luís Fróis un précurseur de l’anthropologie – et un observateur bien singulier dans le contexte de l’évangélisation du Japon dans la seconde moitié du XVIe siècle.
OBSERVER, NE PAS JUGER (SAUF DANS UN CAS)
En effet, la structure même du « traité », dans son aspect très sec, plus que laconique, est telle que le jugement n’y a que très rarement sa place – au sens le plus littéral, d’ailleurs : deux ou trois lignes pour exprimer une divergence de modes de vie sont ici bien suffisantes. Luís Fróis observe – il ne juge pas ; sans doute sait-il que juger affaiblirait la pertinence de ses observations ? L’opposition, ou la nuance – car en vérité le « miroir » n’est pas parfait, et les mœurs des Japonais, parfois, divergent d’avec les européennes plus qu’elles ne s’y opposent –, ne s’accompagnent le plus souvent pas de jugements de valeur : ici c’est ainsi, ailleurs c’est comme ça – et au fond il n’y a pas grand-chose de plus à en dire.
Certes, il ne faut sans doute pas tout prendre au pied de la lettre, ici : Luís Fróis est un homme, pas une machine « neutre », et parfois il exprime son étonnement en des termes où pointe malgré tout la possibilité du jugement et de la critique. On peut aussi supposer que la « neutralité » des termes, en un certain nombre d’occasions, s’avère trompeuse : consciemment ou pas, le jésuite emporté dans son tableau peut parfois être amené à forcer un peu le trait. Et parfois un terme connoté lui échappe (encore que pas toujours dans le même sens : c'est régulièrement l'Europe qui trinque, dans ce cas). Quelques précautions sont donc à prendre, ces observations sont parfois à manipuler avec des pincettes, mais, le plus souvent le tableau est juste et aussi « objectif » que possible. Froid, dépassionné ? Cela, je n’ose pas le dire – car, dans l’exposé le plus abstrait comme dans les rares expressions plus sentimentales qui parsèment le « traité », la fascination de l’auteur pour le Japon ne fait guère de doute, une fascination qui peut se muer en amour, même particulièrement interloqué ; car l'auteur, après des décennies sur place, conserve la précieuse possibilité d'être étonné par les gens qu'il croise au quotidien. Il y a toujours, au minimum, une sincère curiosité, et parfois bien davantage.
Mais... Eh bien, chaque règle à son exception… Pour les jésuites qui évangélisent le Japon en cette seconde moitié du XVIe siècle, les bonzes incarnent l’Ennemi – bien sûr… Luís Fróis, ici, ne diffère pas de ses frères : quand il rapporte les croyances impies et les turpitudes des bonzes tous plus immoraux, mesquins, bêtes et hypocrites les uns que les autres, la neutralité n’est plus de mise, et les dénonciations et accusations sont frontales. Une chose très sensible dans La Découverte du Japon – et pas que chez les jésuites eux-mêmes, d’ailleurs : la Pérégrination de Fernāo Mendes Pinto est probablement plus fourbe à cet égard (et incomparablement plus malhonnête) que les lettres de François Xavier et des siens. Cela se vérifie à nouveau ici, même si le ton, demeurant lapidaire, ne véhicule dès lors pas la même emphase que les protestations indignées coutumières des ministres de la foi catholique dans leur correspondance professionnelle. En contrepartie, le vague respect craintif éprouvé par les jésuites envers les moines zen, qu’ils considéraient les plus redoutables et de loin, au travers de leurs sophismes pernicieux, ne ressort guère, cette fois, du « traité » de Luís Fróis.
LE MONDE EST DIVERS ET LE MONDE CHANGE – DANS TOUS LES SENS
Le cas très particulier des bonzes mis à part, cette absence globale de jugements de valeur est donc un atout marqué du petit « traité » de Luís Fróis. Elle est aussi ce qui en fait un document précieux, un témoignage utile aussi bien aux historiens qu’aux anthropologues.
Toutefois, je ne suis ni l’un ni l’autre… Ma lecture étant celle d’un béotien, elle peut peut-être davantage s’autoriser de ces jugements de valeur, honnis à bon droit dans le champ scientifique ? C’est tentant, du moins – mais avec là aussi une appréciable contrepartie : ce petit essai contient dans son principe même les éléments qui démontrent l’inadéquation fréquente d’une approche davantage « subjective », pour ne pas dire « passionnée » ; et c’est un enseignement non négligeable de cette lecture, sans doute.
J’aurais pu citer des dizaines d’extraits – portant sur les pratiques martiales comme sur l’alimentation, le théâtre, la construction navale, la mode, etc. ; auquel cas j’aurais sans doute été tenté de mettre en avant les plus « drôles »… car nombre de comportements observés par Luís Fróis, sans même parler des oppositions qui vont avec, ont de quoi faire sourire le lecteur distant, jamais épargné par les normes de la société dont il fait partie.
Mais il m’a paru davantage intéressant de piocher plutôt dans une thématique guère drôle, mais peut-être davantage édifiante : le chapitre II, « Des femmes, de leurs personnes et de leurs mœurs ».
32. Chez nous, selon leur naturel corrompu, ce sont les hommes qui répudient leurs épouses ; au Japon, ce sont souvent les femmes qui répudient les hommes.
[…]
34. En Europe, l’enfermement des jeunes filles et demoiselles est constant et très rigoureux ; au Japon, les filles vont seules là où elles le veulent, pour une ou plusieurs journées, sans avoir de comptes à rendre à leurs parents.
35. Les femmes en Europe ne quittent pas la maison sans la licence de leur mari ; les Japonaises ont la liberté d’aller où bon leur semble, sans que leur mari n’en sache rien.
[…]
38. En Europe, l’avortement pour autant qu’il y en ait, n’est pas fréquent ; au Japon, c’est une chose si commune qu’il y a des femmes qui avortent jusqu’à vingt fois.
[…]
45. Chez nous, il est rare que les femmes sachent écrire ; une femme honorable au Japon serait tenue en piètre estime si elle ne savait pas le faire.
[…]
51. En Europe, ce sont ordinairement les femmes qui préparent à manger ; au Japon, les hommes et même les gentilshommes mettent un point d’honneur à faire la cuisine.
[…]
54. En Europe, il est très inconvenant qu’une femme boive du vin ; au Japon c’est très fréquent, et lors des fêtes elles boivent parfois jusqu’à rouler par terre.
[…]
56. Les femmes d’Europe, si elles portent un châle, se dissimulent encore davantage pour converser avec autrui ; au Japon, les femmes se découvrent pour parler, car faire autrement serait discourtois.
Bien sûr, encore une fois, les observations du jésuite ne sont sans doute pas à prendre au pied de la lettre, et il peut forcer le trait ici ou là. On relève aussi des tournures sans doute moralement connotées, même si c'est assez ambigu, parfois. Ce tableau n’en est pas moins étonnant, au regard de ce que nous savons (ou croyons savoir) de la place des femmes dans le Japon contemporain, une société notoirement patriarcale (plus que d’autres, disons). C’est un sujet que j’avais pu aborder dans ma chronique de Japon, la crise des modèles, de Muriel Jolivet ; je vous avais promis aussi un retour sur Japonaises, la révolution douce, d’Anne Garrigue… mais j’ai trop fait traîner, et serais incapable d’en traiter maintenant, mes excuses – très bon bouquin, ceci dit. En même temps, dans ces ouvrages et dans bien d’autres encore, les féministes japonaises rappellent souvent combien la condition des femmes s’est dégradée durant l’époque d’Edo, qui nous sépare du temps de Fróis, et ce sans doute en raison de la philosophie officielle de la période, qui était le néoconfucianisme.
Bien sûr, « dégradée » n’est pas un terme scientifiquement neutre, il est connoté idéologiquement, dans une perspective qu’on pourrait qualifier d’évolutionniste au sens de l’anthropologie sociale ; et c’est bien pourquoi un anthropologue ne devrait pas en faire usage – mais ces féministes le peuvent assurément, et moi de même, je suppose (je suppose...). Comme elle, je regrette cet état de fait – et cela n’a rien de neutre. J’ai une notion de progrès social et sociétal, qui me porte à juger l’évolution de la condition des femmes au Japon durant l’époque d’Edo sous un jour négatif. Mais, en même temps, pouvait-on trouver illustration plus éloquente de ce qu’il n’y a pas d’historicisme, qu’il n’y a pas de flèche du temps ? Le monde change – tout le temps. Et non, l’histoire ne se répète jamais exactement. Et, non plus, il n’y a pas de schéma d’évolution prédéfini – au choix, on en dérivera un relativisme un peu las… ou une raison de plus de faire bouger les lignes, de telle manière plutôt que de telle autre, en pleine conscience – car l’autre manière n’est jamais exclue en tant que telle. Tout en sachant que chaque point de vue est idéologiquement construit, on peut s'en accommoder et ne pas s'interdire la moindre opinion sur ce qui serait souhaitable.
UNE INTÉRESSANTE CURIOSITÉ – OU BIEN PLUS
Européens et Japonais, pour un si petit ouvrage, et si « factuel », est d’une appréciable densité et riche d’enseignements divers. C’est une confirmation de la singulière acuité de son auteur, en même temps qu’une ouverture sur d’autres mondes (l’Europe du XVIe siècle, à certains égards, pourrait être envisagée comme aussi exotique à nos yeux que le Japon d’alors) ; le cas des bonzes excepté, le jésuite brille par un désir d’objectivité qui n’était probablement pas la norme à cette époque, et ne l’est à vrai dire pas forcément toujours aujourd’hui. Le « traité » rapporte une forme très particulière d’observation participante, et, sous son aspect laconique, il offre bien des opportunités de réfléchir, au-delà du seul cas japonais, à la relativité des mœurs dans l’espace comme dans le temps, et à la diversité des modes de vie dans un monde complexe et toujours changeant. Et ça, c’est toujours admirable.
Dans les premiers temps de ce blog, il y a de ça… longtemps, je livrais de temps à autre des articles en forme de nécrologies – activité aussi vaine que déprimante. Les personnalités appréciées tombent comme des mouches, mais au fond, puis-je vraiment dire que ces disparitions de célébrités m’affectent à titre personnel ? David Bowie serait peut-être l’exception – et encore. À l’évidence, d’autres disparitions sont bien plus concrètes à mes yeux et me touchent bien davantage – encore la semaine dernière, à vrai dire –, dont je ne peux pas parler ici…
Mais le cas d’Ursula K. Le Guin, décédée le 22 janvier, est peut-être un peu à part, pour le coup – et en lien avec ce blog, ce qui m’incite à lui consacrer cette brève note. En effet, ici-même, vingt-trois livres d’Ursula K. Le Guin (dont deux rassemblent en fait plusieurs titres) ont été chroniqués – ce qui en fait l’auteur le plus exposé (directement) sur ce blog. Lovecraft est à peu près au même niveau, mais il y a de la triche, car nombre des chroniques portant sur ce dernier se basent sur des publications très brèves et confidentielles de Necronomicon Press, etc., ce qui fausse un peu le décompte, sans même parler des très nombreuses « collaborations », etc. ; la différence, qui situe bien Lovecraft en tête, oui, c’est que j’ai beaucoup chroniqué des ouvrages sur Lovecraft ou autour de Lovecraft. Mais les autres auteurs les plus fréquemment chroniqués ici, les Ballard, les Tolkien, les Pratchett, etc., sont assez loin derrière Lovecraft et Le Guin. Ogawa Yôko, peut-être, mais via des omnibus...
C’est pas un concours, hein. Juste un témoignage de ce que l’œuvre d’Ursula K. Le Guin a beaucoup compté pour moi – elle faisait vraiment partie de mes autrices préférées, tout spécialement en science-fiction, dont elle incarnait pour moi le meilleur.
Le « cycle de l’Ekumen », tout particulièrement, contient nombre de chefs-d’œuvre, cet ensemble plus ou moins relâché développant des questionnements qui me touchent particulièrement, en usant des outils de l’anthropologie (hérités des prestigieux parents, le père surtout, Alfred Kroeber) pour explorer des sujets politiques et sociétaux complexes et passionnants. Je vous renvoie, le cas échéant, à l’article où j’ai secondé Erwann Perchoc, « Le Cycle de l’Ekumen : rapport sur les cultures humaines issues des expériences haïniennes, leurs histoires et leurs relations », dans le Bifrost n° 78, consacré à l’autrice, et que j’avais si longtemps, ainsi que bien d’autres, appelé de mes vœux. Mais l’essentiel du cycle a été chroniqué sur ce blog, avec une exception de taille, toutefois : La Main gauche de la nuit, qui fut mon premier Le Guin, avant que je ne démarre le blog, et qui m’avait collé une énorme baffe – un effet réitéré quelque temps plus tard, mais sur ce blog cette fois, avec Les Dépossédés. Ces deux livres, tout le monde doit les lire. Mais bien d’autres ouvrages du cycle doivent être mentionnés – notamment L’Anniversaire du monde, brillant recueil de nouvelles, même si d’un abord peut-être un peu austère mais à propos et qui en vaut la peine, ou encore Quatre Chemins de pardon ; un cran en dessous, néanmoins très bons en tant que tels, figurent, en un même volume, Le Nom du monde est Forêt et Le Dit d’Aka, mais aussi les premiers titres du cycle, Le Monde de Rocannonet Planète d’exil – le troisième roman de l’ensemble, La Cité des illusions, étant le seul à ne pas vraiment m’emballer. Je ne trancherai pas la question de l’appartenance ou pas au cycle de L’Œil du héron, mais, même mineur, il demeure une lecture appréciable. Mentionnons enfin quelques nouvelles dans Le Livre d’or de la science-fiction : Ursula Le Guin.
L’autrice avait bien sûr livré d’autres œuvres de science-fiction, « hors cycle » : L’Autre Côté du rêve, par exemple, ou, plus singulier et à mon sens bien plus intéressant, même si là encore pas toujours des plus facile à aborder, La Vallée de l’éternel retour. Cela vaut aussi pour la fantasy, ainsi avec Le Commencement de nulle part.
Mais, bien sûr encore, en fantasy, il faut accorder une place particulière à « l'autre grand cycle » d’Ursula K. Le Guin : celui de « Terremer ». Une œuvre séminale, même si je ne peux pour ma part la situer au même niveau que « l’Ekumen ». C’est surtout que la trilogie originelle (Le Sorcier de Terremer, Les Tombeaux d’Atuan et L’Ultime Rivage, trois romans rassemblés dans le volume sobrement intitulé Terremer) me paraît avoir un peu vieilli, sans avoir mal vieilli – et son côté « jeunesse » est peut-être plus flagrant, à tous les niveaux. Cela reste une lecture très recommandable, avec un très bel univers, et un sous-texte subtil et profond. Dans ce cycle, toutefois, ce que j’ai préféré, c’est le recueil de nouvelles Contes de Terremer (ne pas s’y méprendre, il n’y a pas de lien spécifique avec le film du fiston Miyazaki, pas très bien accueilli semble-t-il, et que je n’ai toujours pas osé voir). L’ensemble doit être complété avec deux romans plus tardifs, Tehanu et Le Vent d’ailleurs, qui m’ont moins marqué.
Ursula K. Le Guin écrivait encore assez récemment. Il y a une dizaine d’années seulement, elle avait par exemple livré une autre série de fantasy, la trilogiedite « Chronique des Rivages de l’Ouest », avec un positionnement éditorial « young adult » qui ne doit pas tromper : toutes choses égales par ailleurs, Dons, Voix et Pouvoirs ne sonnent pas forcément plus « jeunesse » que la trilogie originelle de Terremer, et même plutôt moins, à vrai dire, au-delà de la dimension initiatique marquée. Que ces couvertures hideusement connotées ne vous éloignent pas de la lecture de ces trois romans, car, dans leur registre de fantasy anthropologique, ils sont tout à fait convaincants, et même plus que ça.
Mais, dans un autre genre, peu de temps après, Ursula K. Le Guin avait également livré Lavinia, qui est probablement son dernier chef-d’œuvre. Ce roman résolument inclassable demeure une de mes lectures fétiches de l’autrice, et à vrai dire bien au-delà.
Du côté des « inclassables », se pose la question orsinienne… C’est mon moment de faiblesse – mon seul véritable échec avec l’autrice : je n’ai pas du tout accroché aux Chroniques orsiniennes, qui m’ont laissé sur le carreau… au point de l’abandon. Ce qui n’est pas normal. Il me faudra sans doute y revenir… Par contre, j’avais beaucoup apprécié le roman associé Malafrena. Dont j’avais extrait cette citation en une date de sinistre mémoire, et qui était remontée dans mon fil Facebook il y a très peu de temps :
Il y avait quelques volumes dépareillés du Moniteur, le journal du gouvernement français. Il examina l'un d'eux datant de 1809 et découvrit qu'il était le porte-parole des autorités, semblable en cela à tous les journaux qu'il avait lus jusqu'alors. Mais peu de temps après, il tomba sur un ouvrage du début des années quatre-vingt-dix. D'abord il ne se souvint pas de ce qui s'était déroulé à Paris à cette époque – les moines ne s'étaient pas montrés très compétents en matière d'histoire récente. Il arriva aux pages consacrées aux discours prononcés par MM. Danton, Mirabeau, Vergniaud ; ils lui étaient inconnus. De Robespierre il avait entendu prononcer le nom, en compagnie de ceux de Voltaire et du diable. Il revint aux années quatre-ving-dix et se mit à lire avec assiduité. Il avait dans les mains la Révolution française. Il lut ce discours dans lequel l'orateur exhortait le peuple à exprimer sa colère contre le temple des privilèges, et qui se terminait par « Vivre libre, ou mourir ! » Le papier journal jauni par l'âge s'effritait dans les mains du garçon ; sa tête était penchée sur les colonnes arides de paroles adressées à une Assemblée morte par des hommes décédés depuis trente ans. Il avait les mains froides comme si le vent soufflait sur lui, la bouche sèche. Il ne comprenait pas la moitié de ce qu'il lisait, ignorant à peu près tout des événements relatifs à la Révolution. Cela n'avait pas d'importance. Il comprenait qu'une révolution avait eu lieu.
Les discours étaient pleins de fanfaronnade, d'hypocrisie et de vanité ; de cela il avait conscience. Mais ils parlaient de la liberté comme d'une nécessité humaine au même titre que le pain et l'eau. Itale se leva et fit les cent pas dans la petite bibliothèque paisible, se frottant la tête et fixant d'un regard vide rayonnages et fenêtres. La liberté n'était pas une nécessité, c'était un danger : tous les législateurs de l'Europe n'avaient cessé de le répéter depuis dix ans. Les hommes étaient des enfants et devaient être gouvernés, dans leur propre intérêt, par les rares individus possédant l'art du commandement. Que voulait dire le Français Vergniaud en posant les termes d'un tel choix – vivre libre ou mourir ? Ce ne sont pas là des choix que l'on propose à des enfants. Ces mots s'adressaient à des hommes. Ils avaient une résonance sèche et étrangère ; ils manquaient de cette logique inhérente aux déclarations en faveur d'alliances ou de contre-alliances, de censures, de répressions, de représailles. Ils n'étaient pas raisonnables.
C’est qu’Ursula K. Le Guin était aussi une femme d’idées, et de combats, qu’ils s’expriment dans sa fiction ou dans de très nombreux essais : grande féministe, questionnant les identités et les genres avec acuité, anarchiste subtile, notamment dans son regard anthropologique – ardente par ailleurs à la défense des genres de l’imaginaire, ainsi qu’en témoigne en dernier ressort Le Langage de la nuit, recueil d’articles publié récemment aux Forges de Vulcains, et qui constitue ma lecture leguinienne la plus récente.
Il y a bien plus, nombre de romans, nouvelles et essais qu'il me reste à lire. Et d’autres aspects pourraient être envisagés, j’imagine, comme son œuvre poétique, qui m’est totalement inconnue, ou son activité de traductrice, qui a par exemple contribué à faire connaître dans le monde anglo-saxon et au-delà dans le monde entier l’excellent Kalpa Impérial d’Angélica Gorodischer.
Ursula K. Le Guin était une immense autrice – une figure majeure des littératures de l’imaginaire, sans plus d'équivalent. Non : une figure majeure de la littérature tout court. #UnNobelPourUrsulaLeGuin, sauf que c'est trop tard... Je lui dois certaines des plus belles et puissantes lectures dont ce blog a pu se faire l’écho. Bon vent, Madame – un vent d’ailleurs, bien sûr ; qu’il vous conduise à l’ultime rivage, et encore au-delà – car le monde est toujours plus vaste, et toujours plus riche de sa diversité, ainsi que vous l’avez si brillamment démontré au cours d’une carrière exemplaire.
PELLETIER (Philippe), Le Japon : histoire et civilisations, 2e édition, Paris, Le Cavalier Bleu, coll. Idées reçues, 2008, 127 p.
L’EXOTISME ET LE MIROIR (EN MÊME TEMPS)
Je suppose que mon intérêt même pour le Japon, son histoire et sa civilisation, témoigne de cet aspect clef envisagé dans ce petit ouvrage du géographe Philippe Pelletier, qui est que, pour un Occidental, et donc pour un Français (d’aucuns diraient même plus particulièrement, peut-être ?), le Japon occupe une place très particulière dans les représentations que l’on se fait du monde, à savoir qu’il est à la fois l’incarnation la plus marquée de l’exotisme – ce pays aux antipodes où, littéralement, tout est différent, voire frontalement opposé, presque comme si c’était « fait exprès » – et le miroir dans lequel aime à se mirer l’Occident, quitte à ce que ce soit pour se faire peur.
Cette combinaison de deux rapports a priori antagonistes n’est pas pour rien dans la fascination que le Japon peut exercer sur les Occidentaux, sur les Français, sur le Nébal. À vrai dire, le Japon se prête même particulièrement, peut-être, à ce genre de figurations à la limite de l’oxymore, et en tout cas nous en connaissons bien d’autres exemples - entre tradition et modernité, etc.
Ce rapport ambigu, éventuellement à mettre au pluriel, a cependant son corollaire : la très forte tentation de succomber aux idées reçues – une caricature sans cesse répétée, au point où on l’intègre sans plus la questionner, comme constituant en tant que tel un fait objectif, observable, observé. C’est l’objet même de cette collection aux éditions du Cavalier Bleu, sur la durée d’un « Que sais-je ? », approximativement : mettre en lumière ces idées reçues, ce « prêt à penser », pour les creuser quelque peu, et déterminer si elles ont le moindre degré de pertinence – ce qui n’est en fait pas toujours exclu ! Simplement, quelques précautions sont à prendre...
STÉRÉOTYPES ET NIPPOLOGIES
Ici, j’ai envie de commencer cet article assez largement – en développant une question préalable assez générale, qui n’est pas formellement aussi importante dans le présent ouvrage, mais qui me paraît en expliquer l’intérêt tout particulier. Comme ça m'arrive avec ce genre d'ouvrages, je ne chronique parfois pas tant le livre que ce qu'il m'évoque de plus intéressant, au fond...
La tentation du stéréotype, voire du préjugé, a quelque chose d’instinctif – peu y échappent, encore moins sur des sujets qu’ils ne maîtrisent guère ; et c’est bien mon cas sur quantité de questions, dont le Japon, son histoire, sa civilisation (ou ses civilisations, puisque le titre du présent ouvrage avance le pluriel). Le « Ils sont fous ces Romains » d’Obélix est très tentant quand on envisage le Japon, hélas sous la forme bien moins amusante d’une mauvaise blague grasse, où la xénophobie peut percer, sous-jacente – à moins qu’il ne s’agisse de formuler un « compliment » ? Négatif ou positif, avec charge affective ou pas, un stéréotype demeure un stéréotype.
Le Japon est un objet de fascination pour les Européens, oui – et ce depuis fort longtemps, comme en témoigne le très chouette livre La Découverte du Japon: des fantasmes de Marco Polo sur la mythique Cipango aux rapports aussi enthousiastes que déterminés de François-Xavier et de ses frères jésuites, l’Europe avait eu le temps, jusqu’à l’aube du XVIIe siècle, mais surtout durant le XVIe, de se forger des images du Japon qui, déjà, passionnaient, enchantaient, horrifiaient ceux qui n’y avaient jamais mis les pieds, mais n’en dissertaient pas moins à longueur de traités édifiants (euh, ça vaut pour ma pomme, du coup...) ; en fait, la fermeture de l’archipel durant l’époque d’Edo, même si pas totale, a pu renforcer ces lectures plus ou moins fondées, en jouant de la carte du mystère, autorisant la perpétuation de toutes les représentations, et d’abord des plus erronées. Bon sang, même le marquis de Sade a commis une dissertation sur le Japon, avais-je découvert émerveillé il y a quelque temps de cela !
Mais la situation a commencé à évoluer avec, en 1853, l’arrivée des « vaisseaux noirs » du commodore Perry, contraignant le Japon shogunal à s’ouvrir sur le reste du monde, élément crucial qui déboucherait bientôt sur la Restauration de Meiji, en 1868, avec un double mouvement d’industrialisation/modernisation/occidentalisation à marche forcée, supposé en même temps garantir l’indépendance et l’identité du Japon, désireux, pour ne pas devenir colonie, de se muer lui-même en puissance colonisatrice, à la pointe de la civilisation (selon les critères évolutionnistes de l'époque, au sens de l'anthropologie sociale).
Les échanges avec l’Occident, via notamment nombre de savants et d’ingénieurs invités à venir au Japon, tandis que des Japonais effectuaient de longs voyages en Europe ou aux États-Unis pour y apprendre et ramener dans l’archipel le fruit de cet apprentissage, ont forcément eu un impact quant à tous ces rapports et aussi toutes ces représentations. Les biais n’en demeuraient pas moins – y compris chez ceux qui se rendaient au Japon. Un Pierre Loti a pu se montrer sarcastique, un Lafcadio Hearn enthousiaste – les deux écrivains n’en avaient pas moins eu recours aux stéréotypes, même sur la base de renseignements de première main. La mode du japonisme, le goût des artistes européens pour l’art nippon, y ont participé – la crainte du « Péril Jaune », renforcée par la victoire inattendue du Japon contre la Russie en 1905, pas moins.
Le mouvement de Meiji, ambivalent, en a en fait joué – instaurant un comportement appelé à se prolonger bien plus tard. Il s’est agi, pour les intellectuels japonais, de reprendre les stéréotypes que les Occidentaux appliquaient au Japon, qu’ils soit positifs ou négatifs, pour les considérer effectivement pertinents, mais de manière unilatéralement laudatrice, et comme caractérisant intrinsèquement la singularité japonaise, valeur cardinale à défendre entre toutes.
On peut prendre l’exemple du « groupisme » : l’Occident avait de longue date véhiculé l’image d’un Japon encore féodal où, littéralement, l’individu n’existait pas, contrastant avec l’Europe des Lumières et du libéralisme – un cliché appelé à durer chez le quidam : que celui qui n’a jamais été interloqué par des touristes japonais marchant au pas dans Paris me jette le premier appareil photo ! Mais cette mauvaise blague (pardon) en témoigne : ce « constat » pouvait s’accommoder de connotations sacrément négatives... mais aussi bien positives, en fait ; il a été tentant, pour certains essayistes japonais, d’en faire une gloire, s’opposant à l’individualisme supposé forcené de l’Occident, et associé à d’inévitables corollaires tels que l’égoïsme et indirectement le matérialisme – le groupisme devient alors une vertu, et, au-delà, un trait caractéristique de l’identité japonaise, forcément singulière.
Or ce genre de réflexion connaîtra son apogée bien après Meiji, après même la guerre, dans un tout autre contexte : durant la Haute Croissance des années 1960, puis la croissance un brin ralentie mais toujours très forte des années 1970 et 1980 – après quoi la transmission plus marquée de la culture populaire japonaise (via les mangas, etc.) changera encore la donne, je suppose, ainsi que les difficultés dues à l'éclatement de la Bulle. On parle à cette époque, au Japon aussi bien qu’en Occident, d’un « miracle » économique japonais (en fait pas si miraculeux, car de nombreux facteurs peuvent l’expliquer). Que ce soit par crainte ou par envie, de l’extérieur, ou par autosatisfaction, à l’intérieur, des essayistes cherchent les clefs de cette réussite, qu’ils entendent souvent réduire à un critère unique, déterminant.
Ce discours, quand il se veut intérieur et positif, c'est ce que l’on appelle au Japon les nihonjinron, un genre éditorial à part entière – en français, et sauf erreur à l’initiative justement de Philippe Pelletier, on rend ce terme par « nippologies ». Et c’est un genre florissant, qui connaît encore de nombreux avatars aujourd'hui. Toute société, sans doute, tend à se définir dans un double mouvement : la communauté met en avant les traits qui rapprochent les membres la composant, et, sans forcément d’hostilité, pointe en même temps ce qui la distingue des autres communautés. En cela, le Japon n’a rien de bien original – mais la place importante occupée par les nippologies dans les préoccupations de la société japonaise donne tout de même l’impression d’une société à la fois très curieuse d’elle-même et, probablement, très curieuse aussi de l’image qu’elle donne aux autre, non sans une vague anxiété le cas échéant (ou un réflexe défensif).
Reste que cela ne facilite pas l’appréhension la plus sereine et « objective » de la société japonaise : à l’extérieur comme à l’intérieur, les stéréotypes sont légion… Et ils n’épargnent certes pas la sociologie même du Japon, chez des auteurs par ailleurs « sérieux », ou du moins jugés comme tels : j’avais eu l’occasion, sur ce blog, de rapporter ma lecture de Le Chrysanthème et le sabre, de Ruth Benedict – l’anthropologue américaine, dans sa perspective culturaliste, était portée à l’essentialisme, cherchant des critères clefs, au fond sur le mode alors pas identifié formellement des nippologies, et ce au moment crucial de la défaite annoncée du Japon face aux Américains, devant très vite déboucher sur l’occupation de l’archipel : essentiellement le binôme giri/on, associé au principe hiérarchique. L’ouvrage demeure intéressant, j’en suis convaincu (y compris ou ne serait-ce que dans le champ des représentations), mais il est décidément à manipuler avec précaution – pas davantage, cependant, qu’un autre classique, d’origine japonaise celui-ci, et plus récent, La Société japonaise de l’anthropologue nippone Nakane Chie, à fond dans le mouvement nihonjinron – un livre abondamment traduit et toujours lu, qui n’a pas été pour rien dans la propagation du mythe d’un Japon caractérisé par une classe moyenne hégémonique dans une sociologie « verticale », mythe largement remis en cause depuis par les sociologues plus récents… et qui pourtant demeure très prégnant, même après la Bulle et son éclatement, au Japon comme en Occident, dans la classe politique comme dans la société civile.
En effet, si l’on constate ce genre de réflexes malvenus dans le champ scientifique, alors dans le champ non scientifique… En fait, l’exportation de la culture populaire japonaise en Occident n’a probablement rien arrangé à l’affaire, dessinant (littéralement, le cas échéant) un monde de samouraïs et de geishas et de yakuzas, auxquels on ajoute éventuellement les kamikazes, ou d'autres choses encore – autorisant tous autant de lectures simplistes d’une société forcément plus complexe. Et ceci de manière particulièrement navrante, parfois – même dans les relations internationales, et au plus haut niveau ! Ai-je besoin de rappeler cet exemple parmi tant d’autres de la bêtise et de l’ignorance de Donald Trump, sa remarque si incroyablement pertinente concernant le Japon « pays de guerriers samouraïs » ? Mr President, un Ogami Ittô pourrait éventuellement, s'il est en forme, faire un bond de 25 m de haut pour découper un missile nucléaire nord-coréen avec son katana – mais, même sur un mode moins épique, il n’y a plus de samouraïs au Japon depuis Meiji, et ce n’est pas là le comportement du salaryman lambda ; tout en notant que la représentation de ce dernier également doit sans doute être pondérée...
DU VRAI DANS LE FAUX ?
Et c’est bien de pondération qu’il s’agit. Groupisme, harmonie (wa), dedans/dehors (uchi/soto), dépendance affective (amae), honne/tatemae, giri/on, mitate… Autant de nippologies. Mais cela signifie-t-il que toutes ces notions sont vides de sens ? En fait, probablement pas. Le problème, c’est leur extension inconsidérée, a fortiori quand on succombe à la tentation toujours malvenue de l’essentialisme, du critère unique suffisamment déterminant en tant que tel, et expliquant tout.
On peut reprendre l’exemple du groupisme : dire qu’il n’y a pas d’individu au Japon est faux, et de même pour ce qui est de dire que tout y passe par le groupe ; pour autant, la société japonaise semble bel et bien accorder une certaine importance au groupe en tant que notion (et sous bien des avatars, à l'école, dans l'entreprise, etc.), d’une manière sans doute différente de ce qui se produit en Occident – mais la perspective se renverse, car l’individualisme supposé des Occidentaux n’est sans doute pas aussi forcené qu’on le prétend parfois, notamment au Japon, mais pas seulement, loin de là. Dans les deux cas, c’est une question de degrés – avec à la base une conception éventuellement différente de l’individu : Claude Lévi-Strauss, ainsi, a pu avancer que celle-ci, en Occident, était plutôt centrifuge, et plutôt centripète au Japon – mais l’individu a bien sa place dans les deux sociétés, et le groupe aussi.
Et les stéréotypes véhiculés par les Occidentaux ? Sans doute sont-ils majoritairement erronés en tant que tels. Mais peut-être certains, à la condition donc d’être pondérés, peuvent-ils s’avérer au moins vaguement pertinents – en tout cas propices à l’exploration de thématiques autrement riches que la seule formulation d’un bête préjugé. C’est semble-t-il pour partie l’objet de ce petit ouvrage, qui liste vingt « idées reçues » à formuler, contester, pondérer, creuser.
QUELQUES EXEMPLES
Une approche qui ne me permet pas de me livrer à un compte rendu exhaustif, à l’évidence… Mais citons ces idées reçues, pour mémoire, avec éventuellement une brève note sur les réponses qu’elles suscitent.
La première section s’intitule « Le Japon… L’île absolue ou relative ? » : les Japonais sont tous pareils (on y traite aussi bien du mythe de la classe moyenne hégémonique que de la supposée homogénéité ethnique du Japon – les deux notions sont des leurres) ; l’insularité a protégé le Japon de l’étranger (conception étroite de l’insularité, quand les passages ont souvent opéré, via plusieurs routes maritimes essentielles) ; le Japon a réalisé un miracle économique après la défaite de 1945 (ce prétendu miracle a des raisons très concrètes, liées notamment à la politique américaine dans la région) ; le Japon est le paradis de la haute technologie ; le Japon est le pays des robots et des mangas ; les Japonais copient tout, et en mieux (cette version très réductrice de la notion de mitate nie une création proprement japonaise qui a toujours existé ; pour autant, les emprunts sont importants dans la société japonaise, qui s’est avérée particulièrement apte aux transferts de technologie, notamment).
La deuxième section met l’accent sur la géographie, discipline de Philippe Pelletier : le Japon est sans cesse frappé par les catastrophes naturelles ; le Japon manque de ressources naturelles (ça dépend des ressources, et, même de manière générale, c’est souvent contestable) ; le Japon est surpeuplé ; le Japon manque d’espace (ces deux idées reçues autorisent des développements très intéressants, qui montrent que la place ne manque pas autant qu’on le dit) ; la tradition prône l’harmonie avec la nature, mais le pays est hyperpollué (là encore, un chapitre très instructif, où l’idée reçue est double, et à pondérer sous ses deux aspects).
La troisième section porte sur le travail, les loisirs, et le couple : le Japonais est un drogué de travail, et ne prend pas de vacances (ça change – ça a probablement été vrai, mais ça l’est de moins en moins) ; le Japonais travaille à vie dans la même entreprise (l’emploi à vie n’a jamais concerné que les plus grandes entreprises, et il n’est plus à l’ordre du jour) ; le Japon est le royaume des arts martiaux (ils y sont peu pratiqués ; d’autres sports ou loisirs sont largement plus importants dans la société japonaise, qui n’y associe peut-être pas les mêmes valeurs) ; la femme ne travaille pas et reste à la maison ; la femme est soumise aux hommes et à son mari (pour ces deux dernières idées reçues, la situation évolue, même si lentement ; je vous renvoie à Japon, la crise des modèles, de Muriel Jolivet, et à ma chronique prochaine de Japonaises, la révolution douce, d’Anne Garrigue).
Dernière section, enfin, titrée « Les Japonais sont-ils inquiétants ? » : la jeunesse japonaise est désespérée (il y a du vrai, mais probablement pas autant qu’on le dit – mais c’est peut-être surtout qu’on le dit, justement ; je vous renvoie à nouveau à Japon, la crise des modèles) ; « L’Empire des sens », le titre du film d’Oshima Nagisa recouvrant ici divers aspects de la sexualité telle qu’elle est perçue dans la société japonaise, un champ où les évolutions sont notables et complexes ; la société japonaise est envahie par le sexe et la violence (beaucoup moins qu’on le prétend, et pas de la même manière, si des problèmes sont à relever) ; c’est le pays des yakuzas et des kamikazes (des représentations bien trop simplistes de réalités autrement complexes, mais aussi, en l’occurrence, exceptionnelles).
UTILE
Ce petit ouvrage de Philippe Pelletier s’avère instructif et utile. Relativement récent (une dizaine d’années – c’est beaucoup à maints égards, mais moins que nombre d’essais sur le Japon que j’ai pu lire et qui auraient vraiment besoin d’être réactualisés), il offre une brève synthèse des représentations du Japon, en son sein comme depuis l’extérieur, approche pertinente et qui comporte son lot de « révélations », sur le ton approprié cependant, sans jamais en faire trop par pur esprit de contradiction – une tendance pas toujours facile à refréner.
Ceci étant, certains aspects, de manière assez visible, auraient bien besoin d’être prolongés jusqu’en 2017, car les choses ont pu changer : ainsi, par exemple, des considérations sur les catastrophes naturelles et la pollution – depuis, il y a eu le séisme du Tôhoku, en 2011, débouchant sur la catastrophe de Fukushima, qui a peut-être changé la donne ; que Philippe Pelletier lui-même ait conçu après coup, en collaboration, une nouvelle édition de son Atlas du Japon, avec le sous-titre éloquent Après Fukushima, une société fragilisée, me paraît assez éloquent.
Mais cette lecture demeure bienvenue – d’autant que j’ai particulièrement apprécié cette approche, assez subtile : il ne s’agit pas de rejeter en bloc les idées reçues, mais de voir si elles peuvent avoir au moins pour partie une forme de pertinence, tout en réfléchissant aux raisons de leur formulation ; c’est en même temps l’occasion de se pencher sur les représentations de la société japonaise, non seulement depuis notre point de vue extérieur d’Occidentaux, mais aussi au sein même du Japon, via les nippologies.
Le miroir se fragmenterait-il ? Je n’en sais rien. Mais la question doit toujours être à l’étude – et cette lecture constitue sans doute un bon préalable pour s’engager dans cette voie.
JOLIVET (Muriel), Japon, la crise des modèles, Arles, Philippe Picquier, coll. Reportages, 2010, 308 p.
FOLLE JEUNESSE
Muriel Jolivet est sociologue ; elle vit au Japon, où elle enseigne, depuis 1973, et, après sa thèse intitulée L’Université au service de l’économie japonaise, elle a livré plusieurs ouvrages d’importance, parmi lesquels il faut semble-t-il singulariser Un pays en mal d’enfants : crise de la maternité au Japon, mais aussi d’autres titres encore, comme, dans la même collection que celui qui nous intéresse aujourd'hui, Homo japonicus – que je lirai prochainement, d’autant qu’il sera sans doute instructif de l’envisager en parallèle d’une autre lecture, en cours, et toujours dans la même collection, à savoir Japonaises, la révolution douce, d’Anne Garrigue.
Ladite collection s’intitule donc « Reportages », et j’imagine que c’est à relever, car cela explique sans doute que la forme, sinon le fond, ne soit pas forcément toujours très conforme aux critères éventuellement austères de la sociologie universitaire. C’est peut-être plus sensible encore au regard de Japon, la crise des modèles, dans la mesure où il s’agit largement d’une étude des représentations, telles qu’exprimées dans la presse japonaise et autres essais en forme de best-sellers que produit à la chaîne une société anxieuse de son image et inquiète quant à son avenir – ici sur un sujet qui l’angoisse beaucoup (mais pas forcément beaucoup plus que le vieillissement de la population, la dénatalité ou encore l’identité nationale – mais au fond tout est lié), à savoir sa folle jeunesse.
Or le tableau initial est très noir, et, si Muriel Jolivet, sur ces bases plus ou moins livresques, complétées bien sûr par des entretiens et des études davantage statistiques, construit un discours scientifique, il n’en reste pas moins que le matériau premier, dans ces articles de presse et ces essais éventuellement de supermarché, est porteur de connotations morales envahissantes, dès lors guère portées à rendre véritablement sereine l’étude du problème – à considérer que la jeunesse soit un problème. Les termes dépréciatifs sont très souvent de la partie, et parfois très francs du collier : on parle ici de « parasites », de « chiens battus » (makeinu), et tout un vocabulaire encore (femio-kun, hikikomori, NEET, onibaba, otaku, « herbivores »…), lourd de reproches, tantôt explicites, tantôt implicites mais qui ne font guère de doute pour autant.
Maintenant, ces représentations constituent un sujet d’étude en tant que tel – mais je suppose qu’il faut donc mentionner d’emblée que Japon, la crise des modèles, avant d’être une étude sur la jeunesse japonaise, est peut-être une étude sur l’image anxiogène que la société japonaise conçoit de sa propre jeunesse.
En même temps, il y a bien ici comme un jeu sur les représentations, qui dépasse celles que le Japon se fait de lui-même, pour englober celles que l’Occident, et la France notamment, est toujours porté à susciter et entretenir concernant ce pays antipodal qui incarne tout à la fois un exotisme ultime propice aux simplifications outrancières, et en même temps le miroir fêlé de nos propres sociétés, guère rassurées elles non plus quant à leur avenir, conception dans laquelle le Japon constitue souvent une anticipation à très court terme, en forme de cauchemar qui s’annonce… Mais ça, j’y reviendrai surtout dans un autre compte rendu, consacré au petit ouvrage de Philippe Pelletier Le Japon, histoire et civilisations, dans la collection « Idées reçues » du Cavalier Bleu, lu entre-temps.
Pour l’heure, restons-en donc à Japon, la crise des modèles. Car un dernier point est à avancer, ici ; en effet, et il me faudra y revenir, l’ouvrage de Muriel Jolivet est, d’une certaine manière, scindé en deux temps : la jeunesse, ses problèmes, ses représentations, c’est surtout l’affaire de la première moitié, environ, de l’essai ; mais la seconde s’éloigne parfois de cette thématique, en envisageant des questions consacrées au mariage, à la sexualité, aux rapports entre hommes et femmes… Certains liens existent bel et bien, qui peuvent associer les deux parties – et probablement au premier chef la notion cruciale de « moratoire », sur laquelle je reviens de suite –, mais l’étude et les entretiens, à ce stade, sont très loin de ne porter que sur des jeunes ; en fait, les quadragénaires voire quinquagénaires y ont probablement une place plus importante. Il y a donc, ai-je l’impression, une certaine rupture ici, fond et forme, mais c'est à débattre.
LE MORATOIRE
Le point de départ de cette enquête, cependant, n’est pas issu de la presse à sensation, quand bien même il s’agit déjà semble-t-il d’un ouvrage « à la mode » en son temps : à la fin des années 1970, le psychanalyste Okonogi Keigo s’intéresse ainsi à l’idée d’une jeunesse en « moratoire » ; il ne s’agissait pas tant, semble-t-il, de livrer une étude en forme de constat sur le moment, mais peut-être aussi voire davantage de tenter une certaine prospective – que le cours ultérieur des événements aurait largement validée. C’est aussi, pour Muriel Jolivet, l’occasion de revenir sur sa thèse, datant en gros de la même époque : traitant de L’Université au service de l’économie japonaise, elle s’était forcément intéressée aux jeunes.
Classiquement, on considère l’Université, au Japon, comme un entre-deux presque paradisiaque, entre la scolarité dans le secondaire, frénétique, lourde, focalisée sur les très exigeants concours d’entrée aux universités dans un esprit de compétition impitoyable se traduisant aussi bien dans le bachotage forcené que dans la nécessité de cours complémentaires onéreux, et l’entrée dans la vie active à proprement parler, avec un travail obnubilant qui ne laisse aucune place ou presque à la vie personnelle et familiale – concernant les hommes, du moins ; pour ce qui est des femmes, nous aurons l’occasion de revenir sur le destin des « OL » (« Office Ladies »), et plus généralement sur les discriminations dont elles font les frais en milieu professionnel ; l'entre-deux fait sens également les concernant, mais plutôt comme une brève période de liberté précédant le mariage, plutôt que le travail (au sens professionnel bien sûr).
C’est ici qu’intervient le « moratoire ». L’Université étant une période heureuse, et bien trop courte à cet égard, les jeunes mettent en place de véritables stratégies pour la prolonger – et, à ce stade, on peut d’ailleurs envisager la question au-delà des seuls étudiants en université : c’est la jeunesse japonaise, dans son ensemble, qui « fait durer le plaisir », en repoussant le moment de l’insertion inéluctable dans la vie active. Mais, pour l’heure, l’Université : ces stratégies d’évitement peuvent prendre diverses formes – comme, par exemple, les « études à l’étranger », souvent guère studieuses, et qui consistent surtout à « s’amuser » le cas échéant (le verbe asobu peut signifier aussi bien « jouer » ou « ne rien faire »), même si une expérience à l’étranger peut avoir son importance dans la suite des opérations ; les redoublements calculés se mettant de la partie, le cycle universitaire, de quatre années normalement (deux pour les universités « intermédiaires », « de cycle court », qui semblent surtout être fréquentées par des jeunes femmes destinées à devenir sous peu des épouses et des mères), peut être en gros prolongé jusqu'à une dizaine d’années. On est donc très loin du rythme initialement prévu et longtemps suivi, qui voulait que l’on fasse ses études dans les quatre années réglementaires, pour aussitôt intégrer une entreprise et se mettre au travail, disons vers 22 ans – cette fois, on lorgne sur la trentaine.
Mais cela dépasse le seul cadre des études : le travail en est tout autant affecté, au sens de « véritable » travail. Ainsi, nombre de jeunes, pas bien certains de ce qu’ils veulent (?) faire plus tard, deviennent des « freeters » (mot formé à partir de l’anglais freelance et de l’allemand Arbeiter, en sachant que le mot allemand Arbeit, « travail », désigne au Japon, sous la forme arubaito, les petits boulots précaires) : pendant quelques années, ils enchaînent les jobs dans un cadre assez informel et sans créer de vrais liens – avec le risque que cette situation d’abord volontaire ne les piège et qu’ils ne puissent plus s’en émanciper.
Au-delà ? Il y a encore ceux qui… ne font rien : les hikikomori, bien sûr, mais c’est une forme extrême d’un problème plus prégnant, sur un mode moins spectaculaire ; ainsi, on parle beaucoup des « NEET » (« Not in Employment, Education or Training » ; nîto en rômaji), « parasites » qui vivent toujours chez leurs parents à l’âge de trente ans ou au-delà – du post-Tanguy, pour prendre une référence française ; concernant les femmes, on parle aussi de kaji tetsu hime – pour désigner des jeunes filles qui restent à la maison parentale au prétexte d’aider leur mère (ce qu’elles ne font pas), mais attendent surtout de se marier sans faire quoi que ce soit d’autre d’ici-là ; on y voit parfois une forme féminine du retrait du monde façon hikikomori, qui est quant à lui presque systématiquement masculin, et souvent associé à une certaine violence domestique. Pourtant, l’amae, ou « dépendance affective », y a peut-être sa part, qui a été théorisée par le psychiatre Doi Takeo dans Le Jeu de l’indulgence, y voyant un trait fondamental de la société japonaise, produisant le cas échéant des « adultes » qui demeureraient en fait des « enfants déresponsabilisés »… Dans un autre pays, on parlerait probablement de « syndrome de Peter Pan » ? Mais, ici, c’est sur un mode plus extrême que jamais.
Or ce dernier exemple, via « l’objectif » du mariage (et son corollaire, la procréation), montre que le moratoire ne concerne pas que l’entrée dans la vie active – c’est l’ensemble de la vie sociale en tant qu’adulte qui est ici concerné, et que les jeunes Japonais (pas seulement les jeunes Japonaises, au regard du mariage) semblent toujours un peu plus repousser.
Ce qui stupéfie, choque, irrite leurs aînés, qui ne peuvent tout simplement pas envisager ce mode de fonctionnement, si étranger à celui qui fut le leur dans le Japon des années 1960 et 1970 surtout (les choses commencent à changer dans les années 1980 et 1990, avec la bulle spéculative et son éclatement – enfin, « commencent à changer »… D’une manière très schématique : en annexe, une intéressante « Chronologie de la jeunesse japonaise depuis les années 1960 » vient heureusement atténuer ce discours par trop manichéen). Ils ont dès lors des mots très durs pour cette jeunesse dépravée, fainéante (un bouleversement majeur semble avoir été le moment, dans les années 1990 sauf erreur, où les sondages ont révélé que les salariés japonais considéraient désormais les loisirs comme plus importants que le travail !), et donc une jeunesse égoïste, individualiste, etc. On parle de « parasites », très souvent – et autres qualificatifs très forts et méprisants du même ordre. Ce qui, bizarrement, ne semble en rien contribuer à arranger les choses…
TRIBUS, CODES ET CULTURES
Ce mépris ne se montre probablement jamais aussi cru que dans les discours alarmistes des médias sur les « tribus » de la jeunesse japonaise (et surtout des filles) – car le moratoire est propice au développement, non pas d’ « une » culture, uniforme, homogène, mais de plusieurs ; et, par ailleurs, de cultures très « visuelles », ce qui facilite l’identification – à tous points de vue, interne comme externe.
Quoi qu’en disent les vieillards forcément réacs ulcérés par la décadence de « la jeunesse actuelle », le phénomène n’est sans doute pas tout neuf – l’annexe mentionnée plus haut en témoigne, et j’imagine que l’on pourrait remonter encore au-delà, par exemple avec les moga des années 1920 (abréviation de modan gâru, soit l’anglais modern girls). Mais les médias de masse ont probablement eu leur part dans la mise en avant, au-delà de toute mesure, de ce « problème » ; et ce de manière sans doute très hypocrite, maniant aussi bien le sensationnalisme que la vertu outragée, au travers de l’évocation d’icônes (des chanteuses, par exemple, souvent à l’origine de diverses modes) ou d’émissions de talk-show ou de télé-réalité particulièrement scabreuses.
Ces « tribus » sont innombrables – d’autant qu’elles se subdivisent en sous-groupes, selon une codification très précise, et, donc, « visuelle » : l’apparence extérieure est primordiale dans cette affaire, vécue tantôt comme un moyen d’émancipation (la contrepartie radicale de l’uniforme lycéen, à moins qu’il ne s’agisse justement de le dévoyer au travers de lourdes connotations érotiques, sur la mode lolicon par exemple, ou via les maid cafés, etc.), tantôt, ou plutôt en même temps, comme un moyen d’identification : l’apparence extérieure signifie l’appartenance à un groupe.
Muriel Jolivet s’intéresse surtout aux gyaru (le mot apparait dans les années 1970, et dérive de l’anglais gal ; mais le phénomène contemporain, disons depuis la chanteuse Amuro Namie à la fin des années 1980, est d’une tout autre ampleur), lesquelles forment un groupe complexe, riche donc de sous-groupes très codifiés (éventuellement associés à la musique – la gosuloli, ou « poupée gothique », emprunte originellement à la musique new wave, batcave, etc. –, mais ça n’est pas systématique, et ça peut évoluer très vite en dehors de ce référent de base), et constituent en tant que telles un réservoir inépuisable de moquerie et d’indignation pour les médias japonais – jusque dans les contradictions que ces groupes expriment : suivant l’influence de telle ou telle chanteuse à la mode, ou tarento (de l’anglais talent) d’un autre ordre, gloire éphémère de la télé-réalité, etc., certaines gyaru se font outrageusement belles (en fonction de critères parfois antagonistes – cabine de bronzage contre teint de craie), quand d’autres se font outrageusement laides – les premières sont condamnées pour leur superficialité consumériste et matérialiste, les secondes pour leur scandaleux rejet de leur féminité, d’essence subversive… L’érotisation fréquente de ces mises (par exemple avec le mouvement erokawa – pour ero kawai, « érotique mignonne » – lancé par la chanteuse Kôda Kumi avec ses décolletés osés) suscite les mêmes réactions ambivalentes.
Les hommes sont probablement moins inscrits dans ce genre de mouvements – encore que : comme l’affiche le titre d’un ouvrage à succès, « les hommes aussi veulent être beaux ». Des rock-stars, notamment, et très éphémères le cas échant, peuvent initier chez les mâles des mouvements de mode « visuels », lesquels pourront à leur tour susciter la moquerie voire l’indignation des médias : l’androgynie, tout particulièrement, suscite la raillerie méprisante – des femio-kun, hommes efféminés dits « invertébrés » de la première moitié des années 1990, aux sôshoku dansei plus contemporains, les « herbivores », tranchant sur les canons de la virilité classique japonaise (incarnée notamment par l’acteur Takakura Ken, que Muriel Jolivet avait choisi pour la couverture de Homo japonicus – mais elle évoque également ici Mifune Toshirô, par exemple).
Cependant, ces cultures vont éventuellement au-delà des seuls aspects « visuels », pour englober d’autres préoccupations – encore que la pratique du cosplay constitue un lien marqué et éloquent à cet égard. Via les otaku (dont la définition, dans le glossaire en fin d’ouvrage, risque de ne pas plaire à ceux qui, en France, s’approprient volontiers cette désignation – et je ne leur donnerais pas tout à fait tort), on entrevoit d’autres modes de fonctionnement, supposés, le cas échéant, témoigner d’une forme de retrait du monde, alors même qu’il s’agit pourtant de se rendre dans un lieu de sociabilité théorique, comme les manga kissa, ces cafés où des mangas sont à la disposition des clients, et qui sont ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre – mais justement : ces établissements témoignent d’un autre aspect du problème, avec les netto nanmin, « réfugiés des cybercafés »… qui y passent leurs nuits parce qu’ils ne sont pas en mesure de payer un loyer. L’inégalité des conditions de vie, et les comportements qui en résultent, font pleinement partie du problème.
BIPOLARISATION DE LA SOCIÉTÉ JAPONAISE ET COMPORTEMENTS À RISQUE
Les médias japonais ne présentent peut-être pas les choses ainsi, s’en tenant à la superficialité « visuelle » des gyaru, qu’ils blâment justement pour cette même superficialité « visuelle », et perpétuant plus ou moins consciemment de vieux mythes toujours prégnants, comme celui faisant du Japon une société homogène, constituée d’une immense classe moyenne – et dès lors le cadre idéal d’une méritocratie où régnerait sans partage l’égalité des chances (la sociologue Nakane Chie, avec La Société japonaise, en 1970, avait contribué à renforcer cette image et à la véhiculer en dehors du Japon, jusqu'à nos jours). Pourtant, l’aspect peut-être le plus problématique de cette « crise » de la jeunesse réside probablement dans la bipolarisation de la société japonaise dont elle témoigne (si elle n’y contribue pas forcément, ou en tout cas pas consciemment) : le mythe de la classe moyenne apparaît bien ici comme l’imposture qu’il est.
Parfois, ce constat semble aller dans le sens des critiques formulées par les médias – au moins superficiellement (eh). Dans un pays qui compte le « groupisme » au rang des « nippologies » garantes de sa spécificité culturelle, l’individualisme des jeunes est forcément scandaleux – et, pour le coup, il est probablement difficile de contester que la jeunesse japonaise s’est engagée sur cette voie. Le contexte culturel de la bulle spéculative, avant son éclatement, a favorisé cette évolution, ou l’a accompagnée, mais, déjà avant, à la fin des années 1970, un romancier à succès, Tanaka Yasuo, avait pu illustrer le mode de vie frivole d’une jeunesse « cristal », hédoniste mais aussi obsédée par les marques, dans une infinie litanie à longueur de pages (on parle ici de « brandaholism ») – au fond, des précurseurs du Patrick Bateman de Bret Easton Ellis, mais les meurtres en moins (pas de chance). Plus que dans la seule apparence « visuelle », qui peut être signifiante au-delà, la superficialité de cette jeunesse tient sans doute à ce consumérisme frénétique et irrésistible – même si, plus récemment, il a trouvé à s’exprimer sur des modes plus filous, via des boutiques et même des chaines dédiées, où l’on trouve des articles de mode « indispensables » à un prix dérisoire. Mais le pouvoir des marques demeure, dans un pays où, à peu de choses près, une femme n’est pas une femme si elle n’a pas un sac Louis Vuitton.
Et c’est probablement une étape importante dans les difficultés auxquelles fait face la jeunesse japonaise – plutôt que les difficultés que la société japonaise reproche par réflexe défensif à sa jeunesse. C’est qu’il y a un revers de la médaille, illustré notamment dans les livres de Murakami Ryû, et ce dès Bleu presque transparent : le romancier livre le tableau pour le moins sinistre d’une jeunesse post-moderne qui est avant tout paumée, avant que d’être superficielle – ou bien dont la superficialité n’est jamais que le symptôme extérieur d’un malaise autrement intime. Le repli sur soi et hors du monde des hikikomori en est une autre facette, mais, au fond, ce sont deux « stratégies » en réaction à une anomie permanente, reflet des contradictions de ce Japon qui, selon le cliché, se veut « entre tradition et modernité », mais dont le double discours se situe pourtant ailleurs – dans un rapport à la réussite impitoyable pour ceux qui en sont exclus ou choisissent de s’en exclure. Non loin se profile la nomenclature, biaisée par la reproduction sociale, qui sépare à jamais les « gagnants » des « perdants », dans la pseudo-méritocratie du néolibéralisme économique.
La réalité de la jeunesse japonaise est plus sombre que l’icônisation de la « jeunesse cristal » hédoniste et désinvolte – au sens, du moins, où les conflits de valeurs et de normes ont des conséquences parfois tragiques. Le destin guère enviable des chanteuses et tarento créatrices de tendances n’est que l’illustration « par le haut » de tendances profondes redoutables, et classiquement jugés « pathologiques », d’une jeunesse lambda qui n’a pas toujours les moyens de ses ambitions, et les a probablement de moins en moins.
La délinquance y a sa part, éventuellement : Mizutani Osamu, dit Yomawari sensei (« le prof qui fait des rondes de nuit ») le constate nuit après nuit tandis qu’il arpente les quartiers chauds de Tôkyô ou de Yokohama – et son portrait est assez fascinant, au passage. Cela peut impliquer la consommation de drogue, ou la violence domestique (celle des hikikomori au premier chef, ou du moins en est-ce la variante la plus notoire). Mais, de manière très concrète, la course après l’indispensable sac Vuitton incite des lycéennes, des collégiennes même, à se livrer à l’enjo kôsai, ces relations dites « assistées », euphémisme navrant quand il ne s’agit pas d’autre chose que de prostitution – ces jeunes filles se vendent littéralement à des hommes bien plus âgés, qu’elles appellent même… leurs « papas ». Certaines, en façade du moins, prétendent juger cette activité avec la même désinvolture qu’elles appliquent à tous les sujets – c’est quelque chose de « normal », un service comme un autre ; et elles ont envie de s’acheter tant de choses…
Ce qui nous amène à un autre problème – ou, plus exactement, à un autre niveau du même problème : l’impuissance, sinon la démission, des parents – dans une société où l’échange entre les générations est de plus en plus problématique (cela vaut aussi pour la génération précédente, avec ces grands-parents ayant perdu leur rôle social traditionnel, et dont le taux de suicide est très élevé). Les parents des hikikomori vivent dans le déni, souvent, mais aussi bien ceux des jeunes filles se livrant à l’enjo kôsai : les indices ne manquent pourtant pas – comment leur fille a-t-elle pu se procurer ce sac à main de marque ? Le plus souvent, ils ne lui poseront même pas la question – et ceux qui osent le faire se verront répondre… qu’il ne s’agit que d’une contrefaçon, bien sûr.
Les conduites à risque sont nombreuses, ici – et tout particulièrement au plan de la sexualité. Le dekikon, abréviation familière de dekichatta kekkon, désigne par exemple « le mariage précipité par un heureux événement » ; décidément, on trouve de ces euphémismes…
GAGNANTES CONTRE CHIENS BATTUS : LE MORATOIRE DES FEMMES
Or le cas des femmes, dans cette problématique, est singulier. Les concernant, l’opposition entre « gagnantes » (kachi gumi) et « perdantes » (make gumi) ne concerne en effet pas tant la « réussite » sociale (professionnelle et pécuniaire, s’entend), ni même l’apparence au spectre rigide des critères du brandaholism, elle fait avant tout intervenir un autre paramètre crucial : le mariage, et (donc) le fait d’avoir des enfants.
Car les deux vont forcément de pair : au Japon, on se marie pour avoir des enfants, aucune ambiguïté à cet égard. Or le taux de nuptialité japonais se situe à 95 %, record mondial, tandis que les naissances hors-mariage, sauf erreur, représentent moins de 2 % des naissances totales – mais voilà : le taux de natalité du Japon est aujourd'hui extrêmement faible, à 1,46 enfants par femme… Je reviendrai sur cet aspect précisément un peu plus loin. Mais on comprendra donc déjà que le mariage implique une autre forme du « moratoire », pour les femmes au premier chef, mais où les hommes aussi peuvent avoir leur part.
Le lien se fait donc tout naturellement – et, en même temps, à ce stade, Muriel Jolivet sort du cadre précédent de son étude, à savoir la jeunesse japonaise, pour envisager la condition des femmes japonaises sans que le critère de l’âge intervienne forcément, même s’il serait plus juste de dire qu’il intervient mais d’une façon différente, justifiant que les entretiens, par exemple, impliquent bien plus souvent des quadragénaires et quinquagénaires que des jeunes femmes. Vers le milieu de l’essai, un long chapitre sur les femmes et leur rapport tant au travail qu’au mariage s’impose donc, dans cette optique (qui est aussi, je suppose, une manière de revenir à Un pays en mal d’enfants : crise de la maternité au Japon ?) ; mais il est suivi de deux autres, sur les hommes (revenir à Homo japonicus ?) et certaines « tendances » (façon de parler…) du couple et de la sexualité (union sexless, prostitution masculine, etc.), qui relèvent bien de « la crise des modèles », mais guère de la jeunesse ou du « moratoire » (à vrai dire, ce dernier chapitre m'a paru à la limite du hors-sujet, mais j'imagine que ça se discute).
Scoop : la société japonaise est très sexiste, et très patriarcale (la société française l’est aussi, assurément, mais je crois quand même qu’on se situe là à un tout autre niveau). Les choses évoluent, sans doute, mais lentement – et peut-être plus lentement encore qu’on ne voudrait bien le croire ? L’idée que les femmes s’émancipaient a été répétée en bien des périodes différentes (durant les années 1990, notamment), mais les résultats demeurent assez minces aujourd'hui, et le mariage et la procréation demeurent peu ou prou l’horizon indépassable des femmes japonaises.
Des efforts ont certes été entrepris, au plan législatif notamment, mais la société a pu s’y montrer récalcitrante, au point d’en annuler tous les effets attendus. En témoigne la législation du travail : depuis 1986, la loi dite « EEOL » (pour « Equal Employment Opportunity Law ») a pour objet de permettre aux femmes d’accéder aux emplois dits « généralistes » (sôgôshoku) dans les mêmes conditions que les hommes, ceci afin de leur permettre d’échapper au « placard » des emplois de secrétariat (ippanshoku). Mais les résultats sont maigres : dans les faits, l’emploi féminin demeure aujourd’hui largement restreint aux activités de secrétariat, qui sont sans avenir. On désigne ces femmes (ou on les désignait, car l’expression semble enfin jugée un brin problématique, tout de même) par l’expression « OL », pour « Office Ladies », manière de signifier l’inutilité professionnelle de leurs fonctions – elles n’étaient jamais, et demeurent peut-être, que des plantes en pot, décoratives et sans autre objet, sinon servir le thé : concrètement, les « OL » sont un vivier de femmes « prêtes à marier » ; elles trouveront leur époux dans l’entreprise, rapidement, et cesseront alors de « travailler », sinon dès le mariage, au plus tard à la naissance du premier enfant. Parfois, ensuite, quand les enfants auront grandi (sans que le père ne s’en occupe, son travail lui prend trop de temps), les femmes reviendront sur le marché de l’emploi, mais, à ce stade, elles ne pourront occuper que des emplois très précaires, et quasi systématiquement à temps partiel. Avant comme après le mariage, elles n’ont donc aucune opportunité de faire carrière – elles n’ont dès lors guère d’autre choix que de se consacrer à la famille, à l’époux, aux enfants.
Il y a des exceptions – des femmes, militantes ou pas, qui, en travaillant d’arrache-pied, et à la condition de digérer (verbalement du moins) que l’avancement de leurs collègues masculins même plus jeunes et moins compétents ira bien plus vite, finissent parfois, très éventuellement, et en forçant le destin, par obtenir un poste « masculin » et y gagner un revenu décent (néanmoins bien inférieur, d’un tiers environ sauf erreur, à celui de leurs pairs mâles, même avec moins d’ancienneté et de compétence donc). Mais, dans tous les cas ou presque, cela a impliqué de « sacrifier » la famille et le mariage – en les repoussant « à plus tard », un « plus tard » qui a pu au fil des années se transformer en « jamais ». Le moratoire intervient à nouveau ici, et sans qu’il soit besoin de s’en tenir à ces très rares cas de « réussite professionnelle ». Les jeunes Japonaises, à en croire les sondages, souhaitent toujours se marier, mais « plus tard » (cette fois, ce « plus tard » n’est pas forcément aussi radical que le précédent, mais il a par contre l’indétermination de celui des freeters, concernant leur « véritable » emploi) ; d’ici-là, elles ont envie de travailler un peu « pour elles », et de s’amuser – vous vous doutez de l’avalanche de critiques que cela leur vaut…
Et ces quelques femmes qui ont fait carrière en milieu masculin, envers et contre tous, ne sont certes pas épargnées par ces jugements de valeur, bien au contraire. La société japonaise (Anne Garrigue, dans Japonaises, la révolution douce, à lire en parallèle à ces développements de Japon, la crise des modèles, parle souvent de « Japan Inc. ») demeure rétive à la réussite professionnelle des femmes. Aussi, quand on parle des femmes, les « gagnantes » (kachi gumi) ne sont certes pas celles qui parviennent à occuper un bon poste et bien rémunéré, mais les seules femmes qui sont « bien mariées » (le critère du portefeuille du mari est donc autrement important, et souvent décisif dans les motivations du mariage – la sécurité matérielle joue au premier plan) et qui ont des enfants ; les « perdantes » (make gumi), au contraire, sont les femmes qui n’ont ni mari, ni enfant, passé un certain âge (qui a sans doute reculé un peu, effet du moratoire, mais le critère demeure discriminant). Sur la base de l’expression make gumi, on a brodé (Sakai Junko, en 2003, plus précisément), le qualificatif de makeinu, soit « chien battu », qui, semble-t-il, peut aussi bien être employé avec un certain mépris à l’encontre de ces femmes qui, à quarante ans environ, ne sont pas « casées » et ne le seront probablement jamais, que revendiqué par certaines d’entre elles comme un blason de leur indépendance et de leur liberté. D’autres expressions sont employées pour les désigner, qui parlent d’elles-mêmes : onibaba, par exemple, soit « sorcières »…
Cependant, ces quelques cas, même dénigrés, témoignent bien de ce que les choses changent, à leur rythme de tortue. Plus significatif, peut-être, est le fait que le « moratoire » a déjà produit ses effets en repoussant l’âge du mariage et de la naissance du premier enfant… Et c’est justement ce qui pose problème à la très mâle société politique (les femmes qui font carrière en politique sont aussi rares, voire davantage, que celles qui ont une carrière professionnelle, et pour les mêmes raisons, en gros) : elle est en effet obnubilée par le vieillissement de la population japonaise, le problème n° 1 à l’heure actuelle. Et si l’allongement de la vie y a comme de juste sa part (qui entraîne son lot de difficultés voire de drames, notamment les suicides de personnes âgées que j’avais rapidement mentionnés plus haut), la crise du mariage et surtout de la natalité (rappelons ce taux très bas de 1,46 enfants par femme) attirent bien plus l’attention (en l’absence, encore aujourd'hui, d’un vrai débat sur l’immigration, qui demeure très minoritaire alors que le Japon en aurait cruellement besoin, plus que jamais). Les hommes politiques, dès lors, ne sont pas les derniers à reprocher aux femmes « de nos jours » leur individualisme, leur égoïsme, que traduit leur refus de s’impliquer dans leur rôle « traditionnel » (pour ne pas dire « naturel ») en épousant un homme (qui, lui, travaillera, « à l’extérieur »), et en lui donnant (et au Japon) des enfants, seuls comportements honorables en temps de crise, et nécessaires à la réussite nationale…
La pression sociale demeure donc extrêmement forte, qui pèse sur les femmes japonaises – le moratoire a joué, le mariage se fait davantage « sous conditions », mais il demeure pour la plupart le seul rôle social envisageable.
ET LES HOMMES…
Et les hommes, dans tout ça ? Ils y ont donc forcément leur part, et le tableau n’est guère flatteur, c’est peu dire – dans la lignée de ce que je viens d’évoquer concernant le sexisme patriarcal de la société japonaise, dans l’entreprise comme à la Diète et au gouvernement, mais aussi au-delà, bien au-delà.
Mais « la crise des modèles » concerne aussi les hommes : à l’icône jugée intangible de la virilité japonaise ont pu succéder d’autres approches, moins « dures »… au point où le reproche narquois concernant ces hommes « gentils » et « serviables » n’émane certes pas que des autres hommes plus conservateurs, mais tout aussi bien des femmes.
Par ailleurs, ils ont eux aussi leur rôle à l’égard du moratoire – celui du mariage, s’entend : les jeunes hommes japonais, de plus en plus, n’accordent pas forcément une grande importance au mariage, et donc à la procréation, qu’ils tendent eux aussi à repousser « à plus tard ».
Là encore, les critiques vont bon train : aux reproches habituels concernant l’individualisme et l’égoïsme s’ajoutent d’autres encore, stigmatisant leur « immaturité » (un autre stade de l’amae ?), leur « mollesse », leur refus de s’engager et « d’assumer/assurer »… Ainsi des « herbivores » (sôshoku dansei), qui auraient pris le relais des hommes efféminés des années 1990 (femio-kun), ainsi que les qualifie Fukuzawa Maki dans un best-seller en forme de « guide illustré des hommes de l’ère Heisei » en 2003 – en les opposant bien sûr aux « carnivores », soit aux hommes virils, aux « vrais » hommes, devine-t-on.
Et ces critiques peuvent donc être également le fait des femmes – ce qui ne paraitrait éventuellement paradoxal qu’à la condition d’y regarder de loin.
Mais je dois avouer, à ce stade, que le très pertinent et tout à fait passionnant essai de Muriel Jolivet, sur la durée, m’a tiré ici quelques soupirs, à l’occasion. Entendons-nous bien : l’autrice sociologue sait de quoi elle parle, elle vit au Japon et étudie la société japonaise depuis plus de quarante ans, ce n’est pas à moi, couillon ignare qui n’ai lu que deux, trois bouquins sans même la moindre garantie d’y avoir compris quoi que ce soit, de pointer du doigt des « failles » dans son analyse, que je ne serais de toute façon même pas en mesure de simplement identifier s’il y en avait. Par ailleurs, le constat global d’une société sexiste et patriarcale est indéniable – c’est la base de tous les autres raisonnements, et elle est on ne peut plus assurée. Enfin, j’évite de manière générale de la ramener dans ces débats bien dans l’air du temps, notamment sous risque de mansplaining, comme on dit… Or ici je suppose que c’est plus ou moins ce que je vais faire. Hum…
Bref : mon petit problème, dérisoire. Comme dit d’emblée, cette étude fait la part belle aux représentations, telles qu’elles s’expriment dans les médias japonais et les essais best-sellers. Sur l’ensemble de l’étude, les cas ne manquent donc certes pas, où l’on est confronté aux jugements de valeur (méprisants, hostiles) desdits médias, etc., quand ils traitent des jeunes et surtout des femmes – les premières cibles de ces attaques, très loin devant ; que le même constat s’applique en définitive aux hommes, très loin derrière, n’est donc pas en soi problématique. Ce qui m’a fait hausser le sourcil, c’est que j’ai parfois eu l’impression, à ce stade, que les développements portant sur les hommes japonais (bien plus brefs que ceux qui précèdent), dans leur approche, n’étaient finalement pas si éloignés de ces jugements de valeur – mais c’est peut-être, et même probablement, un biais de ma part.
Mais voilà, j’ai eu du mal à me défaire de ce sentiment que la distance n’était ici plus suffisamment de mise, parfois, au risque de la simplification. Quelques exemples, qui valent ce qu’ils valent (sans doute pas grand-chose) : quand une femme repousse le moment de se marier, c’est signe de sa liberté et de son indépendance ; mais quand un homme repousse le moment de se marier, c’est signe de son immaturité et de son refus de s’engager. La misère voire la détresse sexuelle qui en découle éventuellement n’est du coup pas envisagée de la même manière : celle des femmes est une véritable souffrance, conséquence du manque d’implication des hommes (l’ultime chapitre s’intitule « Quand le mari n’assume pas », et traite de manière périphérique des couples sexless et de la prostitution masculine) ; celle des hommes ne témoigne jamais que de ce que la réalité n’entretient aucun lien avec leurs fantasmes beaufs, sciemment entretenus dans les « enquêtes » vulgaires de la revue SPA!, à la lecture aussi des plus mauvais mangas, et à la fréquentation assidue des maid cafés. Qu’une femme attache une importance primordiale au revenu et à la sécurité matérielle pour décider de son mariage est dans l’ordre des choses, et n’appelle pas de jugement ; qu’un homme attache de l’importance à la jeunesse pour décider de son mariage est parfaitement navrant, ridicule et insultant. Les femmes prostituées sont bien des victimes des hommes leurs clients, mais les prostitués masculins (les boy, au sens strict, éventuellement les host de manière plus ambiguë) sont quant à eux des manipulateurs qui abusent de leurs clientes, les vraies victimes en l’espèce (même après avoir décrit les conditions de vie terribles des host débutants « hébergés » dans des dortoirs où on les entasse – je note au passage que le cas des host, dans l’ensemble des 300 pages de cet essai, est le seul moment où l’autrice évoque, et en quelques lignes à peine, l’homosexualité, et donc uniquement masculine ; ce que je n’ai pu m’empêcher de trouver un brin étonnant au regard du propos de cette étude), etc.
Il y a sans doute du vrai dans tout cela – essentiellement du vrai, d’ailleurs ; peut-être même rien d’autre. Mais j’ai regretté que l’essai, ici, n’use pas des mêmes précautions qu’avant concernant ce genre de jugements de valeur. En même temps, c’est peut-être ce que l’autrice a fait dans Homo japonicus, que je compte lire prochainement, et peut-être cela me permettra-t-il de balayer mes préventions-réflexes, que ces quelques lignes dont je ne suis pas fier expriment avec une naïveté de bon aloi ; cependant, je ne me sentais pas de faire un compte rendu honnête sans faire part de ces quelques soupirs – d’où ces « explications » assurément embarrassées.
Bien sûr, il y a une « explication » bien plus simple à cette réaction – qui ne concerne que mon médiocre moi, et en rien l’essai lui-même : c’est que, même avec toute cette distance aussi bien géographique que culturelle, je m’y suis régulièrement reconnu. La chose étonnante – ou pas –, c’est que j’ai digéré avec bien plus d’aisance mon identification ambiguë aux NEET, aux otaku, aux hikikomori… qu’aux hommes, même en envoyant la virilité aux orties. Mais je suppose qu’il vaut mieux que je ne m’aventure pas sur ce terrain – et certainement pas dans cet article de blog (ou un autre à vrai dire).
MODÈLES EN DÉRIVE
Au final, Japon, la crise des modèles est de toute façon un très bon essai, aussi instructif que passionnant. Il a peut-être aussi quelque chose de salutaire, en creusant des thématiques éventuellement envisagées ailleurs, mais de manière trop superficielle – assurément, nos représentations du Japon en France sont le plus souvent biaisées et caricaturales, qu’elles soient laudatives ou critiques. Gratter l’écorce des gyaru pour littéralement ne pas s’en tenir à la superficialité, c’est peu dire que cela fait sens. Et c’est matière à réflexion, éventuellement au-delà du seul cas japonais.
Par ailleurs, le contenu précis de cette étude a aussi pour intérêt de contextualiser des œuvres japonaises contemporaines qui, prises isolément, peuvent échapper au lecteur français, en partie sinon en tout – cela vaut pour les romans de Murakami Ryû, auteur régulièrement cité par Muriel Jolivet, mais aussi au-delà, en littérature (je pense par exemple à Sin semillas et Nipponia nippon d’Abe Kazushige) ou d’autres médias, films, anime (Perfect Blue de Kon Satoshi, peut-être ?), mangas, drama, jeux vidéo, que sais-je encore…
J’avouerai, cependant, que, disons, la première moitié de l’essai, focalisée sur la jeunesse, m’a davantage intéressé que la seconde, au liant qui m’a semble parfois plus indécis – en fait, c’est ce liant et rien d’autre qui m’a paru problématique : les développements concernant les femmes japonaises, le travail, le mariage, etc., sont très convaincants dans l’ensemble – et peut-être à compléter, par exemple donc avec Japonaises, la révolution douce, d’Anne Garrigue, dont je vous parlerai sous peu.
GONON (Anne), La Vie japonaise, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Que sais-je ?, 1996, 127 p.
VINGT ANS AVANT
Le monde change en permanence – sans blague ? Et le Japon aussi vite que les autres pays. D'où un certain problème, concernant ce « Que sais-je ? » signé Anne Gonon, et qui vise dès son titre à donner au lecteur français une idée de ce que peut être la vie quotidienne au Japon… car vingt ans se sont écoulés depuis sa parution : dès lors, la vie quotidienne ici décrite n’est, sur certains points, pas tant celle d'aujourd'hui que celle d’il y a vingt ans. En effet, ce petit livre date de 1996, et n’a semble-t-il pas connu de mises à jour depuis ; or beaucoup de choses, à vue de nez, ont changé, et peut-être tout particulièrement au Japon… qui, alors, commençait tout juste à découvrir les joies de la crise.
Ce n’est certes pas la première fois qu’une de mes lectures japonisantes est affectée par ce travers : sorti de certains champs où la mise à jour régulière n’est peut-être pas aussi fondamentale, même si toujours bonne à prendre (l’histoire pré-contemporaine, la littérature, la pensée, etc.), les études portant sur des sujets très contemporains sont par essence vite datées – et peut-être tout particulièrement les « Que sais-je ? », avec leur densité particulière ? La géographie humaine (hop) et l’histoire contemporaine (hop), tout spécialement quand elles entrent en relation directe avec les considérations économiques, jugées d’une importance cruciale, sont des matières qui demandent à être réactualisées régulièrement, et peut-être même avec une certaine urgence.
Et nombre de questions de société, engagées dans un certain mouvement en 1996, ont pu drastiquement évoluer sur cette lancée en vingt années, même si sans garantie. À titre d’exemple, la condition des femmes a sans doute évolué depuis, mais le problème demeure épineux et les avancées souvent bien timides ; les crises du mariage et de la natalité se sont par contre considérablement aggravées, et le vieillissement de la population par la même occasion, avec des effets probablement pas si sensibles en 1996 ; dans le monde de l’entreprise, l’emploi à vie ne fait probablement plus sens aujourd'hui, ce qui, mine de rien, a des conséquences de poids ; et les loisirs comme la culture de 2017 peuvent être bien éloignés, parfois, de ce qu’ils étaient en 1996, et les sociabilités qui vont de pair de même.
MYTHES ET STATISTIQUES
Reste que ce petit ouvrage constitue une base tout à fait valable, même si à compléter sans doute, le moment venu, par d’autres études plus récentes. Mais, pour introduire à certaines questions concernant la sociologie et/ou l’anthropologie du Japon, je suppose qu’on aurait pu tomber plus mal – et des progrès avaient déjà été accomplis, alors, dans ce champ d’études si souvent piégé par les stéréotypes ou, moins grossièrement, les tentations un brin totalisantes, par exemple sur le mode culturaliste de Le Chrysanthème et le sabre, de Ruth Benedict (dont la lecture demeure cela dit fort intéressante).
À vrai dire, les Japonais eux-mêmes ne sont pas étrangers au façonnage de ces mythes. Celui de l’homogénéité ethnique du Japon continue sans doute de faire les délices de la droite nationaliste, contre les faits – celui d’une immense classe moyenne perdure peut-être également, mais de manière moins assurée depuis les années 1990 et l'éclatement de la bulle spéculative ?
Au-delà, comme en réaction aux préjugés et stéréotypes des Occidentaux concernant le lointain et (forcément) mystérieux Japon, certains essayistes nippons les ont parfois détournés de leurs connotations originelles pour en faire cette fois des principes positifs et spécifiques : c’est le domaine des nippologies, incluant aussi bien le « groupisme » que le mitate (« imitation »), le caractère primordial de l’harmonie (wa), la dépendance affective (amae) ou encore le binôme intérieur/extérieur (uchi et soto) ; des notions qui, en fait, à la différence des mythes envisagés dans le paragraphe précédent, ont probablement une certaine réalité, un certain poids, dans les représentations japonaises – et, mais au travers de ces représentations, dans la vie quotidienne des Japonais ; l’erreur serait d’en faire des principes déterminants absolus.
Il importe donc de se prémunir contre ce genre de fantasmes, même bien intentionnés. La méthode est donc requise : l’approche d’Anne Gonon, à cet égard, est essentiellement statistique – ce « Que sais-je ? » est riche de données chiffrées, et précises… même si, à l’occasion, ces données ne trahissent que davantage le caractère daté de l'ouvrage : comparer les revenus et les prix en francs, ma foi… Bien sûr, l’approche statistique en tant que telle ne garantit pas forcément d’éviter de sombrer dans les stéréotypes – mais elle fournit un socle à l’interprétation.
Ce « Que sais-je ? », comme finalement un certain nombre de ses semblables, est par ailleurs assez dense – et d’une lecture éventuellement aride, a fortiori quand les chiffres sont de la partie. Je ne peux certes pas en faire un compte rendu « exhaustif ». J’ai donc pioché dans quelques thèmes « généraux », pour donner une (brève) idée du contenu, sans rentrer dans les détails, mais il y a bien plus dans ces 128 pages – à titre d’exemple, j’ai trouvé fort intéressants les très brefs développements consacrés au rapport à la loi, plus spécifiquement dans le cadre de l’action politique… Mais restons-en ici à des choses plus « globales ».
FORMES DU GROUPE ET CRISE DES MODÈLES
Même au-delà de la nippologie du « groupisme », qui, dans ses formes les plus extrêmes, va jusqu'à prétendre que « l’individu n’existe pas au Japon », il n’en reste pas moins que le rapport au groupe est un questionnement anthropologique fondamental et qu’on ne saurait contourner.
L’individu est sans doute inscrit dans plusieurs groupes, éventuellement très divers (en fait, j’y reviendrai, dans le cadre des sociabilités associées à la culture et aux loisirs), mais deux sont sans doute primordiaux, qui se voient consacrer d’assez longs développements (et assez arides, dois-je dire – c’est aussi pour cette raison que je ne me sens pas de m’étendre ici outre-mesure sur la question…) : la famille, et l’entreprise. Or ces deux groupes sont en crise – la famille, c’était déjà le cas en 1996, et l’entreprise, ça l’était peut-être déjà, mais ça l’est en tout cas de plus en plus. On peut parler ici d’une crise des modèles, dès lors.
Or ces structures sont si prégnantes que l’on ne peut pas vraiment les étudier isolément, d’autant que leurs transformations affectent nécessairement d’autres dimensions de la société japonaise. Par exemple, la question de la famille impose d’envisager la division sexuelle du travail, disons, mais elle peut aussi avoir des connotations politiques – le passage du modèle traditionnel de la « maison », ie, à la famille nucléaire, kazoku, peut influer sur la conception de l’État ; mais, très concrètement, cela a aussi et peut-être d’abord des conséquences d’ordre religieux, du fait de la place accordée au Japon au culte des ancêtres, dans le contexte même du foyer (et c’est dans ce cadre que demeurent quelques ultimes soubresauts du système ie).
L’entreprise, de son côté, a, malgré la crise, des implications parfois surprenantes pour le lecteur occidental, dans la mesure où son emprise sur le salarié a quelque chose de global, mais aussi affectif. La relation entre l’employeur et l’employé, peut-être teintée d'amae, a un caractère direct et personnel (en théorie, du moins), qui n’est pas sans rappeler les principes confucianistes (remodelés à la japonaise) de loyauté et de piété filiale, lesquels avaient déjà été détournés dans une optique politique sous Meiji. L’entreprise est un monde en soi, avec ses activités de groupe obligatoires – le temps passé au travail, considérable, ne consiste en effet pas qu’en horaires « normaux » et heures supplémentaires : les sociabilités imposées sont tout aussi essentielles ; même si, déjà en 1996, les Japonais souhaitaient semble-t-il s’en détourner pour privilégier des sociabilités davantage informelles, et choisies. On parlait encore alors de l’emploi à vie, mais je suppose que la crise a affecté ce modèle depuis – et certaines prémisses figuraient déjà dans le « Que sais-je ? » d’Anne Gonon : les emplois précaires au premier chef, même si surtout associés aux femmes et aux personnes âgées.
DIVERSITÉ DES JAPONAIS
Je ne me sens pas de développer davantage concernant ces groupes et leur crise. Mais cette ultime remarque nous amène à envisager la diversité des conditions de vie au Japon, sujet qui m’a davantage parlé. Cette diversité des conditions, comme de juste, peut prendre des formes variables, éventuellement liées entre elles – et le monde de l’entreprise est à nouveau disséqué sous cet angle, c’est assurément un sujet essentiel de ce petit ouvrage. Mais l’exposé procède surtout par oppositions : hommes et femmes, jeunes et vieux, ville et campagne.
Je relève qu’un autre aspect aurait pu (dû ?) être traité à cet égard, un peu oublié ici, concernant les populations immigrées au Japon (même si quelques développements en tête d’ouvrage évoquent plus généralement le rapport à l’étranger) ; or cette question a semble-t-il considérablement évolué depuis 1996, avec notamment l’affirmation de la minorité coréenne, ou encore la mise en avant des enfants métissés, les hâfu. Dans un registre assez proche, les effets qui demeurent, malgré la législation, de la vieille discrimination à l’égard des burakumin (anciens eta et hinin), ne sont pas évoqués – mais c’était peut-être un sujet trop spécifique. Reste que ces deux sujets illustrent combien la société japonaise, en dépit des prétentions de certains, n’est pas homogène aux plans ethnique et culturel, notamment. Le mythe de la classe moyenne aurait de même pu être nuancé au regard des inégalités économiques, et je tends à croire qu'ici les choses ont considérablement changé...
Mais les trois binômes qui demeurent ont eux aussi beaucoup évolué depuis 1996 ; cependant, le « Que sais-je ? » d'Anne Gonon donnait une bonne idée des transformations alors en cours, et qui le sont toujours.
Hommes et femmes
La dichotomie masculin/féminin est un sujet d’une extrême complexité, et sur lequel je préfère ne pas m’étendre ici, car j’aurai très prochainement l’occasion d’y revenir, au travers d’ouvrages plus spécifiques (et récents), autorisant des développements plus amples et plus précis.
Disons du moins que la société japonaise est toujours passablement sexiste, attribuant des rôles sociaux plus ou moins figés sur la seule base du sexe. La situation évolue, mais lentement – parler d’une « émancipation des femmes » serait sans doute bien trop hardi, ainsi qu’en témoignent quelques sujets plus précis, comme les études (prépondérance du cycle court) ou, bien sûr, le travail (considérablement moins bien payé que celui des hommes, très souvent précaire, et de toute façon abandonné, sinon au mariage, du moins à la naissance du premier enfant, etc.) : autant d’occasions de constater que les représentations traditionnelles de la femme, en 1996, étaient plus que prégnantes – majoritaires voire systématiques. Chez les femmes comme chez les hommes, d'ailleurs.
Je suppose que cela demeure assez vrai aujourd'hui, même si des évolutions notables doivent être envisagées et analysées. En tout cas, comme dit plus haut, cette dichotomie persistante, mais tout autant ses évolutions, ne sont pas sans effets au regard de la perception de la cellule familiale et de son fonctionnement, ou, mais c’est lié, de la pratique du culte des ancêtres.
Jeunes et vieux
La dichotomie jeunesse/vieillesse est également très marquée, et traduit à son tour une véritable crise des valeurs : forcément, le Japon contemporain, à maints égards, n’a plus grand-chose de commun avec celui des générations immédiatement antérieures – sans même remonter jusqu'à la guerre, du moins celle de la Haute Croissance.
Or l’âge, au Japon mais comme ailleurs je suppose, a des implications spécifiques au regard des rôles sociaux, que la crise des valeurs affecte au premier chef – ne serait-ce, par exemple, que du fait de l’abandon de plus en plus marqué de la vieille structure qui faisait cohabiter trois générations sous un même toit, là où l’approche contemporaine tend bien davantage à privilégier la seule famille nucléaire : parents et enfants. Le rôle traditionnel de la personne âgée, notamment au regard de la transmission, ne peut dès lors plus être accompli, et la communication devient de plus en plus difficile entre générations – ce qui peut avoir des conséquences tragiques, dont je ne crois pas me souvenir qu’elles aient été spécifiquement évoquées ici, mais qui sont souvent notées de nos jours, avec le suicide des personnes âgées, endémique (une dimension à rapprocher éventuellement de l’opposition entre la ville et la campagne, d’ailleurs).
Travailler peut, mais sans garantie aucune, arranger un peu les choses en perpétuant malgré tout un statut et un rôle pour la personne âgée – à ceci près que ce travail a quelque chose d’obligatoire, du fait de la protection sociale plus que déficiente au Japon : une majorité de « retraités » travaillent, en fait – mais ils ne peuvent pas espérer davantage que des emplois extrêmement précaires et très mal payés…
Ce qui, pour le coup, les rapproche au moins symboliquement des jeunes ! Lesquels ont cependant d’autres préoccupations à prendre en compte – et au premier chef le poids des études (qui coûtent cher, en outre) : l’obsession des concours, que tout contribue à renforcer (le discours politique et économique, les ambitions angoissées des parents, la concurrence avec les autres élèves, etc.) est plus qu’aliénante… Les études statistiques sont formelles : les jeunes japonais considèrent les études comme une « souffrance », et le qualificatif n’est sans doute pas à prendre à la légère.
Toutefois, il faut surtout entendre par-là la course acharnée pour être accepté dans une université ; en effet, pour ceux qui parviennent à s’inscrire dans le supérieur, les années de fac peuvent constituer un entre-deux autorisant bien davantage de liberté (et d’excentricité) que les années de bachotage qui précèdent, et celles de la vie professionnelle envahissante qui suivent – ce qui a son impact au regard des loisirs et de la culture. Du moins est-ce une possibilité, mais qui peut avoir aussi quelque chose d’intimidant, voire d'anomique ? Là encore, les modèles ont pu évoluer, mais je note par exemple que le problème des otaku, sous ce nom mais au sens de hikikomori, est brièvement évoqué par Anne Gonon…
Ville et campagne
Reste un troisième binôme : ville et campagne – il est en fait assez lié aux deux précédents, mais s’inscrit cette fois dans le paysage ; forcément, les développements à ce propos relèvent au moins pour partie de la géographie, et j’ai déjà pu en évoquer quelques aspects (par exemple avec la Géographie du Japon de Jacques Pezeu-Massabuau, ou l’Atlas du Japon : après Fukushima, une société fragilisée de Philippe Pelletier – deux ouvrages, par ailleurs, soulignant par la force des choses combien la situation avait évolué à ce propos (le premier étant assez vieux, le second très récent).
Pour le coup, il s’agit bien d’opposer une urbanisation folle et une désertification rurale. Il semblerait que, globalement, la tendance d’il y a vingt ans ait été suivie, voire encore aggravée. La traditionnelle opposition du « Japon de l’envers » et du « Japon de l’endroit » s’est accentuée, et concrétisée de manière très visuelle dans cette mégalopole japonaise qui court sur 1200 kilomètres d’Ibaraki au nord et à l'est à Fukuoka au sud et à l'ouest. Les chiffres actuels sont éloquents : la mégalopole japonaise compte 105 millions d’habitants, soit 80 % de la population nationale, sur seulement 6 % de son territoire ! Les campagnes, en contrepartie, sont de plus en plus vides – elles se désertifient, mais elles vieillissent, également, et cette dichotomie doit donc souvent être associée à celle opposant jeunesse et vieillesse (la carte des suicides de personnes âgées est éloquente).
Dans les campagnes, ce phénomène se traduit notamment par une crise de l’agriculture : activité dominante il y a peu encore, elle s’est réduite comme peau de chagrin avec les années, jusqu’à devenir un épiphénomène aujourd’hui. Des politiques sont avancées pour tenter d’y remédier (ainsi qu’aux autres problèmes qui y sont liés – ce qui peut par exemple nous ramener à la crise du mariage et de la natalité, avec ces Philippines, etc., qui viennent au Japon pour y épouser des agriculteurs japonais célibataires), mais cela ne semble globalement guère efficace.
On aurait toutefois tort d’envisager le sujet comme systématiquement navrant – ce n’est clairement pas ma manière de voir les choses, hein… Et l’on peut relever que l’urbanisation a un corollaire (au passage, les villes connaissent un « effet donut » ; les populations urbaines s’attachent en fait souvent aux banlieues, et ne vont dans le centre que pour travailler – d’où l’importance au quotidien du réseau de transports en commun) : via le quartier, mais aussi le plus grand choix d’activités culturelles et ludiques, la ville offre la possibilité de nouvelles sociabilités, alternatives.
LOISIRS ET CULTURE
Ce « Que sais-je ? » accorde en effet une place non négligeable, et qui m’a surpris à vrai dire, aux questions touchant aux loisirs et à la culture, au travers de ses trois derniers chapitres, totalisant une trentaine de pages. C’est étonnant (peut-être...), mais tout à fait bienvenu – et une occasion appréciable de remettre en cause certains stéréotypes que les pages qui précèdent pouvaient, en cas de lecture hâtive, sembler confirmer (notamment concernant le travail et les études).
Je n’ai pu m’empêcher, par exemple, de relever l'importance accordée à la lecture – mise en corrélation avec le temps passé dans les transports en commun, certes (cela inclut la littérature, les journaux, les magazines aussi – les mangas, enfin, mais l’autrice semble un peu sceptique les concernant…).
Mais l’aspect physique est tout aussi important – avec un rapport au corps singulier, et qui évolue. Le sport y est lié, bien sûr – avec cette particularité que les sports les plus populaires en termes d’audience, le base-ball au premier chef, sont en fait assez peu pratiqués (les grandes équipes ont une base presque purement universitaire ; mais les stades sont remplis lors des grandes compétitions, et constituent pour le public un exutoire extrême). Les sports véritablement populaires, c’est-à-dire pratiqués en masse, à l’époque du moins, étaient, en tête, le bowling (je vais relire différemment certains passages de 20th Century Boys, moi…), puis la gymnastique – ensuite, le jogging et la natation. Il faut noter que tous ces sports sont surtout pratiqués par les femmes (les mères), et c’est une forme essentielle de leurs sociabilités.
Au-delà, dans un entre-deux peut-être inattendu unissant finalement la lecture et le sport, Anne Gonon relève l’importance générale de « l’auto-développement » dans les mentalités et les pratiques japonaises, incluant aussi bien un travail sur soi d'ordre spirituel que le désir de s’investir dans un sport ou un art au point de la perfection (par exemple l’ikebana, ou la cuisine, etc.). Les voyages peuvent y avoir leur part (alors assez largement le fait d’une élite, mais je crois que ça s’est démocratisé depuis).
D'autres activités ludiques sont envisagées – qui ont cependant pu évoluer à leur tour. Le chant est mis en avant dans le cadre du karaoké, il était alors très populaire, je ne sais pas s’il l’est autant aujourd'hui. Les jeux ont très probablement évolué, de même : en 1996, c’était encore le règne du pachinko, et, si les jeux vidéo sont évoqués par Anne Gonon, c’était alors dans un cadre tout autre que celui que nous connaissons aujourd'hui – avec des connotations bien datées de salles d’arcades ; je suppose qu’ici, tout particulièrement, avec les idées d’âge de l’information, la prégnance d’Internet et des réseaux sociaux, etc., tous ces développements auraient bien besoin d’être mis à jour (et ils auraient aussi un impact, peut-être, concernant d'autres loisirs, dont le fait de regarder la télévision, qui occupe en fait la première place).
Dans tous les cas, l’étude bienvenue de ces diverses activités ludiques et culturelles permet de repenser la question des sociabilités dans la vie quotidienne japonaise – en appuyant l’idée déjà évoquée dans le cadre notamment de l’entreprise, voulant que les Japonais tendent à se détourner des « sociabilités imposées » pour en privilégier d’autres davantage informelles, et, surtout, choisies.
INTÉRESSANT… MAIS VIEUX DE VINGT ANS
Au final, un petit ouvrage intéressant. S’il est régulièrement d’un abord aride (abondance des statistiques, style pas très engageant), il contient bien des éléments intéressants. Passée la brève mise en jambes historique et géographique, un peu sèche, les premiers développements consacrés à la famille et à l’entreprise m’ont paru un tantinet confus, impression heureusement invalidée assez vite – notamment, comme dit plus haut, avec les brèves remarques du chapitre IV, sur la mise en forme, la loi, et le rapport à l’étranger.
Mais ce sont surtout les développements consacrés à la diversité des conditions de vie qui m’ont parlé, puis, plus encore peut-être, ces ultimes développements, auxquels je ne m’attendais pas, portant sur les loisirs et la culture – tout à fait passionnants ! Et le semblant de fil rouge courant le long de ce « Que sais-je ? », et portant sur les sociabilités obligatoires et informelles, m’a paru tout à fait pertinent.
Cependant, l’ouvrage a ses limites – et la plus sensible est son âge. La vie quotidienne des Japonais d'aujourd'hui n’est probablement plus la même que celle d’il y a vingt ans… Cependant, la lecture de La Vie japonaise n’est pas une perte de temps : elle fournit un socle pertinent. Mais c’est au lecteur de compléter et nuancer les informations contenues dans ce petit livre au regard des évolutions plus récentes. J’ai ma liste de lectures d’ordre sociologique/anthropologique, et j’aurai donc l’occasion de revenir sur tout ça (et sans doute assez vite concernant la division sexuelle du travail).
Lors des Utopiales 2017, le jeudi 2 novembre plus précisément, dans l’Agora Hal, j’ai eu le plaisir de discuter de droit et de science-fiction avec Ugo Bellagamba.
La table ronde s’intitulait Prédire le droit, et elle a été enregistrée et mise en ligne par ActuSF, merci à eux – vous pouvez l'écouter et la télécharger ici.