KOIKE Kazuo et KAMIMURA Kazuo, Lady Snowblood : intégrale, [Shurayuki-hime修羅雪姫], traduit [du japonais] et adapté en français par Samson Sylvain, postfaces de Kazuo Kamimura, Osamu Tanba et Yû Aku, Bruxelles, Kana, coll. Sensei, [1972] 2017, 1388 p.
L’argument promotionnel est… étonnant ? Ou pas : le manga qui a inspiré Kill Bill, vous dit-on ! Mouais… Semblerait que ce soit indirectement – Tarantino a surtout aimé les adaptations filmiques du présent manga, et retenu l’idée d’un rape and revenge (d’action, pas d’horreur) dans un cadre nipponisant … Bon, qu’importe : je n'ai de toute façon pas aimé Kill Bill, ce n’est donc pas ce qui m’a incité à l’achat de ce très gros volume (plus de 1400 pages – autant dire que ce n’est pas un format très maniable, j’en ai chié comme j’en avais chié avec Capitaine Albator, dans la même collection et les mêmes circonstances).
Non, ce qui m’a attiré, c’est autre chose – ou deux choses, plus exactement : le nom de Koike Kazuo au scénario, car ma lecture des six premiers tomes de Lone Wolf and Cub (série qui avait été entamée un poil avant celle-ci, mais grosso merdo les deux sont contemporaines) a constitué une sorte de baffe perpétuelle, appelant à être prolongée ; et le dessin très étonnant mais très pertinent de Kamimura Kazuo, auteur dont je ne savais rien, et qui semble avoir surtout été connu pour des mangas sensibles et figurant de touchants personnages féminins, à l’opposé de l’outrance d’exploitation plus typique de Koike – même si c’est justement la conjonction de ces deux Kazuo, qui sont tout autant deux tempéraments presque radicalement opposés, qui est supposée faire la force de Lady Snowblood.
« Supposée »… car je n’ai pas vraiment été convaincu pour ma part. Fouinez rapidement sur le ouèbe, vous trouverez plein de critiques louangeuses, très bien assises pour certaines d’entre elles, et qui vous parleront d’un chef-d’œuvre – y compris dans des « institutions » pas spécialement connues pour priser les bisseries ultraviolentes. Mais, quant à moi… Eh bien, j’ai aimé certaines choses – d’autres, beaucoup moins…
Le pitch : nous sommes vers la fin du XIXe siècle – en pleine ère Meiji. Et ça, pour le coup, c’est d’emblée un atout de la BD, un contexte vraiment très intéressant, et, comme à son habitude (ou du moins comme dans Lone Wolf and Cub), Koike Kazuo fait mumuse avec la doc, pour un résultat régulièrement intéressant, tournant autour de la thématique forte de la modernisation/occidentalisation du Japon : cela va des émeutes suscitées par la conscription en 1873 à l'enseignement de la gymnastique suédoise (!), en passant par la « façade » du Rokumeikan, idéale pour abriter des scandales en tous genres, l’ensemble étant sous-tendu par la ferveur xénophobe qui tourne du sonnô jôi initial au (pré-)nationalisme agitant bientôt l'armée, prise dans un rapport ambigu entre les derniers échos du mythe samouraï (on évoque Saigô Takamori, etc.) et la fidélité fanatique à l'empereur, incarnation du « Japon pays des dieux » ; mais le scénariste envisage aussi bien la littérature feuilletonesque du temps… et la sexualité qui va avec. Globalement, c’est bien vu, tout ça.
Mais le pitch, disais-je ! Une femme accouche en prison, et y laisse la vie ; sachant qu'elle ne retrouverait jamais la liberté, elle a délibérément conçu cet enfant pour obtenir vengeance de ceux qui l'ont violée et qui ont massacré sa famille – elle avait tué un des cinq responsables, et c’est bien pour quoi elle a fini en cellule, mais il en reste quatre, trois hommes et une femme… Sa fille, Yuki (« Neige »), devra la venger – c’est, littéralement, sa raison d'être. L’enfant, qui ne pourra jamais être innocente, est élevée hors de la prison, mais on lui rappelle sans cesse sa tâche, et elle est formée, physiquement et moralement, pour l’accomplir : elle devient Lady Snowblood, tueuse impitoyable, qui vend ses services d’assassin, mais ne perd jamais de vue qu’elle a quatre cibles qui importent bien plus que toutes celles que l’on peut lui désigner contre rémunération…
Du pur Koike. Le bonhomme, décidément, aimait les assassins ! Ses trois séries les plus célèbres, dans l’ordre de parution Lone Wolf and Cub, Lady Snowblood donc, et Crying Freeman, mettent toutes en scène un tueur à gages en guise de « héros » ambigu. Mais il y a aussi, dans ce pitch, ce genre de bizarreries baroques qui font tout le sel de ces personnages : les conditions de la conception de Yuki, et sa raison de vivre, sont un écho pertinent du rônin Ogami Ittô poussant le landau du petit Daigorô, ou du porte-flingue qui pleure quand il tue… Oui, le personnage est bon – et peut-être justement parce qu’il est, par la force des choses, réduit à sa mission ; le problème, c’est ce qu’on en fait… c’est-à-dire pas grand-chose, hélas.
Mais, pour en finir d’abord avec les atouts de la BD, il me paraît clair que le scénariste se fait ici voler la vedette par le dessinateur. Kamimura Kazuo, semble-t-il guère un habitué de ce type de mangas, donc, a un style très particulier, sobre et élégant (jusque dans son extrême violence) ; le découpage n’est pas spécialement audacieux, mais la composition produit des effets étonnants et séduisants – la BD, à vrai dire, abonde en séquences muettes, et ce sont sans doute les planches les plus réussies… Bien sûr, il faut aussi prendre en compte les personnages : « dessinateur de femmes », Kamimura Kazuo confère une grâce cruelle, inquiétante autant que sexy, à la redoutable Yuki – mais il sait aussi injecter dans ses cases une salutaire dose de caricature pour les autres personnages, très utile pour la caractérisation. L’effet est très différent du style plus « viril » et chargé de Kojima Goseki dans Lone Wolf and Cub, mais les deux approches sont très pertinentes, chacune à sa manière. Même si, oserais-je une petite critique ? La lisibilité des scènes d’action est ici régulièrement problématique à mes yeux (pour le coup, Kojima Goseki est plus qualifié).
Un bon cadre, bien traité ; un bon pitch, outrancier, radical, une proposition forte suscitant un personnage fort ; un dessin inventif et élégant… De quoi faire de Lady Snowblood le chef-d’œuvre que l’on dit ! Ou pas… Car j’ai pour ma part trouvé cela passablement médiocre, en dépit (ou en raison) de ces prémices très alléchantes.
Si le dessin de Kamimura Kazuo peut, j’imagine, justifier à lui seul que l’on s’intéresse à cette BD, le scénario de Koike Kazuo m’a bien vite déçu. Globalement, c’est assez fainéant… L’audace initiale cède bientôt la place à la routine, et parfois presque à la démission : Koike laisse Kamimura briller sur la base de trois maigres lignes d’intrigue. Après Lone Wolf and Cub, qui, pour ce que j’en ai lu du moins, trouvait toujours comment se renouveler, savait appâter avec brio et surprendre le moment venu, Lady Snowblood donne l’impression d’une série de pure exploitation, qui se contente de perpétuer des codes bien mollassons.
Ce qui ressort tout particulièrement d’une dimension très marquée et vite pénible de la BD : son caractère érotique prononcé. Yuki use de ses charmes comme d’une arme – elle a sans doute bien raison, mais cela conduit assez vite à des scènes fâcheusement répétitives, et qui n’en manquent que davantage d’impact. Pour le coup, je n’ai pas pu m’empêcher de faire un lien avec l’excellent épisode « Saltimbanque », dans le tome 4 de Lone Wolf and Cub – à vrai dire, il est probablement contemporain de Lady Snowblood, et il pourrait bien y avoir un lien marqué entre les deux séries à ce moment charnière, je suppose. Mais ce qui fonctionnait superbement avec Ogami Ittô, au point où la tueuse aux seins tatoués lui volait la vedette, tourne tellement à la routine, ici, que les vagues sourires amusés des premières occurrences cèdent assez vite la place à des soupirs un peu navrés. La sexualité occupe une place importante dans Lady Snowblood, de toute évidence ; dans l’absolu, c’est pertinent – et Koike fait ici aussi péter la doc, parfois à bon escient : il y a, surtout vers le début, quelques scènes bien vues à cet égard. Le problème, à mes yeux, c’est que l’angle « exploitation » est tellement marqué, et bientôt systématique, que ces scènes, toujours les mêmes ou peu s’en faut, tournent à l’exercice pénible, à la répétition pour la forme, qui bouffe de la page sans faire avancer l'histoire. Il y avait sans doute de quoi faire, avec ces hommes tous répugnants qui ne songent qu’au viol – et ne se contentent pas d’y songer, à vrai dire –, mais le traitement est en définitive décevant ; et le sentiment de la « sexploitation » (anticipant les roman porno, à vue de nez ?) est encore accru par les nombreuses scènes lesbiennes, bientôt systématiques, et qui tombent pourtant comme autant de poils pubiens sur la soupe miso.
Bien évidemment, nous ne voyons pas lesdits poils – et, pour le coup, il y a un truc assez amusant, même si pas suffisant à mes yeux pour justifier l’intérêt de la BD, et c’est comment les auteurs jonglent avec la censure ; je crois qu’ici ils s’amusaient comme des petits fous… De fait, on ne voit pas les organes génitaux, etc., mais le jeu avec le décor, les ustensiles, le cadrage, ne laisse guère de place à l’imagination (en dernier ressort, les dialogues en rajoutent pour qui en aurait encore besoin). On ne voit pas le phallus, mais on voit son ombre (!) ; la vulve est invisible, mais telle fleur en pot la figure sans guère d’ambiguïté ; et quantité de giclures liquides de circonstance remplacent utilement sperme et cyprine. Du coup, la BD montre finalement plus qu’elle ne cache, et elle a quelque chose d’étonnamment … explicite ? Et pourtant… Bon, je n’y connais à peu près rien en manga porno, ero-guro et compagnie, mais Lady Snowblood, sans « montrer » comme les (sans l’ombre d’un doute) très explicites (parfois) Maruo Suehiro ou Kago Shintarô, produit un effet particulier à cet égard – si les scènes n’étaient pas si convenues et gratuites dans le fond, cela aurait pu relever de l’excitation, je suppose.
Mais tout cela se répète et lasse bien vite. Il y a un schéma, qui est sans cesse reproduit. Yuki, à un moment ou à un autre, usera d’une identité d’emprunt et baisera pour approcher sa cible, trompera son partenaire (entre autres), puis se révèlera pour ce qu’elle est en prononçant un laconique « Lady Snowblood », après quoi elle se foutra à poil en plein combat, tranchera deux ou trois mains au passage (le « pour public averti » concerne donc la violence aussi bien que la sexualité, ça charcle sévère), tuera enfin sa cible, et partira son ombrelle sous le bras – avec un ersatz de sous-poésie en voix off pour exprimer la douleur de sa condition.
Ce schéma est sans doute l’illustration la plus criante de la démission de Koike Kazuo – de la fainéantise de son implication passé une situation de départ qui avait tout pour plaire. À Kamimura Kazuo de faire le job, dès lors : de son côté, ça marche très bien – le dessin est bien l’atout majeur de Lady Snowblood. Mes les automatismes de ce qui demeure de scénario, à l’épaisseur de papier OCB, m’ont progressivement éloigné du « récit ». J’ai lu ce (trop) gros volume à mon tour en mode automatique, « pour la forme », sans jamais me sentir impliqué, sans jamais y prendre le plaisir qui aurait dû découler logiquement de la mise en place alléchante de la BD.
D’où cette navrante conclusion : à titre personnel, ce « chef-d’œuvre » qu’est censément Lady Snowblood m’a fait l’effet d’une bisserie mollassonne, dont le brio visuel ne suffit pas à racheter le récit tristement indigent.
TANIGUCHI Jirô et YUMEMAKURA Baku, Le Sommet des Dieux, t. 5, [Kamigami no itadaki 神々の山嶺], sixième édition, traduit [du japonais] et adapté en français par Sylvain Chollet, postfaces de Baku Yumemakura et Jirô Taniguchi, Bruxelles, Kana, coll. Made In, [1994-1997, 2003, 2011] 2017, 303 p.
Avec ce cinquième tome, la grande aventure du Sommet des dieux, le roman fleuve consacré à l'alpinisme de Yumemakura Baku adapté par Taniguchi Jirô, touche à sa fin. Ce copieux récit héroïque a connu des hauts et des bas, sans doute – je situerais l’essentiel des hauts dans le tome 2, je crois, tout entier dédié à la figure charismatique de Habu Jôji, et à sa rivalité contre Hase Tsuneo ; c’est ici que la bande dessinée, passé l’astucieuse introduction focalisée sur le héros/narrateur Fukamachi et sa redécouverte de l’appareil photo de Mallory, avait véritablement atteint… des sommets, au travers d’une vision romantique et en même temps très crue de l’héroïsme irrationnel et agaçant autant que fascinant des grands alpinistes, ces « conquérants de l’inutile ».
Tandis que l’essentiel des bas se situait dans un tome 3 où l’alpinisme était devenu secondaire, centré qu’il était sur les sous-intrigues d’un pseudo-thriller mollasson… Une déception assez marquée, qui m’avait fait craindre le pire pour la suite des opérations. Pourtant, le tome 4 avait su renouveler l’intérêt de la BD, en retournant à son essence même : ces hommes engagés dans une relation passionnelle avec la montagne – et d’autant plus redoutable. Or l’obsession de réaliser des « premières » de toutes sortes et en permanence, on l’a clairement vu à ce stade, relève d’un comportement hautement morbide, où l’arrogance a certes sa part, mais tout autant, après une vie trop riche de drames, un poignant sentiment de culpabilité, celui qui étreint toujours les survivants.
C’est la carte jouée par ce cinquième et dernier tome, et avec un brio admirable : en termes de qualité, on revient ici au niveau des deux premiers volumes. Nous retrouvons notre personnage point de vue Fukamachi sur les pentes de l’Everest, alors qu’il doit enfin rester en arrière et laisser Habu Jôji à son sort, dans cette tentative absurde de vaincre « le sommet des Dieux » dans les pires conditions. Je ne révèle sans doute rien en confessant que le photographe perd alors la trace de son fascinant héros… Le voilà plongé dans une prétendue incertitude qui s’avère bien vite, de manière moins hypocrite, la certitude absolue de ce que l’alpiniste chevronné ne s’en est pas sorti… Ce qui devrait revenir à dire qu’il a échoué ? Un point qui se discute chez nos ambitieux héros – la situation de Habu Jôji, pour le coup, rappelle tout naturellement celle de Mallory, qui a fourni son prétexte à la série : sans doute est-il mort… Mais, avant cela, a-t-il triomphé de l’Everest, et arpenté son sommet ? Tous ces personnages sont persuadés de ce que pareille absurdité compte, que c’est ce qui importe vraiment…
Et sans doute Fukamachi lui-même en vient-il à partager ce point de vue. Dès lors, lui, l’homme en retrait, celui qui se contente de prendre les photographies de ceux qui vainquent la montagne, ou qui périssent dans leur folle entreprise, se doit à son tour de combattre l’Everest.
Parce qu’il se sent coupable, à tort ou à raison – mais très probablement à tort. La disparition de Habu Jôji, son échec probable ? C’est sa faute ! C’est forcément sa faute ! Il a interféré, il n’aurait pas dû… Dès lors, il y trouve un prétexte pour justifier sa propre tentative – dont le caractère morbide est marqué, à la limite en fait du suicide qui ne dit pas son nom. Et ceci quand bien même il a à ses côtés, tout d’abord, le fidèle ami, le sherpa Ang Tshering… mais aussi Ryôko, l’ancienne compagne de Habu Jôji et désormais la sienne – une femme d’alpiniste comme on est femme de marin…
Mais la quêtede Fukamachi est ambiguë – et, en définitive, à la pulsion de mort ainsi brusquée répond un désir de vaincre relevant davantage du dépassement de soi, et qui implique, chez un homme tel que Fukamachi, à la différence de ses modèles trop grands pour lui, à la fois d’atteindre le sommet… et d’en revenir. Car le retour, à tout prendre, est partie intégrante du voyage, ce que les amateurs de fantasy savent bien.
Le dépassement de soi ? Je ne m’en suis jamais caché, cette éthique spirituelle de l’héroïsme, associée ici au sport (un genre de manga à part entière, ce qui me laisse perplexe) davantage qu’à la découverte ou l'exploration, car il s'agit de repousser ses limites bien plutôt que de faire reculer les frontières, est totalement aux antipodes de mes propres préoccupations. Je n’y suis de manière générale pas le moins du monde sensible, je ne peux tout simplement pas envisager le monde sous cet angle. Et pourtant, ici, cela ne me laisse pas indifférent – parce que le récit est admirablement bien conçu, sans doute dès son premier état romanesque, mais aussi au travers de son adaptation par Taniguchi, très fine, et dont le rythme posé, méticuleux, s’avère superbement adapté à l’exploration de la psyché de Fukamachi comme à l’expression de ses sentiments les plus forts et tout à la fois les plus troubles – désir d’en finir, désir de vaincre, désir de revenir pour témoigner. Car, en définitive, c’est bien d’un récit qu’il s’agit. Un récit aux consonances mythologiques.
Et, cela va de pair, un récit qui a ses acteurs également mythologiques – aux vieilles gloires de l'âge dit héroïque répondent les héros très concrets mais peut-être plus absurdes encore de l’ici et maintenant, tandis que les fantômes cessent parfois de se contenter de rôder hors-champ pour apparaître au détour d’un glacier ; le froid préserve les corps, même s’il ne s’agit que d’un pathétique simulacre de vie – qu'importe : au sommet, finalement une sorte de Walhalla des alpinistes, peuvent se retrouver les vainqueurs, engagés dans le perpétuel dialogue muet de ceux qui n’ont plus rien à prouver. Des scènes sublimes…
Et portées par un dessin sublime. À cet égard, ce cinquième et dernier tome de la série est peut-être bien le plus convaincant de tous. De la majesté de la montagne à l’expression discrète mais saisissante de la vie intérieure des personnages, il se montre absolument parfait – manière de confirmer en dernier recours que Le Sommet des Dieux méritait bien son prix du dessin à Angoulême. Irréprochable, et mieux que ça : très fort, toujours pertinent, toujours habile enfin dans son jeu sensible et délicat sur les contrastes.
Je n’irai pas jusqu’à parler de chef-d’œuvre, ni pour ce volume précisément, ni pour la série dans son ensemble – et je maintiens qu’elle connaît un triste passage à vide dans le tome 3, qui affecte toujours le tome 4, même autrement plus convainquant. Mais, avec ce dernier volume, on retrouve sans l’ombre d’un doute la force des deux premiers. On ne pouvait donc espérer meilleure conclusion – et qu’importe si cet « héroïsme » me dépasse totalement ; la beauté du sport, dit-on ? On peut en étendre le champ : la séduction de ce qui est absurde, et grand.
KISHIRO Yukito, Gunnm, t. 7 : La mariée était en acier (édition originale), [銃夢, Gannmu], traduction depuis le japonais [par] David Deleule, Grenoble, Glénat, coll. Manga Seinen, [1990-1995, 2013] 2017, 222 p.
KISHIRO Yukito, Gunnm, t. 8 : Chroniques du Barjack (édition originale), [銃夢, Gannmu], traduction depuis le japonais [par] David Deleule, Grenoble, Glénat, coll. Manga Seinen, [1990-1995, 2013] 2017, 214 p.
OH WHAT A DAY
Retour à Gunnm, le manga culte de Kishiro Yukito, avec ses tomes 7 et 8 dans l’édition dite « originale ». On se rapproche de la fin, donc : le neuvième tome sera le dernier. Enfin… de la série Gunnm à proprement parler, car, depuis, l’auteur a commis deux séries liées, tout d’abord Gunnm : Last Order, dont je n’ai entendu dire que du mal, et Gunnm : Mars Chronicle, dont je n’ai rien entendu du tout. Bon, ça, on verra peut-être, en son temps. Pour l’heure, Gunnm tout court.
Après l’arc du motorball qui avait failli avoir raison de mon enthousiasme pour cette BD, les tomes 5 et 6 avaient miraculeusement relevé le niveau – le premier dans un délire mégalomane de destruction, le suivant en jouant la carte Mad Max à fond les ballons. Sans surprise, le tome 7, au titre improbable (mais pas moins que sa couverture, du coup) de La mariée était en acier, reprend et poursuit ce dernier aspect, que j’avais trouvé plutôt jubilatoire ; le tome 8 de même, ainsi que son titre de Chroniques du Barjack le montre bien, mais en resserrant tout de même l’intrigue sur une trame globale en peu en retrait dans les autres volumes consacrés à ces badlands archétypaux. Mais c’était peut-être pas plus mal ?
K.A.O.S. A.D.
Le tome 7 introduit de nouveaux personnages aux côtés de notre héroïne, comme Lou Collins, une Zalémite candide et nerveuse chargée d’assister la « Tuned » qu’est devenue Gally dans le volume précédent (les deux femmes n’ont donc qu’une relation à distance, ce qui ne la rend pas moins chargée d’émotion en définitive), ou Koyomi, en fait déjà vue dans la BD, mais des années plus tôt : c’était le bébé que Gally avait sauvé des griffes (ou de la langue) de Makaku dans le tome inaugural ; depuis, Koyomi, avec son compagnon canin cybernétique Fury, est devenue une adolescente rebelle et débrouillarde, avec une compulsion pour le pari qui peut la mettre dans les pires des situations.
C’est Koyomi qui met Gally sur la piste d’un mystérieux individu du nom de Kaos – et, je ne crois pas SPOILER, on nous le dit très vite, le bonhomme n’est autre que le fils de Desty Nova. Or l’emploi de Gally en tant que Tuned était directement lié à la traque du savant fou exilé de Zalem… même si notre combattante cyborg avait ses raisons bien à elle de retrouver l’amateur de flans : Ido serait avec lui, ou bien le scientifique pourrait lui permettre, d’une manière ou d’une autre, de retrouver celui qui l’avait ramenée à la vie – car Desty Nova serait en mesure de le ramener lui aussi parmi les vivants…
Mais Kaos est un personnage à part entière – un curieux individu aux facultés hors-normes. Incapable de parler « normalement », il use pour ce faire des ondes radios – et, oui, il a sa propre radio, Radio K.A.O.S., qui, en dépit de cet intitulé intimidant, diffuse musique et réconfort de par ce monde dévasté ; à tort ou à raison, il m’a pas mal rappelé le personnage de Walt Dangerfield, dans le roman de Philip K. Dick Dr. Bloodmoney, coincé en orbite et qui fait le DJ pour les survivants de la Terre… Les facultés étranges de Kaos ne s’arrêtent cependant pas là, car il bénéficie (?) aussi d’un don de psychométrie, qui lui fournit des informations autrement inaccessibles sur des humains ou des objets par le seul contact physique – pour Gally, qu’il appelle d’emblée Yoko, souvenir d’une vie précédente (entraperçue tout au bout de la piste de motorball), c’est particulièrement troublant…
Walt Dangerfield tournait autour du monde, mais le monde tourne autour de Kaos – un monde en proie à la violence la plus terrible, dans ces terres dévastées où règne le Barjack, sous les ordres du titanesque et redoutable Den (qui en sait long sur Gally lui aussi – je ne vais pas vous faire un dessin, Kishiro Yukito est assurément plus compétent que moi dans ce domaine). Le Barjack, jusqu’à présent, avait surtout été présenté comme une bande de brigands, juste plus organisés et efficaces que les autres ; il semblait protester de ce que son action était toute politique, mais on avait du mal à le croire – le double discours de Zalem à son égard n’arrangeait rien à l’affaire. Mais, cette fois, à l’approcher véritablement, et à approcher son chef Den, l’idée d’un Barjack composé de résistants/terroristes devient soudain plus crédible – constat qui appelle à faire des choix, notamment en reposant toujours cette même question lancinante depuis le début de la BD : pourquoi se bat-on, et plus précisément pourquoi Gally se bat-elle ? Dans la décennie précédente, c’est comme si elle avait laissé cette question de côté… Par lâcheté, peut-être ? Mais elle ne peut pas éternellement la contourner – surtout quand son entourage choisit de rejoindre tel camp contre tel autre.
REQUIN (PRESQUE) OFFICIELLEMENT SAUTÉ – MAIS C’EST COOL
On connait l’expression – si elle est généralement associée avant tout aux séries télé. En référence à un « fameux » épisode de Happy Days, on dit d’une série qu’elle « saute par-dessus le requin » (jump the shark) quand, à force de s’étirer en longueur, elle se retrouve amenée à user d’expédients grossiers pour tenter de préserver l’intérêt du spectateur/lecteur, en introduisant des rebondissements idiots qui ne font que souligner la vacuité de l’ensemble, au point même, parfois, d’avoir un effet rétroactif sur la perception de la qualité des épisodes antérieurs. On a tous vu des séries TV confirmant ce fâcheux phénomène (l’an dernier, je me suis fait Penny Dreadful, et surtout Vikings, dont la saison 3 « saute par-dessus le requin » avec une telle frénésie et un tel mauvais goût qu’on dirait un 110 mètres haies – avec autant de requins à la place des haies), mais d’autres séries sur d’autres supports ne sont pas épargnées (sans même parler des campagnes rôlistiques qui s’éternisent, je sais hélas de quoi je parle...) ; puisque nous causons manga, ici, je citerais bien 20th Century Boys d’Urasawa Naoki, par exemple, série dont c’était d’une certaine manière ou en partie le propos, mais qui, a force d’abus, m’a littéralement écœuré.
D’une certaine manière, on pourrait dire que Gunnm, depuis l’arc du motorball (inclus), a sauté par-dessus le requin à plusieurs reprises ; le scénario n’est peut-être (…) pas le point fort de Kishiro Yukito, au fond, et les rebondissements grotesques n’ont cessé de s’accumuler. Mais, bizarrement, j’ai l’impression que, une fois la facilité du motorball heureusement remisée de côté, cette outrance dans les rebondissements a bénéficié à la BD, en fait : le délire apocalyptique du tome 5, et les rigolotes madmaxeries qui affichent la couleur dans les tomes 6 et 7 (je traiterai du tome 8 juste après), ont rehaussé l’intérêt de la BD, quitte à verser dans la caricature. Cela s’est d’ailleurs accompagné d’un changement de ton assez marqué : l’humour, discret dans les deux premiers tomes, plus encore dans l’arc du motorball, a clairement pris davantage d’importance depuis – le tome 6, tout spécialement, étant à vrai dire très drôle (même si pas que) ; tendance qui se poursuit sur le tome 7, et tant mieux en ce qui me concerne (même si avec un gros fail, sur lequel je reviendrai un peu plus loin).
Vous me direz, et à bon droit : si ça marche, c’est que le requin n’a pas été sauté. Tout à fait ! Pourquoi alors employer cette expression ? Eh bien, parce que, dans ces épisodes jubilatoires, la trame de fond, comme l’univers décrit dans les premiers volumes (et centré sur Kuzutetsu), ont été envoyés aux orties, au profit d’une approche plus spontanée, décomplexée… mais qui, ne nous leurrons pas, a probablement aussi un peu de l’expédient destiné à rallonger la sauce. En fait, il y a là quelque chose de plus global, je crois : le sentiment que depuis le début, Kishiro Yukito ne sait absolument pas où il va – le motorball en témoigne, comme l’abandon de Kuzutetsu (là encore, dans les mangas évoqués sur ce blog, ça n’est pas forcément un cas à part – je citerais bien Yamazaki Mari, pour Thermæ Romæ clairement, probablement aussi pour Pline, avec Miki Tori, série que j’apprécie mais qui navigue un peu dans le flou, parfois). La différence, ici, c’est que j’ai l’impression qu’il a unilatéralement décrété qu’il n’en avait rien à foutre – d’où ces épisodes totalement décomplexés, donc… et, eh bien, fun, oui.
Non, Gunnm n’a pas sauté par-dessus le requin à proprement parler. Mais, me concernant, à ce stade, c’est un peu comme si la BD me braillait dans les oreilles qu’en fait ça peut-être vach’ment marrant, de sauter par-dessus le requin ! Plus marrant que de raconter une histoire qui se tienne, en tout cas – ou qui essaye de se tenir…
RÉVÉLATION RETARDÉE
Or, dans le tome 8, Kishiro Yukito se montre plus « raisonnable »… et du coup c’est à mon sens un peu moins bon. Le cadre hors Kuzutetsu demeure, mais la dimension madmaxienne est un peu mise en sourdine, et, surtout, le ton (re)devient globalement beaucoup plus grave, à mesure que la trame de fond se manifeste plus bruyamment… quitte à recourir à de nouveaux expédients bien moins enthousiasmants que les délires comiques autant que bastonneux des tomes 6 et 7.
Ainsi, bien sûr, des retrouvailles avec Ido – qui ne se passent pas comme prévu, nous dit-on… sauf que si, en fait : on se doutait depuis un bail que, si retrouvailles il devait y avoir (forte probabilité), ça serait exactement de cette manière…
Mais Kishiro Yukito en rajoute, dans la mesure où la séquence laisse entendre, ô surprise, qu’il y aurait un « secret » derrière Zalem, un truc forcément horrible… et bien trop pour qu’on nous le dise là comme ça. La grande révélation est ainsi retardée, comme les retrouvailles l’avaient été. Mais sur un mode mollasson, guère convaincant, tant, pour le coup, il pue l’artifice.
Effet redoublé, d’une certaine manière, par le rôle de Desty Nova dans cette affaire. Le savant fou n’a guère plus que ses flans pour se singulariser un chouia…
LE PETIT GRAND SOIR – ET LE DOPPELGÄNGER LE MOINS INATTENDU DU MONDE
Bien sûr, ce surcroît de gravité se traduit par un autre aspect essentiel de ce volume : la guerre ouverte entre Zalem et le Barjack. C’est parfois intéressant – notamment via la focale de Koyomi, mais aussi avec tous les questionnements que les moyens et les fins de la lutte suscitent, sinon au sein du Barjack et chez Den lui-même, du moins chez ceux qui assistent aux événements en spectateurs, en sachant toutefois qu’à ce stade ils ne peuvent plus se placer à une « distance de sécurité ». Toujours moins brigands, toujours plus résistants/terroristes, les membres du Barjack prennent vie dans cet épisode – y compris un bonhomme, euh, fort étrange et un tantinet tout de même déconcertant ? Mais nous savons, au-delà, que les dés sont pipés – nous le savions depuis le départ. Cela n’exclut pas quelques scènes finalement réussies, fortes, émouvantes, révoltantes.
Mais nous pouvions aussi supposer (…) que ces salauds de Zalémites avaient une idée derrière la tête, concernant Gally (ou plutôt G-1, et hop ! tout est dit). La combattante cyborg se retrouve opposée… à elle-même, un puis des doppelgängers, les moins inattendus du monde. Ici, le « scénario » me paraît bien fainéant, usant de recettes convenues, exactement comme ce qu’il avait fait dans l’arc du motorball – et c’est tout de même regrettable.
Ce développement guère enthousiasmant suscite tout de même un aspect plus intéressant – mais typique de ce que j’aime dans Gunnm depuis le départ : la violence des combats, dans ce monde passablement transhumaniste où l’on dispose de pièces de rechange pour les membres et les organes perdus au combat (ou de tout autre manière), affecte de nouveau Gally, comme elle l’a fait à vrai dire à plusieurs reprises – la différence étant qu’en fin de volume, elle est toujours totalement déglinguée, sans que l’on voie bien comment elle pourrait y remédier avant de se lancer dans le Grand Combat Final ; espérons seulement que Kishiro Yukito, là encore, n’usera pas d’un expédient malvenu…
(Oui, je sais, il en est parmi vous pour avoir déjà lu l’intégralité de la série dans ses précédentes éditions, et qui savent, mais chut ! chut !)
(SVP.)
MACHO MACHO WOMAN (ET AUTRES TRUCS QUAND MÊME UN PEU PÉNIBLES)
Maintenant, dans les bons moments comme dans les moins bons, il y a toujours quelques éléments un peu pénibles, de manière générale, dans ces deux volumes… La plupart sont récurrents depuis le début de la BD, encore que peut-être plus particulièrement sensibles dans les tomes (que j’ai par ailleurs appréciés) qui précèdent immédiatement : ainsi du catalogue d’armes et d’équipement, techno-délire abscons, chiant et creux comme du Shirow Masamune – et son corollaire, les techniques de combat non moins absconses, en allemand PARCE QUE. Pire encore, mais toujours associée à ce qui précède, souvent : la mysticaillerie à deux boules à base de Grandes Leçons Sur La Vie Et Tout Ça Qui Se Trouvent Forcément Dans Le Combat Parce Que Le Combat C’Est La Vie Hein Comme Nous Le Savons Et Le Disons Avec Emphase Pour Souligner L’Incroyable Profondeur De Nos Sages Propos. Pitié…
Mais un point – une fois de plus ? – appelle peut-être davantage de développements, et c’est le côté décidément… eh bien, machiste de cette BD, confirmation qu’une « femme forte » ultra badass en premier rôle ne prémunit en rien contre les beauferies sexistes (ce que nous savons depuis fort longtemps, certes). Là encore, il se trouve des personnages pour reprocher, d’une certaine manière, à Gally, de « n’être qu’une femme », et pas du tout sur le ton de la blague ou d’une manière appelant à la critique (sans même parler d’une réponse, verbale ou martiale, de Gally elle-même). On peut faire avec les épisodes au cœur du tome 7 où Gally endosse une robe de mariée – qui lui est en fait imposée par Kaos : il s’agit d’un délire graphique ultra-référentiel qui fonctionne plutôt bien. Mais d’autres choses, sous cet angle, sont plus ennuyeuses – et notamment, au tout début du tome 7, l’introduction du personnage de Lou Collins, littéralement la femme « Barbara Gourde » des Nuls, mais en vraiment pas drôle du tout – c’est très lourd… tout particulièrement quand la naïve Zalémite, gag improbable, croit que l’homme qu’elle suit pour se rendre à son nouveau boulot ne l’attire dans un endroit isolé pour la violer (p. 9). Oh oh oh. D’autres personnages féminins, heureusement, s’en tirent mieux – enfin, surtout Koyomi, mais, chez elle, c’est la dimension gamine irresponsable qui l’emporte de toute façon. Jasmine, la compagne de Kaos, aurait pu constituer un personnage plus « digne » et mature, mais sa jalousie très cliché la dessert et pas qu’un peu (je passe pour l'heure sur la nouvelle compagne d'Ido dans le tome 8).
Non, ô encartés du Ministère de l’Homme (tant qu’on y est), je ne fais pas mon SJW-snowflake-castrateur-féminazagûl-truc, là (mes camarades authentiquement SJW-snowflakes-castrateurs-féminazgûls-truc, ça les ferait bien ricaner, j’imagine ; je crois d'ailleurs que « féminazgûl » est copyrighté). Je constate juste quelque chose qu’il me paraîtrait difficile de simplement balayer sous le tapis, tout particulièrement dans le contexte actuel. Ce n’est pas un appel au révisionnisme-machin – comme ça ne l’était pas concernant Albator, qui pour le coup m’avait mis bien plus mal à l’aise encore à cet égard. Simplement… Les temps changent ? Et des trucs qui passaient inaperçus, car « admis » d’une certaine manière, ne peuvent plus toujours le faire, tandis que des trucs qui se voulaient drôles ne le sont plus vraiment, voire plus du tout.
DESSIN AU TOP
On va quand même finir sur une note plus positive, hein ? Le dessin est au top dans ces deux volumes – encore que, un peu moins à mon sens dans le tome 8 que dans le tome 7. Reste encore le 9, mais, pour l’heure, il m’apparaît très clair que la série atteint son plus haut niveau en matière de graphisme dans les volumes 5, 6 et 7. Contraste marqué avec les épisodes du motorball dans les tomes 3 et 4, très fainéants au plan du scénario, mais aussi, je crois, au plan du dessin. Les tomes 1 et 2 étaient très bons sous cet angle, et le 8 l’est encore, mais les trois volumes que j’ai isolés me paraissent franchement bien meilleurs.
Et ce à tous les niveaux : les scènes d’action très dynamiques mais toujours très lisibles, les personnages aux traits appuyés qui sont autant de merveilles de character-design, la violence surréaliste des combats où le gore est traité d’une manière aussi particulière que pertinente, et également une dimension pas absente mais tout de même moins sensible dans les tomes précédents, à savoir l’humour – ceci en dépit de Lou Collins, une fois de plus ; même si la voir s’entretenir avec sa poupée kawaï de Gally ne laisse probablement pas indifférent.
À ce stade, cela fait quelque temps sans doute que Gunnm convainc avant toute chose pour son dessin, mais, là, on atteint vraiment des sommets en la matière. Dans la majeure partie des cas, cela ne suffirait pas à emporter mon adhésion si le scénario ne suivait pas, mais, ici, les délires madmaxiens avec une louche de cyberpunk, même un peu futiles, s’accommodent très bien de ce traitement graphique, et la synthèse cohérente des deux emporte mon adhésion.
RÉSOUDRE ?
Ne reste donc plus qu’un dernier tome… J’avoue être aussi curieux qu’anxieux quant à la manière qu’aura Kishiro Yukito de « résoudre » tout cela. Cette anxiété me paraît fondée objectivement, car la série a eu des hauts et des bas, et j’ai donc bien le sentiment que l’auteur ne savait pas forcément où il allait à mesure que sa série phare rencontrait le succès auprès d’une horde de fans à satisfaire sur la durée. Mais il va de soi que je lirai la chose le moment venu – pas seulement « pour conclure », car mon intérêt va bien au-delà.
(Mais chut ! hein ?)
En l’état, le tome 7 m’a amplement convaincu, dans la lignée du sixième, qu’il prolonge habilement. Le tome 8 m’a paru un cran inférieur, sans doute parce que la trame de fond ne me parle qu’assez peu, mais reste de qualité, et donne toujours envie de lire la suite.
La suite… et la fin, donc. À un de ces jours pour le tome 9.
YAMAZAKI Mari et MIKI Tori, Pline, t. 5 : Sous les vents d’Éole, [プリニウス, Plinius 5], traduction [du japonais par] Ryôko Sekiguchi et Wladimir Labaere, adaptation graphique [par] Hinoko, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [2017] 2018, 186 p.
MAKE POMPEII GREAT AGAIN
Retour à Pline, le nouveau manga historique de Yamazaki Mari (Thermæ Romæ) et Miki Tori, avec ce tome 5 paru tout récemment. Comme d’habitude à ce stade d’une série, faire des comptes rendus détaillés m’est de plus en plus difficile, et il serait vain d’en faire trop côté contextualisation… Je vais donc tâcher de faire plus bref et plus direct.
Avec quelques thèmes d’abord – même si le premier que j’ai choisi, nettement moins important que les deux qui suivront, peut sonner simplement comme une blague… Cependant, il s’agit probablement de rebondir sur certains éléments du tome précédent tout particulièrement, un tableau bien sinistre de l’humanité, qui avait enfin provoqué la colère misanthrope de Pline – la ville de Pompéi ravagée par un séisme était en effet parcourue par de bien égoïstes personnages, prêts à tout pour survivre en lieu et place des autres ; même s’il y en avait, certes, pour faire davantage preuve d’altruisme autant que d’abnégation.
Ici, nous retrouvons un bel exemple de gros connard, en la personne de Fuscus – un élu stupide et borné, vulgaire et haineux, obsédé par sa réélection, et dénué de la moindre humanité. Il s’en prend commodément à une femme, Mirabella – l’ingénieure que nous avions déjà croisée et appréciée dans les tomes précédents. Celle-ci est formelle : les thermes de la ville peuvent s’effondrer d’un instant à l’autre – il faut les interdire au public, et les détruire pour les rebâtir intégralement. Mais Fuscus refuse : qu’elle rafistole ce qui se voit, il ne fermera pas les thermes, et qu’importe le danger pour les usagers !
Pour que le malotrus, grossier et expansif, ferme enfin sa vilaine bouche, il y faudra deux choses – assez classiquement : une bonne mandale de la part de Félix (visiblement fou amoureux de Mirabella), et une menace appuyée de la part d’une authentique femme de pouvoir, Asellina.
Or Fuscus ne nous est pas complètement inconnu… car les auteurs ont choisi de lui donner les traits de Donald Trump. C’est flagrant dans ce premier épisode où nous le voyons exhiber toute sa laideur intérieure, et l’on ne peut s’empêcher, alors, de se dire que pareil connard bien réel est un vrai cadeau pour des dessinateurs – sans même verser forcément dans la caricature. Dans l’habituel « Charivari » qui conclut ce volume comme tous les autres, Yamazaki Mari et Miki Tori ne se cachent certes pas : oui, c’est bien de Donald Trump qu’il s’agit – en précisant toutefois que l’épisode avait été livré avant son élection à la présidence des États-Unis. Mais le personnage n’en est que plus hideux depuis… Alors qu’il est enfin sur le départ, Asellina, autrement digne (mais aussi dans une perspective dynastique marquée – je suppose qu'il faut y voir un autre commentaire de l’élection américaine ?), lui lance : « Si seulement tu déployais autant de talent à servir la ville que tu profères d’insultes ! » L’évolution des événements depuis l'entrée du gros con à la Maison Blanche n’a certes pas contredit ce sentiment de dégoût…
Est-ce gratuit ? Je ne le pense pas, dans la mesure où il s’agit probablement, là encore, de figurer un tableau exhaustif des bassesses humaines, qui, toutefois, n’exclut en rien (voire justifie carrément), un autre tableau, plus lumineux, des individus à même de faire preuve de dévouement et d’empathie – qualités dont Fuscus/Trump est totalement dépourvu. Mirabella, Asellina, Félix sont heureusement là.
VOYAGES EXTRAORDINAIRES ET BESTIAIRE FANTASTIQUE
Cependant, le thème principal de ce cinquième volume est ailleurs, et, disons-le, beaucoup plus enthousiasmant – en accentuant la dimension qui me plaît le plus dans cette BD : l’idée d’accorder du crédit, sur un mode scientifique, aux passages de l’Histoire naturelle où Pline raconte les choses les plus étranges, et, à nos yeux contemporains (mais c’est justement le décalage qui produit de la saveur), parfaitement antiscientifiques…
Ici, cela passe d’abord par le récit de ce bien curieux bonhomme qu’est Larcius, vieux fou qui a beaucoup bourlingué et qui passionne son auditoire, Pline inclus comme de juste, avec ses anecdotes fantasques de rencontres impossibles de par le vaste monde. Il nous entretient, par exemple, de ces blemmyes qui n’ont pas de tête, mais qui « portent bouche et yeux sur la poitrine » (la couverture leur fait honneur et c’est bienvenu), ou encore de ces himantopodes dont les jambes s’achèvent en bandes de cuir…
Ces récits hallucinés ne manquent pas de séduire Pline. On lui avait suggéré de fuir Rome autant que possible, pour échapper à la double menace de Néron et de Poppée (que l’on entrevoit à peine, très fugacement, dans ce tome 5, et je suppose que c'est pas plus mal). Du sud de l’Italie, il semblait désireux de gagner la Grèce… mais le voilà qui, sur un coup de tête, préfère embarquer pour l’Afrique, ce continent si méconnu et visiblement riche de secrets à même de fasciner un naturaliste !
Il y a ici un habile jeu entre les merveilles attendues classiquement dans le genre bien codifié des voyages extraordinaires, et la réalité autrement prosaïque et même parfois fort laide de ce que sont réellement les voyages – la tempête, les pirates, la cruauté utilitariste des marins qui ne valent parfois guère mieux… Le pauvre Félix tout particulièrement en fait les frais : l’ex-légionnaire n’a guère le pied marin.
Mais, ce qui est très bien vu, ici, c’est la manière dont ce voyage « réaliste » se pare soudain d’atours qui peuvent paraître fantastiques alors qu’ils ne le sont en rien – en l’espèce, nos voyageurs sont fascinés par des feux de Saint-Elme, phénomène étrange suscitant bien des superstitions, mais que Pline et quelques autres sont pourtant portés à envisager « rationnellement ».
Ceci étant, la dimension fantastique, ou fantastiquisante, de ce volume 5, ressort aussi de quelque chose de plus habituel : un bestiaire imaginaire qui paraît pourtant bien réel, à base d’animaux fort étranges… Pline, cette fois, disserte sur les lièvres marins et les propriétés très curieuses, mais pas moins fatales, de leur venin. Félix, s’il croit aux lémures, retrouve son rôle paradoxal d’homme du commun plus que sceptique face à l’érudition du naturaliste – et le simple constat de ce qui se produit sous leurs yeux lui permet de contredire Pline, lequel, visiblement embarrassé, entend justifier son intenable position en bottant en touche… jusqu’à ce que la « réalité » rattrape enfin la scène, pour donner raison à son premier pronostic, invalidant le second, en sus du scepticisme de Félix !
Autant de choses très bien vues, et qui, à mon sens, tirent ce cinquième volume vers le haut : ce jeu consistant à prendre l’Histoire naturelle au pied de la lettre, au premier degré, me plaît décidément beaucoup.
L’HOMME ET LE VOLCAN
Mais, sur la durée, il est bien sûr un autre aspect de ce tome 5 à mettre en avant, car il continue de dérouler ce qui apparaît clairement depuis pas mal de temps comme étant le véritable fil rouge de la série : le rapport de Pline aux volcans.
Bien sûr, nous savons que Pline l’Ancien, le Pline historique, est mort dans l’éruption du Vésuve de l’an 79, qui devait ravager Pompéi et Herculanum. Le premier tome avait mis l’accent sur cette scène fameuse, sans pourtant la montrer – simplement en la préparant, et en laissant les choses en plan pour passer aux choses (véritablement ?) sérieuses : ce long flashback qui commence vingt ans plus tôt, moyen pour le lecteur de découvrir la biographie fantasmée par Yamazaki Mari et Miki Tori de ce grand personnage de l’histoire dont la vie nous est pourtant inconnue, seule sa mort étant documentée.
Et ce flashback avait bien sûr commencé avec un autre volcan, une autre éruption : Pline, gouverneur de Sicile, assistait à la colère de l’Etna, et recrutait le jeune Euclès dans les ruines mêmes de tout ce qu’il avait jamais connu. Plus tard, Pline et ses camarades ont eu maintes occasions de s’interroger sur les phénomènes sismiques, et, tout récemment, alors qu’ils se trouvaient à Pompéi, ils ont bien failli en faire les frais. En résultait cette « illumination » (dont je ne sais toujours pas si elle est crédible ou pas ?) : le naturaliste comprenait que le majestueux Vésuve était un volcan, ce qui avait semble-t-il échappé à tout le monde, même si quelques témoignages de l’érudition livresque pouvaient aller en ce sens – et, comme toujours, ce sont bien les livres des anciens qui convainquent Pline de ce qu’une chose est vraie (une mauvaise langue balancerait ici un mème du genre : « C’et vrer je les lue sur internait. »)
Dans ce volume 5, Pline tombe sur un troisième volcan italien : le Stromboli, dans les îles Éoliennes. Nouvelle « illumination » ? Car Pline ne manque pas de remarquer que, du sud au nord, l’Etna, le Stromboli et le Vésuve forment un alignement parfait… Ce qui renforce sa conviction de ce que ce dernier est bel et bien un volcan. À vrai dire, ce constat pourrait avoir des implications plus stupéfiantes encore, mais je suppose que les auteurs ne vont pas aller jusqu’à nous montrer un Pline comprenant la tectonique des plaques – je suppose.
Mais Pline, en pareille affaire, n’est visiblement pas qu’un savant désireux de décrypter le monde – sa fonction archétypale, pourtant. Il est aussi un homme qui, via ce thème particulier, semble engagé dans une relation peu ou prou charnelle et en même temps périlleuse avec la nature, et plus particulièrement les volcans : il y a de la fascination dans cette relation, une fascination qui peut éventuellement prendre des teintes morbides – car ce n’est certes pas la première fois, dans cette BD, que l’insouciance (sans doute seulement apparente) du naturaliste a quelque chose de proprement suicidaire ; ce qui, en retour, pourrait éclairer sous un jour nouveau la fin tragique de Pline l’Ancien, dans l’éruption du Vésuve de 79 ? Nous n’en sommes pas encore là (ou nous n’y sommes pas encore revenus ?), mais le lien est tentant – via d’ailleurs le compagnon de route Euclès, qui bouclerait la boucle en partant de l’Etna, et accompagne ici seul Pline sur les pentes du Stromboli déchaîné.
Et, bien sûr, mais je ne vais pas à nouveau m’y étendre, le thème des volcans, y compris dans sa dimension éventuellement morbide, est idéal pour rapprocher l’Italie de Pline du Japon des auteurs, par-delà les siècles, par-delà les continents.
FESTIVAL FÉLIX – ET UN NOUVEAU COMPAGNON ?
Quelques mots, enfin, sur les personnages dans ce cinquième volume – ou plus exactement sur deux d’entre eux, car, dans les sections précédentes, j’ai pu évoquer quelques personnages secondaires, outre les centraux Pline et Euclès.
Et, tout d’abord, Félix. J’avais déjà fait part de ce que c’était mon personnage préféré de la BD, le plus sympathique, le plus attachant. Je ne suis visiblement pas le seul à le penser (une évidence), et les auteurs, ici, semblent confesser qu’il en va de même pour eux. C’est un excellent ressort comique, notamment, mais son utilité va au-delà : par exemple, il faut donc aussi prendre en compte sa posture paradoxale de sceptique pourtant pas épargné par les superstitions ; il est celui qui ose contredire Pline, et parfois à raison. Toutefois… eh bien, dans le présent volume, j’ai le sentiment que Yamazaki Mari et Miki Tori en ont peut-être un peu trop fait : c’est un véritable festival, Félix est plus agité que jamais, bavard, expansif, puéril aussi. Il est toujours aussi sympathique, jusque dans ses pires travers, mais j’ai l’impression qu’il bouffe un peu trop l’écran, si j’ose m’exprimer ainsi, ce qui nuit tant aux autres personnages… qu’à lui-même, au fond. Un chouia plus de retenue serait pour le coup profitable à l'ensemble – même si j’adore toujours Félix.
Sur un mode également ambigu, il faut enfin relever que notre trio (Pline, Euclès, Félix) pourrait bien devenir un quatuor ? Car, au cours de leur voyage mouvementé de Naples à Stromboli, nos héros font la rencontre d’un… petit… garçon ? qui demeure anonyme pour l’heure – mais paraît hors du commun, avec sa connaissance remarquable de la navigation comme des étoiles, des volcans aussi, et de bien d’autres choses encore… sans même parler de son corbeau, Ftera, avec lequel il entretient une relation quasi surnaturelle. Il est trop tôt pour que je me prononce à cet égard. Le personnage, pour l’heure, a un peu quelque chose d’un expédient kawaï, et, en même temps, a un potentiel plus riche, au regard des scènes les plus étranges dans lesquels il figure. Nous verrons bien…
UN BON CRU
Il faut ajouter à tout cela, bien sûr, la grande qualité du dessin, toujours aussi bon, ou peut-être même encore meilleur tome après tome ? J’ai l’impression, en tout cas, que l’ensemble me parle de plus en plus. Ici, cela vaut autant pour le caractère très expressif des personnages – ainsi la charmante Mirabella, le petit garçon (?) kawaï, et bien sûr l’expansif Félix (sans même parler de Fuscus/Trump...) – que pour la minutieuse autant que méticuleuse reconstitution de la civilisation romaine, et enfin pour le rendu très impressionnant de l’intimidante majesté de la nature, et tout particulièrement, ici, la scène très forte de l’éruption du Stromboli.
Un bon cru, donc, que ce tome 5. La série demeure un peu inégale, parfois (les tomes 2, surtout, et 4 m'ont paru inférieurs aux tomes 1, 3 et 5), mais là j’ai l’impression qu’on y trouve ce qu’elle a de plus enthousiasmant à nous offrir.
KOIKE Kazuo et KOJIMA Goseki, Lone Wolf and Cub, vol. 6 : Esprits au fil de l’eau, [Kozure Ôkami子連れ狼], traduction [du japonais par] Makoto Ikebe, couverture de Frank Miller et Lynn Varley, postface de Matthias Dagorne, Saint-Laurent-du-Var, Panini France/Panini Comics, coll. Génération Comics, [1995, 2001] 2004, [n.p.]
ESPRITS AU FIL DE L’EAU
Au sixième tome de la même cultissime série qu'est Lone Wolf and Cub, je suppose qu’il n’est plus indispensable que je me livre à de trop longues introductions et mises en contexte ; encore que ça n’aurait pas été impossible ici, en mettant en avant, alternativement, l’émotion attachée au personnage de Daigorô, ou la rudesse de la voie de l'enfer… Je vais donc directement envisager les cinq épisodes de ce sixième volume – et il ne faut certes pas en déduire que l’intérêt faiblit.
« Esprits au fil de l’eau » est un épisode plus court que les quatre suivants – une trentaine de pages contre une soixantaine, une alternance qui revient semble-t-il régulièrement. Il constitue alors une petite introduction au volume – d’autant que notre cher Ogami Ittô n’y joue qu’un rôle finalement secondaire, et Daigorô plus encore.
La nouvelle s’intéresse au premier chef à deux yakuzas de bas rang, dont l’un forme l’autre, le petit nouveau ignare, aux très complexes codes verbaux et non-verbaux que les hommes tels qu’eux doivent adopter, tout particulièrement pour accueillir les yakuzas d’autres clans et d’un rang supérieur. C’est à la fois très pointu (il y a tout un lexique intraduisible, ou en tout cas non traduit, à intégrer, notamment ; noter que c'est un aspect qui reviendra plus loin, plus complexe encore, dans l’épisode « Le Bouclier et le château »... où s’égare au passage un mot de la traduction allemande), et traité sur un ton de comédie, avec le tuteur sévère et l’apprenti sans doute plein de bonne volonté mais qui n’arrive à rien…
Mais la farce, sans surprise, tourne à la tragédie – quand une erreur du petit nouveau entraîne sa mise à mort par un yakuza revêche. La surprise réside davantage dans le comportement du tuteur, qui abandonne aussi sec la froideur et la sévérité dont il avait fait preuve jusqu’alors pour exprimer son écœurement et sa haine à l’encontre du meurtrier – un écœurement et une haine qui le conduiront à la folie, illustrant un conflit de normes insurmontable…
Et Ogami Ittô, dans tout cela ? Il se contente d’observer – avec froideur, voire un manque d’empathie prononcé ; à moins qu’il ne soit qu’apparent ? La façade et le cœur, la communication non-verbale... Le spectateur a en fait son mot à dire, mais à terme seulement, il se tient d'abord à distance respectueuse des événements, où toute intrusion de sa part serait malvenue. Il agira bel et bien – mais après seulement, sans avoir interféré. La froideur des répliques peut donc dissimuler une empathie en fait bien davantage poussée.
Mine de rien, ce bref épisode un peu à part fonctionne comme une mise en abyme de la société traditionnelle japonaise, je suppose, et n’est pas sans émouvoir, après avoir fait sourire puis révolté.
LES RABATTEURS
Mais, d’une certaine manière, « les choses sérieuses » débutent seulement avec le deuxième épisode, « Les Rabatteurs ». Ces derniers constituent une petite troupe d’escrocs aux rôles bien définis, dont la fonction est de tromper le quidam pour le faire participer à des paris truqués. Une tâche dont ils s’acquittent avec dévotion, mais qui n'est probablement pas tout à fait à la hauteur des ambitions de certains d’entre eux…
Or, un jour, ils surprennent l’emploi des dochujin pour contacter le Loup solitaire (expliqué dans le tome précédent) ; le chef de la bande comprend aussitôt de quoi il s’agit, car il connaît de réputation notre rônin assassin… C’est donc qu’il y a 500 ryô à la clef ! Le vieux bonhomme – ou pas si vieux, en fait… – y voit une opportunité à ne pas manquer : c’est l’occasion d’une grande imposture ! Il va se faire passer pour Ogami Ittô auprès de ses clients putatifs, empocher la paye, et voilà !
Un plan qui s’avère perclus de vices : le reste de la troupe redoute un peu qu’Ogami Ittô ait son mot à dire, lucidité qui fait défaut au chef arrogant… L’illusion, pour être renforcée, implique de se faire accompagner par un petit enfant, or les rabatteurs ont la très mauvaise idée de jeter leur dévolu sur Daigorô, qu’ils enlèvent sans avoir la moindre idée de son identité… Enfin, quelle confiance peut-on accorder à ses collègues, quand l’âme même du travail commun consiste à tromper les autres ?
Un épisode très efficace, sur le mode plus aventurier et feuilletonesque qui caractérise certains chapitres de Lone Wolf and Cub où les conflits intérieurs passent globalement au second plan – ce qui n’en fait pas un chapitre « creux » pour autant.
FAMINE
Suit « Famine », qui est clairement mon épisode préféré de ce sixième volume : on y trouve tout ce qui fait la saveur des meilleurs Lone Wolf and Cub – de la violence et de l’émotion, de la ruse et de la cruauté, des sentiments qui courent sur toute l’échelle opposant la froideur la plus impitoyable à la sympathie au sens fort, un arrière-plan historique et éventuellement politique passionnant ; et il faut ajouter à tout cela le dessin sans faille de Kojima Goseki, bien sûr, dans un épisode tout en contrastes où des tableaux « mignons » (si !) cèdent brusquement le pas à la cruauté la plus gore ou à la figuration quasi surréaliste des paysans en proie à la faim et peu ou prou réduits à l’apparence de zombies.
Bizarrement, cet épisode démontre aussi cette chose souvent vérifiée sur le grand écran comme sur le petit : pour une raison que je ne me sens pas d’expliquer, la cruauté envers les animaux, dans des œuvres de fiction, touche régulièrement bien davantage que celle exercée sur les hommes nos semblables. L’épisode s’ouvre sur des scènes étrangement rudes où un Ogami Ittô plus impitoyable que jamais tire sans cesse des flèches émoussées sur… un mignon petit chien – dont la douleur est palpable, et l’effroi, presque l’indignation, même muette, de Daigorô, en rajoutent une bonne couche. Nous savons que le rônin n’est pas le moins du monde porté à la cruauté gratuite, et y devinons une forme d’entraînement, liée à une ruse… C’est bien de cela qu’il s’agit, évidemment – nous n’en avons plus aucun doute quand nous apprenons que la région où errent le Loup, son Louveteau, et donc un mignon petit chien, est sous la coupe d’un seigneur despotique et égoïste, une ordure sadique dont la vie se résume à affamer ses paysans… et à s’entraîner au tir à l’arc (avec des flèches pas le moins du monde émoussées, lui) sur des chiens.
D’ici à la rencontre de l’assassin et de sa cible, cependant, il y a donc ce pays ravagé par la famine, où les paysans, qui sont autant de cadavres en bref sursis, deviennent littéralement fous à la vue du petit chien accompagnant Ogami Ittô et Daigorô. Mais si le rônin refuse de leur donner le chien à manger, nous savons très bien quelles sont ses motivations… Le peuple affamé n'en peut plus, cependant : si le rônin ne saurait véritablement être blâmé pour refuser son chien aux paysans, le tyran, lui, doit payer ! Et les paysans de fomenter une révolte populaire (ikki), le seul moyen pour eux de faire entendre leur colère, dans un Japon d’Edo supposé leur conférer la première place dans la hiérarchie des castes chez les non-bushi, mais qui, pourtant, au mieux se désintéresse de leur sort, au pire le rend plus pénible encore à force de politiques censément « morales » qui les rabaissent sans cesse. La figuration des paysans faméliques en colère n’aurait pas déplu, je suppose, à un George A. Romero…
L’histoire est aussi palpitante que révoltante, et en définitive bouleversante – jusque dans la tendresse dont, exceptionnellement peut-être, le rônin fera enfin preuve à l’égard de son fils soumis à si rude apprentissage des réalités de ce monde, lui qui arpente comme son père la voie de l’enfer, ou meifumadô.
LE BOUCLIER ET LE CHÂTEAU
Mais l’épisode suivant, « Le Bouclier et le château », met peut-être davantage en évidence ses ambitions conséquentes. Il s’ouvre sur une scène à la fois très codifiée dans les Lone Wolf and Cub comme dans les films Baby Cart, et qui, pourtant, prend ici une signification différente – et sans doute plus profonde… quitte à ce que la sagesse emprunte, par pudeur, les formes innocentes d’une énigme en forme de comptine.
Ogami Ittô tombe donc sur six statues de Jizô, bouddha de la compassion – qui sont en fait six Jizôs différents, avec leurs propres connotations spirituelles. Interrogé par « les statues », Ogami Ittô identifie sans peine toute cette symbolique – un passage peu ou prou incompréhensible pour un Occidental tel que votre serviteur, qui ne sait rien de tout cela…
Derrière les Jizôs, bien sûr, se trouvent six hommes, issus du petit han d’Iwakidaira, qui souhaitent engager le rônin assassin : il s’agit d’abattre un envoyé du shôgun, sa suite, et les ninjas du clan Kurokuwa qui l’accompagnent – rien que ça ! D’autant que la mission doit être accomplie avec diligence et discrétion ; personne ne doit en réchapper, car la nouvelle de ce qui s’est passé ne manquerait pas de fournir au shôgun un prétexte idéal pour faire au grand jour ce qu’il voulait faire dans l’ombre, et anéantir le petit han…
Au fond, la mission confiée à Ogami Ittô, même avec toute cette emphase, n’est pas d’une originalité folle dans le contexte de la saga. La détermination de l’assassin, que sa rencontre avec « les six Jizôs » a bouleversé en le ramenant aux vertus d’honneur des samouraïs vivant comme s’ils étaient déjà morts, et que le périple sur le Meifumadô avait parfois contraint au silence, peut-être paradoxalement, s’illustre sans doute dans la furie de son action peu ou prou suicidaire, mais, à dire le vrai, si l’action est superbement menée, comme d’habitude (avec un Kojima Goseki qui fait toujours des miracles), ce n’est pas là ce qui m’intéresse le plus dans cette série ; d’autant que cet « honneur » me dépasse, et que je suis incliné à préférer les tableaux plus sombres, mettant en scène l’hypocrisie si souvent associée aux protestations de dignité des bushi s'affichant naturellement supérieurs au commun… C’est vrai dans Lone Wolf and Cub, ou chez Hirata Hiroshi, ou encore, peut-être la plus puissante des démonstrations de cet ordre, dans le sublime Harakiri de Kobayashi Masaki.
Mais deux choses sont autrement plus intéressantes, ici, à mes yeux. Tout d’abord, un aspect qui concerne le déroulé de la série sur la durée : l’affaire du han d’Iwakidaira en prise avec les complots du shôgun ramène Ogami ttô aux drames de son passé, au-delà de la seule vilenie du clan Yagyû responsable de sa perte – nous en avions déjà eu quelques aperçus auparavant, mais le dilemme est cette fois ouvertement tranché : la guérilla du rônin à l’enfant se livre également contre le shogunat. Ce qui l’amène ici, au nom du contrat passé, mais nous devinons qu’il y a des motivations sous-jacentes et plus ou moins conscientes à ce geste, à s’attaquer au clan Kurokuwa, pourtant de ses alliés par le passé, et qui avait fait en sorte de ne pas s’acoquiner avec les Yagyû. Dans une scène terrible de tension, Ogami Ittô est confronté verbalement aux conséquences de sa folie, suscitant l’incompréhension la plus navrée chez le chef des ninjas.
Mais, surtout, il y a la ritournelle des six Jizôs ; dans un premier temps, la comptine, qui décrit une sorte de chaîne alimentaire fortement symbolique, s’attarde sur la place du loup dans ce cycle – loup que l’on associe comme de juste à Ogami Ittô. Si le procédé s’arrêtait là, ma foi, il aurait pu être narrativement intéressant, encore qu’un peu démonstratif peut-être… Mais justement, la chanson ne s’arrête pas là : la place d’honneur ne revient pas au loup, qui n’est qu’un maillon parmi tant d’autres. Le « vrai Jizô », c’est l’homme – avec ses facultés d’adaptation, notamment. Mais ce constat un peu banal débouche sur un autre bien davantage perturbant : si l’homme est le vrai Jizô, alors pourquoi prie-t-il les Jizôs ? Je ne me risquerai pas à tenter d'apporter une réponse – si même il y en a une, car l’énigme a quelque chose d’un kôan ; de crainte de faire dans le zen de pacotille, je ne m’étendrai pas davantage sur ce problème. Reste que l’énigme, et peut-être justement parce qu’elle demeure sans réponse, me paraît avoir une portée considérable – dans le cadre de l’épisode, comme dans celui de la série à plus long terme, au regard du personnage d’Ogami Ittô et du monde dans lequel vit ce personnage… et peut-être également du nôtre.
Ce qui justifie la longue et un peu laborieuse entrée en matière de l’épisode, et confère aux scènes d’action un sens leur permettant de se hisser au-dessus de la formule du rônin invincible, dont la détermination est telle qu’elle lui permet de massacrer sans coup férir des ennemis par dizaines.
SUR LE PONT
Ultime épisode de ce sixième tome, « Sur le pont » poursuit directement « Le Bouclier et le château » ; je ne suis franchement pas certain que, jusqu’à présent, la série ait connu le moindre moment où pareil lien unissait deux épisodes successifs – mais supposer que cela témoignerait d’une évolution dans la conception d’ensemble de la série serait sans doute bien trop hardi à ce stade, et parfaitement erroné si ça se trouve… Nous verrons bien par la suite – ou pas.
La continuité narrative passe aussi par la réitération d’un même procédé, puisqu’une nouvelle comptine joue un rôle important dans ce chapitre. Maintenant, le trait saillant, c’est sans doute que Daigorô prend le devant de la scène – un personnage décidément à l’honneur dans ce volume 6, car son rôle est par ailleurs crucial dans « Famine » et non négligeable dans « Les Rabatteurs ». Ici, le charmant bambin prend soin de son père, considérablement affaibli, à vrai dire aux portes de la mort, après les furieuses batailles de l’épisode précédent (il y a de ça notamment dans L’Enfant Massacre, deuxième film de la saga Baby Cart).
Mais ceci, le couple de promeneurs qui tombe sur Daigorô n’en sait tout d’abord rien. Quoi qu’il en soit, mari et femme sont intrigués par le petit enfant et sa force de caractère. Quand ils le suivent auprès de son père à l’agonie, et que se fait jour la raison des tendres actes de l’enfant, la curiosité vire à la fascination. Et aux larmes : pour un si petit enfant, vivre pareilles épreuves, au contact permanent de la mort… Son père n’a-t-il donc pas de cœur, à lui infliger ce sort ? À moins qu’il ne soit celui que cette association affecte le plus, pourtant… Reste que le rônin a toutes les chances d’y passer, cette fois : si cela devait se produire, le couple, sans enfant, fait le serment d’adopter Daigorô.
Mais Ogami Ittô a encore de la ressource : il doit se rendre sur le pont, et le fera – même aussi considérablement affaibli, et dévoré par une fièvre intense. Disons-le : cette démonstration d’endurance surhumaine, récurrente dans la BD, ne me parle guère – ce n’est pas ce que j’en attends véritablement. Koike Kazuo n'est jamais aussi bon que quand il prend un peu de recul sur son action débridée et l'invincibilité de son héros, je trouve : si l’épisode brille, c’est grâce à Daigorô – et à la narration assez subtile, jusque dans les dialogues, qu’on aurait pu craindre convenus, du couple en mal d’enfant.
TOUJOURS
Après six volumes, le bilan reste le même : Lone Wolf and Cub est une série brillante, portée par des personnages forts, un scénario madré et complexe, un dessin d’une richesse admirable dans sa variété qui n’est jamais incohérence.
Je compte bien poursuivre l’aventure, en compagnie d’Ogami Ittô et de Daigorô – à bientôt j’espère, pour le tome 7.
Attention, je SPOILE peut-être un tout petit peu, même si rien de bien méchant je crois.
TOUJOURS DES DÉCOUVERTES
Mon inculture en matière de mangas demeure consternante, mais j’ose croire que, petit à petit, les choses s’améliorent tout de même – ou sont un peu moins pires ? Lecture après lecture… C’est audacieux de ma part, tant la route est encore longue. Mais l’important, c’est de découvrir des choses – même bien après tout le monde. Il n'est jamais trop tard !
Quelques guides, çà et là, s’avèrent cependant précieux – comme l’excellente revue Atom, que j’ai découverte avec le numéro 2. J’avais déjà pioché, dans ce numéro précisément, le nom de Furuya Usamaru, ce qui m’a amené à lire Je voudrais être tué par une lycéenne, expérience pas totalement concluante à mes yeux, néanmoins intéressante.
L’auteur suivant, dans ce même numéro, était Kaneko Atsushi – et aussi bien le ton de l’interview que les louanges des critiques et les aperçus de son dessin m’avaient incité à y jeter un œil de plus près. Il aurait peut-être été plus logique de découvrir le bonhomme avec ses séries les plus plébiscitées et « construites », que sont Soil et Wet Moon, mais je me suis laissé séduire par un titre ultérieur, en cours de publication, et s’affichant plus fun, fou et bisseux : Deathco. Premier tome, donc…
PUNK, CINÉMA ET BD AMÉRICAINE
Quelques mots, peut-être, pour tenter de situer l’auteur – partiellement : je m’en tiens ici à des généralités applicables à Deathco, qui font peut-être moins sens pour d’autres titres, lesquels me demeurent inconnus.
Kaneko Atsushi est semble-t-il perçu comme une sorte d’OVNI dans le milieu du manga : il ne s’y intègre pas forcément, et ses références essentielles (ça compte, car on a pu semble-t-il lui reprocher d’être trop référentiel) empruntent à d’autres univers, d’autres cultures le cas échéant.
Et tout d’abord, le punk. Car c’est semble-t-il essentiel pour Deathco, même si ça s’était déjà senti dans la première série à succès de Kaneko Atsushi, Bambi. Ceci dit, c’est large, le punk… La musique au sens le plus strict y a sa part, mais aussi l’esthétique qui peut y être accolée – dans son interview du numéro 2 d’Atom, Kaneko Atsushi mentionne aussi bien Johnny Rotten raillant son public nippon que Maruo Suehiro, pour expliquer qu’il a découvert le travail de ce dernier à partir de ses illustrations de pochettes de disques. Le punk, derrière, c’est aussi, en théorie du moins, une forme de pensée (?), un regard sur le monde – emprunt de nihilisme éventuellement puéril, mais s’assumant comme tel, avec une rage destructrice. Et c’est une dimension semble-t-il importante de Deathco, même si cette série précise, ou biaise, la filiation culturelle : son héroïne, la fillette tueuse à gages Deathko, s’affiche dépressive et violente, et arbore un look gothique davantage évocateur des heures sombres de la musique underground des années 80, death rock et compagnie (avec peut-être aussi un peu de Siouxsie, hein, ouf), que des fantasmes de lolita gogoth si prégnants dans le Japon contemporain : Deathko n’est pas une poupée superficielle bêtement érotisée, mais bien une tueuse complètement cintrée – tenez-vous-le pour dit, Messieurs, et allez baver ailleurs.
Deuxième aspect : le cinéma. Kaneko Atsushi n’en fait pas mystère : à l’origine, il se voyait bien cinéaste… mais ne s’est pourtant pas engagé dans cette voie, pour des raisons pratiques : redoutant la rigidité du système japonais des studios (même si je suppose que la situation aujourd’hui n’est tout de même pas celle des années 1950 ou 1960), il ne se voyait pas faire l’assistant pendant des années avant de pouvoir tourner ses propres films. Dans son interview, il explique en fait que c’est ce qui l’a amené au manga – un moyen de « tourner ses propres films » tout seul ! Quoi qu’il en soit, son travail graphique est visiblement marqué par des influences cinématographiques, ne serait-ce qu’en termes de cadrage : il cite Kubrick, notamment, et son sens de la perspective. Pourtant, ce sont deux autres réalisateurs américains qu’on lui associe le plus fréquemment – devinez qui ? Ben oui, David Lynch, et Quentin Tarantino… Comme souvent, je le crains, la référence au premier ne veut pas dire grand-chose (dès que c’est « bizarre », on dit que c’est « lynchien »), et la référence au second ne veut rien dire du tout (Kaneko Atsushi a en fait son explication, qui fait sens : ce n’est pas qu’il est influencé par Tarantino, mais par les mêmes films qui influencent Tarantino…). Toutefois, dans le cas de Deathco, on est plus que tenté, du fait de cette esthétique façon « gothique bouffon », de citer un autre réalisateur encore : Tim Burton – rassurez-vous, je parle de l’époque où il avait du talent… Beetlejuice, les deux Batman (probablement surtout le deuxième, qui demeure le meilleur, avec ses freaks en pagaille), L’Étrange Noël de monsieur Jack réalisé par Henry Selick… Yep, il y a bien de tout ça, et de manière très réussie. Avec des meurtres en plus.
Enfin, la BD américaine – ou peut-être plus largement non japonaise. Le trait de Kaneko Atsushi ne doit pas forcément beaucoup au manga, ses codes viennent essentiellement d’ailleurs, et surtout de la BD américaine plus ou moins underground. Je suppose qu’un retour à l’envoyeur opère, car il est difficile, devant ces pages soigneusement cadrées et où les aplats de noir jouent un rôle essentiel, de ne pas penser à Frank Miller, et tout d’abord à celui de Sin City – or Miller, c’est notoire, a été influencé par le manga, dont il a aidé à la promotion sur le sol américain. Dans une même veine, on pourrait aussi, je suppose, mentionner Mike Mignola, avec ses formes plus « géométriques » : la brève ouverture en (quelques) couleurs de Deathco me paraît clairement jouer dans ce sens, et avec une réussite marquée. Mais les inspirations de Kaneko Atsushi peuvent aussi être davantage « indé » ; je pense à Charles Burns, notamment – mais bien d’autres noms seraient sans doute à citer, ce que mon inculture m’interdit…
Quoi qu’il en soit, tout cela (entendre par-là ces trois influences en même temps, car une ou deux d’entre elles, ce sont des choses que l’on rencontre très fréquemment), tout cela donc explique la place à part qu’occupe Kaneko Atsushi dans le milieu du manga – où il est tantôt célébré pour sa personnalité, tantôt accueilli avec davantage de scepticisme pour toutes ces raisons, et ses tendances citationnelles. Le positif semble tout de même largement l’emporter, et l’auteur a reçu quelques récompenses tout à fait notables, outre qu’il s’est bien exporté. Deathco semble cependant différer d'autres titres tels que Soil ou Wet Moon, avec un côté plus frontal et relâché, mais je ne dispose pas des clefs pour en traiter pertinemment.
STRUCTURE ZARB
En tout cas, même avec cette dominante fun, ce premier tome de Deathco est… déstabilisant ? Et tout d’abord en raison de sa structure, fondamentalement déséquilibrée. Il comprend six chapitres, d’une trentaine de pages chacun environ (avec un bref prologue en couleurs), mais qui peuvent être divisés en trois ensembles.
Le premier est de loin le plus long, puisqu’il comprend quatre de ces six chapitres, sous le titre collectif « Les Reapers ». C’est une longue introduction in media res, qui dévoile petit à petit l’univers, sans vraiment s’attacher aux pas de l’héroïne, même si celle-ci est bien présente et a ses morceaux de bravoure – cependant, à ce stade, elle peut encore faire l’effet d’un personnage parmi tant d’autres... Beaucoup, beaucoup d’autres, et c’est bien le propos.
Le chapitre cinq est intitulé « Le Château », et fonctionne comme une sorte d’interlude – en même temps, c’est seulement ici que nous pouvons approcher un peu Deathko et appréhender un chouïa sa psychologie torturée. Pourtant, même dans ce contexte, elle apparaît presque secondaire, le chapitre mettant au moins autant l'accent sur… euh… son « colocataire » obèse ? [EDIT : « sa », pas « son »... Les tomes 2 et 3 éclairent par ailleurs leur relation, et, en fait de « colocataire », c'est de propriétaire et d'employeur qu'il s'agit...]
Enfin, le chapitre six, « Croisières de rêve »… est une ouverture sur le tome 2 : le premier épisode, isolé par la publication, d’un nouvel arc – autant dire une nouvelle tuerie ; et on s’attarde clairement ici (mais à vrai dire comme au début des « Reapers ») sur les personnages de salauds dont on suppose qu’ils seront les prochaines victimes de Deathko… laquelle n’apparaît qu’à peine, en tout fin d’épisode.
Une structure… « particulière », donc. Et, dois-je dire, un peu frustrante : arrivé au bout de ce premier tome, on n’en sait finalement pas beaucoup sur Deathko ; davantage sur la Guilde, mais sur un mode in media res, donc, qui exclut les tunnels explicatifs (ça, c’est pas plus mal – pour le coup, c’est long, mais vraiment bien pensé). Quant au dernier épisode, il donne l’impression d’un teaser, peut-être…
Pour dire les choses : à ma première lecture, j’étais trop frustré par cette structure déséquilibrée pour pouvoir prétendre avoir été accroché, et je doutais franchement de poursuivre l’expérience. Mais, quelque temps plus tard, je me suis dit que relire la chose avec plus de distance pourrait être profitable – et, oui, sans doute, car j’ai été bien davantage convaincu ; par le dessin et par l’ambiance, surtout – les vrais atouts d’une bande dessinée dont le scénario et les dialogues sont pour l’heure un peu en retrait (même si pas au point des deux premiers tomes de One-Punch Man, dans un genre qui certes n’a à peu près rien à voir).
LE CARNAVAL DES TUEURS
La longue introduction des « Reapers » se déroule dans une riche propriété, lourdement gardée par un régiment entier ou deux ou trois de types plus que louches. Ils sont aux ordres d’un certain Sannomiya, un yakuza particulièrement arriviste et sans scrupules, qui envoie chier le prétendu « code de l’honneur » qu’un vieux truand du nom d’Umegaoka prétend lui imposer, en jouant du privilège supposé de son aînesse. Sannomiya est un connard avec du sang sur les mains (beaucoup, et ailleurs sans doute aussi), mais il a au moins pour lui de ne pas être un hypocrite – il est un malfrat façon Combat sans code d’honneur et Le Cimetière de la morale, actualisés pour notre époque qui se cogne plus que jamais de ce genre de mythes invraisemblables au travers desquels de vulgaires criminels prétendaient jouer aux samouraïs.
Toutefois, avant de (faire) massacrer son interlocuteur et sa petite troupe de gardes du corps « à l’ancienne », Sannomiya apprend d’Umegaoka que la Guilde a lancé un contrat sur sa tête. La Guilde, c’est une organisation secrète des plus mystérieuse, qui désigne des cibles à une horde de « reapers », à charge pour ces derniers de massacrer leurs proies sans se poser davantage de questions sur les raisons de ce choix : la Guilde ne communique jamais sous cet angle, elle livre seulement des noms d’hommes à abattre. Point.
Mais les reapers ne sont pas des tueurs à gages lambda : ce sont… des amateurs ! Oui – des gens qui ont leur petite vie normale, untel est poissonnier, tel autre sarariman dans une prestigieuse banque tokyoïte… mais, la nuit, ils revêtent des costumes improbables et entreprennent d’exécuter les contrats de la Guilde, comme des super-héros de seconde zone (enfin, pas tous…), vénaux et qui n’ont absolument aucun scrupule à tuer qui que ce soit.
Or, cette fois, la Guilde a mis le paquet : elle a lancé sur Sannomiya (qui minimise d’abord la menace : qu’a-t-il à craindre d’une bande d’amateurs ?) des dizaines, peut-être même des centaines de reapers ! La bataille sanglante est en même temps un carnaval des tueurs, aux allures les plus improbables – incluant des furries lapinous cyclistes maniant la hache d’arme, ou des pom-pom girls de la mort, victimes du « sourire » de quelque Joker, qui tuent au travers d'acrobaties élaborées.
Beaucoup trop de monde pour un seul contrat… La Guilde voulait-elle épurer un peu les rangs ? En tout cas, le massacre des hommes de Sannomiya se poursuit logiquement en massacre de la concurrence ! Des morts partout, par dizaines !
Mais il y a des reapers plus doués que les autres… Comme cette fillette, ce petit chaperon noir, un ballon en main – et un rictus dément sur le visage, entre deux bulles de chewing-gum…
Un des hommes de Sannomiya (un de ces cons qui rient à leurs propres blagues, aha, les cons, aha) livre un mauvais jeu de mots, devant la tuerie du manoir : c’est la discothèque de la mort, c’est – aha – Deathco !
Notez, comme l’a dit je ne sais plus qui, mais c’était de bien sages paroles, pourquoi, à la fin des années 1970, aurait-on dû choisir entre le punk et le disco, quand on pouvait avoir les deux ?
La fillette est Deathko – et c’est une tueuse accomplie.
DEATHKO DANS SON CHÂTEAU – ET UNE OUVERTURE
Mais qui est Deathko ? Au départ, nous ne savons rien d’elle. Et, bon, nous n’en apprendrons pas forcément beaucoup plus dans ce premier tome…
Mais l’interlude du chapitre 5 nous livre quand même quelques éléments. Au travers d’un fait particulièrement épique (une livraison de pizzas), nous découvrons sa demeure, qu’elle partage avec un bonhomme [EDIT : une bonne femme...] obèse d’un caractère visiblement bien éloigné du sien [EDIT : ça se discute, en fait...] ; oh, et il y a Taram, aussi – une sorte de… chauve-souris ? On parle de gogoths, autant dire de flap-flap dans la batcave... Quoi qu’il en soit, cette demeure, c’est un château gothique tout droit sorti d’un film de la Hammer un peu plus friqué que la moyenne des productions de l'honorable compagnie, d’autant plus poussiéreux et envahi de toiles d’araignées, et débordant ras la gueule de pièges improbables à la façon d’un donjon rôlistique un peu trop enthousiaste.
Et c’est ici que vit Deathko – une fille pas banale, qui parle d’elle à la troisième personne (Nébal ne comprend pas les gens qui font ça) ; une mythomane, par ailleurs, qui (se ?) raconte à haute voix quantité de bobards incompatibles et sans cesse changeants, mais supposés justifier qu’elle broie ainsi du noir – au point du proverbial petit nuage qui la surplombe et la suit dans ses pérégrinations mélancoliques : toute la pluie tombe sur elle. Littéralement.
Deathko déprime, elle s’ennuie. Au fond, et ça nous le comprenons très vite, elle ne vit que pour les contrats de la Guilde – qu’elle prépare avec soin, en bidouillant des jouets tueurs. Mais que le temps est long, entre deux assassinats ! Un contrat la ressuscite, invariablement. Il y a peut-être une raison à cela – si l’on est prêt à commettre la folie de croire ce qu’elle nous raconte :
– À force de te faire des ennemis, tu vas t’attirer des ennuis. Tu dois apprendre à respecter les autres reapers.
– Deathko déteste les reapers.
– Il y a un tas de choses que tu détestes. Et tu es une des leurs, je te signale.
– Deathko se déteste plus que tout. Elle vous déteste. Et Taram aussi. Le soleil, la lune… L’eau, l’air, les plantes, les cailloux… Deathko déteste le monde entier.
C’est dit. Cette jeune fille est selon mon cœur.
Et la suite ? Le dernier chapitre de ce premier tome nous montre la vilaine combine de deux escrocs qui prétendent offrir à des personnes fuyant quelque chose, quoi que ce soit, la possibilité de disparaître à l’étranger. Sous les boniments souriants du chef de l’opération se cache une réalité plus sinistre : les clients sont bazardés par-dessus bord, pour nourrir les requins. Et il faut croire que la Guilde en a après eux ? En tout cas, Deathko est sur le quai pour la nouvelle croisière… et son mutisme la rend plus terrifiante encore. On verra bien ce que ça donnera – dans le tome 2…
TUERIES MUETTES ET AUTRES FOLIES GRAPHIQUES
D’ici là, une certitude : si la longue introduction pose habilement un univers, l’intérêt majeur de ce premier tome demeure cependant graphique. La vraie force de Deathco, à ce stade du moins, réside dans le dessin de Kaneko Atsushi.
La question de ses goûts et de ses influences a déjà été abordée. Je suppose qu’il ne faut peut-être pas lui accorder trop d’importance, en même temps – le dessin, ici, conserve quelques traits typiques du manga à l’occasion, il n’y a pas à proprement parler de refus global et obstiné de cette esthétique ; c’est l’impression d’ensemble qui nous ramène à d’autres procédés, d’autres manières de voir et de montrer.
Pour un résultat impressionnant, certes – et qui doit certes beaucoup au cinéma. Kaneko Atsushi soigne son cadrage et son découpage avec la méticulosité d’un story board : au-delà des seuls aplats de noir, même s’ils un rôle essentiel, c’est aussi cela qui peut le rapprocher d’un Frank Miller et surtout de Sin City.
Mais, sur cette base, les scènes les plus marquantes sont aussi, presque systématiquement, des scènes muettes – les dialogues sont hors-sujet, mais parfois aussi le bruitage. Le superbe prologue (un peu) coloré, ou encore l’apparition du premier reaper, un bouffon qui fait l’équilibriste à distance des gorilles de Sannomiya, en sont des démonstrations éloquentes, si j’ose dire.
Au-delà, le dessin de Kaneko Atsushi brille à un autre niveau – qui doit là aussi beaucoup à ce sens du découpage et du cadrage, proprement cinématographique : les scènes d’action sont d’une lisibilité peu commune. À titre personnel, moi l’ignare, je me dois de l’avouer – je suis souvent largué par l’action chez les mangakas les plus typiques du genre ; un Kishiro Yukito, parfois, ou peut-être aussi un Murata Yusuke, dans un autre registre, ça peut aller, mais je suis vite largué autrement (et ne me parlez pas de Shirow Masamune). L’art de Kaneko Atsushi me parle beaucoup plus, ici – qui emprunte peut-être, en même temps, à Ôtomo Katsuhiro.
Reste que cette utilisation conjointe de l’image et du son – ou plutôt, souvent, du silence, donc – produit un résultat imparable, vraiment admirable.
Ce qui autorise peut-être toutes les folies ? Cadrages des plus improbables ou acrobaties totalement absurdes… L’impact de l’image prime sur le sens, d’une certaine manière – ainsi, vers la fin de l’arc des « Reapers », quand Deathko, après un saut phénoménal, se pose comme une fleur… sur le canon d’un pistolet-mitrailleur ! Procédé sans doute récurrent dans le manga d’action, mais qui, ici, de la manière dont il est amené, produit pourtant un impact tout autre.
La folie, bien sûr, ce sont aussi ces reapers à l’allure toujours plus déjantée, quitte à ce qu’ils ne fassent qu’une très brève apparition « à l’écran », le temps de se faire dessouder… Et Deathko elle-même participe de cette impression générale – aussi bien dans les scènes d’action les plus violentes qu’au travers de ses innombrables gamineries, que l’on n’est certes pas porté à qualifier d’ « innocentes » : Deathko reste un personnage qui suscite avant tout la peur, jusque dans ses excentricités puériles.
Ou ce petit nuage qu’elle se traîne au-dessus de la tête, tandis qu'elle erre dans son château gothique dans l’attendre désespérée d’un nouvel assassinat à perpétrer.
PERPLEXIFIANT…
Le résultat global est tout de même très étrange. Comme dit plus haut, au sortir de ma première lecture, j’étais perplexe – plus que perplexe, en fait : plutôt déçu, ou blasé, je ne sais pas. Et je doutais de poursuivre.
Ma deuxième lecture m’a amené à changer d’avis – en prenant davantage en compte l’astuce dans la composition, aussi bien graphique que narrative, de cette longue introduction in media res, et en passant plus de temps sur chaque case, pour bien intégrer tout ce que ce story board extrêmement précis a de bien pensé. Ce qui m’incite déjà davantage à la curiosité à l’égard de la suite des opérations – oui, je pense lire le tome 2 un de ces jours.
Reste que ce premier volume a tout de même quelque chose d’un peu frustrant – peut-être aussi parce qu’il ne s’embarrasse pas de codes auxquels j’ai été un peu trop formaté par mes lectures ? Prenez la technique du cliffhanger, par exemple : ici, elle est plus ou moins hors concours – chaque épisode ne se termine pas sur une « révélation », une évolution significative du récit, ou même une punchline bien sentie, plutôt sur quelque chose de finalement anodin : il n’y a pas à proprement parler de « fin », au sens de chute, même temporaire – le découpage en épisodes se joue à un autre niveau.
Mais cette impression est renforcée par ce choix de conclure ce premier tome sur le premier chapitre d’un nouvel arc, dans ces conditions exactement – on voit Deathko qui fait des bulles en observant une porte, et RIDEAU.
Surtout, l’association de ces six épisodes – même avec toute l’astuce que j’ai bien dû reconnaître à l’arc introductif des « Reapers » – génère tout de même une certaine frustration : nous n’avons finalement que peu vu Deathko, et, au sortir de ce volume, nous ne savons pas grand-chose de plus d’elle qu’au moment où nous en avons entamé la lecture. C’est peut-être un atout, en même temps…
En tout cas quelque chose qui m’incite à jeter un œil au deuxième tome, pour voir comment tout cela va évoluer.
En prenant en compte le fait que j’ai été séduit par le dessin de Kaneko Atsushi, cadrage et découpage – mais que, au vu de mes préférences habituelles, le dessin seul ne suffira pas à me captiver : il y faudra autre chose, sans que je sache exactement quoi à ce stade.
En l’état, c’est bien fait, fun, impressionnant parfois, intriguant aussi… Certainement pas un chef-d’œuvre à même de m’amener à crier au génie, mais de quoi avoir envie de lire la suite (et sans doute aussi des choses a priori bien différentes, comme Soil ou Wet Moon – en leur temps ?).
PS : Oh, au fait : le lettrage est tout moche. Beuh.
UMEZU Kazuo, Je suis Shingo, vol. 2, [Watashi wa Shingo わたしは真悟,], traduit du japonais par Miyako Slocombe, Poitiers, Le Lézard Noir, [1982-1983, 2009] 2017, 422 p.
L’AMOUR AU PAYS DES ROBOTS
Je suis Shingo, deuxième ! L’occasion de retrouver, toujours aux éditions du Lézard Noir, l’excellent autant qu’excentrique Umezz, ses rayures blanches et rouges… et ses histoires enfantines très bizarres.
Pas avec le plus facile des titres à intégrer et commenter… Chose que le premier tome de Je suis Shingo m’avait déjà amplement démontré – il m’avait fallu prendre un peu de temps pour mûrir la chose, observer une certaine distance nécessaire. Au final, j’avais trouvé ça très bon – mais sur le moment j’avais surtout trouvé ça très déstabilisant.
Un effet qui s’est reproduit avec ce tome 2… mais pour de tout autres raisons ! Déjà, causant du tome 1, j’avais relevé qu’il y avait régulièrement des ruptures de ton (délibérées, réfléchies) qui pouvaient secouer le lecteur – et ces ruptures pouvaient être aussi bien graphiques que narratives. Globalement, ce tome 2 est bien plus sage que le premier pour ce qui est du dessin (ce qui est un peu décevant, pour le coup, j’y reviendrai plus loin), mais, au plan du récit, il produit des sensations très… bizarres… Ceci alors même que la trame est beaucoup plus « unie », et à vrai dire linéaire, dans ce tome 2 que dans le tome 1. Mais, surtout, je ne sais toujours pas si, de la sorte, le tome 2 approfondit le premier… ou en prend radicalement le contrepied ! Et peut-être fait-il les deux à la fois…
Mais bon, nous sommes en présence d’une série, hein – et sauf erreur il y a encore quatre tomes derrière (à paraître). Le commentaire de ce tome 2 sera donc « en l’état », et l’avenir aura bien des opportunités de me contredire de bout en bout. Comme d'hab', quoi.
Problème : pour en causer, je vais devoir SPOILERun peu, désolé. Pas mal, même... À bon entendeur (aheum)…
JE SUIS SHINJÛ ?
Le robot (industriel ?) Monroe occupe une place beaucoup plus secondaire dans ce tome-ci que dans le précédent. Il faut dire que nos gamins de héros, Satoru et Marine, qui ont entrepris, plus ou moins consciemment (car leur naïveté d’enfants est leur plus grand atout... et leur pire ennemi) d’éveiller la machine, se voient ici restreindre considérablement la possibilité d’y accéder.
Et c’est bien ce couple qui occupe le devant de la scène – un couple, oui, car nous parlons d’une histoire d’amour… même si elle figure des enfants ayant 10 à 12 ans. En fait, au-delà de leurs programmes visant à apprendre à Monroe à les reconnaître et à tenir une discussion, c’est aussi ou d’abord la candeur de leur amour qui a autorisé l’humanisation de la machine. Mais l’affaire prendra ici une tournure inattendue, quand les deux enfants désespérés vont chercher assistance et conseil auprès de leur ami artificiel…
C’est qu’ils ont grand-besoin d’aide. L’amour des deux enfants faisait déjà se lever quelques sourcils dans le premier tome (pensez à la jalousie possessive de la petite Shizuka), mais il n’avait pas encore exprimé tout son potentiel. Ce tome 2 parcourt une distance énorme à cet égard, quand les événements se précipitent : le père diplomate de Marine a un nouveau poste, qui implique de partir à l’étranger ; Marine suivant comme de juste ses parents, elle ne verra plus jamais Satoru…
Mais la passion des enfants est telle qu’elle débouche sur une fugue commune… et très étrangement poussée ! Les deux enfants ne cessent de proclamer leur amour, et cela va même bien plus loin : parce que c’est ce que font les amoureux, ils comptent bien avoir un enfant ! Le problème (pour eux – pour le lecteur, j’y reviendrai dans la section suivante), c’est que leurs connaissances en la matière s’arrêtent là.
« Dis, Papa, comment on fait les bébés ? » Sauf que non : l’ambiance est telle, ici, que la référence à une fameuse pub et à un non moins fameux détournement, ne suffisent pas à désamorcer tout ce que la situation a, au fond, de tragique. Pardon, du coup, c'était un peu gratuit, ça...
Car Marine et Satoru demandent – ultime recours, ultime échange – à Monroe de les éclairer sur ce point… et la machine leur donne une réponse cryptique et absurde. Potentiellement fatale, aussi – car les enfants en concluent que, pour faire eux-mêmes un enfant… il leur faut monter tout au sommet de la Tour de Tôkyô, et sauter dans le vide !
La fuite désespérée de Marine et Satoru – pourtant empreinte de ce candide espoir enfantin, mais qui ne trompe peut-être pas totalement les principaux intéressés – s’apparente ainsi à l’itinéraire accompli classiquement par les participants au double suicide amoureux, comme dans les Tragédies bourgeoises de Chikamatsu.
Je suis Shinjû, quoi.
…
Pardon.
Parce que, non, l’humour n’a pas vraiment sa place ici. Même quand il est bien meilleur, et y a pas de mal. Non, vraiment pas.
Pardon.
UN THRILLER (?) DÉSESPÉRÉ ET… GLAUQUE
Le rythme de ce tome 2, du coup, n’a pas grand-chose à voir avec le tome 1. Les digressions ne sont guère de mise, l’intrigue est plus resserrée – certains chapitres ne correspondant qu’à quelques minutes de « temps réel ». Les errances paniquées des enfants au milieu d’adultes d’abord tous détestables, ensuite souvent touchants de par leurs angoisses, impliquent une action plus soutenue ; mais ça n’en est que plus vrai par la suite, quand les amoureux tragiques se lancent dans l’ascension de la Tour de Tôkyô, avec ses 333 mètres, qui occupe plusieurs chapitres – qu’on ne s’y méprenne pas, je ne veux pas dire par-là que c’est « trop long », « interminable » ou ce genre de choses : au regard du propos et de la manière de le narrer, c’est tout à fait approprié.
Reste que la série adopte ici une tournure relevant davantage du thriller que de la (légère) science-fiction teintée de romance, ou l’inverse, du premier tome, quand bien même déjà sacrément bizarroïde, et parfois épicé de moments absurdes et à la limite du malsain (re-Shizuka ?). Cette fois, on court, et tout le temps, mais pas au nom de l’épuisante hystérie enfantine de Satoru dans les tout premiers épisodes : on court, désespérément, vers un but précis, et, en même temps, parce qu’on est poursuivi ; on grimpe, malgré la douleur, malgré la fatigue ; on pleure, mais sans pouvoir s’arrêter pour essuyer ses larmes – pas le temps, il faut avancer vers l’issue fatale.
La voie du thriller est aussi l’occasion de ramener dans la série cette peur que l’on peut être tenté d’associer intimement à Umezu Kazuo, tant le mangaka s’est imposé comme le maître du manga d’horreur. Ces moments malsains dont je viens de parler exceptés, le premier tome de Je suis Shingo tranchait sur les précédentes publications françaises de l’auteur, au Lézard Noir ou, je suppose, ailleurs également (avec L’École emportée). Ici, la peur revient de manière plus franche – d’abord sous cet angle de thriller, de l’angoisse étouffante affectant les deux enfants, mais tout autant leurs parents aux abois… Cependant, à la fin du tome, on reviendra à l’imaginaire, et plus précisément à la science-fiction, sous cet angle également, ce qui m'a surpris.
Mais, ceci, plus tard. En l’état, nous avons donc quelque chose qui ressemble un peu, au moins, à un thriller, mais qui touche surtout par sa dimension profondément désespérée. La BD tourne énormément autour de la thématique de la conscience – qu’elle soit associée au robot Monroe, ou à la découverte du sentiment amoureux chez les deux pré-adolescents, dans le premier tome. Ici, la question revient concernant notre couple enfantin, mais se teinte de couleurs plus noires – car, leur amour étant affiché désormais comme une certitude irréfutable, même en l’absence de tout critère de définition, se pose maintenant à eux la question de ce qu’ils vont en faire. Or nous savons, ou nous le craignons, du moins, que les deux enfants courent à leur propre mort ! Mais en sont-ils si inconscients ? Ce n’est vraiment pas dit. Ils pleurent sans cesse, tout au long de l’épreuve – cela n’entame en rien leur résolution, mais, si leur naïveté demeure, en façade du moins, ils n’ont rien d’un jeune couple avec tout l’avenir devant lui, et qui voit proverbialement la vie en rose : Umezz fait dans les aplats de noir. Derrière la conception de l’enfant, c’est bien, au mieux la séparation, plus probablement la mort, qui se profile. Capulet et Montaigu sur la voie du shinjû…
Mais justement : il y a, derrière eux, des Capulet et des Montaigu – les parents des deux enfants amoureux… mais aussi les autres adultes, employeurs mesquins et policiers désarmés. Marine et Satoru se posent en enfants qui ne veulent surtout pas devenir ce genre d’adultes – l’amour, la conception d’un enfant, qu’ils associent pourtant, et nous avec, à l’âge adulte, ne sont pas supposées, pour eux, avoir ce genre de conséquences ; indice supplémentaire de ce que cet amour ne peut qu’être fatal. Dès lors, les adultes pouvaient d’abord être envisagés comme un tout indifférencié, et systématiquement détestable. Ce nouveau tome joue initialement de cette carte, comme le premier : le père de Satoru est un minable paresseux porté sur la bouteille, sa mère un dragon ; celle de Marine est une bourgeoise imbue de son rang ; les propriétaires de l’usine, enfin, sont avares et cruellement égoïstes…
La situation de ces derniers ne s’arrange guère – elle s’aggrave, même, en fait : la femme est le personnage parfaitement haïssable du tome 2. Mais les autres ? Ils révèlent, dans leurs angoisses si poignantes, leur désespoir de parents, face aux actes incompréhensibles de leurs enfants – qu’ils aiment bien plus qu’ils n’en donnaient l’impression, faut-il croire. Le désespoir des parents s’ajoute donc à celui des enfants, et l’ensemble donne une BD où l’on pleure beaucoup, où l’on souffre énormément. Pas spécialement une critique, là encore – tout au plus un constat. Globalement, à vrai dire, ça ne manque pas de faire son effet : ce deuxième tome s’avère régulièrement poignant.
Mais il y a autre chose… Tout ceci m’a paru bien glauque, tout de même. L’amour de Marine et Satoru, leur désir de faire un enfant, désamorcent par leur fausse candeur, leur authentique passion amoureuse et le terrible désespoir sous-jacent, toute tentative de détourner le propos du côté de l’humour (sans même parler de la grivoiserie). Par ailleurs, cela n’a rien de « touchant », au sens où on l’entend quand un adulte se penche sur telle ou telle amourette enfantine voire adolescente avec une vague condescendance amusée et nostalgique devant tant d’innocence – ça n’a absolument rien de « mignon », autrement dit. C’est terrible, c’est tragique – la confusion et l’ignorance des enfants n’y changent rien, bien au contraire, en fait.
Mais c’est donc aussi un peu glauque, oui – dans l’optique de cet étrange renversement, déjà sensible dans le tome 1 (mais qui adopte de tout autres dimensions, du coup, dans ce tome 2), voulant que Satoru, d’abord bien trop tardivement puéril, acquière en fait du monde et des relations humaines une perception inaccessible encore aux autres enfants autour de lui, qui jouent, eux, aux « grands », mais ne le seront pas encore dans les faits avant quelques années.
Le résultat est… très étrange. Et tout cet amour s’accompagne bien d’un certain malaise, que je peine à expliquer – à vous comme à moi, d’ailleurs. Ce tome 2 étant essentiellement focalisé sur cette trame, approfondie avec une intense méticulosité, le résultat global est… oui, disons « déstabilisant », pour employer un terme neutre. Comme le premier tome, et parfois dans sa continuité, mais avec aussi quelque chose de parfaitement inattendu – ce qui, en tant que tel, devrait presque toujours constituer un atout, mais se mêle pourtant ici d’un certain goût amer en bouche…
LA MENACE ROBOTIQUE, FINALEMENT ?
Monroe apparaît donc beaucoup moins dans ce tome 2 que dans le précédent – noter, d’ailleurs, que les chapitres ne s’ouvrent cette fois que très exceptionnellement sur un monologue rétrospectif de la machine, ce qui a aussi ses implications au plan du graphisme. Le robot n’en a pas moins un rôle crucial à jouer – il a même, si j’ose dire…
Un rôle moteur.
Aha.
Plus sérieusement, ce qui m’a frappé, c’est combien les connotations associées au robot ont évolué entre les deux tomes (en sachant bien, oui, que la prépublication en magazine ne générait probablement pas le même ressenti). Umezz semblait vouloir aller à contre-courant (mais peut-être seulement de nos représentations occidentales ? On a après tout beaucoup glosé sur la représentation japonaise du robot amical via la figure populaire de l'Astroboy de Tezuka Osamu), en cassant l’image très prégnante du robot « menaçant » ; une image encore promise à un bel avenir – l’année suivant la parution des épisodes ici compilés, le Terminator de James Cameron en rajouterait une bonne couche. Or le mangaka, maître de l’horreur ou pas, avait usé de sa machine comme d’un prétexte à l’amour – vous vous rappelez, hein ? « A.I. », pour « Artificial Intelligence », qu’il faudrait plutôt lire « ai », « amour »… On n’en est plus tout à fait là, maintenant – si la raison de la réponse cryptique de Monroe, portant en elle la mort de ses « vrais » géniteurs enfantins, reste encore à éclaircir : Monroe semble lui aussi… être devenu une menace.
À vrai dire, un aspect au moins de cette menace avait été esquissé dans le premier tome – un aspect, pour le coup, totalement indépendant de la volonté de la machine consciente. En cette aube des années 1980, le robot, pour les ouvriers japonais, représente d’abord et avant tout le risque de suppressions massives d’emplois. Ce n’est alors pas encore la crise, là-bas, et la Bulle se porte bien, merci pour elle, mais le danger n’en est pas moins là… Dans le premier tome, la direction de l’usine avait commencé à tirer les leçons de la substitution du capital au travail : l'acquisition de Monroe justifiait de se « séparer » de certains employés, d’abord et avant tout les moins qualifiés. Mais, cette fois, c’est tout le personnel de l’usine qui y passe ! Ne reste plus, dans le bâtiment toujours très actif en dépit de ses couloirs déserts, que le couple des propriétaires – des gens parfaitement haïssables, Madame plus encore (ou plus ouvertement) que Monsieur.
Du coup, le père de Satoru en fait les frais comme les autres, et il est licencié – ce qui rend la menace constituée par Monroe sous cet angle autrement palpable pour le lecteur, qui, jusqu’alors, n’avait guère pu y associer que des anonymes ou peu s’en faut (il y avait au moins un cas à part, d’autant plus révélateur, d’ingénieur ayant fini sous les ponts…). En découlent des scènes de ménage cruelles, dans une ambiance familiale délétère – sans doute une raison de plus, pour Satoru, d’emprunter la voie de la fugue, même (voire surtout) fatale.
Je ne crois vraiment pas qu’Umezu Kazuo, ici, verse dans le luddisme sous ses avatars contemporains plus ou moins consciemment réactionnaires. Mais il figure avec intelligence et justesse les conséquences sociales du progrès technique, c’est certain, livrant du coup un tableau du Japon des années 1980 où la noirceur et le drame percent sous les protestations de réussite économique, la sacro-sainte croissance qui absorbe et justifie tout.
Mais, plus loin dans ce volume 2, Monroe constitue une menace d’un autre ordre, bien plus concrète – et ceci, même en laissant pour l’heure de côté son rôle exact dans le shinjû de Marine et Satoru, à déterminer. Là encore, quelques passages du premier tome pouvaient éventuellement l’annoncer, à ceci près que le ton global semblait rendre inopérante cette dimension du robot… Mais plus d’ambiguïté, cette fois : dans le dernier épisode de ce tome, Monroe tue des humains. Des innocents.
Où est donc passé le « robot de l’amour » ? Monroe serait-il lui aussi un ancêtre à très court terme de Terminator ? Sa violence est-elle une conséquence nécessaire de son éveil à la conscience ? Je ne sais qu’en penser pour l’heure – il me faudra lire la suite avant d’oser ne serait-ce qu'envisager de m’engager davantage sur ce point…
DÉLIRE D’INGÉNIEUR (SINON D’INFORMATICIEN)
Et le dessin ? Bilan partagé – comme toujours avec Umezu Kazuo, peut-être. Car son dessin « normal » me parle plus ou moins. Décors et mise en page sont irréprochables et même plus que ça, mais j’ai davantage de mal avec les personnages et leur bouche systématiquement ouverte sur un grand cri, de colère, de peur, d’incompréhension, qu’importe – leurs formes rondes, enfin, héritées de temps peut-être plus archaïques du manga, et que leur persistance à l’aube des années 1980 rend éventuellement un brin anachroniques. Ce qui contribue, ici, à « sauver » les personnages (le terme est sans doute un peu fort…), c’est leur douleur, ce sont leurs larmes : le dessin adopte à cet égard quelque chose d’expressionniste qui se montre assurément efficace.
Mais, comme toujours, le dessin d’Umezu Kazuo brille bien davantage dans d’autres circonstances, quand il se lâche pour produire des choses plus étranges. Ainsi, bien sûr, de ces têtes de chapitre fort chelou, qui n’ont a priori, pas plus que dans le premier volume, de vrai lien avec ce qui se produit dans l’épisode qui suit immédiatement, mais qui constituent autant de saynètes muettes et atemporelles sur lesquelles plane comme une vague menace absurde, et qui, pour le coup, devrait davantage aux codes du fantastique (éventuellement psychologique) que de la science-fiction – on est dans le registre apocalyptique, régulièrement, mais ces connotations persistent à mes yeux. C’est toujours très réussi, en tout cas.
Mais d’autres de ces passages où le dessin d’Umezz brille s’inscrivent plus frontalement dans la narration. Dans le premier tome, ce qui m’avait vraiment bluffé, c’était ces expériences remarquablement inventives où le mangaka « pixelisait » ses images, ou les transformait en schémas de circuits imprimés, ce genre de choses – qu’il s’agisse de voir le monde avec les yeux de Monroe, ou de suggérer une « contamination » du monde par ce genre de perceptions informatiques. On en a toujours quelques beaux exemples dans ce tome 2, mais ils sont incomparablement plus rares – d’où une certaine déception, à titre personnel.
Ce qui demeure, dans un registre moins fantasque et moins bluffant, mais qui continue de porter ses fruits, c’est l’esthétique industrielle – pourtant, l’approche change ici également : les prologues de Monroe, tout en machines et engrenages, se font bien plus rares que dans le tome 1, eux aussi, et, le robot n’ayant guère de temps de présence à l’écran, si j’ose m’exprimer ainsi, on ne se noie que rarement dans ses rouages et ses cartes perforées (ce qui, dans le premier tome, arrivait régulièrement, et de manière très pertinente – avec peut-être quelque chose des « cadrans Matsumoto » qui m’avaient frappé dans Capitaine Albator, moi l’ignare porté à inventer l’eau chaude ; mais en plus fou, plus complexe, plus contraignant, plus pertinent, car employé dans une optique tout autre, pas du tout comme un expédient, bien au contraire, en fait !).
Non : là où demeure cette esthétique, et de manière bien autrement mise en avant, c’est dans l’exploitation par l’auteur de la Tour de Tôkyô, cousine nippone de la Tour Eiffel, un peu plus haute, construite dans les années 1950, un vrai aimant à kaijû. Ici, elle offre à la fois un cadre à l’intrigue et un schéma esthétique, richement connoté au plan symbolique, qui en exprime l’essence même. On pourrait presque se demander si la BD n’était pas à sa manière un pur prétexte pour que le mangaka fasse mumuse avec la dentelle de fer de ce monumental délire d’ingénieur, cadre oppressant par excellence, à la fois parce que fermé et parce que ouvert – de quoi satisfaire toutes les phobies. Bien sûr, je dis des bêtises… La BD avait beaucoup d’intérêt bien avant, et il reste de nombreux épisodes après ceux de la Tour de Tôkyô. Mais, l’idée, dans cette remarque un peu trop excessive, c’est qu’Umezz s’amuse – et il a bien raison ; pour autant, et c’est d’une force admirable, ce jeu esthétique n’a en fait rien de gratuit, et s’avère parfaitement, voire horriblement, approprié à la trame de Je suis Shingo.
QU’EN PENSER ?
Mais que penser de tout cela ?
Je n’en suis toujours pas bien certain. Comme cela s’était produit pour le tome 1, avoir laissé mariner (...) un peu les choses avant de livrer ma chronique s’est avéré indispensable et profitable, en jouant en faveur de la BD. Pas, cependant, avec la même conviction. Je reste encore un peu indécis, cette fois… En même temps, produire ce commentaire, qu’il soit pertinent ou pas, m’a amené à revenir sur ce deuxième tome plus « objectivement », et, là encore, pour le mieux.
Mais ?
Mais.
Mais le dessin m’a moins emballé, car Umezz s’est montré globalement plus sage que dans le tome 1.
Mais cette amourette de Marine et Satoru m’a vraiment paru bizarre, et, oui, un peu glauque.
Mais ?
Mais.
Mais tout cela est poignant. Cette variation enfantine et contemporaine sur le shinjû est très forte, notamment en ce qu’elle désamorce avec brio toute tentative de rendre le propos plus léger ou même simplement plus distant. L’auteur nous colle dans la Tour de Tôkyô avec les enfants, et ne nous épargne rien de leur douleur et de leur désespoir. Et quand nous quittons la dame de fer nippone, c’est pour nous prendre en plein cœur la douleur et le désespoir des parents…
Ce qui me rend plus sceptique, c’est la thématique de la menace robotique – mais, à ce stade, je ne me sens vraiment pas de me prononcer, ce qui serait parfaitement vain car bien trop prématuré : attendons la suite, tome 3 un de ces jours (il sort semble-t-il en mars ?).
MARUO Suehiro, L’Enfer en bouteille, traduction [du japonais par] Miyako Slocombe, adaptation graphique [par] DaBok, préface de Mœbius, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [2010-2012] 2014, 193 p.
MARUO, TROISIÈME TENTATIVE (TOUJOURS SOFT)
Maruo Suehiro est une star de la BD japonaise « pour adultes », et à vrai dire de l’illustration aussi. Mais je crains, décidément, de ne pas être à proprement parler un fan… Tout en relevant que ce que j’en ai lu pour l’heure, si c’est systématiquement loué et ô combien par la critique, n’est probablement pas tout à fait représentatif de l’œuvre de Maruo – parce que, en fait de maître de l’ero guro, la mention nécessaire à chaque critique d’une œuvre du bonhomme, je l’ai pour l’heure surtout lu dans son registre le plus soft, visiblement ; et, si je n’irais probablement pas jusqu'à dire que ces lectures sont « parfaitement innocentes », elles m’ont fait cependant l’effet d’être bien moins dérangeantes qu’on ne le dit presque systématiquement – guère ero guro finalement.
Ceci étant, j’avais bien aimé, après un temps d’acclimatation, L’Île panorama, adaptation du court roman éponyme d’Edogawa Ranpo (et on parle toujours d’ero guro avec ce dernier, c’en est la figure littéraire tutélaire, mais là encore, dans mes quatre lectures pour l’heure, c’est une dimension qui est plus ou moins appuyée, on va dire). Mais mes lectures ultérieures m’ont laissé davantage perplexe : tout d’abord, La Jeune Fille aux camélias, semble-t-il un des plus fameux titres de Maruo, et qui, en dépit de qualités indéniables, et d'une personnalité forte (ce qui manque peut-être dans les deux autres titres ? J'y reviendrai...), m’avait paru impossible à chroniquer alors, tant j'étais sceptique une fois la dernière page retournée – aussi n’en ai-je jamais rien fait, et il faudrait sans doute que je tente de relire ça.
(À ce propos, La Jeune Fille aux camélias m’avait tout de même laissé le vague souvenir de quelque chose d’un chouille plus dérangeant, à tort ou à raison – en tout cas, l’effet grotesque, contexte forain oblige j'imagine, était sans doute bien plus marqué.)
Bref, tout m’incite à croire que, même après trois BD, je n’ai finalement jamais vraiment lu Maruo Suehiro – et il serait sans doute temps que je m’y mette, avec le vrai bon titre à cet effet.
Que n’est donc toujours pas L’Enfer en bouteille, recueil qui, en dépit là encore de qualités indéniables, ne m’a pas chamboulé : j’ai trouvé ça bien, globalement, oui, peut-être même très bien, mais quand même vraiment pas au point de crier au génie – ce que l’on est semble-t-il tenu de faire quand on chronique une publication de Maruo Suehiro. Il faut croire que je passe à côté...
ADAPTATIONS ?
Mais il y a peut-être un biais, ici, je suppose – et c’est que Maruo, comme dans L’Île Panorama et probablement d’autres titres encore, comme La Chenille et compagnie, louche ici, même si à sa manière, sur l’adaptation en BD de textes littéraires et éventuellement d’autres choses encore ; dans trois des quatre histoires courtes de ce recueil, du moins. Je suppose à vue de nez que le vrai Maruo résiderait donc dans des scénarios plus personnels, et que des récits comme La Jeune Fille aux camélias ou, ici, le quatrième et dernier « conte », et en même temps le plus banal à certains égards, « Pauvre Grande Sœur », s’en rapprocheraient davantage (or c'est à vrai dire celui que j'ai préféré).
Quoi qu’il en soit, « L’Enfer en bouteille », récit titre, est une adaptation d’un nouvelle de Yumeno Kyûsaku, semble-t-il l’autre modèle littéraire de Maruo, avec Edogawa Ranpo (il avait d’ailleurs livré auparavant une BD titrée Yumeno Q-saku). C’est un auteur dont je n’ai jamais rien lu, et sans doute serait-il bien temps que je m’y mette, car je tourne autour depuis trop longtemps – outre la présente adaptation, j’avais vu et globalement apprécié, il y a peu, le film Le Labyrinthe des rêves, d’Ishii Sôgo, et on me vante depuis le XIVe siècle au moins, de toute façon, les mérites du roman Dogra Magra, notamment.
Le cas des deux histoires courtes suivantes est sans doute un peu différent. Nous avons tout d’abord « La Tentation de saint Antoine », qui emprunte à la tradition chrétienne, éventuellement mise en forme par Athanase d’Alexandrie au IVe siècle, et qui a suscité tant de variations ; ceci dit, dans le cas présent, Flaubert n’est pas vraiment du lot, et l’inspiration est surtout picturale – car le thème a connu bien des illustrations au fil des siècles, et c’est là, bien davantage que la littérature, la base du présent récit, où les clins d’œil ne manquent pas ; cependant, mon inculture en la matière ne me permet guère de reconnaître avec certitude que le fameux tableau de Salvador Dali, de manière on ne peut plus explicite ; mais on évoque aussi Michel-Ange, Jérôme Bosch, Matthias Grünewald, Brueghel, Odilon Redon, Félicien Rops ou encore Max Ernst... pour des versions différentes du même thème, que classe même Maruo à la fin de sa BD. Cette inculture personnelle a sans doute sa part dans le fait que cette « nouvelle » très légère (très courte aussi, bien plus que les trois autres) m’a laissé totalement indifférent.
Au registre des plus-ou-moins-adaptations, il faut donc envisager enfin la troisième histoire, « Kogané-mochi », ou « Les Gâteaux de riz de la fortune », qui se fonde sur un classique théâtral du registre rakugo, fondé à la base sur une anecdote narrée pour la première fois au XVIIIe siècle, mais sans cesse reprise depuis – presque comme un passage obligé de l’humour théâtral. Noter cependant que ce récit, comme à vrai dire tous les autres dans ce recueil, est transposé par Maruo au XXe siècle, mais vintage disons – a prioriles années 1930, donc l’ère Shôwa première mode, avec les militaires qui préparent le grand suicide collectif ; ce qui n'a probablement rien d'innocent.
« Pauvre Grande Sœur » est donc la seule histoire « totalement originale » de ce recueil, encore que les guillemets s’imposent, parce que, dans son déroulé, elle peut évoquer pas mal de choses (et, au Japon, peut-être un peu trop gratuitement car au fond je n’en sais pas assez pour en jurer pertinemment, cela m’a évoqué notamment Nosaka Akiyuki).
Bon, essayons de voir un peu plus en détail ces quatre nouvelles...
L’ENFER EN BOUTEILLE
On commence donc par… « L’Enfer en bouteille » (Bindzume no jigoku),adaptation d’une nouvelle de Yumeno Kyûsaku parue originellement en 1928. Maruo y est ainsi revenu en 2012 – c’est la plus récente des quatre « histoires courtes » de ce recueil, mais de peu.
L’idée de base est à la fois très simple et très forte. Deux enfants, frère et sœur, sont les seuls rescapés d’un naufrage. En avatars de Robinson Crusoé, ils apprennent à survivre ensemble dans une île qui les comble de ses bienfaits. En fait d’enfer, ils vivent donc d’abord le paradis. Ce qui ne doit pas durer – car ils grandissent, et le désir charnel s’empare d’eux alors qu’ils deviennent adolescents. Même ainsi coupés du monde, ils ressentent le poids de la culpabilité – héritage de cette Bible qui a survécu avec eux au naufrage et demeure le seul livre auquel ils ont accès… Quand les bouteilles jetées à la mer pour narrer leur histoire et appeler leurs parents à l’aide produisent enfin leur effet, et que la civilisation se rappelle à eux au travers d’un bateau de passage, le poids des interdits se fait plus fort que jamais – ne laissant d’autre option au couple impossible qu’un très japonais double suicide amoureux (je ne révèle rien, on le sait dès le départ).
Le traitement du récit par Maruo est assez déconcertant, et, j'imagine, impressionnant – même si je préfère ne pas trop m’avancer à cet égard (par exemple concernant l’étonnante conclusion « méta-narrative ») : lire la nouvelle serait sans doute indispensable pour en dire quoi que ce soit.
Mais la chronologie contournée produit son effet. Ceci étant, ce qui frappe avant tout, j’imagine, c’est le dessin (forcément), surtout quand il verse, outrancièrement en fait, dans le symbolisme – via de saisissants crânes qui s’insèrent dans le décor luxuriant, portant en eux toute la morbidité d’une société qui refuse qu’on l’écarte. C’est vivre avec les autres qui constitue en soi un drame – ou du moins sa menace, amplement suffisante. Sartre likes this ?
Concernant les personnages… Eh bien, j’ai eu un peu le même sentiment que lors de ma découverte de L’Île panorama – c’est… étrange. Et plus ou moins convaincant ? On parle de mes yeux de béotien, hein... La douleur morale et physique, très expressive, ne m’a pas forcément parlé – mais ces corps nus, à la limite de l’esquisse (même si c’est une esquisse qui sue abondamment sous l’effet de la chaleur comme de l’angoisse et du désir), s’inscrivent cependant bien dans un décor très travaillé, surchargé à vrai dire (et là encore ça peut rappeler L'Île panorama, où c'était une approche très pertinente), et donc très connoté. Indéniablement, la tension érotique est palpable à chaque case, sur un mode essentiellement douloureux – mais la nudité des corps n’enlève rien au fait que l’approche est essentiellement suggestive ; le problème réside alors peut-être dans la symbolique, qui appuierait un peu trop le trait ?.Avec le recul, je ne sais toujours pas s'il faut y voir un atout ou une tare...
Bon, c'est une réussite, j'imagine. Mais de là à crier au génie ? Eh bien, en toute sincérité, je ne peux pas aller jusque-là.
LA TENTATION DE SAINT ANTOINE
« La Tentation de saint Antoine » (Hijiri Antowânu no yûwaku) m'y incite encore moins. Cette nouvelle n’a pas grand-chose à voir – en dépit pourtant de la persistance d’un motif chrétien de l’interdit, et qui, graphiquement, emploie des codes très proches pour figurer le divin. C’est que le ton est tout autre – largement humoristique, grivois à vrai dire, la façon un peu puérile ; en outre, le récit est très bref, et ne s’embarrasse guère de texte.
L'histoire, un bien grand mot : un curé s’étonne naïvement de ce que son église est déserte à l’heure de la messe, et sort pour s’enquérir des raisons de cette invraisemblance. Le spectacle du monde – gamins qui sont autant de diablotins, femmes dont le corps même à peine dévoilé ne peut qu’indiquer et susciter le péché le plus salace – l’effraie au point où le secours de Dieu lui paraît le seul recours envisageable ; a-t-il jamais pensé autrement ? Mais d’autres déceptions, dans tous les sens du terme, l’attendent…
Qu’en dire ? Pas grand-chose. Le traitement très léger, qui ressort aussi du dessin, donne globalement l’idée d’une mauvaise blague sans guère d’intérêt intrinsèque. Comme avancé plus haut, je suppose qu’une plus grande maîtrise des références picturales aurait pu me permettre d’y apprécier des ressorts sous-jacents et autrement essentiels. En l’état, je n’ai pas du tout accroché. C’est le point faible du recueil.
KOGANÉ-MOCHI
Heureusement, à mon sens, le meilleur est à venir – avec « Kogané-mochi » et surtout « Pauvre Grande Sœur », qui m’ont tous deux bien plus parlé que ce qui précède, en offrant un déroulé peut-être plus classique, probablement à vrai dire, mais aussi, finalement, plus satisfaisant que « L’Enfer en bouteille », un peu trop « virtuose » peut-être à cet égard (avec le bémol du dessin des personnages, que je n’ai par contre pas du tout ressenti dans les deux derniers récits, où le trait caractéristiquement fin de Maruo me paraît en fait plus subtil, quand le propos l'est pourtant bien moins).
Mais, avec « Kogané-mochi » (ou « Les Gâteaux de riz de la fortune »), on reste bel et bien dans un registre à la fois ouvertement humoristique, et en même temps saturé de références – chose inévitable, sans doute, quand un auteur s’accapare ainsi un classique au sens le plus fort : une histoire que semble-t-il tout Japonais connaît pour en avoir vu d’infinies variations, au théâtre ou ailleurs, exécutées par de véritables dynasties de comédiens et humoristes – le rakugo ayant j’imagine essaimé dans d’autres registres plus conformes aux technologies et aux goûts contemporains.
Nous y suivons un masseur aveugle – enfin, sans doute masseur mais faussement aveugle –, un homme aux goûts simples au fond : les femmes et l’argent. D’une avarice phénoménale, proprement pathologique, ce scintillant connard, sentant approcher la fin, entend bien que son magot ne lui survive pas – et tous les moyens sont bons à cet effet, mais d’abord les plus grotesques. Or le sale bonhomme excite la convoitise du jeune couple qui s’est installé juste à côté de chez lui, et qui passe son temps à l’épier…
Le dessin très sobre et élégant de Maruos’accorde avec bien plus de réussite que dans « La Tentation de saint Antoine » au ton humoristique du récit, même noir – voire plus, car la comédie, ici, est propice aux giclées de sang. Mais si la conclusion, ironiquement, emprunte les traits du cauchemar, ce sont ceux du cauchemar qui fait rire – c’est ce genre de grotesque. Certes, l’humanité ne sort pas grandie de ce tableau guère laudateur – mais c’est bien le rire qui l’emporte, jaune, noir, comme vous voulez, conséquence naturelle en tout cas de ces réjouissants excès.
PAUVRE GRANDE SŒUR
Reste que c’est la dernière histoire, « Pauvre Grande Sœur » (Kawaisôna ane), qui m’a le plus parlé – et je ne suis pas totalement certain que ce soit au crédit de cet album, car c’est en même temps une variation sur une base assez commune, sans doute déjà explorée par l’auteur (il m’a semblé y retrouver quelques échos de La Jeune Fille aux camélias, mais il faudrait donc que je relise cette BD), et qui relève, jusque dans ses outrances, d’une tradition fort convenue du mélodrame absolu épicé d'une louche de perversion.
Du coup, si le titre est peut-être (probablement) empreint d’une forme d’ironie cruelle, et si quelques cases çà et là peuvent faire vaguement sourire, si enfin les excès permanents relèvent à certains égards de la farce, c’est sur un mode sordide et globalement très noir – même si probablement pas autant que dans le conte de « L’Enfer en bouteille », qui suinte d’un insupportable désespoir. Mais c’est peut-être justement tout le tragique de la présente histoire : l’héroïne semble encore vouloir espérer…
C’est une jeune femme qui « n’a pas beaucoup de chance », disons. Enfin, d’abord une fille, puis une jeune fille – qui s’entend quotidiennement reprocher sa laideur. Son père la bat, forcément, et on lui fait la suggestion de la vendre – qu’elle serve à quelque chose ; oui, elle est moche, c’est sûr, mais, en l’apprêtant un peu, il se trouvera bien des clients… Et le fils ? Michio ? Un attardé – ça se voit sur ses traits ; il est ignoble, monstrueux, stupide… Voilà ce qu’il faut en faire : Une attraction de foire ! Et ça serait encore mieux si on lui coupait ses membres inutiles – le plus répugnant des ho… des enfants-troncs !
La jeune fille horrifiée s’enfuit avec son freak de petit-frère. L’ironie, dans ce monde où les hommes sont par essence des prédateurs, consistera à forcer l’héroïne à se prostituer pour assurer leur survie… Mais ses avanies ne s’arrêteront pas là : il suffit au fond de peu de choses pour que le mélodrame, déjà terrible, vire à la tragédie la plus noire – le retour du père…
Variation sur Justine, un peu plus franchement ero guro que les trois histoires qui précèdent ai-je l’impression, « Pauvre Grande Sœur » fonctionne remarquablement bien. Au plan graphique, j’ai, comme avec le récit qui précède immédiatement, été finalement plus convaincu que par « L’Enfer en bouteille » (sans même parler de « La Tentation de saint Antoine ») – le trait ultra-fin de Maruo est admirable, je n’ai cette fois aucune réserve, et il y a une cohérence parfaite entre le récit et son illustration ; peut-être le ton plus cru y est-il pour quelques chose. Le symbolisme est en effet moins marqué que dans « L’Enfer en bouteille » (où j’ai donc l’impression qu’il constitue à la fois une force et une faiblesse), tout en autorisant de superbes compositions et mises en page, avec quelque chose de théâtral qui sied bien au propos. En fait, c’est peut-être surtout ici, de ces quatre récits, que j’ai le plus été tenté de faire bel et bien le lien, lu ici ou là, avec les illustrations décadentes d’Aubrey Beardsley. Et ça m’a paru brillant.
Alors, oui : cette histoire, clairement la plus « classique », est bien celle qui m’a le plus parlé dans ce recueil. Bizarrement ou pas.
BON – MAIS GÉNIAL ?
Au final, je crois que cela ressort quand même de ces lignes, j’ai aimé la lecture de L’Enfer en bouteille. Le récit-titre m’a un peu déçu tout en étant bon, le deuxième m’a laissé totalement indifférent, mais les deux autres m’ont convaincu, oui.
Il ne fait aucun doute que Maruo a du talent – d’aucuns trouveront peut-être que je fais dans la litote, et c’est bien possible. Reste que je n’arrive pas, à titre très personnel, à crier au génie. Tout devrait semble-t-il m’y inciter, c’est ce qu’il faudrait faire, mais, très franchement, je n’en suis pas à ce stade – loin de là, même, sans doute.
Je crois donc que cela tient à ce que mes lectures de Maruo, pour l’heure, ont été essentiellement... « gentilles », disons. Pour appréhender vraiment l’œuvre et l’auteur, il me faudrait sans doute tenter l’expérience (enfin !) des œuvres plus anciennes, et plus rugueuses, qui lui ont valu ce titre sempiternellement rappelé de maître du registre ero guro ; je suppose qu’il me faudrait relire La Jeune Fille aux camélias, aussi. Bon, on verra...
GELLY (Christophe) et MENEGALDO (Gilles) (dir.), Lovecraft au prisme de l’image : littérature, cinéma et arts graphiques, illustration de couverture et postface de Nicolas Fructus, Cadillon, Le Visage Vert, coll. Essais, 2017, 354 p.
LE MALENTENDU DE L’INDICIBLE
Les excellentes éditions du Visage Vert avaient déjà publié quelques essais auparavant, mais nous sommes là devant un gros morceau qui me parle tout particulièrement : forcément, on y tourne autour de Lovecraft… Mais au travers d’une thématique qu’il me paraît d’autant plus important de traiter que l’on tend souvent, instinctivement peut-être, ou du fait de la répercussion mécanique de quelques vieux stéréotypes, à l’interpréter de manière, sinon totalement erronée (mais ça se discute), du moins de manière critiquable car bien trop simpliste – et c’est le rapport global de Lovecraft et de son œuvre à l’image.
Car il y a ici comme un malentendu, je crois. Le style « gras » de Lovecraft, qui n’est pas la moindre des difficultés à surmonter pour approcher puis analyser son œuvre, passe entre autres par la réitération presque maniaque d’un lexique dont il est dès lors aisé (et bien légitime, disons-le) de ricaner à l’occasion : « cyclopéen », « non euclidien », etc. Tout un vocabulaire qui a quelque chose d’un marqueur identitaire : quand on lit « cyclopéen », on sait que l’on est chez Lovecraft, ou chez quelqu’un qui le pastiche – ou du moins les probabilités sont-elles élevées.
Mais, dans ce vocabulaire, il est un terme un peu plus problématique que les autres : celui d’ « indicible ». Il est vrai qu’il revient très souvent, avec des variantes, sous la plume de Lovecraft. Mais, ici, ce n’est pas tant le qualificatif en lui-même qui présente des difficultés, plutôt ce que l’on a déduit ultérieurement, quand l’œuvre de Lovecraft, gagnant en puissance au sein de la pop culture, et notamment au cinéma et en bande dessinée, a été « représentée » sous un angle visuel.
Entendre par-là que l’on a pris le mot un peu trop au pied de la lettre : on a dit que Lovecraft ne montrait pas, là où les arts graphiques et/ou visuels, par essence, voulaient montrer – d’où une supposée impossibilité d’adapter pertinemment Lovecraft dans ces médias. Vision peut-être héritée d’une conception trop rigide de la littérature fantastique, à la Todorov ? Lovecraft ne rentre clairement pas dans les clous, ici : son horreur est matérielle, « objective », l’intime et l’incertitude ne le passionnent guère… Au cinéma, on peut supposer aussi, en parallèle, un héritage de la manière tant louée de Jacques Tourneur (et à bon droit, mais, je le crains, parfois au détriment d'autres approches pas moins valables) – et là, pour le coup, la question se complique, car La Féline, dans le fond, pourrait avoir quelque chose de vaguement lovecraftien, si la forme est tout autre.
Car, pour résumer la question de manière un peu lapidaire, si le mot même d’ « indicible » revient souvent chez Lovecraft, il ne faut pas se méprendre sur sa signification et ses usages. Il est certes des nouvelles où l’auteur joue littéralement de la carte de l’indicible – ne serait-ce que le texte, par ailleurs fort médiocre, qui porte ce titre ; globalement, j’ai l’impression que ça n’a le plus souvent guère réussi à l’auteur, même si on peut compter des exceptions plus qu’appréciables, au point de la litote, notamment « La Musique d’Erich Zann » et, bien sûr, « La Couleur tombée du ciel ».
Mais, finalement, et tout particulièrement dans les récits associés au « Mythe de Cthulhu », notion critiquable mais qui garde un certain impact, l’approche est tout autre – pour faire simple, Lovecraft va commencer par dire que telle chose horrible est « indicible », mais, ensuite, il va malgré tout la dire, ou du moins tenter de le faire. Jusqu’à l’hyperbole, en fait – participant peut-être de ce style « gras » ? J’avais été très intéressé par ce qu’en avait dit Denis Mellier dans son article « Voir la lettre, entendre l’innommable : Lovecraft et la terreur graphique », dans le récent numéro de la revue Europe consacré en même temps à Lovecraft et Tolkien ; ailleurs, le même Denis Mellier (qui ouvre la discussion dans le présent ouvrage) avait pu parler d’un auteur à la fois « rhéteur » et « pornographe »… Deux qualifications très justes pour désigner le gentleman de Providence (qui aurait sans doute adoré la seconde, hum).
Dès lors, Lovecraft use de « trucs » pour dire l’indicible – ainsi du procédé de l’ekphrasis, par exemple dans « Le Modèle de Pickman », mais aussi dans, autres exemples, « L’Appel de Cthulhu » ou Les Montagnes Hallucinées. Il n’y a en effet pas de mystère à ce que l’indicible Cthulhu, notamment, ait été si souvent représenté, et globalement de manière assez proche : Lovecraft le dit bel et bien, même en opérant de manière indirecte, donc, via sa figuration, dans le texte même, sous la forme d’un objet d’art visuel, ou en usant d’autres astuces, comme l’analogie en apparence oxymorique ou la description par la négative. De même, les Choses Très Anciennes des Montagnes Hallucinées, bien loin de ne pas être dites, se voient accorder une description très longue et extrêmement pointue, s’étendant sur plusieurs pages, lors de la fameuse scène de leur dissection – au point en fait où c’est l’excès de précision qui rend la figuration difficile, néanmoins toujours possible.
Ceci, chez Lovecraft lui-même – mais se pose ensuite la question de son adaptation visuelle. Sur cette base, toutefois, ayant éclairé ce malentendu, on comprend bien que la représentation graphique de l’œuvre lovecraftienne est possible – et pas nécessairement contradictoire dans son principe même. Maintenant, elle peut opérer de bien des manières différentes, et chaque médium produit sans doute des difficultés qui lui sont propres, au-delà de la seule prise en compte de ce fait essentiel qu’une représentation graphique « directe » et une description littéraire ne font pas appel aux mêmes procédés et ne suscitent dès lors pas les mêmes effets. Et c’est ici que, oui, il peut y avoir contradiction – mais souvent dans le fait de vouloir coller à la lettre du texte, encore que, comme on le verra plus loin, un Breccia puisse constituer un éloquent contre-exemple. Reste que, de Breccia justement à Carpenter en passant par le jeu de rôle L’Appel de Cthulhu, ou, pourquoi pas, par le théâtre, la représentation graphique de l’univers lovecraftien est possible, et absolument pas « hérétique ».
Autant d’aspects que ce recueil, pour partie issu d’un colloque organisé à l’Université de Clermont-Ferrand en 2013, peut mettre en lumière : on y verra comment l’œuvre lovecraftienne a pu être représentée, au cinéma, en bande dessinée, éventuellement sous d’autres formes encore (je note, et j’apprécie, que le jeu de rôle y a sa place, même limitée ; ce n’est probablement pas très courant encore aujourd’hui dans ces communications très académiques sur Lovecraft, son œuvre et son influence, et je le regrette) ; ceci après avoir envisagé le rapport de Lovecraft lui-même à l’image.
L’ensemble, disons-le d’emblée, est de très bonne tenue – illustré, au passage (en couleurs) ; il est régulièrement assez pointu, par ailleurs (il y a à vrai dire tout un lexique, qu’il s’agisse de sémiotique ou de concepts artistiques, qui, je plaide coupable, m’a dépassé en plus d’une occasion…). L’ouvrage développe donc avec pertinence une réflexion plus que bienvenue, pour battre en brèche quelques préconçus qu’il est bien temps de remettre en cause, à l’heure où l’œuvre lovecraftienne, plus que jamais, occupe une place centrale dans la culture populaire, au point d’avoir très largement dépassé le seul cercle un peu trop fermé d’un fandom souvent rigide quant à ce qui lui appartient en propre.
Je vais tâcher d’en dire un peu plus, en respectant les quatre grandes parties de Lovecraft au prisme de l’image, et en envisageant succinctement, à l’intérieur, les divers articles dans l’ordre où ils sont présentés.
LOVECRAFT ET L’IMAGE
Si le gros de ce volume concerne les adaptations visuelles de Lovecraft, dans divers médias, il faut néanmoins commencer, comme de juste, avec l’auteur lui-même, et son rapport à l’image. C’est l’objet de cette première partie, qui illustre (…) bien la complexité, ou si l’on préfère la richesse, de cette problématique.
Denis Mellier, « Nouvelles notes – à distance : 1995-2012 – sur la poétique de l’excès chez Lovecraft et ses solutions graphiques »
C’est donc Denis Mellier qui ouvre le bal, avec « Nouvelles notes – à distance : 1995-2012 – sur la poétique de l’excès chez Lovecraft et ses solutions graphiques ». Comme le titre de l’article, à sa manière alambiquée, en témoigne, l’auteur livre ici tout d’abord une rétrospective de son propre rapport à Lovecraft au cours de dix-sept années de recherches – une approche qui peut déconcerter tout d’abord par son caractère autocentré, mais qui s’avère au fond tout à fait pertinente, d’autant qu’elle permet de revenir sur certains thèmes clefs, comme l’ekphrasis, la « poétique de l’excès » donc, la dimension « pornographique » de la description lovecraftienne, etc.
En fin d’article, toutefois, l’auteur s’éloigne de Lovecraft à proprement parler, pour envisager, dans la logique même de ce recueil, plusieurs de ses adaptations visuelles – mais ici essentiellement sous l’angle de la bande dessinée ; ce qui inclut Alberto Breccia, Philippe Druillet, Horacio Lalia, Alan Moore (et Jacen Burrows), etc. – en fait, cet article, même sans vraiment envisager d’autres adaptations visuelles importantes, au cinéma tout particulièrement, introduit bel et bien l’ensemble du recueil, car nous aurons par la suite l’occasion de revenir sur tous ces noms, et d’autres encore, en approfondissant de manière générale ces développements introductifs, intrinsèquement pertinents. Très bonne entrée en matière, donc.
Lauric Guillaud, « Les arrière-fables textuelles et picturales dans At the Mountains of Madness : approche généalogique de la novella de Lovecraft »
Lauric Guillaud est un autre exégète dont j’ai régulièrement croisé le nom dans les études contemporaines françaises sur et autour de Lovecraft. Il livre ici un article intitulé « Les arrière-fables textuelles et picturales dans At the Mountains of Madness: approche généalogique de la novella de Lovecraft » (un titre qui évoque un tantinet sa récente publication aux éditions de l’Œil du Sphinx, Lovecraft : une approche généalogique de l’horreur au sacré, que j’ai et qu’il me faut lire sous peu – la couverture, aheum, particulièrement immonde, semblant la rattacher elle aussi aux Montagnes Hallucinées, mais j’imagine que cela peut aller au-delà).
Il s’agit tout d’abord – et pour le coup la dimension de l’image est peut-être remisée de côté, même s’il est toujours utile de se pencher sur les motifs de la description littéraire – d'envisager des textes antérieurs à celui de Lovecraft, qui l’ont influencé (à l’évidence Les Aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket, d’Edgar Allan Poe) ou qui ont pu le faire (le journal de l’expédition de Lewis et Clark à l’aube du XIXe siècle – à mon sens et de très loin les développements les plus intéressants de cet article, car je ne connaissais absolument rien de tout ça), mais aussi d’autres qui ne l’ont probablement pas influencé mais ont eu à gérer des problèmes similaires (en l’espèce, Le Sphinx des glaces, de Jules Verne, « suite » à Arthur Gordon Pym – ce qu’est aussi à sa manière le court roman de Lovecraft). Des choses très pertinentes dans tout cela, et tout à fait intéressantes, mais donc plus ou moins dans le sujet du recueil.
L’article, toutefois, se conclut bel et bien sur des développements concernant les inspirations graphiques de Lovecraft, en se penchant sur le cas des peintures de Nicholas Roerich, très souvent citées dans le texte même du gentleman de Providence – lequel, on le sait, n’était pas du genre à dissimuler ses inspirations.
Éric Lysøe, « "The strange and disturbing Asian paintings of Nicholas Roerich" : le référent pictural et ses fonctions dans At the Mountains of Madness »
Mais c’est là bien davantage le sujet même de l’article suivant – en apparence, du moins : « "The strange and disturbing Asian paintings of Nicholas Roerich" : le référent pictural et ses fonctions dans At the Mountains of Madness», dû à Éric Lysøe. Les illustrations en couleurs sont ici tout à fait bienvenues.
Cependant, si les développements concernant cette inspiration sont tout à fait pertinents, et finalement complémentaires par rapport à l’approche de Lauric Guillaud, l’article envisage bien d’autres questions en rapport avec Les Montagnes Hallucinées – et, là encore, plus ou moins dans la dimension graphique qui fait l’objet du recueil : on y est clairement quand on traite des représentations classiques de l’aventure polaire, mais on s’en éloigne un peu (qu’importe – c’est intéressant) quand on envisage les procédés littéraires et éventuellement rhétoriques désignés par les termes un peu ronflants de translatio et d’amplificatio (le premier m’a davantage intéressé, notamment dans cette idée d’associer à l’Antarctique des éléments originellement rapportés à d’autres lieux, et donc notamment à l’Asie, comme le titre de l’article le montre assez clairement ; l’amplificatio me paraît revenir sur l’idée d’une « poétique de l’excès » déjà envisagée, même à la hâte).
Si les développements sur la récurrence du chiffre 5 me paraissent plus ou moins pertinents (mais assurément dans le registre de la xénobiologie), j'ai apprécié par contre les quelques paragraphes consacrés à l’écriture des Choses Très Anciennes, et rebondissant sur la figuration textuelle, chez Lovecraft, des langues imprononçables telles que les glyphes de R’lyeh – et, effectivement, il y a bien ici quelque chose de l’ordre de la représentation graphique qui valait d’être mentionné (et l’était déjà dans le numéro d’Europe précité, d’ailleurs).
Roger Bozzetto, « Lovecraft, peintre de l’impensable »
Suit « Lovecraft, peintre de l’impensable », communication de Roger Bozzetto – encore un critique lovecraftien très souvent croisé dans ce genre d’ouvrages, mais qui m’a plus d’une fois laissé un peu sceptique (tout particulièrement dans Europe, d’ailleurs) ; ici, j’imagine que ça va.
Cet article assez bref envisage, même si un peu trop succinctement je crois, divers sujets intéressants – en poursuivant d’ailleurs sur la figuration des langues extraterrestres, ce qui débouche plus largement sur l’emploi des italiques chez Lovecraft (oui, ça relève aussi du visuel, de l’image).
Mais on y trouve aussi des remarques sur les procédés rhétoriques fréquents dans la description lovecraftienne que sont la prétérition et l’oxymore – ce qui est sans doute très juste.
Julien Schuh, « L’image chez Lovecraft »
L’ultime article de cette première partie est dû à Julien Schuh, et s’intitule très sobrement (et trop vaguement, je crois) « L’image chez Lovecraft ». Si son entrée en matière m’avait laissé un peu perplexe – avec ses par ailleurs belles illustrations en guise de « modèles » pour les développements qui suivraient –, j’ai au final été tout à fait convaincu par cet article qui m’a paru constituer une approche assez originale du rapport de Lovecraft à l’image et des procédés de description auxquels il avait recours, ceci en relevant des spécificités dans trois types de représentations : le schéma occultiste, le graphique, etc., scientifique, et enfin l’art contemporain non figuratif.
Ce dernier aspect est probablement celui qui m’a paru le plus intéressant : en l’espèce, l’auteur use comme modèle d’une peinture futuriste – certains des articles précédents, notamment en tournant autour de Roerich, avaient déjà relevé les protestations générales d’incompréhension de Lovecraft à l’encontre du futurisme, du cubisme, etc., autant de mouvements picturaux qu’il tendait à amalgamer dans un même mépris, de manière aussi erronée que significative. Pourtant, ils lui fournissaient en même temps un substrat utile à ses descriptions les plus folles, a fortiori quand la géométrie « non euclidienne » était de la partie – une dimension éventuellement inattendue de l’indicible, chargée de principes esthétiques touchant peut-être même à l’éthique. Tout cela m’a paru très pertinent, très intéressant.
LOVECRAFT ET LE CINÉMA
Philippe Met, « H.P. Lovecraft tel qu’en outsider le cinéma le change »
Nous passons maintenant à la partie consacrée au cinéma lovecraftien, avec l’article de Philippe Met intitulé « H.P. Lovecraft tel qu’en outsider le cinéma le change »… dont je suppose qu’il a pour propos d’introduire le reste, mais sans vraie certitude : défaut de concentration de ma part peut-être, mais j’ai trouvé cet article assez confus, tantôt très général (avec un point qui reviendra systématiquement : le peu d’estime accordé par Lovecraft au septième art), tantôt très précis ; son objet, d’autant plus, m’a paru difficile à déterminer (le ton éventuellement agressif y est peut-être pour quelque chose).
J’en retiens surtout les aspects les plus personnels et approfondis, concernant l’adaptation en film muet de L’Appel de Cthulhu par Andrew Leman (globalement, les films de la H.P. Lovecraft Historical Society, soit celui-ci et The Whisperer in Darkness de Sean Branney certes dans une bien moindre mesure, sont bien notés dans cet ouvrage, et j’en suis heureux, car ce cinéma semi-professionnel m’a globalement beaucoup plu, fait avec l’amalgame idéal de passion, de sérieux et de recul, saupoudré d’astuce, qui manque bien trop souvent aux réalisations censément plus professionnelles), et, surtout, avec plus d’ampleur comme de précision, les inspirations lovecraftiennes telles qu’elles ressortent du cinéma de Lucio Fulci – vague sentiment de frustration, donc, au sortir de cet article, car sur ce dernier point notamment, j’aurais apprécié d’en lire bien davantage, et plus structuré.
Christophe Chambost, « La vérité sur le cas de Charles Dexter Ward : l’effroi et l’excès dans The Haunted Palace (Roger Corman, 1963) et The Resurrected (Dan O’Bannon, 1991) »
L’article suivant s’intitule « La vérité sur le cas de Charles Dexter Ward : l’effroi et l’excès dans The Haunted Palace (Roger Corman, 1963) et The Resurrected (Dan O’Bannon, 1991) », et est dû à Christophe Chambost. Il s’agit de livrer une étude comparative approfondie de deux adaptations plus ou moins avouées du court roman de Lovecraft L’Affaire Charles Dexter Ward, à savoir The Haunted Palace de Roger Corman (parfois connu chez nous sous le titre La Malédiction d’Arkham), et The Resurrected, par Dan O’Bannon (connu notamment pour avoir été le scénariste d’un autre film lovecraftien, mais sans le dire : Alien, le huitième passager de Ridley Scott).
Ici, j’ai un problème : je n’ai vu aucun de ces deux films… Dès lors, je ne peux pas livrer un retour vraiment pertinent sur cette étude. Elle m’a paru très convaincante, cependant – approfondie, réfléchie, subtile.
Un aspect qui m’a particulièrement intéressé est la dimension poesque du film de Corman – qui constituait donc un moment d’une série de films à succès, bel et bien inspirés par Poe dans d’autres cas, et faisant généralement figurer Vincent Price en bonne place au générique : The Haunted Palaceprétendait être adapté « dupoème » d’Edgar Allan Poe et « d’une histoire » d’un H.P. Lovecraft alors beaucoup moins banquable, même si l’inspiration essentielle du récit était bien le court roman du gentleman de Providence. Cependant Christophe Chambost montre très bien en quoi le film est effectivement plus poesque que lovecraftien (Corman ne faisant de toute façon pas mystère de ses inclinations : il adorait Poe et ne prisait guère Lovecraft), avec des arguments de poids tenant à l’époque du récit, à l’esthétique gothique, au procédé de la résurrection de Joseph Curwen tenant plus du double et du fantastique psychologique que du mélange très lovecraftien de science et de magie, ou encore au thème de l’épouse décédée que l’on souhaite ressusciter, figure récurrente chez Poe.
En même temps, la comparaison des deux films témoigne de ce qu’un même texte lovecraftien est susceptible d’adaptations très différentes, et, au fond, aussi pertinentes en tant que telles : le détour poesque est clairement un outil valable, le grotesque pas moins.
Suit un article de Gilles Menegaldo, un des deux maîtres d’œuvre du recueil (l’autre étant Christophe Gelly), intitulé « Lovecraft à l’écran : adaptations, hommages, réécritures ». Il s’agissait en fait d’une relecture, me concernant, car cet article figurait déjà dans le numéro spécial Lovecraft/Tolkien de la revue Europe.
Même sentiment dès lors : l’article, un peu trop lapidaire dans un premier temps (mais avec là aussi quelques bons points accordés au film muet d’Andrew Leman), convainc véritablement dans ses développements plus amples et très justes consacrés à l'excellent L’Antre de la folie, de John Carpenter.
Relevons quand même autre chose : ces trois registres avancés par le titre, de l’adaptation, de l’hommage et de la réécriture – c’est en effet une nomenclature qui aura l’occasion de revenir dans cet ouvrage ; Rémi Cayatte, plus loin, distinguera la citation, la réécriture ou prolongation, et l’hommage – l’optique me paraît donc assez proche, et en même temps la variance du premier terme est considérable, la citation étant à maints égards l’antonyme de l’adaptation, dans le cadre de cette réflexion ; or ces écarts de nomenclature sont éventuellement révélateurs, j’imagine, de ce que l’on attend en priorité d’une œuvre « lovecraftienne », chez les deux auteurs mais aussi au-delà. Il est vrai que la notion d’adaptation est éminemment problématique : la plupart des communications figurant dans ce recueil y reviennent, avec les mêmes références de base – surtout A Theory of Adaptation, de Linda Hutcheon.
Pierre Jailloux, « Présence de l’indicible : found footage et poétique lovecraftienne »
L’ultime article de la section consacrée au cinéma est probablement le plus original. Dans « Présence de l’indicible : found footage et poétique lovecraftienne », Pierre Jailloux dresse un parallèle, peut-être a priori surprenant, pourtant très vite étonnamment pertinent, entre l’œuvre de Lovecraft et les films d’horreur jouant du principe dufound footage, soit de l’utilisation narrative de « documents retrouvés », supposés en tant que tels attester de l’authenticité du récit horrifique, même et surtout fantastique. Plus précisément, l’auteur s’intéresse aux films relativement récents qui ont repris et développé la formule du Projet Blair Witch, de Daniel Myrick et Eduardo Sanchez (on n’y trouve pas donc les précédents de type Cannibal Holocaust, etc., certes guère dans le ton).
Dans les deux cas, on s’interroge aussi bien sur les procédés du canular que sur les choix de montrer ou de cacher – de l’ensemble du recueil, c’est, à mon sens, avec la lecture plus loin de Breccia, l’article qui traite le plus spécifiquement et justement de la thématique de l’indicible ; car le fait demeure que ces principes de tournage ont essentiellement pour but d’objectiver l’horreur : en cela, indicible ou pas, ils se rapprochent effectivement beaucoup de certains procédés lovecraftiens, notamment dans des textes tels que Les Montagnes Hallucinées, où l’assise du récit est renforcée par l’emploi de documents « scientifiques », en tant que tels « irréfutables » (Popper doesn’t like this), ce qui s’étend en même temps à d’autres objets matériels ayant valeur de preuves.
Le cas de la photographie est remarquable, qui est supposée constituer intrinsèquement une preuve objective, voire la preuve la plus objective qui soit, car, en tant que telle, figeant forcément le réel en étant infalsifiable (ce qu'elle n'était pourtant déjà pas à l'époque de Lovecraft) : cela se produit notamment dans Les Montagnes Hallucinées, donc, mais aussi bien sûr dans « Le Modèle de Pickman », où la chute n’aurait pas d’effet autrement, et également dans « Celui qui chuchotait dans les ténèbres », où les procédés de ce type sont en fait multipliés, ainsi avec l'ajout décisif de l’enregistrement sonore. Plusieurs articles dans ce recueil, en fait, reviennent sur ces connotations associées à la photographie, qui peuvent donc aller au-delà.
Je ne peux pas forcément pousser plus avant le retour critique ici, car j’ai trop de lacunes concernant ce registre cinématographique. J’ai certes vu quelques-uns de ces films, comme, outre Le Projet Blair Witch, [REC] de Jaume Balaguero et Paco Plaza, mais je ne sais absolument rien des Paranormal Activity et compagnie ; je suppose que voir Cloverfield, au regard de cette thématique, serait instructif, mais l’article m’a paru d’autant plus pertinent quand il montre que les ressorts du canular utilisés se passent très bien de la bestiole cyclopéenne à tentacules. Je relève aussi le titre de Noroi : the Curse, film japonais de Shiraishi Kôji dont je n’avais jamais entendu parler…
Quoi qu’il en soit, cet article m’a paru très pertinent, et tout à fait enthousiasmant.
LOVECRAFT ET LA BANDE DESSINÉE
Christophe Gelly, « Neonomicon (2010) by Jacen Burrows and Alan Moore : monstrosity and adaptation after Howard Phillips Lovecraft »
Nous en arrivons à la troisième partie du recueil, qui est consacrée à la bande dessinée. Avec une bizarrerie pour commencer : l’article de Christophe Gelly, qui a co-dirigé le recueil avec Gilles Menegaldo… est en anglais, cas unique dans l’ouvrage ; en fait, ce même article, mais en français, avait été publié dans un ouvrage immédiatement antérieur, en septembre dernier ! Bon...
L’article s’intitule donc « Neonomicon (2010) by Jacen Burrows and Alan Moore : monstrosity and adaptation after Howard Phillips Lovecraft », titre qui parle de lui-même, je suppose – encore que l’insistance sur la monstruosité ne soit pas si limpide que cela ; il y a forcément des éléments concernant le Profond dans la piscine, mais cela va semble-t-il bien au-delà, dans la figure du cultiste, ou, de manière plus originale, dans l'emploi d'une langue incompréhensible car résolument aliène, prolongement ici de la drogue aklo de Johnny Carcosa.
La réflexion sur le travail d’adaptation, au plan du scénario comme au plan du graphisme (mais je note qu’ici Christophe Gelly parle surtout de la mise en page – sauf erreur, Alan Moore, depuis fort longtemps, s’arroge totalement cet aspect de la création de bandes dessinées, davantage du moins que le scénariste lambda : le barbu de Northampton, on ne va pas se leurrer, importe ici largement plus que le dessinateur Jacen Burrows...), cette réflexion donc est autrement intéressante à mes yeux, question du langage exceptée.
À vrai dire, le travail de Moore sur Lovecraft est probablement un vrai type idéal de l’adaptation lovecraftienne, qui reprend et développe bon nombre des éléments envisagés dans l’ensemble du recueil quant à la notion même d’adaptation.
Une limite, peut-être ? Sauf erreur, la première partie de Neonomicon, « The Courtyard », est en fait… elle-même une adaptation d’une plus-ou-moins-adaptation, puisqu’il s’agissait originellement d’une nouvelle lovecraftienne d’Alan Moore, et non d’un récit conçu originellement pour la bande dessinée. Je n’ai pas l’impression que ça ressortait ici, mais ma mémoire me joue peut-être des tours (et, au passage, ça me fait potentiellement mentir concernant la question de la mise en page telle que je l’ai évoquée plus haut : Moore n’y a pas forcément pris part, exceptionnellement).
L’article a une autre limite, mais qu’on ne saurait lui reprocher – et c’est que, depuis cette étude, la problématique a sans doute été chamboulée par la suite du travail lovecraftien accompli par Alan Moore et Jacen Burrows, à savoir la mini-série Providence. Laquelle est à mon sens bien plus convaincante que Neonomicon, même si j’ai appris à réviser mon jugement initial… eh bien, sur ces deux bandes dessinées, en fait. Outre qu’au final elles n’en font qu’une ! Et, au regard des thématiques de Lovecraft au prisme de l’image, mais peut-être surtout de la quatrième partie, « transmédiale », je suppose qu’il y aurait beaucoup, mais alors vraiment beaucoup de choses à dire concernant le bluffant épisode 11 de Providence...
Jérôme Dutel, « Dessiner celui qui est d’ailleurs : une étude autour de Lovecraft et la bande dessinée »
Jérôme Dutel livre ensuite, comme d’autres dans cet ouvrage (notamment Christophe Chambost précédemment, concernant le cinéma), une étude comparative, intitulée « Dessiner celui qui est d’ailleurs : une étude autour de Lovecraft et la bande dessinée ». Il s’agit donc de comparer et d’analyser plusieurs adaptations en bande dessinée de la même nouvelle de Lovecraft, « Je suis d’ailleurs », certes pas la plus facile à illustrer !
Il y a de nombreuses adaptations de ce texte, pourtant – cet article ne se veut probablement pas exhaustif, mais évoque à l’occasion quelques curiosités confidentielles. Toutefois, il se focalise essentiellement sur quatre adaptations, toutes traduites en français par ailleurs, et qui sont signées Horacio Lalia, Tanabe Gô, Hernán Rodriguez et Erik Kriek. La malédiction de mon inculture frappe encore, car je n’ai pour l’heure lu que deux de ces adaptations, celles de Lalia et de Kriek (j’avais causé de cette dernière ici) – aucune des deux ne m’ayant vraiment convaincu… Il est vrai que j’ai tendance, en matière de BD lovecraftienne, à juger tout bien fade en comparaison avec le travail extraordinaire de Breccia – mais ça, c’est pour l’article suivant.
Ici, quoi qu’il en soit, l’analyse serrée des diverses adaptations (avec des développements touchant aussi bien le nombre de pages, la place du texte, le choix ou non de la vue subjective, l’effet de la chute, etc.) démontre avec pertinence la multiplicité des approches possibles, si leur pertinence est mise dans la balance. Les choix de Lalia et de Kriek ne m’ont donc pas vraiment parlé, mais Rodriguez et surtout Tanabe ont l’air autrement plus audacieux et ambitieux – et en même temps plus pertinents (en notant, dans le cas de ce dernier, que la narration propre au manga y a sa part) ; ce que je note précieusement, il me faudra y jeter un coup d’œil...
Karen Vergnol-Rémont, « Lovecraft ou les couleurs du cauchemar : une étude d’Alberto Breccia »
L’ultime article de cette section consacrée à la bande dessinée rend hommage au Maître – oui, le Maître ! Qui n’est autre qu’Alberto Breccia. Karen Vergnol-Rémont, dans « Lovecraft ou les couleurs du cauchemar : une étude d’Alberto Breccia », dissèque la manière dont l’illustrateur argentin adapte « Celui qui hantait les ténèbres », à sa manière bien spécifique, faisant usage de nombre de techniques, de l’encre de Chine au collage (bien sûr, en fait de « couleurs du cauchemar », nous sommes ici dans un traitement remarquable du noir et blanc).
Le résultat, admirable, et dont quelques aperçus sont donnés ici (ce n’était pas le cas dans l’article précédent, ce que j’ai trouvé un peu regrettable), est aussi l’occasion de revenir à la décidément perfide question de l’adaptation, surtout quand elle se pique de fidélité – notion qui fait hausser les sourcils de tous les intervenants. Ici, toutefois, il est aussi instructif de relever quand Breccia est fidèle (notamment dans le traitement de l’obscurité, essentielle au récit – ainsi quand on aborde les errances de Blake dans l’église plongée dans les ténèbres), et quand il ne l’est pas (par exemple en faisant sauter le prologue annonçant d’emblée la mort de Blake). La référence au texte original est particulièrement instructive ici.
Bien sûr, il faut y ajouter, à mon sens l’atout majeur de Breccia en la matière, son jeu très subtil concernant la trouble notion d’indicible. Avec un art consommé, et immédiatement identifiable, passant par la multiplicité des techniques graphiques, l’Argentin me paraît parvenir merveilleusement bien à montrer en ne montrant pas, ou, plus encore, à ne pas montrer en montrant – enfin, je me comprends… Il fait ainsi appel à l’imagination du lecteur, supposé relier les points et dégager les ombres, mais à sa manière qui lui est propre et inaliénable – instaurant ainsi une véritable collaboration avec le lecteur qui, au fond, renvoie à semblable collaboration dans le cas de la description littéraire.
Attention : cet article est très enthousiaste, ainsi que je le suis moi-même – autant pour la pondération académique. Je relève cependant qu’il se montre parfois bien répétitif – et il y a quelque chose d’étrange dans le ton, globalement… Mais cela demeure un beau moyen de témoigner du talent fou de Breccia.
LOVECRAFT FIGURE TRANSMÉDIALE
Isabelle Périer, « Adaptation et transmédialité : Kadath, la Cité Inconnue »
Et nous en arrivons à la quatrième et dernière partie de Lovecraft au prisme de l’image, plus mystérieuse dans son intitulé : « Lovecraft figure transmédiale ». J’ai toutefois l’impression que cette dernière notion ne s’applique véritablement qu’aux deux premiers des quatre articles rassemblés dans cette ultime section.
Et tout d’abord à celui d’Isabelle Périer, intitulé « Adaptation et transmédialité : Kadath, la Cité Inconnue». L’autrice, hélas, est décédée bien prématurément le 17 septembre dernier, ce qui confère un ton particulier à cette lecture – et dissuade sans doute de se montrer trop critique sur un point qu’en toutes autres circonstances j’aurais sans doute trouvé bien plus problématique, à savoir que l’autrice elle-même a travaillé sur un des deux ouvrages qu’elle étudie dans le présent article.
En effet, l’optique transmédiale, ici, porte sur deux ouvrages d'inspiration lovecraftienne, mais relativement « indirecte », et en même temps fortement liés entre eux, à savoir Kadath : le Guide de la Cité Inconnue, très bel ouvrage publié en son temps (à l’occasion en fait de la publication de la nouvelle traduction des Contrées du Rêve par David Camus, et c’est un aspect essentiel de la conception du présent beau volume) dans la collection « Ourobores » des éditions Mnémos (et associant Raphaël Granier de Cassagnac, David Camus, Mélanie Fazi et Laurent Poujois pour le texte, et Nicolas Fructus pour de splendides illustrations ; l'idée même de la récente « réédition », non illustrée et linéaire, me dépasse franchement), et Kadath, aventures dans la Cité Inconnue, jeu de rôle paru ultérieurement aux XII Singes, mais directement inspiré du précédent (et auquel, donc, Isabelle Périer avait participé).
C’est donc enfin – mais de manière d’autant plus douloureuse – l’occasion de traiter du jeu de rôle lovecraftien dans un contexte éditorial et académique globalement encore très frileux à l’égard de ce loisir, qui a pourtant eu, sans doute, une importance cruciale dans la contamination de la culture populaire globale par Lovecraft et son « mythe », et a constitué une porte d’entrée sans pareille pour bon nombre de lecteurs qui étaient d'abord des joueurs.
Le résultat est tout à fait intéressant. Au travers d’entretiens choisis, nous assistons en quelque sorte aux secrets de la conception du guide chez Mnémos – un ouvrage qui m’avait beaucoup plu en son temps, mais c’est ici l’occasion de peser à quel point tout cela était malin. Quant au jeu des XII Singes, dont je connaissais l’existence mais sans y avoir jamais jeté un œil, il semble lui aussi être bien plus inventif que ce que je supposais benoîtement (à ceci près que le poème cité est une fâcheuse antipub).
Un article très instructif, donc – au-delà de sa seule dimension rôlistique, certes plus qu’appréciable, il offre une belle occasion de réfléchir à la notion d’adaptation (et/ou citation, prolongation/réécriture, hommage, etc.) sous un angle différent, mais aussi de jouer des outils modernes du canular et de la création collective/partagée dans un univers étendu, avec quelque chose de jouissif en même temps qu’édifiant, et peu ou prou unique en son genre.
Rémi Cayatte, « Howard Phillips Lovecraft : acteur majeur de la culture populaire moderne »
L’article suivant, dû à Rémi Cayatte, s’intitule « Howard Phillips Lovecraft : acteur majeur de la culture populaire moderne ». Un titre très ambitieux – et, je le crains, cette ambition n'était guère approprié dans ce contexte de publication : si la nomenclature, déjà envisagée, des citations, réécritures/prolongations et hommages, me paraît pertinente, sur un format pareil elle implique de faire des choix guère satisfaisants : le sujet est trop vaste. Avis tout personnel, et qui se discute – mais, dans chaque catégorie (incluant les jeux de rôle, les jeux vidéo, les séries, etc.), on est tenté d’évoquer mille autre cas passés sous silence, et qui, parfois, auraient peut-être été davantage instructifs que ceux retenus. Le problème, certes, de toute sélection.
Mais l’article envisage ensuite une autre question, en cherchant à comprendre comment nous en sommes arrivés là. Quelques pistes sont bien évoquées, mais qui, éventuellement, encourent le même reproche que la précédente partie de l’article. Il y a des idées intéressantes, mais qui auraient appelé des développements bien plus conséquents – car c’est là une question d’une extrême complexité, et, notez bien, je n’ai quant à moi aucune idée solidement établie permettant d’éclairer ce phénomène en apparence très improbable (au-delà de cette idée d’un univers « open source »).
L’article, en soi, n’est pas mauvais, et il contient nombre de choses intéressantes et pertinentes, mais j’ai tout de même le sentiment qu’il est plus frustrant que convainquant, au regard de l’extrême complexité du questionnement, rendu plus difficile encore par l’abondance du matériau source (prohibant certes toute entreprise se voulant exhaustive, c'est aujourd'hui parfaitement impensable). Je suppose que l’on peut le voir comme la première étape d’une réflexion – auquel cas c’est un geste très louable et sans doute nécessaire.
Arnaud Moussart, « Night Gaunts de Brett Rutherford : entre illustration et (re)création »
Après quoi Arnaud Moussart, dans « Night Gaunts de Brett Rutherford : entre illustration et (re)création », traite, allons bon, de théâtre lovecraftien – le parent pauvre dans les arts inspirés par le gentleman de Providence.
L’article commence par s’interroger sur ce statut, en le rapportant à ce que nous savons (pas grand-chose, globalement) du rapport de Lovecraft lui-même au théâtre.
Après quoi, il s’agit de se pencher sur un rare cas d’adaptation théâtrale (et dans un contexte bien particulier, la pièce n’a semble-t-il été jouée que deux fois, et une seule dans son état final, qui plus est pas dans un théâtre à proprement parler ?), à savoir Night Gaunts de Brett Rutherford.
Ici, je m’avoue largué : ma méconnaissance presque totale du genre théâtral, et mes préjugés à la louche en la matière, ne m’ont certes pas facilité la lecture de cet article – et, à vrai dire, ce qui est rapporté du propos même et des procédés plus encore de la pièce Night Gaunts va bien trop dans le sens de mes bêtes préjugés pour m’autoriser à en discuter sereinement – d’autant que, forcément, je ne l’ai ni lue ni vue.
Cependant, la réflexion d’Arnaud Moussart paraît des plus pertinente, et fait preuve d’un esprit critique bienvenu.
Christopher L. Robinson, « Les Necronomicons de H.R. Giger »
Reste un dernier article, qui nous renvoie quand même pas mal à ceux portant sur la bande dessinée, même si l’approche est différente ; un dernier article, donc, abondamment illustré, dans lequel Christopher L. Robinson se penche sur « Les Necronomicons de H.R. Giger » – l’occasion, tiens donc, de revenir à Alien, après l’évocation de Dan O’Bannon par Christophe Chambost.
Mais nous sommes devant un cas-limite : il est difficile, ici, de parler d’adaptation, voire tout bonnement impossible – et, globalement, les univers de Lovecraft, le gentleman puritain obsédé par l’horreur cosmique, et de Giger, tout de biomécanoïdes qui sont autant d’assemblages pervers et morbides d’organes sexuels et d’armes à feu dans les ombres d'un futur glauque, n’ont tout de même pas grand-chose de commun. Qu’importe à ce stade si Giger lui-même sème dans ses œuvres des allusions limpides à Lovecraft et plus particulièrement à son Necronomicon ?
Eh bien, pas tout à fait. L’article est en effet parfaitement pertinent, car il pose ainsi une question très intéressante, relative au pouvoir des mots : chez Giger, ce n’est pas tant le fond lovecraftien qui constitue une inspiration, que l’emploi d’un lexique immédiatement signifiant, et suffisant de lui-même à créer un univers secondaire riche de connotations à servir parfois, à détourner d’autres fois.
En fait, l’idée de ces « mots de pouvoir » pourrait renvoyer à une lecture ésotérique, qui serait bien entendu erronée à s’en tenir au seul Lovecraft, mais peut davantage faire sens dans le contexte post-hippie qui voit naître l’œuvre de Giger, avec son lot de parodie voire d’imposture délibérée (et d’argumentaire commercial, dont, à terme sinon au départ, les références lovecraftiennes font également partie). La simple citation, on le voit, peut susciter des études très intéressantes – mais cette idée du pouvoir des mots, eu égard au lexique du « Mythe de Cthulhu », est encore une autre illustration, et des plus éloquente, de la contamination de la culture populaire moderne par un Lovecraft omniprésent.
COME AND SEE
Un bien bel ouvrage, donc, que ce Lovecraft au prisme de l’image – et qui a peut-être quelque chose de salutaire, car il est bien temps de revenir sur certains préconçus tenant à l’impossibilité supposée de figurer l’univers lovecraftien, dans le contexte d’une culture populaire qui ne cesse pourtant de le faire, si c’est avec plus ou moins de réussite ; par ailleurs, on appréciera l’ouverture de la problématique à des champs moins évidents que les inévitables cinéma et bande dessinée.
Une lecture de choix, donc, pour une problématique que l’on n’a certes pas fini de creuser.
TANIGUCHI Jirô et YUMEMAKURA Baku, Le Sommet des Dieux, t. 4, [Kamigami no itadaki 神々の山嶺], sixième édition, traduit [du japonais] et adapté en français par Sylvain Chollet, postfaces de Baku Yumemakura et Jirô Taniguchi, Bruxelles, Kana, coll. Made In, [1994-1997, 2003] 2017, 311 p.
RETOUR AUX FONDAMENTAUX
Retour au Sommet des Dieux, l’adaptation par Taniguchi Jirô du gros roman alpin de Yumemakura Baku. Retour un peu tardif, sans doute – et sans doute au moins pour partie en raison de l’impression au mieux mitigée que m’avait fait le tome 3… Après les deux brillants premiers volumes, celui-ci avait en effet joué d’une tout autre carte, et avec beaucoup moins de pertinence : la montagne était reléguée au second plan, l’histoire alpine avec, et les auteurs s’empêtraient un peu dans les failles de leur prétexte policier/thriller – qui aurait dû ne rester que cela, un prétexte. En outre, il fallait y associer une couche de mélo plus ou moins bien gérée, et un nouvel aperçu de l’héroïsme du mythologique Habu Jôji, tellement outrancier hors contexte purement alpin qu’il avait quelque chose de parfaitement ridicule à ce stade…
Par chance, même s’il n’est pas sans défauts, ce tome 4 prend totalement le contrepied du précédent (en dépit d’une très courte et très ratée saynète d’introduction dans la continuité, qui fait très bizarre de la sorte, et se montre aussi peu convaincante, voire pire encore, que les scènes du même ordre dans le tome précédent) : la montagne repasse au premier plan – et pas n’importe quelle montagne : l’Everest lui-même, « le sommet des Dieux » ; l’histoire de l’appareil photo de Mallory redevient le prétexte qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être ; bye bye le mélo et le mauvais thriller ; bye bye aussi, mais là ça ne concerne pas que le tome 3, les flashbacks…
DEUX HO… NON : UN SEUL
En effet, tout au long de ce tome, nous vivons l’action au présent, en compagnie, peu ou prou, de deux hommes seulement – dont l’un n’est guère bavard, aussi l’ensemble du volume tient-il du monologue de Fukamachi.
Le photographe japonais a enfin mis la main sur Habu Jôji, et pu s’entretenir avec lui. Il a progressivement pris conscience de ce que le légendaire et inquiétant alpiniste qu’est son compatriote, même en l’absence de feu son rival Hase Tsuneo, compte bien s’illustrer dans un ultime exploit, totalement fou, parfaitement vain : l’ascension de l’Everest par son versant le plus redoutable, en hiver, en solitaire, et sans oxygène – autant dire que l’ambition de Habu Jôji tient purement et simplement du suicide.
La fascination éprouvée par Fukamachi à l’encontre de ce taré l’amène à faire preuve d’une certaine audace : il entend photographier Habu Jôji, documenter son expédition – et, finalement, celui qui, ces dernières années, n’était jamais appelé par quiconque autrement que sous le nom de Bikhalu Sanh, lui en donne toute licence ; et même, s’il veut écrire un livre ensuite, libre à lui – Habu Jôji s’en moque, il n’en est plus là.
Cependant, il y a bien une condition à tout cela – et de taille : Fukamachi ne doit bien sûr pas intervenir dans le programme de Habu Jôji – son ascension, notamment, doit se faire en solitaire : le photographe restera en arrière, avec un temps de retard – il pourra rejoindre Habu Jôji dans ses divers camps, mais ils ne devront rien échanger, pas un mot, pas un geste, encore moins une soupe chaude en conserve. Aucune intervention : si l’un des deux a des difficultés, l’autre ne doit pas en tenir compte, ne doit pas lui apporter son aide – sous aucun prétexte.
Il y a un non-dit, ici, qui relève à vrai dire de l’évidence : si Fukamachi doit, littéralement, marcher dans les pas de Habu Jôji, sa tâche demeure ardue – le conquérant de l’Everest est un alpiniste autrement chevronné, et son programme d’ascension a quelque chose de frénétique : dans les conditions qu’il s’est imposé, il doit atteindre le sommet en moins de quatre jours ! Les expéditions en groupe requièrent en principe deux à trois semaines… Même si le photographe n’est pas supposé gagner le sommet dans ces conditions, il n’en reste pas moins qu’il s’engage dans une épreuve d’une extrême difficulté et particulièrement périlleuse – à deux doigts d’un suicide par procuration.
Les conditions de cette ascension ont un impact fondamental sur la narration. En attendant que le temps se dégage pour le sommet, autrement dit que la fenêtre s’ouvre brièvement pour autoriser l’expédition à marche forcée de Habu Jôji, les deux hommes peuvent échanger quelques mots – mais, décidément, l’alpiniste de légende n’est guère bavard. Toutefois, dès le premier pas fait pour atteindre le sommet, Habu Jôji et Fukamachi ne doivent plus communiquer – le photographe ne doit même pas intervenir dans le bref échange quotidien par talkie-walkie entre Bikhalu Sanh et son unique ami le Sherpa Ang Tshering.
De fait, les deux hommes sont seuls. Et notre point de vue est celui du seul Fukamachi – mais nous sommes en permanence avec lui, jusque dans ses pensées les plus intimes : ce tome 4 est pour l’essentiel un long monologue intérieur du photographe.
LE MONOLOGUE DE FUKAMACHI
Fukamachi est un reporter : il fait son travail. Notamment, il documente avec une précision méticuleuse les préparatifs de Habu Jôji, et rapporte avec le même luxe de détails le plan exact de son ascension de l’Everest. Car Habu Jôji a passé des années à préparer cette folle expédition, et il sait qu’il n’y aura pas de deuxième tentative : c’est cette fois ou jamais. Durant des années, sur la base de son expérience personnelle comme des retours d’autres alpinistes, il a minutieusement prévu chaque pas, à la seconde près – il connaît chaque centimètre de la montagne : monter ici, se décaler de vingt mètres sur la gauche là, s’abriter des rochers tombant du sommet sous ce surplomb, avec une marge de dix centimètres seulement… Il en va bien sûr de même pour l’équipement – et, aspect crucial, son poids : Habu Jôji emporte son carnet de notes, mais en a arraché toutes les pages qui ne serviraient à rien – il n’en reste que deux ou trois, celles nécessaires à l’expression de ses sentiments ; jusqu’au crayon à papier qui a été scié pour être réduit à la taille et au poids minimum !
Mais, par la suite, c’est bien l’expérience solitaire du seul Fukamachi que nous avons. Et, avec tout son sérieux de professionnel, hors livre, il laisse libre cours à l’expression de ses interrogations, tout au long de cette ascension. Le rapport des gestes effectués, les moindres gestes, est toujours de la partie, mais les pensées parasites prennent régulièrement le devant de la scène – les doutes, les remords, les craintes…
C’est un aspect essentiel de ce tome 4. Il pourra séduire, ou agacer – j’ai connu les deux sentiments alternativement. Si vous êtes allergiques aux voix off, ce que je peux comprendre, clairement, ce n’est pas pour vous…
PARCE QUE LA MONTAGNE EST LÀ ?
Un aspect essentiel, bien sûr, consiste à questionner ce besoin, chez Habu Jôji, de se livrer à pareille entreprise, parfaitement démente – au-delà, il s’agit donc de questionner l’héroïsme. La BD se montre ici à la fois frustrante et pertinente, car la réponse véritable demeure dans le flou. Est-ce « parce que la montagne est là » ? Les fameux mots de feu George Mallory – toujours lui – questionné sur les raisons de son ascension de l’Everest, qui devait lui être fatale… Habu Jôji ne semble pas adhérer à cette approche presque esthétiquement abstraite. L’égocentrique forcené qu’il est, comme de juste, ramène tout à lui : il doit grimper parce que c’est ce qu’il fait. On devine, sous-jacent, un triste corollaire – qui est qu’il ne sait rien faire d’autre.
Tout cet héroïsme est absurde – c’est bien affaire de « conquérants de l’inutile », mais d’une manière presque mesquine. Pourtant, la notion même d’héroïsme est bien au cœur du Sommet des Dieux – difficile de prétendre le contraire. Mais, pour l’explorer dans tout ce qu’elle implique, sans doute faut-il un autre point de vue que celui de l’alpiniste de légende, si merveilleusement doué.
D’où Fukamachi. Personnage point de vue depuis le départ, il a fait office, successivement, de prétexte, de témoin, de passeur. Ce n’était pas tout à fait une coquille vide pour autant, au plan sentimental notamment, mais c’était bien le type qui s’efface derrière son récit, qui ne prend le devant de la scène que pour les nécessités de la narration : dans les ascensions, sa fonction même implique qu’il reste en arrière.
C’est bien ce qu’il fait ici, de la manière la plus littérale qui soit – mais ses pensées le dépassent : autrement concrètes que la perfection abstraite de Habu Jôji, elles touchent aussi bien davantage – même par rapport aux exploits les plus traumatisants et périlleux de l’alpiniste, qui avaient en leur temps été racontés sur le vif et à la première personne, dans le tome 2. Mais c'est plus compliqué que ça, j'y reviendrai... Quoi qu'il en soit, Habu Jôji est un homme (ou plus que ça ?) de l’objectif : grimper, vaincre, survivre – il ordonne sa vie au gré des nécessités, selon ces principes cardinaux qui reviennent sans cesse. En tant que tel, il semble ne jamais douter – il ne saurait à cet égard être plus opposé à Fukamachi, l’homme qui doute tout le temps.
Le doute, la peur… L’humanité, en somme. Si le discours sur le dépassement de soi tend généralement plus à m’irriter qu’autre chose – et cela a régulièrement été le cas dans ces pages –, il fait bien ici preuve d’une empathie appréciable et à hauteur d’homme.
La motivation de Fukamachi demeure problématique – il y a vraiment ici quelque chose de suicidaire, qui vient contredire l’affirmation du dépassement de soi ; je ne sais pas quelle dimension l’emporte. Mais je suppose que, d’une certaine manière, c’est tant mieux. Le moyen qui me reste pour faire abstraction des souffrances masochistes de l’alpiniste, de ses ambitions et de ses fantômes – tout cela étant tout de même bien plus convenu, dans l’optique d’une « philosophie » héroïque qui, trop souvent, m’indiffère, sinon m’ennuie.
REDONDANCES ET REDITES
L’entreprise narrative n’est toutefois pas sans risques, peut-être même à la hauteur de ceux qu’affrontent nos alpinistes pour les raisons les plus indécises, et éventuellement les plus futiles – à moins qu’il n’y ait vraiment quelque chose en dessous, nous verrons bien, j’imagine (ou pas).
La voix off, tout particulièrement, peut s’avérer problématique, d’une manière finalement très typique du procédé : elle commente toujours, mais sans toujours apporter grand-chose en tant que telle. Parfois, cela vire à la littéralité, au discours redondant : le texte se contente de redire l'image, pourtant autosuffisante.
En même temps, je ne pense pas que ce soit totalement gratuit – la voix de Fukamachi se posant sur les images a surtout pour objet de créer une ambiance, je suppose, et, globalement, elle y parvient. Commenter dans le détail le contenu du sac de l’alpiniste fou, ou faire part dans la douleur de sa crainte de mourir inutilement contre une paroi, loin de celle qu’il s’avoue enfin aimer, c’est finalement la même chose, à cet égard.
Cela passe aussi par un jeu avec le temps : le commentaire dilate l’action. C’est sans doute approprié dans le cadre de la folle ascension de Habu Jôji, et de la non moins folle entreprise de Fukamachi marchant littéralement dans ses traces. Si l’expédition, chronométrée, est supposée aller absurdement vite, au regard des critères des autres expéditions, en groupe, s’étant attaquées à l’Everet, la perception intime du temps qui s’écoule, c’est encore autre chose – sinon pour Habu Jôji, du moins pour Fukamachi, qui compte chaque pas, chaque coup de piolet, toujours plus pénible que le précédent, et moins que le suivant, mettant l’endurance de l’alpiniste à l’épreuve, et, avec, celle du lecteur.
L’endurance de ce dernier, à vrai dire, est plus généralement affectée par les éventuelles redites : à ce stade du Sommet des Dieux, l’expérience de la montagne, dans ce qu’elle a de plus extrême, ne produit plus le même effet que dans les premiers volumes. Surtout, quand l’épopée de Fukamachi, comme il se doit, sombre dans le cauchemar, la folie, la douleur, la certitude que la fin est proche, le lecteur est forcément ramené à l’expérience traumatisante de Habu Jôji en solitaire dans les Grandes Jorasses, narrée dans le tome 2 – et à la première personne là aussi : le carnet de l’alpiniste retranscrivait ses pensées, même si sur un mode sans doute plus urgent et laconique que Fukamachi prérédigeant son livre au cœur même de son expérience, et ce plus ou moins consciemment. Les deux hommes diffèrent, oui, et leurs comptes rendus aussi, en conséquence. On peut apprécier que le point de vue du photographe soit davantage humain que celui de l’alpiniste super-héros. Reste que l’épisode fascinant et mythologique des Grandes Jorasses était autrement convaincant et fort que l’épreuve himalayenne de Fukamachi...
Mais, au-delà des seules références à cet épisode tout de même bien particulier, les scènes de montagne se répètent forcément – entre les volumes, et au sein même de celui-ci ; que le commentaire dilate l’action accentue en fait ce sentiment.
Au plan narratif, ce tome 4 n’est donc pas sans failles, même si leur caractère gênant ou pas dépendra sans doute du lecteur.
POURTAAAAAAANT QUE LA MONTAAAAGNE EST BEEEEEL-LEUH
Par contre, pour ce qui est du dessin, Taniguchi Jirô est… à son sommet. Aha. Après un tome 3 bien terne au pays des hommes, le tome 4 est l’occasion de retrouver la montagne, et de la remettre au premier plan – et pas n’importe quelle montagne : l’Everest, rien que ça – « le sommet des Dieux ».
Et le résultat est de toute beauté. La précision documentaire est de mise, mais sans priver le graphisme de son âme.
La montagne, chez Taniguchi, est belle autant qu’intimidante – sa majesté de mangeuse d'hommes effraie. Il s’agit, littéralement, de fascination – celle que les plus belles choses autant que les plus terribles cauchemars suscitent, et sont seuls à même de susciter. L’adversité est magnifiquement retranscrite – elle est palpable, d’une certaine manière : les chutes de rochers, les avalanches, sont autant de périls que le lecteur ressent au plus profond de son être – des menaces concrètes, même si elles ont leur part d’avertissements : on ne grimpe pas au sommet de la montagne sans tenir compte de l'avis des Dieux qui en ont fait leur domaine.
Notons enfin que cette réussite s’applique également aux personnages – notamment dans leur aspect pouilleux, mal rasé, qui tranche sur la perfection proprette que nous avions pu être tentés de leur associer, notamment en ce qui concerne Fukamachi. C’est finalement une autre manière de les ramener à l’humanité : les vrais héros ne sortent pas du salon de beauté.
REMONTÉE…
Je suppose que l’on peut parler de « remontée ». Ce tome 4 du Sommet des Dieux est incomparablement meilleur que le très décevant et maladroit tome 3, et ce à tous points de vue.
Par contre, à ce stade du récit, les redondances et les redites ont leurs conséquences – que le monologue permanent de Fukamachi tend à mettre en lumière, que ce soit délibéré ou pas. Cela peut profiter à l’ambiance du récit, mais, trop souvent, cela nous rappelle aussi quelques bien meilleurs souvenirs des deux premiers tomes – au premier chef l’expérience traumatique de Habu Jôji dans les Grandes Jorasses. Le rendu n’est pas tout à fait le même, puisque Fukamachi n’a rien du super-héros obsédé par la performance alpine – mais l’effet est bien amoindri. Du coup, ce tome 4, à mes yeux, ne retrouve pas le niveau remarquable des tomes 1 et2.