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One-Punch Man, t. 03 : La Rumeur, et t. 04 : La Météorite géante, de One et Yusuke Murata

Publié le par Nébal

One-Punch Man, t. 03 : La Rumeur, et t. 04 : La Météorite géante, de One et Yusuke Murata

ONE et MURATA Yusuke, One-Punch Man, t. 03 : La Rumeur, [Wanpanman ワンパンマン : Uwasa ], œuvre originale de One, traduction [du japonais par] Frédéric Malet, Paris, Kurokawa, coll. Shônen, [2012, 2016] 2017, [208 p.]

One-Punch Man, t. 03 : La Rumeur, et t. 04 : La Météorite géante, de One et Yusuke Murata

ONE et MURATA Yusuke, One-Punch Man, t. 04 : La Météorite géante, [Wanpanman ワンパンマン : Kyodai inseki 巨大隕石], œuvre originale de One, traduction [du japonais par] Frédéric Malet, Paris, Kurokawa, coll. Shônen, [2012] 2016, [208 p.]

MON MANGA DE SUPERMARCHÉ

 

Ça a pris un peu de temps, mais finalement ça c’est bien produit, et dans les conditions que je supposais : j’ai lu de nouveaux tomes de One-Punch Man, le manga initialement créé par One sous forme de webcomic et adapté en version papier par Murata Yusuke, au trait plus professionnel ; deux tomes, les troisième et quatrième, que je me suis donc procurés au supermarché (c’est probablement le seul manga qui s’y trouve et qui puisse m’intéresser), ce en quoi je ne diffère guère de ce couillon de Saitama, à ceci près que, les promos sur les algues, je m’en cogne un peu.

 

J’étais perplexe, au sortir des deux premiers tomes – avec des choses qui m’avaient plu, d’autres beaucoup moins, voire qui m’avaient agacé… Mais, de l’eau ayant coulé sous les ponts, je me suis dit que ça valait le coup de retenter l’expérience.

 

Et pour quel résultat ? Pour les gens pressés, je vais lâcher le morceau dès maintenant : j’ai beaucoup aimé le tome 3, clairement le meilleur de la série pour l’heure à mes yeux ; par contre, le tome 4 m’a laissé totalement indifférent, au mieux…

 

Mais je me suis rendu compte, à parcourir les critiques sur le ouèbe, que je n’avais décidément pas les mêmes critères que la plupart des lecteurs de One-Punch Man

 

HÉROS OFFICIELS AU BOULOT !

 

La série, avec le troisième tome, aborde sans doute un changement de taille dans sa conception, parce qu’un semblant de trame, totalement absent du premier tome et encore très léger dans le deuxième, prend davantage d’importance ici, permettant de mettre en scène des personnages récurrents, dans le contexte d’un monde un peu plus détaillé, s’il demeure encore assez abstrait – mais ça, j’y reviendrai juste après.

 

Pour l’heure, Saitama, grâce à son disciple imposé Genos, a enfin compris pourquoi il demeurait un anonyme aux yeux de la foule : il lui faut intégrer l’Association des Héros, pour avoir un statut officiel ! Tous deux s’y rendent, tous deux brillent aux épreuves physiques (Saitama explose même les records), et Genos également à l’examen écrit (Saitama beaucoup moins…). Au final, tous deux sont reçus : Saitama de justesse, qui obtient le dernier rang de la Classe C, mais Genos avec davantage de brio, qui intègre directement la classe S – celle des plus puissants des super-héros…

 

Intégrer cette Association n’a rien d’anodin, et influe forcément sur la suite des événements, que ce soit au travers de la mise en scène de personnages récurrents (Vipaire, Tiger Marcel et son frangin Blackhole Marcel, Bang, ou encore, dans les histoires bonus, Mlle Fubuki ou Tatsumaki…), avec notamment les jalousies de la compétition au sein des différentes catégories de héros, ou bien en jouant des obligations que ce statut officiel confère à Saitama : dans le tome 3, en tant que héros de seconde zone, il doit effectuer un quota d’interventions sous peine d’être rayé des cadres – l’occasion de retrouver, même si par le hasard le plus total, ce connard de Sonic le Foudroyant, apparu dans le tome 2 et qui semble bien constituer la Némésis de Saitama ; mais le tome 4 illustre un autre aspect de ces problématiques, quand la foule manipulée reproche à Saitama les destructions qu’il a causées dans la ville, même si elles lui ont permis de sauver tout le monde et d’éviter qu’il y ait la moindre victime…

 

Enfin, il y a les missions assignées aux héros, selon une classification détaillée dans le tome 4 : il s’agit pour eux d’intervenir, notamment, contre la menace constituée par des gros monstres antédiluviens qui louchent bien plus du côté de Godzilla que des super-vilains américains ; le tome 3, notamment, joue beaucoup de ce registre kaijû eiga, et c’est assez chouette.

 

L’Association des Héros, en tant que telle n’est certes pas bouleversante d’originalité (même si le catalogue de ses membres les plus improbables est assez savoureux – à la manière de ce qu’on peut lire dans le Top 10 d’Alan Moore), mais elle fournit un cadre bienvenu pour développer un semblant d’histoire globale, ce qui est finalement appréciable – même si cela peut paraître entrer en contradiction avec les principes mêmes du manga en ligne originel de One.

 

En même temps, via la concurrence acharnée entre les différents héros, j’imagine que c’est aussi l’occasion de railler ce lieu commun du nekketsu qu’est le tournoi, ce qui passe bien mieux que sa reprise au premier degré dans Gunnm avec le motorball (ce n’est qu’un exemple tout personnel, en rapport avec mes lectures de l’année) ; j’imagine que la pseudo-morale philo-mes couilles « You can get it if you really want », déjà sensible dans le tome 2, et poursuivie ici, notamment à la fin du tome 3 mais pas seulement, est également liée à cet aspect, mais pour le coup je n’ai pas le même ressenti, certes…

 

UN MONDE EN GERME

 

Reste qu’une chose qui m’a bien plu, tout particulièrement dans le tome 3, c’est la constitution, petit à petit, par brèves touches çà et là, d’un véritable univers dans lequel situer les aventures de Saitama. Le côté parodique de la série pouvait s’accommoder ici d’un certain flou, mais je crois que ce procédé s’avère finalement plus pertinent, notamment en ce qu’il conserve une certaine mesure. Les auteurs ne nous balancent pas des tonnes de background d’un seul coup, sur le mode « bon, fini les conneries », mais laissent une information ici, une autre là, pour dessiner un monde qui demeure suffisamment abstrait pour ne pas changer le fonctionnement général de la BD, mais avec tout de même suffisamment de matière pour que le monde vive en dehors des personnages.

 

Ainsi de ces villes qui n’ont qu’une lettre pour tout nom, de la politique de l’Association des Héros incluant des aspects très concrets comme l’abri géant dans l’avant-dernière histoire du tome 3, ainsi de la nomenclature des menaces dans le tome 4 – et peut-être aussi d’aspects davantage « en creux », comme l’origine des monstres qui godzillent sans cesse les villes, tantôt denses, tantôt peu ou prou désertes, sur le mode de la blague dans le tome 3, mais le procédé pourrait peut-être gagner en ampleur si l’on se fie à quelques indices concernant les très chtulhiennes créatures marines qui sèment la zone dans le tome 4 – ou pas.

 

Bien sûr, cette construction d’un monde a aussi ses répercussions sur les personnages et leur histoire, au-delà des seuls Saitama et Genos, ce dont j’ai déjà donné quelques aperçus – là encore, ni trop, ni trop peu, mais bien un équilibre quelque part surprenant pour une série aussi peu portée à la mesure et à la finesse.

L’UTILITÉ DES BONUS

 

Ce monde en germe doit beaucoup aux épisodes « bonus » qui concluent chaque volume – et qui constituent souvent des flashbacks impliquant Saitama du temps où il avait encore des cheveux, mais peuvent aussi prendre la forme de brèves aventures parallèles, où Saitama peut faire son apparition, mais de manière très secondaire.

 

Or ces épisodes « bonus », à en croire les quelques critiques lues çà et là sur le ouèbe pour préparer celle-ci, n’ont pas exactement bonne presse… On leur reproche systématiquement ou presque, peut-être pas de « servir à rien », mais du moins de ralentir le développement de la trame – sauf que, vu ce qu’il en est de cette trame, je ne comprends pas un seul instant qu’on puisse avoir cette « raison » en tête pour justifier la critique des « histoires bonus »… Le fil rouge est éminemment secondaire : ces « histoires bonus » me paraissent en fait bien plus utiles, incomparablement plus, parce qu’elles développent souvent de manière très heureuse un univers qui gagne à être envisagé ainsi, avec plus de distance, dans le temps comme dans l’espace.

 

En fait, toutes choses égales par ailleurs (car on ne parle certes pas du tout de la même chose…), ces récits « à côté » me font un peu l’effet des histoires courtes, et d’une chronologie interne souvent indécise, qui parsèment çà et là le génial Sandman de Neil Gaiman, en offrant des respirations entre deux avancées de la trame – respirations qui, bien loin d’être gratuites, permettent d’envisager l’histoire principale d’un autre œil. Maintenant, hein, c’est sûr : One-Punch Man, question « finesse », c’est pas exactement Sandman – c’en est peut-être même l’antithèse…

 

Le tome 3, tout particulièrement, a été critiqué à cet égard, car il compte exceptionnellement (?) deux « histoires bonus », pour cinq épisodes « normaux » – une proportion jugée bien trop importante par bon nombre de lecteurs. Ce reproche me paraît d’autant moins fondé que ces épisodes spéciaux sont très bons, et dans deux registres très différents. « Cet été-là » pousse la logique kaijû dans ses extrêmes, et s’avère très drôle – même sur la base de quelque chose d’aussi idiot et puéril qu’une envie de pisser très inopportune. Plus surprenant, « Un vent nouveau » est focalisé sur un jeune héros ayant intégré une formation aux allures de gang yakuza (l’occasion de faire intervenir des personnages charismatiques – vraiment, je veux dire, pas comme le guignol badass caricatural qui se fait joyeusement défoncer la trogne dans « Cet été-là » –, des personnages charismatiques disais-je et dont il semblerait bien qu’ils aient un rôle à jouer plus tard dans la série : Mlle Fubuki et Tatsumaki). C'est un récit beaucoup moins drôle, avec quelque chose de dramatique même – et de pertinent, je crois, avec ce jeune homme très japonais qui a cessé de faire le sarariman angoissé pour se faire héros mais sans y perdre nullement ses angoisses… La fausse note, à cet égard, c’est donc la pseudo-philosophie (humiliante) de l’effort qu’incarnent ici aussi bien Tatsumaki que Saitama – mais ça, c’est un point de vue très personnel.

 

L’unique « histoire bonus » du tome 4, « Prison break », est beaucoup moins convaincante – si pas totalement ratée. Il s’agit cette fois de faire un très bref flashback pour expliquer les événements immédiatement en cours dans la trame principale : une séquence en prison, impliquant au premier chef ce connard de Sonic le Foudroyant, et qui n’y va pas de main morte concernant les clichés de la fiction carcérale – la brute gay obsédée sexuelle y compris, en fait un super-héros de classe S qui va volontairement en prison pour se farcir des détenus, et qui répond au nom improbable de Pri-Pri-Prisonnier… Mouais, hein…

 

Mais, si cet exemple n’est pas convaincant, les deux du tome 3 le sont amplement assez pour justifier à mes yeux l’emploi de ce procédé beaucoup plus utile et pertinent qu’on ne le dit.

 

C’EST BON QUAND C’EST CON

 

Mais, certes, la BD est inégale – en ce qui me concerne du moins. C’est qu’elle joue sur deux tableaux plus ou moins compatibles et avec plus ou moins de réussite : l’humour, notamment parodique, et l’action.

 

L’humour est clairement le point fort de One-Punch Man – d’autant bien sûr que c’est ce qui singularise vraiment, sur un mode éventuellement moqueur, la série conçue par One et les shônen lambda, puisqu’il s’agit de s’amuser avec leurs codes. Les registres humoristiques sont à vrai dire variés, au-delà de la parodie – mais ils font généralement mouche : si, dans le tome 3, je ne pouvais qu’être emballé par la conclusion totalement idiote et absurde de « La Rumeur », j’ai aussi ri de bon cœur, donc, à l’envie de pisser qui s’empare de Saitama dans « Cet été-là » ; c’est certes pas du tout fin, mais c’est efficace.

 

Le dessin y a bien sûr sa part – au-delà du seul procédé consistant à figurer un Saitama très simpliste dans un univers graphique qui l’est beaucoup moins. Murata Yusuke, assurément un bon dessinateur, fait preuve d’un don indéniable pour la caricature, que la mise en scène de héros tous plus ridicules les uns que les autres favorise particulièrement : dans « Cet été-là », encore une fois, les braves héros qui perdent en l’espace de deux cases leur pose ultra-badass pour exposer en gros plan leurs vilaines petites gueules salement défoncées, c’est con mais c’est bon – ce qu’est la série dans ses passages les plus réussis.

 

Globalement, ce troisième tome est vraiment très drôle, et c’est bien pour cela que c’est celui que j’ai préféré jusqu’à présent. Le tome 4, par contre… Je n’en ai pas retenu grand-chose. Je suppose que le plus amusant se trouve dans l’épisode « Des voix relou », avec la puérile manœuvre des frères Marcel pour nuire à Saitama. Mouais… En un mouais encore plus dubitatif pour « Prison break », donc. Scénario et dessin (dans le seul registre humoristique), c’est tout de même un bon cran inférieur, sinon plus.

 

PIF PAF POUM (OU BING BING BONG BONG)

 

En contrepartie, l’action y est beaucoup plus présente… Et ça me parle de suite beaucoup moins.

 

Entendons-nous bien : One-Punch Man est un shônen baston, je ne vais pas lui reprocher de mettre en scène de la baston... Par ailleurs, le boulot de Murata Yusuke (et de ses assistants, qu’il mentionne dans les rabats dans ces deux volumes) est assurément de qualité, dynamique, impressionnant, excessif… Agréable à l’œil, par ailleurs – même si je maintiens qu’il abuse un peu du floutage. Mais, ce très éventuel bémol mis à part, c’est clairement du très bon travail.

 

Ce qui me pose problème, concernant la baston dans One-Punch Man, et tout particulièrement dans le tome 4, c’est qu’elle manque de caractère en dehors de ce seul plan graphique – j’entends, quand la baston occupe absolument tout un épisode, où la narration et le texte sont de facto hors-sujet. Quand un épisode par-ci, un épisode par-là, fait dans la grosse baston sur ce mode, ma foi, ça ne me pose pas spécialement de problème – c’est ce qui se produit, dans le tome 3, avec l’épisode « Face-à-face » ; un épisode par ailleurs totalement inutile, car il consiste en un simple combat d’entraînement entre Saitama et Genos, qui ne contribue pas le moins du monde à l’histoire (alors quand je lis que les épisodes « bonus » ont ceci de fâcheux qu’ils ralentissent la progression de la trame principale, booooooooooooon…). Mais OK – et OK pour les autres séquences de baston dans le tome 3, jamais aussi amples, néanmoins conséquentes (notamment dans les très bons épisodes « La Rumeur » et « Un vent nouveau », ce dernier étant une « histoire bonus »). Par ailleurs, si la narration est très limitée dans « Face-à-face », l’humour est clairement de la partie (et plus encore dans les autres épisodes cités).

 

Dans le tome 4, c’est autre chose… Déjà, la baston – sur ce mode radical où il n’y a peu ou prou rien d’autre – est au cœur des épisodes « La Météorite géante » (par ailleurs, très long il fait 80 pages – il se lit néanmoins très vite…) et « Le Roi des profondeurs », sachant qu’elle occupe aussi une bonne place dans « La Menace venue de l’océan », et éventuellement dans « l’histoire bonus » qu’est « Prison break ». En clair, le seul épisode plus modéré à cet égard, davantage dans l’esprit du tome 3, est « Des voix relou », soit le seul épisode, ici, qui mette vraiment l’humour au premier plan, avec les bêtises des frangins Marcel ; je suppose qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que ce soit celui que j’ai préféré dans ce quatrième volume, et de très, très loin.

 

D’autant qu’il y a un autre aspect, dans ces bastons omniprésentes du tome 4, qui m’a posé problème, pas qu’un peu… et c’est que ces scènes (hors « Des voix relou », donc) manquent cruellement d’humour : là où le tome 3 était hilarant, y compris dans la longue séquence de baston entre Saitama et Genos, ce tome 4 relègue l’humour à quelques cases éparses, et se montre globalement d’un ton plus « sérieux » qui ne lui réussit guère – surtout dans la mesure où cela vient complètement anéantir tout ce qui distingue One-Punch Man du shônen d’action lambda, et qui consistait pour une bonne partie en un regard critique, ici aux abonnés absents…

 

Reste le dessin de Murata Yusuke – irréprochable. Mais, en ce qui me concerne, ça ne suffit pas.

 

ENTRE-DEUX

 

Bilan ? Un très bon tome 3, en ce qui me concerne – drôle, malin, avec des aperçus enthousiasmants d’un vrai univers, cependant très approprié dans son abstraction.

 

Et un tome 4 au mieux médiocre, où la baston omniprésente réduit bien trop la part de l’humour, et avec d’autant plus un côté « sérieux » qui ne me parle vraiment pas du tout…

 

Et un dessin très convaincant dans les deux tomes.

 

La suite, alors ? Peut-être un de ces jours – sans urgence : au hasard de mes déambulations dans le supermarché, et de mes envies de popcorn (non, pas d'algues)...

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Le Tunnel, d'Itô Junji

Publié le par Nébal

Le Tunnel, d'Itô Junji

ITÔ Junji, Le Tunnel [Tonneru Kitan トンネル奇譚 : Itô Junji Kyofu Manga Collection 伊藤潤二恐怖マンガCollection, vol. 14], traduction [du japonais par] Jacques Lalloz, Paris, Tonkam, coll. Frissons – Intégrale Junji Itô, [1995, 1997-1998] 2013, 234 p.

HORREUR !

 

Retour au maître du manga d’horreur contemporain, Itô Junji, avec Le Tunnel, soit le quatorzième volume de son « intégrale ». À l’instar du Cirque des horreurs, lu et chroniqué il y a quelque temps de cela, le présent tome est un recueil de cinq histoires courtes – le registre où l’auteur, à en croire les initiés, excelle le plus, même si je tends à croire que le long récit suivi Spirale demeure ce qu’il a fait de mieux.

 

Cinq histoires, donc, d’une cinquantaine de pages chacune à l’exception de la première un peu plus courte, et dont quatre datent de 1997, toutes publiées dans Nemuki, et une de 1995, publiée dans le Mensuel Halloween. Nous sommes donc juste avant Spirale dans la bibliographie de l’auteur – et, comme pour Le Cirque des horreurs, cela se sent à l’occasion, même si l’approche générale est globalement très différente, et de manière très marquée en ce qui concerne le graphisme : ce sont deux mondes passablement distincts.

 

LES PLUS BELLES IDÉES DU REGISTRE…

 

Et le même effet incroyable se reproduit, qui relève de la fascination pure et simple en ce qui me concerne ; un sentiment que l’on pourrait résumer par cette question bateau dont raffolent forcément les écrivains d’horreur : MAIS OÙ VA-T-IL CHERCHER TOUT ÇA ?!

 

Ce n’est pas la moindre qualité d’Itô Junji : il est d’une inventivité phénoménale, et illustre dans ses récits des histoires totalement folles, aux postulats savoureusement improbables et qui n’en sont que plus terrifiants. Dans le domaine de la BD d’horreur, je ne vois rien qui puisse ne serait-ce qu’approcher de la maestria d’Itô Junji en termes d’idées de récit – même Umezu Kazuo, son maître, et que j’adore, me paraît opérer dans un registre que je n’ai certes pas l’envie de qualifier de « convenu », ça serait sacrément injuste, mais disons du moins que ça n’est pas aussi stupéfiant d'originalité, et surtout pas de manière aussi systématique.

 

Pareilles idées incitent davantage à chercher du côté des maîtres de l’horreur littéraire – pas tant Lovecraft, qu’Itô Junji adore (et ça se sent dans Spirale tout particulièrement – ou, dans le présent volume, dans « De longs rêves », « L’Histoire sanglante du village de Shirosuna » et peut-être aussi « Le Tunnel »), qu’un Stephen King – question productivité et efficacité, c’est le seul nom qui vient à l’esprit, tous deux trônent au sommet du genre et n’ont pas d’autres pairs –, mais un Stephen King mâtiné de Clive Barker, pour le surplus de bizarrerie et de grotesque qui achève de singulariser leurs œuvres respectives.

 

Dans Le Tunnel, le récit éponyme et « L’Histoire sanglante du village de Shirosuna » sont sans doute moins surprenants que les trois autres, mais certes pas au point de la banalité. « Les Noiraudes » est peut-être ma nouvelle préférée, qui, sur une idée de base pas forcément si originale, brode pourtant une histoire inventive et terrible, avec tout le brio que l’on est en droit d’attendre d’un Itô Junji en grand forme.

 

On peut sans doute mettre en avant quelques traits typiques, outre les éclats de grotesque du graphisme qui se lâche, et un me paraît important – représentatif de Spirale aussi, d’ailleurs : une capacité étonnante et pourtant convaincante à dépeindre des microcosmes qui semblent réagir aux plus horribles étrangetés avec tout le stoïcisme d’individus sans imagination, jusqu'à faire de ces situations objectivement « anormales » une norme dont il faut de toute façon bien s’accommoder – j’imagine qu’une analyse plus poussée de cette question pourrait s’avérer fructueuse.

 

… MAIS DES CONCLUSIONS RAREMENT À LA HAUTEUR

 

Mais ce brio initial a souvent une fâcheuse contrepartie : les fins ne sont à mes yeux que rarement à la hauteur des promesses de toutes ces merveilleuses introductions. Et je suppose que cela tient souvent au format de ces récits – mais dans deux directions contradictoires : il n’y a pas de règle, en fait – c’est parfois trop court, parfois trop long ; mais, en tout cas, il y a bien, et régulièrement, des problèmes de rythme. Pour le coup, c’est peut-être le récit le plus court de l’ensemble, paradoxalement appelé « De longs rêves », qui en témoigne le plus, or c’est celui sur lequel s’ouvre le recueil.

 

La tentation de la chute peut aussi s’avérer dommageable. Finalement, les histoires qui s’en tirent le mieux à cet égard sont probablement « Le Tunnel » et « Les Noiraudes », parce que leur structure n’appelle pas d’ultime révélation ou cauchemar, jouant bien davantage, et avec une mélancolie marquée, sur le sentiment de l’inéluctable – ce qui est aussi, assurément, le cas de « L’Histoire sanglante du village de Shirosuna », histoire cependant bien plus classique et d’un ton plus léger, « pulp » peut-être.

 

Tandis que « Le Buste de bronze », récit lorgnant sur la comédie horrifique (mais qui demeure vraiment horrifique, hein), s’éparpille en saynètes grotesques souvent réjouissantes, mais objectivement d’une utilité et d'une pertinence variables.

 

À tous ces niveaux, on est régulièrement porté à regretter que les développements et surtout les conclusions de ces histoires ne soient pas à la hauteur des brillantes idées introduites par l’auteur dans les premières pages de ces récits – qui sont quant à elles absolument parfaites.

 

La contrainte de format est sans doute d’un poids non négligeable dans les raisons de ce défaut un peu frustrant. C’est assez bizarre, mais j’ai quand même le sentiment que Spirale, même avec cet aspect si contraire de récit continu sur la durée, se montre bien plus habile dans la gestion du rythme des rebondissements, en accordant à chaque scène la place qu’il lui faut – ni plus, ni moins.

 

(ET UN DESSIN… INÉGAL)

 

Une comparaison à laquelle on peut difficilement échapper quand on se penche sur le dessin. Celui du Tunnel est dans la lignée du Cirque des horreurs et du Mort amoureux, ou des récits « intermédiaires », disons, de Tomié – la publication de Spirale, pourtant, ne tardera guère quand ces cinq histoires paraissent en magazine, mais il y a un monde entre les deux. Est-ce une question de studio, d’assistants ? Je n’en sais rien. Mais le graphisme ici n’a pas le léché, très pro mais à bon escient et au service de l’histoire, de la grande BD alors encore à paraître.

 

Le noir et blanc est plus « brutal », tout en contrastes et traits épais et appuyés, et le style est plus minimaliste, concernant les personnages et les décors aussi bien. Les expressions des visages sont intéressantes, et typiques, qui peuvent contribuer à susciter un certain malaise (ici, notamment dans « Les Noiraudes », avec l'odieux personnage de Kazuya).

 

Mais, globalement, c’est assez médiocre – clairement pas l’atout de la BD, et peut-être même une difficulté à surmonter pour apprécier les histoires et les personnages ; alors, on s’accommode de ce dessin plutôt terne.

 

Ce qui sauve les meubles (et fait probablement plus que cela), c’est encore une fois quand Itô Junji se lâche, pour livrer des scènes ou, plus souvent, dépeindre des personnages, dont les traits grotesques ont quelque chose de maladivement angoissant – à deux doigts du rire parfois (notamment bien sûr dans « Le Buste de bronze »), mais souvent d’une manière heureusement inattendue, au point où la réaction du lecteur est d’abord et avant tout interloquée, et c’est tant mieux (surtout dans « De longs rêves »). À cet égard, « Le Tunnel » et « L’Histoire sanglante du village de Shirosuna » sont sans doute bien plus convenus, mais l’efficacité demeure : c’est à bon escient.

 

Noter une chose, ici : si les visages soumis aux pires déformations sont toujours de la partie, et c’est peu dire (jusqu’à la folie pure et simple dans « De longs rêves » et « Le Buste de bronze »), le gore est relativement absent – il est en tout cas bien moins présent que dans les autres titres de l’auteur que j’ai pu lire. Les giclées de sang ont leur importance, comme le veut le titre, dans « L’Histoire sanglante du village de Shirosuna », mais c’est une exception.

CINQ CAUCHEMARS

 

Tâchons donc de dire quelques mots des cinq histoires courtes composant ce recueil.

 

De longs rêves

 

« De longs rêves », qui introduit ce volume, en est aussi l’histoire la plus courte, puisque le récit tient en une trentaine de pages (contre une cinquantaine pour tous ceux qui suivent). C’est aussi, étrangement, la nouvelle qui pâtit le plus de problèmes de rythme, je crois – tantôt trop longue, tantôt trop courte…

 

Cela tient peut-être à ce que deux « trames » sont mélangées pour ne plus en faire qu’une. Or la première manque de véritable intérêt : dans un hôpital, une femme est persuadée qu’elle va bientôt mourir, et narre aux médecins que d’étranges visites au cœur de la nuit lui en ont donné la certitude. La deuxième « trame » porte sur ce visiteur, qui est tôt identifié – un patient d’un genre particulier, dont les rêves sont troublés, qui deviennent de plus en plus « longs » ; entendre par-là qu’il a le sentiment de passer des jours, des mois, des années dans ses rêves, quand une seule nuit s’écoule dans la « vraie vie ».

 

Et cette condition étrange, affaire de perception ou quelque chose de plus sournois, marque ses traits – c’est un peu un Martien de Mars Attacks!, quand nous le rencontrons pour la première fois ! Et ça ne fait que s’aggraver… Un effet extrêmement grotesque, qui a de quoi interloquer, mais s’avère très pertinent, avec quelque chose de profondément dérangeant…

 

Le sujet à la base est beau et fou – Itô Junji dans ses œuvres, alors pourquoi ne pas commencer par ça ? Le problème est que, sur cette excellente base, d’une richesse insoupçonnée, l’auteur ne parvient pas vraiment à construire une histoire – le récit se traîne avec maladresse jusqu'à une conclusion « facile » et de peu de poids aux regards des implications potentielles de ce très beau sujet. Une déception, du coup…

 

Le Tunnel

 

« Le Tunnel » donne son nom et sa couverture au recueil, mais n’en constitue pas vraiment le point d'orgue, à mes yeux du moins.

 

L’entrée en matière est classique, mais forte. Un jeune homme retourne devant un tunnel ferroviaire depuis longtemps abandonné – il s’y sent appelé. C’est ici qu’il a (plus ou moins) assisté à la mort de sa mère, quand il était enfant… Ça fonctionne très bien, rien à redire.

 

Puis l’histoire consiste en un long flashback du jeune homme, quand il était un enfant, quelques années plus tard, et qu’avec sa sœur ils se sentaient obligés de pénétrer dans le mystérieux tunnel, où ne passaient plus les trains… mais où demeurait l’empreinte d’innombrables drames. Et des choses plus inattendues encore...

 

Car le traitement, de manière peut-être étonnante, vire alors à la SF – ou du moins se revêt de ses atours, si la science n’a au fond pas forcément grand-chose à voir avec tout ça. C’est ici que la nouvelle se montre le moins convaincante, hélas… Du moins dans les grandes lignes ? Car Itô Junji, sur ce postulat relativement convenu au-delà d’un traitement narratif qui l’est peut-être moins, sait toujours ménager de belles et terribles scènes d’horreur – des manières très inventives de disparaître en hurlant de peur…

 

Après quelques errances, le récit remonte donc de manière appréciable, jusqu'à une conclusion cette fois satisfaisante – parce que, avec ce qu’elle contient d’inéluctable, et donc d’absolument tout sauf surprenant, elle ne conclut en fait rien, et c’était l’approche appropriée.

 

« Le Tunnel » est donc une histoire un peu inégale, mais qui contient suffisamment de choses bien vues pour fermer les yeux sur ce qui l’est moins.

 

Le Buste de bronze

 

Changement radical d’ambiance avec « Le Buste de bronze », nouvelle antérieure aux quatre autres et publiée dans une autre revue. Cette fois, le ton est plus risible, avec une dimension grotesque marquée – un peu à la manière du « Cirque des horreurs » dans le recueil du même nom (et avec bien plus de réussite que les deux nouvelles consacrées aux enfants Hikizuri qui y figurent également).

 

C’est drôle avant que d’être terrifiant, dans une optique assez Grand-Guignol hystérique ; mais l’absence de gore ramène peut-être aussi bien ou davantage au calvaire vécu par l’héroïne de Massacre à la tronçonneuse coincée dans cette charmante petite famille texane… Les scènes d’horreur sont de la partie, d'ailleurs : nul besoin de geysers de sang et de mutilations pour ce faire ! Entre deux éclats de rire, le frisson n’est pas forcément absent… Tiens, en fait, ma comparaison cinématographique, ça serait peut-être plutôt le Creepshow de George A. Romero – vous vous rappelez ce segment étonnant où Leslie Nielsen… fait peur ?

 

L’histoire tourne autour d’une répugnante notable, « femme de » obsédée par son effigie, et, cela va de soi, par ce que l’on pense (et dit) d’elle. Un pittoresque petit groupe de mères de famille échangeant les ragots sur les bancs du jardin d’enfants, en fera l’amère expérience…

 

Le récit fonctionne très bien, à tous ces niveaux : Itô Junji se sort avec adresse de l’exercice si périlleux de la comédie horrifique, parvenant bel et bien à être à la fois drôle et effrayant – et dérangeant tant qu’à faire. Surement pas un chef-d’œuvre, mais une nouvelle efficace et réussie.

 

Les Noiraudes

 

Nouveau changement de ton, alors que nous en arrivons au meilleur récit du Tunnel en ce qui me concerne : « Les Noiraudes ». Lesquelles, visuellement, peuvent rappeler celles ainsi nommées dans les films du studio Ghibli, Mon voisin Totoro et Le Voyage de Chihiro, tous deux signés Miyazaki Hayao, mais, si elles ne sont pas forcément (?) mal intentionnées, les p'tites boules, elles n’en sont pas moins problématiques – au point de provoquer les plus horribles des drames…

 

Le récit adopte un contexte lycéen – encore ; je hais les adolescents et l’adolescence, mais tout cette hideur suintante est bien un cadre approprié pour l’horreur, en manga ou pas, allez savoir pourquoi – HEIN.

 

Ici, nos boules d’hormones avec des pattes (et des poils) font bientôt face à un étrange phénomène : l’apparition de… eh bien, oui, de sorte de boules de poil, pour le coup, qui flottent dans les airs, et sont terriblement, mais alors terriblement, indiscrètes. Ces saloperies ont le mauvais goût de « diffuser » verbalement les pensées les plus secrètes des lycéens (surtout mais pas que) du coin – je peux pas blairer untel, j’aimerais bien me taper unetelle, ce blog c’est vraiment de la merde, etc. Chose redoutable – peut-être tout particulièrement dans ce microcosme précis, et avec tout ce que la société japonaise (mais d’autres aussi) peut avoir de particulièrement répressif à l’encontre de la brutalité de l’expression de ces sentiments : ces choses ne se disent certainement pas… Quelle honte !

 

La folie des noiraudes contamine ainsi toute la population, dans une atmosphère probablement paranoïaque, qui a ses cotés drôles, au milieu des horreurs, suicides et meurtres à foison ; par ailleurs, la réaction « d’acceptation » de tout ce laid monde a quelque chose d’assez dérangeant – qui, pour le coup, me paraît donc anticiper Spirale : les choses les plus folles se produisent dans tel recoin reculé du Japon sans que personne ne semble trouver cela vraiment étonnant… ou ne le dise. Cela n’est pas pour rien dans la réussite de ce récit à l’ambiance remarquable – et le sinistre personnage de Kazuya itou.

 

Mais, au fond, le propos est vraiment tragique, vraiment déprimant – ça suinte la douleur adolescente, la honte paralysante, la haine de soi et des autres que la vie ne manque pas, régulièrement, de susciter. Et le dépit, l'impuissance, la frustration qui vont avec...

 

La conclusion, comme dans « Le Tunnel », fonctionne sans doute parce qu’elle n’en est pas vraiment une – un goût amer demeure en bouche, et c’était bien ce qu’il fallait.

 

Un très bon récit, original et pertinent – à mon sens le sommet de ce recueil.

 

L’Histoire sanglante du village de Shirosuna

 

L’ultime nouvelle de ce Tunnel est aussi la plus convenue – elle n’est pas désagréable pour autant, simplement moins surprenante ; peut-être en partie du fait de ses inspirations (Lovecraft aurait bien aimé, je suppose), mais aussi de son traitement – dans le scénario comme dans le trait, nous sommes dans du pur Itô Junji, avec ces personnages à l’allure anémiée foncièrement dérangeante, comme les victimes de la Spirale ou les jeunes filles dévorées de passion pour Le Mort amoureux.

 

Très classique, donc : un jeune médecin vient s’installer dans un village coupé du reste du monde (littéralement, on ne peut pas y accéder en voiture, il faut marcher dans les bois), et découvre que tout cette population, forcément consanguine, est affectée par une mystérieuse pathologie en rapport… eh bien, avec le sang, justement – le sang qui a un rôle important ici, oui, et c’est probablement le seul cas dans tout ce volume : les geysers sont là, et d’autres images choc qui produisent bien leur effet.

 

Oui, c’est assez lovecraftien, en même temps… Sur un mode référencé, et de la sorte probablement un peu plus léger que les mélancoliques « Le Tunnel » et « Les Noiraudes », différemment cependant de « De longs rêves » et du « Buste de bronze ». Mais cela fonctionne bien – rien d’exceptionnel, jusqu’à la conclusion nécessaire, mais cela fonctionne bien.

 

GÉNIAL ET/MAIS FRUSTRANT

 

L’impression demeure : au sortit du Tunnel, j’ai eu encore une fois ce sentiment un peu désolant d’un auteur proprement génial, le mot n'est pas trop fort, aux idées magnifiquement folles et splendidement inventives, mais qui ne sait pas toujours comment les servir au mieux dans le cadre formaté d’un épisode isolé de bande dessinée.

 

Finalement, « Les Noiraudes » mis à part, qui m’a convaincu de bout en bout, ce recueil contient des histoires qui ont toujours quelque chose d’intéressant, voire de fascinant, mais tout aussi souvent quelque chose d’un peu bâclé ou bancal en définitive.

 

C’est vraiment dommage – et si l’ensemble demeure recommandable, il y a tout de même quelque chose d’un peu agaçant dans cette conviction que l’auteur, avec toutes ses idées brillantes, peut en même temps être leur pire ennemi.

 

Itô Junji est certes capable de faire mieux – Spirale en est la démonstration, presque par l’absurde. En l’état, c’est bien. Mais cela pourrait être tellement mieux…

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Je voudrais être tué par une lycéenne, vol. 1 et 2, d'Usamaru Furuya

Publié le par Nébal

Je voudrais être tué par une lycéenne, vol. 1 et 2, d'Usamaru Furuya

FURUYA Usamaru, Je voudrais être tué par une lycéenne, vol. 1, [Joshikôsei ni korosaretai 女子高生に殺されたい], traduction et adaptation [du japonais par] Fabien Nabhan, Paris, Delcourt – Tonkam, coll. Young, [2015] 2017, [208 p.]

Je voudrais être tué par une lycéenne, vol. 1 et 2, d'Usamaru Furuya

FURUYA Usamaru, Je voudrais être tué par une lycéenne, vol. 2, [Joshikôsei ni korosaretai 女子高生に殺されたい], traduction et adaptation [du japonais par] Fabien Nabhan, Paris, Delcourt – Tonkam, coll. Young, [2016] 2017, [240 p.]

 

Attention, au bout d’un moment, cette chronique comporte probablement des SPOILERS.

SACRÉ TITRE ET GRAND ÉCART

 

Sacré titre, hein ? Je trouve aussi.

 

Il a sans doute participé à ma décision d’achat et de lecture de cette « série » complète en deux tomes (que je vais traiter aujourd'hui ensemble). Mais, s’il n’y avait eu que cela, je serais passé à côté, ne sachant rien de l’auteur et n’osant pas m’aventurer à l’aveuglette dans les rayonnages de mangas…

 

Aussi l’élément déclencheur a-t-il été une interview de l’auteur, Furuya Usamaru, dans le n° 2 de l’excellente revue Atom (ou en tout cas ce numéro 2 était excellent, je me suis procuré le troisième mais n’ai pas encore eu l’occasion de le lire). À vrai dire, cet article était assez étrange… Si l’interview en elle-même était aussi enthousiaste et enthousiasmante que courtoise, les brèves critiques l’accompagnant se montraient parfois indubitablement négatives. Car il en ressortait l’impression d’une pente un peu désolante dans la carrière du bonhomme...

 

En effet, Furuya Usamaru, professeur d'arts plastiques et amateur de toutes sortes d'arts, a d’abord été un expérimentateur audacieux (notamment avec sa première BD Palepolicompilant des sortes de strips d’avant-garde), puis un provocateur lucide (par exemple en jouant des fantasmes tournant autour des figures lycéennes pour en exprimer l’horreur sous-jacente, ainsi dans Litchi Hikari Club, inspiré par le théâtre Tokyo Grand Guignol et Maruo Suehiro, ou dans son adaptation très libre du Suicide Club de Sono Sion, sous le titre français Le Cercle du suicide – sans même parler bien sûr de la BD qui nous intéresse aujourd'hui).

 

Mais voilà : les choses ont changé, l’auteur a délibérément entrepris de se « mainstreamiser », et cela a donné beaucoup de productions insipides, parfois à des années-lumière de ses préoccupations originelles – les titres cités jusqu'à présent n’étant pas exactement des shônen.

 

Ceci étant, ce constat navrant ne me dissuadait certainement pas de lire des mangas de Furuya Usamaru – car la déception était à la hauteur de l’enthousiasme suscité par les meilleurs d'entre eux. Et c’est ainsi qu’on en arrive à Je voudrais être tué par une lycéenne, qu’Atom (entre autres) présentait comme une sorte de retour à des thèmes plus graves et aussi plus intéressants, car moins « faciles », et avec une belle réussite. Intrigué, par le titre et ce regard critique, désireux aussi, à la fois de lire une publication récente (je fais quand même dans le bien OLD la plupart du temps, c'est mal...), et de découvrir de nouveaux auteurs, ceci dans le cadre pas trop intimidant d’une « série » achevée en deux volumes, eh bien, ma foi…

 

(Une note en passant : la traduction n'est pas toujours glop, et il y a régulièrement des pains de français, c'est fâcheux tout de même...)

 

HIGASHIYAMA HARUTO, AUTASSASSINOPHILE

 

La BD s’ouvre sur un prologue absolument génial. Nous sommes dans le métro bondé, et une lycéenne, désespérée et désemparée, est victime des attouchements d’un vieux porc. Un jeune homme porteur de lunettes s’en rend compte, et, sans un mot, saisit le bras de l’adepte du chikan : à la sortie de la rame, il sera emmené par la police.

 

Il fait beau… Nous suivons notre héros du métro, qui, marchant à son rythme sous ce brillant soleil, songe qu’il aimerait bien mourir, par un jour pareil… Qu’il aimerait bien être tué, plus précisément… Tant qu’à faire par une jolie lycéenne – comme celles qui le saluent avec un grand sourire, en ce moment même…

 

Après tout, c’est bien pour ça qu’il est devenu professeur.

 

BLAM.

 

D’un pervers à l’autre, alors ? Oui – mais décidément d’un genre bien singulier, même si l’on demeure dans le registre des fantasmes lolicon, avec lesquels l’auteur joue perversement (dès le titre de la BD, bien sûr, et avec son lecteur...).

 

Notre héros (?) se nomme Higashiyama Haruto, il est trentenaire, plutôt bel homme ; il enseigne l’histoire dans un lycée, et y dirige un club d’archéologie ; ses étudiants l’apprécient, les étudiantes plus encore, il est mignon, sous ses lunettes... Et il est atteint d’autassassinophilie.

 

Il s’agit bien d’une authentique paraphilie, et pas d’une pure invention tout droit jaillie du cerveau malade de l’auteur – même s’il en rajoute probablement des caisses. Ce mot relativement éloquent désigne le trouble de certaines personnes, qui ressentent une excitation de nature sexuelle quand elles sont confrontées au risque d’être tuées, au point où elles recherchent cette situation. Dans le cas (extrême) de Haruto, le fantasme se complique par un certain caractère fétichiste, dans la mesure où cette excitation n’est pas d’ordre général, mais ne peut être suscitée que par un partenaire bien particulier : une lycéenne. Enfin, dans le cas de notre aimable professeur, la paraphilie a quelque chose d’exclusif : ce n’est pas seulement que la perspective d’être tué l’excite, c’est aussi qu’il n’y a que cela qui l'excite.

 

Haruto est parfaitement conscient de tout cela – après tout, c’est même la raison pour laquelle il a fait des études de psychologie avant de devenir professeur : il nous explique très bien (avec des petits schémas assez rigolos, en fait !), dans ces pages, en quoi consiste son trouble, et ce qui le distingue du masochisme, de la pulsion suicidaire, etc.

 

Le cas est singulier, intrigant et même intéressant sans doute, mais en tant que tel il ne fournit pas forcément un sujet de BD. Mais voilà : Haruto a un plan – il a tout prévu. Cet été, il va réaliser son fantasme, en étant tué par la jolie Sasaki Maho, 17 ans (l'âge limite, donc). C’est une certitude.

 

Et une étrange mécanique se met en place, qui relève du thriller, mais… « inversé » ? Ce n’est pas ici le tueur qui échafaude un plan diabolique, mais la victime du meurtre – à ceci près que la véritable victime dans cette affaire serait probablement la meurtrière, pourtant une fraîche et aimable jeune fille bien sous tous rapports, inconsciente de tout cela, et innocente…

 

Haruto est assurément inquiétant – et son choix de devenir professeur justement pour satisfaire son autassassinophilie plus encore, qui nous laisse entrevoir un homme aux secrets coupables, porté sur le mensonge et la manipulation, un homme véritablement obsédé par ailleurs. Mais est-il « mauvais » pour autant ? Ce n'est pas dit, dans l'absolu. Son plan tordu implique que sa meurtrière ne sera pas inquiétée par la police, et il prend tant d’autres précautions… Quel mal y a-t-il à satisfaire son plus profond désir, si personne d'autre ne doit en payer le prix ?

 

Sauf qu’il y a manipulation – ce qui n’a rien d’innocent.

 

UNE MISE EN PLACE BRILLANTE

 

Le prologue est donc parfait, mais, au-delà, la BD bénéficie d’une longue mise en place parfaitement brillante – et quelque peu inattendue, à vrai dire, dans le cadre de ce manga qui a été conçu, selon les propres mots de l’auteur, comme un film d’une durée de deux heures, ce qui impose au bout d’un certain temps un rythme assez régulier et soutenu, ne s’embarrassant pas de digressions ; mais l’introduction donne donc une impression parfaitement contraire, puisqu'elle consiste notamment à revivre les mêmes scènes, en apparence parfaitement anodines, selon divers points de vue qui changent fondamentalement la donne.

 

Nous commençons donc avec le professeur Higashiyama Haruto ; dans un deuxième chapitre, le point de vue est essentiellement celui de la tueuse choisie (et bien entendu inconsciente de tout cela : cette alternance de points de vue joue comme de juste aussi bien des aveux en forme de confession que du non-dit, où la façade occupe un rôle essentiel), Sasaki Maho – toutefois, celle-ci est inséparable de son étrange copine, Gotô Aoi ; puis il y aura Kawahara Yukio, un lycéen pas très futé de prime abord, et follement amoureux de Maho ; et reste enfin Fukagawa Satsuki, qui officie en tant que psychologue au lycée… et n’est autre que l’ex-compagne de Haruto : la boucle est bouclée ; enfin, une première boucle…

 

Tous ces personnages sont donc liés : pour continuer avec Haruto, celui-ci est le professeur d’histoire de Maho, Aoi et Yukio, et tous trois ont intégré son club d’archéologie (Aoi et Yukio pour être avec Maho, même si leurs raisons sont différentes), etc.

 

Ces pages sont absolument parfaites, très habiles dans leur construction, et donnent vie à ces cinq personnages tous très forts (même Yukio, qui a pourtant quelque chose de l’élément comique de l’histoire, mais qui est aussi assez touchant, bizarrement). Ici, la BD prend son temps pour poser un cadre, pour opérer la mise en place des éléments fondamentaux du récit. Et c’est brillant.

 

Avec une triste contrepartie : la suite sera bien plus convenue… Mais, pour le coup, cette mise en place occupe plus de la moitié du premier tome, d’un niveau dès lors assurément très élevé.

 

Mais avançons un peu… Et plaçons, j’imagine, la vilaine balaise SPOILERS, au cas où.

TOUS DES CAS

 

Tous ces personnages (à l’exception peut-être de Satsuki ?) ont par ailleurs une forme de trouble mental, plus ou moins mis en avant, plus ou moins « socialement viable ».

 

Même Yukio, encore que son cas ne soit pas présenté « officiellement » comme pathologique. Reste que son amour pour Maho relève de l’obsession, et l’amène à adopter un comportement assurément « anormal » : le cancre qui bosse comme un furieux pour parvenir à être pris dans le même lycée que son fantasme, et qui traque en vain son shampoing caractéristique dans toutes les boutiques… En fait, à maints égards, Yukio est une sorte de simili stalker – ce qui pourrait, voire devrait, le rendre inquiétant ; ce n’est pas le cas, pourtant, parce que le lecteur le sait d’emblée gentil et parfaitement inoffensif… tandis que Maho ne se rend même pas compte de l’effet qu’elle produit sur le garçon, entretenant avec lui une relation amicale tout ce qu’il y a de « normal ». Yukio est un personnage finalement très positif, et, s’il a « un problème », il est « socialement acceptable » car inoffensif. Il en discute d’ailleurs avec Satsuki, et, dans les derniers chapitres de la BD… c’est lui qui trouve louche, malsain et choquant le comportement général du stalker !

 

Le cas de Haruto est bien sûr on ne peut plus différent, qui fournit son prétexte même à la BD ; son fantasme inavouable l’a dressé au secret, il est passé maître dans l’art de présenter une façade lisse et « normale » devant tout un chacun : ses étudiant(e)s, ses collègues… et Satsuki ?

 

Aoi est à cet égard un personnage peut-être aussi complexe – tout en jouant sur certains clichés, indéniablement. Elle est en effet atteinte d’autisme, plus précisément du syndrome d’Asperger. La jeune fille est d’une intelligence exceptionnelle, et dispose (pour son plus grand malheur ?) d’une mémoire eidétique. Mais elle est incapable de vivre en société – il y a une barrière des émotions qui la sépare du reste du monde. Aussi a-t-elle préféré se construire un personnage, afin de se protéger. Elle a choisi de passer pour une débile mentale – quitte à donner délibérément des réponses fausses lors des examens. Surtout, elle use de ce tic consistant, quand elle parle, à conclure chacune de ses phrases par « Poyo » ; aussi parvient-elle sans peine à passer pour une demeurée auprès de tout le monde… sauf son unique copine Maho (et probablement Haruto et Satsuki). Mais, même seule à seule avec Maho, le « Poyo » est de la partie – ainsi quand elles se retrouvent à chaque pause déjeuner, dans l’infirmerie où se calfeutre alors Aoi. On retrouve les idées phares de la façade sociale, et du besoin de protection. Mais qui protège qui ?

 

Le cas de Maho est le plus problématique – et aussi décevant : c’est la fausse note du récit, qu’elle contamine hélas, à mes yeux du moins. En effet, Maho ne pouvait sans doute pas demeurer « psychologiquement normale » dans ce milieu lycéen qui semble hurler à chaque page que la normalité est un leurre, qu’elle n’existe pas : le microcosme reproduit le monde, et est dès lors fait de façades et de non-dits, un vernis que l’on n’ose pas gratter de peur de trouver en dessous quelque chose d’effrayant – parce que l’on sait que c’est ce qui s’y trouve. Haruto et Satsuki, de par leur formation, sont même la caution scientifique de ces études de cas cliniques. Mais, là où Haruto est un personnage fondamentalement original, où Yukio s’avère bien plus complexe qu’il n’en a l’air, et où Aoi, sur un principe plus convenu mais d’autant plus casse-gueule, s’avère elle aussi d’une richesse insoupçonnée, Maho n’est bientôt plus qu’un cliché sur pattes, du fait de son inévitable trouble dissociatif de l’identité, révélé peu à peu ; mais rien de la complexité d’un Billy Milligan – juste les variations les plus éculées, et finalement timorées, sur les personnalités multiples.

 

Ce qui, bien sûr, a un impact considérable sur le récit, vous vous en doutez. Les cas d’Aoi (via son étrange sensibilité aux tremblements de terre, aussi) et de Maho tirent d’ailleurs un peu la BD vers le fantastique, même si, en fin de compte, elle demeure un thriller.

 

UN THRILLER « INVERSÉ », MAIS UN THRILLER QUAND MÊME

 

Même sur ce mode « inversé », Je voudrais être tué par une lycéenne est un thriller, oui. Il en a peu ou prou tous les codes, et les met systématiquement en avant.

 

Ne serait-ce, bien sûr, que la mécanique du cliffhanger : passé (plus ou moins) la mise en place, mais comme dans le prologue, chaque épisode se conclut sur un TA-DAM ! tonitruant, qu’il s’agisse d’une révélation ou d’une phrase choc. Procédé qui, assez souvent, me gave un peu… Furuya Usamaru se montre plus ou moins habile avec cet effet : globalement, les premières fois, ça fonctionne – très bien, à vrai dire. Mais, au fur et à mesure que la BD avance, cela me paraît de moins en moins pertinent.

 

C’est aussi que le récit prend une tournure différente – et là je SPOILE, oui… Le mystère du manga tourne très vite autour du plan (diabolique) conçu par le professeur Higashiyama pour faire en sorte que Maho le tue à une date et dans des circonstances précises. Dit comme ça, c’est tout simplement inconcevable, et c’est tout l’attrait de la chose – d’autant plus, bien sûr, que Maho n’a clairement pas un profil de tueuse. Mais l’introduction de son trouble des personnalités multiples change ici la donne – à une condition, évidente : Haruto doit très bien savoir, et depuis le début, ce qu’il en est.

 

Et, dès lors, les événements s’enchaînent, les révélations de même, selon un autre modèle narratif, sous-jacent d’emblée : le plan est bien plus vieux qu’on ne le croit, ce qui a pour corollaire que, concernant Haruto et Maho du moins, il n’y a pas de coïncidence – il n’y en a jamais eu : le hasard n’a jamais été de la partie.

 

Puis Furuya Usamaru creuse encore ce traitement : la présence d’Aoi n’est pas une coïncidence non plus, peut-être, et, en tout cas, celle de Satsuki n’en est certainement pas une – ce dont on pouvait se douter dès son arrivée au lycée, il est vrai.

 

Après tout – mais justement parce que nous sommes dans une mécanique de thriller, au sens peut-être le plus strict, pour le coup –, il ne s’agit pas forcément tant de surprendre le lecteur que de l’immerger dans une mécanique où il sera en gros capable d’anticiper la suite, condition du frisson, même s’il faudra régulièrement l’étonner un brin pour continuer à l’accrocher.

 

Et cela ne m’a pas vraiment convaincu – d’autant que l’histoire titre un peu trop sur la corde à cet égard, parfois : je ne garantis pas que le récit soit toujours très « honnête », une relecture crayon en main aurait probablement certaines chances de dégager des incohérences flagrantes ; bon, peut-être n’est-ce pas si important…

 

Non, ce qui m’ennuie, ce sont ces chamboulements successifs et plus qu’à leur tour artificiels. Les premières de ces « révélations » qui n’en sont jamais tout à fait ont sans doute quelque chose de ludique, et on peut les accueillir avec un sourire complice. Mais, à force de répétition, l’effet est atténué à chaque fois, jusqu’à ne plus susciter qu’une indifférence vaguement lasse… Finalement, la BD n'est pas aussi maligne que l'on aurait pu le croire...

 

Ce traitement, associé au cliché du trouble dissociatif de l’identité repris d’une manière un peu trop fainéante, a donc fini par me faire sortir de la BD – le contraste y a peut-être eu sa part, d’ailleurs ; parce que, je le maintiens, le début de Je voudrais être tué par une lycéenne est vraiment très bon.

EN FIN DE COMPTE ?

 

À ce stade, nous sommes au-delà du SPOIL, alors autant y aller : qu’en est-il de la fin ? Eh bien… Je ne sais pas. Ou en tout cas je ne suis vraiment pas sûr de moi. Je crois que je l’ai trouvée aussi agaçante que pertinente, en fait…

 

Le truc – et ça participe du principe même de la BD –, c’est que ça se finit bien, à en croire l’épilogue en forme de happy end : Haruto n’est pas tué, et s’en accommode (même si un inévitable stinger, au sens cinématographique, témoigne de ce que ses fantasmes autassassinophiles persistent, comme de juste) ; Maho, non seulement n’a pas tué le professeur, mais est parvenue à atteindre une certaine paix intérieure, sa personnalité alternative ayant plié bagage. Au plan sentimental (ça compte), Yukio semble bien être devenu le petit copain de Maho (Aoi n’est pas exclue de leur compagnie pour autant), et même Haruto et Satsuki se sont remis ensemble – Haruto expliquant qu’il « tient » parce que Satsuki le « cajole tous les jours ».

 

Est-ce abominablement niais ? Dit comme ça, sans doute. Pourtant, je suppose que c’est assez sensé – à la fois au regard de la mécanique de « thriller inversé », et au regard de ce qui est peut-être le sens profond de la BD, à savoir le caractère pathologique de la psyché des personnages : j’ai l’impression d’une conclusion vraiment optimiste, et pas ironique ; bon, c'est peut-être juste que je suis naïf... Mais la BD a mis en scène une jeunesse japonaise larguée, même sans succomber aux clichés typiques des mauvaises graines : nos jeunes gens bien sous tous rapports prétendent par ailleurs que tout va bien – façade que les relations sociales imposent ; et cette jeunesse ne s’arrête pas qu’aux lycéennes : elle affecte tout autant les trentenaires Haruto et Satsuki. Leur drame, finalement, est de n’avoir pas parlé, pendant bien trop longtemps – là où la parole, avec l’assistance bienvenue d’un professionnel le cas échéant, est supposée pouvoir libérer, et « guérir », si c’est bien de guérir qu’il s’agit.

 

La profession même de Satsuki appuie sur ce thème. Le fait est que, confronté à une réalité qu’il ne voulait peut-être pas voir jusqu'alors, le gouvernement japonais, au cours de ces dernières années, a bien été obligé de réagir face à certains problèmes pourrissant la jeunesse nippone, dont l’absentéisme scolaire (par exemple celui des hikikomori), le harcèlement, ou encore une sexualité précoce, mal renseignée et irresponsable (incluant la prostitution enjo kôsai, comme dans Nuisible – un autre manga récent, court et finalement décevant, tiens) – et un aspect de cette réaction a justement été d’envoyer d’office des psychologues dans les lycées pour inciter les jeunes à se confier. Je vous causerai prochainement de Japon, la crise des modèles, de Muriel Jolivet, qui me paraît pouvoir éclairer Je voudrais être tué par une lycéenne à cet égard.

 

En notant tout de même que le problème dépasse sans doute la seule jeunesse, même étendue aux plus-tout-à-fait-jeunes comme Haruto et Satsuki. Là encore, que la BD s’ouvre sur le chikan me paraît intéressant. Et cela amène à évoquer les parents des personnages, éventuellement responsables de leurs troubles – ils restent dans l’ombre tout au long de la BD, mais, à plusieurs reprises, on les évoque pourtant, et ils ont alors quelque chose d’une présence menaçante, juste à l’arrière-plan… Ces parents peuvent alors représenter, j’imagine, la société japonaise dans son ensemble – une machine à créer des troubles psychiatriques.

 

Et sans doute la BD joue-t-elle avec son lecteur à cet égard – il fait partie du problème, si ça se trouve.

 

Mais la fin semble donc constituer un message d’espoir. Je n’y crois pas pour ma part, je n’en suis plus là, mais je suppose que l’intention est louable et peut-être même appréciable.

 

LA FAÇADE ET CE QUI SE TERRE DERRIÈRE

 

Quelques mots rapidement sur le dessin, tout de même. Il me paraît bon, voire plus que ça – sans être exceptionnel non plus ; en tout cas, il est pertinent, et sert bien le récit.

 

La mise en page est aérée, les planches comportant souvent une succession de trois grandes cases, avec éventuellement des sous-titres de monologue intérieur. Au plan narratif, Furuya Usamaru maîtrise sans l’ombre d’un doute sa technique, de la sorte, et parvient à produire les effets dont il entend jouer avec une certaine habileté un peu perverse – pile ce qu’il fallait pour ce « thriller inversé ».

 

Les personnages sont d’une allure assez simple et claire, mais bénéficient d’un character design soigné, encore qu’un peu déstabilisant, parfois – mais, par exemple, que Satsuki abuse des clins d’œil complices, un rouge à lèvres expansif sur ses lèvres étonnamment pulpeuses, fait sens au regard de son rôle dans cette affaire. Et l’émotion passe avec tous ces personnages, sans qu’il soit besoin d’en faire trop. Même si, bien sûr, quand Haruto et Maho, au premier chef, succombent à leurs troubles psychiatriques, la folie imprègne leurs traits, les rendant de suite beaucoup plus inquiétants, voire tout bonnement monstrueux – l’excès soudain tire alors Je voudrais être tué par une lycéenne vers la BD d’horreur, celle d'Itô Junji notamment ; dans son interview dans Atom, Furuya Usamaru mentionne son admiration (partagée) pour Umezu Kazuo, mais je ne suis pas bien certain qu’il y ait un lien ici – il y mentionne également Maruo Suehiro, et je suppose que c’est à bon droit, pour le peu que j’en ai lu (il évoque aussi en passant Kago Shintarô, mais pas comme une influence ou un comparse – l’éventuelle « malhonnêteté » narrative de Je voudrais être tué par une lycéenne pourrait éventuellement nous ramener à Fraction ?).

 

Dans une perspective, euh, peut-être « presque ligne claire », en même temps assez courante en manga ai-je l’impression, les personnages très simples tranchent sur un décor souvent bien plus détaillé, et autrement précis – il semblerait que Furuya Usamaru ait fait usage de photographie, d’ailleurs. Pour le coup, ça fonctionne très bien, c’est même parfois franchement impressionnant – notamment quand la nature se met de la partie, excroissance envahissante et menaçante du site de fouilles archéologiques, et qui doit accueillir le meurtre de Haruto ; pour le coup, dans le second volume surtout, un second contraste opère, puisque cet environnement dense et anarchique s’oppose à la froideur et à la blancheur aseptisées du lycée – comme une métaphore de la psyché des personnages, dont les troubles profondément ancrés ne doivent surtout pas percer sous la façade qu'ils ont savamment construite de « normalité ».

 

Pertinent à tous points de vue, donc.

 

DÉCEVANT, DOMMAGE

 

Mais l’ensemble est tout de même assez décevant – au sens fort, parce que le début de la BD est vraiment brillant, j’y tiens ; le premier tome m’avait pleinement convaincu. La suite… eh bien, c’est plus convenu, moins fort – demeure une certaine pertinence, mais l’audace n’est plus vraiment de la partie, et certains procédés sont bien trop éculés. C’est dommage, parce qu’il y avait vraiment quelque chose, là.

 

Un peu le même sentiment, donc, pour évoquer une autre parution récente manga horrifique-lycéenne, que pour Nuisible, de Hokazono Masaya et Satomi Yu – mais en fait, non : Je voudrais être tué par une lycéenne demeure plus inventif, plus malin, meilleur en tous points. Juste pas aussi bon que je l’espérais…

 

Ce qui ne m’éloignera pas forcément de Furuya Usamaru – pour les titres cités en début de chronique : Palepoli, ou Litchi Hikari Club, ou peut-être même Le Cercle du suicide – le reste, méfiance, semble-t-il…

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Lone Wolf and Cub, vol. 5 : Vent noir, de Kazuo Koike et Goseki Kojima

Publié le par Nébal

Lone Wolf and Cub, vol. 5 : Vent noir, de Kazuo Koike et Goseki Kojima

KOIKE Kazuo et KOJIMA Goseki, Lone Wolf and Cub, vol. 5 : Vent noir, [Kozure Ôkami 子連れ狼], traduction [du japonais par] Makoto Ikebe, couverture de Frank Miller et Lynn Varley, Saint-Laurent-du-Var, Panini France/Panini Comics, coll. Génération Comics, [1995, 2001] 2004, [n.p.]

DE LA BD AUX FILMS, ET DES FILMS À LA BD

 

Avec un retard non négligeable, je vous cause aujourd'hui de ma lecture du cinquième tome, intitulé Vent noir, de Lone Wolf and Cub, la mythique bande dessinée de Koike Kazuo et Kojima Goseki consacrée à Ogami Ittô et son fiston Daigorô, arpentant les routes du Japon d’Edo dans une quête sanglante et impitoyable de vengeance – à proprement parler, un séjour en enfer.

 

À mesure que la série progresse, il m’est impossible de livrer tome après tome des comptes rendus aussi amples que pour les premiers volumes – je me répéterais inévitablement… Je vais donc essentiellement me focaliser sur les cinq histoires comprises dans ce cinquième volume.

 

Quelques petites choses à noter, cependant : déjà, mon regard sur la BD n’est probablement plus tout à fait le même maintenant que j’ai vu les six films de la saga Baby Cart, adaptée du présent manga, et en rappelant que les cinq premiers piochaient dans les premiers tomes (ce qui inclut en fait celui-ci), outre qu’ils étaient scénarisés par Koike Kazuo lui-même. Le jeu des passerelles s’impose presque naturellement. Cependant, demeure une différence de ton essentielle : la BD fait beaucoup plus « sérieuse » que les films – le ton est plus impitoyable, et les gadgets comme les prouesses martiales, certes pas absents, ne suscitent pas le même effet pop-corn que dans les films, finalement drôles dans leur outrance.

 

Ensuite, mais c’est peut-être lié, je relève que, si les épisodes ne s’enchaînent pas à proprement parler, et ne sont probablement pas dans l’ordre chronologique de toute façon, ils n’en forment pas moins de plus en plus une architecture cohérente, où les éléments se multiplient qui dessinent une trame globale – centrée bien sûr sur la lutte sanguinaire opposant Ogami Ittô aux ignobles Yagyû qui ont provoqué le massacre de sa famille, mais cela peut en fait aller au-delà.

 

Enfin, mais c’est à nouveau lié, pour l’heure la BD parvient toujours à surprendre, régulièrement. C’est assez impressionnant à ce stade – car, à mesure que les personnages et la trame se définissent, en se renforçant mutuellement, le risque n’est sans doute pas négligeable, à vouloir surprendre le lecteur, d’inclure par force des développements somme toutes inutiles, voire inadaptés. Mais loin de là ! Dans le présent volume, cela concerne surtout les épisodes XXVI (le troisième du volume, « Vent noir » donc) et XXVIII (le cinquième, « Les Fusils de Sakai »), qui sont passablement étranges, mais aussi très réussis – et contribuent à relancer l’intérêt de l’ensemble, en contrastant avec d’autres épisodes certes pas mauvais mais plus « classiques » dans l’optique de la série.

 

Allez, quelques mots de ces cinq épisodes, donc.

 

LES DOCHUJINS

 

« Les Dochujins » est l’épisode le plus bref de l’ensemble – une trentaine de pages, là où les quatre autres en font une bonne soixantaine chacun.

 

Il n’en a pas moins son importance dans la série, et c’est peu dire – car il éclaire aussi bien le « présent » d’Ogami Ittô que son passé, ceci en jouant à ces deux niveaux de sa lutte contre le clan Yagyû ; en outre, il a fourni aux films Baby Cart deux thèmes passablement importants.

 

En effet, dans une longue mise en place, nous voyons les Yagyû comprendre comment Ogami Ittô communique avec ses employeurs pour décider de ses missions d’assassinat – en usant donc des « dochujins » du titre, des symboles plus ou moins cryptiques, hérités semble-t-il d’un traité sur l’art de la guerre. Cette compréhension change sans doute les modalités de la traque…

 

Mais, dans l’immédiat, le clan lance sur la piste de l’assassin un de ses meilleurs éléments, Yagyû Gunbei… Le motif est sans doute classique, de l’adversaire qui renchérit sans cesse sur sa compétence face à l’indomptable loup solitaire ; pourtant, le sentiment ici produit est assez différent, au-delà de l’issue du duel, car c’est pour nous l’occasion d’en apprendre davantage sur le passé de notre « héros », et les raisons de son conflit avec les Yagyû – Gunbei a en effet, par le passé, vaincu Ogami Ittô… et dans des circonstances particulières, qui fondent quelque part l’ensemble du récit.

 

Un épisode bref, mais important, donc – pour tout ce qui est sous-jacent au premier chef : ce n’est pas le duel qui compte, à proprement parler.

 

À noter, le dessin de Kojima Goseki est bien sûr toujours aussi brillant ; ici, il joue beaucoup de la pluie, avec une belle efficacité, une belle pertinence.

 

LA COLLINE DE L’EXÉCUTEUR

 

Nous repassons donc maintenant, avec « La Colline de l’exécuteur », à des épisodes de la taille devenue « canonique » depuis le tome 2, soit une soixantaine de pages – un format idéal : l’épisode précédent était réussi mais aussi passablement dense à cet égard. Même si, en fait de densité, le présent épisode s’avère lui aussi assez riche… mais aussi et surtout tendu : il y a quelque chose qui parcourt l’ensemble du récit, et qui fait froid dans le dos – sur une base sans doute assez classique, mais la variation est très réussie.

 

Nous avons donc affaire à une petite bande de six « chasseurs de primes », en fait des brigands ne valant pas mieux que leurs proies, et par ailleurs des crève-la-faim. Ils tombent par hasard sur Ogami Ittô, et comprennent bientôt de qui il s’agit. Des êtres sensés auraient aussitôt décidé de mettre un continent ou deux entre eux et le redoutable rônin, mais non, pas ces imbéciles… Ogami Ittô est riche ! Forcément ! C’est notoire, il touche 500 ryô pour chaque contrat ! Et si en plus ils ramènent sa tête aux Yagyû… Les imbéciles.

 

Ou pas ? C’est que le chef de la bande, un rônin lui aussi, a des raisons autrement personnelles et oppressantes de s’en prendre à l’assassin – des raisons qui nous ramènent à l’épisode « Le Chemin blanc entre les fleuves », dans le tome 3 (et au premier film de la saga Baby Cart, à savoir Le Sabre de la vengeance) : typiquement ce que je disais plus haut, d’une trame qui s’étoffe au-delà de la seule vendetta contre les Yagyû.

 

Et comment faire, alors, pour vaincre l’assassin ? S’en prendre, sans doute, à ce qu’il a de plus cher : Daigorô… La pire des idées, vous vous en doutez. Mais l’épisode est donc aussi l’occasion de broder sur la relation entre Ogami Ittô et son fils, avec la terrible froideur habituelle – mais aussi d’autres choses plus subtiles, qui ne se montrent pas toujours…

 

Et tout cela fournit donc un motif d’une tension admirable. L’épisode est relativement classique, sans doute, mais fonctionne très bien.

VENT NOIR

 

On passe à tout autre chose avec « Vent noir », un épisode très étrange, mais aussi très réussi – et riche là encore d’échos douloureux du passé, même au-delà des Yagyû là encore, qui permettent d’affiner le portrait d’Ogami Ittô, et sa figure peu ou prou paradoxale d’assassin impitoyable et pourtant de guerrier accordant de la valeur à l’honneur, rônin qui conserve un code, même en arpentant le meifumadô : en fait, la voie en elle-même est son code. Mais le traitement de ce possible paradoxe opère donc ici d’une manière heureusement inattendue.

 

Nous y découvrons Ogami Ittô en train de faire quelque chose de très improbable : travailler avec des paysannes dans une rizière. L’amabilité des femmes, leurs chants enjoués, ne dissimulent pas leur trouble : qu’un samouraï, même un rônin, travaille dans la rizière, à leurs côtés, c’est inouï ! En fait, c’est peut-être même plus que cela – à la limite de l’illégalité. Or il ne veut rien leur dire de ses motivations, et c’est forcément un peu suspect…

 

Le lecteur, du coup, subodore quelque stratagème – dans les quatre tomes précédents, l’assassin en a commis quelques-uns de non moins incongrus… Mais le lecteur se trompe.

 

Reste que cette situation « anormale » ne peut pas durer éternellement. Des samouraïs du coin voient Ogami Ittô (ils n’ont pas idée de son identité, eux non plus) travailler dans la rizière, et s’en offusquent : ne sait-il donc pas que tous les hommes valides ont été réquisitionnés pour les travaux de terrassement contre les crues ? Ce qui m’a ramené à Satsuma, l’honneur de ses samouraïs, de Hirata Hiroshi, mais en fait il n’y a pas forcément de lien…

 

Forcément, cela va déboucher sur un combat – mais, pour le coup, il est très secondaire, voire parfaitement insignifiant. Ce qui compte, c’est Ogami Ittô les pieds dans la rizière, les chants des femmes, les superstitions villageoises… Le grand pourquoi.

 

Un épisode absolument superbe, avec une ambiance extraordinaire. Une des deux meilleures surprises de ce cinquième tome décidément de bon aloi.

 

ASAEMON, LE COUPEUR DE TÊTES

 

On retourne à quelque chose de bien plus classique (et pour le coup bien moins marquant à mon sens, même si de qualité) avec l’épisode suivant, « Asaemon, le coupeur de têtes ». Ogami Ittô, l’ancien kogi kaishakunin du shôgun Tokugawa, y est confronté à un homme qui exerce (toujours) une fonction largement honorifique auprès dudit shôgun, pas si éloignée de la sienne : la tâche du troisième Yamada Asaemon, Yoshitsugu, est en effet de tester le tranchant du sabre du shôgun lors d’une cérémonie appelée o-tameshi – consistant en gros à découper le cadavre d’un prisonnier exécuté pour s’assurer de la perfection de la lame. Mais le bonhomme sait manier un sabre contre des hommes vivants… En fait, il est un des meilleurs bretteurs du Japon – il le sait, même si, quand on le questionne à ce propos, il ne doute pas de ce qu’Ogami Ittô est encore meilleur, et nulle fausse modestie dans tout ça.

 

Il n’en est pas moins chargé par ses maîtres de traquer l’assassin et de le vaincre en duel : peu sont ceux qui sont assez habiles au sabre pour vaincre Ogami Ittô, et le shôgunat en a plus qu’assez de la vendetta qui s’éternise : les Yagyû ne parviennent pas à abattre leur ennemi, et, plus le temps passe, plus les troubles s’accumulent ! Au point où la collusion du bakufu ne fait plus guère de doute, et la situation ne peut pas s’éterniser ainsi. Yamada Asaemon, homme d’honneur et vassal loyal, n’a pas le choix…

 

Mais les Yagyû sont toujours là, dans l’ombre – et voient dans cette sale affaire, qui témoigne toujours un peu plus qu’ils sont dans les ennuis jusqu’au coup depuis qu’ils ont précipité la chute du clan Ogami, l’occasion de faire d’une pierre deux coups : c’est que l’o-tameshi les attire au moins autant que le poste de kogi kaishakunin, pour lequel ils ont massacré la famille d’Ogami Ittô…

 

La trame est donc globalement assez classique – jusque dans le principe de confronter notre assassin à un guerrier exceptionnellement digne de lui, tant pour ses compétences martiales que pour sa loyauté et son sens de l’honneur.

 

Sur le plan du scénario, ce qu’il faut en retenir, c’est probablement surtout ce shôgunat qui s’impatiente, en remettant en cause la compétence des Yagyû – un motif développé dans les films de la saga Baby Cart, mais peut-être surtout, bizarrement, dans le sixième et dernier, Le Paradis blanc de l’enfer, ceci alors même qu’il s’agit du seul des six films à ne pas piocher ouvertement dans la BD Lone Wolf and Cub, et à ne pas avoir non plus été scénarisé par Koike Kazuo.

 

Mais le principal atout de l’épisode réside probablement dans le dessin de Kojima Goseki : la folle chevauchée de Yamada Asaemon à travers le Japon, largement muette, produit des planches de toute beauté.

 

LES FUSILS DE SAKAI

 

L’ultime épisode de ce cinquième volume, « Les Fusils de Sakai », est peut-être le plus déconcertant – plus encore que « Vent noir ». Mais c’est une incontestable réussite, et qui sera peut-être déterminante pour la suite des opérations – ceci notamment dans la mesure où cet épisode semble broder sur un aspect fondamental des films Baby Cart (surtout à partir du troisième, Dans la terre de l’ombre), et pourtant sur un ton très différent… et alors même que l’humour est ici de la partie, et je suppose que ça n’est tout de même pas tous les jours dans Lone Wolf and Cub, contrairement à Baby Cart !

 

Ogami Ittô se voit proposer un contrat pas forcément inhabituel en tant que tel : l’assassinat d’un maître arquebusier, d’un talent certes incomparable, mais au point où il étouffe le travail de ses pairs – qui, moins doués pour innover, aimeraient bien mettre la main sur ses secrets, or il n’est certes pas désireux de les partager...

 

La confrontation a lieu devant les disciples du maître arquebusier, alors même qu’il travaille sur sa dernière et plus miraculeuse invention : un système associant plusieurs arquebuses faisant feu en même temps, pour une capacité de destruction totalement inouïe. Le digne vieillard obtient de l’assassin un délai pour s’entretenir avec ses disciples, car il faudra bien que quelqu'un lui succède…

 

Et la scène est totalement folle – empruntant, tantôt au dialogue philosophique, tantôt presque au vaudeville, tant la sévérité nihiliste du génial inventeur l’incite à tendre des pièges à ses apprentis, au point de la paranoïa pure et simple de part et d’autre.

 

Derrière se profile pourtant un monde qui change. En fait, le Japon avait déjà changé à cet égard depuis quelque chose comme un siècle ou un siècle et demi, avec l’introduction des arquebuses dans l’archipel par les marchands portugais – je vous renvoie au chouette ouvrage La Découverte du Japon, et notamment au Teppôki ; l’arme s’était très vite diffusée, et Oda Nobunaga, notamment, en a fait l’usage que l’on sait. Le paradoxe de l’époque Edo, postérieur à cette diffusion, est peut-être d’avoir perpétué une anachronique tradition de dignes et stoïques sabreurs alors même que la guerre avait évolué sans eux ? Mais ces 250 ans de paix ont probablement retardé la prise de conscience à cet égard… Il y faudrait au moins les « vaisseaux noirs » du commodore Perry ! L’invention du maître arquebusier, pourtant, préfigure d’un futur de la guerre où les samouraïs n’auront plus leur place ; Ogami Ittô est assez lucide pour s’en rendre compte – et c’est contre la promesse d’hériter de l’invention, ou du moins de ses plans, qu’il a accordé un délai au savant fou. Mais cette arme présage donc des guerres ultérieures – dans son contexte, elle est à proprement parler ce que nous désignons parfois aujourd’hui du terme fort improbable d’ « arme de destruction massive »… Rôle jusqu'alors tenu par Ogami Ittô lui-même, et plus encore dans les films !

 

Et, ici, nous en sommes peut-être à un tournant de la série ? Mais où le parallèle avec les films Baby Cart s’impose : les armes à feu jouent un rôle important dans cette saga, tout spécialement à partir du troisième film, Dans la terre de l’ombre donc – avec son finale à la Django, où la daigorômobile s’avère une putain de mitrailleuse ; un motif sans cesse repris dans les films suivants (jusqu'à l’abus, et c’est peut dire, dans Le Paradis blanc de l’enfer). Or l’épisode « Les Fusils de Sakai » se conclut sur Ogami Ittô faisant bon usage des plans du maître arquebusier pour bricoler le landau de Daigorô… Ceci étant, la machine infernale de la BD n’est pas la très anachronique mitrailleuse des films ; mais difficile de ne pas faire le rapprochement, c’est certain.

 

Pourtant, le ton est très différent : si la paranoïa du maître arquebusier martyrisant ses pauvres (?) disciples a quelque chose de drôle, presque de bouffon, l’ambiance globale est autrement sérieuse, et les perspectives d’avenir des plus sombres – rien à voir, somme toute, avec les gadgets pop-cornesques des films : les massacres, dans la BD, font mal, ici comme ailleurs.

 

Il faudra donc voir ce que ça donnera par la suite, car je suppose que ce motif aura l’occasion de revenir…

 

TOUJOURS

 

Bilan très favorable pour ce cinquième tome – peut-être même meilleur, à vrai dire, que dans les deux précédents, pourtant très bons, dans la mesure où il n’y a pas vraiment ici de « déchet » : les épisodes « Les Dochujins » et « Asaemon, le coupeur de têtes », voire « La Colline de l’exécuteur », ne sont pas totalement exempts du risque bien naturel de succomber à la « formule », mais la richesse contextuelle et le dessin admirable des deux premiers cités font plus que les sauver, tandis que l’épisode opposant Ogami Ittô aux chasseurs de primes est d’une tension admirable – un vrai modèle, meilleur encore.

 

Mais « Vent noir » et « Les Fusils de Sakai » sont sans doute deux bons crans au-dessus – des épisodes inventifs, surprenants, cohérents pourtant, et d’une pertinence à toute épreuve, avec un fond solide et juste.

 

Oui, c’est toujours aussi bien ! Alors la suite un de ces jours, avec le tome 6

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Baby Cart (Le Loup à l'enfant) : l'intégrale de la saga

Publié le par Nébal

Baby Cart (Le Loup à l'enfant) : l'intégrale de la saga

(IN)CULTE !

 

Cela faisait des années que je voulais le faire, et je l’ai enfin fait : le visionnage des six films constituant la série Baby Cart, soit l’adaptation au cinéma du génialissime manga de Koike Kazuo et Kojima Goseki Kozure Ôkami, plus connu dans nos contrées sous son titre anglais Lone Wolf and Cub.

 

En fait, cette curiosité pour ces films remonte en ce qui me concerne à bien avant ma découverte du manga. Cet intrigant titre global de Baby Cart, en soi, suffisait à attirer l’attention, et c’était sans doute la série de chanbara la plus connue en dehors du Japon, si le Zatoichi de Kitano Takeshi, en 2003, a un peu changé la donne, en popularisant bien au-delà des frontières de l’archipel nippon le personnage très révéré là-bas du masseur aveugle. En fait, il y a un lien direct, voire plusieurs, et j’y reviendrai.

 

Mais ma découverte bien tardive de la BD de Koike Kazuo et Kojima Goseki a forcément rendu plus nécessaire encore le visionnage de cette saga – parce que Lone Wolf and Cub a constitué pour moi une putain de baffe, comme mes chroniques très enthousiastes des quatre premiers tomes en témoignent sans doute (je viens de lire le cinquième, j’en causerai sous peu). Le scénario de Koike Kazuo fait preuve d’une astuce extraordinaire, à même de conjuguer dans l’harmonie la violence et le sentiment, l’outrance et la documentation ; le dessin de Kojima Goseki, et la mise en page en fait partie, démontre quant à lui un sens du cadre et du montage qu’on est porté à qualifier de « cinématographique », même si c’est prendre les choses à l’envers – je n’en étais que plus curieux de voir ce que cela pourrait bien donner à l’écran. Certes, la série est très longue, et je doute qu’elle demeure aussi bonne au fil de ses vingt-huit tomes, mais, en ce qui concerne les cinq premiers du moins, les seuls que j’ai lus pour l’heure, on peut très légitimement parler de chef-d’œuvre, de monument de la bande dessinée.

 

Et les films ? Il me fallait voir ça – et merci aux indispensables éditions Wild Side, comme toujours, pour ce très beau coffret rassemblant les six DVD de la série, complétés par un DVD bonus fort instructif, où l’on disserte aussi bien sur l’œuvre de Misumi Kenji que sur l’influence de Lone Wolf and Cub sur Frank Miller, avec aussi une comparaison de la BD et des films, excellente idée, et bien rendue, mais hélas sur un format trop court et donc un peu frustrant.

 

Baby Cart, donc… Six films. Auxquels on accole systématiquement le qualificatif si dangereux de « culte » ; six longs-métrages sortis en l’espace de trois ans, mais les quatre premiers durant la seule année 1972 – et ce alors que la publication du manga n’avait débuté qu’en 1970 ; six films, enfin, qui ont rassemblé une équipe de personnages hauts en couleurs…

 

DES PERSONNAGES AUTOUR DES FILMS

 

Sans doute faut-il commencer par Katsu Shintarô, forte tête et/ou tête de cochon, mais alors un acteur extrêmement populaire au Japon, au premier chef pour son plus célèbre rôle : celui, donc, de Zatoichi – il a incarné le masseur aveugle dans vingt-cinq films très rentables au cours des années 1960 et 1970 ; comme dit plus haut, le film de Kitano Takeshi est un témoignage éloquent de l’importance de ce personnage dans le cinéma populaire japonais, dans la durée – comme un James Bond, peut-être.

 

Au tournant des années 1970, cependant, le cinéma japonais, et pas seulement le cinéma populaire d’ailleurs, connaît de plus en plus de difficultés ; après l’âge d’or des années 1950 et 1960, ce qui inclut l’internationalisation du cinéma nippon dans la foulée du Rashômon de Kurosawa Akira, se profile à l’horizon la chute des grands studios japonais – et Katsu Shintarô, à ce qu’il semblerait, en était parfaitement conscient. Il était sans doute très conscient d’une autre chose encore : le chanbara, ce genre dont il incarnait sans cesse le plus fameux personnage, était alors entré dans une phase de déclin, et le public tendait à s’en désintéresser, lui préférant notamment les films de yakuzas. Pour remédier à ces deux soucis, Katsu Shintarô, désireux d’une plus grande liberté, a donc fondé sa propre maison de production, Katsu Pro., qui, sauf erreur sans s’émanciper totalement du système des grands studios (je crois qu’il y avait des liens avec la Daiei ?), lui autorisait cependant une certaine marge de manœuvre – l’occasion de tourner des films dont les studios, frileux et conservateurs, n’auraient jamais voulu.

 

Entre alors en scène un deuxième personnage haut en couleurs… qui n’est autre que le frère aîné de Katsu Shintarô ! C’est que leur père était acteur de kabuki, et il a ainsi formé les deux garçons, qui y ont fait leurs premières armes… Wakayama Tomisaburô, donc – semble-t-il lui aussi une forte tête et/ou tête de cochon. Le bonhomme est massif, un judoka chevronné par ailleurs – et c’est ainsi qu’il a commencé à percer au cinéma. Mais, peut-être plus encore que son frère, Wakayama est un amateur de jidai-geki (« film historique », ou « en costumes »), au-delà du seul chanbara qui en est un sous-genre ; depuis 1955, il a tourné dans nombre de ces films, et entend continuer.

 

Or Wakayama découvre le manga Kozure Ôkami, de Koike Kazuo et Kojima Goseki, qui paraît depuis 1970 et remporte semble-t-il un certain succès. L’acteur est très séduit par le personnage d’Ogami Ittô, et soumet à son frère l’idée d’en produire une adaptation cinématographique, avec lui-même dans le rôle principal. Par ailleurs, de sa propre autorité, il va rendre visite au scénariste Koike Kazuo – à en croire ce dernier, à peine entré dans la salle, Wakayama Tomisaburô aurait aussitôt exécuté un saut périlleux : « Je suis peut-être gros, mais je peux quand même faire ça ! » Il est vrai que le physique de Wakayama peut surprendre, guère conforme aux images que l’on se fait couramment des héros de chanbara, et, dans le premier film notamment, j’avoue que je ne savais pas vraiment qu’en penser – mais, pour le coup, son côté massif et néanmoins vif de judoka, autant que l’âge qui commençait à marquer ses traits, en faisaient effectivement un choix pertinent pour incarner Ogami Ittô, et qu’importe s’il ne ressemblait pas vraiment au personnage dessiné par Kojima Goseki… Quoi qu'il en soit, Koike Kazuo est impliqué dans l’affaire (il scénarisera lui-même les cinq premiers films – il confesse volontiers que ça s’est fait de manière assez anarchique et désinvolte…), et, Wakayama Tomisaburô ayant convaincu son frère Katsu Shintarô de produire le film, débute bientôt le tournage du Sabre de la vengeance – nous sommes en 1972 ; le film connaîtra un beau succès, au point où trois autres épisodes seront tournés dans la même année (!), puis un autre en 1973 et un dernier en 1974. Il semblerait que la série se soit interrompue en raison d’un caprice de Wakayama…

 

Mais là, j’ai pris un peu d’avance… C’est qu’il fallait aussi trouver un réalisateur. La question ne s’est finalement pas posée très longtemps, car aussi bien Katsu Shintarô que Wakayama Tomisaburô avaient leur idée sur la question : ils voulaient Misumi Kenji. Là encore une forte tête, même si sur un mode beaucoup moins agressif – simplement, le réalisateur ne se laissait pas marcher sur les pieds… Ses relations avec les deux frères avaient pu être houleuses au début, mais, finalement, ça s’était avéré le meilleur moyen de gagner leur respect. Misumi avait réalisé des films très divers ; certains lui avaient conféré, semble-t-il, l’image d’un réalisateur « féminin » (ce qu’un dur passablement conservateur comme Wakayama Tomisaburô traduisait par « efféminé », initialement…), pas si éloigné au fond d’un Mizoguchi Kenji, auquel il était lié via le studio Daiei (et sa hiérarchie interne des auteurs) ; mais il avait également fait preuve d’un certain brio dans un registre davantage tourné vers l’action – et Katsu était bien placé pour le savoir, puisque Misumi l'avait dirigé dans nombre de films de la série des Zatoichi dans les années 1960, dont le tout premier en 1962 ! Un réalisateur inventif et digne de confiance, capable de faire œuvre au travers de films très différents, et pas étranger au registre populaire : le choix idéal pour Baby Cart. Misumi Kenji réalisera quatre des six films de la série – les trois premiers, et le cinquième. Aussi y reste-t-il attaché dans la mémoire cinématographique, on en a fait le réalisateur de Baby Cart...

 

Même s’il y en a donc eu deux autres : le quatrième film a été tourné par Saito Buichi, un réalisateur proche et qui avait été envisagé dès le départ – moins inventif peut-être que Misumi, mais impliqué et tout à fait compétent. Le sixième et dernier opus, un peu à part (le film n’est pas scénarisé par Koike Kazuo, et contient des éléments clairement surnaturels), a quant à lui été réalisé par Kuroda Yoshiyuki, qui avait semble-t-il connu une belle carrière dans le registre fantastique.

 

Pour être vraiment complet, ce tableau des personnages autour des films devrait sans doute mentionner d’autres noms plus discrets – chefs opérateurs, monteurs, compositeurs (la musique est totalement anachronique, très funky souvent, avec aussi à l’occasion des bruitages « bleep » d’une électronique so 1973…), etc. Mais là, ça dépasse allègrement mes compétences – encore plus que ce que je viens d’écrire, veux-je dire. Je vous renvoie au documentaire Baby Cart : lame d’un père, l’âme d’un sabre, dans le DVD bonus (Baby Cart : le guerrier de l’apocalypse), il contient plein de choses très intéressantes à ce propos, dont des interviews des grands responsables de tout ça.

LE CHANBARA JUSQU’À L’OUTRANCE

 

La série Baby Cart ne doit sans doute pas être envisagée isolément – elle s’inscrit dans l’histoire tumultueuse du chanbara, sous-genre du jidai-geki ; même si la nuance n’est peut-être pas toujours évidente ? D’autant que, si le chanbara originel avait des sources pré-cinématographiques, dans le théâtre kabuki, il a considérablement évolué au cours du XXe siècle – et Les Sept Samouraïs, de Kurosawa Akira, en 1954, est sans doute une date importante, notamment dans cette optique d’un registre un peu flou entre le genre et le sous-genre. Outre qu’il permet à quelques-uns de ces films de s’exporter, le film de Kurosawa incarne aussi un courant où le cinéma japonais prend compte de l’international, et l’influence en retour. Le lien avec le western est tout particulièrement marqué. Un fait qui éclate dans Yojimbo, en 1961, où l’hommage est explicite (et en même temps très joueur). Déjà, l’année précédente, John Sturges avait livré un remake des Sept Samouraïs en western, sous le titre Les Sept Mercenaires ; mais, en 1964, c’est cette fois Yojimbo qui est « remaké », par Sergio Leone – sous le titre Pour une poignée de dollars. Naissance (à l'international ?) du western spaghetti, et belle illustration d’une boucle de rétroaction qui se met en place, où le chanbara et le western italien, notamment, s’influencent sans cesse – Baby Cart en témoignera, et, outre les films de Leone, je suis très tenté de supposer une influence marquée du Django de Sergio Corbucci, notamment.

 

Et cette influence réciproque ne concerne pas seulement les techniques de réalisation ou même de narration. Yojimbo, au travers du rônin incarné par Mifune Toshirô, avait introduit un personnage de héros à la morale (en apparence, du moins) plus ambiguë que de coutume, dans un monde quant à lui sans l’ombre d’un doute d’un cynisme effrayant et prompt à la violence la plus sale – deux dimensions considérablement accentuées dans le film de Leone et ses deux suites, où cela tourne presque au nihilisme. Au Japon, ce constat plus désabusé (car je suppose que les films de Kurosawa avaient encore malgré tout quelque chose de « chevaleresque » ?) opère aussi une remise en cause des vieilles gloires du bushido et de l'honneur si cher aux samouraïs, approche qui prend de plus en plus de place dans le chanbara et le jidai-geki des années 1960, en contrepoint à celui des décennies précédentes – en témoignent notamment des films tels que le splendide Harakiri de Kobayashi Masaki, ou encore Goyokin ou Hitokiri de Gosha Hideo (qu’il faut à tout prix que je revoie sous peu…). À vrai dire, en bande dessinée, Lone Wolf and Cub en sera bientôt la plus criante des illustrations, et, je suppose, certains gekiga de Hirata Hiroshi de même (par exemple L’Argent du déshonneur ?).

 

La violence, aussi, prend une tout autre signification. À ce qu’il semblerait, le chanbara classique, comme le western classique d’ailleurs, ne jouait pas la carte de la violence graphique – les morts tombaient au sol sans une goutte de sang, sans un cri. Ici, c’est à nouveau un film de Kurosawa qui commence à changer la donne : Sanjuro, en 1962, la suite de Yojimbo, sorti quant à lui l’année précédente. Les deux films usaient de diverses techniques pour rendre les combats plus terribles, que ce soit au plan du montage, en usant d’accélérés ou de ralentis, ou encore en trafiquant le son des coups de sabre et des membres tranchés pour un impact plus viscéral (littéralement, parfois…). Mais, en outre, Sanjuro se conclue sur un fameux duel… qui s’achève bien vite en un geyser de sang ! La légende prétend que l’effet spécial avait déconné, mais pour le mieux… De ceci aussi le chanbara ultérieur saura se souvenir – et tout particulièrement Baby Cart, série où l’ultraviolence règne, très graphique (une dimension encore accentuée dans la diffusion internationale originelle des films, avec le remontage Shogun Assassin qui parvenait à rendre l’ensemble plus violent encore !).

 

Ceci, cependant, c’est la trame générale de l'évolution thématique du genre – mais, à la fin des années 1960, le chanbara semble avoir perdu en popularité au Japon. On lui reproche souvent d’être devenu trop baroque, trop maniéré – ce qui paraît pourtant entrer en contradiction avec cette évolution globale. Mais Baby Cart va – une dernière fois ? – remodeler le genre en reprenant ces différents aspects, et en les poussant plus loin que jamais.

 

Comme dans le manga originel, Ogami Ittô est un tueur impitoyable – un homme très dur, aussi, avec son fils Daigorô, même si, dans les deux cas, quelques scènes savamment saupoudrées témoignent de ce que la relation qui les unit n’est pas dénuée d’un authentique amour, peut-être d'autant plus touchant. Quoi qu’il en soit, l’ancien bourreau du shôgun, dans sa quête de vengeance, en s’abaissant à devenir un tueur à gages, paraît rompre tous les liens avec la figure mythique du samouraï. Il en conserve pourtant la dignité froide et intimidante… Mais les illusions ne sont plus de la partie. De la sorte, le monde autour de l’assassin ne bénéficie plus lui non plus des mêmes enjolivures fantasmées : il est cynique, immoral, révoltant, et d’une extrême violence. Nul besoin, pour s’en apercevoir de s’en tenir aux seuls Yagyû, les vilains de la série, clan ninja cupide et impitoyable – les agents plus « officiels » du shogunat ne valent pas mieux, et les routes de l’archipel sont parcourues par quantité de brigands, qu’ils s’assument en tant que yakuzas, ou feignent, peut-être même à leurs propres yeux, d’être des samouraïs, quitte à ce que ce ne soit que pour jouir des privilèges attachés à ce rang. Même si Baby Cart s’affiche avant tout comme un divertissement populaire, la série déploie donc un tableau très critique, et sans doute aussi railleur, à l’encontre des représentations idéalisées du bushido.

 

Mais, dans cette entreprise de démolition et de massacre, la série ne fait pas que broder sur le chanbara des années 1960 ; elle sait, comme les meilleurs de ses prédécesseurs, regarder ce qui se fait ailleurs, et en tirer profit (ce qui produira à terme une influence en retour). Le modèle du western spaghetti, même rendu confus tant il avait entretenu des liens complexes avec le chanbara depuis Yojimbo et Pour une poignée de dollars, est indéniable, et, tout particulièrement à partir du troisième volet, Dans la terre de l’ombre, je maintiens : j’ai vraiment l’impression que c’est Django la référence clef. Mais il y a d’autres choses encore – sans doute le cinéma de Hongkong, et tout particulièrement de la Shaw Brothers ; sans doute aussi et enfin, de manière peut-être plus surprenante, via notamment une multitude de gadgets improbables, y a-t-il dans les films Baby Cart bien des choses qui renvoient à James Bond – Le Paradis blanc de l’enfer, au terme de la série, ne laissera plus aucun doute à cet égard.

 

Baby Cart, quoi qu’il en soit, incarne le chanbara des années 1970 – même avec quelque chose d’un chant du cygne. De par son outrance à tous points de vue, la série y gagne une certaine singularité qui découragera l’imitation.

 

ULTRAVIOLENCE ET GROTESQUE

 

Outrance : c’est bien le mot. Si le premier film, Le Sabre de la vengeance, reste relativement sobre à cet égard, dès le deuxième, L’Enfant massacre, la série en rajoutera toujours plus dans l’ultraviolence et le grotesque – jusqu’à aboutir à l’ultime film, Le Paradis blanc de l’enfer, pour lequel le mot « excessif » paraît bien timoré. Il y a là une escalade qui ne pouvait peut-être pas continuer éternellement ; la folie du sixième film, même s’il n’était semble-t-il pas envisagé dès le départ comme devant être le dernier de la série, en témoigne sans doute à sa manière.

 

Cette outrance tient d’abord à l’ultraviolence de la saga. Le geyser de Sanjuro y fait bien des émules – le tuyau d’arrosage participe de nombre d’effets spéciaux, c'est presque un personnage à part entière à ce stade… La série est très gore, oui : le sang qui gicle s’accompagne régulièrement de têtes et de membres qui volent, de plaies à vif en gros plan, parfois même de corps littéralement coupés en deux d’un coup de sabre bien placé. Les combats sont bien chorégraphiés, avec une certaine élégance parfois (élégance qui ressort également de scènes plus contemplatives et très bien composées, notamment dans les films tournés par Misumi Kenji – c’est un point que je ne saurais pas développer beaucoup plus, mais il faut le prendre en compte : les films sont souvent beaux, et ils ne sont pas que tueries), mais la mort n’y est jamais élégante quant à elle – elle est horrible et noue le ventre… à moins de faire rire ? Les bruitages y participent, d’ailleurs – pas seulement du fait des astuces de Kurosawa et de ses collaborateurs, mentionnées plus haut, et dûment reprises : ici, la lame pénétrant dans la chair et qui y est retournée produit son lot de « sprotch splitch sprlutch » peu ragoutants – et les « pchit » des tuyaux d’arrosage sont comme amplifiés, avec des variantes (le nuage de sang en particules peut utilement remplacer le geyser). On est en plein registre du Grand-Guignol, parfaitement assumé – la réaction du spectateur est sans doute variable, sur un axe qui va du rire franc au dégoût nauséeux : mille nuances de gore… Même si je tends à croire que, du fait de cette escalade, les connotations de l’ultraviolence évoluent au fil de la série : ce qui est douloureux dans Le Sabre de la vengeance est hilarant dans Le Paradis blanc de l’enfer.

 

Plus exceptionnellement, la violence, sans être aussi graphique, peut prendre d’autres formes, éventuellement plus éprouvantes, d'ailleurs. Il y a çà et là quelques séquences de torture, dont une, dans Le Territoire des démons, s’avère particulièrement déconcertante – car c’est alors le petit Daigorô qui est supplicié sous les yeux de son père ! De manière un tantinet gratuite par ailleurs… Mais, dans ce registre, il y a plus insoutenable : quelques scènes de viol… Dans Dans la terre de l’ombre, le troisième film (et peut-être mon préféré ?), on trouve deux de ces scènes, très dures – d’autant qu’elles sont filmées caméra à l’épaule, ce qui rend les séquences plus brutales encore… Pour le coup, cette violence-là ne fait pas du tout rire.

 

Mais la violence, dans Baby Cart, c’est aussi le body count effarant dans chaque film – et toujours un peu plus. La série nous démontre par le menu qu’Ogami Ittô est la principale cause de mortalité dans le Japon d’Edo, le petit Daigorô atteignant une honnête deuxième place au classement. Les deux premiers films ne manquent pas de tueries, mais j’ai l’impression que la donne change avec le troisième, qui, dans sa scène finale, inaugure un principe de méga-baston conclusive que les films suivants reprendront avec toujours plus d’ampleur. Dans chaque film, Ogami Ittô tue des dizaines d’adversaires, dont une bonne moitié voire plus dans ces scènes finales totalement folles. Dès Dans la terre de l’ombre, cela a quelque chose de proprement (non, salement) surréaliste ; dans Le Paradis blanc de l’enfer, ultime volet, cela passe toute mesure – au visionnage du film, j’avais avancé que, lors de la dernière scène, Ogami Ittô tuait bien 150 à 200 personnes à lui tout seul ! Et Wikipédia de me corriger dans le détail mais pas dans le fond : « Ce film détient le record du nombre de personnages tués par un seul autre personnage, Ogami Ittô y faisant 150 victimes. »

 

Tout ceci n’est pas sans incidence quant à la réception des films. Disons-le, passé le premier opus, au-delà de quelques passages bienvenus dans les troisième et quatrième volets plus particulièrement, le ton de Baby Cart est assez différent de celui du manga de Koike Kazuo et Kojima Goseki. Lone Wolf and Cub pouvait sans doute faire appel au registre du grotesque, via des techniques et armes étranges de ninjas, ou via des massacres improbables,mais les films vont bien plus loin dans ce sens – et, s’ils n’ont absolument rien de comédies, et si Ogami Ittô y demeure un personnage grave et fondamentalement inquiétant, l’outrance des situations est telle que la noirceur essentielle du manga cède progressivement le pas au délire bisseux toujours plus excessif, et autrement amusant ; pas que ce soit forcément une critique, même si je préfère largement le manga sous cet angle, mais, oui, le ton diffère…

 

Et ce même si Koike Kazuo a scénarisé cinq films sur six, et si ces cinq films reprennent des éléments figurant dans la BD, et même dans ses tout premiers tomes (rappelons que le manga n’avait débuté qu’en 1970, soit deux ans seulement avant le premier film) : le cas du sixième métrage est à part, donc, mais la quasi-totalité des récits figurant dans les cinq premiers films ne m’étaient pas inconnus, car issus des quatre premiers tomes du manga.

 

Et le ton diffère d’autant plus que, dans ce principe d’escalade, il y a comme une compulsion à faire toujours plus dans le « bizarre », avec des « coups spéciaux » totalement dingues, des manières de mourir follement inventives et improbables… et, de plus en plus, quantité de gadgets tout droit sortis du laboratoire de Q. Ceci, souvent, via le landau de Daigorô : la daigorômobile ne manque pas d’astuces improbables dès le départ, mais, dans le dernier film, elle devient un putain de char d’assaut en même temps qu’une luge ! Ces gadgets, bien sûr, connaissent leur lot d’anachronismes rigolos… Dans la scène finale du troisième film (celle qui m’a vraiment rappelé Django), le landau se transforme en une bien improbable mitrailleuse (!), principe qui sera souvent repris dans les films suivants (jusqu’à plus soif, hélas : dans Le Paradis blanc de l’enfer, cela doit bien se produire cinq ou six fois en moins d’une heure et demie – à ce stade, la jubilation a depuis longtemps été remplacée par la lassitude…). Je note ici que, dans le tome 5 de Lone Wolf and Cub, un épisode très déconcertant amène Ogami Ittô à découvrir les plans d’une « arquebuse multiple », plutôt que d’une mitrailleuse à proprement parler – mais je ne sais pas si cet épisode est antérieur ou postérieur par rapport à Dans la terre de l’ombre.

 

Mais, au-delà des gadgets, il y a nombre de techniques martiales, souvent associées aux méchants ninjas du clan Yagyû, qui relèvent peu ou prou du surnaturel. Cela vaut aussi pour Ogami Ittô, bien sûr, dont la technique sui-o commet bien des ravages – par ailleurs, Wakayama Tomisaburô était amateur de combats très dynamiques et très impressionnants, et prisait beaucoup l’emploi des trampolines… ZBOING ! Il y a aussi quelques choses plus étranges, comme l’épée enflammée de l’épisode quatre. Mais, dans le dernier film (qui, rappelons-le, est le seul à ne pas avoir été scénarisé par Koike Kazuo), cette relative ambiguïté au regard de prouesses physiques peu ou prou surnaturelles cède la place à un contenu sans l’ombre d’un doute fantastique (genre qui avait semble-t-il la prédilection du réalisateur, Kuroda Yoshiyuki) : Ogami Ittô y affronte un sorcier et ses larbins zombies fouisseurs…

 

Ce grotesque, comme tout grotesque, n’est pas sans dangers : par définition, c’est un jeu d’équilibriste, qui peut pencher aussi bien du côté du sublime que du ridicule. En certains cas, la jubilation bisseuse n’est pas si éloignée de la jubilation nanarde… Satanés ninjas, ça doit être de leur faute ! Sauf, bien sûr, que Misumi Kenji, surtout, et Saito Buichi, et (même) Kuroda Yoshiyuki, filment autrement mieux qu’un Godfrey Ho. Mais les films, à part le premier, sont quand même sur la corde raide – et j’imagine que les réactions peuvent varier considérablement d’un spectateur à l’autre, voire, chez un même spectateur, d’un moment à l’autre.

 

LES SIX FILMS

 

Je ne peux pas faire ici de chroniques détaillées des six films, ce n’est pas vraiment le propos – quelques éléments qui me paraissent notables, des liens avec la BD quand c'est possible, c’est tout (au risque du jugement un peu lapidaire).

 

Deux très brèves remarques générales : les six films sont assez courts (moins d’une heure et demie chacun), et souvent un peu décousus – disons du moins avec une trame générale plus ou moins relâchée.

 

Allez, c’est parti…

 

Le Sabre de la vengeance

Baby Cart (Le Loup à l'enfant) : l'intégrale de la saga

Titre : Baby Cart : Le Sabre de la vengeance

Titre original : Kozure Ôkami : Ko wo kashi ude kashi tsukamatsuru 子連れ狼 子を貸し腕貸しつかまつる (traduction littérale : Sabre et enfant à louer)

Réalisateur : Misumi Kenji

Année : 1972

Pays : Japon

Durée : 83 min.

Acteurs principaux : Wakayama Tomisaburô (Ogami Ittô), Tomikawa Akihiro (Daigorô), Watanabe Fumio (Sugito), Mayama Tomoko (Osen), Tsuyuguchi Shigeru (Junai Matsuki)…

 

Le premier film de la série est en tant que tel le plus « normal », d’une part car il pose les personnages en livrant aux spectateurs le passé d’Ogami Ittô, fondant son errance avec le petit Daigorô, d’autre part parce qu’il fait encore preuve d’une certaine retenue au regard du grotesque qui sera, dès le deuxième film, un trait essentiel de Baby Cart.

 

Notons par ailleurs que le film s’ouvre sur une séquence d’une extrême gravité, quand Ogami Ittô, en tant que kaishakunin au service du shôgun, décapite un enfant noble, faisant un simulacre de seppuku avec un éventail – scène directement reprise de la BD, l’épisode « Le Chemin blanc entre les fleuves », dans le tome 3.

 

Mais le reste du film, sauf erreur, pioche surtout dans le tome 1 du manga – d’une part, l’épisode « La Route de l’assassin », logiquement repris en flashback, et qui montre la famille d’Ogami Ittô se faire massacrer par les Yagyû, Ogami Ittô pris au piège diabolique de ces derniers et refusant de se contraindre au seppuku, bien plus désireux qu’il est de se venger… et emmenant avec lui le petit Daigorô, dont le destin est décidé dans l’épreuve du sabre et de la balle. D’autre part, l’épisode « À l’oiseau les ailes, à la bête les crocs », où Ogami Ittô et Daigorô tombent sur un village dont les habitants sont séquestrés par des brigands – prétexte à la grande scène finale, une jolie tuerie, en même temps beaucoup plus retenue que ce que l’on verra dans la série par la suite.

 

Ce film a sans doute une limite : il construit sa narration sur les flashbacks d’Ogami Ittô trahi par les Yagyû – mais, du coup, la narration au présent n’a en contrepartie pas forcément beaucoup de sens ; en même temps, il s’agissait bien de mettre en scène une errance… J’ai d’ailleurs appris depuis qu’au Japon il y avait des « récits de vagabondage » éventuellement codifiés, et où le vagabond est souvent lié à un enfant – ce qui éclaire sous un autre jour aussi bien Lone Wolf and Cub que Baby Cart.

 

Mais, en contrepartie, la réalisation est impeccable, Misumi Kenji sachant doser son métrage en brillant dans une égale mesure dans les éclats de violence et dans les intermèdes plus posés, avec quelques très jolis plans à la clef. L’ambiance est remarquable, la violence douloureuse : peut-être s’agit-il d’un chanbara plus « classique » que les suivants, mais il n’en est pas moins, dans l’absolu, d’une très grande qualité. Beaucoup aimé.

 

L’Enfant massacre

Baby Cart (Le Loup à l'enfant) : l'intégrale de la saga

Titre : Baby Cart : L’Enfant massacre

Titre original : Kozure Ôkami : Sanzu no kawa no ubaguruma子連れ狼 三途の川の乳母車 (traduction littérale : Le Landau de la rivière Sanzu)

Réalisateur : Misumi Kenji

Année : 1972

Pays : Japon

Durée : 81 min.

Acteurs principaux : Wakayama Tomisaburô (Ogami Ittô), Tomikawa Akihiro (Daigorô), Matsuo Kayo (Yagyû Sayaka), Kobayashi Akiji (Hidari Benma), Oki Minoru (Hidari Tenma), Kishida Shin (Hidari Kuruma)…

 

Ce deuxième opus, dès son entrée en matière, témoigne de ce que le grotesque s’est invité dans la série, et ne la quittera plus. Je crois que c’est ce qui m’a un peu gêné lors de mon visionnage, et qui a fait que j’en suis sorti un peu dubitatif – là où nombre de gens vous diront que c’est ici que Baby Cart devient Baby Cart, ce qui est sans doute très vrai.

 

Mon souci, en fait, a porté ici sur les adversaires d’Ogami Ittô – très connotés ninjas, d’abord des femmes que je suppose héritées de l’épisode « Les Huit Portes de la perfidie » (tome 1), puis, et surtout, les frères Hidari, repris de « La Flûte du tigre tombé » (tome 3) ; et il n’y a pas de mystère – ces deux épisodes, dans la BD, font partie de ceux qui m’ont le moins plu dans les premiers tomes… Parce que je préfère la série sur un mode moins systématiquement martial, et sans doute plus réaliste, le trip « ninja » ne me parlant pas plus que ça. Sauf que, dans les films, cette optique plus grotesque fait sans doute sens, et, à ce compte-là, le film se débrouille plutôt bien, je suppose.

 

Et, au-delà, il y a des choses plus intéressantes à mes yeux, même si la trame de fond, pertinente en tant que telle, est un peu confuse dans son exposition – je suppose qu’elle emprunte à l’épisode « Vague de froid » (tome 2), hélas sans son cadre montagnard et enneigé.

 

Ce qui est bien plus convaincant, c’est sans doute le rôle de Daigorô – dans quelques jolies scènes où l’enfant veille son père abattu ; car Ogami Ittô a beau être la machine à tuer que l’on sait, il n’est pas totalement invincible – et c’est un point sur lequel certains des films suivants reviendront, notamment le troisième et (surtout ?) le quatrième.

 

L'Enfant massacre... Je ne suis pas bien certain de ce que j’en pense, donc. Sans avoir trouvé ce film mauvais, j’en étais sorti un peu dubitatif – mais il gagnerait peut-être à être revu après coup. Pour certains, c’est peut-être même le meilleur épisode de la série ! Mais ceci, je ne le crois pas – je crois que, pour ma part, je décernerais ce titre au suivant…

 

Dans la terre de l’ombre

Baby Cart (Le Loup à l'enfant) : l'intégrale de la saga

Titre : Baby Cart : Dans la terre de l’ombre

Titre original : Kozure Ôkami : Shinikazeni mukau ubaguruma 子連れ狼 死に風に向う乳母車 (traduction littérale : Le Landau face au vent de la mort)

Réalisateur : Misumi Kenji

Année : 1972

Pays : Japon

Durée : 89 min.

Acteurs principaux : Wakayama Tomisaburo (Ogami Ittô), Tomikawa Akihiro (Daigorô), Kato Go (Kanbei Magomura), Hamada Yuko (Torizo), Yamagata Isao (Genba Endo)…

 

Oui : Dans la terre de l’ombre, toujours signé Misumi Kenji, est peut-être bien mon film préféré de la série, au sens où il conjugue, à mes yeux avec le plus d’habileté, tout ce qui fait Baby Cart – la violence et la grâce, l’émotion et l’outrance.

 

Qui plus est avec une réalisation au poil, réservant nombre de très beaux plans. Misumi apporte beaucoup de soin au cadrage et au montage, et le résultat est d’une belle élégance, en même temps que d’une violence rare – j’avais déjà évoqué plus haut les scènes de viol, passablement rudes, caméra à l’épaule… Mais le rythme un peu plus posé que d’habitude (ou en tout cas davantage que dans L’Enfant massacre), à mon sens, bénéficie à toutes ces approches.

 

L’histoire est peut-être plus décousue encore que d’habitude, pourtant – mais c’est qu’elle ménage de jolies scènes qui mettent en valeur les personnages plutôt qu’un « récit » qu’on leur imposerait. Ainsi dans le thème de la prostitution – qui emprunte à l’épisode « Annya et Anema » (tome 3), y compris la séquence de torture pas vraiment indispensable. Mais, au-delà, le film offre à ses héros des moments plus intimes que d’usage, et qui les grandissent. Dans les deux premiers films, je l’avoue, j’avais un peu de mal à me faire au massif Wakayama Tomisaburô – mes préventions ont disparu avec ce troisième opus, qui confirme avec éloquence combien il était parfait dans le rôle d’Ogami Ittô : il parvient vraiment à livrer une composition idéale, où, à chaque plan, il est à la fois noble et pouilleux, le tueur et le père. Et toujours inquiétant, cela va de soi. Tout en ménageant des scènes non exemptes de tendresse avec le petit Daigorô.

 

Mais – et ça participe de sa réussite – ce troisième opus n’est bien sûr pas que moments tendres et délicats, loin de là ! Plus encore que le deuxième, il propulse la série dans le grotesque le plus intense au travers de son incroyable scène de bataille finale, avec le landau de Daigorô qui se transforme en mitrailleuse – ce qui, donc, m’a beaucoup rappelé Django et son cercueil. La scène est totalement folle, mais très efficace – elle institue d’emblée un modèle que les films suivants ne pourront que reprendre en tendant de le dépasser, et donc en le poussant plus loin encore.

 

Cependant, au registre de l’action, le film ne s’arrête pas là – car il est construit pour partie autour d’une boucle confrontant Ogami Ittô à un adversaire véritablement à sa hauteur (ce qui n’était certes pas le cas des brigands et même du plus habile des Yagyû dans le premier film, et finalement pas davantage des frères Hidari dans le deuxième) : un samouraï réduit à la misère, et qui côtoie de la mauvaise graine, des « faux samouraïs » (thème peut-être emprunté à l’épisode « Mauvais Sujets », dans le tome 4 ?). Le personnage bénéfice d’un charisme certain – mais qui ne le rend pas plus sympathique, car nous le voyons impitoyable et guère moral… Cependant, cette stature justifie l’affrontement – qu’Ogami Ittô souhaite pourtant différer ! En définitive, après la bataille, le film se conclura donc sur un duel – dont vous connaissez très bien l’issue ; mais il se double d’un questionnement moral qui fait quelque peu froid dans le dos… Les monstres et l'honneur...

 

Oui, un très bon cru – je crois bien que c’est celui que j’ai préféré.

 

L’Âme d’un père, le cœur d’un fils

Baby Cart (Le Loup à l'enfant) : l'intégrale de la saga

Titre : Baby Cart : L’Âme d’un père, le cœur d’un fils

Titre original : Kozure Ôkami : Oya no kokoro ko no kokoro 子連れ狼 親の心子の心 (traduction littérale : Cœur de père, cœur d’enfant)

Réalisateur : Saito Buichi

Année : 1972

Pays : Japon

Durée : 81 min.

Acteurs principaux : Wakayama Tomisaburô (Ogami Ittô), Tomikawa Akihiro (Daigorô), Hayachi Yoichi (Yagyû Gunbei), Azuma Michie (Oyuki), Koike Asao (Tokugawa Yoshinao), Endo Tatsuo (Yagyû Retsudô), Kishida Shin (Kozuka Enki)…

 

Quatrième volet de la série, L’Âme d’un père, le cœur d’un fils est aussi le premier à ne pas être réalisé par Misumi Kenji (qui avait tout de même filmé les trois précédents durant cette même année 1972 !) ; c’est cette fois Saito Buichi qui prend la relève, et, disons-le, de manière plus qu’honorable : je crois qu’il y a peut-être comme un préjugé, si favorable envers Misumi Kenji qu’il impliquerait de dévaloriser les autres réalisateurs de la saga, mais, concernant du moins Saito Buichi, cela me paraîtrait bien injuste : peut-être moins innovant, il sait toutefois composer de très beaux plans (notamment quand il met en scène le personnage central d’Oyuki), et aussi raconter une bonne histoire.

 

Même si, là encore, la trame est un peu décousue, car elle se construit, plus ou moins en parallèle, sur deux voire trois récits différents – de bonnes histoires par ailleurs, mais qui se marient plus ou moins bien ensemble.

 

La trame de fond, c’est la traque d’Oyuki, la femme ninja qui s’est fait tatouer la poitrine pour déconcentrer ses ennemis – héroïne du très bon épisode « Saltimbanque » (tome 4). Comme dans la BD, ce prétexte qui vaut ce qu’il vaut débouche en fait sur de très bonnes scènes – par exemple quand Ogami Ittô visite la communauté paria des artistes ambulants, dont le propre père d’Oyuki ; les trois personnages se retrouvent impliqués dans un très cruel dilemme moral, qui fait la saveur de l’épisode et pour partie du film.

 

Mais une deuxième trame a son importance, même si essentiellement concentrée au début du métrage, et qui emprunte notamment à l’épisode « Derniers Frimas » (tome 4 également), dont l’originalité est que Daigorô y vole la vedette à son paternel – car les deux personnages sont séparés, et se cherchent. Sans doute ne peut-on pas aller jusqu’à dire que, dans ce film, c’est « Daigorô qui est cette fois au premier plan », comme le prétend la jaquette du DVD, car la deuxième moitié du film ramène le petit garçon à un rôle beaucoup plus accessoire – mais cela a tout de même permis d’en apprendre davantage sur lui, et de peser tout ce que l’éducation que lui prodigue par le fait Ogami Ittô a de cruel et d’inhumain (ce sur quoi reviendra le cinquième film, hélas avec beaucoup moins de pertinence à mes yeux).

 

Noter cependant que la trame de « Derniers Frimas » est ici altérée de manière assez significative : à la différence de ce qui se produit dans la BD, le sabreur intrigué par le regard de tueur de Daigorô, et qui le met à l’épreuve, n’est pas n’importe qui, mais un membre du clan Yagyû du nom de Gunbei, qui avait en son temps vaincu Ogami Ittô dans un duel qui devait désigner le prochain kogi kaishakunin – poste qui était pourtant revenu à notre assassin préféré, parce que le Yagyû, dans son arrogance, avait osé pointer son sabre sur le shôgun ! Et ça, pour le coup, c’est emprunté à l’épisode « Les Dochujins » (tome 5).

 

Au-delà, au travers de scènes de combat efficaces (et aussi gores que chez Misumi – c’est par ailleurs dans ce film que j’ai remarqué le truc des « splitch sprotch sprlutch »), et d’usages inconsidérés de la daigorômobile, le film progresse jusqu’à la désormais traditionnelle méga-baston finale, qui fonctionne même si elle tombe sans doute un peu comme un cheveu sur la soupe (miso).

 

Noter cependant que le film peut étonner dans sa tentative d’humaniser Ogami Ittô : il reste le tueur absolu, ne vous en faites pas, et le film lui permet de rajouter quelques dizaines sinon centaines de victimes à son body count… mais, à plusieurs reprises, il le confronte à une adversité de taille, qui lui vaut bien des soucis, voire... l’effraie. Ce qui n’est pas si commun.

 

Quoi qu’il en soit, en dépit de quelques maladresses occasionnelles, L’Âme d’un père, le cœur d’un fils est un Baby Cart tout à fait convaincant – un des trois meilleurs en ce qui me concerne.

 

Le Territoire des démons

Baby Cart (Le Loup à l'enfant) : l'intégrale de la saga

Titre : Baby Cart : Le Territoire des démons

Titre original : Kozure Ôkami : Meifumadô 子連れ狼 冥府魔道 (traduction littérale : L’Enfer des damnés)

Réalisateur : Misumi Kenji

Année : 1973

Pays : Japon

Durée : 89 min.

Acteurs principaux : Wakayama Tomisaburô (Ogami Ittô), Tomikawa Akihiro (Daigorô), Ôkusu Michiyo (Shiranui), Yamashiro Shingo (Kuroda Naritaka), Sato Tomomi (Oyô)…

 

Avec Le Territoire des démons, cinquième film de la série, Misumi Kenji repasse une dernière fois derrière la caméra.

 

La trame est à nouveau un tantinet confuse – une sombre histoire de succession truquée, impliquant le shogunat et tant qu’à faire le clan Yagyû (dont le chef, Retsudô, apparu dès le premier film, s’implique davantage, dans celui-ci puis dans le suivant et dernier – j’avoue le trouver un peu ridicule de manière générale… Sauf erreur, ce n’est pas toujours le même acteur qui l'incarne ?). Il y a un atout, je suppose, à cette confusion : trier les bons des méchants n’a rien d’évident. Mais ce n’est peut-être pas suffisant pour convaincre.

 

Le film s’ouvre avec cinq samouraïs qui testent successivement Ogami Ittô « au cas où » avant de lui confier une mission, et vous vous doutez très bien de ce que ça donne. Mais notre tueur obtient ainsi un contrat, prétexte du film, comme d’habitude.

 

En chemin, cependant… il s’éloigne à nouveau de Daigorô, et le petit garçon se retrouve isolé. Ce qui débouche sur une scène passablement gratuite, où, du fait d’un personnage de femme pickpocket hélas sous-exploité, Daigorô tombe entre les mains de méchants policiers, qui le torturent en public pour qu’il dénonce la voleuse. C’est, euh… un peu déconcertant. Mais en même temps la démonstration que le louveteau est aussi impitoyable que le loup, et c’est sans doute un point important du film.

 

L’intrigue déjà si confuse mêle à tout ce bordel une sous-trame très étrange, empruntant à l’épisode « La Barrière sans porte » (tome 2) : Ogami Ittô y est chargé d’assassiner un bonze, révéré comme un saint par la populace. Mais les conditions de l’assassinat, sinon le questionnement moral (à vrai dire beaucoup plus vite évacué dans le film que dans la BD), diffèrent complètement : nous avons droit ici à une très improbable (et très rigolote !) séquence aquatique, après laquelle, jubilation, Ogami Ittô massacre toute une escorte en étant vêtu seulement d’un slip – mais, après tout, pareil samouraï demeure forcément d’une dignité à toute épreuve, même en slip. Eh.

 

Et le massacre, ça le connaît. Au bout de quelque temps d’errance çà et là, notre « héros » se rend enfin à la demeure du suzerain Kuroda pour y tuer littéralement tout le monde. En ce qui me concerne, c’est ce qu’il y a de plus réussi dans le film – avec un combat final évidemment absurde et ultraviolent, mais où la réalisation joue habilement du cadre fermé (les précédents exemples de ces batailles, dans la série, étaient en plein air, et ce sera également le cas dans le dernier film) ; avec enfin un Ogami Ittô impitoyable – oui. Mais alors vraiment.

 

Le niveau remonte donc à la fin du métrage, mais, dans l’ensemble, ce cinquième film ne m’a pas passionné plus que ça… Il n’est pas mauvais, non, mais un peu médiocre ; au bout du cinquième film, je suppose qu’il y a une certaine logique à ce que ça s’essouffle un peu… Ce que confirmera à sa manière bien particulière le sixième et dernier.

 

Le Paradis blanc de l’enfer

Baby Cart (Le Loup à l'enfant) : l'intégrale de la saga

Titre : Baby Cart : Le Paradis blanc de l’enfer

Titre original : Kozure Ôkami : Igoku e ikuzo ! Daigorô 子連れ狼 地獄へ行くぞ ! 大五郎 (traduction littérale : Daigorô, on part pour l’enfer !)

Réalisateur : Kuroda Yoshiyuki

Année : 1974

Pays : Japon

Durée : 83 min.

Acteurs principaux : Wakayama Tomisaburô (Ogami Ittô), Tomikawa Akihiro (Daigorô), Hitomo Junko (Yagyû Kaori), Kimura Isao (Yagyû Hyôe), Oki Minoru (Yagyû Retsudô)…

 

Le Paradis blanc de l’enfer (oui, moi aussi je trouve ce titre français particulièrement euh) est donc le sixième et ultime film de la saga Baby Cart, réalisé cette fois par Kuroda Yoshiyuki (dont les interviews dans le DVD bonus m’ont mis très mal à l’aise, le bonhomme est inquiétant…). L’occasion en tout cas d’ultimes pétages de plomb – pour le coup bien gratinés !

 

L’absence de Koike Kazuo au scénario y est peut-être pour quelque chose ? Le film, cette fois, n’emprunte semble-t-il pas du tout au manga ; par ailleurs, il fait tomber un mur (plus ou moins translucide, certes) du manga comme de la saga cinématographique, en intégrant dans le récit des éléments cette fois sans l’ombre d’un doute surnaturels (la jaquette du DVD présente il est vrai le réalisateur comme un maître du fantastique et des effets spéciaux). Avec tout l’amour que je porte aux genres de l'imaginaire, je ne suis pas certain que cela ait été une très bonne idée…

 

Mais, pour cette raison et sans doute pour bien d’autres encore, le film est vraiment grotesque de bout en bout : à tous les niveaux ou peu s’en faut, il va beaucoup plus loin que ses prédécesseurs – et pourtant y avait du level !

 

Le film est à nouveau assez décousu, consistant en gros en trois temps. Ogami Ittô a décimé le vil clan Yagyû au fil des métrages précédents, ce qui agace non seulement le vieux borgne Retsudô, qui y a perdu tous ses fils, mais aussi le shôgun Tokugawa, en fait complice dès le départ des Yagyû, et qui menace de rendre l’affaire officielle. Retsudô n’ayant plus de fils… il se tourne vers sa fille, Kaori – qui se débrouille pas mal avec un couteau : la scène de son entraînement est assez improbable… Mais s’en débarrasser ne posera finalement aucun problème à Ogami Ittô : c’est même totalement expédié !

 

Exit la famille Yagyû ? Non ! Car Retsudô… se tourne maintenant vers ses enfants illégitimes (aha, surprise !). Et tout d’abord son fils (qu’il n’a jamais reconnu comme tel) Hyôe – lequel s’avère être un sorcier ! Et qui n’a que faire des Yagyû : son clan à lui, c’est celui des Mygales… Des adeptes de la magie noire, dont ses fidèles sbires, trois zombies fouisseurs – sérieux, ils passent la moitié du film « sous terre », en fait sous des draps qui se gonflent à leur passage, c'est plutôt risible… Reste qu’il s’en prend quand même à Ogami Ittô, par défi : c’est le cœur du film, et, oui, ça se passe très mal pour le vilain sorcier – qui finit, hop ! dans les bras de sa sœur, fille illégitime de Retsudô, qu’il entend violer pour le principe ; oh ben tant qu’on y est… Le problème est inverse par rapport à la séquence avec Kaori : cette fois, le film se traîne, et, en dépit de quelques jolis plans (du fantastique dans la brume, les draps ça ne vaut pas), on s’ennuie ferme.

 

Mais il y a enfin… l’ultime baston, dans la neige cette fois, et qui en rajoute des tonnes par rapport aux films précédents, pourtant déjà bien excessifs ! Comme dit plus haut, c’est une incroyable boucherie, je n’ai jamais vu un film où un personnage unique tue de ses propres mains autant de monde… C’est par ailleurs une scène totalement surréaliste, tellement grotesque qu’elle en devient métagrotesque (euh ?) : les ninjas font du ski, tandis que notre loup solitaire use de la daigorômobile comme d’une luge de compét’. La daigorômobile… Ça s’essouffle un peu, à force de séquences où Ogami Ittô fait parler la poudre, toujours de la même manière : c'était jouissif dans Dans la terre de l'ombre, mais, là, six ou sept fois dans le même film, ça commence à se voir… Et, à la fin, c’est un putain de char d’assaut, bordel ! Blindé de partout ! L’idéal pour affronter Retsudô… qui a lui aussi sa luge pré-madmaxienne. C’est vraiment n’importe quoi... Totalement nawak. Mais, avouons-le, c’est aussi très rigolo… Certes, on est à la lisière du nanar, mais ça a quand même quelque chose de jouissif. Sur un mode régressif peut-être, dont on ne s’enorgueillira pas dans les conversions entre cinéphiles téléramesques, mais, après tout, ce sont les moins intéressants des cinéphiles.

 

La musique est à l’avenant – plutôt chouette par ailleurs (si !), mais le générique sonne plus que jamais comme du Shaft, et ça fait toujours un peu bizarre ; et il y a des trucs qui sont… osés. Broder sur Moussorgski et Une nuit sur le mont chauve, OK – mais, dans la séquence dans la neige, déjà très jamesbondesque à la base (une référence qui saute littéralement aux yeux – en écartant les skis face caméra, ce qui n’empêche pas Ogami Ittô de la découper en vol par paquet de trouze), reprendre carrément des notes immédiatement reconnaissables du thème de 007, c’est UN PEU gros.

 

Autant dire qu’à ce stade de débilité profonde, on est très loin de l’ambiance très sombre et rude du génialissime manga Lone Wolf and Cub… Ceci dit, c’est rigolo. Honteusement peut-être, mais rigolo.

POUR UNE POIGNÉE DE RYÔ

 

J’ai enfin vu les Baby Cart – et j’en suis ravi. Tout n’est sans doute pas bon dans cette série, et son outrance ne parlera probablement pas à tout le monde, mais j’ai globalement passé de très bons moments devant chacun de ces films – même L’Enfant massacre qui m’avait tout d’abord un peu déconcerté, et même Le Territoire des démons et L’Enfer blanc du paradis, qui sont sans doute un ou deux crans en dessous par rapport à leurs prédécesseurs (au point de la quasi-nanardise dans le cas du dernier film). S’il faut vraiment faire un classement des meilleurs, je dirais que mon préféré a été Dans la terre de l’ombre, suivi de Le Sabre de la vengeance et L’Âme d’un père, le cœur d’un fils.

 

Cela a été une bonne occasion de découvrir le chanbara au-delà des références peut-être jugées plus fréquentables que sont Kurosawa Akira et Gosha Hideo, notamment – et de quoi me donner envie de poursuivre l’expérience avec d’autres fameuses séries, dont les Zatoichi avec Katsu Shintarô, et pour certains d’entre eux réalisés également par Misumi Kenji, Lady Snowblood là encore adapté d’une BD de Koike Kazuo, ou encore les Miyamoto Musashi d’Uchida Tomu… Autant dire que j’ai du boulot.

 

 

Et il faut aussi dire merci à Wild Side – que j’aime d’amour vrai.

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Gunnm, t. 6 : Le Chemin de la liberté (édition originale), de Yukito Kishiro

Publié le par Nébal

Gunnm, t. 6 : Le Chemin de la liberté (édition originale), de Yukito Kishiro

KISHIRO Yukito, Gunnm, t. 6 : Le Chemin de la liberté (édition originale), [銃夢, Gannmu], traduction depuis le japonais [par] David Deleule, Grenoble, Glénat, coll. Manga Seinen, [1990-1995, 2013] 2017, 217 p.

ONZE ANS PLUS TARD

 

Retour à Gunnm, le cultissime manga SF-action de Kishiro Yukito, après un tome 5 « édition originale » qui avait presque miraculeusement remonté le niveau après deux tomes fainéants et navrants consacrés au motorball ; la série était redevenue fun, même si le scénario n’avait sans doute rien d’exceptionnel, et le dessin redevenait brillant, atteignant peut-être même des sommets inégalés dans la série. Soulagé par ce retour en force, je n’ai guère hésité à me procurer ce tome 6 pour prolonger l’aventure.

 

Nous reprenons, mais assez brièvement, là où le tome 5 s’était arrêté : Gally a vaincu Zapan, auquel Desty Nova avait confié son corps de Berserker ; mais le combat a été dur, et, au final, il ne restait presque plus rien de Gally… Ceci étant, dans cet univers limite transhumaniste, ça n’est pas forcément un problème – on peut reconstruire… Sauf quand la législation de Zalem et des usines entre en jeu ? Gally, pour avoir fait usage d’une arme à feu, et qu’importe si c’était pour sauver Kuzutetsu, est considérée comme la pire des criminelles (hein, quoi ?) ; nul besoin d’un procès pour la condamner à voir ses restes broyés dans les usines, et bye bye Gally…

 

Sauf que. Alors même que ses débris avancent sur le tapis roulant fatal, la cyborg est contactée en rêve par Zalem – le moment idéal, comme vous vous en doutez, pour une de ces « offres qu’on ne peut pas refuser » : si Gally se met au service de Zalem, en acceptant de devenir un « Tuned » (a priori ce que les habitants de Kuzutetsu qualifient en frissonnant d’ « ange exterminateur »), elle vivra. Gally n’est guère disposée à vendre ainsi sa liberté (comme Florent Pagny, notre plus grand révolutionnaire à nous qu'on a), mais quand son interlocuteur, le bien nommé Bigot, explique qu’il s’agira pour elle de se mettre sur la piste du scientifique félon Desty Nova, elle tend l’oreille – et l’éventualité de remonter ainsi la piste de son cher Ido, mort dans le tome précédent, mais dont Desty Nova lui avait assuré qu’il était parfaitement dans ses cordes de le ressusciter, achève de la convaincre.

 

Et… Nouvelle ellipse. Déjà, l’essentiel du tome 5 s’était déroulé deux ans après les événements du tome 4 (de sinistre mémoire). Cette fois, c’est un bond de onze années que nous accomplissons – la mission de Gally semble demander beaucoup de temps, sans forcément entamer sa détermination…

 

IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’OUEST (DE KUZUTETSU)

 

… Et ce changement dans le temps s’accompagne aussi d’un changement dans l’espace. Fait inédit dans la série, quelques très brefs flashbacks exclus, ce tome 6 nous invite à quitter les limites de Kuzutetsu. Pas (encore ?) pour nous rendre sur Zalem, même si nous en avons exceptionnellement quelques très brefs aperçus : nous restons sur Terre (?), mais pour nous perdre dans les campagnes.

 

En effet, Kuzutetsu et (surtout) Zalem ont besoin de ressources (matériaux, nourriture) produites dans un réseau de fermes, de mines et d’usines autour de la Décharge. Une fois dépassées les frontières de Kuzutetsu (un mur d’eau infranchissable), le monde n’est plus que vastes plaines désertiques, où l’on trouve encore çà et là des vestiges du monde d’avant, et notamment des villes fantômes toutes de gratte-ciel arrogants et d’autant plus mesquins qu’ils ont été abandonnés de longue date. Çà et là, pourtant, il y a donc des fermes (mais on n’en voit pas ici), reliées à Kuzutetsu par un réseau de trains.

 

Bien sûr, dans un monde pareil, les ressources transportées par ces trains sont d’autant plus précieuses… et les brigands ne manquent pas en chemin, qui comptent mettre la main dessus. Les trains doivent donc être lourdement protégés par un contingent de mercenaires, dotés des meilleures armes et armures – mais, bien sûr, les usines n’ont pas confiance en eux : durant tout le temps de leur mission, les mercenaires ne peuvent pas se séparer de ces « prêts », et, viendraient-ils à s’éloigner un peu trop de la voie de chemin de fer, ils sont alors programmés pour exploser automatiquement…

 

Pourquoi une telle débauche de sécurité ? Eh bien, parce qu’il y a une nouvelle bande de pillards qui sévit sur la voie, le « Barjack », contrôlé par un mystérieux (…) Den. Ces hommes-là sont bien mieux équipés et bien plus redoutables que tous leurs « collègues ». Bien sûr, c’est ce qui intéresse Gally (renommé G1 par ses employeurs de Zalem, bravo) dans cette affaire : elle est sur la piste de Desty Nova…

 

Ce changement de cadre est une bonne idée, qui renouvelle le graphisme comme plus généralement l’atmosphère de la série. Nous quittons enfin les ruelles encombrées de Kuzutetsu (et, bon, les pistes de motorball…) pour un tout autre monde, ouvert – pas moins étouffant cependant, mais c’est cette fois l’angoisse des grands espaces déserts qui saisit les personnages et, peut-on supposer, le lecteur . Le thème du train, en outre, fait rejaillir bien des souvenirs associés à l’esthétique western, et c’est sans doute assez bien vu…

 

MAD GALLY

 

Ceci étant, vous savez très bien quelle est la référence essentielle : Mad Max, bien sûr… Ici, la BD ne dissimule rien de ses emprunts – et, du coup, le scénario sous cet angle ne brille certainement pas par son originalité. Quand le Barjack lance l’assaut sur le train, avec ses buggys qui bondissent sur les dunes, les jeux sont faits.

 

Mais bien faits ! Pour le coup, au-delà du clin d’œil très (vraiment très) appuyé, on sent un auteur qui s’amuse et communique son enthousiasme au lecteur. Les grands espaces offrent des opportunités de mise en scène de l’action que la fourmilière de Kuzutetsu n’autorisait pas. Et quand la ville fantôme entre en jeu, pour le coup plus inventive, en tout cas au plan graphique, de nouvelles opportunités encore apparaissent, dont Kishiro Yukito sait habilement tirer parti. Dans tous les cas, j’avoue avoir trouvé ça assez jubilatoire – un peu le sentiment que j’avais éprouvé en regardant tout récemment (et donc bien à la bourre) Mad Max Fury Road : c’est excessif, ça bouge en permanence, et c’est en même temps bourré de petites idées futées qui asseyent l’ambiance et contribuent à créer un véritable univers.

 

Mais la thématique « Mad Gally » ne s’arrête pas là, et doit sans doute être aussi envisagée… ben, au pied de la lettre, disons. Depuis le début de la série, Gally n’a cessé d’alterner entre deux attitudes : assumer son rôle de combattante, ou tenter de s’en détacher pour faire un pied de nez à tout déterminisme – une histoire de « liberté », qui n’a peut-être jamais été aussi affichée que dans le présent tome. Or, ici, même si, jouant de son harmonica, Gally n’a peut-être pas tout perdu de son éphémère carrière de rock star au Kansas (le bar des hunter-warriors, hein), elle tend globalement à se montrer plus froide et impitoyable – en fait, sur un mode qu’elle a hérité de sa tout aussi éphémère carrière dans le motorball…

 

Sauf que, cette fois, ça fait sens, ça marche. Parce que ça va bien plus loin : Gally s’assume en tueuse psychopathe, comme l’outil qu’elle est censée être au service de Zalem – elle clame qu’elle n’attend rien d’autre en ce monde que des occasions de se battre, d’éviscérer, de démembrer, de décapiter… Et elle le fait en arborant une mâchoire carnassière, mi prédatrice, mi sadique. Comme si, d’ailleurs, la justification première de son engagement de « tuned », à savoir retrouver Ido, n’avait plus grande importance.

 

Mais n’est-ce pas une façade ? Gally, au fond, n’est pas comme ça. Oh, sans doute ressent-elle bel et bien cette joie du combat, qui lui permet de s’oublier pour un temps, mais « l’ange exterminateur » a pourtant le cœur sur la main – ici, nous la voyons régulièrement contrevenir aux ordres émis par Zalem pour… faire le bien ?

COMPAGNONS DE ROUTE ET GUIGNOLADES

 

Car elle a des compagnons de route qui lui en offrent l’occasion. Gally n’est pas à proprement parler une de ces mercenaires que les usines embauchent pour protéger les précieux trains – et lesdits mercenaires le savent, qui flippent à la seule évocation de celle qui ne peut être qu’un « ange exterminateur » : tous ceux qui la côtoient de trop près meurent, c’est un fait.

 

Mais il y a donc ces mercenaires. Le danger étant immense, les tarifs sont élevés (la décision de les augmenter, au passage, est prise par ce connard de Vector, que nous avions vu dans les tomes 2 et 3) – au point où les usines ne manquent finalement pas de volontaires. Tous ne sont peut-être pas si compétents, cela dit…

 

Jorg, ainsi, fait figure de bon bougre mais passablement timoré – tout l’effraie, et Gally au premier chef. Mais c’est que sa famille se trouve dans une de ces lointaines fermes, alors… Les circonstances l’affectent – tout au long de l’album, il est celui dont les choix sont par nature biaisés par le monde extérieur, un personnage dont la fonction, d’une certaine manière, implique la sympathie, dans tous les sens du terme : bienveillance et souffrance.

 

Mais Jorg, par le hasard des affectations, s’est lié à un autre personnage, autrement plus « badass » : un certain Fogia Four, homme qui vient lui aussi de la cambrousse, et l’affiche – à la différence de 99,9 % des types que l’on croise à Kuzutetsu, il n’est pas « cyberisé » : que du naturel, pas de prothèses bizarres ! Il n’en est pas moins un combattant efficace – maîtrisant des techniques fort anciennes ; et comme on tend instinctivement à le sous-estimer du fait de son absence d’armure, de prothèses, etc., il peut faire de sacrés dégâts.

 

Il est arrogant, par contre... Il n’a peur de rien, et certainement pas de Gally ! Les remarques craintives de Jorg l’incitent à rivaliser avec la cyborg – en lui imposant sans cesse un duel dont elle n’a que faire, tant il est vain. Or Fogia Four est dur de la comprenette… et/ou persévérant ? Il a beau se faire démontrer la tronche à chaque fois, il remet toujours ça !

 

Ça pourrait être vaguement pénible… Et pourtant non, car le traitement de cette rivalité par Kishiro Yukito, la plupart du temps, s’avère pertinent, en tournant la chose à la guignolade, dans le récit comme dans le graphisme. Je crois que c’est un atout de ce tome 6, même si c’est peut-être à débattre : il y a beaucoup d’humour, cette fois, bien plus ai-je l’impression que dans tous les tomes précédents. Le dessin n’y est pas pour rien, car Fogia Four ne se contente pas, comme nombre de personnages dans cette série qui y accorde visiblement une grande attention, de bénéficier d’un « character design » irréprochable, qui lui confère d'emblée une personnalité et assure son identification immédiate, il est aussi l’occasion de dessins louchant davantage sur la caricature à force de bleus et bosses à tout va.

 

Une dimension, en fat, qui rejaillit sur Gally, dans ses traits les plus expressionnistes – mâchoire prédatrice, donc, mais pas seulement ; et j’avoue avoir trouvé amusant que Fogia Four, ruminant sa rancœur, ne cesse de la décrire comme « la fille avec la bouche en cul de poule », une chose que j’avais évoquée dès le premier tome… En fait, cela contribue à rendre les poses de pin-up de Gally (il y en a toujours de temps en temps, oui) plus « acceptables », car susceptibles d’être un peu raillées par l’auteur lui-même, derrière ses personnages.

 

(Bon, on a quand même toujours du gros machisme indéniable dans tout ça, avec par exemple Fogia Four lâchant cet argument massue, p. 140 : « J’vais pas nier que j’aime la castagne, mais certainement pas la guerre ! Surtout quand elle est faite par des femmes ! » Argument tellement pertinent qu’il laisse Gally sans voix, dites donc… Ça se confirme, après quelques autres trucs du même registre dans les tomes précédents : avoir une héroïne ultra badass ne protège en rien des bêtises sexistes – mais ça on le sait depuis longtemps.)

 

Bon, il y a une autre conséquence qui me parle moins : Gally et Fogia Four sont presque forcément amoureux, derrière leur rivalité de principe… De Fogia Four à Gally, ça n’a rien de bien étonnant, mais dans l’autre sens, ça m’a paru moins pertinent. Ceci dit, ça participe aussi du traitement humoristique de l’ensemble, avec ce gimmick du baiser qui s’annonce toujours mais ne se réalise jamais, parce que tout le monde se bastonne à côté. Avouons aussi que la toute dernière séquence, à cet égard, est plutôt réussie.

 

Cette dimension mise à part, le ton assez humoristique de ce tome 6 m’a plutôt parlé, et le trio de personnages suscite des scènes amusantes – pas que, mais souvent.

 

LA LIBERTÉ – ET UNE CAUSE AU NOM DE LAQUELLE SE BATTRE ?

 

Mais l’album n’est pas que gags. Bon, déjà, il est avant tout baston, ça bourrine sévère… Avec l’efficacité habituelle, et un surplus de techno-gore qui n’est pas pour me déplaire, d’autant qu’il prolonge les guignolades plus inoffensives de Fogia Four ne s’avouant jamais vaincu.

 

Parfois, le ton se montre plus sérieux – même si avec plus ou moins de réussite… Le thème de la liberté, surtout, revient souvent – je l’ai déjà évoqué, via Gally et via Jorg, mais cela va sans doute au-delà. Mettre ce titre de Chemin de la liberté en avant était donc plutôt bienvenu. On ne fait certes pas dans la philosophie de haut vol, et le trait est parfois un peu trop appuyé, mais ça reste globalement intéressant et pertinent, alors ne crachons pas dessus.

 

Il faut sans doute aussi relever une idée corollaire : celle de la cause pour laquelle on se bat. Gally, bien sûr, est amenée à se poser régulièrement cette question depuis les tout débuts de la série – la pulsion, l’argent, l’amour, la compétition… Tout y est passé. Ici, la quête de Desty Nova et/ou d’Ido relance la thématique en la rendant plus… « concrète », disons, via la soumission de l’héroïne à Zalem.

 

Mais cette idée s’exprime aussi dans un autre registre, dans ce tome 6 – concernant les intentions du Barjack. Je ne vous apprends rien, le monde de Gunnm est passablement nihiliste, et/ou cynique. Même le rêve de Yugo, dans les tomes 2 et 3, n’était pas totalement exempt de ces connotations fâcheuses – et Ido, avant même Gally, ne semblait pas faire mystère de ce que son activité de hunter-warrior n’était pas forcément motivée au premier chef par le désir de justice et de protection des siens, mais par la satisfaction d’une compulsion ultra-violente. Depuis cette époque, nous n’avons jamais eu l’occasion d’envisager les choses différemment, au fond.

 

Ici, pourtant, le thème ressurgit d’une manière un brin différente – concernant les intentions du Barjack. Les brigands pourraient être de simples connards cupides ; et ils le sont probablement, pour l’essentiel. Mais certains, en son sein, dont un certain colonel, mettent en avant une cause qui n’est peut-être pas (tout à fait) hypocrite : assurer l’indépendance de la surface contre l’exploitation et l’oppression de Zalem. Ce qui, toutes choses égales par ailleurs, serait sans doute une cause des plus légitime, à même de susciter la sympathie du lecteur, et peut-être même de certains personnages, dont Gally – qui ne lutte contre le Barjack, en théorie, que parce que Zalem, pour le coup très intéressée à l’affaire, le lui ordonne sans tenir le moindre compte de ce qu’elle pourrait bien en penser. Mais il faut y associer les méthodes, certes – cette vieille histoire de fin justifiant les moyens… Et, bien sûr, très concrètement ici, il faut y associer le personnage de Jorg. Il y a du potentiel dans tout ça – même si je n’ai aucune idée de ce que la suite de la BD en fera.

 

SUPER-TECHNIQUES DE COMBAT ET CATALOGUE D’ARMES À FEU

 

Bon, jusqu’ici, j’ai essentiellement mis en avant des choses positives. Mais tout n’est pas si bon dans ce tome 6, ne prétendons pas le contraire…

 

Déjà, une évidence : Gunnm est une BD d’action (sans déconner ?). Et l’action est bien au premier plan – autant dire le combat pour l’essentiel. Ce qui ne laisse pas forcément beaucoup de champ pour la « subtilité », hein... Cependant, comme dit plus haut, aussi bien les guignolades de Fogia Four que les moments plus sombres et réfléchis (il y en a quand même un peu, si, si) sont bien gérés, et le tome est finalement assez équilibré à cet égard. Il bénéficie en outre d’un graphisme toujours au top, qui peut à l’occasion (à l’occasion seulement) rattraper un scénario certes pas bien épais dans l’ensemble. Les « petites idées » émaillant le récit de même, heureusement.

 

Mais cette action a quelques implications plus fâcheuses, je crois – du fait de la mise en avant de super-techniques de combat, comme d’hab’, et d’un côté « catalogue d’armes à feu » (enfin, de munitions, surtout, en l’espèce), qui, via des notes ou des encarts abscons mais en fait creux, m’a ramené aux pires souvenirs de The Ghost in The Shell de Shirow Masamune. Concernant les super-techniques de combat de Fogia Four, ça peut à l’occasion être vaguement (très, très vaguement) rigolo, parce que ça ne se prend visiblement pas très au sérieux, le personnage étant ce qu’il est – quand il explique que son art martial repose avant tout sur le « baffage », bon, OK… Mais, tout de même, j’avoue peiner devant des dialogues du genre (p. 93) :

 

GALLY (pensées) — Je rêve ? Ce type maîtrise un Hertzscher Hauen, sans augmentation ?!

FOGIA FOUR — Hé hé… Ce que tu viens de voir, c’est ce qu’on appelle la « transmission » dans mon koppo cybernétique.

(Note de bas de page) — Koppo cybernétique : art martial asiatique que l’on dit dérivé d’un ancien art de combat japonais du général de l’époque de Nara, Komaro d’Otomo. Il tient en réalité sa principale source d’inspiration du « koppo de rue » fondé par le réformiste Seishi Oribe.

 

L’occasion aussi, j’imagine, de constater que la traduction, euh.

 

Le catalogue de munitions suscite le même genre de développements. Et c’est fatiguant.

 

I WANT TO BREAK FREE

 

Bilan globalement satisfaisant, voire un peu plus que ça.

 

Je n’ai pas été aussi convaincu que par le tome 5, qui avait certes pour lui de relever le niveau après l’arc du motorball que j’avais trouvé désastreux. Par ailleurs, l’action au tout premier plan bouffe du papier, avec des résultats appréciables au plan graphique, mais le manque d’épaisseur du scénario n’en ressort alors que davantage – le jeu sur les clichés du western et la référence ouverte à Mad Max pouvant également avoir un impact similaire.

 

Mais j’ai bien aimé, car, sous cette façade, il y a plein de choses intéressantes : de bons personnages, parfaitement conçus dans le fond comme dans la forme, des gags bienvenus, des inventions bien pensées et qui servent le récit (au premier chef l’équipement explosif, je dirais – ou en tout cas c’en est une bonne illustration), et une ambiance qui évolue, jouant certes du contraste, mais pas au point de la contradiction : l’occasion, en fait, d’étendre l’univers de Gunnm d’une manière très pertinente, et convaincante. Si les précisions martiales sont soulantes, elles trouvent heureusement leur contrepartie dans le traitement certes plus ou moins discret et subtil de thématiques plus graves qui font sens au regard de la série, de son univers et de ses personnages. Pas de quoi cracher dans la soupe, donc.

 

La suite un de ces jours avec le tome 7.

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Vie de Mizuki, vol. 2 : Le Survivant, de Shigeru Mizuki

Publié le par Nébal

Vie de Mizuki, vol. 2 : Le Survivant, de Shigeru Mizuki

MIZUKI Shigeru, Vie de Mizuki, vol. 2 : Le Survivant, [Boku no isshô ha GeGeGe no rakuen da ボクの一生はゲゲゲの楽園だ], traduit et adapté du japonais par Fusako Saito et Laure-Anne Marois, Paris, Cornélius, coll. Pierre, [2001] 2013, 501 p.

LE TEMPS ÉLASTIQUE

 

Retour, après un délai bien trop long, à la monumentale autobiographie en bande dessinée de Mizuki Shigeru, la Vie de Mizuki, publiée dans une édition absolument superbe chez Cornélius ; j’avais été bluffé par l’excellentissime premier tome, L’Enfant, et voici donc maintenant le deuxième, Le Survivant (en attendant le troisième et dernier, L’Apprenti).

 

Encore un fort volume, qui pèse son poids avec ses 500 pages d’un excellent papier sous couverture rigide à jaquette, et, même si l’éditeur prend soin d’expliquer pourquoi certaines planches (une cinquantaine) ont un rendu « inférieur », à savoir que les originaux ont disparu, le résultat est encore une fois de toute beauté, à la hauteur de l’œuvre, et, rien qu’à feuilleter la chose, on se délecte du style graphique immédiatement identifiable de Mizuki Shigeru, avec son côté un peu « ligne claire » mêlant des personnages aux traits caricaturaux, simplistes, expressionnistes, dans des décors extrêmement soignés, et alternant avec une impression photographique pour nombre de scènes historiques – qui ont leur part ici, essentielle : après tout Mizuki nous parle en long et en large de son expérience de la guerre de l’Asie-Pacifique…

 

D’où un volume qui distingue deux périodes (je suppose que le découpage en trois tomes est arbitraire, de toute façon) : sur les 350 premières pages en gros, Mizuki raconte la guerre et comment il l’a vécue – prenant le relais du tome 1 qui avait déjà assez longuement introduit cette thématique dans ses derniers temps. Après quoi, sur 150 pages environ, Mizuki parle de son retour au Japon, de ses multiples galères, enfin de ses débuts en tant que mangaka après être passé par la case kamishibai. Le ton est forcément différent, même si, non sans ironie, la thématique de la survie, offerte par le titre de ce tome 2, peut très bien concerner les deux périodes.

 

Mais il faut ajouter que le temps est élastique, ici. Les années de guerre sont décrites avec un luxe de détails, la Grande Histoire comme la petite – a priori, le tome débute en 1943 (ou au plus tôt fin 1942), et il faudra donc bien 350 pages pour parvenir à la démobilisation de notre héros, après la capitulation du Japon durant l’été 1945. Mais, ensuite, le rapport au temps n’est plus le même : Mizuki, désormais, s’autorise des ellipses parfois conséquentes, et pas toujours très explicites – le résultat, c’est que ces 150 pages qui concluent le volume vont approximativement de 1945 à 1958 ; tout va donc beaucoup plus vite, la densité n’est plus à l’ordre du jour – mais, rassurez-vous, la précipitation pas davantage : c’est de fait le rythme adéquat pour narrer tout cela.

 

LA PLUS TRAGIQUE DES FARCES

 

Le plus gros de l’album est donc, sans surprise, consacré à la guerre. Alternant aperçus des événements globaux et scènes plus détaillées impliquant notre héros ou du moins son régiment, le récit est méticuleux, très détaillé – d’aucuns ont d'ailleurs pu avancer que c’était « trop » détaillé. Il est vrai qu’en certaines occasions ce tome 2 (mais dans la continuité du premier) multiplie les références extrêmement précises (merci aux éditions Cornélius pour les nombreuses notes en fin de volume, au passage), presque à la manière, on l’a dit, d’un manuel d’histoire – si le rythme propre à la BD différencie tout de même les deux approches. J’avouerais que, si, à titre personnel, la matière me passionne et j’ai adoré ma lecture, les critiques de ceux qui ont considéré que c’était « trop » me paraissent compréhensibles et légitimes.

 

Quoi qu’il en soit, le tableau est accablant – et ceci sans même nous attarder pour l’heure sur le sort de Mizuki en personne. On sent dans ces pages, en dépit d’une certaine réserve dans le ton, associée à une certaine « pudeur » (je crois que c’est le mot, même s’il pourrait prêter à confusion – j’y reviendrai), toute la colère de l’auteur à l’encontre de cette farce d’un goût ignoble, et de la bêtise fanatique des officiers nationalistes, dont les mensonges et les fantasmes puérils ont causé la mort horriblement inutile de millions de leurs compatriotes… Les conditions de vie lamentables des soldats peu ou prou voire officiellement abandonnés par leur état-major, la faim et la malaria, la brutalité crasse des « supérieurs » à l’encontre des « cadets » qu’ils dressent à la bêtise à coups de baffes toujours plus nombreuses, toujours plus violentes… L’aveuglement d’une nation entière, du fait de l’aveuglement de ses chefs, prétendant jusqu’à la toute dernière heure, contre l’évidence des faits, que la victoire était sur le point d’être acquise…

 

Et les missions-suicides, de type « opération mort », auxquelles Mizuki avait déjà consacré un album, plus détaillé encore semble-t-il, sous ce titre précisément. On le comprend : c’est l’illustration la plus terrible des absurdités qu’il a vécues sous l’uniforme, à titre personnel. La différence étant donc, semble-t-il, que cette fois l’auteur affiche et revendique le caractère autobiographique de son récit. Car le drame le plus révoltant, dans cette bande dessinée, est bien celui de ces soldats déclarés morts avec tous les leurs, dans le cadre d’une mission-suicide hâtivement décrétée par un blanc-bec d’officier crétin désireux de partir « glorieux » avant même d’être arrivé où que ce soit ; or certains de ces soldats, dont Mizuki bien sûr, ont en fait survécu du fait de l’intervention autrement sensée d’un courageux et lucide sous-officier autrement au fait des réalités du terrain et des impératifs de la guerre, mais ils constituent dès lors et plus que jamais une « honte » pour un état-major qui n’a que le mot « honneur » à la bouche, et qui réclame sans cesse la mort de ces inacceptables survivants, ces « statistiques » qui ne sauraient tout bonnement être… Quelle misère, quelle folie que cette armée dont l’objectif semble être de mourir plutôt que de vaincre ! Je vous renvoie, une fois de plus, à Morts pour l’empereur, de Takahashi Tetsuya.

 

MIZUKI DANS LA TOURMENTE

 

Mizuki, si peu fait pour la vie de soldat à l’évidence – lui qui est un jeune homme distrait, curieux, rêveur, gaffeur, socialement inapte, et rétif à l’autorité pour la bonne et simple raison qu’il n’en comprend même pas le concept –, passe l’essentiel de son temps sous les drapeaux en Nouvelle-Guinée. Son quotidien, avant même que les combats ne soient de la partie, est déjà d’une extrême rudesse, dans la continuité de ce que nous avions vu dans le premier tome : des baffes, des baffes, des baffes. Il faut y insister : même sans les batailles et les détonations, c’est déjà l’enfer, et un enfer mortel.

 

Et je vais réitérer et approfondir ma remarque de la chronique du tome 1 : tout ceci m’a vraiment ramené à La Condition de l’homme, trilogie cinématographique signée Kobayashi Masaki – au deuxième volet, Le Chemin de l’éternité, où les baffes pleuvaient tout autant, le film insistant tout particulièrement sur ces brimades incessantes, en créant une situation de cauchemar bien avant que les Russes, très tardivement, ne se lancent à l’assaut de la Mandchourie où se déroule l’action, mais aussi, cette fois, au troisième volet, La Prière du soldat, quand les conscrits nippons abandonnés de tous errent sans but dans un environnement plus hostile que jamais, où la faim et la maladie sont aussi à craindre que les balles et les obus ennemis… Ici, on peut aussi penser, et sans doute même le faut-il, à Feux dans la plaine, de Ichikawa Kon, inspiré d’un roman de Ôoka Shôhei qu’il me faudra lire un de ces jours.

 

En effet, avant même « l’opération mort », concomitante de la débâcle japonaise, le quotidien des troufions est terrible. Mizuki est bientôt atteint de la malaria, qui le fait beaucoup souffrir et, par cycles, semble toujours davantage le menacer de mort. Il s’en tire, pourtant – et conserve tout du long un solide appétit, qui, à vrai dire, ne fait que rendre la faim plus douloureuse : les soldats n’ont littéralement rien à manger, ils ont d’ores et déjà été « oubliés » dans le ravitaillement, et survivent comme ils le peuvent.

 

Le drame personnel de Mizuki ira bien plus loin encore : nous le savions, il a perdu un bras à la guerre – le bras gauche (et il était gaucher). Nous voyons comment dans le présent tome. Mais ce qui m’a marqué, à cet égard, c’est combien cet événement que nous serions portés à supposer particulièrement traumatisant (et sans doute l’a-t-il bel et bien été) est traité ici… eh bien, comme le reste, au même niveau, sans plus d’importance.

 

Je reviens donc sur cette idée de « pudeur ». Rien à voir, bien sûr, avec quelque bête chasteté puritaine, ou quoi que ce soit d’aussi lamentable… Mizuki ne cache rien : la mort, la boue, le sang, la pourriture, la merde, sont essentiels au propos. Ce qui me fait parler de « pudeur », c’est cette tendance, ici particulièrement marquée, à reléguer sur un plan presque secondaire les événements personnels, parfois, même les plus notables, et ceci alors même que nous sommes dans une autobiographie – ce qui pourrait donc être paradoxal. La perte du bras, pourtant cruciale, dans son traitement finalement très distant, m’en paraît une bonne illustration – mais aussi et même surtout la tendance globale à confier la narration au personnage de Nezumi Otoko, tiré de la plus célèbre bande dessinée de l’auteur, Kitarô le repoussant (procédé déjà employé dans le premier tome, mais avec moins d’ampleur, ai-je l’impression) : du coup, Mizuki n’emploie qu’assez rarement le « je », dans cette période tout particulièrement, en confiant à la bestiole semi-yôkai le soin de conter la Grande Histoire comme la sienne propre – et Nezumi Otoko parle donc de Mizuki à la troisième personne. La grammaire japonaise diffère considérablement de la française, aussi ne suis-je pas bien sûr de ce que cela donne dans le texte original, mais, en français du moins, il y a donc une forme de mise à distance, qui ne rend le récit que plus douloureux encore, peut-être.

SURVIVRE

 

Mizuki, sans bien en avoir conscience j’imagine, est alors engagé dans une lutte impitoyable pour survivre. L’effet est sans doute assez déstabilisant, parce que (eh) nous savons très bien qu’il a survécu, et en même temps nous avons toujours un peu plus l’impression qu’il ne pouvait tout simplement pas survivre – ceci, précisons-le, pas parce que l’auteur en ferait trop, en rajouterait sans cesse, tricherait d’une manière ou d’une autre : le naturel demeure, toujours, et c’est peut-être ce qu’il y a de plus terrifiant dans tout cela. Mais voilà : les soldats japonais ne pouvaient pas survivre, point.

 

Et certainement pas ce Mizuki, mauvais soldat, souffre-douleur de tous ses supérieurs, affamé, souffrant cruellement de la malaria, perdant un bras – dans un recoin perdu de Nouvelle-Guinée que l’armée et la marine impériales ont laissé à lui-même, sans ravitaillement, sans le moindre espoir de renforts, face à un ennemi peu ou prou invisible mais pas moins mortel. Tout le monde meurt autour de Mizuki. Tout conspire donc à tuer Mizuki.

 

Il survit, pourtant – mais sans que l’on puisse sans doute en tirer la moindre leçon ; en tout cas, pas le moindre contenu édifiant, à la façon de je ne sais quelle bêtise « motivationnelle » – d’autres moins habiles n’ont pas manqué de tomber dans le piège, je suppose.

 

Et ceci alors même qu’un élément fondamental du récit aurait pu y inciter ? Mizuki survit peut-être, au moins en partie, en raison du singulier contrepoint qu’il a trouvé à la guerre, comme dans l’œil du cyclone – une tribu « primitive » qui vit dans la jungle, et qu’il se met à côtoyer, puis un peu plus que cela ; quelles qu’aient été ses motivations premières, la relation de Mizuki avec ces Tolai se développe avec un grand naturel – il en est bientôt au stade où, convaincu de sa mort prochaine, il abandonne tous les règlements de la soldatesque pour faire ce qu’il veut, et passer son temps avec les autochtones plutôt qu'avec ses déprimants semblables. La tribu, d’une amabilité presque incompréhensible (peut-être doit-elle quelque chose à ce que Mizuki ne se comporte probablement pas avec eux de la même manière que les autres soldats japonais ?), lui fournit sans rien demander en échange de quoi subvenir à sa faim – et surtout une forme de réconfort psychologique qui hisse le jeune soldat manchot hors des abîmes de la terreur et du cauchemar ; presque au point d’en dériver un nouveau sens à sa vie ? On parle même de mariage, de famille…

 

La capitulation signée, le retour au Japon devant être envisagé, qui semblait si fondamentalement impossible quelques mois plus tôt à peine, Mizuki se demande ce qu’il doit faire : retourner auprès de sa « vieille » famille au Japon ? Ou rester avec sa « nouvelle » famille dans la jungle de Nouvelle-Guinée… Il décide enfin de rentrer. L’hésitation est signifiante – mais je ne suis pas certain que le choix retenu appelle davantage de commentaires, et, en tout cas, l’auteur s’en abstient.

 

Quoi qu’il en soit, ces scènes fortes bénéficient du naturel de l’authenticité. Le procédé aurait pu rappeler d’autres œuvres traitant de la Seconde Guerre mondiale avec des plans de coupe dans ce registre (suivez mon regard, si vous le voulez bien, en direction d’une certaine Ligne rouge avec des dauphins dedans), mais le vécu et le naturel produisent un sentiment tout autre, bien plus fort, bien plus juste, parfaitement poignant.

 

LE RETOUR – SURVIVRE ENCORE ?

 

Mizuki retourne donc au Japon – et la narration se fait beaucoup moins dense. Le Survivant, comme bien des soldats démobilisés, découvre un Japon en ruines et occupé par les Américains – ces mêmes Américains, cet Ennemi, dont « l’esprit japonais » devait triompher sans coup férir. Mais le Japon a brutalement perdu toutes ses illusions – société anomique par excellence, et entièrement à rebâtir, sans bien être certaine de ce qui pourra resurgir des décombres, à terme.

 

Mizuki retrouve sa famille, tout particulièrement – qui n’offre plus le même spectacle qu’avant-guerre : les personnages si hauts en couleurs alors semblent d’un coup devenus plus ternes, plus fades ; ceci n’a rien d’une critique, car il s’agit toujours d’illustrer leur authenticité – avec la Défaite, il n’y a rien d’étonnant à ce que ce petit cercle soit affecté par la dépression ambiante… Et sans doute le fait que le frère de Mizuki soit en prison, condamné pour crime de guerre, n’arrange-t-il rien à l’affaire.

 

Ceci étant, la dépression n’a (ici) qu’un temps – ou elle doit être relativisée : ce n’est tout de même plus la guerre, avec sa menace omniprésente de folie, de souffrance et de mort. Le ton est inévitablement plus léger, voire drôle (y a pas de mal).

 

Reste que c’est un monde pauvre et perdu – d’une certaine manière, une nouvelle lutte pour la survie se met en place, comment un contrepoint ironique aux horreurs vécues en Nouvelle-Guinée. Ce Japon d’après-guerre, c’est du coup aussi celui des petites magouilles du marché noir, des petits boulots improbables… Mizuki, en Nouvelle-Guinée, a gagné en débrouillardise : il est plus à même de subsister de la sorte qu’il ne l’était avant-guerre, quand sa distraction et son je-m’en-foutisme le faisaient licencier après quelques jours au plus à enchaîner les gaffes. La débrouillardise, le cas échéant, peut aussi passer par la fréquentation de milieux plus interlopes – je suis actuellement en train de relire Les Pornographes, excellent et hilarant roman de Nosaka Akiyuki, et, même s’il se déroule plus tard, à l’aube des années 1960, je ne peux m’empêcher de faire le lien.

 

DU KAMISHIBAI AU MANGA

 

Mais Mizuki a bien besoin d’un métier moins aléatoire. Et il ne choisit pas la voie de la facilité… En même temps, il n’était pas dit qu’il en avait beaucoup d’autres, même dans ce Japon à reconstruire, terreau dit-on de toutes les possibilités.

 

Avant-guerre, nous l’avions découvert passionné de dessin – mais très branleur, aussi, pas du genre à sérieusement étudier les beaux-arts et compagnie… Depuis, il a perdu un bras – et celui avec lequel il dessinait. Qu’importe : il dessinera avec la main droite ! Et, entre deux combines minables, il s’attelle à la tâche.

 

Une opportunité s’offre à lui, à laquelle il n’avait probablement guère songé jusqu’alors : il se met à dessiner pour le kamishibai, sorte de théâtre populaire où l’histoire est narrée par un conteur se basant sur des illustrations qu’il fait défiler devant les yeux émerveillés de ses spectateurs (et notamment des enfants, à partir des années 1920, avec des « séries » à succès, comme celle narrant les exploits du « super-héros » Ôgon Bat). Le kamishibai était un art ancien (il remonterait au moins au XIIe siècle), mais, dans les années 1950, il connaît une popularité énorme – c’est son âge d’or ! Très éphémère, sans doute : dès les années 1960, la télévision, notamment, y mettrait un terme...

 

Mizuki ayant un bon coup de crayon, il s’associe donc à des conteurs de kamishibai, et livre des illustrations à un rythme invraisemblable. Ne pas s’y tromper cependant : si cet art connaît un grand succès, les artistes sont loin de rouler sur l’or – en fait, ils sont souvent d’une extrême pauvreté… Ni Mizuki ni ses confrères et associés ne font mentir ce constat.

 

La pauvreté, et, au bout d’un certain temps, la compréhension de ce que l’âge d’or du kamishibai ne durerait pas éternellement, conduisent cependant Mizuki à explorer une autre voie, qu’il ne semblait pas particulièrement non plus avoir envisagée jusqu’alors, étrangement : celle du manga. Là encore, les cadences sont infernales… Mais les revenus semblent moins aléatoires ? Quoi qu’il en soit, à la fin des années 1950, il publie ses premières bandes dessinées – d’abord un Rocket Man qui n’a rien à voir avec l’andouille Trump, et, bientôt et surtout (pas encore dans ce deuxième tome), Kitarô le repoussant, qui demeure son œuvre la plus populaire (certaines allusions laissent ici entendre que le personnage de Kitarô avait eu l’heur de quelques récits de kamishibai ?). Notre Mizuki deviendra un des plus grands mangakas de l’histoire !

 

En même temps, c’est ainsi que naît Mizuki – au sens le plus strict : c’est alors qu’on lui impose ce pseudonyme dont il s’accommodera finalement très bien – Mura Shigeru n’est plus, place à Mizuki Shigeru. Une histoire de survivant, vraiment ?

 

PAS DE LEÇON

 

Ce tome 2, à mes yeux, n’a sans surprise pas bénéficié de l’effet découverte, qui m’avait saisi à la lecture du premier tome (et m’avait foutu par terre, à vrai dire). C’est normal, et il n’y a rien à en conclure. À l’évidence, Le Survivant est un digne successeur à L’Enfant, et la Vie de Mizuki demeure une vraie merveille, à tous points de vue.

 

En fait, cette « absence de conclusion », je crois que c’est plus globalement quelque chose qui me séduit dans cette bande dessinée : alors que l’autobiographie pourrait y être propice, a fortiori avec une vie aussi tumultueuse, et, tout spécialement dans ce deuxième tome, cauchemardesque, l’auteur, tout en s’impliquant à fond dans son récit (ça se sent), semble justement accorder une attention essentielle à ce point : cela ne doit en fait pas être un récit – romancer n’est pas le propos, et, ai-je l’impression, en tirer quelque leçon que ce soit pas davantage, peut-être même encore moins. Un ton qui me parle énormément.

 

La suite un de ces jours, avec le tome 3, L’Apprenti (forcément tout autre chose). Après quoi il me faudra poursuivre, avec des choses comme NonNonBâ ou Opération mort, bien sûr, mais aussi, j’imagine, avec Kitarô le repoussant – histoire de prendre toute la mesure du grand mangaka, dans sa diversité, dans sa richesse.

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Pline, t. 4 : La Colère du Vésuve, de Mari Yamazaki et Tori Miki

Publié le par Nébal

Pline, t. 4 : La Colère du Vésuve, de Mari Yamazaki et Tori Miki

YAMAZAKI Mari et MIKI Tori, Pline, t. 4 : La Colère du Vésuve, [プリニウス, Plinius 4], traduction [du japonais par] Ryôko Sekiguchi et Wladimir Labaere, adaptation graphique [par] Hinoko, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [2016] 2017, 184 p.

AU PIED DU VOLCAN

 

Où l’on reprend la série Pline, signée Yamazaki Mari et Miki Tori, avec ce quatrième tome intitulé La Colère du Vésuve, paru tout récemment. Et, autant vous le dire de suite, je vais probablement SPOILER un peu, çà et là…

 

Le tome 3, qui avait sacrément remonté le niveau, à mes yeux, après un tome 2 très décevant, nous avait laissés à Pompéi, au pied du Vésuve, en proie à des difficultés d’approvisionnement en eau, et où s’accumulaient les signes d’un cataclysme à venir… quand soudain la terre s’était mise à trembler !

 

C’est ici que nous reprenons le récit, in media res (le latin est à propos, non ?) : Pompéi et sa région sont secouées (pour le moins…) par un violent séisme dont je ne sais pas s’il a une quelconque réalité historique. Un séisme, pas une éruption : le Vésuve n’explose pas, il ne le fera qu’une petite vingtaine d’années plus tard, et c’est alors seulement qu’il prendra la vie de notre héros, le grand naturaliste Pline. Mais les signes étaient là, sans doute – pour qui savait les interpréter… En fait, c’est sans doute un thème important de ce quatrième tome, que ces signes ou ces présages, et qui oppose à nouveau sous cet angle science et superstition... éventuellement en leur adjoignant une portée narrative et symbolique de bon aloi.

 

Il me faudra revenir sur la nature du Vésuve, mais, dans un premier temps, le tremblement de terre, bien assez destructeur assurément, suscite des scènes fortes, qui orientent le discours de ce volume et probablement de la série dans son ensemble. En effet, le cataclysme peut susciter de beaux élans de solidarité – ici, et la bravoure même ronchonne de Félix n’y est pas pour rien, c’est un médecin, oui, un homme de cette caste honnie par Pline (il en avait amplement fait la démonstration dans le tome 2), un médecin donc qui se rend des plus serviable en portant secours aux sinistrés ; l’ingénieure croisée dans les tomes 2 et 3 fait également preuve d’un beau désintéressement, jusque dans les pires drames personnels.

 

Cependant, l’égoïsme est une réponse au moins aussi fréquente aux drames… et probablement davantage. Cela ne surprend en rien Pline, si ses compagnons se montrent peut-être davantage perplexes : le malheur rend les hommes fous – et dangereux, pour eux-mêmes (par exemple en se précipitant sur une eau qu’ils savent pourtant polluée par des cadavres), et pour les autres ; car, dans la lutte pour la survie, ils sont prêts à tout, et d'abord à écraser impitoyablement sous leur botte le voisin dès lors perçu comme un concurrent, et en tant que tel une menace – éventuellement en cherchant absurdement à perpétuer jusque dans la catastrophe des privilèges qui ne font aucun sens… Pour l’heure, Pline se contient – il ne le fera pas éternellement…

 

Il a la science pour lui – et étudie par exemple des procédés de construction à l’épreuve des tremblements de terre. Mais il a une autre préoccupation, plus précise, et qui ne parviendra à un semblant de conclusion que plus tard dans ce volume : l’identification du Vésuve en tant que volcan. C’était une thématique introduite dans le tome précédent, et, déjà à ce moment-là, je ne savais trop qu’en penser… Bien sûr, je suis affecté par un biais très fâcheux : pour un homme d’aujourd’hui, il ne fait aucun doute que le Vésuve est un volcan – l’éruption tragique de 79, qui a ravagé Pompéi et Herculanum, est connue de tous, et ne laisse pas l’ombre d’un doute à ce propos. Mais, dans la BD, cela ne semble pas aller de soi – cela paraît même constituer une découverte fondamentale, une véritable illumination scientifique…

 

Pour déterminer que le Vésuve est un volcan, Pline fait appel aux érudits : il cite Diodore de Sicile, Strabon, Silius Italicus… Ce dernier est son contemporain (même s’il est cité rapportant un témoignage remontant à 300 ans plus tôt), et les deux précédents vivaient à une époque encore assez proche de celle de Pline – moins d’un siècle de différence. Aussi, je ne sais pas ce qu’il faut en penser – mais surtout, en fait, parce que j’ai du mal à concevoir que les habitants de la région, au-delà de ces seuls érudits, aient pu y vivre si longtemps sans en avoir la moindre idée. Bien sûr, je n’en sais rien, c’est bien le propos, et je suppose qu’historiquement cela doit être possible… Mais j’ai un vague doute, disons. À moins qu’il ne faille en tirer une autre conclusion ? À savoir que l’érudition de Pline, en étant essentiellement de nature livresque, pouvait l’amener à passer à côté de choses évidentes pour d’autres, qui cependant n’écrivaient pas ? Je n’en suis pas persuadé – parce que nous ne suivons pas que Pline, après tout. Bref : je n’en sais rien ; si quelqu’un sait, qu’il n’hésite pas à éclairer ma lanterne !

 

FÉLIX VOIT DES CHOSES

 

Mais, non, Pline n’est pas seul. Et si Euclès demeure le falot jeune homme qu’il a au fond toujours été, un autre personnage ne cesse de gagner en intérêt à mes yeux, et c’est Félix ! Le plus ou moins garde du corps, bourru en tout cas, de notre cher naturaliste, me séduit de plus en plus – c’est clairement mon personnage préféré de la BD, en fait. Y compris dans la mesure où il obéit à une double fonction (parmi d’autres encore) : susciter le rire, et jouer des poings – le cas échéant, en même temps (c’est déjà arrivé à plusieurs reprises). Mais, et sinon ce ne serait pas un bon personnage, il est bien plus que cela, il a une âme, et une vie – magnifiquement rendues par le dessin, a priori de Yamazaki Mari donc (puisqu’elle est censée prendre en charge les personnages – en notant toutefois que les entretiens à la fin du tome 3 témoignaient de ce que la collaboration entre les deux auteurs avait évolué depuis le début de la série, avec des attributions toujours moins systématiques ; en même temps, le trait, ici, évoque sans doute et bien sûr Thermae Romae).

 

(Rien à voir avec le manga, mais, en fait, Félix m'évoque pas mal un autre beau personnage d'une lecture parallèle, Gus MacCrae de Lonesome Dove, ou plus exactement ici de Lune comanche, je vous cause de tout ça très bientôt.)

 

Félix a aussi des yeux, et des oreilles. C’est sans doute le plus lucide de tous nos personnages – celui qui, peut-être bien mieux que Pline, et en tout cas d’une manière toute différente, voit et comprend aussitôt les choses, par exemple la menace qui pèse sur les voyageurs dans cette auberge miraculeusement (non, scientifiquement !) épargnée par le séisme de Pompéi… Son intervention dans une rixe opposant un juif et un chrétien est probablement du même ordre.

 

Félix, lucide… et même extralucide ? L’épisode 24 (soit le troisième de ce tome) nous incite à nous poser la question, car, alors que la petite troupe, ayant fui la menace de l’auberge de toutes les convoitises, voyage de nuit, Félix soudain s’interrompt, et la chatte Gaïa avec lui, en prétendant avoir vu des lémures – des fantômes, ceux sans doute des victimes du cataclysme. L’homme « simple » et la féline n’en démordent pas, quand bien même Euclès et Pline, eux, ne voient rien…

 

Et, surtout, Pline se fâche, et sermonne son vieux compagnon : les lémures ? Sottises que tout cela ! Les fantômes n’existent pas – ils ne sont qu’une bien mauvaise réponse, d’ordre religieux, à l’angoisse des hommes conscients de ce qu’ils vont mourir. La philosophie (stoïcienne, en l’espèce, via Sénèque – je suppose ; même s’il y a sans doute de l’Épicure là-dedans, aux sources ?) permet de répondre à cette angoisse avec bien davantage de sens : après la mort, il n’y a rien – à craindre, ou à espérer. C’est un retour à l’état antérieur à la naissance, rien d’autre. Les spectres ne sont que des superstitions idiotes.

 

Mais Félix ne se laisse pas faire : Pline a de bien beaux discours, sur les fantômes – mais qu’en est-il alors de ces monstres qui le fascinent tant, et dont rien de plus sourcé n’atteste l’existence ? Mais... Ce n’est pas la même chose ! Il y a des témoignages ! Mais autrement valables ? Pour Félix, le naturaliste se contredit – rangeant telle ou telle chose dans la science ou la superstition en fonction de ce qui l’arrange, autant dire de ce qu’il croit. Le lecteur a un rapport ambigu à cette discussion : il est tout autant porté à soutenir Pline, voix de la sagesse ou du moins de la raison scientifique, contempteur de la superstition, et Félix, pas si bête, bien plus sympathique, et dont on ne se plaindrait certes pas si, une fois, en passant, il parvenait enfin à coincer l’arrogant naturaliste, en lui faisant admettre qu’il ne sait pas tout…

 

Le fait est que, depuis le début, la série rapporte les pensées de Pline sans faire véritablement de tri – et qu'on ne s'y trompe pas, j’y vois un atout, sacrément bien pensé, encore une fois : les thèses les plus « scientifiques » ne sont pas davantage nombreuses que les plus fantasques, et le partage entre les catégories n’est pas toujours aisé (j’imagine que, dans cet épisode, le pneuma provoquant les tremblements de terre, déjà évoqué dans le tome 1, en témoigne d’une certaine manière – mais, dans ce domaine, tout nous incite à envisager cette thématique surtout au regard des considérations botaniques du naturaliste, et à sa pharmacopée). La science, en tant que telle, se distingue par la méthode – du moins est-ce ainsi que nous la concevons. Mais, dans le contexte historique de Pline, la question se complique…

 

Cette scène, très réussie à mes yeux, m’a vraiment plu – elle constitue, je crois, ce qu’il y a de meilleur dans ce quatrième tome. Avec, plus globalement, le personnage de Félix.

LES GRIFFES DE POPPÉE (CETTE FOIS, OK)

 

Par un quasi-paradoxe, le comportement de Félix, peut-être le personnage le plus sympathique de la série, nous ramène éventuellement à celui du personnage qui en est (devenu) le plus détestable (après un départ plus ambigu qui avait du coup ma faveur) : Poppée… En effet, tous deux semblent confrontés, mais comme des reflets dans des miroirs déformants, aux mêmes sujets – le parallèle étant tout particulièrement explicite au regard de la question des signes ou présages virant à la superstition (contre les explications froidement scientifiques du naturaliste, dans son adoration presque religieuse de la nature ; tandis que le peuple de Rome trouve dans telle comète ou tel accident une raison de plus de haïr Poppée, laquelle doit recourir aux services d’une sorcière pour triompher des maux qui l’accablent, sous la forme d’une poupée percée d’aiguilles…), mais aussi dans deux autres scènes où tous deux font connaissance avec la jeune et bizarre secte chrétienne, dont les pires adversaires, dans tout l’empire, sont alors encore les juifs…

 

Le traitement de Néron et Poppée, dans ce tome 4, poursuit sur ce qui avait été amorcé auparavant, après un faux départ qui me paraissait plus intéressant… Encore que : le portrait de Poppée devient peut-être paradoxalement moins unilatéral, alors même qu’elle sort cette fois bel et bien ses griffes (ce qui n’était pas vraiment le cas, en dépit de son titre, dans le tome 3) ; emportée par la colère, surtout une fois qu’elle a appris que le peuple de Rome la détestait (voyez-vous cela !), elle obtient d’abord la mort de Burrus, l’oiseau de mauvais augure dont la franchise était le plus insupportable des torts, puis celle d’Octavie, supposée autoriser enfin son mariage avec Néron – lequel s’avère plus veule que jamais.

 

Poppée… Je reste déçu par son traitement – en dépit d’un flashback qui essaye, sans doute un peu trop tard, de « motiver » le personnage jusque dans ses infamies, en en faisant disons une Merteuil romaine… L’idée n’est pas mauvaise, loin de là, mais j’ai quand même un peu le sentiment que son amourette avec le retors Tigellin, aussitôt, l'annule, et rejette tristement le personnage dans une regrettable banalité du mal, un peu vulgaire, dont elle ne semble pas pouvoir s'extraire en dépit de tout son charisme... et des fissures dans ce charisme.

 

Ceci étant, je ne suis pas fâché que les éléments bougent enfin, sur la scène politique de la BD, quand les tomes 2 et 3 semblaient surtout faits d’atermoiements un peu gratuits. Nous verrons bien…

 

LA COLÈRE DU NATURALISTE

 

Pline est loin de Rome, certes – qu’il a fuie au prétexte de son asthme, mais aussi pour rassurer ses amis bien plus conscients que lui-même de la tournure toujours plus fâcheuse des événements au sommet de l’empire. Mais il n’est pas ignorant de ce qui se produit dans l’Urbs – car Sénèque lui en fait le récit, désespéré.

 

Pline, qui avait déjà du mal à contenir sa colère devant les turpitudes et les bassesses des rescapés de Pompéi, si cupides et égoïstes, lui dont nous avions déjà pu peser l’amertume misanthrope dans ses errances romaines du tome 3, éclate enfin – conjurant le grand Vésuve, dont il sait maintenant qu’il s’agit d’un volcan, de faire disparaître tous ces immondices dans une glorieuse éruption, un témoignage ultime de la puissance incomparable de la nature, à même de balayer les hommes si faibles, mesquins et idiots, comme les fétus de paille qu’ils sont ! Bien sûr, ce n’est pas sans une certaine ironie, connaissant le destin du savant… Une ironie plus tragique que grandiose, pour le coup.

 

Tout ceci nous renvoie au bestiaire de Pline, j’imagine – mais il est intéressant, alors, de voir surgir des flots un vieux camarade, le « monstre marin » du premier tome, effectivement plus concret qu'un fantôme... Mais Pline ne l’avait alors pas vu de ses yeux, et il ne le voit pas davantage maintenant ! Pourtant, la créature est là, qui entend, elle, sans se manifester plus avant, Pline et Félix discuter de la nature et des signes qu’elle nous adresse… ou non. Une bonne idée, ça !

 

UN CRAN (EN DESSOUS) MAIS

 

Ce tome 4 ne manque donc pas d’éléments intéressants. Cependant, je suppose qu’il est un bon cran en dessous des tomes 1 et 3 (mais bien au-dessus du 2) – j'ai l'impression, dès lors, que la série joue un peu au yoyo… Ceci en raison d’une certaine dispersion, je dirais. Les bons moments sont là, et qui sont sans doute conçus pour faire de l’effet – mais, en fait, c’est un peu trop voyant pour pleinement fonctionner, peut-être. Et, ce nouveau volume manquant un peu d’unité, dans ses effets, il ne se montre peut-être pas aussi subtil qu’il le devrait.

 

Cependant, les idées intéressantes demeurent, et j’ai l’impression que la série ne cesse de s’améliorer au plan graphique – en ayant pourtant déjà commencé à un niveau plus qu’honorable. Seulement, cette fois, ce sont surtout les personnages, plutôt que le cadre dans lequel ils évoluent, qui ont attiré mon attention à cet égard – et Félix en tête.

 

Je reste curieux de voir comment tout cela va évoluer – il y a assurément de la matière, mais tout dépendra sans doute de la manière dont les auteurs s’y prendront.

 

Alors le tome 5 un de ces jours.

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Gunnm, t. 5 : Moissons vengeresses (édition originale), de Yukito Kishiro

Publié le par Nébal

Gunnm, t. 5 : Moissons vengeresses (édition originale), de Yukito Kishiro

KISHIRO Yukito, Gunnm, t. 5 : Moissons vengeresses (édition originale), [銃夢, Gannmu], traduction depuis le japonais [par] David Deleule, Grenoble, Glénat, coll. Manga Seinen, [1990-1995, 2014] 2017, 206 p.

A PU LA BABALLE !

 

Gunnm, t. 5 (« édition originale »). Le titre officiel est Moissons vengeresses, mais, en ce qui me concerne, ça aurait très bien pu être « Le Tome de la dernière chance », après le très pénible arc du motorball, qui, en s’étalant sur les tomes 3 et 4, avait peu ou prou anéanti à mes yeux tout ce qui faisait l’intérêt de la série dans ses très bons deux premiers tomes.

 

Je sais, tout le monde n’est pas de cet avis, vous trouverez plein de fans de l’arc du motorball sur le ouèbe, d’aucuns vous diront même que c’est ce qu’il y a de mieux dans cette BD (sérieux ?!), alors j’ai forcément tort...

 

Mais je m’en cogne un peu, en fait : pour moi, ça a constitué un moment au mieux médiocre, voire franchement mauvais, de la série, très fainéant sur le plan du scénario, en mode carrément automatique (un énième tournoi qui se passe du moindre fond), et, dans le tome 4 du moins, passablement fainéant aussi au plan du graphisme. Très déçu au sortir du tome précédent, donc, j’avais voulu laisser encore une chance – une dernière chance – à la série de Kishiro Yukito, en voulant bien envisager que le tome 5, pour la bonne et simple raison que « a pu la baballe », pourrait remonter le niveau. Enfin, ça n’était sans doute pas si difficile, au vu de la simili-catastrophe du tome 4… Disons plutôt : « pourrait remonter le niveau suffisamment pour que je m’y intéresse encore ».

 

Et vous savez quoi ?

 

Ben, globalement, c’est ce qui s’est passé. Ouf.

 

Alors on n’atteint probablement pas de nouveau les sommets (allez, oui, « les sommets ») des tomes 1 et 2 (sauf peut-être au plan du dessin ? C’est bien possible, en fait…), mais c’est tout de même incomparablement meilleur que les tomes 3 et (surtout) 4, de sinistre mémoire, et suffisamment bon du moins pour renouveler mon intérêt pour le manga culte.

 

Parce que MORT AU SPORT !

 

Aheum.

 

TOUT VA (BEAUCOUP TROP) BIEN

 

Je zappe (aha) le (très bref) prologue pour l’heure, il sera bien temps d’y revenir.

 

Kishiro Yukito s’autorise une ellipse… et nous reprenons donc deux ans plus tard – deux ans après l’épiphanie lourdingue de Gally jouant à la baballe avec le surfeur mystico-bourrin Jasugun. La charmante cyborg, cela dit, ne s’empresse pas de partir sur la piste de son mystérieux passé probablement martien… En fait, elle semble même avoir remisé la baston de côté – au point d’avoir laissé traîner son corps de Berserker dans un entrepôt, quelque part…

 

Le kif de Gally, maintenant, c’est la musique. De retour auprès d’Ido, et avec la souriante Shmila dans leurs valises tant qu’à faire, l’ex-étoile filante du motorball se réjouit de sa petite vie de famille dans ce bon vieux coin de Kuzutetsu – elle a repris ses habitudes au Kansas, le bar où traînent les hunter-warriors du coin et qu’elle avait fût un temps sauvé de la menace incarnée par Makaku ; mais c’est en tant que rock star qu’elle fait son grand come-back – ce qui est aussi débile que vous le supposez, mais aussi rigolo également –, en jouant du Yes (allons bon) au synthé pour sa horde de fans en transe.

 

Tout le monde sourit, tout le monde est gentil, tout va bien, tout va pour le mieux dans la meilleure des décharges.

 

Ce qui ne doit pas durer, hein ? À vrai dire, même dans cette atmosphère de sérénité totale, Ido a tout de même une vague inquiétude : lui se demande ce qu’il a bien pu advenir du corps de Berserker qu’il avait attribué à Gally, et qu’elle avait dû abandonner pour concourir au motorball – pour la jeune femme, c’est du passé, elle n’en a de toute façon plus besoin, mais notre cybernéticien, implicitement, devine qu’il pourrait y avoir là une menace : pareil outil de destruction ne devrait pas être laissé à qui veut bien le ramasser…

 

T’as bien raison, mon gars Ido.

 

ZAPAN, OU LE RETOUR DE LA VENGEANCE… DEUX FOIS

 

Car une fâcheuse association va mettre un terme aux jours heureux et même idylliques de ce qui est donc devenu une (plus ou moins) petite famille.

 

Et là, flashback – enfin, dans ce compte rendu, mais c’est en fait sur ceci que s’ouvre ce tome 5. Retour, donc, deux ans en arrière, au moment même où Gally affronte Jasugun sur la piste du motorball. Triste hasard, parmi les téléspectateurs de l’événement, figure un gros con qui se rappelle à notre mauvais souvenir : Zapan, le hunter-warrior plus qu’arrogant, que Gally avait continuellement humilié au fil des deux premiers tomes. Le gros con semble néanmoins avoir eu l’ambition de chercher la rédemption : figurez-vous qu’il officie maintenant dans une sorte de soupe populaire ! Zapan qui aide les gens ? Allons bon. Il faut dire qu’il a bien une bonne raison de le faire : la belle à croquer Sara, sa compagne, tellement aimable que ça pourra pas durer.

 

Ben oui : Zapan, qui ne s’est jamais remis de son humiliation par Gally, craque à la seule évocation de son nom lors de la retransmission de la course/baston… et, c’est bien malvenu, il décapite par mégarde la gentille Sara. Mais C’EST LA FAUTE À GALLY, D’ABORD !

 

Comme de juste.

 

Deux ans plus tard… Oui, il est un peu lent à l’allumage, le gazier. Mais il compte bien se venger… Enfin, s’il « compte » quelque chose, parce que, autant le dire, il a pété un (putain de gros) fusible, au point de se muer en une sorte de serial killer (TAN ! et RIP au passage), trimballant partout dans un bocal la tête de la pauvre Sara ; et l’ex-hunter-warrior de voir sa (très vilaine) tête mise à prix, à charge pour ses anciens collègues de mettre fin à ses exactions contre une bonne somme de caillasse. Gally ne joue plus à la chasseuse de primes, la guitare synthé c’est tellement plus fun (et futuriste), mais elle aura bien son rôle à jouer dans cette affaire, au côté d’un hunter-warrior inédit, moustache fournie et cabots obéissants, qui a son idée de ce qui doit être fait et pour de très bonnes raisons. Vous savez très bien comment ça va se finir : humiliation de Zapan le retour, et…

 

Mort du gros con.

 

Vraiment ?

 

THE COMING OF DESTY NOVA

 

C’est qu’il y a un sushi – le deuxième membre de la fâcheuse association que j’évoquais plus haut… Le bonhomme dont on n’avait guère jusqu’alors eu que d’inquiétants aperçus çà et là, le type dans l’ombre, toujours là où il ne fallait pas – disons-le : l’esquisse du Vrai Méchant Ultime de la série ? Du moins est-ce ainsi qu’on était alors porté à l’envisager.

 

Un certain Desty Nova – qui fait véritablement son apparition dans la BD dans ce tome 5.

 

De lui, nous savons qu’il est un scientifique et un « docteur » de talent, en fait probablement de taille à rivaliser avec Ido, voire à le surpasser – et, comme notre aimable camarade cybernéticien, nous supposons qu’il vient de Zalem… Ce qu’il fait à Kuzutetsu ? Eh bien, des expériences, sans doute…

 

Des expériences qui peuvent s’avérer très dangereuses – parce que c’est lui le bonhomme qui a hérité du corps de Berserker de Gally.

 

Et du cerveau de feu Zapan…

 

Desty Nova est à peu près tout ce qu’on pouvait supposer, en pire. Il est totalement cintré. En témoigne bien sûr la « justification » de ses expériences : le scientifique dit vouloir « maîtriser le karma », ce qui nous renvoie sans doute à la mysticaillerie dont Kishiro Yukito, comme bien d’autres j’imagine, ne semble pas pouvoir faire l’économie dans son manga de SF-action. Ça vaut ce que ça vaut… J’imagine toutefois que l’outrance du personnage quand il fait cette révélation joue plutôt en sa faveur, en fait : c’est tellement tordu, voire objectivement ridicule (surtout dans la mise en scène qui en fait délibérément des caisses), qu’il n’y a qu’un savant fou dans son genre pour bosser sur un truc pareil.

 

D’une certaine manière, cela participe de l’outrance de ce cinquième tome, qui en rajoute en permanence, avec autant de personnages « bigger than death » qui font des choses absolument folles – mais d’une folie amusante, à la différence des automatismes fainéants du motorball. La démesure de Desty Nova est dès lors sans doute bienvenue – et probablement tout autant l’humour tordu qui l’environne sans cesse, jusques et y compris dans ses moments les plus terriblement menaçants : dégustation de flans et assistante-compagne SM-chaudasse du nom d’Eli au premier chef – c’est assurément débile, mais plutôt pertinent pour ce personnage.

 

Or Desty Nova n’a pas le monopole de la démesure – Zapan en Berserker, vous vous en doutez, ça vaut bien un Makaku, voire bien pire encore. En face, Gally qui ne s’est guère battue ces deux dernières années, c’est assez bien vu aussi, je suppose : amusant de la voir faire son kéké avec sa guitare synthé lors de ses chaleureuses retrouvailles avec Zapan, mais il faudrait au moins trois Lords of Synth (bon sang que j’adore ce truc…) pour mettre un terme à ses délires vengeurs et homicides, une fois qu’il a endossé le corps de Berserker de Gally – et peut-être bien à l’initiative dudit corps…

 

LE NIVEAU DU DESSIN REMONTE…

 

La qualité du récit n'est sans doute pas transcendante, mais c'est à l’appréciation de chacun. Pour ma part, j’ai bien aimé, voire plus que ça – du moins cela a-t-il (pour l’heure ?) chassé ce vilain arrière-goût que j’avais en bouche depuis ma lecture des tomes 3 et plus encore 4… Et non sans paradoxe, si ça se trouve, car l’action, dans ce tome 5, retrouve la démesure grotesque et réjouissante de la lutte contre Makaku dans le tome 1, démesure que le motorball aurait logiquement dû favoriser dans son principe même, à ceci près que la compétition, avec ses règles, venait en fait y apporter un sérieux bémol ; l’automatisme de ces épisodes, bien sûr, n’arrangeait rien à l’affaire…

 

Contraste, donc, avec l’action dans ce tome 5 – qui est, oui, démesurée. Ici, chaque coup de poing rase trois pâtés de maison, chose peut-être assez commune dans le manga d’action, mais qui rend très bien ici, parce que Kishiro Yukito, ai-je l’impression, y apporte bien plus de soin que dans les deux tomes précédents. Graphiquement, c’est incomparablement meilleur : le tome 4 m’avait vraiment effrayé à cet égard, tant il se montrait terne, même dans l’épisode du Gregory Cicuit qui était le moins mauvais, mais là, on retrouve au moins le niveau des deux premiers tomes, et j’ai même un peu le sentiment que cela va encore au-delà.

 

Surtout, la mise en scène d’un aspect à mes yeux essentiel de la BD est autrement convaincante : le techno-gore (disons) fait son grand retour (là où le motorball l’avait paradoxalement atténué), avec des personnages démembrés, éviscérés, décapités, mais qui continuent (parfois) de vivre et même de se battre – et, juste retour des choses, c’est cette fois Gally qui en fera tout particulièrement la démonstration, face à un Zapan hideux autant qu’intimidant, qui serait ridicule s’il n’était pas aussi dangereux. Irréprochable.

 

Mais c’est à tous points de vue que ce tome 5, graphiquement, se montre plus convaincant – l’action outrancière comme le character design (un atout de la BD que, là encore, le motorball avait inconcevablement passé à l’as) : Gally retrouve son charisme et son charme en délaissant ses postures de guerrière-sportive pour privilégier celles d’une rock star certes à la limite du ridicule (mais c’est amusant), Shmila aussi redevient davantage qu'une silhouette avantageuse en retrouvant son caractère horriblement sympathique, et peut-être faut-il même mentionner Eli (pourtant une caricature particulièrement débile, aucun doute à ce propos), ou la très éphémère mais marquante Sara, pour faire le tour des personnages féminins – on devrait d’ailleurs y inclure le garçon manqué qui fait la navette entre Desty Nova et Gally, un personnage très secondaire, dont je ne sais pas s’il aura une quelconque place dans la suite des opérations, mais qui, ici, me plait bien, avec ce qu’il comporte d’avatar de Yugo, (peut-être faussement) cynique et (assurément) débrouillard. La faune du Kansas est tout aussi aimable, de la petite et hyperactive Koyomi au vieux hunter-warrior Murdoch en papy idéal. En face, Desty Nova suinte la folie de laboratoire, Zapan défiguré la folie furieuse… Tout est excessif, et en même temps parfaitement à sa place.

 

Forcément, cette attention au graphisme participe en tant que telle de la narration, qui en bénéficie largement – en fait, pour le coup, les deux dimensions sont sans doute indissociables.

 

… ET CELUI DE LA BD AUSSI (OUF)

 

Du coup, le niveau global de la BD remonte sacrément. Je n’osais plus vraiment y croire, après les navrants deux tomes de l’arc du motorball, mais ce tome 5 nous ramène bel et bien à tout ce qui, pour moi, faisait l’intérêt des deux premiers tomes de Gunnm.

 

Je ne prétendrai pas que c’est aussi bon – mais sans l’exclure : au fond, je n’en sais rien, il faudrait que je reprenne tout ça pour que la comparaison fasse sens. Et sans doute le scénario n’a-t-il, pris avec du recul, pas forcément grand-chose de transcendant, loin de là, ou en tout cas de bien original. C’est même certain. Mais ça marche – ça marche à nouveau. Notamment parce que le dessin brille à nouveau.

 

C’était le tome de la dernière chance ? Eh bien, chance accordée : je lirai le tome 6 le moment venu. Avec, toujours, la crainte que Kishiro Yukito dérape à nouveau vers la facilité du motorball, mais aussi l’espoir qu’il livre bien ce que j’attends de lui depuis ma découverte enthousiaste de Gunnm quand j’étais ado : une chouette BD d’action SF, ultra fun, visuellement inventive, complètement dingue de par sa réjouissante outrance techno-gore, portée enfin par des personnages forts au character design irréprochable. On verra.

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Nuisible, vol. 3, de Masaya Hokazono et Yu Satomi

Publié le par Nébal

Nuisible, vol. 3, de Masaya Hokazono et Yu Satomi

HOKAZONO Masaya et SATOMI Yu, Nuisible, vol. 3, [蟲姫, Mushihime], traduit [du japonais] et adapté en français par Pascale Simon, Bruxelles, Kana, coll. Big, [2015] 2017, 203 p.

FINALE

 

Troisième et dernier tome de Nuisible, manga signé Hokazono Masaya au scénario et Satomi Yu au dessin. Et pas plus mal que ce soit le dernier, parce que la série, à mes yeux, n’a clairement pas tenu les promesses que l’on pouvait y supposer au sortir du premier tome, qui n’avait certes rien d’exceptionnel, mais demeurait pourtant séduisant et même intrigant. Hélas, depuis, les choses se sont gâtées, dans les deux tomes suivant – chacun ayant par ailleurs des traits qui lui sont propres.

 

Dans le tome 2, finalement, on ne pouvait guère qu’isoler le huis-clos terrible et lourdement chargé d’un érotisme glauque, dévorant et tenant peu ou prou du viol, qui confrontait la fille insecte Kikuko et son amant plus ou moins malgré lui Ryôichi – en fait, je suis porté à croire que les trois tomes n’avaient guère pour fonction, dans leur ensemble, que de justifier ce passage très réussi.

 

Mais le tome 3 ne peut guère mettre en avant quoi que ce soit de véritablement convaincant. Conclusion sur le mode du thriller horrifique, censément nerveux, il pèche sur le plan du scénario, passablement je-m’en-foutiste et limité au possible, et se reposant intégralement sur le dessin – qui, étrangement, devient (enfin ?) un atout de Nuisible ; un peu tard, sans doute…

 

Mais le bilan global est donc franchement négatif.

 

DEHORS, DEDANS

 

Dans la foulée de ce qui avait été amorcé à la fin du tome précédent, mais peut-être plutôt à la façon d’un reflet dans un miroir, le tome 3 de Nuisible repose tout d’abord sur une opposition entre macrocosme et microcosme – le macrocosme consistant essentiellement en scènes d’extérieur, où les nuées d’insectes excités par les phéromones de Kikuko ravagent la ville, tandis que le microcosme consiste en un nouveau huis-clos, mais hospitalier, et où les personnages (surtout) de Tomomi et de Kuzumi assistent plus ou moins désarmés à la copulation de Kikuko et Ryôichi, laquelle suscite bien un écho par rapport au huis-clos du tome 2, forcément plus « intime » cependant. Le mouvement est toutefois peut-être inverse, car, même avec l’alternance des séquences, l’impression est cette fois que le macrocosme nous ramène au microcosme.

 

Peut-être ne faut-il néanmoins pas appuyer excessivement sur cette dimension, parce que le huis-clos l’emporte assez vite – dans un contexte hospitalier qui n’a pas manqué de me rappeler une lecture récente, passablement désastreuse, le Manitou de Graham Masterton…

 

Il faut dire que les scènes d’extérieur brillent à peu près uniquement au plan du dessin, sur les mêmes bases que dans le tome précédent. Autrement… Eh bien, c’est du récit catastrophe, et somme toute bien banal ; les insectes ravageant la ville autorisent bien quelques saynètes amusantes/terrifiantes, mais finalement bien rares, et qui ne font que répéter les mêmes codes du genre depuis, disons, au moins Les Oiseaux. Tout, ici, est tellement éculé… S’agit-il alors d’une parodie ? Je ne l’exclus pas totalement…

 

INCESTE INSECTE

 

À l’intérieur de l’hôpital – quelle bonne idée que de faire récupérer le pauvre Ryôichi dans la morgue ! –, les choses ne vont pas beaucoup mieux, en matière d’intérêt narratif.

 

Pour l’essentiel, nous y voyons donc Kikuko imposer son besoin oppressant de se reproduire à un Ryôichi dont les sentiments sont finalement assez ambigus, terreur et désir étant sans cesse emmêlés. Il faut dire que les deux jeunes gens sont liés, bien davantage et autrement qu’ils ne le croient ; pas la meilleure idée de la BD en ce qui me concerne, pourtant...

 

Par ailleurs, après un tome 2 qui avait globalement fait l’impasse sur cette dimension du récit, nous avons à nouveau le sentiment (au moins vague…) d’une Kikuko qui présente une certaine fragilité, qui a quelque chose de désespéré et profondément douloureux – idée exprimée graphiquement par ses larmes, qui refont leur apparition après une longue ellipse, et que, dans ce contexte, on ne peut plus vraiment qualifier de « larmes de crocodile ».

 

Le pinacle, concernant les deux amants, réside probablement dans leur union bouche à bouche, quand les inévitables filaments ou tentacules jaillissant entre les lèvres de Kikuko pénètrent Ryôichi pour sceller leur amour. Une séquence amorcée de longue date, en termes de fusion.

 

TÉMOINS OU ACTEURS

 

Kikuko et Ryôichi ne sont toutefois pas seuls dans leur nid d’amour, cette fois – car deux personnages, essentiellement, tournent sans cesse autour d’eux ; ils donnent à vrai dire presque l’impression d’avoir été conviés au spectacle… et surtout d’être désarmés.

 

Ainsi de Tomomi, l’amoureuse frustrée de Ryôichi, qui n’est finalement pas le moins du monde définie autrement. Comme de juste, mais avec le sentiment indu que cela relève plus de l’héroïsme que de la vulgaire jalousie, elle interviendra dans l’union bouche à bouche de son petit ami putatif et de la salope insectoïde, perturbant la fusion dans un délire organique qui pourrait évoquer, que sais-je, du Cronenberg, peut-être...

 

Ainsi aussi de Kuzumi, le savant fou qui se prend pour Van Helsing, et qui a juré d’anéantir Kikuko – dont il sait, lui seul, comment elle est devenue ce qu’elle est. Yeux fous, manières arrogantes, propension à livrer quantité d’explications changeantes mais sans guère s’attarder sur leur cohérence… Toujours aussi pénible, le gazier. Et fonctionnel, puisqu’il semble avoir pour propos « d’expliquer », donc, chaque nouveau développement, mais sans jamais convaincre. Il est supposé aussi tuer Kikuko, mais sa manière de s’y prendre – en usant contre la créature évoluée du principe même de l’évolution – sent aussitôt la foirade, et à bon droit. À la limite, il est presque plus pertinent quand il dérive à nouveau sur les références mythologiques, alors même que l’eau, très connotée symboliquement, semble perturber son « rituel » aux prétentions pourtant rationnelles.

 

Les deux personnages, quoi qu’il en soit, oscillent donc entre les rôles de témoins et d’acteurs. Qu’importe au fond : ils sont tellement inintéressants (Tomomi surtout) ou ennuyeux (mais au plus mauvais sens du terme, Kuzumi)…

 

Comme l’est en fait la BD dans son ensemble – toujours plus terne et convenue, toujours plus « automatique ». Et ce jusque dans la dimension horrifique censément essentielle à la série, qui abuse d’effets « presse-bouton », à la « jump scare » sur papier, et de rebondissements finalement inutiles – ah ah elle n’est pas vraiment morte, oh oh lui aussi est dangereux, etc. Stinger inclus (pourtant très incongru au regard de l'épilogue).

 

LE DESSIN, ÉTRANGE ATOUT (UN PEU TARDIF)

 

On reconnaîtra cependant que la dimension horrifique de la BD, si elle est traitée avec bien trop de légèreté par le scénariste Hokazono Masaya, offre peut-être enfin à la dessinatrice Satomi Yu l’occasion de briller dans un registre proprement manga – éventuellement sous influence, car, là encore, cela a pu me rappeler Itô Junji, encore qu’avec probablement plus de finesse.

 

J’en avais fait la remarque dans mes retours sur les deux premiers tomes : si Satomi Yu était probablement une très bonne illustratrice, ainsi qu’en témoignaient notamment les couvertures et têtes de chapitres, elle faisait ici ses véritables débuts dans le manga, avec peut-être plus ou moins de conviction. Son dessin, globalement, me paraissait fade, à ceci près qu’il jouait à sa manière sur les contrastes, en profitant des quelques occasions où le scénario lui permettait de tenter des choses un peu « différentes » : cela valait pour l’aura hollywoodienne de Kikuko, a fortiori dans les scènes glauquement érotisées du huis-clos chez Ryôichi, ou, dans un tout autre registre, pour la figuration des nuées d’insectes, entre abstraction minimaliste et hyperréalisme pointilleux, fonction des circonstances et des besoins de la narration.

 

Ici, j’ai l’impression qu’elle atteint un équilibre qui lui faisait défaut jusqu’alors, et le résultat d’ensemble est bien plus convaincant. Les scènes d’horreur, graphiquement, sont réussies, et les personnages, Kuzumi mis à part car hors-concours (graphiquement, et peut-être aussi narrativement, c’est lui le vrai monstre), peuvent aussi exprimer, jusque dans les moments les plus terribles, un semblant d’émotion qui manquait bien trop jusqu’alors (car les artifices des larmes de Kikuko, de la fatigue de Ryôichi ou des joues rougissantes de Tomomi n’étaient pas suffisamment convaincants à cet égard).

 

En fait, ce troisième tome repose essentiellement sur le dessin de Satomi Yu – le scénario de Hokazono Masaya est de toute façon en roue libre, limite « je m’en balek ». Ce qui se traduit d’ailleurs par un texte pour le moins limité, qui incite d’autant plus à s’attarder sur le dessin ; il n'y a finalement pas grand-chose d'autre.

 

Pourtant, le dessin n'est pas irréprochable, loin de là – notamment dans la mesure où l’ensemble est souvent confus, mais le peu de texte qui demeure y a probablement sa part de responsabilité.

 

Reste que le dessin de Satomi Yu constitue un atout, et même l’atout, de ce troisième tome – oui, un atout bien tardif… Mais, vous vous en doutez, cela ne suffit pas à sauver ce dernier volume de Nuisible – ou à vrai dire la série tout entière.

 

TANT PIS POUR LES PROMESSES

 

Car Nuisible, récit achevé en trois tomes, est globalement une déception. Si le premier volume n’était pas bouleversant ou irréprochable, il paraissait cependant contenir assez de promesses pour justifier la lecture des deux autres volumes (et la brièveté annoncée de la série jouait également en sa faveur) – ambiance lycéenne glauque, personnages aux pulsions inquiétantes, fond et « explications » (le réchauffement climatique, l’évolution, l’insignifiance presque cosmique des hommes face au règne des insectes, etc.)... Ces promesses, peut-être illusoires certes, n’ont pas été tenues.

 

La faute, pour l’essentiel, à un scénario fainéant et sans âme, saturé de gimmicks foireux et pas à une contradiction près – les errances du récit donnent à ce stade l’impression que Hokazono Masaya se moque de ce qu’il fait, sinon du lecteur.

 

Et je maintiens : j’ai l’impression que la série dans son ensemble a quelque chose d’une « justification » pour quelques séquences à la fois visuelles et sordides quant à elles bien pensées et bien exécutées, dont le pinacle réside dans le huis-clos du tome 2 – ce qui précède n’avait guère d’importance, ce qui suit n’en a aucune. C’est de l’enrobage, et pas exactement soigné.

 

Quant au dessin de Satomi Yu, s’il a progressé sur la durée des trois tomes, il a longtemps été bien trop terne pour véritablement convaincre, ne s’autorisant que trop rarement des audaces qui, globalement, lui ont pourtant toujours profité.

 

Nuisible n’est pas forcément une série « mauvaise » à proprement parler – mais peut-être que si en même temps... Par contre, elle est sans doute tristement médiocre, et allègrement dispensable.

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