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The Lord of the Rings, de J.R.R. Tolkien

Publié le par Nébal

The Lord of the Rings, de J.R.R. Tolkien
The Lord of the Rings, de J.R.R. Tolkien

TOLKIEN (J.R.R.), The Fellowship of the Ring, Being the First Part of The Lord of the Rings, edition based on the 50th Anniversary Edition published 2004, Note on the Text by Douglas A. Anderson, Note on the 50th Anniversary Edition by Wayne G. Hammond and Christina Scull, Foreword to the Second Edition by J.R.R. Tolkien, London, George Allen & Uwin – Harper Collins Publishers, [1954, 1966-1967, 1991, 2004] 2007, XXVII + [1-531] p.

The Lord of the Rings, de J.R.R. Tolkien

TOLKIEN (J.R.R.), The Two Towers, Being the Second Part of The Lord of the Rings, edition based on the 50th Anniversary Edition published 2004, London, George Allen & Uwin – Harper Collins Publishers, [1954, 1966-1967, 1991, 2004] 2007, VIII + [532-971] p.

The Lord of the Rings, de J.R.R. Tolkien

TOLKIEN (J.R.R.), The Return of the King, Being the Third Part of The Lord of the Rings, edition based on the 50th Anniversary Edition published 2004, London, George Allen & Uwin – Harper Collins Publishers, [1955, 1966-1967, 1991, 2004] 2007, XII + [972-1567] p.

(PLUS DE) VINGT ANS APRÈS

 

Cet été, j’ai enfin fait une chose que je voulais faire depuis très, très longtemps : relire Le Seigneur des Anneaux, mais en VO. J’ai eu l’occasion de le dire çà et là, mais, très banalement je suppose, je fais partie de ceux pour qui ce roman fleuve a tout changé, quand je l’ai lu vers l’âge de 11 ans. Je lisais déjà avant, mais c’est vraiment ce livre qui a fait de moi un bibliophage, en même temps qu’il a constitué une porte d’entrée idéale pour les littératures de l’imaginaire – c’est, oui, littéralement, le livre qui m’a fait aimer les livres, et tout particulièrement ceux de science-fiction, de fantasy et de fantastique (à une époque où je ne faisais vraiment pas la différence).

 

En mettant de côté mon « faux départ », quand j’avais tenté de le lire vers 10 ans et avais abandonné au « Conseil d’Elrond » (souvenir traumatisant !), j’ai lu et relu ce livre au moins trois fois quand j’étais ado, parallèlement à mon approfondissement du « Légendaire » tolkiénien – avec un attachement particulier pour Le Silmarillion (que j’ai encore plus souvent lu et relu).

 

Mais, pour le coup, je n’avais pas relu ce livre précisément, le livre phare, depuis au moins vingt ans – période durant laquelle j’ai pourtant beaucoup lu et relu Tolkien de manière générale. Je voulais donc y remédier ; un temps, j’ai pensé le faire au travers de la nouvelle traduction française… et puis, je me suis dit : Bah ! Tant qu’à faire, tentons l’anglais !

 

Et si je l’ai fait plus particulièrement cet été, c’était dans l’espoir que cela débouche sur une campagne de jeu de rôle, Ténèbres sur la Forêt Noire, à la base avec le système de L’Anneau Unique, ou bien avec son « portage » D&D5, c’est-à-dire Adventures in Middle-Earth – hélas, mes joueurs ne se sont pas montrés très réceptifs, bon, il faudrait peut-être que je tente une ultime relance, et sinon…

 

Maintenant, disons les choses : je ne vais pas faire, à proprement parler, une chronique d’un livre que vous avez tous lu, ça serait absurde. Et je ne vais pas non plus en faire un commentaire érudit et précis, je ne suis pas assez à fond dans l’exégèse tolkiénienne pour tenter la chose, et vous trouverez en un clic des dizaines de gens autrement compétents pour le faire. La raison d’être de cet article est donc un peu douteuse, hein… Quand j’avais relu, dans les mêmes conditions, The Hobbit, quelques mois plus tôt, j’avais certes pris mon pied mais, de quelque manière que je tourne le problème, je ne voyais pas comment je pourrais en livrer une chronique, pour les mêmes raisons – aussi avais-je choisi de faire l’impasse : chose rare, car en principe je chronique (absurdement...) tout ce que je lis, bon ou mauvais, et qu’importe le genre, mais, oui, il y a bien quelques exceptions.

 

Mais j’ai supposé, dans le cas de The Lord of the Rings, que je pourrais en lieu et place émettre quelques remarques d’un ordre relativement intime, bien loin de toute volonté critique ou érudite donc – des remarques portant sur les différences (nombreuses !) entre ce que j’ai relu et le souvenir que j’en avais, avec au moins vingt ans d’écart. Ces remarques, par ailleurs, ne relèvent donc pas d’un argumentaire précis, et je vais les livrer, ou en tout cas en livrer quelques-unes, comme elles me viennent. Et, bien sûr, ces remarques pourront paraître naïves à bien des lecteurs – ça n’est en rien un problème en ce qui me concerne, ça fait partie du truc.

 

Et, oui, je vais m'étaler. Forcément.

 

QUESTIONS DE VOLUME

 

Il y a quand même une remarque d’ordre global qui doit prendre la première place, je suppose : ce n’est pas un roman si long que ça… Il est long, assurément, dans les 1500 pages dans cette édition (en zappant les textes de présentation et le colossal index à la fin de The Return of the King), mais il n’est pas si long. En fait, avec son caractère de modèle de la trilogie de fantasy, il a depuis largement été enfoncé par des cycles autrement volumineux, constitués de tomes autrement volumineux (oui, George R.R. Martin, je parle entre autres de toi).

 

Si j’y ai mis l’été, c’est parce que je voulais y aller tranquillement, et sans m’imposer de ne faire que ça – mais, justement : cet été, j’ai lu par exemple Lyonesse de Jack Vance, qui fait a priori une longueur comparable… De même que j’ai lu Les Jardins de la Lune, le premier tome du « Livre des Martyrs » de Steven Erikson, pavé lançant une série dont les tomes ultérieurs sont encore plus pavés, ou, plus récemment, j’ai échoué, cette fois, à lire L’Enfant de poussière de Patrick K. Dewdney, censément le premier d’une série de sept, qui pèse comme le Erikson ses 620 pages et y a pas de raison pour que ça diminue vraiment par la suite, à en juger par le tome 2, La Peste et la vigne, sorti tout récemment… Non, le roman de Tolkien n’est pas si long – du moins au regard de critères contemporains qu’il a certes probablement contribué à définir.

 

Mais, au-delà, c’est aussi qu’il est merveilleusement prenant ! Et là, oui, je sais, vous allez me dire : « Les chansons, c’est horrible… », ou : « La Comté, qu’est-ce que c’est chiant… », ou : « Tom Bombadil, non mais allô quoi… », ou : « Hey, Tolkie-chou, c’est un roman que je veux lire, pas un précis de botanique et de philologie ! », ou : « Mais ils vont arrêter de papoter, oui ? », ou : « Hey, les deux porteurs de l’Anneau, vous pouvez pas accélérer un peu le pas ?! », ou : « On doit vraiment se taper tout le savoir des Ents ? », ou : « Les putain d’aigles, z’auriez pas pu débouler plus tôt ?! », ou : « On doit vraiment se retaper la Comté ? » Et il y a de quoi abonder dans votre sens dans tous ces exemples. Et pourtant… Ben, non, je ne me suis pas emmerdé un seul instant. Les pavés lus en parallèle, c’est beaucoup moins vrai – et pas pour rien que j’ai lâché l’affaire avec les années de formation de Syffe (*bâille*)… Non, je crois que tout est à sa place – pour l’ambiance, comme pour l’histoire.

 

UNE TEMPORALITÉ DISTORDUE

 

Et pourtant, dans la confrontation de mes souvenirs antédiluviens et de ma relecture présente, un même phénomène de temporalité s’est régulièrement présenté : j’avais une vision complètement distordue du rythme du roman, et de la longueur (ou de la brièveté, pour le coup) de ses séquences. C’est tout particulièrement vrai pour les scènes « de bataille », systématiquement.

 

J’ai été particulièrement surpris de constater combien le périple dans la Moria était… court, en fait – et plus encore la bataille livrée à la fin de ce périple. C’était probablement le passage du roman que j’avais le plus idéalisé au fil des années, en me souvenant toujours de cette frousse ressentie quand j’avais lu le roman ado – quand j’entendais, littéralement, les tambours des Orques… même si ça n'a pas fait de moi un adepte du dungeon-crawling, bizarrement. Mais, en fait, ça va très vite : en comparaison, la Lórien juste après, c’est peut-être… trois fois plus long que toute la Moria ?

 

La même chose s’est reproduite, plus loin, pour le Gouffre de Helm – et, surtout, le siège de Minas Tirith et/ou la bataille des Champs du Pelennor : dans mon souvenir lointain, le livre V du Seigneur des Anneaux était en gros « une énorme bataille » ; or ça n’est absolument pas le cas – et si la bataille est parfois à l’arrière-plan de chapitres plus posés à l’intérieur des murs de la forteresse-cité du Gondor, les scènes martiales à proprement parler sont très, très brèves ; tout particulièrement, dans le cas présent, aussi bien la mort de Théoden, que celle du Roi-Sorcier du fait de la bravoure commune d’Éowyn et de Merry – c’est expédié en quelques lignes, quelques paragraphes au plus ! Tous ces moments épiques sont donc en vérité fort brefs – qu’ils marquent autant en dit… long, aha, d’une certaine manière.

 

Reste que Le Seigneur des Anneaux est un roman où l’on parle – beaucoup. Et c’était une chose dont je ne me souvenais pas ; ou dont je me souvenais vaguement, mais avec comme un biais ? Comme dit plus haut, lors de ma première tentative de lecture, je m’étais pété les dents sur le Conseil d’Elrond, au début du livre II. Je me souvenais que le début du roman, tout particulièrement avec Bilbon, était riche de savoureux dialogues, mais la complexité du tableau dressé par les invités d’Elrond m’avait alors assommé (aujourd’hui, c’est probablement ce que je préfère chez Tolkien, d’où mon goût pour le Premier Âge…). Mais, pour une raison ou une autre, c’est comme si j’avais concentré ce « ressenti » des dialogues sur ces deux séquences – et probablement, entre elles, celle, toujours aussi WHAT THE FUCK ?!, qui voit les Hobbits bénéficier de l’hospitalité (?) de Tom Bombadil et de Baie d’Or.

 

Rien de plus faux, car, par la suite, on cause beaucoup – vraiment beaucoup. En Lórien, donc, immédiatement après la Moria, mais aussi sur les bateaux en descendant l’Anduin (deux séquences incomparablement plus longues que dans mon souvenir), mais encore, ensuite, en Rohan ou chez les Ents, en Isengard même, en Ithilien surtout (là encore une séquence beaucoup, beaucoup plus longue que ce dont je me souvenais), ou derrière les murs de Minas Tirith, avant, pendant et après la bataille, sans même parler du long voyage de retour vers la Comté.

 

Mais ce n’est pas un reproche ! Ces scènes sont régulièrement brillantes, et les dialogues savoureux, qu’ils jouent d’un registre archaïsant très soutenu et élégant, ou se montrent plus légers, généralement du fait de l’intervention bonhomme des Hobbits comme de juste. Mais, oui, vraiment, je n’en avais absolument pas conservé le souvenir, mais The Lord of the Rings est un roman où l’on parle beaucoup – et où l’on parle en tout cas considérablement plus, incomparablement même, que l’on ne se bat ou ne se livre à d’autres prouesses « héroïques » : Tolkien est beaucoup plus concis dans les moments d’action, et même lapidaire, parfois. Je suppose, à vrai dire, que ces deux tendances n’ont rien d’innocent, et peuvent renvoyer aux inspirations de l’auteur, dans les sagas épiques et autres dits légendaires, qui ont parfois quelque chose de ces deux formes ? En tout cas, si l’on fait le match des fondateurs de la fantasy moderne, Tolkien est à cet égard plus que jamais à l’opposé d’un Robert E. Howard – sans déconner ? Et, oui, il parle (aha) bien plus à mon cœur…

 

Mais je suppose qu’il me faut aussi relever que certaines scènes « à dialogues » du Seigneur des Anneaux se sont en sens inverse avérées plus brèves dans les faits que dans mon souvenir – ainsi du séjour à l’Auberge du Poney Fringant, ou, dans les annexes, des fragments de l’histoire d’Aragorn et d’Arwen. Ces cas sont cependant bien plus rares – des exceptions.

CHAMPION OF THE WORLD(BUILDING)

 

Bien sûr, Tolkien brille particulièrement, encore aujourd’hui, par la précision méticuleuse avec laquelle il a conçu son univers, en partant des langues, et en enrichissant sans cesse un matériau qui, à l’époque de la parution originelle de The Lord of the Rings, avait déjà été cultivé pendant environ 35 ans. Cette précision que d’aucuns qualifieraient de maniaque ressort particulièrement des annexes concluant The Return of the King – et, j’avoue, même si tout cela me fascine, je ne me suis pas acharné sur le calendrier ou les systèmes d’écriture, hein… Ou les généalogies, je suppose – même si j’ai pris, à la lecture des pages consacrées par exemple aux rois de Númenor, un plaisir qui doit quelque chose à ma fascination et à mon admiration pour Le Silmarillion, et son caractère de chronique épique davantage que de roman. Quoi qu’il en soit, dans ce registre, Tolkien n’a pas d’égal, et trône tout au sommet de la pyramide des créateurs d’univers. Et ce même s’il y a des « blancs », dans cet univers, et qui peuvent renvoyer à des questions pas exactement superficielles (l’insertion des Hobbits même dans le Légendaire ? Nous n’avons pas de mythes des origines pour eux…).

 

Ceci étant, ce dont j’ai envie de parler ici relève essentiellement, disons, de la géographie de cet univers – et plus particulièrement de la Terre du Milieu telle qu’elle est décrite dans les romans et les cartes qui les concluent. Deux points m’intéressent tout particulièrement, que la lecture de la gamme de L’Anneau Unique m’avait déjà amené à prendre en considération avant d’entamer cette relecture – et, là encore, cela a pu contredire les souvenirs que j’en avais, et qui remontaient à vingt ans au moins. Pour faire dans le lapidaire : le premier point est que ce monde est petit – le second qu’il est d’une certaine manière désertique.

 

Le premier point est déterminant. Les romans de Hobbits, comme les adaptations qui en ont été faites, au cinéma ou, plus particulièrement en ce qui me concerne, en jeu de rôle, mettent l’accent sur le voyage. Il est au cœur de la narration, ce qu’illustre notamment ce sous-titre du Hobbit, comme « Histoire d’un aller et d’un retour » ; il faut d’ailleurs rappeler combien le retour est d’une importance cruciale pour Tolkien, dans les deux romans de Hobbits (et Peter Jackson a bien sabré en largeur, ici), ce qui renvoie probablement là encore aux sagas et autres dits épiques, mais aussi, je suppose, aux variations qu’un William Morris avait déjà pu travailler à l’aube de la fantasy moderne, ainsi dans La Source au bout du monde.

 

Mais cette importance majeure du voyage ne change finalement rien au fait que le monde que nous décrit Tolkien, et où se déroulent ses romans de Hobbits, est très petit. Cela ne tient pas seulement aux cartes dressées par Christopher Tolkien sur les indications de son père, et qui ont une échelle, on peut donc mesurer les distances en miles si l’on y tient : sans même se livrer à cet exercice, on a l’impression d’un monde que l’on pourrait traverser de part en part en quelques semaines au plus – les porteurs de l’Anneau galèrent dans le Mordor en raison des conditions de voyage particulières que cet environnement particulièrement hostile et dangereux implique, mais, en dehors de cet aspect, la Terre du Milieu s’explore probablement bien plus vite que l’Europe, voire que la seule Europe de l’Ouest.

 

On sait, bien sûr, que ce monde s’étend au-delà – et ceci sans même franchir l’océan jusqu’en Valinor ou même Tol Eressëa, ce que la « courbure » du monde à la fin du Deuxième Âge prohibe à tous hormis les Elfes et, pour le coup, les porteurs de l’Anneau. On sait que les terres s’étendent bien à l’est des cartes en fin de volume, où vivent diverses peuplades barbares (ils viennent toujours de l’est, hein), ou au sud, où, au-delà d’Umbar, s’étend le désert du Harad, pour le coup très vaste, et probablement bien davantage que la « Terre du Milieu » que nous connaissons. Mais nous n’en savons pas davantage – du moins « officiellement » : je me souviens d’une « Carte de la Terre du Milieu », qui était un supplément pour Le Jeu de Rôle des Terres du Milieu (JRTM), et… qui était totalement délirante à cet égard, je suppose, même si l’idée était bien de limiter la Terre du Milieu que nous connaissons, disons, du nord au sud, entre la Baie du Forochel et les Havres d’Umbar, et de l’océan à l’ouest, à la mer de Rhûn à l'est, à un tout petit coin au nord-ouest de la Terre du Milieu entendue comme continent – maintenant, je suppose que les auteurs de cette carte avaient extrapolé, si c'est le mot, en free-style, pour le moins, car JRTM n’était pas exactement la référence la plus solide et orthodoxe pour le « lore » tolkiénien (j’ai des sueurs froides à l’idée de ces magos noldos qui balançaient des boules de feu, sans même parler des Umli, les demi-nains…). Mais, oui : ce monde est très petit.

 

Et il est aussi quasiment désertique – pas au sens de vastes étendues de sable où il fait une chaleur à crever, non, ça c’est la prérogative d’un Harad que nous ne visitons jamais dans les romans de Hobbits ou ailleurs, mais au regard de la population, humaine ou non, qui habite la Terre du Milieu.

 

C’est un monde essentiellement sauvage, où les villes sont rares, et peu peuplées – Bree, littéralement un village, a droit à son point sur la carte parce qu’il n’y a finalement pas grand-chose d’autre en matière d’urbanisation, surtout d’ailleurs dans cette région de l’Eriador, que Tolkien lui-même, pour le coup, présente comme étant dépeuplée depuis les guerres avec l’Angmar qui ont anéanti le pouvoir de l’Arnor et des royaumes plus petits qui lui avaient succédé (ce que j'avais relevé en chroniquant deux suppléments pour L'Anneau Unique, Fondcombe et Les Vestiges du Nord, et en notant que ce terrain de jeu était finalement bien plus « sauvage » que les « Terres Sauvages » à l'est des Monts Brumeux, cadre privilégié de la gamme originelle de ce jeu de rôle). Mais cela vaut pour à peu près tout le reste dans la moitié nord de la carte : si l’on peut concevoir Esgaroth et Dale comme des villes de taille honnête, une fois Smaug défait, et si l’on ne sait guère ce qu’il en est de la démographie des Nains, en Erebor ou dans les Montagnes Grises ou dans les Collines de Fer, les sites majeurs des Elfes ne sont guère que des palais « un peu augmentés » (Fondcombe, la Lórien ou le Palais de Thranduil) – ce qui se tient, certes, dans la mesure où ce sont les ultimes demeures d’une race déclinante et dont l’essentiel vit alors au-delà de la route perdue ; mais, plus au sud, et ce alors même que la malédiction ayant frappé l’Arnor était supposée avoir épargné le Gondor et le Rohan, certes pas avares de dangers propres, les effectifs sont de même très limités (je note au passage que, pour quelque raison bizarre, je me figurais le Rohan bien plus à l'ouest...).

 

D’ailleurs, les grandes batailles, même les plus épiques, semblent mobiliser des centaines d’hommes plutôt que des milliers – on le constate au Gouffre de Helm comme aux Champs du Pelennor, ou devant la Porte Noire du Mordor. À vrai dire, les troupes les plus colossales à cet égard sont unilatéralement celles du Mordor – mais, même dans ce cas, les Orques ou les Orientaux ne constituent pas forcément des hordes à proprement parler, ou du moins est-ce l’impression que les romans donnent, ceci alors même qu'ils jouent du contraste avec les Peuples Libres du Nord.

 

C’est d’autant plus sensible que la campagne, même en paix, mais habitée et cultivée, n’est quasiment jamais décrite dans ces romans, en dehors bien sûr du seul cas (qui semble se suffire à lui-même) de la Comté. Plus encore à cet égard que du fait des dimensions géographiques de cet univers, la Terre du Milieu s’avère incroyablement resserrée : malgré les millénaires de civilisations qui précèdent la Guerre de l’Anneau, on n’en retire que davantage l’impression d’un « pré-monde », globalement, à l’aube des temps – à vrai dire, j’ai toujours eu l’impression que le Beleriand du Premier Âge était considérablement plus peuplé que la Terre du Milieu à la toute fin du Troisième Âge, ce qui ne s’explique pas totalement (le cataclysme ayant noyé le Beleriand n’y suffit en effet peut-être pas).

 

Comprenez bien, ça n’est pas nécessairement un reproche de ma part, mais plutôt le constat, pas bien assuré lors de mes premières lectures, de ce que l’univers si fascinant de Tolkien est en fait étonnamment restreint ; mais cela peut certes faire sens, au regard de l’unité du background – dans cette dimension, comme dans celle des limites de la Terre du Milieu décrite, le cadre de l’aventure, même s’il est censé avoir des répercutions cruciales à une échelle mondiale dès lors difficile à envisager, ne décrit en vérité qu’une sorte de finistère très dépeuplé, essentiellement pré-européen. Ce qui en dit long, j’imagine…

 

Et cela a peut-être une contrepartie : ce monde est si peu peuplé que, d’une certaine manière, tout le monde y connaît tout le monde – et cela a son impact sur l’aventure globale, en même temps que cela confirme le caractère d’exception bien singulière d’une Comté naïvement repliée sur elle-même. C’est probablement un trait essentiel de l’ambiance des romans de Hobbits – mais aussi, ai-je l’impression, une approche très particulière de la création d’univers qui, pour le coup, distingue assez radicalement Tolkien de ses contemporains et successeurs dans le registre de la fantasy-avec-des-cartes.

 

CARACTÈRES

 

Quelques mots maintenant sur les personnages. 

 

...

 

Gaffe, je vais me ridiculiser...

 

Enfin, plus encore que d'habitude, quoi...

 

Bref : une chose qui m’a particulièrement marqué, lors de cette relecture, et qui pouvait contredire pour partie mes souvenirs antédiluviens, n’était peut-être (probablement ?) pas dans les intentions de Tolkien, mais m’a bien plu quand même, na, et c’est que les héros ne sont pas unilatéralement bons – même dans un monde que nombre de critiques expéditifs blâment pour son manichéisme (et je reste convaincu que c’est plus compliqué que cela – et que, bordel, il va falloir arrêter de qualifier l’auteur de nazillon à cause de ses Elfes censément blonds aux yeux bleus, blah blah blah – je n’ai plus la force d’en discuter, honnêtement). Tous les héros ont leurs défauts – tous, notamment, les membre de la Communauté de l’Anneau. Ils sont bien pour l’essentiel « héroïques », des personnages assurément positifs, mais ils ont tous leurs tares, si elles ne se révèlent véritablement qu’à l’occasion.

 

Bon, de toute évidence, je surinterprète, hein… Mais je vous avais prévenu quant au contenu très personnel de cet article ! Et donc, en ce qui me concerne moi, je, me, myself, I… Côté Hobbits, Frodon (ah tiens, si, je note un truc qui m’a surpris : même au regard des critères des Hobbits, Frodon est bien plus âgé que dans mon souvenir, et cela vaut aussi pour Pippin et Merry), Frodon, disais-je, est à fond dans le pathos, au point où il en devient agaçant (oui, c'est moi qui dis ça...), mais aussi très conscient de son rang – dans une sorte de gloubi-boulga élitiste qui a quelque chose d’aristocratique dans le contexte autrement plutôt bourgeois de la Comté, et la condescendance fait partie du lot. Sam est certes dévoué, mais il est à vrai dire avant tout servile, et obtus – tout « peuple » qu'il soit, c'est un conservateur qui prise ses entraves comme autant de signes de distinction, et qui se montre très méfiant à l’encontre de tout ce qui n’est pas « normal », entendre « de chez lui » (fascination pour les Elfes ou pas, on n’est jamais à une contradiction près) ; c’est horrible à dire, ça noue le ventre, mais, de la sorte, le personnage le plus attachant du roman… est de droite. Merde ! D’ailleurs, tant qu’on y est, Pippin et Merry sont des dilettantes un peu crétins, et des héros peut-être davantage parce qu’ils s’attachent au qu’en-dira-t-on qu’en raison d’une bravoure désintéressée (ils doivent briller, avoir chacun son moment de gloire), et les aperçus de leur destin après le retour à la Comté en rajoutent, là encore, sur leur caractère aristocratique et plus qu’un peu m’as-tu-vu. Côté humains, le cas de Boromir n’a pas à être discuté plus avant, mais le destin d’Aragorn l’obnubile au point de l’arrogance, et il se montre souvent condescendant, en même temps qu’à la Frodon il tend à porter tout le poids des péchés du monde sur ses épaules – ce qui n’a au fond rien de contradictoire, mais se montre également pénible. Il y a de ça chez Legolas, mais, de toute la Compagnie, j’ai le sentiment que c’est le personnage qui a été le moins creusé ? Son comparse Gimli, par contre, est tout naturellement borné, brutal, et mesquin – je regrette par ailleurs qu’il tende, un peu trop souvent, à faire office de ressort comique : certes pas autant, ouf, que dans les flims de Peter Jackson (qui, en Néo-zélandais, n’en avait certes pas grand-chose à péter de la jurisprudence Morsang-sur-Orge), mais les Nains du Hobbit, même avec le ton plus enfantin/rigolo de ce roman, s’en sortaient considérablement mieux… sans être nécessairement plus sympathiques, notez bien (voire encore moins). Et Gandalf ? Gandalf est un tyran, qui sait tout mieux que les autres – franchement, à relire Le Seigneur des Anneaux maintenant, je comprends pourquoi Théoden, originellement, d’une part, et Denethor, de l’autre, ne peuvent pas le blairer : Tolkien nous explique que c’est parce qu’ils sont les victimes, pour le premier des poisons de Saroumane et de Grima Langue-de-Serpent, pour le second de Sauron via un dernier palantír, mais, honnêtement, même sans cela, il y aurait de quoi s’agacer un peu du vieux sage qui déboule inopportunément, comme en pays conquis, et dont le mépris de l’étiquette tient de la morgue la plus agressive – pas exactement le comportement d’un diplomate, plutôt celui d’un meuwine imposant sa vision du monde par les armes et… oui, la condescendance à l’encontre d’absolument tout le monde. Encore.

 

OUI, JE SURINTERPRÈTE.

 

BIEN SÛR QUE ÇA N’ENGAGE QUE MOI.

 

ET QU’IL NE FAUT PAS PRENDRE TOUT CELA TROP AU SÉRIEUX.

 

VOIRE PAS DU TOUT.

 

L’essentiel est que ça n’en fait que de meilleurs personnages à mes yeux ! C’est tant mieux, qu’ils aient des défauts !

 

Bon, plus sérieusement : il y a une chose de claire, à cet égard et c’est que le, euh, « double binôme », composé de Frodon et Sam d’une part, et de Sméagol/Gollum de l’autre, est vraiment très réussi, remarquablement bien pensé et mis en scène – sur ce point, je rejoins parfaitement l’immense Ursula K. Le Guin, qui en disait quelque chose, et à plusieurs reprises, avec un enthousiasme marqué, dans Le Langage de la nuit.

 

Maintenant, je dois dire que certains personnages m’ont « moins convaincu » que dans mes souvenirs. Je suppose que cela concerne essentiellement les (rares…) personnages féminins – et tout particulièrement Éowyn ; je continue de l’aimer beaucoup, et sa dimension… eh bien, suicidaire, m’a touché, au-delà de son seul archétype d’amazone/walkyrie/truc, mais j’ai quand même eu l’impression que Tolkien gâchait un peu tout en lui associant en dernier ressort Faramir – ce qui nuisait d’ailleurs aussi à ce dernier personnage, même si de manière moins franche (et navrante). Galadriel demeure globalement la déesse ultra-charismatique (mais en même temps fondamentalement « inhumaine », au sens large) de mes souvenirs, mais ses premières apparitions sont étonnamment en demi-teinte, comme si Tolkien tentait assez maladroitement, pour le coup, de mettre d’abord en avant le fadissime Celeborn – qui ne soutient tout simplement pas la comparaison ; le contraste était-il souhaité par l’auteur, sous cette forme précisément ? Vu le temps qu’il y a passé, je le suppose, mais ça ne me convainc pas totalement… Par contre, Arwen est aussi inexistante que dans mes souvenirs ; pas plus mal, je suppose, car elle n’est qu’un ersatz bien tardif d’une Lúthien autrement marquante (même si à peine évoquée dans The Lord of the Rings, et dont les lecteurs ne savaient rien de plus en 1954-1955). Je suppose que cela relativise un peu ce que j’avais pu écrire en rendant compte de ma lecture de Beren et Lúthien

 

Reste le cas de Saroumane – le plus problématique en ce qui me concerne, car c’est un personnage que j’ai beaucoup « idéalisé », même dans le vice, depuis mes lectures adolescentes. En fait, dès mes premières lectures, j’ai eu tendance à en faire un personnage vraiment central, et un des plus réussis et intéressants de tout le roman. Le problème est que j’en avais une vision très biaisée… Quand j’ai vu Les Deux Tours au cinéma à sa sortie (c’est la seule des adaptations de Peter Jackson dans ce cas), je suis sorti de la salle littéralement furieux – pour plein de raisons, et la romance comme les « petits sourires » d’un Viggo Mortensen qui m’avait pourtant plutôt convaincu dans La Communauté de l’Anneau n’y étaient pas pour rien, mais la principale, c’était ce qu’ILS avaient fait de Saroumane, même si c’était déjà sous-jacent dans le premier film… Notez, je n’avais absolument rien contre le choix de le faire incarner par Christopher Lee, ce qui, visuel et voix, me paraît toujours une bonne idée. Mais en faire un vulgaire laquais de Sauron ?! JAMAIS ! SAROUMANE ROULE POUR SA POMME !!! Sauf que, dans le roman, c’est en fait plus compliqué que cela – plus ambigu aussi, peut-être. De fait, à terme, Saroumane est bel et bien au service de Sauron – il croit peut-être travailler pour sa seule gloire, c’est bien ce qu’il faisait à l’origine, et peut-être le croit-il encore jusqu’à un moment assez tardif, mais, dans les faits, il ne se contente plus dès lors d’agir inconsciemment en faveur du Mordor, il semble bien embrasser sa condition de vassal, le palantír étant un élément crucial de cette évolution… L’idée principale, qui faisait de toute façon de Saroumane un très bon personnage, demeure : même les meilleurs, les mieux intentionnés et les plus puissants peuvent succomber à la corruption – Frodon lui-même en fournissant d’ailleurs l’ultime exemple, et le plus douloureux. Mais le rôle objectif de Saroumane, contrairement à celui que je lui avais pour quelque raison fabriqué dans mes souvenirs (et je me demande à vrai dire si le jeu de cartes à collectionner Le Seigneur des Anneaux : Les Sorciers n’y avait pas contribué, quand j’étais au lycée, en introduisant un mode de jeu dans lequel les « sorciers déchus », Saroumane en tête, pouvaient jouer sur les deux tableaux en toute indépendance…), le rôle objectif de Saroumane, donc, renforce en fait la dimension manichéenne du Seigneur des Anneaux, je suppose – ce qui affecte forcément ma vision de ce roman comme « pas si manichéen qu’on le dit »…

 

LO AND BEHOLD !

 

Quelques mots, très vite, sur le style. Déjà, une première remarque s’impose : même si je craignais de ne pas avoir le niveau en anglais pour apprécier Tolkien dans le texte, eh bien, si, ça s’est fait sans vraies difficultés – ou plutôt une seule, qui vaut essentiellement pour le tout début du roman : les toponymes et patronymes de la Comté m’ont bel et bien posé problème, car ils sont les principaux exemples dans le roman d’une « traduction » en anglais contemporain, sur la base d'associations et de déformations populaires, comme Tolkien lui-même présente les choses dans les annexes de The Return of the King. En dehors de cela, je n’ai pas rencontré de difficultés majeures.

 

Et je crois même avoir pu apprécier, si c’est le mot, la variété des styles employés. La relecture en anglais du Hobbit avait confirmé les impressions que m’avait de tout temps fait la traduction française : le roman est étonnant, qui commence comme un conte très enfantin, avec plein de gags, mais aussi d’interventions du narrateur, ce genre de choses, mais n’en finit pas moins comme une saga épique (enfin, avant le retour à la Comté, hein !), tous les traits enfantins ayant disparu à ce stade, notamment au moment de la Bataille des Cinq Armées – mais je suppose qu'il en allait ainsi depuis un certain temps : j’ai l’impression que la frontière se situe approximativement, et adéquatement, au passage des Monts Brumeux ? Quoi qu’il en soit, ce qui m’a surpris, à la relecture en anglais de The Lord of the Rings, est qu’il y a encore un peu de cette disparité dans ce roman qui, contrairement à son prédécesseur, n’avait pas été édité et commercialisé comme un livre pour enfants. Mais peut-être est-ce simplement dû à la Comté – une contrée qui ne pourrait tolérer tout autre registre stylistique… Je ne sais pas. Cela dit, j’ai déjà touché quelques mots plus haut de ce que cela donnait dans le traitement de certains personnages, Gimili en tête, comme un rappel plus ou moins pertinent de la compagnie de Bilbon.

 

Mais je parlais donc de variété des styles – elle est très sensible tout au long du roman, et pourtant elle ne nuit paradoxalement pas à l’unité du récit. Ce qui m’a surtout marqué, c’est combien le style de Tolkien, lors des séquences les plus épiques de la Guerre de l’Anneau, change du tout au tout : j’ai déjà opposé, tout à l’heure, les séquences d’action plutôt lapidaires et les séquences de dialogues autrement conséquentes, mais le style y a résolument sa part – sur les Champs du Pelennor, plus encore qu’au Gouffre de Helm, Tolkien fait vraiment dans la saga, avec une plume délibérément archaïque et grandiloquente, qui, en même temps, doit peut-être aussi à la Bible du Roi Jacques ? Ce qui le rapprocherait d’un Lord Dunsany, notamment ? Quoi qu’il en soit : lo, and behold ! Mais j’aime beaucoup ce style très affecté, et en même temps doté d’une puissance d’évocation inégalée – et cela m’incite à prolonger l’expérience un de ces jours, en tentant Le Silmarillion, voire les tomes non traduits de L’Histoire de La Terre du Milieu, en anglais…

 

Maintenant, au regard du style, c’est donc aux dialogues que je dois m’intéresser – puisqu’ils occupent une part si importante dans le roman, qui m’a surpris. La plume de Tolkien change sans cesse de registre, mais toujours avec à propos – il sait, avec pertinence, opposer le langage rude et franc du collier des Rohirrim et les circonvolutions aristocrates des Elfes ou d’un Denethor, qui font plus volontiers dans le thee et le thou, et usent d’une syntaxe plus contournée. Mais Tolkien, à cet égard, ne brille jamais autant qu’avec deux personnages opposés et en même temps liés (donc), d’une registre autrement familier : Sam, d’une part, dont la bonhomie paysanne a quelque chose d’irrésistiblement authentique, et Sméagol/Gollum, qui a d’une certaine manière son langage propre, et que Tolkien rend extrêmement perturbant en même temps qu’évocateur, et, surtout, délicieusement sonore… même si, depuis les films, la voix d’Andy Serkis parasite forcément toutes les représentations qu’on avait pu s’en faire avant 2001 ; par chance, elle est parfaite !

 

Et, très franchement, je n’attendais pas spécialement Tolkien sur ce terrain-là : cela a fait partie des très bonnes surprises de cette relecture dans le texte.

 

OUI – PARFAITEMENT OUI

 

Et il y en a donc eu, des surprises ! Ou des constats un brin étonnés de ce que le livre dont je me souvenais « aussi bien » n’était pas seulement l’œuvre de Tolkien, mais comme une révision forcément partiale où le lecteur compte presque autant que l’auteur, je suppose…

 

Quoi qu’il en soit, surprises ou pas, le bilan reste toujours aussi favorable. Le Seigneur des Anneaux n’est assurément pas sans défauts, et il y aurait beaucoup à y redire. Seulement, ce n’est pas l’objet de cet article – je n’ai aucune envie de m’engager dans cette voie.

 

Je ne pourrais de toute façon jamais prétendre à ne serait-ce qu’un semblant d’ « objectivité » avec ce roman – ce livre qui m’a fait aimer les livres. J’ai pris beaucoup de plaisir à le relire (et toutes les lectures de jeunesse revues à l’âge adulte ne peuvent certes pas en dire autant – n’est-ce pas, Isaac Asimov ?), et j’ai envie de prolonger encore l’expérience : à ce stade, c’est tout ce qui compte.

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A Dream of Resistance: The Cinema of Kobayashi Masaki, de Stephen Prince

Publié le par Nébal

A Dream of Resistance: The Cinema of Kobayashi Masaki, de Stephen Prince

PRINCE (Stephen), A Dream of Resistance: The Cinema of Kobayashi Masaki, New Brunswick, Rutgers University Press, [2017] 2018, VII + 323 p.

Mes connaissances en matière de cinéma japonais sont encore bien trop lacunaires, mais, parmi les quelques réalisateurs que j’ai pu aborder ces dernières années, Kobayashi Masaki occupe une place particulière : j’ai été bluffé, tout d’abord, par Harakiri et Kwaidan, puis par le monumental La Condition de l’homme ; et, sans les mettre au même niveau, Rébellion et Rivière noire m’ont beaucoup plu également. C’est un cinéaste dans lequel je me reconnais totalement, et qui éveille en moi quelques souvenirs, par exemple du temps où je découvrais (vraiment) le cinéma de Stanley Kubrick, ou plus tard celui d’Alfred Hitchcock…

 

Kobayashi Masaki, pour les films cités et quelques autres, a en son temps reçu bien des récompenses, au Japon ou à l’étranger, mais j’ai l’impression, pourtant, d’un réalisateur un peu dénigré, de nos jours – on lui reproche éventuellement sa stylisation poussée, ses angles insolites que l’on dit « vieillis », ce genre de choses… Je suis totalement hermétique à ce discours. La suprême beauté d’un Kwaidan me fascine et me captive – je ne peux tout simplement pas, dès lors, bouder mon plaisir esthétique au nom de quelque réserve un brin puritaine, je crois que cela pourrait être le mot, à l’encontre de ce qui est brillant. Quoi qu’il en soit, dans les quelques livres consacrés au cinéma japonais que j’ai pu lire, la place accordée à Kobayashi Masaki est relativement limitée – si même il y en a une ; et chaque mention s’accompagne de réserves, ou presque. Le réalisateur est donc situé loin derrière ses plus illustres confrères, et en tête l’inévitable trio Kurosawa-Mizoguchi-Ozu. Et les études qui lui sont malgré tout consacrées sont finalement bien rares – à vrai dire, le présent ouvrage de Stephen Prince est une première en langue anglaise, et il vient tout juste de paraître !

 

Ce qui est peut-être l’occasion de dissiper quelques malentendus, ou peut-être plus exactement d’éclairer sous un jour un tantinet différent certaines lectures éventuellement trop hâtives. Car il y a des biais : ainsi, en Occident, Kobayashi Masaki est avant tout connu pour trois films successifs datant des années 1960, Harakiri, Kwaidan, et, un bon cran en dessous, Rébellion – comme ce sont trois « films d’époque », trois jidai-geki, on a pu avoir l’impression d’un réalisateur très inscrit dans ce registre ; rien de plus faux pourtant, car, sur les 21 titres que compte la filmographie de Kobayashi (ce qui n'est pas forcément énorme, on verra pourquoi ; en considérant par ailleurs que La Condition de l’homme ne compte que pour un film et non trois), quatre seulement sont des jidai-geki – il était bien davantage un cinéaste du contemporain, c’est peu dire !

 

Par ailleurs, il faut se poser la question de la portée politique de ces films – elle ne fait guère de doute, et est essentiellement pacifiste ou antimilitariste, résultat direct de la triste expérience du réalisateur mobilisé en Mandchourie pendant la guerre, expérience éclairée par un précieux journal intime (il faut y ajouter, après la capitulation du Japon, quelque temps passé comme prisonnier de guerre à Okinawa). Cependant, si ces dimensions sont essentielles (sans étiquetage politique au-delà de la question du pacifisme et de l’anti-autoritarisme, cela dit), Stephen Prince entend montrer que les films de Kobayashi Masaki ont peut-être d’abord une dimension spirituelle, qui emprunterait tant au bouddhisme qu’au christianisme (au moins pour la symbolique), ceci sans que le cinéaste ne soit à proprement parler « religieux ».

 

Cette dimension spirituelle est par ailleurs concrétisée sur le plan matériel par une passion de l’art sous toutes ses formes. On insiste en effet sur le très fort lien développé par Kobayashi Masaki, tandis qu’il était étudiant à Waseda, avant la conscription, avec son (véritable) mentor, Aizu Yaichi, historien de l’art et poète, qui lui a donné notamment le goût de la statuaire bouddhique de Nara (à laquelle Kobayashi avait consacré une thèse… disparue dans les bombardements du Japon) ; au fil de sa carrière, Kobayashi rendra plusieurs fois hommage à son mentor, de manière plus ou moins allusive, et le dernier film qui lui est attribué (même s’il ne l’a techniquement pas réalisé) est un documentaire à sa gloire.

 

Si Kobayashi avait commencé à travailler pour le cinéma avant d’être appelé sur le front, c’était déjà un brin tardivement, du fait de ses études ; la guerre puis la détention font qu’il doit attendre plusieurs années pour s’y remettre – il débute donc véritablement à un âge relativement avancé, là où des gens de sa génération sont déjà des réalisateurs installés, comme par exemple Kinoshita Keisuke, dont il devient l’assistant, et qui est alors très populaire. Cependant, Kobayashi suit le cursus classique, et, après avoir acquis les connaissances nécessaires en tant qu’assistant, il passe au rang de réalisateur. Ses premiers films ont de quoi surprendre, au regard de l’image ultérieure du cinéaste, car il s’agit de films « familiaux », mélodrames sinon comédies légères, bien dans le style de son studio, la Shôchiku ; pourtant, Stephen Prince montre que, çà et là, apparaissent déjà des traits plus personnels – et notamment, donc, au regard des questions spirituelles, avec régulièrement une symbolique chrétienne qu’il paraît difficile de contester.

 

Cependant, Kobayashi a d’autres ambitions – et une certaine colère à exprimer, héritée de son expérience contrainte (et traumatique) dans l'armée. Parmi ses premiers films, La Pièce aux murs épais tranche sur le registre familial de la Shôchiku – c’est un film plus rude, consacré aux Japonais accusés de crimes de guerre et détenus par les Américains dans l’attente de leur procès ou de leur exécution ; même si le film n’est tourné qu’après la fin de l’Occupation, le sujet demeure très sensible, et la sortie du film est retardée par le studio. D’autres métrages, même moins « problématiques » à court terme, font le bilan du militarisme comme de l’après-guerre aux prismes de la misère, de l'hypocrisie et de la corruption généralisées – par exemple, Rivière noire, film qui inaugure la longue et fructueuse collaboration entre Kobayashi Masaki et son acteur fétiche, le grand Nakadai Tatsuya. Ce sont des films sévères et rudes, impitoyables même – et ils dessinent la direction empruntée par le réalisateur.

 

Une nouvelle étape est franchie avec La Condition de l’homme, projet pharaonique, un film de 9h30 – découpé cependant pour son exploitation en trois métrages d’un peu plus de trois heures chacun. Stephen Prince consacre un très long chapitre à ce seul monument, l’adaptation d’un roman fleuve de Gomikawa Jumpei, basé sur son expérience en Mandchourie durant la guerre, expérience dans laquelle Kobayashi Masaki ne pouvait que se reconnaître, en tous points. Pour lui, ce film hors-normes a constitué une forme de catharsis, et il s’est totalement identifié au personnage de Kaji – mais peut-être d’abord en raison de son impuissance ; chose que son interprète, Nakadai Tatsuya, avait très bien comprise, qui a joué le jeu, incarnant finalement aussi bien le réalisateur que le personnage central du roman. L’ensemble épique rencontre le succès, ce qui n’avait rien d’évident – d’autant que le cinéma japonais, jusqu’alors, éprouvait encore certaines difficultés à traiter des horreurs dont avait pu se montrer responsable l’armée impériale ; mais sans doute était-ce enfin la bonne période pour cela : le film est contemporain, par exemple, de Feux dans la plaine, d’Ichikawa Kon…

 

Mais l’évolution de Kobayashi Masaki se poursuit au-delà. Il entend toujours réaliser des films critiques, mais se tourne vers le jidai-geki, qu’il entend d’une certaine manière subvertir, au regard de ses traits « féodaux », et en même temps imprégner de ses passions artistiques. Son goût pour la stylisation s’affiche plus que jamais dans ces films des années 1960, et bénéficie d’une nouvelle association cruciale dans sa carrière de réalisateur, avec cette fois le compositeur Takemitsu Tôru, dont les bandes originales dénuées de mélodie et tenant davantage d’une forme d’illustration sonore, prenant cependant soin de ne jamais être redondante avec ce qui se passe à l’écran, mêlent musique savante occidentale et instrumentations japonaises classiques (l'usage du biwa, notamment), éventuellement transfigurées par l’électronique, à la façon de la musique concrète (exemple marquant dans Kwaidan) – Stephen Prince consacre à bon droit de précieux paragraphes à cette association très fructueuse, et qui, comme celle avec Nakadai Tatsuya, se poursuivra, toujours changeante, toujours pertinente, jusqu’à la mort du réalisateur.

 

Mais le jidai-geki, donc – avec tout d’abord Harakiri, ce très sévère réquisitoire contre les hypocrisies du bushido ; souvent considéré comme le chef-d’œuvre de Kobayashi Masaki, ce film lui permet aussi de commencer à s’exporter. Suivra donc Kwaidan, probablement, de ses films, celui où la stylisation est la plus poussée (notons au passage qu’il s’agit du premier film de Kobayashi Masaki en couleurs – et quelles couleurs !), constituant un ensemble sciemment irréaliste, ou présentationnel, dans lequel les histoires de fantômes rapportées par Lafcadio Hearn (qui fut le professeur d’Aizu Yaichi, tout se tient) deviennent l’occasion d’une célébration de tous les arts japonais. Le film fascine par sa beauté, en Occident tout particulièrement, mais s’avère très coûteux pour le réalisateur – dans tous les sens du terme, car il n’a jamais été suffisamment financé, et, en cette époque où la crise du cinéma japonais devient toujours plus palpable, les grands studios ne font plus confiance à Kobayashi Masaki pour gérer un budget – qu’importe s’il reçoit de bons retours critiques au Japon comme à l’international, il ne rapporte pas assez.

 

La carrière de Kobayashi Masaki en est irrémédiablement affectée : il devient un cinéaste « indépendant », au sens où il erre de projet en projet, travaillant ici pour telle compagnie, là pour telle autre – il lui faut souvent attendre plusieurs années entre chaque film, et amorcer un repli sur la télévision, comme un certain nombre de ses collègues (les difficultés de financement le rapprochent à vrai dire d'un Kurosawa Akira, les deux réalisateurs s'associant même brièvement, avec Ichikawa Kon et Kinoshita Keisuke, dans le « Club des Quatre Cavaliers », Yonki no kai, supposé permettre le financement de leurs divers projets ; mais le fiasco de Dodes'kaden met prématurément fin à l'entreprise, et Kurosawa à terme ne pourra plus réaliser de films qu'à l'aide de financements étrangers).

 

Rébellion, ainsi, qui fait partie pourtant de films de Kobayashi Masaki les plus connus en Occident, est pour lui un calvaire ; même si le fond du scénario, dû à Hashimoto Shinobu, le scénariste de Harakiri (entre autres – il a par exemple beaucoup travaillé pour Kurosawa Akira, on lui doit des films aussi fondamentaux que Rashômon ou Les Sept Samouraïs), semble convenir à ses envies d’un cinéma stylisé en même temps que critique (sur un mode nettement atténué cela dit), Kobayashi a maille à partir avec le producteur du film… qui est aussi sa star : Mifune Toshirô – lequel entend bien exercer un contrôle absolu sur le film, et sur son image. Le réalisateur regrette sa liberté passée. Le film rencontre pourtant le succès, critique et commercial, au Japon et à l’étranger, mais cela ne suffira pas pour relancer une carrière en difficulté (outre que le réalisateur n’en revient pas de ce que ce film, largement « de commande » donc, rencontre plus d’écho et soit même jugé meilleur que des films dans lesquels il s’était bien davantage investi, dont Harakiri !).

 

La suite de la carrière de Kobayashi Masaki est donc plus discrète, et davantage de temps s’écoule entre chaque film. Cela ne l’empêche pas, semble-t-il, de réaliser d’autres métrages de valeur, et Stephen Prince vante notamment le très long Kaseki, d’après un roman d’Inoue Yasushi. Cependant, le dernier grand film de Kobayashi Masaki, très long là encore, et là encore lié à la télévision, est probablement son documentaire consacré au Procès de Tôkyô – qui lui offre l’occasion de revenir sur son engagement pacifiste et anti-autoritaire, éveillant des souvenirs notamment de La Pièce aux murs épais et de La Condition de l’homme, vingt-cinq à trente ans plus tard.

 

La carrière de Kobayashi Masaki s’achèvera sur un autre documentaire, même si, donc, il ne l’a pas techniquement réalisé – un ultime hommage à son mentor Aizu Yaichi, et à la statutaire bouddhique de Nara qu’il aimait tant. À en croire Stephen Prince, l’existence même du film doit beaucoup aux efforts des amis de Kobayashi Masaki, notamment Nakadai Tatsuya, pour lui permettre, avant la fin, d’exprimer toute sa reconnaissance envers son vieux maître (qu’il n’avait cependant jamais revu après la guerre, ce qu'il a beaucoup regretté par la suite, avec un fort sentiment de culpabilité), dans une dernière synthèse de ses passions artistiques et spirituelles. Un beau cadeau.

 

L’analyse de Stephen Prince est très riche – et ce n’est pas le moindre atout de cette étude que de se pencher avec beaucoup d’attention sur le début et la fin de la carrière de Kobayashi Masaki, autant de films largement inconnus en dehors du Japon, pour l’essentiel. Il est intéressant, notamment, de voir comment, dans les films du début de sa carrière, moulés dans un « style Shôchiku » et encore marqués de l’influence du mentor cinématographique, icône de ce registre, qu'était Kinoshita Keisuke, Kobayashi Masaki parvient cependant à traiter de thèmes ou à user d’une symbolique (notamment spirituelle) qui ne sont pas autant en porte-à-faux avec le reste de sa carrière qu’on pourrait le croire. La carrière du réalisateur après Rébellion bénéficie globalement d’une même attention, même si j’ai l’impression, cette fois, que l’auteur a tout de même mis en avant certains films (essentiellement Kaseki et Le Procès de Tôkyô), en opposition à d’autres réalisations pas nécessairement inintéressantes, mais tout de même davantage mineures.

 

Quoi qu’il en soit, Stephen Prince consacre beaucoup de temps aux films qui en valent le plus la peine. Son analyse est très précise, mais, par miracle, elle parvient le plus souvent à éviter l’écueil de la paraphrase, même en étudiant des séquences peu ou prou image par image. Ce qui est tout à fait intéressant, mais aussi parfois un peu frustrant, quand ces commentaires se font, pour le lecteur, un peu « dans le vide », faute d’avoir vu les films – cela donne en même temps envie de les dénicher pour en juger par soi-même (à titre personnel, je n’ai vu, dans l’ordre chronologique, que les films suivants, tous disponibles en DVD en France : Rivière noire ; La Condition de l’homme ; Harakiri ; Kwaidan ; et Rébellion ; je ne crois pas qu'il en existe d'autres DVD français).

 

Le bilan est assurément très positif, et l’ouvrage de Stephen Prince vaut le détour – il intéressera sans peine quiconque a aimé des films de Kobayashi Masaki et souhaiterait en savoir davantage. Ceci étant, il a peut-être certaines limites, très discutables cela dit. Notamment, je trouve, mais peut-être est-ce un problème de concentration de ma part, que le texte anglais a pu aggraver, je trouve donc que l’analyse des figures de style les plus techniques, tenant par exemple au positionnement de la caméra, à ses rotations, aux travellings, etc., est parfois un peu confuse. Des procédés clefs sont identifiés : la caméra souvent placée en hauteur, qui effectue une plongée pouvant éventuellement donner une impression de « deux dimensions » ; les angles obliques ; les mouvements de pivot introduisant ces angles obliques, etc. Les figures de style sont bien identifiées, à cet égard, mais leur sens, leur objet, n’est souvent guère assuré, ai-je l’impression – voire contradictoire, d’un film à l’autre ? Outre que certaines « explications » me paraissent un peu faibles : la caméra en hauteur parce que Kobayashi Masaki a passé son enfance dans une région montagneuse, bon… Peut-être, hein, mais… Bon.

 

Il y a enfin une question centrale dans le livre, car elle constitue d’une certaine manière son armature : l’insistance sur la dimension « spirituelle » des films de Kobayashi Masaki. Là, ce sont sans doute mes préjugés qui parlent… Peut-être aussi parce que cette dimension m’avait souvent (toujours ?) échappé jusqu’à présent ? Je n’ai pu m’empêcher de me demander si Stephen Prince n’était pas un peu grenouille de bénitier, à mettre ainsi en avant ce thème… Au-delà, disons, de la relation marquée avec l’art japonais, éventuellement très ancien (le rapport à Aizu Yaichi est très pertinemment disséqué – et, disons-le, très émouvant ; même à la limite du romanesque, à vrai dire, et pourtant cela sonne juste). Mais, dans l’ensemble, je dois sans doute donner raison à l’auteur à cet égard – y compris pour ces films que j’avais vus et adorés, sans forcément percevoir cette dimension (au-delà, éventuellement, d’une certaine symbolique qui pouvait effectivement emprunter au christianisme). Son étude est argumentée, avec nombre d’exemples qui tombent sous le sens, au point de devenir incontestables – que leur inspiration soit bouddhique, chrétienne (au moins au plan de la symbolique), ou les deux tout à la fois, dans une forme de syncrétisme certes pas étrangère à la pensée japonaise. Au-delà, l’étude est sourcée, et notamment à travers le renvoi à des déclarations de Kobayashi Masaki lui-même (dont une très longue interview de « fin de carrière » par une revue de Hokkaidô – un document essentiel de cette analyse, avec le journal intime du réalisateur quand il était soldat en Mandchourie) : le réalisateur explique sans ambiguïté, par exemple, la dimension spirituelle, et qu’il juge positive, du calvaire de Kaji à la fin de La Condition de l’homme – et je dois avouer que je ne l’avais certainement pas vu sous cet angle… En fait, de ce que j’avais vu, et avec les biais mentionnés plus haut, qui sont ceux de la plupart des spectateurs occidentaux, pour de pures et navrantes raisons de distribution et d’exploitation commerciale, j’avais tendance à repérer avant tout, et à mettre en avant, la dimension politique des films de Kobayashi Masaki – pas un réalisateur nécessairement « engagé » à proprement parler, plutôt pas d’ailleurs, mais un auteur dont le discours est essentiellement critique, sur un mode généralement très rude, qui noue le ventre. Cela fait indéniablement partie du réalisateur, en tout cas pour ses films les plus célèbres, mais aussi quelques autres – mais Stephen Prince associe donc à cet aspect des préoccupations d’ordre spirituel (même si, là encore, Kobayashi Masaki n'est probablement pas plus « religieux » qu'il n'est « engagé », au sens le plus strict), et, à mesure que l’on avance dans le livre, l’image est de plus en plus celle d’un iceberg, avec la critique politique et sociale en guise de partie émergée. C’est étonnant – ou cela m’a étonné, en tout cas. Mais, au sortir de ce livre, eh bien, c’est sans doute assez juste… Il me faudra revoir ces films en prenant cet aspect en considération – comme une sorte de mise à l’épreuve expérimentale.

 

Et, si possible, voir aussi les autres films ! Ce qui s’annonce plus compliqué. Mais cela m’intéresse vraiment – car Kobayashi Masaki, quelle que soit la dimension à mettre en avant dans son cinéma, est un réalisateur qui m’intéresse énormément, responsable d’immenses chefs-d’œuvre du septième art, au-delà du seul cinéma japonais.

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Introduction to Japanese Horror Film, de Colette Balmain

Publié le par Nébal

Introduction to Japanese Horror Film, de Colette Balmain

BALMAIN (Colette), Introduction to Japanese Horror Film, Edinburgh, Edinburgh University Press, [2008, 2010] 2013, XI + 214 p.

UNE INTRODUCTION

 

Introduction to Japanese Horror Film, de Colette Balmain, à n’en pas douter, est une conséquence « académique » de l’engouement passager, au tournant du millénaire, pour ce que l’on a appelé la J-Horror, sur la base de quelques succès japonais inattendus, dans la foulée du Ring de Nakata Hideo, jusqu’à ce que la vague retombe à force de mauvais remakes américains – et, bon, sans doute aussi d’un essoufflement du genre au Japon même, à force de variations qui ne faisaient même plus l’effort de se dissimuler un chouia (je suppose que la « K-Horror » a pu aussi y avoir sa part).

 

Mais ce livre est donc exactement ça : une introduction, pas une somme. Ce qui est parfois un peu frustrant, notamment parce que cet ouvrage n’ « analyse » véritablement qu’assez peu de films, chaque chapitre se focalisant sur trois, quatre métrages jugés pertinents (ce qui n’est pas nécessairement lié à la qualité intrinsèque desdits métrages). Ma foi, les introductions ont leur utilité...

 

Mais est-ce une bonne introduction ? Je suis partagé… Parce que, si ce livre présente à mes yeux certaines qualités, qui en ont fait une lecture que j’ai globalement trouvé intéressante, et en tout cas agréable, il est indéniable qu’il présente certaines failles, qui peuvent aller jusqu’à mettre en cause sa crédibilité.

 

DES FAILLES…

 

Et, au premier chef, je suppose que l’autrice, « senor lecturer in film at Buckinghamshire New University », n’est pas japonisante. Ce qui en soi n’a bien évidemment rien d’une tare – le problème, c’est que ça l’amène à commettre quelques erreurs à même de faire hausser le sourcil même à une tanche ignare ramant en deuxième année telle que votre serviteur… Il y a un indice de tout cela dans la transcription systématiquement erronée (donc pas simplement coquillée) de concepts qui peuvent avoir une certaine importance – par exemple, « shakai-mono » est systématiquement rendu par « shakiamono », ou « tatemae » par « tateme ». En soi, ce n’est pas dramatique, je suppose – juste pas très sérieux.

 

Ce qui est plus gênant (outre un certain nombre d'erreurs factuelles qui ont pu être signalées mais que je ne suis que bien trop rarement en mesure d'identifier), c’est que certains de ces concepts sont mal compris – ainsi de la distinction entre « l’intérieur » (uchi) et « l’extérieur » (soto)… ce qui, plus gênant encore, amène l’autrice à formuler (ou à reprendre, en fait) des généralisations abusives sur la culture japonaise et la perception du monde par les Japonais – en l’espèce avec une « théorie » sur le soi et l’autre, qui prétend emprunter à ces concepts mais tout autant à la grammaire du japonais, à ceci près qu’elle les déforme jusqu’à en extraire au forceps des conséquences très, très contestables (ici, par exemple, sur la base de « l’absence de pronoms », dont Colette Balmain dérive une confusion de la première et de la deuxième personnes, déterminante dans le rapport à l’autre, qui serait « forcément différent » de ce que nous connaissons en Occident).

 

Et pointe derrière tout cela un risque que l’autrice perçoit bien, pourtant, qui multiplie les avertissements à ce propos… mais tombe malgré tout dans le piège ? Colette Balmain emprunte à l’idée d’ « orientalisme », notamment, et évoque en passant quelques « nippologies », en sens inverse – ce qui devrait constituer autant d’illustrations de ce que la tendance à vouloir opposer, en l’espèce, le Japon et l’Occident, risque de réduire le premier à une « image d’Épinal », si j’ose dire, réductrice et biaisée à force de colportages des mêmes idées reçues sur la société japonaise. Ce qui était bien compréhensible chez Ruth Benedict en 1945 est sans doute moins acceptable au XXIe siècle…

 

Il n’est certes pas facile de se débarrasser de ce genre de prénotions – et, par ailleurs, « gommer » toutes les différences dans une optique universaliste ne ferait pas plus sens qu’un culturalisme un peu outrancier ne voulant voir que ces mêmes différences en gommant les similitudes ou les rapprochements. Le discours doit être nuancé. Parfois, Colette Balmain y parvient – dans les grandes lignes du moins : l’évocation du « gothique d’Edo » patine parfois un peu mais offre une piste de recherches comparatiste intéressante, tandis que la remise en cause d’une sorte de primat de la psychanalyse dans l’horreur occidentale débouche sur des développements qui me paraissent pertinents. La réflexion récurrente sur la désintégration de la structure familiale (l’autrice parle beaucoup du système ie, mais toujours dans une optique bien plus large, elle ne le lie pas initialement à la « maison » ou même à vrai dire à la famille) me paraît difficile à contourner, par ailleurs, même si elle est riche de clichés potentiels. D’autres approches éventuellement liées, comme celles opposant féminisme et patriarcat (j’y reviendrai) ou l’idée d’aliénation due à la modernité dans le registre de la techno-horreur, produisent des réflexions plus ou moins pertinentes, je suppose – cela relève davantage de la casuistique : ici, OK, là, un peu moins…

 

Le problème, c’est que, sous-tendant ces discours, il y a donc des généralisations abusives – à la manière des nippologies. Ceci étant, ce qui manque peut-être à l’autrice, ici, au-delà d'une expérience plus concrète de la société et de la culture japonaises, dont je ne peux certes pas moi-même me targuer, c’est aussi une certaine distance – car c’est après tout la raison d’être de ces nihonjinron : elles constituent un discours des Japonais sur eux-mêmes. Le succès de ces théories auprès du public japonais justifie assurément qu’elles transparaissent dans les films japonais – et, avec une certaine distance, donc, leur examen serait sans doute riche d’enseignements, dans une optique disons de sociologie des représentations ; le problème, c’est de les prendre au pied de la lettre – parce que, connoté positivement ou négativement, ou même prétendant (faussement dans la très grande majorité des cas) à la neutralité, un stéréotype reste un stéréotype.

 

LES ORIGINES ?

 

Le livre est divisé en deux grandes parties – un plan qui m’a paru plus ou moins convaincant… Dans la première, l’autrice traite des « origines » du cinéma d’horreur contemporain – que la deuxième partie étudie au prisme des divers sous-genres de l’horreur. Mais la limite est éventuellement floue, entre les « origines » et le « contemporain », a fortiori dans la mesure où la seconde partie, avec son classement par genres, aurait finalement pu intégrer les développements de la première partie concernant le « gothique d’Edo » ou les pinku eiga fantastiques (j’ajouterais que la délimitation de ces derniers est particulièrement problématique – outre que leur examen aurait pu faire sens, au moins de manière parallèle, quand on en arrive notamment aux films de rape-revenge).

 

Mais, à vrai dire, je n’ai guère envie de m’attarder sur la première partie : le champ des « origines » en fait un nid à clichés, et très, très peu de films sont étudiés ici. Et notamment rien d’antérieur aux années 1950 – c’est fâcheux, pour des « origines », même si nombre de films antérieurs à la guerre ont disparu, certes… Même au-delà, il n’y a pas grand-chose – moi qui étais curieux d’un certain cinéma fantastique contemporain du Kwaidan de Kobayashi Masaki, je n’ai pas eu grand-chose à me mettre sous la dent (enfin, n’exagérons rien : on évoque bien trois ou quatre classiques que je ne connais pas le moins du monde…).

 

Le point d’orgue de ces « origines » réside dans une analyse comparée, pas hyper convaincante à mes yeux, de Godzilla de Honda Ishirô et des Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi Kenji (si), comme deux symptômes de la crainte de la modernité (et de la désintégration de la structure familiale, et de l’individualisme, et des nouveaux rapports entre les hommes et les femmes, etc.). Mouais…

 

Au-delà, l’idée d’un « gothique d’Edo » m’a paru intéressante dans une perspective comparatiste, mais l’examen des « histoires de fantômes érotiques », matière dont je ne sais absolument rien, certes, ne m’a pas convaincu non plus.

 

Bof bof au mieux.

GENRES

 

Heureusement, la deuxième partie me paraît plus intéressante, qui examine le cinéma d’horreur japonais contemporain au prisme de cinq sous-genres, eux-mêmes susceptibles de nouvelles subdivisions.

 

« Genre » est à vrai dire un terme ambigu, ici (en français, veux-je dire) – car l’autrice, dès la première partie, multiplie les analyses issues de la réflexion féministe sur le patriarcat et l’oppression des femmes. Il est vrai que le cinéma d’horreur constitue un champ privilégié de cette réflexion – il a comme un problème avec les femmes, parce que les hommes qui font ces films (et qui les regardent/consomment) ont un problème avec les femmes (coupable, votre honneure, supposé-je). Dans le cas du cinéma japonais, la place essentielle dans le genre fantastique/horrifique de la « femme lésée » (wronged woman) est ainsi régulièrement soulignée – avec des associations éventuelles, comme la « mère qui se sacrifie », etc. ; la simple formulation de ces deux approches du féminin dans le fantastique japonais évoque aussitôt des images, mettons, de Ring et de Dark Water, de Nakata Hideo (qui lie les deux thèmes à la « mère démissionnaire », même si je crois que Colette Balmain est un peu trop schématique quand elle analyse ses films – car ses personnages féminins sont très forts, et la critique sociale dans ses films n’est certainement pas prioritairement à leur charge).

 

Ce discours me paraît plus ou moins pertinent selon les différentes parties de l’ouvrage, même si généralement plutôt « plus » que « moins » – mais j’ai particulièrement apprécié cette approche dans l’analyse du genre rape-revenge, où elle s’accompagne de considérations plus vastes sur la réflexion féministe au regard de la pornographie, une réflexion très diverse, que l’autrice reprend avec un appréciable sens de la nuance. Je crains toutefois que Colette Balmain ne se focalise un peu trop sur les codes du rape-revenge américain, et que l’analyse concernant le cas japonais aurait pu/dû être davantage poussée – et peut-être, donc, l’examen du pinku eiga fantastique de la première partie aurait-il donc davantage fait sens ici (nombre des films étudiés, même extrêmes, sont à leur manière des pinku eiga, ai-je l’impression – par ailleurs, le liant entre l’horreur et l’érotisme, dont un Nakata Hideo, entres autres, a souvent témoigné, aurait sans doute justifié quelques développements plus « abstraits »… d’autant qu’un autre écueil de ces analyses est parfois celui de la paraphrase).

 

Cette approche revient ultérieurement, notamment quand l’autrice se penche sur les films de serial-killers/stalkers/slashers, mais peut-être avec un effet moindre. Cette catégorie est pertinente, par ailleurs, mais le besoin de subdivision a pourtant quelque chose d’éloquent : certes, il y a un monde entre La Vengeance est à moi, de Imamura Shôei, qui n’a rien d’un film d’horreur, et les variations contemporaines sur le « American slasher cycle »… Au point où l’association des thèmes montre bien vite ses limites. Ceci sans même prendre en compte le rôle ou pas du surnaturel dans ces tueries. En même temps, la distinction entre stalkers et slashers ne me parle pas vraiment – la catégorie du survival m’aurait paru plus utile, mais, certes, elle recouvre par essence bien des sous-genres de l’horreur…

 

Dont, bien sûr, celui des zombies – logiquement associés aux cannibales dans le présent ouvrage (qui n’opère par contre pas, sauf erreur, la distinction classique mais plus ou moins pertinente entre les morts-vivants et les « infectés »). Visiblement pas grand-chose à voir ici : j’ai pris mon pied devant le si « cool » (voire « super-flat ») et crétin Versus de Kitamura Ryûhei, mais les films ici développés visent clairement plus le rire que la peur – et même s’ils ne sont pas toujours exempts de critique sociale, bon, c’est pas vraiment du Romero, quoi…

 

Restent deux sous-genres qui me paraissent bien plus typiques de la J-Horror (même si quelques titres fameux du registre ont été traités dans les trois catégories précédentes – ainsi Audition de Miike Takashi, associé au rape-revenge ; ce qui ne me paraît pas si évident, mais je ne l’ai vu qu’une seule fois, il y a très longtemps…) : les films de « maison hantée », et ceux de « techno-horreur ». Un champ d’autant plus périlleux, en même temps – car ces films sont particulièrement propices aux lectures concernant, la désintégration de la structure familiale dans le premier cas, les angoisses suscitées par la modernisation (et, corollaire récurrent, la montée supposée et en tout cas redoutée de l’individualisme) dans le second ; comme dit plus haut, Colette Balmain s’en sort donc plus ou moins bien selon les films étudiés. Mais ces chapitres ont aussi quelque chose de très révélateur dans la mesure où ils mettent particulièrement en lumière les « formules » de la J-Horror

 

La discussion sur les sous-genres aurait sans doute pu être poussée un peu plus loin. Je tends à croire que certaines analyses transversales auraient pu faire sens : j’ai cité tout à l’heure le survival, mais cela pourrait être vrai également de la science-fiction, mettons – la place essentielle accordée à Godzilla dans la première partie (ses suites ne sont pas au sommaire, ce qui n’a sans doute rien que de très légitime) ne débouche à cet égard sur rien, même si quelques films çà et là (dans le registre zombie ou techno-horreur, par exemple le Kairo de Kurosawa Kiyoshi) auraient pu susciter quelques développements intéressants, je crois.

 

Je note aussi l’absence du cinéma d’animation dans ces pages – mais, là, je suis vraiment trop ignare pour en dire plus, et juger de la pertinence ou non de cette exclusion.

 

D’UN INTÉRÊT TRÈS VARIABLE

 

Bilan assez mitigé, donc, pour cet ouvrage qui, pour le coup, m’a un peu déçu. J’espérais quelque chose de plus assuré, de plus carré. Or le résultat final s’avère d’un intérêt très variable. Globalement, la première partie m’a laissé sur ma faim. La seconde est plus intéressante à mes yeux – et certains angles d’approche m’ont paru tout à fait convaincants (par exemple concernant le rape-revenge). La mise en avant des « femmes lésées » et des « mères qui se sacrifient » paraît fertile, si le discours essentialiste sous-jacent implique de manipuler ces figures avec précaution. Ce que ne fait pas toujours Colette Balmain, ici, qui succombe parfois aux oppositions « faciles » et aux clichés. C’est dommage, parce qu’en d’autres cas elle fait preuve d’un appréciable sens de la nuance…

 

Le point positif, c’est que cette lecture m’a donné envie de voir ou de revoir certains films – c’est toujours ça de pris.

 

J’ai cru comprendre qu’une deuxième édition devait paraître sous peu – j’espère qu’elle reviendra sur quelques faiblesses de celle-ci, sans en être bien convaincu.

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