Couverture : photographie de Lovecraft et Felis par Frank Belknap Long
MAYNADIER (Boris), Lovecraft : sous le signe du chat, Aiglepierre, La Clef d’Argent, coll. KhThOn, 2017, 58 p.
SOMETHING ABOUT CATS
Ainsi que NOUS LE SAVONS, les chats sont les Maîtres du Monde, et les responsables d’un Grand Complot cryptiquement baptisé « Internet », qui n’est jamais qu’une machine de propagande uniquement destinée à perpétuer leur adoration servile pour les siècles des siècles, amiaou.
Déjà, avant cela, ces conna… ces êtres supérieurs avaient œuvré à leur propre gloire en usant de l’hypnose kawaii pour s’accaparer l’attention et le génie d’écrivains notables, dès lors tournés en zélés propagandistes. Parmi ces sbires qui étaient autant de navrants pantins, Lovecraft occupe une place particulièrement chère à mon cœur.
À dire le vrai, l’omniprésence du gentleman de Providence dans la pop-culture contemporaine, avec un rythme de parutions lovecraftiennes ou para-lovecraftiennes proprement hallucinant ces derniers mois, en s’associant avec le Culte des Chats, a tout de la conjonction fatale dont devrait résulter l’anéantissement de l’humanité : BOUM. Heureusement, les chats, c’est vraiment des branleurs, et ils ont encore besoin de nous – ce qui repousse d’autant l’apocalypse.
Reste que nous avons ici une « étude », un tout petit bouquin (une cinquantaine de pages à la louche – il y en a d’autres exemples à La Clef d’Argent), consacrée à ce sujet : Lovecraft et les chats. Tout amateur du pôpa de Cthulhu, sans même avoir à creuser bien loin, sait qu’il adorait les chats : ils reviennent souvent dans ses nouvelles (« Les Chats d’Ulthar » en tête, bien sûr, mais il y a bien d’autres exemples – « Les Rats dans les murs », ainsi, devrait nous intéresser tout particulièrement), plus souvent encore dans sa volumineuse correspondance, et il leur a également consacré des poèmes et, trait peut-être plus marquant, des essais, ou du moins des articles, d’un sérieux variable – ainsi quand il oppose les chats et les chiens, ou peut-être davantage encore amis/partisans des chats et amis/partisans des chiens (moi je suis plutôt chiens, et, oui, vous avez raison de vous en foutre).
Mais reprenons : tout amateur de Lovecraft sait donc qu’il adorait les chats – comme il sait qu’il adorait les glaces, et détestait les fruits de mer, les températures trop basses, et les étrangers forcément menaçants. Cela fait d’une certaine manière partie, à la fois du personnage, c’est indéniable, et du mythe que l’on a progressivement et commodément construit autour de lui, et qui constitue une figure stéréotypée et excentrique aisée à reproduire, un pitch idéal de quatrièmes de couverture et d’articles de la presse généraliste plus ou moins bien informée (et ce de longue date, voyez A Weird Writer in Our Midst). Ce genre d’indications biographiques n’est pourtant, le plus souvent (oui, dans ma mauvaise blague qui précède, le dernier exemple est une importante exception), que d’une utilité au mieux douteuse pour cerner le personnage ; ces anecdotes, dit autrement, ne sont le plus souvent guère édifiantes, et peuvent même s’avérer perverses quand on en dérive un peu trop légèrement des interprétations globalisantes.
Par chance, Boris Maynadier, dans ce tout petit ouvrage, a le bon goût de rester humble dans son analyse, en ne prétendant pas expliquer l’œuvre de Lovecraft par sa vie, ou l’inverse, au seul prisme des chats. Néanmoins, il entend montrer que cette relation particulière de l’auteur à la gent féline n’est pas forcément si anecdotique que cela, et qu’il est possible d’en retirer quelques enseignements utiles.
DEVENIR-ANIMAL (OU : TOUT LE MONDE VEUT DEVENIR UN CAT, MAIS CERTAINS PLUS QUE D’AUTRES)
Pour ce faire, Boris Maynadier a recours à la notion de « devenir-animal », empruntée aux Mille Plateaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Ce qui ne me facilite pas la tâche, car je ne sais rien de tout cela… Ça fait au moins vingt ans que plein de gens bien me disent qu’il faut que je lise Deleuze et Guattari, ou Deleuze dans sa carrière solo, ce que, non, je n’ai toujours pas fait… Faudra un jour, j’imagine.
Définir cette notion, du coup, n’a rien d’évident pour moi – d’autant que Boris Maynadier, ici, ne s’y attarde guère. Faut-il dès lors considérer que cette idée devrait être un acquis préalablement à la lecture de cette étude ? A contrario, cela m’a surtout fait m’interroger sur la pertinence même de cette notion, prise isolément ou appliquée à Lovecraft…
Retenons-en tout de même, trait essentiel dans cette étude, l’idée d’une appréhension non anthropomorphe de l’animal, qui seule peut fonder le désir plus ou moins conscient de s’incarner en lui, ou peut-être plus exactement d’en adopter les attributs (irrémédiablement non humains). De ceci Lovecraft était semble-t-il bien conscient, lui qui, dans sa correspondance notamment, admettait volontiers que gagater ainsi qu’il le faisait parfois devant tel chaton, en lui associant des connotations et qualificatifs humains, était pour ainsi dire « anti-philosophique » ; ce constat ayant pu l’inciter à des rapports et questionnements plus profonds... ou pas.
Autre trait semble-t-il important, mais que je comprends moins bien, aussi ne vais-je pas trop m’engager à cet égard : il y aurait, dans le devenir-animal, une notion de réciprocité, ou un aspect mutuel. Mais je serais bien en peine d’en dire davantage, con de moi…
Certes, « Tout le monde veut devenir un cat ». Mais Lovecraft plus que les autres ! Sur la base de cette notion de devenir-animal, dont je ne perçois sans doute pas très bien la pertinence, dans l’absolu ou en l’espèce, donc, Boris Maynadier va se livrer à une double lecture, mais relativement modérée, de la vie et de l’œuvre de Lovecraft – un auteur dont la passion bien connue des chats est ainsi supposée dépasser le stade un peu creux de l’anecdote pour toucher à quelque chose de bien plus important, si l’on se gardera d’aller jusqu’à parler d’ « essentiel ».
PÉRÉGRINATIONS NOCTURNES ENTRE PROVIDENCE ET ULTHAR (SOMETHING ABOUT KAT)
Bien sûr, les chats sont partout, dans la vie et l’œuvre de Lovecraft – nombre d’éléments ici rappelés sont bien connus, des « Chats d’Ulthar » au Nigger-Man (quel nom bien trouvé !) qui était le chat de Lovecraft enfant et qui avait disparu au pire moment… avant de revenir par la grande porte, d’une certaine manière, en tant que personnage dans « Les Rats dans les murs », bien des années plus tard.
Les chats, ou peut-être plus exactement le rapport aux chats, rythment la biographie de Lovecraft parallèlement à d’autres événements bien davantage mis en avant (comme de juste), comme surtout la double et doublement désastreuse expérience du mariage et de New York – avec à la clef le salutaire retour à Providence.
Ce qui nous vaut des développements assez intéressants sur le rapport au territoire, par exemple, y compris au regard du nomadisme – un comportement presque systématiquement associé à un très fort sens du territoire, ce qui n’est paradoxal que vu de loin. Il est vrai qu’il est très tentant, ici, d’envisager un Lovecraft-cat, aussi bien dans ses errances nocturnes en ville (Providence et New York au premier chef), que dans les pérégrinations dont notre auteur, décidément pas si « reclus » que cela, serait très coutumier passé le retour à la ville de ses ancêtres, dès lors base arrière d’expéditions fréquentes et parfois relativement lointaines.
D’autres analyses sont sans doute un peu plus convenues, encore que pas toujours, et il y a probablement assez de matière pour s’y attarder un peu de temps à autre – ainsi de ces quelques paragraphes prenant un peu d’avance sur la suite des événements, après la mort de Lovecraft, pour interroger la cohorte de super-héros « animalisés » au regard du devenir-animal, d’une certaine chauve-souris à une certaine araignée, mais il en est des centaines d’autres exemples, bien sûr ; revenir à Lovecraft, ici, peut faire sens, mais dans un jeu des contraires – car Lovecraft et l’idée même (posthume de toute façon) du super-héros, bon… Il semblerait, ici, que le « devenir-animal » soit donc plus profond (au sens le plus strict, en l’opposant à la superficialité entendue de la même manière) chez le gentleman de Providence que chez les super-slips – ce qui, en soit, n’est peut-être pas si étonnant.
Mais on en apprend toujours, hein ? Il est par exemple un point, au regard de la biographie féline de Lovecraft, qui est forcément très important ici, mais que je ne connaissais pas du tout : la Kompson Ailouron Taxis, soit « Société des Chats Élégants », abrégée en Kappa Alpha Tau (Lovecraft, à cette époque, vivait non loin de l’université Brown de Providence et de ses fraternités étudiantes), ou tout simplement… KAT. Cette association était exclusivement composée de félins du voisinage, Lovecraft lui-même n’y étant toléré, à peine, qu’en tant que « membre honoraire » au statut radicalement inférieur. Ses lettres des années 1930 fourmillent semble-t-il d’allusions aux plus éminents membres de ce club, avec une emphase caractéristique… qui, là encore, n’exclut jamais totalement la tendresse, voire la gagaterie. Cette correspondance, même tardive, ne manque par ailleurs pas d’allusions à l’œuvre antérieure de l’auteur ; quand tel chat, qui s’était longtemps absenté, se manifeste de nouveau, Lovecraft saisit sa plume, extatique : « Des nouvelles d’Ulthar ! »
LES CHATS, C’EST VRAIMENT DES BRANLEURS (ET ILS ONT BIEN RAISON)
En même temps, la fraternité Kappa Alpha Tau permet de prendre toute la mesure du devenir-félin de Lovecraft. Les titres des chapitres de cette étude indiquent en effet une certaine progression cohérente, chez l’auteur lui-même, désigné à chaque fois par un qualificatif fortement connoté : « le promeneur », « le rêveur », « l’outsider », « le gentleman », « l’amateur ». Ce qui nous donne une clef (d’argent) au regard de la miaougraphie de Lovecraft.
Ou, plus exactement, il s’agit d’un rappel ? En fait, notre auteur lui-même a pu se montrer très explicite, quand il lui est arrivé de s’interroger, avec plus ou moins de sérieux, sur son goût pour les chats. Dans un fameux article largement conçu comme une blague, dans un contexte social précis favorable à ce genre d’exercices ludiques, Lovecraft oppose donc chiens et chats. Son adoration pour les seconds, la mesure n’étant guère de mise ici, passe forcément par le mépris des premiers et de leurs adulateurs : c’est que le chat est un animal aristocratique, et l'héritier d'une culture millénaire de raffinement, remontant au moins aux pharaons – le chien, lui, est servile, roturier, vulgaire ! Lovecraft lui-même étant comme de juste un gentleman, son devenir-animal est tout désigné.
Gentleman, et « amateur », car les deux qualificatifs, même distingués dans le plan, sont en fait indissociables ; or Lovecraft ne se percevait pas autrement. L’écriture, pour lui, n’était certainement pas un métier – sous cet angle, il se situait aux antipodes de son camarade de correspondance Robert E. Howard, qui s’assumait parfaitement en écrivain professionnel ; notre gentleman ne manquait pas de le regretter…
Le « travail », de manière générale, très peu pour lui – au point du refus obstiné, que d’aucuns seraient prompts à juger « puéril » ou « immature ». L’attachement à l’argent de même – quand bien même la misère guette. Lovecraft ne peut pas travailler, et ne le veut pas davantage. Même s’il ne peut pas vraiment se le permettre, à mesure que le capital familial est entamé. Le modèle aristocratique du chat est aussi un éloge de l’oisiveté – qui n’est pas nécessairement la paresse, nous dit-on. Comme je rejoins ici Lovecraft… ou j’aimerais le faire ? Avec un soupçon de Lafargue en prime, quant à moi – peu lovecraftien, sans doute, mais qu’importe.
Cette tendance à l’oisiveté, qui témoigne en même temps et peut-être avant tout d’une lutte acharnée contre le temps (pour en obtenir les précieuses heures dévolues à ce qui compte vraiment : lire, écrire, voir les amis, voyager…), s’accorde par ailleurs très bien à la philosophie matérialiste de Lovecraft – Boris Maynadier remontant aux sources épicuriennes. Mais le point essentiel, et souligné, est probablement le rejet de ce que Max Weber avait analysé dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme – car rien ne saurait être davantage étranger à Lovecraft. Citons-le, dans « La Quête d’Iranon » (passage repris dans le présent petit volume, p. 42, dans une traduction de Paule Perez) :
— Tout le monde doit travailler à Teloth, répondit l’archonte. Ici, c’est la loi.
— Pourquoi travaillez-vous ? répliqua Iranon. N’est-ce pas pour vivre et être heureux ? Et si vous ne travaillez que pour travailler davantage, quand trouverez-vous le bonheur ? […]
— Tu es un curieux jeune homme, et je n’aime ni ton visage ni ta voix. Les paroles que tu prononces sont des blasphèmes, car les dieux de Teloth ont dit que le travail était bon. Nos dieux nous ont promis un paradis de lumière. Après la mort, nous connaîtrons le repos éternel, et une froideur de cristal où personne ne tourmentera son esprit avec la pensée ou ses yeux avec la beauté.
L’analyse globalement très mesurée de Boris Maynadier se risque, dans les dernières pages, à avancer des choses peut-être moins bien assises, si pas inintéressantes. Par ailleurs, elles font sans doute sens au regard de la notion de devenir-animal – mais, ne l’ayant pas très bien comprise quant à moi…
D’une certaine manière, c’était inévitable. Si le devenir-animal est notamment caractérisé par l’anti-anthropomorphisme, que l’on peut retourner en altérité, le fait que Lovecraft, dans son œuvre en prose mais aussi dans des travaux critiques (comme Épouvante et surnaturel en littérature), se soit autant penché sur la notion d’altérité, avec des créatures résolument aliènes, des écologies, des comportements, des langues, etc., qui le sont tout autant, sans même aller jusqu’au prisme ultime de l’indicible, néanmoins toujours envisageable, cela nous incite à des rapprochements bien naturels, mais dont la conclusion ne coule en fait pas de source. Que la réflexion lovecraftienne sur l’altérité, prenant pour base des créatures non anthropomorphes, ait pu entretenir une relation complexe, éventuellement en forme de boucle de rétroaction, avec son devenir-animal conscient, c’est une chose – pour autant, Nigger-Man n’est pas le moins du monde « La Couleur tombée du ciel », et l’altérité féline n’exclut pas, dans le corpus lovecraftien, des comportements que l’on pourrait très légitimement juger anthropomorphes : « Les Chats d’Ulthar » en sont à vrai dire un exemple particulièrement frappant – ces créatures non humaines s’y livrent à une très humaine vengeance… qui n’a pas grand-chose à voir, pour ainsi dire rien, avec l’indifférentisme cosmique caractéristique de l’œuvre lovecraftienne ultérieure, surtout à partir de « L’Appel de Cthulhu ». Mais, encore une fois, chercher une cohérence globale dans l’ensemble de l’œuvre de Lovecraft est sans doute illusoire.
En même temps, les félins aristocratiques et oisifs, ça n'est pas exactement anti-anthropomorphe.
Notons enfin que, sous la plume de Boris Maynadier, même sans trop forcer le trait, ce questionnement chez Lovecraft permet une réflexion plus globale, dans une perspective écologique, dont je ne suis pas bien certain qu’elle soit très pertinente au regard de l’analyse féline de la vie et de l’œuvre de notre auteur. Disons que c’est, de manière un peu scolaire, l’ouverture qui « conclut la conclusion »…
TOURNER EN RONRON
Car on peut apprécier, dans cette brève étude, la mesure dont fait généralement preuve l’auteur. Il ne prétend pas tout expliquer, s’il prétend expliquer quoi que ce soit. Son propos est seulement d’envisager la question du rapport aux chats de Lovecraft sous un angle qui ne soit pas purement anecdotique. À cet égard, j’imagine que l’étude est plutôt réussie, car, sans révolutionner l’exégèse lovecraftienne, elle autorise des remarques pertinentes, et pas toutes aussi convenues qu’elles en ont l’air – ce qui est appréciable.
Le petit ouvrage n’en a pas moins ses faiblesses. Un peu scolaire dans son déroulé (en tout cas, j’en ai eu l’impression), Lovecraft : sous le signe du chat succombe régulièrement à un travers un peu plus agaçant, à savoir la répétition. Le plan y est peut-être pour quelque chose, mais c’est surtout au sein de chaque chapitre que j’ai eu ce ressenti, où les mêmes éléments reviennent sans cesse, quitte à ce que cela passe par des paraphrases parfaitement inutiles car guère éclairantes. En somme, l’ouvrage aurait sans doute gagné en force en étant un brin écourté – oui, je sais, c’est moi qui écris ça, je suis à peine un peu gonflé…
Reste que, régulièrement, on a l’impression de tourner en rond.
(Rond.)
(Petit Patapon.)
(Pata-pata-patapon.)
Paille et poutre, oui, mais c'est quand même un peu regrettable, je trouve. Pas rédhibitoire, cela dit.
Lovecraft : sous le signe du chat n’a rien d’une lecture indispensable, sans doute. Pareille étude s’adresse au premier chef aux amateurs fanatiques du gentleman de Providence – les amoureux des chats sans être amoureux de Lovecraft y trouveraient peut-être leur Kwiskas, mais sans grande certitude. L’idéal serait probablement d’être à la fois fan de Lovecraft, des chats et de Deleuze et Guattari – ce qui existe forcément.
Forcément.
Mais, de mon côté, je ne peux guère me rattacher qu’au seul Lovecraft ; c’est peu, en définitive. Ceci dit, c’est une lecture agréable, et j’y ai bien trouvé quelques trucs à creuser. Je suppose que c’est très bien comme ça.
PELLETIER (Philippe), Le Japon : histoire et civilisations, 2e édition, Paris, Le Cavalier Bleu, coll. Idées reçues, 2008, 127 p.
L’EXOTISME ET LE MIROIR (EN MÊME TEMPS)
Je suppose que mon intérêt même pour le Japon, son histoire et sa civilisation, témoigne de cet aspect clef envisagé dans ce petit ouvrage du géographe Philippe Pelletier, qui est que, pour un Occidental, et donc pour un Français (d’aucuns diraient même plus particulièrement, peut-être ?), le Japon occupe une place très particulière dans les représentations que l’on se fait du monde, à savoir qu’il est à la fois l’incarnation la plus marquée de l’exotisme – ce pays aux antipodes où, littéralement, tout est différent, voire frontalement opposé, presque comme si c’était « fait exprès » – et le miroir dans lequel aime à se mirer l’Occident, quitte à ce que ce soit pour se faire peur.
Cette combinaison de deux rapports a priori antagonistes n’est pas pour rien dans la fascination que le Japon peut exercer sur les Occidentaux, sur les Français, sur le Nébal. À vrai dire, le Japon se prête même particulièrement, peut-être, à ce genre de figurations à la limite de l’oxymore, et en tout cas nous en connaissons bien d’autres exemples - entre tradition et modernité, etc.
Ce rapport ambigu, éventuellement à mettre au pluriel, a cependant son corollaire : la très forte tentation de succomber aux idées reçues – une caricature sans cesse répétée, au point où on l’intègre sans plus la questionner, comme constituant en tant que tel un fait objectif, observable, observé. C’est l’objet même de cette collection aux éditions du Cavalier Bleu, sur la durée d’un « Que sais-je ? », approximativement : mettre en lumière ces idées reçues, ce « prêt à penser », pour les creuser quelque peu, et déterminer si elles ont le moindre degré de pertinence – ce qui n’est en fait pas toujours exclu ! Simplement, quelques précautions sont à prendre...
STÉRÉOTYPES ET NIPPOLOGIES
Ici, j’ai envie de commencer cet article assez largement – en développant une question préalable assez générale, qui n’est pas formellement aussi importante dans le présent ouvrage, mais qui me paraît en expliquer l’intérêt tout particulier. Comme ça m'arrive avec ce genre d'ouvrages, je ne chronique parfois pas tant le livre que ce qu'il m'évoque de plus intéressant, au fond...
La tentation du stéréotype, voire du préjugé, a quelque chose d’instinctif – peu y échappent, encore moins sur des sujets qu’ils ne maîtrisent guère ; et c’est bien mon cas sur quantité de questions, dont le Japon, son histoire, sa civilisation (ou ses civilisations, puisque le titre du présent ouvrage avance le pluriel). Le « Ils sont fous ces Romains » d’Obélix est très tentant quand on envisage le Japon, hélas sous la forme bien moins amusante d’une mauvaise blague grasse, où la xénophobie peut percer, sous-jacente – à moins qu’il ne s’agisse de formuler un « compliment » ? Négatif ou positif, avec charge affective ou pas, un stéréotype demeure un stéréotype.
Le Japon est un objet de fascination pour les Européens, oui – et ce depuis fort longtemps, comme en témoigne le très chouette livre La Découverte du Japon: des fantasmes de Marco Polo sur la mythique Cipango aux rapports aussi enthousiastes que déterminés de François-Xavier et de ses frères jésuites, l’Europe avait eu le temps, jusqu’à l’aube du XVIIe siècle, mais surtout durant le XVIe, de se forger des images du Japon qui, déjà, passionnaient, enchantaient, horrifiaient ceux qui n’y avaient jamais mis les pieds, mais n’en dissertaient pas moins à longueur de traités édifiants (euh, ça vaut pour ma pomme, du coup...) ; en fait, la fermeture de l’archipel durant l’époque d’Edo, même si pas totale, a pu renforcer ces lectures plus ou moins fondées, en jouant de la carte du mystère, autorisant la perpétuation de toutes les représentations, et d’abord des plus erronées. Bon sang, même le marquis de Sade a commis une dissertation sur le Japon, avais-je découvert émerveillé il y a quelque temps de cela !
Mais la situation a commencé à évoluer avec, en 1853, l’arrivée des « vaisseaux noirs » du commodore Perry, contraignant le Japon shogunal à s’ouvrir sur le reste du monde, élément crucial qui déboucherait bientôt sur la Restauration de Meiji, en 1868, avec un double mouvement d’industrialisation/modernisation/occidentalisation à marche forcée, supposé en même temps garantir l’indépendance et l’identité du Japon, désireux, pour ne pas devenir colonie, de se muer lui-même en puissance colonisatrice, à la pointe de la civilisation (selon les critères évolutionnistes de l'époque, au sens de l'anthropologie sociale).
Les échanges avec l’Occident, via notamment nombre de savants et d’ingénieurs invités à venir au Japon, tandis que des Japonais effectuaient de longs voyages en Europe ou aux États-Unis pour y apprendre et ramener dans l’archipel le fruit de cet apprentissage, ont forcément eu un impact quant à tous ces rapports et aussi toutes ces représentations. Les biais n’en demeuraient pas moins – y compris chez ceux qui se rendaient au Japon. Un Pierre Loti a pu se montrer sarcastique, un Lafcadio Hearn enthousiaste – les deux écrivains n’en avaient pas moins eu recours aux stéréotypes, même sur la base de renseignements de première main. La mode du japonisme, le goût des artistes européens pour l’art nippon, y ont participé – la crainte du « Péril Jaune », renforcée par la victoire inattendue du Japon contre la Russie en 1905, pas moins.
Le mouvement de Meiji, ambivalent, en a en fait joué – instaurant un comportement appelé à se prolonger bien plus tard. Il s’est agi, pour les intellectuels japonais, de reprendre les stéréotypes que les Occidentaux appliquaient au Japon, qu’ils soit positifs ou négatifs, pour les considérer effectivement pertinents, mais de manière unilatéralement laudatrice, et comme caractérisant intrinsèquement la singularité japonaise, valeur cardinale à défendre entre toutes.
On peut prendre l’exemple du « groupisme » : l’Occident avait de longue date véhiculé l’image d’un Japon encore féodal où, littéralement, l’individu n’existait pas, contrastant avec l’Europe des Lumières et du libéralisme – un cliché appelé à durer chez le quidam : que celui qui n’a jamais été interloqué par des touristes japonais marchant au pas dans Paris me jette le premier appareil photo ! Mais cette mauvaise blague (pardon) en témoigne : ce « constat » pouvait s’accommoder de connotations sacrément négatives... mais aussi bien positives, en fait ; il a été tentant, pour certains essayistes japonais, d’en faire une gloire, s’opposant à l’individualisme supposé forcené de l’Occident, et associé à d’inévitables corollaires tels que l’égoïsme et indirectement le matérialisme – le groupisme devient alors une vertu, et, au-delà, un trait caractéristique de l’identité japonaise, forcément singulière.
Or ce genre de réflexion connaîtra son apogée bien après Meiji, après même la guerre, dans un tout autre contexte : durant la Haute Croissance des années 1960, puis la croissance un brin ralentie mais toujours très forte des années 1970 et 1980 – après quoi la transmission plus marquée de la culture populaire japonaise (via les mangas, etc.) changera encore la donne, je suppose, ainsi que les difficultés dues à l'éclatement de la Bulle. On parle à cette époque, au Japon aussi bien qu’en Occident, d’un « miracle » économique japonais (en fait pas si miraculeux, car de nombreux facteurs peuvent l’expliquer). Que ce soit par crainte ou par envie, de l’extérieur, ou par autosatisfaction, à l’intérieur, des essayistes cherchent les clefs de cette réussite, qu’ils entendent souvent réduire à un critère unique, déterminant.
Ce discours, quand il se veut intérieur et positif, c'est ce que l’on appelle au Japon les nihonjinron, un genre éditorial à part entière – en français, et sauf erreur à l’initiative justement de Philippe Pelletier, on rend ce terme par « nippologies ». Et c’est un genre florissant, qui connaît encore de nombreux avatars aujourd'hui. Toute société, sans doute, tend à se définir dans un double mouvement : la communauté met en avant les traits qui rapprochent les membres la composant, et, sans forcément d’hostilité, pointe en même temps ce qui la distingue des autres communautés. En cela, le Japon n’a rien de bien original – mais la place importante occupée par les nippologies dans les préoccupations de la société japonaise donne tout de même l’impression d’une société à la fois très curieuse d’elle-même et, probablement, très curieuse aussi de l’image qu’elle donne aux autre, non sans une vague anxiété le cas échéant (ou un réflexe défensif).
Reste que cela ne facilite pas l’appréhension la plus sereine et « objective » de la société japonaise : à l’extérieur comme à l’intérieur, les stéréotypes sont légion… Et ils n’épargnent certes pas la sociologie même du Japon, chez des auteurs par ailleurs « sérieux », ou du moins jugés comme tels : j’avais eu l’occasion, sur ce blog, de rapporter ma lecture de Le Chrysanthème et le sabre, de Ruth Benedict – l’anthropologue américaine, dans sa perspective culturaliste, était portée à l’essentialisme, cherchant des critères clefs, au fond sur le mode alors pas identifié formellement des nippologies, et ce au moment crucial de la défaite annoncée du Japon face aux Américains, devant très vite déboucher sur l’occupation de l’archipel : essentiellement le binôme giri/on, associé au principe hiérarchique. L’ouvrage demeure intéressant, j’en suis convaincu (y compris ou ne serait-ce que dans le champ des représentations), mais il est décidément à manipuler avec précaution – pas davantage, cependant, qu’un autre classique, d’origine japonaise celui-ci, et plus récent, La Société japonaise de l’anthropologue nippone Nakane Chie, à fond dans le mouvement nihonjinron – un livre abondamment traduit et toujours lu, qui n’a pas été pour rien dans la propagation du mythe d’un Japon caractérisé par une classe moyenne hégémonique dans une sociologie « verticale », mythe largement remis en cause depuis par les sociologues plus récents… et qui pourtant demeure très prégnant, même après la Bulle et son éclatement, au Japon comme en Occident, dans la classe politique comme dans la société civile.
En effet, si l’on constate ce genre de réflexes malvenus dans le champ scientifique, alors dans le champ non scientifique… En fait, l’exportation de la culture populaire japonaise en Occident n’a probablement rien arrangé à l’affaire, dessinant (littéralement, le cas échéant) un monde de samouraïs et de geishas et de yakuzas, auxquels on ajoute éventuellement les kamikazes, ou d'autres choses encore – autorisant tous autant de lectures simplistes d’une société forcément plus complexe. Et ceci de manière particulièrement navrante, parfois – même dans les relations internationales, et au plus haut niveau ! Ai-je besoin de rappeler cet exemple parmi tant d’autres de la bêtise et de l’ignorance de Donald Trump, sa remarque si incroyablement pertinente concernant le Japon « pays de guerriers samouraïs » ? Mr President, un Ogami Ittô pourrait éventuellement, s'il est en forme, faire un bond de 25 m de haut pour découper un missile nucléaire nord-coréen avec son katana – mais, même sur un mode moins épique, il n’y a plus de samouraïs au Japon depuis Meiji, et ce n’est pas là le comportement du salaryman lambda ; tout en notant que la représentation de ce dernier également doit sans doute être pondérée...
DU VRAI DANS LE FAUX ?
Et c’est bien de pondération qu’il s’agit. Groupisme, harmonie (wa), dedans/dehors (uchi/soto), dépendance affective (amae), honne/tatemae, giri/on, mitate… Autant de nippologies. Mais cela signifie-t-il que toutes ces notions sont vides de sens ? En fait, probablement pas. Le problème, c’est leur extension inconsidérée, a fortiori quand on succombe à la tentation toujours malvenue de l’essentialisme, du critère unique suffisamment déterminant en tant que tel, et expliquant tout.
On peut reprendre l’exemple du groupisme : dire qu’il n’y a pas d’individu au Japon est faux, et de même pour ce qui est de dire que tout y passe par le groupe ; pour autant, la société japonaise semble bel et bien accorder une certaine importance au groupe en tant que notion (et sous bien des avatars, à l'école, dans l'entreprise, etc.), d’une manière sans doute différente de ce qui se produit en Occident – mais la perspective se renverse, car l’individualisme supposé des Occidentaux n’est sans doute pas aussi forcené qu’on le prétend parfois, notamment au Japon, mais pas seulement, loin de là. Dans les deux cas, c’est une question de degrés – avec à la base une conception éventuellement différente de l’individu : Claude Lévi-Strauss, ainsi, a pu avancer que celle-ci, en Occident, était plutôt centrifuge, et plutôt centripète au Japon – mais l’individu a bien sa place dans les deux sociétés, et le groupe aussi.
Et les stéréotypes véhiculés par les Occidentaux ? Sans doute sont-ils majoritairement erronés en tant que tels. Mais peut-être certains, à la condition donc d’être pondérés, peuvent-ils s’avérer au moins vaguement pertinents – en tout cas propices à l’exploration de thématiques autrement riches que la seule formulation d’un bête préjugé. C’est semble-t-il pour partie l’objet de ce petit ouvrage, qui liste vingt « idées reçues » à formuler, contester, pondérer, creuser.
QUELQUES EXEMPLES
Une approche qui ne me permet pas de me livrer à un compte rendu exhaustif, à l’évidence… Mais citons ces idées reçues, pour mémoire, avec éventuellement une brève note sur les réponses qu’elles suscitent.
La première section s’intitule « Le Japon… L’île absolue ou relative ? » : les Japonais sont tous pareils (on y traite aussi bien du mythe de la classe moyenne hégémonique que de la supposée homogénéité ethnique du Japon – les deux notions sont des leurres) ; l’insularité a protégé le Japon de l’étranger (conception étroite de l’insularité, quand les passages ont souvent opéré, via plusieurs routes maritimes essentielles) ; le Japon a réalisé un miracle économique après la défaite de 1945 (ce prétendu miracle a des raisons très concrètes, liées notamment à la politique américaine dans la région) ; le Japon est le paradis de la haute technologie ; le Japon est le pays des robots et des mangas ; les Japonais copient tout, et en mieux (cette version très réductrice de la notion de mitate nie une création proprement japonaise qui a toujours existé ; pour autant, les emprunts sont importants dans la société japonaise, qui s’est avérée particulièrement apte aux transferts de technologie, notamment).
La deuxième section met l’accent sur la géographie, discipline de Philippe Pelletier : le Japon est sans cesse frappé par les catastrophes naturelles ; le Japon manque de ressources naturelles (ça dépend des ressources, et, même de manière générale, c’est souvent contestable) ; le Japon est surpeuplé ; le Japon manque d’espace (ces deux idées reçues autorisent des développements très intéressants, qui montrent que la place ne manque pas autant qu’on le dit) ; la tradition prône l’harmonie avec la nature, mais le pays est hyperpollué (là encore, un chapitre très instructif, où l’idée reçue est double, et à pondérer sous ses deux aspects).
La troisième section porte sur le travail, les loisirs, et le couple : le Japonais est un drogué de travail, et ne prend pas de vacances (ça change – ça a probablement été vrai, mais ça l’est de moins en moins) ; le Japonais travaille à vie dans la même entreprise (l’emploi à vie n’a jamais concerné que les plus grandes entreprises, et il n’est plus à l’ordre du jour) ; le Japon est le royaume des arts martiaux (ils y sont peu pratiqués ; d’autres sports ou loisirs sont largement plus importants dans la société japonaise, qui n’y associe peut-être pas les mêmes valeurs) ; la femme ne travaille pas et reste à la maison ; la femme est soumise aux hommes et à son mari (pour ces deux dernières idées reçues, la situation évolue, même si lentement ; je vous renvoie à Japon, la crise des modèles, de Muriel Jolivet, et à ma chronique prochaine de Japonaises, la révolution douce, d’Anne Garrigue).
Dernière section, enfin, titrée « Les Japonais sont-ils inquiétants ? » : la jeunesse japonaise est désespérée (il y a du vrai, mais probablement pas autant qu’on le dit – mais c’est peut-être surtout qu’on le dit, justement ; je vous renvoie à nouveau à Japon, la crise des modèles) ; « L’Empire des sens », le titre du film d’Oshima Nagisa recouvrant ici divers aspects de la sexualité telle qu’elle est perçue dans la société japonaise, un champ où les évolutions sont notables et complexes ; la société japonaise est envahie par le sexe et la violence (beaucoup moins qu’on le prétend, et pas de la même manière, si des problèmes sont à relever) ; c’est le pays des yakuzas et des kamikazes (des représentations bien trop simplistes de réalités autrement complexes, mais aussi, en l’occurrence, exceptionnelles).
UTILE
Ce petit ouvrage de Philippe Pelletier s’avère instructif et utile. Relativement récent (une dizaine d’années – c’est beaucoup à maints égards, mais moins que nombre d’essais sur le Japon que j’ai pu lire et qui auraient vraiment besoin d’être réactualisés), il offre une brève synthèse des représentations du Japon, en son sein comme depuis l’extérieur, approche pertinente et qui comporte son lot de « révélations », sur le ton approprié cependant, sans jamais en faire trop par pur esprit de contradiction – une tendance pas toujours facile à refréner.
Ceci étant, certains aspects, de manière assez visible, auraient bien besoin d’être prolongés jusqu’en 2017, car les choses ont pu changer : ainsi, par exemple, des considérations sur les catastrophes naturelles et la pollution – depuis, il y a eu le séisme du Tôhoku, en 2011, débouchant sur la catastrophe de Fukushima, qui a peut-être changé la donne ; que Philippe Pelletier lui-même ait conçu après coup, en collaboration, une nouvelle édition de son Atlas du Japon, avec le sous-titre éloquent Après Fukushima, une société fragilisée, me paraît assez éloquent.
Mais cette lecture demeure bienvenue – d’autant que j’ai particulièrement apprécié cette approche, assez subtile : il ne s’agit pas de rejeter en bloc les idées reçues, mais de voir si elles peuvent avoir au moins pour partie une forme de pertinence, tout en réfléchissant aux raisons de leur formulation ; c’est en même temps l’occasion de se pencher sur les représentations de la société japonaise, non seulement depuis notre point de vue extérieur d’Occidentaux, mais aussi au sein même du Japon, via les nippologies.
Le miroir se fragmenterait-il ? Je n’en sais rien. Mais la question doit toujours être à l’étude – et cette lecture constitue sans doute un bon préalable pour s’engager dans cette voie.
GELLY (Christophe) et MENEGALDO (Gilles) (dir.), Lovecraft au prisme de l’image : littérature, cinéma et arts graphiques, illustration de couverture et postface de Nicolas Fructus, Cadillon, Le Visage Vert, coll. Essais, 2017, 354 p.
LE MALENTENDU DE L’INDICIBLE
Les excellentes éditions du Visage Vert avaient déjà publié quelques essais auparavant, mais nous sommes là devant un gros morceau qui me parle tout particulièrement : forcément, on y tourne autour de Lovecraft… Mais au travers d’une thématique qu’il me paraît d’autant plus important de traiter que l’on tend souvent, instinctivement peut-être, ou du fait de la répercussion mécanique de quelques vieux stéréotypes, à l’interpréter de manière, sinon totalement erronée (mais ça se discute), du moins de manière critiquable car bien trop simpliste – et c’est le rapport global de Lovecraft et de son œuvre à l’image.
Car il y a ici comme un malentendu, je crois. Le style « gras » de Lovecraft, qui n’est pas la moindre des difficultés à surmonter pour approcher puis analyser son œuvre, passe entre autres par la réitération presque maniaque d’un lexique dont il est dès lors aisé (et bien légitime, disons-le) de ricaner à l’occasion : « cyclopéen », « non euclidien », etc. Tout un vocabulaire qui a quelque chose d’un marqueur identitaire : quand on lit « cyclopéen », on sait que l’on est chez Lovecraft, ou chez quelqu’un qui le pastiche – ou du moins les probabilités sont-elles élevées.
Mais, dans ce vocabulaire, il est un terme un peu plus problématique que les autres : celui d’ « indicible ». Il est vrai qu’il revient très souvent, avec des variantes, sous la plume de Lovecraft. Mais, ici, ce n’est pas tant le qualificatif en lui-même qui présente des difficultés, plutôt ce que l’on a déduit ultérieurement, quand l’œuvre de Lovecraft, gagnant en puissance au sein de la pop culture, et notamment au cinéma et en bande dessinée, a été « représentée » sous un angle visuel.
Entendre par-là que l’on a pris le mot un peu trop au pied de la lettre : on a dit que Lovecraft ne montrait pas, là où les arts graphiques et/ou visuels, par essence, voulaient montrer – d’où une supposée impossibilité d’adapter pertinemment Lovecraft dans ces médias. Vision peut-être héritée d’une conception trop rigide de la littérature fantastique, à la Todorov ? Lovecraft ne rentre clairement pas dans les clous, ici : son horreur est matérielle, « objective », l’intime et l’incertitude ne le passionnent guère… Au cinéma, on peut supposer aussi, en parallèle, un héritage de la manière tant louée de Jacques Tourneur (et à bon droit, mais, je le crains, parfois au détriment d'autres approches pas moins valables) – et là, pour le coup, la question se complique, car La Féline, dans le fond, pourrait avoir quelque chose de vaguement lovecraftien, si la forme est tout autre.
Car, pour résumer la question de manière un peu lapidaire, si le mot même d’ « indicible » revient souvent chez Lovecraft, il ne faut pas se méprendre sur sa signification et ses usages. Il est certes des nouvelles où l’auteur joue littéralement de la carte de l’indicible – ne serait-ce que le texte, par ailleurs fort médiocre, qui porte ce titre ; globalement, j’ai l’impression que ça n’a le plus souvent guère réussi à l’auteur, même si on peut compter des exceptions plus qu’appréciables, au point de la litote, notamment « La Musique d’Erich Zann » et, bien sûr, « La Couleur tombée du ciel ».
Mais, finalement, et tout particulièrement dans les récits associés au « Mythe de Cthulhu », notion critiquable mais qui garde un certain impact, l’approche est tout autre – pour faire simple, Lovecraft va commencer par dire que telle chose horrible est « indicible », mais, ensuite, il va malgré tout la dire, ou du moins tenter de le faire. Jusqu’à l’hyperbole, en fait – participant peut-être de ce style « gras » ? J’avais été très intéressé par ce qu’en avait dit Denis Mellier dans son article « Voir la lettre, entendre l’innommable : Lovecraft et la terreur graphique », dans le récent numéro de la revue Europe consacré en même temps à Lovecraft et Tolkien ; ailleurs, le même Denis Mellier (qui ouvre la discussion dans le présent ouvrage) avait pu parler d’un auteur à la fois « rhéteur » et « pornographe »… Deux qualifications très justes pour désigner le gentleman de Providence (qui aurait sans doute adoré la seconde, hum).
Dès lors, Lovecraft use de « trucs » pour dire l’indicible – ainsi du procédé de l’ekphrasis, par exemple dans « Le Modèle de Pickman », mais aussi dans, autres exemples, « L’Appel de Cthulhu » ou Les Montagnes Hallucinées. Il n’y a en effet pas de mystère à ce que l’indicible Cthulhu, notamment, ait été si souvent représenté, et globalement de manière assez proche : Lovecraft le dit bel et bien, même en opérant de manière indirecte, donc, via sa figuration, dans le texte même, sous la forme d’un objet d’art visuel, ou en usant d’autres astuces, comme l’analogie en apparence oxymorique ou la description par la négative. De même, les Choses Très Anciennes des Montagnes Hallucinées, bien loin de ne pas être dites, se voient accorder une description très longue et extrêmement pointue, s’étendant sur plusieurs pages, lors de la fameuse scène de leur dissection – au point en fait où c’est l’excès de précision qui rend la figuration difficile, néanmoins toujours possible.
Ceci, chez Lovecraft lui-même – mais se pose ensuite la question de son adaptation visuelle. Sur cette base, toutefois, ayant éclairé ce malentendu, on comprend bien que la représentation graphique de l’œuvre lovecraftienne est possible – et pas nécessairement contradictoire dans son principe même. Maintenant, elle peut opérer de bien des manières différentes, et chaque médium produit sans doute des difficultés qui lui sont propres, au-delà de la seule prise en compte de ce fait essentiel qu’une représentation graphique « directe » et une description littéraire ne font pas appel aux mêmes procédés et ne suscitent dès lors pas les mêmes effets. Et c’est ici que, oui, il peut y avoir contradiction – mais souvent dans le fait de vouloir coller à la lettre du texte, encore que, comme on le verra plus loin, un Breccia puisse constituer un éloquent contre-exemple. Reste que, de Breccia justement à Carpenter en passant par le jeu de rôle L’Appel de Cthulhu, ou, pourquoi pas, par le théâtre, la représentation graphique de l’univers lovecraftien est possible, et absolument pas « hérétique ».
Autant d’aspects que ce recueil, pour partie issu d’un colloque organisé à l’Université de Clermont-Ferrand en 2013, peut mettre en lumière : on y verra comment l’œuvre lovecraftienne a pu être représentée, au cinéma, en bande dessinée, éventuellement sous d’autres formes encore (je note, et j’apprécie, que le jeu de rôle y a sa place, même limitée ; ce n’est probablement pas très courant encore aujourd’hui dans ces communications très académiques sur Lovecraft, son œuvre et son influence, et je le regrette) ; ceci après avoir envisagé le rapport de Lovecraft lui-même à l’image.
L’ensemble, disons-le d’emblée, est de très bonne tenue – illustré, au passage (en couleurs) ; il est régulièrement assez pointu, par ailleurs (il y a à vrai dire tout un lexique, qu’il s’agisse de sémiotique ou de concepts artistiques, qui, je plaide coupable, m’a dépassé en plus d’une occasion…). L’ouvrage développe donc avec pertinence une réflexion plus que bienvenue, pour battre en brèche quelques préconçus qu’il est bien temps de remettre en cause, à l’heure où l’œuvre lovecraftienne, plus que jamais, occupe une place centrale dans la culture populaire, au point d’avoir très largement dépassé le seul cercle un peu trop fermé d’un fandom souvent rigide quant à ce qui lui appartient en propre.
Je vais tâcher d’en dire un peu plus, en respectant les quatre grandes parties de Lovecraft au prisme de l’image, et en envisageant succinctement, à l’intérieur, les divers articles dans l’ordre où ils sont présentés.
LOVECRAFT ET L’IMAGE
Si le gros de ce volume concerne les adaptations visuelles de Lovecraft, dans divers médias, il faut néanmoins commencer, comme de juste, avec l’auteur lui-même, et son rapport à l’image. C’est l’objet de cette première partie, qui illustre (…) bien la complexité, ou si l’on préfère la richesse, de cette problématique.
Denis Mellier, « Nouvelles notes – à distance : 1995-2012 – sur la poétique de l’excès chez Lovecraft et ses solutions graphiques »
C’est donc Denis Mellier qui ouvre le bal, avec « Nouvelles notes – à distance : 1995-2012 – sur la poétique de l’excès chez Lovecraft et ses solutions graphiques ». Comme le titre de l’article, à sa manière alambiquée, en témoigne, l’auteur livre ici tout d’abord une rétrospective de son propre rapport à Lovecraft au cours de dix-sept années de recherches – une approche qui peut déconcerter tout d’abord par son caractère autocentré, mais qui s’avère au fond tout à fait pertinente, d’autant qu’elle permet de revenir sur certains thèmes clefs, comme l’ekphrasis, la « poétique de l’excès » donc, la dimension « pornographique » de la description lovecraftienne, etc.
En fin d’article, toutefois, l’auteur s’éloigne de Lovecraft à proprement parler, pour envisager, dans la logique même de ce recueil, plusieurs de ses adaptations visuelles – mais ici essentiellement sous l’angle de la bande dessinée ; ce qui inclut Alberto Breccia, Philippe Druillet, Horacio Lalia, Alan Moore (et Jacen Burrows), etc. – en fait, cet article, même sans vraiment envisager d’autres adaptations visuelles importantes, au cinéma tout particulièrement, introduit bel et bien l’ensemble du recueil, car nous aurons par la suite l’occasion de revenir sur tous ces noms, et d’autres encore, en approfondissant de manière générale ces développements introductifs, intrinsèquement pertinents. Très bonne entrée en matière, donc.
Lauric Guillaud, « Les arrière-fables textuelles et picturales dans At the Mountains of Madness : approche généalogique de la novella de Lovecraft »
Lauric Guillaud est un autre exégète dont j’ai régulièrement croisé le nom dans les études contemporaines françaises sur et autour de Lovecraft. Il livre ici un article intitulé « Les arrière-fables textuelles et picturales dans At the Mountains of Madness: approche généalogique de la novella de Lovecraft » (un titre qui évoque un tantinet sa récente publication aux éditions de l’Œil du Sphinx, Lovecraft : une approche généalogique de l’horreur au sacré, que j’ai et qu’il me faut lire sous peu – la couverture, aheum, particulièrement immonde, semblant la rattacher elle aussi aux Montagnes Hallucinées, mais j’imagine que cela peut aller au-delà).
Il s’agit tout d’abord – et pour le coup la dimension de l’image est peut-être remisée de côté, même s’il est toujours utile de se pencher sur les motifs de la description littéraire – d'envisager des textes antérieurs à celui de Lovecraft, qui l’ont influencé (à l’évidence Les Aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket, d’Edgar Allan Poe) ou qui ont pu le faire (le journal de l’expédition de Lewis et Clark à l’aube du XIXe siècle – à mon sens et de très loin les développements les plus intéressants de cet article, car je ne connaissais absolument rien de tout ça), mais aussi d’autres qui ne l’ont probablement pas influencé mais ont eu à gérer des problèmes similaires (en l’espèce, Le Sphinx des glaces, de Jules Verne, « suite » à Arthur Gordon Pym – ce qu’est aussi à sa manière le court roman de Lovecraft). Des choses très pertinentes dans tout cela, et tout à fait intéressantes, mais donc plus ou moins dans le sujet du recueil.
L’article, toutefois, se conclut bel et bien sur des développements concernant les inspirations graphiques de Lovecraft, en se penchant sur le cas des peintures de Nicholas Roerich, très souvent citées dans le texte même du gentleman de Providence – lequel, on le sait, n’était pas du genre à dissimuler ses inspirations.
Éric Lysøe, « "The strange and disturbing Asian paintings of Nicholas Roerich" : le référent pictural et ses fonctions dans At the Mountains of Madness »
Mais c’est là bien davantage le sujet même de l’article suivant – en apparence, du moins : « "The strange and disturbing Asian paintings of Nicholas Roerich" : le référent pictural et ses fonctions dans At the Mountains of Madness», dû à Éric Lysøe. Les illustrations en couleurs sont ici tout à fait bienvenues.
Cependant, si les développements concernant cette inspiration sont tout à fait pertinents, et finalement complémentaires par rapport à l’approche de Lauric Guillaud, l’article envisage bien d’autres questions en rapport avec Les Montagnes Hallucinées – et, là encore, plus ou moins dans la dimension graphique qui fait l’objet du recueil : on y est clairement quand on traite des représentations classiques de l’aventure polaire, mais on s’en éloigne un peu (qu’importe – c’est intéressant) quand on envisage les procédés littéraires et éventuellement rhétoriques désignés par les termes un peu ronflants de translatio et d’amplificatio (le premier m’a davantage intéressé, notamment dans cette idée d’associer à l’Antarctique des éléments originellement rapportés à d’autres lieux, et donc notamment à l’Asie, comme le titre de l’article le montre assez clairement ; l’amplificatio me paraît revenir sur l’idée d’une « poétique de l’excès » déjà envisagée, même à la hâte).
Si les développements sur la récurrence du chiffre 5 me paraissent plus ou moins pertinents (mais assurément dans le registre de la xénobiologie), j'ai apprécié par contre les quelques paragraphes consacrés à l’écriture des Choses Très Anciennes, et rebondissant sur la figuration textuelle, chez Lovecraft, des langues imprononçables telles que les glyphes de R’lyeh – et, effectivement, il y a bien ici quelque chose de l’ordre de la représentation graphique qui valait d’être mentionné (et l’était déjà dans le numéro d’Europe précité, d’ailleurs).
Roger Bozzetto, « Lovecraft, peintre de l’impensable »
Suit « Lovecraft, peintre de l’impensable », communication de Roger Bozzetto – encore un critique lovecraftien très souvent croisé dans ce genre d’ouvrages, mais qui m’a plus d’une fois laissé un peu sceptique (tout particulièrement dans Europe, d’ailleurs) ; ici, j’imagine que ça va.
Cet article assez bref envisage, même si un peu trop succinctement je crois, divers sujets intéressants – en poursuivant d’ailleurs sur la figuration des langues extraterrestres, ce qui débouche plus largement sur l’emploi des italiques chez Lovecraft (oui, ça relève aussi du visuel, de l’image).
Mais on y trouve aussi des remarques sur les procédés rhétoriques fréquents dans la description lovecraftienne que sont la prétérition et l’oxymore – ce qui est sans doute très juste.
Julien Schuh, « L’image chez Lovecraft »
L’ultime article de cette première partie est dû à Julien Schuh, et s’intitule très sobrement (et trop vaguement, je crois) « L’image chez Lovecraft ». Si son entrée en matière m’avait laissé un peu perplexe – avec ses par ailleurs belles illustrations en guise de « modèles » pour les développements qui suivraient –, j’ai au final été tout à fait convaincu par cet article qui m’a paru constituer une approche assez originale du rapport de Lovecraft à l’image et des procédés de description auxquels il avait recours, ceci en relevant des spécificités dans trois types de représentations : le schéma occultiste, le graphique, etc., scientifique, et enfin l’art contemporain non figuratif.
Ce dernier aspect est probablement celui qui m’a paru le plus intéressant : en l’espèce, l’auteur use comme modèle d’une peinture futuriste – certains des articles précédents, notamment en tournant autour de Roerich, avaient déjà relevé les protestations générales d’incompréhension de Lovecraft à l’encontre du futurisme, du cubisme, etc., autant de mouvements picturaux qu’il tendait à amalgamer dans un même mépris, de manière aussi erronée que significative. Pourtant, ils lui fournissaient en même temps un substrat utile à ses descriptions les plus folles, a fortiori quand la géométrie « non euclidienne » était de la partie – une dimension éventuellement inattendue de l’indicible, chargée de principes esthétiques touchant peut-être même à l’éthique. Tout cela m’a paru très pertinent, très intéressant.
LOVECRAFT ET LE CINÉMA
Philippe Met, « H.P. Lovecraft tel qu’en outsider le cinéma le change »
Nous passons maintenant à la partie consacrée au cinéma lovecraftien, avec l’article de Philippe Met intitulé « H.P. Lovecraft tel qu’en outsider le cinéma le change »… dont je suppose qu’il a pour propos d’introduire le reste, mais sans vraie certitude : défaut de concentration de ma part peut-être, mais j’ai trouvé cet article assez confus, tantôt très général (avec un point qui reviendra systématiquement : le peu d’estime accordé par Lovecraft au septième art), tantôt très précis ; son objet, d’autant plus, m’a paru difficile à déterminer (le ton éventuellement agressif y est peut-être pour quelque chose).
J’en retiens surtout les aspects les plus personnels et approfondis, concernant l’adaptation en film muet de L’Appel de Cthulhu par Andrew Leman (globalement, les films de la H.P. Lovecraft Historical Society, soit celui-ci et The Whisperer in Darkness de Sean Branney certes dans une bien moindre mesure, sont bien notés dans cet ouvrage, et j’en suis heureux, car ce cinéma semi-professionnel m’a globalement beaucoup plu, fait avec l’amalgame idéal de passion, de sérieux et de recul, saupoudré d’astuce, qui manque bien trop souvent aux réalisations censément plus professionnelles), et, surtout, avec plus d’ampleur comme de précision, les inspirations lovecraftiennes telles qu’elles ressortent du cinéma de Lucio Fulci – vague sentiment de frustration, donc, au sortir de cet article, car sur ce dernier point notamment, j’aurais apprécié d’en lire bien davantage, et plus structuré.
Christophe Chambost, « La vérité sur le cas de Charles Dexter Ward : l’effroi et l’excès dans The Haunted Palace (Roger Corman, 1963) et The Resurrected (Dan O’Bannon, 1991) »
L’article suivant s’intitule « La vérité sur le cas de Charles Dexter Ward : l’effroi et l’excès dans The Haunted Palace (Roger Corman, 1963) et The Resurrected (Dan O’Bannon, 1991) », et est dû à Christophe Chambost. Il s’agit de livrer une étude comparative approfondie de deux adaptations plus ou moins avouées du court roman de Lovecraft L’Affaire Charles Dexter Ward, à savoir The Haunted Palace de Roger Corman (parfois connu chez nous sous le titre La Malédiction d’Arkham), et The Resurrected, par Dan O’Bannon (connu notamment pour avoir été le scénariste d’un autre film lovecraftien, mais sans le dire : Alien, le huitième passager de Ridley Scott).
Ici, j’ai un problème : je n’ai vu aucun de ces deux films… Dès lors, je ne peux pas livrer un retour vraiment pertinent sur cette étude. Elle m’a paru très convaincante, cependant – approfondie, réfléchie, subtile.
Un aspect qui m’a particulièrement intéressé est la dimension poesque du film de Corman – qui constituait donc un moment d’une série de films à succès, bel et bien inspirés par Poe dans d’autres cas, et faisant généralement figurer Vincent Price en bonne place au générique : The Haunted Palaceprétendait être adapté « dupoème » d’Edgar Allan Poe et « d’une histoire » d’un H.P. Lovecraft alors beaucoup moins banquable, même si l’inspiration essentielle du récit était bien le court roman du gentleman de Providence. Cependant Christophe Chambost montre très bien en quoi le film est effectivement plus poesque que lovecraftien (Corman ne faisant de toute façon pas mystère de ses inclinations : il adorait Poe et ne prisait guère Lovecraft), avec des arguments de poids tenant à l’époque du récit, à l’esthétique gothique, au procédé de la résurrection de Joseph Curwen tenant plus du double et du fantastique psychologique que du mélange très lovecraftien de science et de magie, ou encore au thème de l’épouse décédée que l’on souhaite ressusciter, figure récurrente chez Poe.
En même temps, la comparaison des deux films témoigne de ce qu’un même texte lovecraftien est susceptible d’adaptations très différentes, et, au fond, aussi pertinentes en tant que telles : le détour poesque est clairement un outil valable, le grotesque pas moins.
Suit un article de Gilles Menegaldo, un des deux maîtres d’œuvre du recueil (l’autre étant Christophe Gelly), intitulé « Lovecraft à l’écran : adaptations, hommages, réécritures ». Il s’agissait en fait d’une relecture, me concernant, car cet article figurait déjà dans le numéro spécial Lovecraft/Tolkien de la revue Europe.
Même sentiment dès lors : l’article, un peu trop lapidaire dans un premier temps (mais avec là aussi quelques bons points accordés au film muet d’Andrew Leman), convainc véritablement dans ses développements plus amples et très justes consacrés à l'excellent L’Antre de la folie, de John Carpenter.
Relevons quand même autre chose : ces trois registres avancés par le titre, de l’adaptation, de l’hommage et de la réécriture – c’est en effet une nomenclature qui aura l’occasion de revenir dans cet ouvrage ; Rémi Cayatte, plus loin, distinguera la citation, la réécriture ou prolongation, et l’hommage – l’optique me paraît donc assez proche, et en même temps la variance du premier terme est considérable, la citation étant à maints égards l’antonyme de l’adaptation, dans le cadre de cette réflexion ; or ces écarts de nomenclature sont éventuellement révélateurs, j’imagine, de ce que l’on attend en priorité d’une œuvre « lovecraftienne », chez les deux auteurs mais aussi au-delà. Il est vrai que la notion d’adaptation est éminemment problématique : la plupart des communications figurant dans ce recueil y reviennent, avec les mêmes références de base – surtout A Theory of Adaptation, de Linda Hutcheon.
Pierre Jailloux, « Présence de l’indicible : found footage et poétique lovecraftienne »
L’ultime article de la section consacrée au cinéma est probablement le plus original. Dans « Présence de l’indicible : found footage et poétique lovecraftienne », Pierre Jailloux dresse un parallèle, peut-être a priori surprenant, pourtant très vite étonnamment pertinent, entre l’œuvre de Lovecraft et les films d’horreur jouant du principe dufound footage, soit de l’utilisation narrative de « documents retrouvés », supposés en tant que tels attester de l’authenticité du récit horrifique, même et surtout fantastique. Plus précisément, l’auteur s’intéresse aux films relativement récents qui ont repris et développé la formule du Projet Blair Witch, de Daniel Myrick et Eduardo Sanchez (on n’y trouve pas donc les précédents de type Cannibal Holocaust, etc., certes guère dans le ton).
Dans les deux cas, on s’interroge aussi bien sur les procédés du canular que sur les choix de montrer ou de cacher – de l’ensemble du recueil, c’est, à mon sens, avec la lecture plus loin de Breccia, l’article qui traite le plus spécifiquement et justement de la thématique de l’indicible ; car le fait demeure que ces principes de tournage ont essentiellement pour but d’objectiver l’horreur : en cela, indicible ou pas, ils se rapprochent effectivement beaucoup de certains procédés lovecraftiens, notamment dans des textes tels que Les Montagnes Hallucinées, où l’assise du récit est renforcée par l’emploi de documents « scientifiques », en tant que tels « irréfutables » (Popper doesn’t like this), ce qui s’étend en même temps à d’autres objets matériels ayant valeur de preuves.
Le cas de la photographie est remarquable, qui est supposée constituer intrinsèquement une preuve objective, voire la preuve la plus objective qui soit, car, en tant que telle, figeant forcément le réel en étant infalsifiable (ce qu'elle n'était pourtant déjà pas à l'époque de Lovecraft) : cela se produit notamment dans Les Montagnes Hallucinées, donc, mais aussi bien sûr dans « Le Modèle de Pickman », où la chute n’aurait pas d’effet autrement, et également dans « Celui qui chuchotait dans les ténèbres », où les procédés de ce type sont en fait multipliés, ainsi avec l'ajout décisif de l’enregistrement sonore. Plusieurs articles dans ce recueil, en fait, reviennent sur ces connotations associées à la photographie, qui peuvent donc aller au-delà.
Je ne peux pas forcément pousser plus avant le retour critique ici, car j’ai trop de lacunes concernant ce registre cinématographique. J’ai certes vu quelques-uns de ces films, comme, outre Le Projet Blair Witch, [REC] de Jaume Balaguero et Paco Plaza, mais je ne sais absolument rien des Paranormal Activity et compagnie ; je suppose que voir Cloverfield, au regard de cette thématique, serait instructif, mais l’article m’a paru d’autant plus pertinent quand il montre que les ressorts du canular utilisés se passent très bien de la bestiole cyclopéenne à tentacules. Je relève aussi le titre de Noroi : the Curse, film japonais de Shiraishi Kôji dont je n’avais jamais entendu parler…
Quoi qu’il en soit, cet article m’a paru très pertinent, et tout à fait enthousiasmant.
LOVECRAFT ET LA BANDE DESSINÉE
Christophe Gelly, « Neonomicon (2010) by Jacen Burrows and Alan Moore : monstrosity and adaptation after Howard Phillips Lovecraft »
Nous en arrivons à la troisième partie du recueil, qui est consacrée à la bande dessinée. Avec une bizarrerie pour commencer : l’article de Christophe Gelly, qui a co-dirigé le recueil avec Gilles Menegaldo… est en anglais, cas unique dans l’ouvrage ; en fait, ce même article, mais en français, avait été publié dans un ouvrage immédiatement antérieur, en septembre dernier ! Bon...
L’article s’intitule donc « Neonomicon (2010) by Jacen Burrows and Alan Moore : monstrosity and adaptation after Howard Phillips Lovecraft », titre qui parle de lui-même, je suppose – encore que l’insistance sur la monstruosité ne soit pas si limpide que cela ; il y a forcément des éléments concernant le Profond dans la piscine, mais cela va semble-t-il bien au-delà, dans la figure du cultiste, ou, de manière plus originale, dans l'emploi d'une langue incompréhensible car résolument aliène, prolongement ici de la drogue aklo de Johnny Carcosa.
La réflexion sur le travail d’adaptation, au plan du scénario comme au plan du graphisme (mais je note qu’ici Christophe Gelly parle surtout de la mise en page – sauf erreur, Alan Moore, depuis fort longtemps, s’arroge totalement cet aspect de la création de bandes dessinées, davantage du moins que le scénariste lambda : le barbu de Northampton, on ne va pas se leurrer, importe ici largement plus que le dessinateur Jacen Burrows...), cette réflexion donc est autrement intéressante à mes yeux, question du langage exceptée.
À vrai dire, le travail de Moore sur Lovecraft est probablement un vrai type idéal de l’adaptation lovecraftienne, qui reprend et développe bon nombre des éléments envisagés dans l’ensemble du recueil quant à la notion même d’adaptation.
Une limite, peut-être ? Sauf erreur, la première partie de Neonomicon, « The Courtyard », est en fait… elle-même une adaptation d’une plus-ou-moins-adaptation, puisqu’il s’agissait originellement d’une nouvelle lovecraftienne d’Alan Moore, et non d’un récit conçu originellement pour la bande dessinée. Je n’ai pas l’impression que ça ressortait ici, mais ma mémoire me joue peut-être des tours (et, au passage, ça me fait potentiellement mentir concernant la question de la mise en page telle que je l’ai évoquée plus haut : Moore n’y a pas forcément pris part, exceptionnellement).
L’article a une autre limite, mais qu’on ne saurait lui reprocher – et c’est que, depuis cette étude, la problématique a sans doute été chamboulée par la suite du travail lovecraftien accompli par Alan Moore et Jacen Burrows, à savoir la mini-série Providence. Laquelle est à mon sens bien plus convaincante que Neonomicon, même si j’ai appris à réviser mon jugement initial… eh bien, sur ces deux bandes dessinées, en fait. Outre qu’au final elles n’en font qu’une ! Et, au regard des thématiques de Lovecraft au prisme de l’image, mais peut-être surtout de la quatrième partie, « transmédiale », je suppose qu’il y aurait beaucoup, mais alors vraiment beaucoup de choses à dire concernant le bluffant épisode 11 de Providence...
Jérôme Dutel, « Dessiner celui qui est d’ailleurs : une étude autour de Lovecraft et la bande dessinée »
Jérôme Dutel livre ensuite, comme d’autres dans cet ouvrage (notamment Christophe Chambost précédemment, concernant le cinéma), une étude comparative, intitulée « Dessiner celui qui est d’ailleurs : une étude autour de Lovecraft et la bande dessinée ». Il s’agit donc de comparer et d’analyser plusieurs adaptations en bande dessinée de la même nouvelle de Lovecraft, « Je suis d’ailleurs », certes pas la plus facile à illustrer !
Il y a de nombreuses adaptations de ce texte, pourtant – cet article ne se veut probablement pas exhaustif, mais évoque à l’occasion quelques curiosités confidentielles. Toutefois, il se focalise essentiellement sur quatre adaptations, toutes traduites en français par ailleurs, et qui sont signées Horacio Lalia, Tanabe Gô, Hernán Rodriguez et Erik Kriek. La malédiction de mon inculture frappe encore, car je n’ai pour l’heure lu que deux de ces adaptations, celles de Lalia et de Kriek (j’avais causé de cette dernière ici) – aucune des deux ne m’ayant vraiment convaincu… Il est vrai que j’ai tendance, en matière de BD lovecraftienne, à juger tout bien fade en comparaison avec le travail extraordinaire de Breccia – mais ça, c’est pour l’article suivant.
Ici, quoi qu’il en soit, l’analyse serrée des diverses adaptations (avec des développements touchant aussi bien le nombre de pages, la place du texte, le choix ou non de la vue subjective, l’effet de la chute, etc.) démontre avec pertinence la multiplicité des approches possibles, si leur pertinence est mise dans la balance. Les choix de Lalia et de Kriek ne m’ont donc pas vraiment parlé, mais Rodriguez et surtout Tanabe ont l’air autrement plus audacieux et ambitieux – et en même temps plus pertinents (en notant, dans le cas de ce dernier, que la narration propre au manga y a sa part) ; ce que je note précieusement, il me faudra y jeter un coup d’œil...
Karen Vergnol-Rémont, « Lovecraft ou les couleurs du cauchemar : une étude d’Alberto Breccia »
L’ultime article de cette section consacrée à la bande dessinée rend hommage au Maître – oui, le Maître ! Qui n’est autre qu’Alberto Breccia. Karen Vergnol-Rémont, dans « Lovecraft ou les couleurs du cauchemar : une étude d’Alberto Breccia », dissèque la manière dont l’illustrateur argentin adapte « Celui qui hantait les ténèbres », à sa manière bien spécifique, faisant usage de nombre de techniques, de l’encre de Chine au collage (bien sûr, en fait de « couleurs du cauchemar », nous sommes ici dans un traitement remarquable du noir et blanc).
Le résultat, admirable, et dont quelques aperçus sont donnés ici (ce n’était pas le cas dans l’article précédent, ce que j’ai trouvé un peu regrettable), est aussi l’occasion de revenir à la décidément perfide question de l’adaptation, surtout quand elle se pique de fidélité – notion qui fait hausser les sourcils de tous les intervenants. Ici, toutefois, il est aussi instructif de relever quand Breccia est fidèle (notamment dans le traitement de l’obscurité, essentielle au récit – ainsi quand on aborde les errances de Blake dans l’église plongée dans les ténèbres), et quand il ne l’est pas (par exemple en faisant sauter le prologue annonçant d’emblée la mort de Blake). La référence au texte original est particulièrement instructive ici.
Bien sûr, il faut y ajouter, à mon sens l’atout majeur de Breccia en la matière, son jeu très subtil concernant la trouble notion d’indicible. Avec un art consommé, et immédiatement identifiable, passant par la multiplicité des techniques graphiques, l’Argentin me paraît parvenir merveilleusement bien à montrer en ne montrant pas, ou, plus encore, à ne pas montrer en montrant – enfin, je me comprends… Il fait ainsi appel à l’imagination du lecteur, supposé relier les points et dégager les ombres, mais à sa manière qui lui est propre et inaliénable – instaurant ainsi une véritable collaboration avec le lecteur qui, au fond, renvoie à semblable collaboration dans le cas de la description littéraire.
Attention : cet article est très enthousiaste, ainsi que je le suis moi-même – autant pour la pondération académique. Je relève cependant qu’il se montre parfois bien répétitif – et il y a quelque chose d’étrange dans le ton, globalement… Mais cela demeure un beau moyen de témoigner du talent fou de Breccia.
LOVECRAFT FIGURE TRANSMÉDIALE
Isabelle Périer, « Adaptation et transmédialité : Kadath, la Cité Inconnue »
Et nous en arrivons à la quatrième et dernière partie de Lovecraft au prisme de l’image, plus mystérieuse dans son intitulé : « Lovecraft figure transmédiale ». J’ai toutefois l’impression que cette dernière notion ne s’applique véritablement qu’aux deux premiers des quatre articles rassemblés dans cette ultime section.
Et tout d’abord à celui d’Isabelle Périer, intitulé « Adaptation et transmédialité : Kadath, la Cité Inconnue». L’autrice, hélas, est décédée bien prématurément le 17 septembre dernier, ce qui confère un ton particulier à cette lecture – et dissuade sans doute de se montrer trop critique sur un point qu’en toutes autres circonstances j’aurais sans doute trouvé bien plus problématique, à savoir que l’autrice elle-même a travaillé sur un des deux ouvrages qu’elle étudie dans le présent article.
En effet, l’optique transmédiale, ici, porte sur deux ouvrages d'inspiration lovecraftienne, mais relativement « indirecte », et en même temps fortement liés entre eux, à savoir Kadath : le Guide de la Cité Inconnue, très bel ouvrage publié en son temps (à l’occasion en fait de la publication de la nouvelle traduction des Contrées du Rêve par David Camus, et c’est un aspect essentiel de la conception du présent beau volume) dans la collection « Ourobores » des éditions Mnémos (et associant Raphaël Granier de Cassagnac, David Camus, Mélanie Fazi et Laurent Poujois pour le texte, et Nicolas Fructus pour de splendides illustrations ; l'idée même de la récente « réédition », non illustrée et linéaire, me dépasse franchement), et Kadath, aventures dans la Cité Inconnue, jeu de rôle paru ultérieurement aux XII Singes, mais directement inspiré du précédent (et auquel, donc, Isabelle Périer avait participé).
C’est donc enfin – mais de manière d’autant plus douloureuse – l’occasion de traiter du jeu de rôle lovecraftien dans un contexte éditorial et académique globalement encore très frileux à l’égard de ce loisir, qui a pourtant eu, sans doute, une importance cruciale dans la contamination de la culture populaire globale par Lovecraft et son « mythe », et a constitué une porte d’entrée sans pareille pour bon nombre de lecteurs qui étaient d'abord des joueurs.
Le résultat est tout à fait intéressant. Au travers d’entretiens choisis, nous assistons en quelque sorte aux secrets de la conception du guide chez Mnémos – un ouvrage qui m’avait beaucoup plu en son temps, mais c’est ici l’occasion de peser à quel point tout cela était malin. Quant au jeu des XII Singes, dont je connaissais l’existence mais sans y avoir jamais jeté un œil, il semble lui aussi être bien plus inventif que ce que je supposais benoîtement (à ceci près que le poème cité est une fâcheuse antipub).
Un article très instructif, donc – au-delà de sa seule dimension rôlistique, certes plus qu’appréciable, il offre une belle occasion de réfléchir à la notion d’adaptation (et/ou citation, prolongation/réécriture, hommage, etc.) sous un angle différent, mais aussi de jouer des outils modernes du canular et de la création collective/partagée dans un univers étendu, avec quelque chose de jouissif en même temps qu’édifiant, et peu ou prou unique en son genre.
Rémi Cayatte, « Howard Phillips Lovecraft : acteur majeur de la culture populaire moderne »
L’article suivant, dû à Rémi Cayatte, s’intitule « Howard Phillips Lovecraft : acteur majeur de la culture populaire moderne ». Un titre très ambitieux – et, je le crains, cette ambition n'était guère approprié dans ce contexte de publication : si la nomenclature, déjà envisagée, des citations, réécritures/prolongations et hommages, me paraît pertinente, sur un format pareil elle implique de faire des choix guère satisfaisants : le sujet est trop vaste. Avis tout personnel, et qui se discute – mais, dans chaque catégorie (incluant les jeux de rôle, les jeux vidéo, les séries, etc.), on est tenté d’évoquer mille autre cas passés sous silence, et qui, parfois, auraient peut-être été davantage instructifs que ceux retenus. Le problème, certes, de toute sélection.
Mais l’article envisage ensuite une autre question, en cherchant à comprendre comment nous en sommes arrivés là. Quelques pistes sont bien évoquées, mais qui, éventuellement, encourent le même reproche que la précédente partie de l’article. Il y a des idées intéressantes, mais qui auraient appelé des développements bien plus conséquents – car c’est là une question d’une extrême complexité, et, notez bien, je n’ai quant à moi aucune idée solidement établie permettant d’éclairer ce phénomène en apparence très improbable (au-delà de cette idée d’un univers « open source »).
L’article, en soi, n’est pas mauvais, et il contient nombre de choses intéressantes et pertinentes, mais j’ai tout de même le sentiment qu’il est plus frustrant que convainquant, au regard de l’extrême complexité du questionnement, rendu plus difficile encore par l’abondance du matériau source (prohibant certes toute entreprise se voulant exhaustive, c'est aujourd'hui parfaitement impensable). Je suppose que l’on peut le voir comme la première étape d’une réflexion – auquel cas c’est un geste très louable et sans doute nécessaire.
Arnaud Moussart, « Night Gaunts de Brett Rutherford : entre illustration et (re)création »
Après quoi Arnaud Moussart, dans « Night Gaunts de Brett Rutherford : entre illustration et (re)création », traite, allons bon, de théâtre lovecraftien – le parent pauvre dans les arts inspirés par le gentleman de Providence.
L’article commence par s’interroger sur ce statut, en le rapportant à ce que nous savons (pas grand-chose, globalement) du rapport de Lovecraft lui-même au théâtre.
Après quoi, il s’agit de se pencher sur un rare cas d’adaptation théâtrale (et dans un contexte bien particulier, la pièce n’a semble-t-il été jouée que deux fois, et une seule dans son état final, qui plus est pas dans un théâtre à proprement parler ?), à savoir Night Gaunts de Brett Rutherford.
Ici, je m’avoue largué : ma méconnaissance presque totale du genre théâtral, et mes préjugés à la louche en la matière, ne m’ont certes pas facilité la lecture de cet article – et, à vrai dire, ce qui est rapporté du propos même et des procédés plus encore de la pièce Night Gaunts va bien trop dans le sens de mes bêtes préjugés pour m’autoriser à en discuter sereinement – d’autant que, forcément, je ne l’ai ni lue ni vue.
Cependant, la réflexion d’Arnaud Moussart paraît des plus pertinente, et fait preuve d’un esprit critique bienvenu.
Christopher L. Robinson, « Les Necronomicons de H.R. Giger »
Reste un dernier article, qui nous renvoie quand même pas mal à ceux portant sur la bande dessinée, même si l’approche est différente ; un dernier article, donc, abondamment illustré, dans lequel Christopher L. Robinson se penche sur « Les Necronomicons de H.R. Giger » – l’occasion, tiens donc, de revenir à Alien, après l’évocation de Dan O’Bannon par Christophe Chambost.
Mais nous sommes devant un cas-limite : il est difficile, ici, de parler d’adaptation, voire tout bonnement impossible – et, globalement, les univers de Lovecraft, le gentleman puritain obsédé par l’horreur cosmique, et de Giger, tout de biomécanoïdes qui sont autant d’assemblages pervers et morbides d’organes sexuels et d’armes à feu dans les ombres d'un futur glauque, n’ont tout de même pas grand-chose de commun. Qu’importe à ce stade si Giger lui-même sème dans ses œuvres des allusions limpides à Lovecraft et plus particulièrement à son Necronomicon ?
Eh bien, pas tout à fait. L’article est en effet parfaitement pertinent, car il pose ainsi une question très intéressante, relative au pouvoir des mots : chez Giger, ce n’est pas tant le fond lovecraftien qui constitue une inspiration, que l’emploi d’un lexique immédiatement signifiant, et suffisant de lui-même à créer un univers secondaire riche de connotations à servir parfois, à détourner d’autres fois.
En fait, l’idée de ces « mots de pouvoir » pourrait renvoyer à une lecture ésotérique, qui serait bien entendu erronée à s’en tenir au seul Lovecraft, mais peut davantage faire sens dans le contexte post-hippie qui voit naître l’œuvre de Giger, avec son lot de parodie voire d’imposture délibérée (et d’argumentaire commercial, dont, à terme sinon au départ, les références lovecraftiennes font également partie). La simple citation, on le voit, peut susciter des études très intéressantes – mais cette idée du pouvoir des mots, eu égard au lexique du « Mythe de Cthulhu », est encore une autre illustration, et des plus éloquente, de la contamination de la culture populaire moderne par un Lovecraft omniprésent.
COME AND SEE
Un bien bel ouvrage, donc, que ce Lovecraft au prisme de l’image – et qui a peut-être quelque chose de salutaire, car il est bien temps de revenir sur certains préconçus tenant à l’impossibilité supposée de figurer l’univers lovecraftien, dans le contexte d’une culture populaire qui ne cesse pourtant de le faire, si c’est avec plus ou moins de réussite ; par ailleurs, on appréciera l’ouverture de la problématique à des champs moins évidents que les inévitables cinéma et bande dessinée.
Une lecture de choix, donc, pour une problématique que l’on n’a certes pas fini de creuser.
JOLIVET (Muriel), Japon, la crise des modèles, Arles, Philippe Picquier, coll. Reportages, 2010, 308 p.
FOLLE JEUNESSE
Muriel Jolivet est sociologue ; elle vit au Japon, où elle enseigne, depuis 1973, et, après sa thèse intitulée L’Université au service de l’économie japonaise, elle a livré plusieurs ouvrages d’importance, parmi lesquels il faut semble-t-il singulariser Un pays en mal d’enfants : crise de la maternité au Japon, mais aussi d’autres titres encore, comme, dans la même collection que celui qui nous intéresse aujourd'hui, Homo japonicus – que je lirai prochainement, d’autant qu’il sera sans doute instructif de l’envisager en parallèle d’une autre lecture, en cours, et toujours dans la même collection, à savoir Japonaises, la révolution douce, d’Anne Garrigue.
Ladite collection s’intitule donc « Reportages », et j’imagine que c’est à relever, car cela explique sans doute que la forme, sinon le fond, ne soit pas forcément toujours très conforme aux critères éventuellement austères de la sociologie universitaire. C’est peut-être plus sensible encore au regard de Japon, la crise des modèles, dans la mesure où il s’agit largement d’une étude des représentations, telles qu’exprimées dans la presse japonaise et autres essais en forme de best-sellers que produit à la chaîne une société anxieuse de son image et inquiète quant à son avenir – ici sur un sujet qui l’angoisse beaucoup (mais pas forcément beaucoup plus que le vieillissement de la population, la dénatalité ou encore l’identité nationale – mais au fond tout est lié), à savoir sa folle jeunesse.
Or le tableau initial est très noir, et, si Muriel Jolivet, sur ces bases plus ou moins livresques, complétées bien sûr par des entretiens et des études davantage statistiques, construit un discours scientifique, il n’en reste pas moins que le matériau premier, dans ces articles de presse et ces essais éventuellement de supermarché, est porteur de connotations morales envahissantes, dès lors guère portées à rendre véritablement sereine l’étude du problème – à considérer que la jeunesse soit un problème. Les termes dépréciatifs sont très souvent de la partie, et parfois très francs du collier : on parle ici de « parasites », de « chiens battus » (makeinu), et tout un vocabulaire encore (femio-kun, hikikomori, NEET, onibaba, otaku, « herbivores »…), lourd de reproches, tantôt explicites, tantôt implicites mais qui ne font guère de doute pour autant.
Maintenant, ces représentations constituent un sujet d’étude en tant que tel – mais je suppose qu’il faut donc mentionner d’emblée que Japon, la crise des modèles, avant d’être une étude sur la jeunesse japonaise, est peut-être une étude sur l’image anxiogène que la société japonaise conçoit de sa propre jeunesse.
En même temps, il y a bien ici comme un jeu sur les représentations, qui dépasse celles que le Japon se fait de lui-même, pour englober celles que l’Occident, et la France notamment, est toujours porté à susciter et entretenir concernant ce pays antipodal qui incarne tout à la fois un exotisme ultime propice aux simplifications outrancières, et en même temps le miroir fêlé de nos propres sociétés, guère rassurées elles non plus quant à leur avenir, conception dans laquelle le Japon constitue souvent une anticipation à très court terme, en forme de cauchemar qui s’annonce… Mais ça, j’y reviendrai surtout dans un autre compte rendu, consacré au petit ouvrage de Philippe Pelletier Le Japon, histoire et civilisations, dans la collection « Idées reçues » du Cavalier Bleu, lu entre-temps.
Pour l’heure, restons-en donc à Japon, la crise des modèles. Car un dernier point est à avancer, ici ; en effet, et il me faudra y revenir, l’ouvrage de Muriel Jolivet est, d’une certaine manière, scindé en deux temps : la jeunesse, ses problèmes, ses représentations, c’est surtout l’affaire de la première moitié, environ, de l’essai ; mais la seconde s’éloigne parfois de cette thématique, en envisageant des questions consacrées au mariage, à la sexualité, aux rapports entre hommes et femmes… Certains liens existent bel et bien, qui peuvent associer les deux parties – et probablement au premier chef la notion cruciale de « moratoire », sur laquelle je reviens de suite –, mais l’étude et les entretiens, à ce stade, sont très loin de ne porter que sur des jeunes ; en fait, les quadragénaires voire quinquagénaires y ont probablement une place plus importante. Il y a donc, ai-je l’impression, une certaine rupture ici, fond et forme, mais c'est à débattre.
LE MORATOIRE
Le point de départ de cette enquête, cependant, n’est pas issu de la presse à sensation, quand bien même il s’agit déjà semble-t-il d’un ouvrage « à la mode » en son temps : à la fin des années 1970, le psychanalyste Okonogi Keigo s’intéresse ainsi à l’idée d’une jeunesse en « moratoire » ; il ne s’agissait pas tant, semble-t-il, de livrer une étude en forme de constat sur le moment, mais peut-être aussi voire davantage de tenter une certaine prospective – que le cours ultérieur des événements aurait largement validée. C’est aussi, pour Muriel Jolivet, l’occasion de revenir sur sa thèse, datant en gros de la même époque : traitant de L’Université au service de l’économie japonaise, elle s’était forcément intéressée aux jeunes.
Classiquement, on considère l’Université, au Japon, comme un entre-deux presque paradisiaque, entre la scolarité dans le secondaire, frénétique, lourde, focalisée sur les très exigeants concours d’entrée aux universités dans un esprit de compétition impitoyable se traduisant aussi bien dans le bachotage forcené que dans la nécessité de cours complémentaires onéreux, et l’entrée dans la vie active à proprement parler, avec un travail obnubilant qui ne laisse aucune place ou presque à la vie personnelle et familiale – concernant les hommes, du moins ; pour ce qui est des femmes, nous aurons l’occasion de revenir sur le destin des « OL » (« Office Ladies »), et plus généralement sur les discriminations dont elles font les frais en milieu professionnel ; l'entre-deux fait sens également les concernant, mais plutôt comme une brève période de liberté précédant le mariage, plutôt que le travail (au sens professionnel bien sûr).
C’est ici qu’intervient le « moratoire ». L’Université étant une période heureuse, et bien trop courte à cet égard, les jeunes mettent en place de véritables stratégies pour la prolonger – et, à ce stade, on peut d’ailleurs envisager la question au-delà des seuls étudiants en université : c’est la jeunesse japonaise, dans son ensemble, qui « fait durer le plaisir », en repoussant le moment de l’insertion inéluctable dans la vie active. Mais, pour l’heure, l’Université : ces stratégies d’évitement peuvent prendre diverses formes – comme, par exemple, les « études à l’étranger », souvent guère studieuses, et qui consistent surtout à « s’amuser » le cas échéant (le verbe asobu peut signifier aussi bien « jouer » ou « ne rien faire »), même si une expérience à l’étranger peut avoir son importance dans la suite des opérations ; les redoublements calculés se mettant de la partie, le cycle universitaire, de quatre années normalement (deux pour les universités « intermédiaires », « de cycle court », qui semblent surtout être fréquentées par des jeunes femmes destinées à devenir sous peu des épouses et des mères), peut être en gros prolongé jusqu'à une dizaine d’années. On est donc très loin du rythme initialement prévu et longtemps suivi, qui voulait que l’on fasse ses études dans les quatre années réglementaires, pour aussitôt intégrer une entreprise et se mettre au travail, disons vers 22 ans – cette fois, on lorgne sur la trentaine.
Mais cela dépasse le seul cadre des études : le travail en est tout autant affecté, au sens de « véritable » travail. Ainsi, nombre de jeunes, pas bien certains de ce qu’ils veulent (?) faire plus tard, deviennent des « freeters » (mot formé à partir de l’anglais freelance et de l’allemand Arbeiter, en sachant que le mot allemand Arbeit, « travail », désigne au Japon, sous la forme arubaito, les petits boulots précaires) : pendant quelques années, ils enchaînent les jobs dans un cadre assez informel et sans créer de vrais liens – avec le risque que cette situation d’abord volontaire ne les piège et qu’ils ne puissent plus s’en émanciper.
Au-delà ? Il y a encore ceux qui… ne font rien : les hikikomori, bien sûr, mais c’est une forme extrême d’un problème plus prégnant, sur un mode moins spectaculaire ; ainsi, on parle beaucoup des « NEET » (« Not in Employment, Education or Training » ; nîto en rômaji), « parasites » qui vivent toujours chez leurs parents à l’âge de trente ans ou au-delà – du post-Tanguy, pour prendre une référence française ; concernant les femmes, on parle aussi de kaji tetsu hime – pour désigner des jeunes filles qui restent à la maison parentale au prétexte d’aider leur mère (ce qu’elles ne font pas), mais attendent surtout de se marier sans faire quoi que ce soit d’autre d’ici-là ; on y voit parfois une forme féminine du retrait du monde façon hikikomori, qui est quant à lui presque systématiquement masculin, et souvent associé à une certaine violence domestique. Pourtant, l’amae, ou « dépendance affective », y a peut-être sa part, qui a été théorisée par le psychiatre Doi Takeo dans Le Jeu de l’indulgence, y voyant un trait fondamental de la société japonaise, produisant le cas échéant des « adultes » qui demeureraient en fait des « enfants déresponsabilisés »… Dans un autre pays, on parlerait probablement de « syndrome de Peter Pan » ? Mais, ici, c’est sur un mode plus extrême que jamais.
Or ce dernier exemple, via « l’objectif » du mariage (et son corollaire, la procréation), montre que le moratoire ne concerne pas que l’entrée dans la vie active – c’est l’ensemble de la vie sociale en tant qu’adulte qui est ici concerné, et que les jeunes Japonais (pas seulement les jeunes Japonaises, au regard du mariage) semblent toujours un peu plus repousser.
Ce qui stupéfie, choque, irrite leurs aînés, qui ne peuvent tout simplement pas envisager ce mode de fonctionnement, si étranger à celui qui fut le leur dans le Japon des années 1960 et 1970 surtout (les choses commencent à changer dans les années 1980 et 1990, avec la bulle spéculative et son éclatement – enfin, « commencent à changer »… D’une manière très schématique : en annexe, une intéressante « Chronologie de la jeunesse japonaise depuis les années 1960 » vient heureusement atténuer ce discours par trop manichéen). Ils ont dès lors des mots très durs pour cette jeunesse dépravée, fainéante (un bouleversement majeur semble avoir été le moment, dans les années 1990 sauf erreur, où les sondages ont révélé que les salariés japonais considéraient désormais les loisirs comme plus importants que le travail !), et donc une jeunesse égoïste, individualiste, etc. On parle de « parasites », très souvent – et autres qualificatifs très forts et méprisants du même ordre. Ce qui, bizarrement, ne semble en rien contribuer à arranger les choses…
TRIBUS, CODES ET CULTURES
Ce mépris ne se montre probablement jamais aussi cru que dans les discours alarmistes des médias sur les « tribus » de la jeunesse japonaise (et surtout des filles) – car le moratoire est propice au développement, non pas d’ « une » culture, uniforme, homogène, mais de plusieurs ; et, par ailleurs, de cultures très « visuelles », ce qui facilite l’identification – à tous points de vue, interne comme externe.
Quoi qu’en disent les vieillards forcément réacs ulcérés par la décadence de « la jeunesse actuelle », le phénomène n’est sans doute pas tout neuf – l’annexe mentionnée plus haut en témoigne, et j’imagine que l’on pourrait remonter encore au-delà, par exemple avec les moga des années 1920 (abréviation de modan gâru, soit l’anglais modern girls). Mais les médias de masse ont probablement eu leur part dans la mise en avant, au-delà de toute mesure, de ce « problème » ; et ce de manière sans doute très hypocrite, maniant aussi bien le sensationnalisme que la vertu outragée, au travers de l’évocation d’icônes (des chanteuses, par exemple, souvent à l’origine de diverses modes) ou d’émissions de talk-show ou de télé-réalité particulièrement scabreuses.
Ces « tribus » sont innombrables – d’autant qu’elles se subdivisent en sous-groupes, selon une codification très précise, et, donc, « visuelle » : l’apparence extérieure est primordiale dans cette affaire, vécue tantôt comme un moyen d’émancipation (la contrepartie radicale de l’uniforme lycéen, à moins qu’il ne s’agisse justement de le dévoyer au travers de lourdes connotations érotiques, sur la mode lolicon par exemple, ou via les maid cafés, etc.), tantôt, ou plutôt en même temps, comme un moyen d’identification : l’apparence extérieure signifie l’appartenance à un groupe.
Muriel Jolivet s’intéresse surtout aux gyaru (le mot apparait dans les années 1970, et dérive de l’anglais gal ; mais le phénomène contemporain, disons depuis la chanteuse Amuro Namie à la fin des années 1980, est d’une tout autre ampleur), lesquelles forment un groupe complexe, riche donc de sous-groupes très codifiés (éventuellement associés à la musique – la gosuloli, ou « poupée gothique », emprunte originellement à la musique new wave, batcave, etc. –, mais ça n’est pas systématique, et ça peut évoluer très vite en dehors de ce référent de base), et constituent en tant que telles un réservoir inépuisable de moquerie et d’indignation pour les médias japonais – jusque dans les contradictions que ces groupes expriment : suivant l’influence de telle ou telle chanteuse à la mode, ou tarento (de l’anglais talent) d’un autre ordre, gloire éphémère de la télé-réalité, etc., certaines gyaru se font outrageusement belles (en fonction de critères parfois antagonistes – cabine de bronzage contre teint de craie), quand d’autres se font outrageusement laides – les premières sont condamnées pour leur superficialité consumériste et matérialiste, les secondes pour leur scandaleux rejet de leur féminité, d’essence subversive… L’érotisation fréquente de ces mises (par exemple avec le mouvement erokawa – pour ero kawai, « érotique mignonne » – lancé par la chanteuse Kôda Kumi avec ses décolletés osés) suscite les mêmes réactions ambivalentes.
Les hommes sont probablement moins inscrits dans ce genre de mouvements – encore que : comme l’affiche le titre d’un ouvrage à succès, « les hommes aussi veulent être beaux ». Des rock-stars, notamment, et très éphémères le cas échant, peuvent initier chez les mâles des mouvements de mode « visuels », lesquels pourront à leur tour susciter la moquerie voire l’indignation des médias : l’androgynie, tout particulièrement, suscite la raillerie méprisante – des femio-kun, hommes efféminés dits « invertébrés » de la première moitié des années 1990, aux sôshoku dansei plus contemporains, les « herbivores », tranchant sur les canons de la virilité classique japonaise (incarnée notamment par l’acteur Takakura Ken, que Muriel Jolivet avait choisi pour la couverture de Homo japonicus – mais elle évoque également ici Mifune Toshirô, par exemple).
Cependant, ces cultures vont éventuellement au-delà des seuls aspects « visuels », pour englober d’autres préoccupations – encore que la pratique du cosplay constitue un lien marqué et éloquent à cet égard. Via les otaku (dont la définition, dans le glossaire en fin d’ouvrage, risque de ne pas plaire à ceux qui, en France, s’approprient volontiers cette désignation – et je ne leur donnerais pas tout à fait tort), on entrevoit d’autres modes de fonctionnement, supposés, le cas échéant, témoigner d’une forme de retrait du monde, alors même qu’il s’agit pourtant de se rendre dans un lieu de sociabilité théorique, comme les manga kissa, ces cafés où des mangas sont à la disposition des clients, et qui sont ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre – mais justement : ces établissements témoignent d’un autre aspect du problème, avec les netto nanmin, « réfugiés des cybercafés »… qui y passent leurs nuits parce qu’ils ne sont pas en mesure de payer un loyer. L’inégalité des conditions de vie, et les comportements qui en résultent, font pleinement partie du problème.
BIPOLARISATION DE LA SOCIÉTÉ JAPONAISE ET COMPORTEMENTS À RISQUE
Les médias japonais ne présentent peut-être pas les choses ainsi, s’en tenant à la superficialité « visuelle » des gyaru, qu’ils blâment justement pour cette même superficialité « visuelle », et perpétuant plus ou moins consciemment de vieux mythes toujours prégnants, comme celui faisant du Japon une société homogène, constituée d’une immense classe moyenne – et dès lors le cadre idéal d’une méritocratie où régnerait sans partage l’égalité des chances (la sociologue Nakane Chie, avec La Société japonaise, en 1970, avait contribué à renforcer cette image et à la véhiculer en dehors du Japon, jusqu'à nos jours). Pourtant, l’aspect peut-être le plus problématique de cette « crise » de la jeunesse réside probablement dans la bipolarisation de la société japonaise dont elle témoigne (si elle n’y contribue pas forcément, ou en tout cas pas consciemment) : le mythe de la classe moyenne apparaît bien ici comme l’imposture qu’il est.
Parfois, ce constat semble aller dans le sens des critiques formulées par les médias – au moins superficiellement (eh). Dans un pays qui compte le « groupisme » au rang des « nippologies » garantes de sa spécificité culturelle, l’individualisme des jeunes est forcément scandaleux – et, pour le coup, il est probablement difficile de contester que la jeunesse japonaise s’est engagée sur cette voie. Le contexte culturel de la bulle spéculative, avant son éclatement, a favorisé cette évolution, ou l’a accompagnée, mais, déjà avant, à la fin des années 1970, un romancier à succès, Tanaka Yasuo, avait pu illustrer le mode de vie frivole d’une jeunesse « cristal », hédoniste mais aussi obsédée par les marques, dans une infinie litanie à longueur de pages (on parle ici de « brandaholism ») – au fond, des précurseurs du Patrick Bateman de Bret Easton Ellis, mais les meurtres en moins (pas de chance). Plus que dans la seule apparence « visuelle », qui peut être signifiante au-delà, la superficialité de cette jeunesse tient sans doute à ce consumérisme frénétique et irrésistible – même si, plus récemment, il a trouvé à s’exprimer sur des modes plus filous, via des boutiques et même des chaines dédiées, où l’on trouve des articles de mode « indispensables » à un prix dérisoire. Mais le pouvoir des marques demeure, dans un pays où, à peu de choses près, une femme n’est pas une femme si elle n’a pas un sac Louis Vuitton.
Et c’est probablement une étape importante dans les difficultés auxquelles fait face la jeunesse japonaise – plutôt que les difficultés que la société japonaise reproche par réflexe défensif à sa jeunesse. C’est qu’il y a un revers de la médaille, illustré notamment dans les livres de Murakami Ryû, et ce dès Bleu presque transparent : le romancier livre le tableau pour le moins sinistre d’une jeunesse post-moderne qui est avant tout paumée, avant que d’être superficielle – ou bien dont la superficialité n’est jamais que le symptôme extérieur d’un malaise autrement intime. Le repli sur soi et hors du monde des hikikomori en est une autre facette, mais, au fond, ce sont deux « stratégies » en réaction à une anomie permanente, reflet des contradictions de ce Japon qui, selon le cliché, se veut « entre tradition et modernité », mais dont le double discours se situe pourtant ailleurs – dans un rapport à la réussite impitoyable pour ceux qui en sont exclus ou choisissent de s’en exclure. Non loin se profile la nomenclature, biaisée par la reproduction sociale, qui sépare à jamais les « gagnants » des « perdants », dans la pseudo-méritocratie du néolibéralisme économique.
La réalité de la jeunesse japonaise est plus sombre que l’icônisation de la « jeunesse cristal » hédoniste et désinvolte – au sens, du moins, où les conflits de valeurs et de normes ont des conséquences parfois tragiques. Le destin guère enviable des chanteuses et tarento créatrices de tendances n’est que l’illustration « par le haut » de tendances profondes redoutables, et classiquement jugés « pathologiques », d’une jeunesse lambda qui n’a pas toujours les moyens de ses ambitions, et les a probablement de moins en moins.
La délinquance y a sa part, éventuellement : Mizutani Osamu, dit Yomawari sensei (« le prof qui fait des rondes de nuit ») le constate nuit après nuit tandis qu’il arpente les quartiers chauds de Tôkyô ou de Yokohama – et son portrait est assez fascinant, au passage. Cela peut impliquer la consommation de drogue, ou la violence domestique (celle des hikikomori au premier chef, ou du moins en est-ce la variante la plus notoire). Mais, de manière très concrète, la course après l’indispensable sac Vuitton incite des lycéennes, des collégiennes même, à se livrer à l’enjo kôsai, ces relations dites « assistées », euphémisme navrant quand il ne s’agit pas d’autre chose que de prostitution – ces jeunes filles se vendent littéralement à des hommes bien plus âgés, qu’elles appellent même… leurs « papas ». Certaines, en façade du moins, prétendent juger cette activité avec la même désinvolture qu’elles appliquent à tous les sujets – c’est quelque chose de « normal », un service comme un autre ; et elles ont envie de s’acheter tant de choses…
Ce qui nous amène à un autre problème – ou, plus exactement, à un autre niveau du même problème : l’impuissance, sinon la démission, des parents – dans une société où l’échange entre les générations est de plus en plus problématique (cela vaut aussi pour la génération précédente, avec ces grands-parents ayant perdu leur rôle social traditionnel, et dont le taux de suicide est très élevé). Les parents des hikikomori vivent dans le déni, souvent, mais aussi bien ceux des jeunes filles se livrant à l’enjo kôsai : les indices ne manquent pourtant pas – comment leur fille a-t-elle pu se procurer ce sac à main de marque ? Le plus souvent, ils ne lui poseront même pas la question – et ceux qui osent le faire se verront répondre… qu’il ne s’agit que d’une contrefaçon, bien sûr.
Les conduites à risque sont nombreuses, ici – et tout particulièrement au plan de la sexualité. Le dekikon, abréviation familière de dekichatta kekkon, désigne par exemple « le mariage précipité par un heureux événement » ; décidément, on trouve de ces euphémismes…
GAGNANTES CONTRE CHIENS BATTUS : LE MORATOIRE DES FEMMES
Or le cas des femmes, dans cette problématique, est singulier. Les concernant, l’opposition entre « gagnantes » (kachi gumi) et « perdantes » (make gumi) ne concerne en effet pas tant la « réussite » sociale (professionnelle et pécuniaire, s’entend), ni même l’apparence au spectre rigide des critères du brandaholism, elle fait avant tout intervenir un autre paramètre crucial : le mariage, et (donc) le fait d’avoir des enfants.
Car les deux vont forcément de pair : au Japon, on se marie pour avoir des enfants, aucune ambiguïté à cet égard. Or le taux de nuptialité japonais se situe à 95 %, record mondial, tandis que les naissances hors-mariage, sauf erreur, représentent moins de 2 % des naissances totales – mais voilà : le taux de natalité du Japon est aujourd'hui extrêmement faible, à 1,46 enfants par femme… Je reviendrai sur cet aspect précisément un peu plus loin. Mais on comprendra donc déjà que le mariage implique une autre forme du « moratoire », pour les femmes au premier chef, mais où les hommes aussi peuvent avoir leur part.
Le lien se fait donc tout naturellement – et, en même temps, à ce stade, Muriel Jolivet sort du cadre précédent de son étude, à savoir la jeunesse japonaise, pour envisager la condition des femmes japonaises sans que le critère de l’âge intervienne forcément, même s’il serait plus juste de dire qu’il intervient mais d’une façon différente, justifiant que les entretiens, par exemple, impliquent bien plus souvent des quadragénaires et quinquagénaires que des jeunes femmes. Vers le milieu de l’essai, un long chapitre sur les femmes et leur rapport tant au travail qu’au mariage s’impose donc, dans cette optique (qui est aussi, je suppose, une manière de revenir à Un pays en mal d’enfants : crise de la maternité au Japon ?) ; mais il est suivi de deux autres, sur les hommes (revenir à Homo japonicus ?) et certaines « tendances » (façon de parler…) du couple et de la sexualité (union sexless, prostitution masculine, etc.), qui relèvent bien de « la crise des modèles », mais guère de la jeunesse ou du « moratoire » (à vrai dire, ce dernier chapitre m'a paru à la limite du hors-sujet, mais j'imagine que ça se discute).
Scoop : la société japonaise est très sexiste, et très patriarcale (la société française l’est aussi, assurément, mais je crois quand même qu’on se situe là à un tout autre niveau). Les choses évoluent, sans doute, mais lentement – et peut-être plus lentement encore qu’on ne voudrait bien le croire ? L’idée que les femmes s’émancipaient a été répétée en bien des périodes différentes (durant les années 1990, notamment), mais les résultats demeurent assez minces aujourd'hui, et le mariage et la procréation demeurent peu ou prou l’horizon indépassable des femmes japonaises.
Des efforts ont certes été entrepris, au plan législatif notamment, mais la société a pu s’y montrer récalcitrante, au point d’en annuler tous les effets attendus. En témoigne la législation du travail : depuis 1986, la loi dite « EEOL » (pour « Equal Employment Opportunity Law ») a pour objet de permettre aux femmes d’accéder aux emplois dits « généralistes » (sôgôshoku) dans les mêmes conditions que les hommes, ceci afin de leur permettre d’échapper au « placard » des emplois de secrétariat (ippanshoku). Mais les résultats sont maigres : dans les faits, l’emploi féminin demeure aujourd’hui largement restreint aux activités de secrétariat, qui sont sans avenir. On désigne ces femmes (ou on les désignait, car l’expression semble enfin jugée un brin problématique, tout de même) par l’expression « OL », pour « Office Ladies », manière de signifier l’inutilité professionnelle de leurs fonctions – elles n’étaient jamais, et demeurent peut-être, que des plantes en pot, décoratives et sans autre objet, sinon servir le thé : concrètement, les « OL » sont un vivier de femmes « prêtes à marier » ; elles trouveront leur époux dans l’entreprise, rapidement, et cesseront alors de « travailler », sinon dès le mariage, au plus tard à la naissance du premier enfant. Parfois, ensuite, quand les enfants auront grandi (sans que le père ne s’en occupe, son travail lui prend trop de temps), les femmes reviendront sur le marché de l’emploi, mais, à ce stade, elles ne pourront occuper que des emplois très précaires, et quasi systématiquement à temps partiel. Avant comme après le mariage, elles n’ont donc aucune opportunité de faire carrière – elles n’ont dès lors guère d’autre choix que de se consacrer à la famille, à l’époux, aux enfants.
Il y a des exceptions – des femmes, militantes ou pas, qui, en travaillant d’arrache-pied, et à la condition de digérer (verbalement du moins) que l’avancement de leurs collègues masculins même plus jeunes et moins compétents ira bien plus vite, finissent parfois, très éventuellement, et en forçant le destin, par obtenir un poste « masculin » et y gagner un revenu décent (néanmoins bien inférieur, d’un tiers environ sauf erreur, à celui de leurs pairs mâles, même avec moins d’ancienneté et de compétence donc). Mais, dans tous les cas ou presque, cela a impliqué de « sacrifier » la famille et le mariage – en les repoussant « à plus tard », un « plus tard » qui a pu au fil des années se transformer en « jamais ». Le moratoire intervient à nouveau ici, et sans qu’il soit besoin de s’en tenir à ces très rares cas de « réussite professionnelle ». Les jeunes Japonaises, à en croire les sondages, souhaitent toujours se marier, mais « plus tard » (cette fois, ce « plus tard » n’est pas forcément aussi radical que le précédent, mais il a par contre l’indétermination de celui des freeters, concernant leur « véritable » emploi) ; d’ici-là, elles ont envie de travailler un peu « pour elles », et de s’amuser – vous vous doutez de l’avalanche de critiques que cela leur vaut…
Et ces quelques femmes qui ont fait carrière en milieu masculin, envers et contre tous, ne sont certes pas épargnées par ces jugements de valeur, bien au contraire. La société japonaise (Anne Garrigue, dans Japonaises, la révolution douce, à lire en parallèle à ces développements de Japon, la crise des modèles, parle souvent de « Japan Inc. ») demeure rétive à la réussite professionnelle des femmes. Aussi, quand on parle des femmes, les « gagnantes » (kachi gumi) ne sont certes pas celles qui parviennent à occuper un bon poste et bien rémunéré, mais les seules femmes qui sont « bien mariées » (le critère du portefeuille du mari est donc autrement important, et souvent décisif dans les motivations du mariage – la sécurité matérielle joue au premier plan) et qui ont des enfants ; les « perdantes » (make gumi), au contraire, sont les femmes qui n’ont ni mari, ni enfant, passé un certain âge (qui a sans doute reculé un peu, effet du moratoire, mais le critère demeure discriminant). Sur la base de l’expression make gumi, on a brodé (Sakai Junko, en 2003, plus précisément), le qualificatif de makeinu, soit « chien battu », qui, semble-t-il, peut aussi bien être employé avec un certain mépris à l’encontre de ces femmes qui, à quarante ans environ, ne sont pas « casées » et ne le seront probablement jamais, que revendiqué par certaines d’entre elles comme un blason de leur indépendance et de leur liberté. D’autres expressions sont employées pour les désigner, qui parlent d’elles-mêmes : onibaba, par exemple, soit « sorcières »…
Cependant, ces quelques cas, même dénigrés, témoignent bien de ce que les choses changent, à leur rythme de tortue. Plus significatif, peut-être, est le fait que le « moratoire » a déjà produit ses effets en repoussant l’âge du mariage et de la naissance du premier enfant… Et c’est justement ce qui pose problème à la très mâle société politique (les femmes qui font carrière en politique sont aussi rares, voire davantage, que celles qui ont une carrière professionnelle, et pour les mêmes raisons, en gros) : elle est en effet obnubilée par le vieillissement de la population japonaise, le problème n° 1 à l’heure actuelle. Et si l’allongement de la vie y a comme de juste sa part (qui entraîne son lot de difficultés voire de drames, notamment les suicides de personnes âgées que j’avais rapidement mentionnés plus haut), la crise du mariage et surtout de la natalité (rappelons ce taux très bas de 1,46 enfants par femme) attirent bien plus l’attention (en l’absence, encore aujourd'hui, d’un vrai débat sur l’immigration, qui demeure très minoritaire alors que le Japon en aurait cruellement besoin, plus que jamais). Les hommes politiques, dès lors, ne sont pas les derniers à reprocher aux femmes « de nos jours » leur individualisme, leur égoïsme, que traduit leur refus de s’impliquer dans leur rôle « traditionnel » (pour ne pas dire « naturel ») en épousant un homme (qui, lui, travaillera, « à l’extérieur »), et en lui donnant (et au Japon) des enfants, seuls comportements honorables en temps de crise, et nécessaires à la réussite nationale…
La pression sociale demeure donc extrêmement forte, qui pèse sur les femmes japonaises – le moratoire a joué, le mariage se fait davantage « sous conditions », mais il demeure pour la plupart le seul rôle social envisageable.
ET LES HOMMES…
Et les hommes, dans tout ça ? Ils y ont donc forcément leur part, et le tableau n’est guère flatteur, c’est peu dire – dans la lignée de ce que je viens d’évoquer concernant le sexisme patriarcal de la société japonaise, dans l’entreprise comme à la Diète et au gouvernement, mais aussi au-delà, bien au-delà.
Mais « la crise des modèles » concerne aussi les hommes : à l’icône jugée intangible de la virilité japonaise ont pu succéder d’autres approches, moins « dures »… au point où le reproche narquois concernant ces hommes « gentils » et « serviables » n’émane certes pas que des autres hommes plus conservateurs, mais tout aussi bien des femmes.
Par ailleurs, ils ont eux aussi leur rôle à l’égard du moratoire – celui du mariage, s’entend : les jeunes hommes japonais, de plus en plus, n’accordent pas forcément une grande importance au mariage, et donc à la procréation, qu’ils tendent eux aussi à repousser « à plus tard ».
Là encore, les critiques vont bon train : aux reproches habituels concernant l’individualisme et l’égoïsme s’ajoutent d’autres encore, stigmatisant leur « immaturité » (un autre stade de l’amae ?), leur « mollesse », leur refus de s’engager et « d’assumer/assurer »… Ainsi des « herbivores » (sôshoku dansei), qui auraient pris le relais des hommes efféminés des années 1990 (femio-kun), ainsi que les qualifie Fukuzawa Maki dans un best-seller en forme de « guide illustré des hommes de l’ère Heisei » en 2003 – en les opposant bien sûr aux « carnivores », soit aux hommes virils, aux « vrais » hommes, devine-t-on.
Et ces critiques peuvent donc être également le fait des femmes – ce qui ne paraitrait éventuellement paradoxal qu’à la condition d’y regarder de loin.
Mais je dois avouer, à ce stade, que le très pertinent et tout à fait passionnant essai de Muriel Jolivet, sur la durée, m’a tiré ici quelques soupirs, à l’occasion. Entendons-nous bien : l’autrice sociologue sait de quoi elle parle, elle vit au Japon et étudie la société japonaise depuis plus de quarante ans, ce n’est pas à moi, couillon ignare qui n’ai lu que deux, trois bouquins sans même la moindre garantie d’y avoir compris quoi que ce soit, de pointer du doigt des « failles » dans son analyse, que je ne serais de toute façon même pas en mesure de simplement identifier s’il y en avait. Par ailleurs, le constat global d’une société sexiste et patriarcale est indéniable – c’est la base de tous les autres raisonnements, et elle est on ne peut plus assurée. Enfin, j’évite de manière générale de la ramener dans ces débats bien dans l’air du temps, notamment sous risque de mansplaining, comme on dit… Or ici je suppose que c’est plus ou moins ce que je vais faire. Hum…
Bref : mon petit problème, dérisoire. Comme dit d’emblée, cette étude fait la part belle aux représentations, telles qu’elles s’expriment dans les médias japonais et les essais best-sellers. Sur l’ensemble de l’étude, les cas ne manquent donc certes pas, où l’on est confronté aux jugements de valeur (méprisants, hostiles) desdits médias, etc., quand ils traitent des jeunes et surtout des femmes – les premières cibles de ces attaques, très loin devant ; que le même constat s’applique en définitive aux hommes, très loin derrière, n’est donc pas en soi problématique. Ce qui m’a fait hausser le sourcil, c’est que j’ai parfois eu l’impression, à ce stade, que les développements portant sur les hommes japonais (bien plus brefs que ceux qui précèdent), dans leur approche, n’étaient finalement pas si éloignés de ces jugements de valeur – mais c’est peut-être, et même probablement, un biais de ma part.
Mais voilà, j’ai eu du mal à me défaire de ce sentiment que la distance n’était ici plus suffisamment de mise, parfois, au risque de la simplification. Quelques exemples, qui valent ce qu’ils valent (sans doute pas grand-chose) : quand une femme repousse le moment de se marier, c’est signe de sa liberté et de son indépendance ; mais quand un homme repousse le moment de se marier, c’est signe de son immaturité et de son refus de s’engager. La misère voire la détresse sexuelle qui en découle éventuellement n’est du coup pas envisagée de la même manière : celle des femmes est une véritable souffrance, conséquence du manque d’implication des hommes (l’ultime chapitre s’intitule « Quand le mari n’assume pas », et traite de manière périphérique des couples sexless et de la prostitution masculine) ; celle des hommes ne témoigne jamais que de ce que la réalité n’entretient aucun lien avec leurs fantasmes beaufs, sciemment entretenus dans les « enquêtes » vulgaires de la revue SPA!, à la lecture aussi des plus mauvais mangas, et à la fréquentation assidue des maid cafés. Qu’une femme attache une importance primordiale au revenu et à la sécurité matérielle pour décider de son mariage est dans l’ordre des choses, et n’appelle pas de jugement ; qu’un homme attache de l’importance à la jeunesse pour décider de son mariage est parfaitement navrant, ridicule et insultant. Les femmes prostituées sont bien des victimes des hommes leurs clients, mais les prostitués masculins (les boy, au sens strict, éventuellement les host de manière plus ambiguë) sont quant à eux des manipulateurs qui abusent de leurs clientes, les vraies victimes en l’espèce (même après avoir décrit les conditions de vie terribles des host débutants « hébergés » dans des dortoirs où on les entasse – je note au passage que le cas des host, dans l’ensemble des 300 pages de cet essai, est le seul moment où l’autrice évoque, et en quelques lignes à peine, l’homosexualité, et donc uniquement masculine ; ce que je n’ai pu m’empêcher de trouver un brin étonnant au regard du propos de cette étude), etc.
Il y a sans doute du vrai dans tout cela – essentiellement du vrai, d’ailleurs ; peut-être même rien d’autre. Mais j’ai regretté que l’essai, ici, n’use pas des mêmes précautions qu’avant concernant ce genre de jugements de valeur. En même temps, c’est peut-être ce que l’autrice a fait dans Homo japonicus, que je compte lire prochainement, et peut-être cela me permettra-t-il de balayer mes préventions-réflexes, que ces quelques lignes dont je ne suis pas fier expriment avec une naïveté de bon aloi ; cependant, je ne me sentais pas de faire un compte rendu honnête sans faire part de ces quelques soupirs – d’où ces « explications » assurément embarrassées.
Bien sûr, il y a une « explication » bien plus simple à cette réaction – qui ne concerne que mon médiocre moi, et en rien l’essai lui-même : c’est que, même avec toute cette distance aussi bien géographique que culturelle, je m’y suis régulièrement reconnu. La chose étonnante – ou pas –, c’est que j’ai digéré avec bien plus d’aisance mon identification ambiguë aux NEET, aux otaku, aux hikikomori… qu’aux hommes, même en envoyant la virilité aux orties. Mais je suppose qu’il vaut mieux que je ne m’aventure pas sur ce terrain – et certainement pas dans cet article de blog (ou un autre à vrai dire).
MODÈLES EN DÉRIVE
Au final, Japon, la crise des modèles est de toute façon un très bon essai, aussi instructif que passionnant. Il a peut-être aussi quelque chose de salutaire, en creusant des thématiques éventuellement envisagées ailleurs, mais de manière trop superficielle – assurément, nos représentations du Japon en France sont le plus souvent biaisées et caricaturales, qu’elles soient laudatives ou critiques. Gratter l’écorce des gyaru pour littéralement ne pas s’en tenir à la superficialité, c’est peu dire que cela fait sens. Et c’est matière à réflexion, éventuellement au-delà du seul cas japonais.
Par ailleurs, le contenu précis de cette étude a aussi pour intérêt de contextualiser des œuvres japonaises contemporaines qui, prises isolément, peuvent échapper au lecteur français, en partie sinon en tout – cela vaut pour les romans de Murakami Ryû, auteur régulièrement cité par Muriel Jolivet, mais aussi au-delà, en littérature (je pense par exemple à Sin semillas et Nipponia nippon d’Abe Kazushige) ou d’autres médias, films, anime (Perfect Blue de Kon Satoshi, peut-être ?), mangas, drama, jeux vidéo, que sais-je encore…
J’avouerai, cependant, que, disons, la première moitié de l’essai, focalisée sur la jeunesse, m’a davantage intéressé que la seconde, au liant qui m’a semble parfois plus indécis – en fait, c’est ce liant et rien d’autre qui m’a paru problématique : les développements concernant les femmes japonaises, le travail, le mariage, etc., sont très convaincants dans l’ensemble – et peut-être à compléter, par exemple donc avec Japonaises, la révolution douce, d’Anne Garrigue, dont je vous parlerai sous peu.
STANLEY-BAKER (Joan), L’Art japonais, [Japanese Art], traduit de l’anglais par Jacqueline Didier, Londres – Paris, Thames & Hudson, coll. L’Univers de l’art, [1984, 1990] 2001, 213 p.
ERRANCES DE LA SENSIBILITÉ NÉBALIENNE
Un aveu, d’emblée : parler d’art, pour moi, est peut-être encore plus improbable et difficile que de parler de poésie – ce qui n’est pas peu dire, hein ? Et je le regrette encore davantage, en fait : j’ai bien conscience de passer à côté de beaucoup de choses qui devraient me toucher, et qui, pourtant, ne le font pas, probablement par simple ignorance… J’apprécie sans l’ombre d’un doute de déambuler dans un musée, environné de toiles et de statues, mais généralement c’est plutôt dans une perspective historienne, je suppose… Il y a certes des exceptions – et j’espère que cet article, à sa manière bien maladroite, saura en témoigner.
Car il ne témoignera probablement pas de grand-chose d’autre… Considérant l’art « de manière générale », si cela veut dire quelque chose, j’ai déjà bien du mal – alors s’il s’agit en plus de l’art japonais… Je n’espère même pas un seul instant parvenir à livrer un compte rendu très pertinent en tant que tel.
Je conçois donc cet article comme… un catalogue ? Un diaporama ? Consistant à mentionner arbitrairement quelques œuvres qui, oui, pour le coup, m’ont touché, sans que je sois toujours en mesure de dire exactement pourquoi.
Dès lors, même précaution générale que pour mes articles concernant la poésie japonaise (surtout l’Anthologie de la poésie japonaise classique et Haiku : anthologie du poème court japonais) : cette sélection, forcément un peu gratuite, n’a certainement pas la prétention d’illustrer ce que l’art japonais a produit de « meilleur » ; il ne s’agit que de témoigner très subjectivement d’une sensibilité toute personnelle, et guère assurée, au point de prohiber tout discours « objectif ».
En témoigne tout particulièrement le fait que certains aspects jugés essentiels de l’art japonais me laissent totalement froid, ou plutôt, non : totalement perplexe ; comme les haïkus, au fond. Je ne m’étendrai pas ici, par exemple, sur la céramique, a fortiori celle d’inspiration zen, car je ne la comprends tout simplement pas. Je ne m’étendrai pas davantage sur les estampes ukiyo-e (même après les 24 Vues du mont Fuji, par Hokusai, de Roger Zelazny), parce que, bien trop souvent, cela ne me parle en rien. Noter qu’on en a peu ou prou fait l’expression même de l’art pictural japonais, comme le haïku le serait pour la poésie japonaise – que cela ne me fasse pas éprouver grand-chose, dans les deux cas, n’en est que plus problématique, mais, en même temps, il y a là-dedans une histoire d’arbre qui cache fâcheusement la forêt, alors disons que c’est l’occasion de nous promener dans les bois, je vous assure qu’il y a beaucoup de choses à y voir… Mais reprenons : la statuaire bouddhique, à quelques exceptions près (une surtout, très importante !), ne m’inspire pas plus que cela, la calligraphie souvent guère davantage, re-à quelques exceptions près (une surtout, très importante !). Bon, ça écrème pas mal, quoi – mais de manière arbitraire et totalement subjective : c’est dit.
IMITER, ADAPTER ?
Cette approche de « diaporama », s’impose d’autant plus à mes yeux, que cet ouvrage signé Joan Stanley-Baker (c’est une relecture, je l’avais déjà lu il y a, pfff, presque quinze ans de cela ?) ne me facilite pas forcément la tâche pour livrer un compte rendu plus « orthodoxe », sans même parler d’une « critique » ; car, s’il est compétent et finalement assez pointu à l’occasion (et abondamment illustré, parfois en couleur, le plus souvent hélas en noir et blanc), je trouve qu’il manque un peu d’ordonnancement, de propos construit et suivi (même si cette approche a ses pièges) – à la comparaison, du moins, avec L’Art du Japon, de Murase Miyeko, que je lis en ce moment et dont je vous entretiendrai plus tard. Mais justement : ce second ouvrage sera peut-être plus approprié pour tenter de mettre de l’ordre dans tout ça, dans une perspective plus critique, mais aussi davantage historique ; je classerai alors probablement davantage par époques ce que je vais classer ici par genre artistique, ou médium.
Mais attention : dans tous les cas, il faut prendre des précautions – parce que, de tous les domaines d’étude, concernant le Japon, l’art est peut-être celui qui s’avère le plus propice, sinon aux stéréotypes (mais c’est souvent le cas), du moins aux nippologies, qui n’en sont au fond guère éloignées : on a dit beaucoup de choses sur l’esthétique japonaise (pas seulement dans le fameux Éloge de l’ombre de Tanizaki, loin de là), le sabi, le wabi, le mitate, l'harmonie, etc. – des choses plus ou moins pertinentes… Ces notions peuvent faire sens, oui, elles le font même très clairement, mais le danger serait de les ériger en système – surtout pour traiter de siècles de production artistique, dans des genres, des courants, des contextes on ne peut plus distincts.
Reste une question fort complexe mais qu’on ne peut pas éviter : le rapport du Japon à l’étranger en matière artistique. L’idée est que le Japon a beaucoup emprunté et « imité » ; c’est la forme la plus dégradée du mitate, peut-être : les Occidentaux qui traitaient du Japon à peine rouvert durant Meiji n’hésitaient guère à employer des mots plus rudes, comme « parodier » voire « singer »… Ils prétendaient, et l’idée a longtemps persisté, en s’étendant à tous les domaines, que les Japonais étaient compétents pour copier, mais d'une certaine manière naturellement incapables de créer. Mais cette idée a sa contrepartie, même dans un discours qui n’est pas forcément si éloigné du précédent dans ses prémisses, en constituant sa variation laudative : le Japon a « adapté », les emprunts ne sont jamais restés tels quels, ils ont toujours intégré, d’une manière ou d’une autre, une sensibilité proprement japonaise – en tant que telle irréductiblement distincte de celles de la Chine ou de la Corée, les deux modèles anciens, et tout autant de l’Occident à des époques plus récentes. Là encore, méfions-nous : gardons l’idée en tête, mais sans trop en faire non plus, car la pertinence, comme de juste, se trouve quelque part sur le chemin, ni au départ ni à l’arrivée.
L’ARCHITECTURE ET LES ŒUVRES MONUMENTALES
Entamons donc cette petite visite. Je suppose qu’il peut faire sens de commencer par les « gros machins », l’architecture monumentale, consistant le cas échéant en endroits où trouver les autres œuvres, de taille tout autre, dont je vais parler ensuite.
Le Daisenryô-kofun
Et, histoire de ne pas faire dans la demi-mesure – histoire aussi de remonter assez loin dans le temps, car tous les autres sujets dont je vais traiter ensuite seront bien postérieurs (mais j’aurais pu remonter bien avant encore, avec la poterie Jômon, notamment) –, commençons par de l’ultra-monumental, avec les kofun, soit les « vieilles tombes », ou les « vieux tumuli », que les puissants, dans le royaume de Yamato surtout, ont fait édifier entre le IIIe et le VIIe siècles.
Celui que je vous présente ici est le plus grand de tous – c’est le Daisenryô-kofun, dans la banlieue d'Ôsaka, qui date du Ve siècle, l’âge d’or des grands kofun ; un monstre en son genre, et le plus vaste monument funéraire au monde – oui, plus grand que la pyramide de Khéops, le tombeau de Qin Shi Huangdi ou que sais-je. Citons Wikipédia : « Le tumulus du Kofun Daisenryō mesure environ 500 m sur 300 m, alors que l’entièreté de la structure fait 840 m de long. Entouré de trois douves, le tumulus s’élève d'environ 35 m par rapport au sol environnant. Sa superficie fait 100 000 m², celle de l'ensemble du complexe funéraire 460 000 m². » On estime que les travaux de terrassement seuls ont nécessité le travail quotidien d'au moins mille hommes pendant quatre ans – l'ensemble de la structure a pu réclamer encore bien plus de moyens et de temps. Ce kofun a été attribué à l'empereur Nintoku – un empereur fictif, censé avoir vécu 109 ans et régné 86 ans, vers cette période certes... Mais cette attribution est en fait récente.
Je dois dire que les kofun me fascinent vraiment, de par leur démesure. Je ne peux pas m’étendre davantage ici à leur propos (je l'ai un peu fait ailleurs), mais, oui, c’est bien de fascination qu’il s’agit…
Le Byôdô-in
Le bouddhisme arrive au Japon, de Chine via la Corée, aux environs du milieu du VIe siècle ; s’installer lui demandera un certain temps, mais cela aura des effets cruciaux sur l’art japonais – car la religion autochtone, le shintô, ne s’embarrassait finalement pas trop de création artistique (et, notamment, ne figurait pas les kami). Aussi, durant l’époque « classique » (entendons par-là les époques d’Asuka, de Nara et de Heian), l’art japonais est avant tout un art bouddhique, qui ne laisse pas forcément beaucoup de place à l’art profane. L’architecture et la statuaire, surtout, sont systématiquement bouddhiques ou peu s’en faut.
Les premiers temples bouddhiques japonais étaient très modestes (ainsi l’Asuka-dera : un petit pavillon abritant une unique statue de Bouddha), mais la donne a changé au fur et à mesure ; le Hôryû-ji (à Nara), considéré comme la plus vieille structure de bois au monde, marquait déjà une certaine évolution, avec son plan plus complexe et sa pagode, mais on atteint parfois ensuite une certaine démesure qui, toutes choses égales par ailleurs, peut rappeler celle des kofun, ainsi surtout avec le Tôdai-ji (à Nara également), immense et qui abritait une colossale statue de Bouddha (dont l’édification a tout bonnement vidé les réserves de cuivre du Japon, dont l’économie en serait longtemps affectée) ; à la même époque se multiplient les temples provinciaux, à l’initiative de l’empereur Shômu.
Mais il est des constructions qui se démarquent par leur raffinement et leur subtilité : au premier chef, un peu plus tard, le Byôdô-in (à Heian, aujourd’hui Kyôto), et, au sein même du Byôdô-in, le hôôdô, ou « pavillon du phénix ». L’ensemble date de 1052, et émane de la volonté du régent Fujiwara no Yorimichi – à cette époque, le clan Fujiwara était le vrai maître du Japon, et en même temps l’incarnation absolue de la culture de la cour de Heian, d’une extrême sensibilité. Ce temple extraordinaire est dédié au bouddha Amida et à son paradis de la Terre Pure de l’Ouest, dont, d’une certaine manière, il s’agissait de présenter un avant-goût terrestre – une réussite, on peut le dire (même si le culte d’Amida ne prendrait véritablement toute son importance que plus tard).
Le Pavillon d’or
Un ensemble d’un autre ordre, maintenant, avec le fameux Pavillon d’or, ou Kinkaku-ji, situé à Kyôto (alors Heian). Sa construction débute en 1397, et il incarne d’une certaine manière le goût des belles choses souvent associés aux shôguns Ashikaga (c’est l’époque de Muromachi) – les Ashikaga, plus encore que les Fujiwara quelques siècles plus tôt, ont généreusement subventionné les arts, notamment sacrés.
Je ne crois pas pouvoir en dire grand-chose de plus ici – car je peux vous renvoyer à un autre article, ma chronique du Pavillon d’or, le génial et magnifique roman de Mishima Yukio, inspiré par le fait-divers de ce jeune moine qui a incendié le splendide bâtiment, en 1950, par haine de la beauté. Mais le temple a été rapidement reconstruit à l’identique après cela – dès 1955, ce qui est éloquent à sa manière.
C’est l’occasion de glisser une petite remarque : les temples japonais, généralement en bois, le matériau essentiel de la culture nippone, souffrent facilement des incendies, etc., et, de toute façon, traditionnellement, on les « reconstruit » régulièrement, en principe à l’identique – la date de fondation de tel ou tel temple n’est pas nécessairement celle de la construction de ses bâtiments, qui, prosaïquement, peut être tout à fait récente (le Hôryû-ji et le Byôdô-in semblent des exceptions, sauf erreur).
Le château de Himeji
L’architecture japonaise n’est cependant pas que sacrée – a fortiori durant les époques les plus troubles du Japon médiéval ; en témoigne le château de Himeji, pas très loin de Kôbe, dont la construction date de 1346, et qui est un des rares châteaux japonais à avoir traversé les siècles relativement intact (donjon de bois inclus).
Pas grand-chose de plus à en dire ici – quelle beauté tout de même ! Pour une réalisation militaire… Cette blancheur est impressionnante, le plan global intimidant de majesté.
Mais vous l’avez probablement déjà vu – ne serait-ce que dans les excellents Kagemusha et Ran de Kurosawa Akira, qui en a usé comme décor.
LA STATUAIRE BOUDDHIQUE
La statuaire, essentiellement bouddhique, occupe une place très importante dans ce livre de Joan Stanley-Baker – comme à vrai dire dans celui de Murase Miyeko : c’est un aspect fondamental de l’art japonais de l’époque classique. S’y repérer n’est pas toujours évident, pour le quidam occidental qui ne sait pas grand-chose du bouddhisme… Et Joan Stanley-Baker ne nous aide guère à contextualiser (Murase Miyeko davantage, et c’est une dimension très appréciable de son livre).
Reste que c’est un art varié, dans les sujets (bouddhas, bodhisattvas, dieux, démons, moines...) comme dans les écoles (artistiques aussi bien que métaphysiques) ou les matériaux (bois, bronze…). Globalement, mais sans doute du fait de ma méconnaissance de cette foi, je suis resté assez indifférent aux innombrables représentations des bouddhas et des bodhisattvas (certains sont mis en avant, comme Amida ou Kannon), encore qu’il y ait à n’en pas douter de fort belles choses dans tout cela – et certaines qui peuvent paraître surprenantes, comme ces niô agressifs et effrayants qui gardent les temples contre les démons. C’est très impressionnant – mais je dois dire que les statues qui m’ont le plus parlé, pourtant, sont autrement sobres et, par définition, humaines, puisqu'elles figurent des moines. J’ai envie d’en montrer deux…
Ganjin assis en méditation
La première, dont on ne connaît pas l’auteur, est une sculpture en laque sec et colorée du maître Ganjin, le fondateur du Tôshôdai-ji, à Nara, et elle date de la fin du VIIIe siècle. Elle introduit peu ou prou un motif de représentation qui persistera par la suite (en témoignera d’ailleurs la seconde statue que je vais citer), en associant à un certain réalisme, très humain, une sensation de profonde spiritualité apaisée – qui ressort ici, notamment, de ce beau visage d’un homme plongé dans la méditation, de ses yeux clos surtout. Je trouve cette statue très belle et très forte – mais la suivante, qui en descend d’une certaine manière, encore bien davantage…
Muchaku (œuvre d’Unkei)
Et voici donc Muchaku, une statue en bois représentant le patriarche indien Asanga, mais sous des traits indubitablement japonais (perso, il me fait penser à Kitano Takeshi, allons bon…).
Cette fois, on en connaît l’auteur : Unkei, un des plus brillants sculpteurs de l’époque de Kamakura, dont on considère souvent que ce Muchaku est le chef-d’œuvre. La statue a été réalisée entre 1208 et 1212, pour le temple Kôfuku-ji (Nara).
Conformément aux canons esthétiques du temps, c’est-à-dire aussi bien ceux des guerriers désormais au pouvoir et portés au pragmatisme et à l’action (à l’encontre des Fujiwara, etc., « efféminés » de la cour de Heian), que ceux des Song du Sud, en Chine, la statue vise avant tout au réalisme, avec une efficacité saisissante.
Je trouve notamment ce visage extraordinaire, il n’y a pas d’autre mot – d’où ces quatre photographies, qui en donnent des aperçus variés. C’est une œuvre d’une très grande force et d’une très grande beauté – une des plus belles de tout ce livre, en ce qui me concerne.
LA PEINTURE, SACRÉE COMME PROFANE
J’en arrive à la plus grosse partie de ce compte rendu, qui est consacrée à l’art pictural, au sens large (encore que je garde la calligraphie pour plus tard). S’il y a un gros déséquilibre dans le présent article, il est sans doute moins marqué dans le livre de Joan Stanley-Baker, où la statuaire et l’architecture notamment bouddhiques occupent une place peut-être aussi conséquente – ce n’est donc pas forcément, et même probablement pas, représentatif.
La peinture japonaise a pu emprunter des formes et des méthodes très diverses, en, disons, l’espace de quinze siècles (puisque je ne remonte pas à la protohistoire, ici), ce qui va me permettre de faire des catégories par la suite.
Il faut sans doute accorder une importance particulière aux supports de cette peinture, car ils diffèrent largement de ceux auxquels nous sommes habitués en Occident : ici, la peinture se déploie souvent sur des paravents ou des rouleaux, cas a priori les plus fréquents, même si d’autres supports encore sont envisageables, comme les éventails, etc.
Allez, quelques exemples, très divers…
Haya raigô
L’inspiration bouddhique est très marquée, aux origines de l’art particulier qu’est la peinture – ici, elle ne se distingue pas de la sculpture ou de l’architecture. La peinture bouddhique est abondante, mais m’a plus ou moins parlé, dans l’ensemble – ou, non : dans ses premiers temps ; parce qu’ultérieurement la peinture d’inspiration zen a produit des chefs-d’œuvre sur lesquels il me faudra revenir.… Je m’en tiens ici à la peinture classique – et encore, je mords un peu sur l’époque de Kamakura, en fait.
La présente peinture, en effet, illustre un thème fréquent de l’iconographie bouddhique japonaise : la « descente » (raigô) « rapide » (haya – elle correspond ainsi davantage aux mœurs des guerriers, ce qui distingue cette interprétation d’autres plus anciennes, et plus typiques du goût aristocratique des époques de Nara et de Heian) d’Amida, accompagné de ses bodhisattvas ; le bouddha rejoint le mourant ayant fait appel à lui au moment de sa mort pour le récompenser de sa foi, en l’emmenant avec lui dans le paradis de la Terre Pure de l’Ouest.
Il s’agit peut-être ici de l’exemple le plus fameux du traitement de cette thématique – un rouleau vertical, en couleurs et or sur soie, typique de l’art religieux de Kamakura en ce début du XIIIe siècle. Y apparaissent en même temps des traits qui peuvent annoncer certaines réalisations ultérieures, notamment concernant les paysages « japonais », tranchant sur les clichés hérités de la Chine.
Ban Dainagon E-kotoba
Un aspect qui m’a séduit, dans cet art pictural partagé, disons, entre la fin de l’époque de Heian et le début de celle de Kamakura, est la propension sensible dans un bon nombre de rouleaux à raconter une histoire. Ces e-maki, je ne crois pas que ce soit si malvenu de le dire, anticipent parfois la bande dessinée, bien avant, par exemple, la Fricassée de galantin à la mode d’Edo, de Santô Kyôden, ou les « mangas » de Hokusai.
Il y en a de plusieurs types – et Joan Stanley-Baker distingue, en y attachant beaucoup d’importance, une peinture dite « féminine » (onna-e) et une peinture dite « masculine » (otoko-e), or je relève que Murase Miyeko, évoquant les mêmes œuvres dans L’Art du Japon, n’effectue jamais ce distinguo… Les œuvres onna-e, s’il faut retenir cette nomenclature, ont produit leur lot de chefs-d’œuvre, et notamment les illustrations du Dit du Genji, le fameux roman de dame Murasaki Shikibu. Toutefois, j’avoue avoir été davantage séduit par des exemples de rouleaux otoko-e, non que leur supposée « virilité » ait quelque chose de martial (ce ne sera le cas que du quatrième exemple que j’ai choisi de citer ici), mais parce que leur dessin, moins « digne », louche plus qu’à son tour sur la caricature, avec le cas échéant un humour marqué (même morbide).
Ainsi du Ban Dainagon E-kotoba, un rouleau narratif horizontal, encre et couleurs sur papier, qui date de la fin du XIIe siècle. L’exemple que voici rapporte « la dispute des enfants », scène fameuse de ce rouleau semble-t-il assez drôle rapportant un fait-divers de l’époque (l’incendie d’une porte du palais impérial, avec ce qu’il faut de médisance et de calomnie pour rendre la chose amusante, faut-il croire). La scène illustrée correspond en fait à plusieurs moments, qu’il faut lire en faisant le cercle (un procédé, cela dit, qu’on avait déjà pu rencontrer dans des œuvres bouddhiques auparavant – rapportant par exemple les vies antérieures du Bouddha historique, notamment la scène du sacrifice au tigre).
Chôjû Giga
Mais voici incontestablement mon chouchou parmi tous ces rouleaux : les Chôjû Giga ; des œuvres anonymes là encore, datant de la fin du XIIe siècle (mais le dernier rouleau semble plus tardif et dû à un autre auteur, ou plusieurs, moins doués que leur prédécesseurs), et simplement constituées d’encre sur papier. À la différence du rouleau qui précède et de ceux qui suivent, ces « Animaux espiègles » ne sont pas accompagnés de texte, et ne renvoient pas à une histoire connue – aussi ont-ils suscité des interprétations très différentes, et leur mystère n’est toujours pas percé… Peut-être les Chôjû Giga ne sont-ils pas exactement narratifs à proprement parler, en dépit de leur mode de lecture consistant à dérouler l’ensemble ?
Quoi qu’il en soit, ces rouleaux sont délicieux, qui contiennent des fantaisies animalières probablement non dénuées d’une certaine dose de satire, puisque les bêtes y singent les hommes (si j’ose dire) ; par exemple, cette adoration d’un Bouddha grenouille par des singes, des renards et des lapins est sans doute assez éloquente à cet égard, et s’avère d’une modernité stupéfiante dans le trait, autant que d’un humour peut-être un peu irrévérencieux qui fait toujours mouche.
La comparaison vaut ce qu’elle vaut, mais, au travers de ces quelques aperçus, j’ai immédiatement pensé à une œuvre peu ou prou contemporaine, mais littéraire (d’abord, pas seulement) et française : mon Roman de Renart adoré. C’est absolument parfait.
Gaki Zôshi
Le cas du Gaki Zôshi (fin du XIIe siècle également, encre et couleurs sur papier) n’est finalement pas moins compliqué, car l’œuvre s’inscrit cette fois dans un registre bien précis : celui du prosélytisme bouddhique. En effet, ces « Fantômes affamés » font partie d’un ensemble de rouleaux destinés à édifier les foules, en leur narrant les horreurs vécues sur Terre et aux enfers par ceux qui ont défié la loi de Bouddha en agissant mal ; oui, il y a une idée d’ « enfer », qui n’est peut-être pas si éloignée que cela des visions terribles et grotesques d’un Jérôme Bosch…
Mais la caricature est pourtant de la partie, ai-je l’impression – et, mais peut-être est-ce un mauvais réflexe de ma part, celui d’un Occidental huit siècles plus tard, je ne peux m’empêcher de savourer les traits, parfois du plus haut comique, de ces terribles fantômes.
Heiji monogatari
Les trois rouleaux dont je viens de parler ont quelques points communs : ils datent tous de l’époque de Heian, contiennent une part de caricature, mais ont peut-être aussi, sauf le premier à vue de nez, une dimension religieuse ; par ailleurs, s’ils sont en relation avec un texte (ce qui n’est pas le cas des « Animaux espiègles »), ce n’est pas avec une grande œuvre littéraire qui a traversé les siècles (ce qui les distingue en même temps de leurs contemporains, de style onna-e, qui illustrent Le Dit du Genji).
Mais nous reprenons un siècle plus tard environ (la fin du XIIIe siècle), avec un rouleau illustré dépourvu de la moindre caricature et d’un effet tout autre, plus réaliste, enfin lié à une grande œuvre littéraire : Le Dit de Heiji (Heiji monogatari), chronique guerrière dont j’avais eu l’occasion de parler sur ce blog.
L’illustration du récit épique a un souffle remarquable, l’encre et les couleurs sur papier produisent un nouvel effet, tout particulièrement dans cette fameuse scène, et traumatique, illustrant l’assaut du palais de Heian par les troupes rebelles du clan Minamoto et l’incendie qui s’ensuit. « Souffle » est le mot, je crois, et je crois également qu’il témoigne de ce que l’époque a changé – qu’avec l’avènement des guerriers, on en arrive à ce « monde à l’envers » dont parlait Pierre-François Souyri dans son Histoire du Japon médiéval (reprenant l’expression chez de nombreux auteurs contemporains des événements).
Myôe Shônin en méditation (œuvre d’Enichibô Jônin)
Je m’en tiendrai là pour les rouleaux narratifs. Il va de soi que la peinture japonaise a aussi concerné d’autres sujets qui nous sont plus familiers, comme le portrait, le paysage, etc. Ceci étant, en digérant éventuellement des influences extérieures (notamment chinoises), l’art japonais est parvenu à exprimer la plupart du temps une forte singularité – bien loin de simplement « copier », les portraitistes et les paysagistes nippons ont adapté leurs sujets à une sensibilité japonaise particulière, parfois même jusqu’à la contradiction des modèles.
J’ai envie de citer ici trois portraits – tous très différents. Le premier serait celui intitulé Myôe Shônin en méditation, dû au peintre Enichibô Jônin ; c’est un rouleau vertical, encre et couleurs sur papier, datant du début du XIIIe siècle. Myôe Shônin était un moine réformateur, très admiratif du nouvel art chinois des Song, dont il a recommandé de s’inspirer – ce qu’a fait notamment l’auteur de ce portrait, qui était en fait le disciple préféré dudit moine, qu’il représente ainsi pour l’éternité.
C’est en fait l’occasion de témoigner d’un changement dans les mentalités, et notamment dans les spiritualités. En cette époque de Kamakura dont on dit souvent qu’elle privilégiait le réalisme (voyez plus haut les développements sur Muchaku et le Heiji monogatari), dimension qui s’exprime sans doute dans le visage du moine, sensible autant que mal rasé, le peintre montre combien cette approche n’est pas un appauvrissement, mais quelque chose d’essentiellement différent, susceptible de produire des pièces d’un haut niveau artistique. L’influence zen s’y fait sans doute déjà sentir, et la composition, tout particulièrement, me paraît admirable, centrée sur le moine en pleine méditation, et même sur son visage si parfaitement humain.
Minamoto no Yoritomo (œuvre de Fujiwara Takanobu)
Des trois portraits que j’ai choisi d’évoquer dans cet article, je crois bien que celui-ci est mon préféré. L’individu représenté est une figure capitale dans l’histoire du Japon, le premier shôgun de Kamakura, Minamoto no Yoritomo ; il est peint ici par Fujiwara Takanobu, sur un rouleau vertical, encre et couleurs sur soie, qui date du XIIe siècle (le peintre a vécu entre 1142 et 1205, son sujet de 1147 à 1199).
Joan Stanley-Baker nous explique que c’est une œuvre typiquement entre deux mondes, avec le formalisme de Heian d’une part, s’exprimant notamment dans la composition, et, je suppose, dans l’allure étrangement « géométrique » du corps et des vêtements du shôgun, tandis que le visage est traité avec une grande attention réaliste, plus typique de l’art naissant de Kamakura – et à vrai dire impensable quelques décennies plus tôt. Le résultat, tout en contrastes, me paraît tout simplement parfait – c’est vraiment un type de représentation qui me plaît beaucoup.
Sakata Hongorô III dans le rôle du méchant Mizuyemon (œuvre de Sharaku)
Le dernier portrait que je retiens ici est bien plus tardif – c’est aussi, probablement, le plus connu des trois. Il s’agit de Sakata Hongorô III dans le rôle du méchant Mizuyemon, une estampe polychrome sur fond coloré de poussière de mica, signée Sharaku et datée de 1794. Elle représente un fameux acteur de kabuki, Sakata Hongorô III donc, que le peintre immortalise sous les traits les plus ridicules (on l’a parfois dit ancien acteur de nô, et très agacé par le succès du kabuki, genre populaire pour ne pas dire vulgaire…).
La caricature est vicieuse, mais aussi très drôle – et d’un art consommé, jouant là aussi beaucoup sur les contrastes, même si le grotesque est sans doute au premier plan ; dans le registre des estampes, si célébrées et courues par les artistes européens du XIXe siècle, cela me parle probablement davantage que les paysages d’un Hokusai ou d’un Hiroshige, si les sujets « badins » du « monde flottant » peuvent, quant à eux, me séduire à l’occasion.
Bois de pins (œuvre de Hasegawa Tôhaku)
La peinture de paysages est bien sûr répandue au Japon – et, à vrai dire, le bouddhisme zen a probablement eu un impact essentiel ici, qui a incité à représenter la nature selon des formes souvent épurées, et tout particulièrement dans le registre monochrome. Les premiers paysages représentés dans cette optique sont parfois la reprise de clichés chinois ne signifiant pas grand-chose pour les Japonais, mais ils ne s’en mettent que davantage à regarder leur propre nature, pour s’en inspirer et livrer des toiles immortelles.
En voici un exemple magnifique (probablement ce que j’ai préféré dans l’ensemble de ce livre), avec les Bois de pins de Hasegawa Tôhaku, datant de la fin du XVIe siècle ; il s’agit d’une paire de paravents à six panneaux, portant un dessin à l’encre uniquement sur du papier (ce qui n’est pas forcément caractéristique de l’auteur, qui a surtout œuvré dans le registre polychrome – ces panneaux ont quelque chose d’une exception).
Le plus admirable, et typique en même temps, est l’importance accordée au vide dans ces panneaux – comme une part essentielle de la composition, et semble-t-il un apport fondamental du zen, qui appréciait ce type de déséquilibre inspirant, constituant en fait un équilibre d’un autre ordre. L’artiste en dérive une sensation brumeuse, hivernale peut-être, qui embellit encore la majesté de ces grands pins élancés, tranchant sur les représentations habituelles de cet arbre au Japon (on prisait jusqu'alors les formes tordues et sinueuses – « à la chinoise »). Fonction de l’humeur, cette ambiance feutrée et indécise peut inspirer le calme, la sérénité – elle est en tout cas propice à la contemplation et même à la méditation, sur un mode supérieur prenant on compte ce que l’on voit mais tout aussi bien ce que l’on ne voit pas. C’est un immense chef-d’œuvre.
Faucon sur un pin (œuvre de Sesson Shûkei)
Proches des scènes de paysage, d’autres tableaux illustrent la nature en mettant en avant la flore (innombrables représentations d’orchidées, etc., souvent accompagnées de poèmes calligraphiés) ou la faune – ce qui a pu donner aussi bien de délicates études d’insectes, que ce tableau d’une fougue sidérante, et peut-être faudrait-il aller jusqu’à parler de violence : l’extraordinaire Faucon sur un pin de Sesson Shûkei (un rouleau vertical – il y deux rouleaux en fait, et l’autre est de toute beauté lui aussi, mais je préfère m’en tenir ici à celui-ci, autrement saisissant –, encre sur papier, milieu du XVIe siècle). La précision dans le rendu expressionniste et agressif de l’oiseau de proie s’accompagne d’une grande virtuosité dans la composition de son cadre ; en résulte un équilibre parfait, mais sur un mode étrangement hostile qui ne saurait laisser indifférent.
Au bord du lac (œuvre de Kuroda Seiki)
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le Japon voit son art bouleversé par l’ouverture au monde (même s’il n’en était pas aussi coupé qu’on a pu le dire – via notamment les commerçants hollandais) ; à l’indécision des troubles succède chez certains la conviction sans cesse martelée que ce qui vient de l’Occident est intrinsèquement supérieur (les Occidentaux pouvaient avoir une impression toute différente, notamment au regard des estampes – une histoire d’herbe plus verte chez le voisin). Les peintres japonais se livrent donc avec frénésie à la « peinture occidentale » (yôga).
Les plus habiles et conscients d’entre eux cherchent plutôt à opérer une synthèse : c’est le cas de Kuroda Seiki, grand connaisseur de l’art occidental (il a vécu à Paris puis créé une école de retour au Japon), dont voici, datant de 1897, Au bord du lac, une huile sur toile (soit deux choses inédites) qui rappelle pourtant la tradition des estampes. Le résultat « surprend » moins nos yeux d’Occidentaux, j’imagine, mais le sujet et le traitement ne sont pas sans grâce ni habileté, ni même personnalité, surtout dans pareil contexte.
Feuilles mortes (œuvre de Hishida Shunsô)
Mais le tableau de Kuroda constitue peut-être un premier état du courant dit « nihonga », soit « peinture (d’inspiration) japonaise », qui entend dépasser l’admiration éperdue pour les « nouveautés » occidentales, en en pesant bien l’apport, mais sans pour autant s’empresser d’effacer tout trait japonais ; c’est probablement ainsi qu’est né l’art contemporain nippon.
Hishida Shunsô, au tournant du XXe siècle, est représentatif de cette vision des choses, et ses Feuilles mortes (1910, paire de paravents à six sections, pigments minéraux sur papier), où les arbres se perdent progressivement dans la brume, rappellent avec bonheur les Bois de pins de Hasegawa Tôhaku, cependant avec une technique d’inspiration occidentale et davantage réaliste, mais sur un support typiquement japonais.
Rivière (œuvre de Tokuoka Shinsen)
Et nous en arrivons à l’époque contemporaine. Joan Stanley-Baker ne s’y étend pas dans cet ouvrage, n’en donnant guère que quelques aperçus rapides (il n’y a rien de la sorte dans le livre de Murase Miyeko). Je ne vais pas m’y étendre non plus – mon inculture et, c’est lié, mon absence totale de goût m’interdisent de vraiment en traiter.
Je noterai juste que cette Rivière, de Tokuoka Shinsen, datant de 1954, m’a séduit – je serais bien en peine de dire pourquoi. Mais, bizarrement (?), c’est surtout vrai dans le livre, où la reproduction a, pour je ne sais quelle raison, des couleurs bien plus douces et lumineuses que cette photographie trouvée sur Internet, dont le rouge m'agresse (la teinte est bien davantage orangée dans le livre)…
D'AUTRES ARTS – DONT LA CALLIGRAPHIE
Je n’ai finalement abordé l’art japonais, jusqu'à présent, qu’au regard de genres bien connus en Occident également, mais il va bien au-delà – et au-delà d’un partage qui me paraît malvenu entre arts dits « majeurs » et arts dits « mineurs ». L’art des jardins n’a assurément rien de mineur – les laques ou la céramique zen non plus, je suppose, même si l’intérêt de cette dernière, trop souvent, me dépasse (l’idée centrale de l’imperfection profitable me séduit, mais les quelques bols qui figurent dans cet ouvrage et qui suscitent des commentaires très enthousiastes, eh bien… je ne comprends pas), et il faut y accoler la cérémonie du thé, éventuellement le pivot autour duquel tous les arts s’organisent.
Mais la calligraphie doit probablement être mise en avant. Loin d’être un art « mineur », elle est peut-être, pour les Japonais (et pour les Chinois) l’art qui dépasse tous les autres. Bien sûr, l’écriture chinoise (mais aussi les kana, en fait) s’y prête particulièrement – d’une manière probablement inenvisageable pour notre alphabet. Ça ne nous facilite pas forcément l’appréciation au plus juste de la calligraphie japonaise, a fortiori si on ne sait pas lire le texte (j’entends : même s’il avait été écrit « normalement »), ce qui nous incite à envisager ces œuvres et leur qualité au regard de critères esthétiques un peu abstraits.
Mais, même ainsi, cela peut donner des choses proprement extraordinaires. Cet exemple m’a littéralement bluffé, qui est tiré du recueil Shigeyukishû, dans l’anthologie Sanjûrokunin ka shû, et date d’environ 1112. Je cite, je crois que c'est ce qu'il y a de mieux à faire (pp. 103-104) :
Le Sanjûrokunin ka shû (« Anthologie des Trente-Six Poètes »), du début du XIIe siècle, constitue un sommet dans l’art de la fabrication et de la décoration du papier. On pense que ce recueil de plusieurs centaines de poèmes, copiés par vingt calligraphes, a été offert à l’empereur-retiré Shirakawa, à l’occasion de son soixantième anniversaire (1112). Le poème suivant est de Minamoto no Shigeyuki (mort en 1000) :
Bien que la souche enterrée
Rencontre le Printemps quand
Les branches surgissent unanimes
Combien d’années a-t-elle
Passées sans verdir !
Le poème évoque peut-être une femme mûre, symbolisée par une souche enterrée, qui a déjà vu venir et partir plusieurs printemps suivis d’un été sans amour. L’artiste a utilisé du mica et de l’encre de Chine sur un papier décoré de collages. Au centre, un bateau abandonné, motif classique lié à l’été, est peint sur une feuille de papier déchirée, insérée entre deux morceaux de couleur plus claire, comme s’il n’appartenait pas au même monde. La disposition calligraphique du poème suit les cadences de la langue ; il se clôt sur des caractères chinois compliqués, en un paraphe d’une ferme écriture masculine. D'une pression forte et mesurée du poignet, le calligraphe semble avoir inscrit sur le papier les souffrances secrètes dont témoigne le poème waka de la même façon que s’il avait recopié un décret officiel.
Je trouve ça absolument stupéfiant, d'inventivité, d'audace, de pertinence.
À COMPLÉTER
Voilà, je vais m’arrêter là pour aujourd'hui. Mais tout cela sera à compléter avec d’autres ouvrages, ayant éventuellement un point de vue différent – assez prochainement, je vais ainsi vous parler de L’Art du Japon de Murase Miyeko, et tenter, avec un tout petit peu plus de bases, d’ordonner et analyser tout ça. Mais commencer par le pur ressenti ne me paraissait pas inapproprié.
GONON (Anne), La Vie japonaise, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Que sais-je ?, 1996, 127 p.
VINGT ANS AVANT
Le monde change en permanence – sans blague ? Et le Japon aussi vite que les autres pays. D'où un certain problème, concernant ce « Que sais-je ? » signé Anne Gonon, et qui vise dès son titre à donner au lecteur français une idée de ce que peut être la vie quotidienne au Japon… car vingt ans se sont écoulés depuis sa parution : dès lors, la vie quotidienne ici décrite n’est, sur certains points, pas tant celle d'aujourd'hui que celle d’il y a vingt ans. En effet, ce petit livre date de 1996, et n’a semble-t-il pas connu de mises à jour depuis ; or beaucoup de choses, à vue de nez, ont changé, et peut-être tout particulièrement au Japon… qui, alors, commençait tout juste à découvrir les joies de la crise.
Ce n’est certes pas la première fois qu’une de mes lectures japonisantes est affectée par ce travers : sorti de certains champs où la mise à jour régulière n’est peut-être pas aussi fondamentale, même si toujours bonne à prendre (l’histoire pré-contemporaine, la littérature, la pensée, etc.), les études portant sur des sujets très contemporains sont par essence vite datées – et peut-être tout particulièrement les « Que sais-je ? », avec leur densité particulière ? La géographie humaine (hop) et l’histoire contemporaine (hop), tout spécialement quand elles entrent en relation directe avec les considérations économiques, jugées d’une importance cruciale, sont des matières qui demandent à être réactualisées régulièrement, et peut-être même avec une certaine urgence.
Et nombre de questions de société, engagées dans un certain mouvement en 1996, ont pu drastiquement évoluer sur cette lancée en vingt années, même si sans garantie. À titre d’exemple, la condition des femmes a sans doute évolué depuis, mais le problème demeure épineux et les avancées souvent bien timides ; les crises du mariage et de la natalité se sont par contre considérablement aggravées, et le vieillissement de la population par la même occasion, avec des effets probablement pas si sensibles en 1996 ; dans le monde de l’entreprise, l’emploi à vie ne fait probablement plus sens aujourd'hui, ce qui, mine de rien, a des conséquences de poids ; et les loisirs comme la culture de 2017 peuvent être bien éloignés, parfois, de ce qu’ils étaient en 1996, et les sociabilités qui vont de pair de même.
MYTHES ET STATISTIQUES
Reste que ce petit ouvrage constitue une base tout à fait valable, même si à compléter sans doute, le moment venu, par d’autres études plus récentes. Mais, pour introduire à certaines questions concernant la sociologie et/ou l’anthropologie du Japon, je suppose qu’on aurait pu tomber plus mal – et des progrès avaient déjà été accomplis, alors, dans ce champ d’études si souvent piégé par les stéréotypes ou, moins grossièrement, les tentations un brin totalisantes, par exemple sur le mode culturaliste de Le Chrysanthème et le sabre, de Ruth Benedict (dont la lecture demeure cela dit fort intéressante).
À vrai dire, les Japonais eux-mêmes ne sont pas étrangers au façonnage de ces mythes. Celui de l’homogénéité ethnique du Japon continue sans doute de faire les délices de la droite nationaliste, contre les faits – celui d’une immense classe moyenne perdure peut-être également, mais de manière moins assurée depuis les années 1990 et l'éclatement de la bulle spéculative ?
Au-delà, comme en réaction aux préjugés et stéréotypes des Occidentaux concernant le lointain et (forcément) mystérieux Japon, certains essayistes nippons les ont parfois détournés de leurs connotations originelles pour en faire cette fois des principes positifs et spécifiques : c’est le domaine des nippologies, incluant aussi bien le « groupisme » que le mitate (« imitation »), le caractère primordial de l’harmonie (wa), la dépendance affective (amae) ou encore le binôme intérieur/extérieur (uchi et soto) ; des notions qui, en fait, à la différence des mythes envisagés dans le paragraphe précédent, ont probablement une certaine réalité, un certain poids, dans les représentations japonaises – et, mais au travers de ces représentations, dans la vie quotidienne des Japonais ; l’erreur serait d’en faire des principes déterminants absolus.
Il importe donc de se prémunir contre ce genre de fantasmes, même bien intentionnés. La méthode est donc requise : l’approche d’Anne Gonon, à cet égard, est essentiellement statistique – ce « Que sais-je ? » est riche de données chiffrées, et précises… même si, à l’occasion, ces données ne trahissent que davantage le caractère daté de l'ouvrage : comparer les revenus et les prix en francs, ma foi… Bien sûr, l’approche statistique en tant que telle ne garantit pas forcément d’éviter de sombrer dans les stéréotypes – mais elle fournit un socle à l’interprétation.
Ce « Que sais-je ? », comme finalement un certain nombre de ses semblables, est par ailleurs assez dense – et d’une lecture éventuellement aride, a fortiori quand les chiffres sont de la partie. Je ne peux certes pas en faire un compte rendu « exhaustif ». J’ai donc pioché dans quelques thèmes « généraux », pour donner une (brève) idée du contenu, sans rentrer dans les détails, mais il y a bien plus dans ces 128 pages – à titre d’exemple, j’ai trouvé fort intéressants les très brefs développements consacrés au rapport à la loi, plus spécifiquement dans le cadre de l’action politique… Mais restons-en ici à des choses plus « globales ».
FORMES DU GROUPE ET CRISE DES MODÈLES
Même au-delà de la nippologie du « groupisme », qui, dans ses formes les plus extrêmes, va jusqu'à prétendre que « l’individu n’existe pas au Japon », il n’en reste pas moins que le rapport au groupe est un questionnement anthropologique fondamental et qu’on ne saurait contourner.
L’individu est sans doute inscrit dans plusieurs groupes, éventuellement très divers (en fait, j’y reviendrai, dans le cadre des sociabilités associées à la culture et aux loisirs), mais deux sont sans doute primordiaux, qui se voient consacrer d’assez longs développements (et assez arides, dois-je dire – c’est aussi pour cette raison que je ne me sens pas de m’étendre ici outre-mesure sur la question…) : la famille, et l’entreprise. Or ces deux groupes sont en crise – la famille, c’était déjà le cas en 1996, et l’entreprise, ça l’était peut-être déjà, mais ça l’est en tout cas de plus en plus. On peut parler ici d’une crise des modèles, dès lors.
Or ces structures sont si prégnantes que l’on ne peut pas vraiment les étudier isolément, d’autant que leurs transformations affectent nécessairement d’autres dimensions de la société japonaise. Par exemple, la question de la famille impose d’envisager la division sexuelle du travail, disons, mais elle peut aussi avoir des connotations politiques – le passage du modèle traditionnel de la « maison », ie, à la famille nucléaire, kazoku, peut influer sur la conception de l’État ; mais, très concrètement, cela a aussi et peut-être d’abord des conséquences d’ordre religieux, du fait de la place accordée au Japon au culte des ancêtres, dans le contexte même du foyer (et c’est dans ce cadre que demeurent quelques ultimes soubresauts du système ie).
L’entreprise, de son côté, a, malgré la crise, des implications parfois surprenantes pour le lecteur occidental, dans la mesure où son emprise sur le salarié a quelque chose de global, mais aussi affectif. La relation entre l’employeur et l’employé, peut-être teintée d'amae, a un caractère direct et personnel (en théorie, du moins), qui n’est pas sans rappeler les principes confucianistes (remodelés à la japonaise) de loyauté et de piété filiale, lesquels avaient déjà été détournés dans une optique politique sous Meiji. L’entreprise est un monde en soi, avec ses activités de groupe obligatoires – le temps passé au travail, considérable, ne consiste en effet pas qu’en horaires « normaux » et heures supplémentaires : les sociabilités imposées sont tout aussi essentielles ; même si, déjà en 1996, les Japonais souhaitaient semble-t-il s’en détourner pour privilégier des sociabilités davantage informelles, et choisies. On parlait encore alors de l’emploi à vie, mais je suppose que la crise a affecté ce modèle depuis – et certaines prémisses figuraient déjà dans le « Que sais-je ? » d’Anne Gonon : les emplois précaires au premier chef, même si surtout associés aux femmes et aux personnes âgées.
DIVERSITÉ DES JAPONAIS
Je ne me sens pas de développer davantage concernant ces groupes et leur crise. Mais cette ultime remarque nous amène à envisager la diversité des conditions de vie au Japon, sujet qui m’a davantage parlé. Cette diversité des conditions, comme de juste, peut prendre des formes variables, éventuellement liées entre elles – et le monde de l’entreprise est à nouveau disséqué sous cet angle, c’est assurément un sujet essentiel de ce petit ouvrage. Mais l’exposé procède surtout par oppositions : hommes et femmes, jeunes et vieux, ville et campagne.
Je relève qu’un autre aspect aurait pu (dû ?) être traité à cet égard, un peu oublié ici, concernant les populations immigrées au Japon (même si quelques développements en tête d’ouvrage évoquent plus généralement le rapport à l’étranger) ; or cette question a semble-t-il considérablement évolué depuis 1996, avec notamment l’affirmation de la minorité coréenne, ou encore la mise en avant des enfants métissés, les hâfu. Dans un registre assez proche, les effets qui demeurent, malgré la législation, de la vieille discrimination à l’égard des burakumin (anciens eta et hinin), ne sont pas évoqués – mais c’était peut-être un sujet trop spécifique. Reste que ces deux sujets illustrent combien la société japonaise, en dépit des prétentions de certains, n’est pas homogène aux plans ethnique et culturel, notamment. Le mythe de la classe moyenne aurait de même pu être nuancé au regard des inégalités économiques, et je tends à croire qu'ici les choses ont considérablement changé...
Mais les trois binômes qui demeurent ont eux aussi beaucoup évolué depuis 1996 ; cependant, le « Que sais-je ? » d'Anne Gonon donnait une bonne idée des transformations alors en cours, et qui le sont toujours.
Hommes et femmes
La dichotomie masculin/féminin est un sujet d’une extrême complexité, et sur lequel je préfère ne pas m’étendre ici, car j’aurai très prochainement l’occasion d’y revenir, au travers d’ouvrages plus spécifiques (et récents), autorisant des développements plus amples et plus précis.
Disons du moins que la société japonaise est toujours passablement sexiste, attribuant des rôles sociaux plus ou moins figés sur la seule base du sexe. La situation évolue, mais lentement – parler d’une « émancipation des femmes » serait sans doute bien trop hardi, ainsi qu’en témoignent quelques sujets plus précis, comme les études (prépondérance du cycle court) ou, bien sûr, le travail (considérablement moins bien payé que celui des hommes, très souvent précaire, et de toute façon abandonné, sinon au mariage, du moins à la naissance du premier enfant, etc.) : autant d’occasions de constater que les représentations traditionnelles de la femme, en 1996, étaient plus que prégnantes – majoritaires voire systématiques. Chez les femmes comme chez les hommes, d'ailleurs.
Je suppose que cela demeure assez vrai aujourd'hui, même si des évolutions notables doivent être envisagées et analysées. En tout cas, comme dit plus haut, cette dichotomie persistante, mais tout autant ses évolutions, ne sont pas sans effets au regard de la perception de la cellule familiale et de son fonctionnement, ou, mais c’est lié, de la pratique du culte des ancêtres.
Jeunes et vieux
La dichotomie jeunesse/vieillesse est également très marquée, et traduit à son tour une véritable crise des valeurs : forcément, le Japon contemporain, à maints égards, n’a plus grand-chose de commun avec celui des générations immédiatement antérieures – sans même remonter jusqu'à la guerre, du moins celle de la Haute Croissance.
Or l’âge, au Japon mais comme ailleurs je suppose, a des implications spécifiques au regard des rôles sociaux, que la crise des valeurs affecte au premier chef – ne serait-ce, par exemple, que du fait de l’abandon de plus en plus marqué de la vieille structure qui faisait cohabiter trois générations sous un même toit, là où l’approche contemporaine tend bien davantage à privilégier la seule famille nucléaire : parents et enfants. Le rôle traditionnel de la personne âgée, notamment au regard de la transmission, ne peut dès lors plus être accompli, et la communication devient de plus en plus difficile entre générations – ce qui peut avoir des conséquences tragiques, dont je ne crois pas me souvenir qu’elles aient été spécifiquement évoquées ici, mais qui sont souvent notées de nos jours, avec le suicide des personnes âgées, endémique (une dimension à rapprocher éventuellement de l’opposition entre la ville et la campagne, d’ailleurs).
Travailler peut, mais sans garantie aucune, arranger un peu les choses en perpétuant malgré tout un statut et un rôle pour la personne âgée – à ceci près que ce travail a quelque chose d’obligatoire, du fait de la protection sociale plus que déficiente au Japon : une majorité de « retraités » travaillent, en fait – mais ils ne peuvent pas espérer davantage que des emplois extrêmement précaires et très mal payés…
Ce qui, pour le coup, les rapproche au moins symboliquement des jeunes ! Lesquels ont cependant d’autres préoccupations à prendre en compte – et au premier chef le poids des études (qui coûtent cher, en outre) : l’obsession des concours, que tout contribue à renforcer (le discours politique et économique, les ambitions angoissées des parents, la concurrence avec les autres élèves, etc.) est plus qu’aliénante… Les études statistiques sont formelles : les jeunes japonais considèrent les études comme une « souffrance », et le qualificatif n’est sans doute pas à prendre à la légère.
Toutefois, il faut surtout entendre par-là la course acharnée pour être accepté dans une université ; en effet, pour ceux qui parviennent à s’inscrire dans le supérieur, les années de fac peuvent constituer un entre-deux autorisant bien davantage de liberté (et d’excentricité) que les années de bachotage qui précèdent, et celles de la vie professionnelle envahissante qui suivent – ce qui a son impact au regard des loisirs et de la culture. Du moins est-ce une possibilité, mais qui peut avoir aussi quelque chose d’intimidant, voire d'anomique ? Là encore, les modèles ont pu évoluer, mais je note par exemple que le problème des otaku, sous ce nom mais au sens de hikikomori, est brièvement évoqué par Anne Gonon…
Ville et campagne
Reste un troisième binôme : ville et campagne – il est en fait assez lié aux deux précédents, mais s’inscrit cette fois dans le paysage ; forcément, les développements à ce propos relèvent au moins pour partie de la géographie, et j’ai déjà pu en évoquer quelques aspects (par exemple avec la Géographie du Japon de Jacques Pezeu-Massabuau, ou l’Atlas du Japon : après Fukushima, une société fragilisée de Philippe Pelletier – deux ouvrages, par ailleurs, soulignant par la force des choses combien la situation avait évolué à ce propos (le premier étant assez vieux, le second très récent).
Pour le coup, il s’agit bien d’opposer une urbanisation folle et une désertification rurale. Il semblerait que, globalement, la tendance d’il y a vingt ans ait été suivie, voire encore aggravée. La traditionnelle opposition du « Japon de l’envers » et du « Japon de l’endroit » s’est accentuée, et concrétisée de manière très visuelle dans cette mégalopole japonaise qui court sur 1200 kilomètres d’Ibaraki au nord et à l'est à Fukuoka au sud et à l'ouest. Les chiffres actuels sont éloquents : la mégalopole japonaise compte 105 millions d’habitants, soit 80 % de la population nationale, sur seulement 6 % de son territoire ! Les campagnes, en contrepartie, sont de plus en plus vides – elles se désertifient, mais elles vieillissent, également, et cette dichotomie doit donc souvent être associée à celle opposant jeunesse et vieillesse (la carte des suicides de personnes âgées est éloquente).
Dans les campagnes, ce phénomène se traduit notamment par une crise de l’agriculture : activité dominante il y a peu encore, elle s’est réduite comme peau de chagrin avec les années, jusqu’à devenir un épiphénomène aujourd’hui. Des politiques sont avancées pour tenter d’y remédier (ainsi qu’aux autres problèmes qui y sont liés – ce qui peut par exemple nous ramener à la crise du mariage et de la natalité, avec ces Philippines, etc., qui viennent au Japon pour y épouser des agriculteurs japonais célibataires), mais cela ne semble globalement guère efficace.
On aurait toutefois tort d’envisager le sujet comme systématiquement navrant – ce n’est clairement pas ma manière de voir les choses, hein… Et l’on peut relever que l’urbanisation a un corollaire (au passage, les villes connaissent un « effet donut » ; les populations urbaines s’attachent en fait souvent aux banlieues, et ne vont dans le centre que pour travailler – d’où l’importance au quotidien du réseau de transports en commun) : via le quartier, mais aussi le plus grand choix d’activités culturelles et ludiques, la ville offre la possibilité de nouvelles sociabilités, alternatives.
LOISIRS ET CULTURE
Ce « Que sais-je ? » accorde en effet une place non négligeable, et qui m’a surpris à vrai dire, aux questions touchant aux loisirs et à la culture, au travers de ses trois derniers chapitres, totalisant une trentaine de pages. C’est étonnant (peut-être...), mais tout à fait bienvenu – et une occasion appréciable de remettre en cause certains stéréotypes que les pages qui précèdent pouvaient, en cas de lecture hâtive, sembler confirmer (notamment concernant le travail et les études).
Je n’ai pu m’empêcher, par exemple, de relever l'importance accordée à la lecture – mise en corrélation avec le temps passé dans les transports en commun, certes (cela inclut la littérature, les journaux, les magazines aussi – les mangas, enfin, mais l’autrice semble un peu sceptique les concernant…).
Mais l’aspect physique est tout aussi important – avec un rapport au corps singulier, et qui évolue. Le sport y est lié, bien sûr – avec cette particularité que les sports les plus populaires en termes d’audience, le base-ball au premier chef, sont en fait assez peu pratiqués (les grandes équipes ont une base presque purement universitaire ; mais les stades sont remplis lors des grandes compétitions, et constituent pour le public un exutoire extrême). Les sports véritablement populaires, c’est-à-dire pratiqués en masse, à l’époque du moins, étaient, en tête, le bowling (je vais relire différemment certains passages de 20th Century Boys, moi…), puis la gymnastique – ensuite, le jogging et la natation. Il faut noter que tous ces sports sont surtout pratiqués par les femmes (les mères), et c’est une forme essentielle de leurs sociabilités.
Au-delà, dans un entre-deux peut-être inattendu unissant finalement la lecture et le sport, Anne Gonon relève l’importance générale de « l’auto-développement » dans les mentalités et les pratiques japonaises, incluant aussi bien un travail sur soi d'ordre spirituel que le désir de s’investir dans un sport ou un art au point de la perfection (par exemple l’ikebana, ou la cuisine, etc.). Les voyages peuvent y avoir leur part (alors assez largement le fait d’une élite, mais je crois que ça s’est démocratisé depuis).
D'autres activités ludiques sont envisagées – qui ont cependant pu évoluer à leur tour. Le chant est mis en avant dans le cadre du karaoké, il était alors très populaire, je ne sais pas s’il l’est autant aujourd'hui. Les jeux ont très probablement évolué, de même : en 1996, c’était encore le règne du pachinko, et, si les jeux vidéo sont évoqués par Anne Gonon, c’était alors dans un cadre tout autre que celui que nous connaissons aujourd'hui – avec des connotations bien datées de salles d’arcades ; je suppose qu’ici, tout particulièrement, avec les idées d’âge de l’information, la prégnance d’Internet et des réseaux sociaux, etc., tous ces développements auraient bien besoin d’être mis à jour (et ils auraient aussi un impact, peut-être, concernant d'autres loisirs, dont le fait de regarder la télévision, qui occupe en fait la première place).
Dans tous les cas, l’étude bienvenue de ces diverses activités ludiques et culturelles permet de repenser la question des sociabilités dans la vie quotidienne japonaise – en appuyant l’idée déjà évoquée dans le cadre notamment de l’entreprise, voulant que les Japonais tendent à se détourner des « sociabilités imposées » pour en privilégier d’autres davantage informelles, et, surtout, choisies.
INTÉRESSANT… MAIS VIEUX DE VINGT ANS
Au final, un petit ouvrage intéressant. S’il est régulièrement d’un abord aride (abondance des statistiques, style pas très engageant), il contient bien des éléments intéressants. Passée la brève mise en jambes historique et géographique, un peu sèche, les premiers développements consacrés à la famille et à l’entreprise m’ont paru un tantinet confus, impression heureusement invalidée assez vite – notamment, comme dit plus haut, avec les brèves remarques du chapitre IV, sur la mise en forme, la loi, et le rapport à l’étranger.
Mais ce sont surtout les développements consacrés à la diversité des conditions de vie qui m’ont parlé, puis, plus encore peut-être, ces ultimes développements, auxquels je ne m’attendais pas, portant sur les loisirs et la culture – tout à fait passionnants ! Et le semblant de fil rouge courant le long de ce « Que sais-je ? », et portant sur les sociabilités obligatoires et informelles, m’a paru tout à fait pertinent.
Cependant, l’ouvrage a ses limites – et la plus sensible est son âge. La vie quotidienne des Japonais d'aujourd'hui n’est probablement plus la même que celle d’il y a vingt ans… Cependant, la lecture de La Vie japonaise n’est pas une perte de temps : elle fournit un socle pertinent. Mais c’est au lecteur de compléter et nuancer les informations contenues dans ce petit livre au regard des évolutions plus récentes. J’ai ma liste de lectures d’ordre sociologique/anthropologique, et j’aurai donc l’occasion de revenir sur tout ça (et sans doute assez vite concernant la division sexuelle du travail).
La Découverte du Japon, 1543-1552 : premiers témoignages et premières cartes, édition de Xavier de Castro, préface de Rui Loureiro, Paris, Chandeigne – Librairie portugaise et brésilienne, coll. Magellane poche, [2013] 2017, 413 p.
ARRIVAL
Je n’ai certes pas un tempérament d’aventurier, même pas de voyageur à vrai dire, mais les récits des explorateurs m’ont toujours fasciné – et leurs cartes. J’aime les cartes – enfin, les vieilles cartes, et les imaginaires, sinon c’est pas drôle… Ceci quelles qu’aient pu être les intentions de ces aventuriers, d’ailleurs – ou les conséquences de leurs « découvertes », même si ce n’est certes pas une dimension dont je peux me passer maintenant, et j’y reviendrai forcément dans ce compte rendu.
Les « grandes découvertes » (eurocentrées, hein), entre la fin du XVe siècle, et la première moitié du XVIe, m’ont toujours fasciné, donc – même si au fond je n’en savais pas grand-chose au-delà de quelques clichés connus de tous. Et, notamment, je ne savais pas grand-chose, voire presque rien, d’une matière qui n’a fait que gagner en importance à mes yeux au fil des années : les premiers contacts entre Européens et Japonais – lesdits Européens étant plus précisément et pour l’essentiel des Portugais, qui, en grossissant le trait, s’étaient vu confier l’exploration et la colonisation de l’Orient, le Nouveau Monde étant, hors Brésil, la chasse gardée des Espagnols.
J’avais une date, 1543 (on aura l’occasion de voir que déterminer cette date n’était pas si évident que cela) ; je savais que le hasard y avait eu sa part – un naufrage, le cas échéant, et d’abord sur une petite île au sud de Kyûshû (je peux maintenant la nommer : Tanegashima) ; je savais aussi que les arquebuses des Portugais avaient tôt intrigué et fasciné les Japonais, qui découvraient ainsi les armes à feu (en fait, éventuellement un « mythe » à nuancer), lesquelles bouleverseraient bientôt dans l’archipel l’art de la guerre et le jeu politique ; je savais, bien sûr, que les Jésuites n’avaient alors guère tardé, dans la foulée des marchands, et qu’ils avaient à leur tête le charismatique et fougueux (saint) François Xavier ; je savais, enfin, que ça ne durerait pas – on parle du « siècle chrétien » du Japon, mais il n’a pas duré un siècle ; et les dernières décennies, l’atmosphère était tout autre : voyez Silence, d’Endô Shûsaku…
Il y avait forcément une littérature sur la question – des sources datant des événements mêmes (notamment via les rapports des Jésuites), mais aussi des études académiques récentes. Mettre la main dessus n’était cependant pas toujours évident… mais ce livre, au format poche et à prix très décent (14,50 €), m’est littéralement tombé entre les mains. C’était exactement ce que je cherchais : sources et commentaires sur les premiers contacts entre Portugais et Japonais – vraiment les premiers, la décennie 1543-1552 plus précisément –, incluant aussi bien des témoignages de marchands et d’aventuriers que de religieux (dont surtout François Xavier lui-même), avec aussi un aperçu du point de vue japonais de l’époque, et, cerise sur le gâteau, plein, PLEIN de cartes, et en couleur s’il vous plaît ! Parfait.
Et le livre s’est avéré à la hauteur de mes attentes : il est absolument passionnant, fascinant même parfois, d’une grande richesse et d’un grand sérieux. Parfait, vous dis-je !
PETITS BÉMOLS ?
Ou presque : avant de me lancer dans le concert d’éloges, je suppose qu’il me faut mentionner quelques petits bémols…
À la lecture de l’ouvrage, un point m’a régulièrement déconcerté : le livre est très sérieux, abondamment commenté, parfois pointu, toujours intéressant, mais l’édition n’est peut-être pas très… précise ? Le terme n’est pas très heureux – car ce volume, la plupart du temps, est assurément sourcé et fait preuve d’une grande attention aux détails. Ce qui m’intriguait, c’était surtout les traductions : globalement, l’ouvrage semblait être d’origine portugaise, mais sans toujours bien identifier les traducteurs. Ce qui me paraissait problématique, d’autant que tous les textes ici compilés ne sont pas initialement en portugais – un, notamment, est japonais, mais on trouve aussi de l’espagnol, du latin, voire des choses pas toujours bien définies… Je redoutais qu’à l’occasion ces deux (voire trois ?) niveaux de traduction aient pu nuire à l’ensemble – peut-être à tort, bon…
La situation s’est un peu éclaircie depuis ma lecture ; à vrai dire, il m’a suffi d’aller sur le site de l’éditeur… On nous parle ici d’une « édition » signée Xavier de Castro – or il s’agit d’un pseudonyme de Michel Chandeigne, soit le créateur de la maison à l’origine de cette publication, maison consacrée à la littérature et aux sources lusophones. Un nom de plume, plus précisément, employé pour des traductions (du portugais, donc) portant sur les voyages et les grandes découvertes. Ce qui semble confirmer les multiples niveaux de traduction, à l’occasion. J’avoue avoir du mal à comprendre la raison d’être de ce flou relatif dans un recueil par ailleurs pointu et précis.
Un autre aspect, plus commun hélas, concerne les renvois – relativement nombreux. Est-ce dû au passage en poche ? Ces renvois, très souvent, ne sont pas les bons, ils pointent vers une page qui n’a absolument rien à voir avec le sujet. S’il s’agit simplement de trouver une carte, ça n’est pas si problématique, mais ça peut l’être davantage notamment quand cela concerne des noms propres, toponymes ou patronymes – d’autant que l’usage est parfois changeant sur cette simple décennie.
J’ajouterais que le plan de l’ensemble m’a parfois étonné, sa logique m’échappant régulièrement – et c’est bien pourquoi je ne vais pas, dans ce compte rendu, respecter ce plan.
Le livre est passionnant, assurément – mais certaines choses sont un peu « dans l’ombre », disons. Rien de rédhibitoire, mais il me semblait devoir le mentionner.
SYNTHÈSE PRÉALABLE
L’ouvrage s’ouvre sur deux articles contemporains. Rui Loureiro livre tout d’abord une longue et passionnante préface, qui permet d’appréhender les explorations portugaises en Asie orientale, les premiers contacts avec le Japon (au-delà des fantasmes mythiques qu’il avait suscité auparavant), puis les difficultés finalement rencontrées par les Portugais et les Jésuites sur place, jusqu’à la fermeture de l’archipel – soit une contextualisation qui va bien au-delà de la seule décennie 1543-1552, dans les deux sens, mais de manière assurément pertinente. En tête d’ouvrage, nous pouvons ainsi faire le point sur les événements et leurs implications. C’est la meilleure place, car il s’agit d’un préalable fort utile à la lecture des sources en elles-mêmes – qui ont leur lot d’imprécisions, de confusions, d’ambiguïtés. Il peut s’avérer utile d’y revenir, d’ailleurs.
Et suit une véritable merveille, due à Xavier de Castro : un long article sur les premières cartes du Japon (ou faisant figurer le Japon). Sur une longue période, en fait – puisque l’on y aborde au premier chef des documents fort antiques et propres à la région (des cartes coréennes, notamment). Puis, entre Marco Polo et Christophe Colomb, on trouve des cartes imprécises et largement fantaisistes où l’on tente de localiser la mythique Cipango, cartes elles-mêmes variables en fonction des conceptions théoriques du monde puis des découvertes effectives accomplies par les navigateurs, qui évoluent progressivement vers l’idée d’une Terre sphérique (l’occasion d’envisager aussi les premiers globes, comme celui de Behaïm). Nouvelle étape essentielle après Colomb, il s’agit de prendre conscience de ce que l’Amérique n’était pas l’Inde (certaines cartes situaient ainsi Cipango dans les Antilles, voire l’assimilaient à Cuba, sauf erreur – dans la lignée de Colomb, donc, j’y reviendrai). La matière évolue ensuite très rapidement, les découvertes s’accumulant, et l’on voit progressivement, dans divers pays européens, apparaître des cartes plus pertinentes quant à la localisation du Japon. Après 1543, les cartes du Japon lui-même, bien sûr, évoluent très vite, des premières représentations encore passablement fantasmatiques à des documents de référence autrement sérieux et bien mieux assis. L’ensemble constitue un panorama aussi passionnant que fascinant, et, qui plus est, très abondamment illustré, et en couleur. Un vrai régal pour les yeux (même si le format poche amoindrit probablement l’effet), et une somme originale sur les représentations européennes du Japon, en évolution rapide au cours de la période.
FANTASMES D’EXPLORATEURS
Après quoi nous passons au gros de l’ouvrage : les sources en elles-mêmes. Un premier ensemble doit être distingué, qui précède la « découverte » du Japon.
Nous partons de Marco Polo et de son Livre des Merveilles, qui contient le « mythe originel » de Cipango, nom constituant semble-t-il une déformation d’une expression chinoise pour désigner « l’empire du soleil levant ». Cependant, le voyageur vénitien ne s’y est bien sûr pas rendu lui-même… Et son rapport fait montre des tares qu’on était en droit d’en attendre : le tableau est excessif, avec des attraits plus qu’exagérés (de l’or et des épices partout), des remarques très fantaisistes sur les coutumes des indigènes, et les confusions sont fréquentes – d’autant que le récit de Marco Polo, à la structuration indécise en la matière, amènera longtemps les Européens à redouter, sur la base d'une erreur d'interprétation, en la personne des Japonais, de cruels cannibales (et des adorateurs d’idoles, mais ceci, pour le coup, on y reviendra avec les rapports des Jésuites).
Je relève un aspect qui m’a plus particulièrement intéressé : dans ce bref passage consacré à Cipango, Marco Polo rapporte les deux tentatives d’invasion de l’archipel (enfin, l'île, pour lui), en 1268 et 1281, par les Mongols de Kubilai Khan, soit le grand Khan au moment même des voyages du Vénitien ; en fait, la seconde de ces tentatives a eu lieu alors que Marco Polo se trouvait en Chine. Pourtant, les événement sont étrangement mal datés… et par ailleurs des plus fantaisistes, même si le voyageur évoque alors le « vent divin ».
Quoi qu’il en soit, les récits de Marco Polo connaîtraient une postérité importante, même si avec des hauts et des bas – et le mythe de Cipango, notamment, aurait une certaine importance sur la suite des opérations (je n’en avais absolument pas idée), suscitant régulièrement une véritable passion, tout en étant parfois oublié pour un temps, au gré de cycles complexes. On peut déjà relever que le présent extrait de Marco Polo, dans cette édition, est annoté… par Christophe Colomb lui-même ! Et le Génois, dans cette entreprise, montre déjà une véritable soif de l’or et des autres richesses qu’il s’attend à trouver par-delà l’océan. Cette soif est en fait caractéristique – et l’on a pu faire remarquer que, si le Japon authentique ne présentait certainement pas ces richesses en or, sa « découverte » en 1543 coïnciderait avec la mise en place d’un très fructueux commerce de l’argent via la Chine...
Nous n’en sommes pas encore là. Mais, avec les « grandes découvertes », la donne change – et c’est tout à fait fascinant, par exemple la lettre de Toscanelli prônant le choix d’une route occidentale des Indes. D’autres documents de l’époque font de même, et d’autres bien sûr les contestent – dans les deux cas, c’est souvent sur la base de sources un brin douteuses, tels Aristote ou Salomon… Et la géographie de Ptolémée demeure la référence de base – dans sa variété de compilation.
Et nous en arrivons à Christophe Colomb. Le Génois n’en avait pas fait état lors de son premier voyage de 1492, mais il a ensuite développé une véritable obsession pour Cipango et ses richesses. Les annotations sur le manuscrit de Marco Polo semblent en témoigner, mais son journal tout autant, dont quelques extraits sont ici rapportés – méfiance toutefois, car ledit journal avait éventuellement été « retouché » par Las Casas, dans un contexte où l’héritage du navigateur était contesté, aussi n’est-il pas toujours parfaitement fiable (et c’est bien sûr un problème qui reviendra souvent dans l’ensemble des documents repris dans ce volume).
Reste que cette lecture, dans une approche « non scientifique » certes, produit bientôt un effet très désagréable sur le lecteur… Avec Marco Polo et (bizarrement) peut-être plus encore avec Toscanelli, je m’étais retrouvé emporté par cette fascination enfantine pour les exploits de ces audacieux aventuriers, à la bravoure et à l’intelligence sans pareilles… Hélas, ce qui domine dans ces extraits du journal de Colomb, c’est de très loin cette horriblement vulgaire « soif de l’or », qui ravale le hardi explorateur au rang de… disons la méprisable synthèse entre un bourgeois borné et un bandit de grand chemin. C’est que les crimes ne tardent guère : la découverte de minces filons aurifères dans les Antilles persuade pour un temps Colomb de ce qu’il a bel et bien atteint son but – Cipango (Cuba ou une île proche). Aussi réduit-il les Indiens locaux en esclavage pour relancer ces mines, pour des résultats assurément décevants à ses yeux cupides, mais bien plus tragiques pour ses victimes : les massacres emboîtent le pas de l’esclavage ! C’est pour le moins nauséabond…
D’autres explorateurs sont ensuite cités, qui dépassent le « nouveau monde » : Magellan tout d’abord, Jofre de Loaysa ensuite. On sait alors que l’Amérique n’est pas l’Inde, et que Cuba n’est pas Cipango. Les routes maritimes des Indes sont certes définies (a priori, celle consistant, dans la lignée de Vasco de Gama, à doubler le cap de Bonne-Espérance est privilégiée par rapport à celle empruntant le détroit de Magellan), mais ce qui ressort avant tout de ces témoignages plus brefs, c’est l’extrême péril de ces traversées, qui se finissent presque systématiquement mal : en pareille matière, les échecs sont forcément meurtriers.
MARCHANDS ET AVENTURIERS
Assez vite, pourtant, dès les premières années du XVIe siècle, le Portugal constitue un complexe réseau de factoreries en Orient, avec des points névralgiques, d’abord Goa, ensuite Malacca (surtout, il y en a d'autres). Les explorations amènent bientôt les Portugais à nouer des relations stratégiques avec des pouvoirs locaux, mais sans trop s’enfoncer dans les terres à vue de nez – et l’immense Chine, qui est alors à peine abordée, demeure largement méconnue.
Une étrange faune participe à toute cette expansion commerciale et politique. Les explorateurs dûment mandatés par la couronne sont régulièrement suivis, outre les religieux, par des aventuriers plus indépendants, des commerçants désireux de faire fortune par eux-mêmes dans ces lointaines Indes où tout paraît possible – a fortiori si on ne s’embarrasse pas trop des intérêts de la couronne : le commerce purement local, pour ces marchands portugais, s’avère souvent bien plus rentable que le commerce entre les Indes et le Portugal. Et, souvent, ces aventuriers effectuent les premiers contacts, la couronne portugaise ne se mêlant de l’affaire qu’après coup.
C’est plus ou moins ce qui se produit concernant le Japon. Les rêveries cupides de Colomb ne dataient guère, mais la fièvre de Cipango semblait être alors un peu retombée. En fait, depuis quelque temps déjà, les Portugais avaient sans doute approximativement localisé le Japon, et l’avaient identifié comme étant la Cipango de Marco Polo (le nom sera progressivement abandonné et remplacé par celui de Japon – notez que l’on appelle alors les habitants de l’archipel les Japons), sans pour autant chercher à tout crin à s’y rendre. Il faut noter, cependant, que les Portugais avaient, avant 1543, déjà établi des liens avec les îles qu’ils appelaient Léquios, et que nous appelons aujourd’hui Ryûkyû (Okinawa étant la plus grande et la plus connue), culturellement liées au Japon, mais politiquement indépendantes (les Ryûkyû ne seraient intégrées au Japon qu’à partir de Meiji). Ils savaient peu ou prou qu’en remontant les îles vers le nord-est, ils tomberaient ensuite sur un autre archipel, qu’ils pourraient de même remonter jusqu’à atteindre le Japon – plus précisément la grande île méridionale de Kyûshû, qui concentrera logiquement les implantations portugaises au Japon (on peut noter que Kyûshû était traditionnellement un lieu de passage, mais aussi voire surtout via une autre route maritime, celle qui, éventuellement via Tsushima, la relie à la péninsule coréenne, toute proche).
Le premier contact s’effectue donc largement « par hasard », à la suite d’un naufrage confirmant heureusement les informations obtenues dans les Léquios : trois commerçants portugais (pas forcément très bien accompagnés, ils sont associés à un pirate chinois…) s’échouent ainsi sur l’île de Tanegashima, cette fois rattachée au Japon, et plus particulièrement, sauf erreur, au fief de Satsuma, au sud de Kyûshû. Nous sommes alors en 1543.
Toutefois, ces événements sont d’abord rapportés de seconde main. Le premier Européen à en avoir fait état est semble-t-il l’Espagnol Garcia Escalante Alvarado, qui n’était donc pas présent au moment des événements. Ce texte est daté de 1548, et est quelque peu imprécis.
Mais il est suivi par un autre texte également daté de 1548, l’Information des choses du Japon, de Jorge Álvares, décrivant des événements un peu plus tardifs, et surtout faisant montre d’une connaissance autrement assise des réalités japonaises – ce qui laisse entendre que les choses sont allées vraiment très vite : tout a changé en l'espace de quelques années. Erreurs et confusions demeurent, mais des pas de géants ont été accomplis.
Ceci, en prenant en compte que, parmi ces aventuriers et marchands qui vadrouillaient dans les mers orientales à l’époque et qui ont entrepris les premiers contacts avec le Japon, tous n’étaient pas exactement fiables… Et peut-être tout d’abord les plus habiles d’entre eux ? Le filou Fernão Mendes Pinto occupant une place importante dans l’ensemble de ce volume, où il intervient par trois fois et avec des extraits assez longs de sa Pérégrination, je préfère lui conserver une section à part, en fin de chronique...
VU DU JAPON
Et vu du Japon ? Je suppose qu’il existe d’autres sources (?), mais la plus importante – et la seule figurant dans ce volume – est le Teppôki, ou « Chronique de l’arquebuse », car l’arme introduite par les marchands portugais y joue un rôle essentiel. C’est par ailleurs une source bien plus fiable que celles qui précèdent (et sans doute celles qui suivent, à l’exception peut-être des extraits de l’História do Japam de Luís Fróis), et celle qui a permis de fixer la date du premier contact très précisément au 23 septembre 1543 (les documents portugais et espagnols n’étaient d’aucun secours à cet égard).
Ceci étant, ce court texte, par ailleurs passionnant, n’est pas sans ambiguïtés non plus. Nous savons qu’il a été écrit par Nanpo Bunshi, un moine imprégné de confucianisme, au nom du petit-fils du seigneur de Tanegashima au moment du contact. Cette scène cruciale est d’autant plus précise, car elle se fonde sur des souvenirs familiaux dûment conservés, mais elle est en même temps assez pittoresque…
Tout particulièrement en ce qui concerne les arquebuses, le propos essentiel de cette relation (il y a une dimension propagandiste de la part du seigneur de Tanegashima mettant en avant son rôle dans cette affaire), à l’heure où l’arme à feu s’est répandue de par le Japon entier, et a bouleversé l’art de la guerre – Oda Nobunaga en fait l’éloquente démonstration, lui qui est le premier à constituer de vastes régiments d’arquebusiers dans son entreprise d’unification du Japon. Les Japonais n’étaient certes pas aussi ignorants des armes à feu qu’on a bien voulu le croire (lors des tentatives d’invasions mongoles, ils avaient fait face à des canons – les arquebuses les séduisent en tant qu’armes « individuelles »), mais la rencontre a tout de même été d’une importance fondamentale, et aurait très vite des conséquences très importantes.
Mais, si le texte se montre précis quand c’est nécessaire, il s’autorise comme les autres quelques fantaisies – et notamment dans la manière de relater ce premier contact, ou, plus exactement, la première démonstration des miracles de l’arquebuse : ça relève presque du dialogue philosophique, avec notamment des éléments d’inspiration taoïste !
Le texte est de toute façon très intéressant. La seule chose à regretter dans tout ça, c’est qu’il s’agisse de la seule source japonaise. Or d’autres sources du même ordre auraient probablement été les bienvenues, tout particulièrement pour traiter de la problématique qui suit...
FRANÇOIS XAVIER ET LES JÉSUITES
C’est qu’il nous faut maintenant envisager le rôle des Jésuites dans cette affaire – peut-être l’aspect le plus « connu » de cette rencontre au milieu du XVIe siècle, car, inaugurant le « siècle chrétien » du Japon, il aurait pour corollaires les persécutions et la fermeture au début de l’ère Edo (là encore, je vous renvoie à Silence, d’Endô Shûsaku).
La grande figure, ici, est bien sûr (saint) François Xavier, « l’apôtre des Indes », qui faisait partie des fondateurs de l’ordre des Jésuites (ce que je ne savais pas). Les Jésuites arrivent très vite dans les Indes, dans la foulée des explorateurs et en même temps que les marchands. Les intérêts des trois groupes sont en fait essentiellement liés : on n’en fait pas toujours état, mais ça ne trompe personne.
François Xavier, énergique, fait preuve d’un grand enthousiasme dans sa mission évangélisatrice, et se tient au courant de ce qui se produit dans la région. En 1548, il a vent de la « découverte » du Japon cinq ans plus tôt, et y voit aussitôt un terrain de jeu privilégié. Niccolò Lancillotto et lui-même envoient aussitôt trois lettres à ce propos, et décident de se rendre au Japon dès que possible.
Les Jésuites, accompagnés d’un Japon bourlingueur (pirate…) qui s’était converti (là encore j'ai pensé à Silence...), abordent bientôt Kyûshû, et entreprennent de convertir la population à la foi catholique. Les autorités locales sont déconcertées, mais pas forcément hostiles, et la mission, avec le temps, commence à rencontrer un certain succès. Dans des lettres de Kagoshima datées du 5 novembre 1549, François Xavier fait part de ses réussites à ses frères, et son enthousiasme déborde : aucun doute pour lui, s’il est un peuple d’Asie qui sera réceptif à l’évangélisation et qui apportera beaucoup aux chrétiens, ce sont les Japonais ! Mais, plus cyniquement, il souligne dans une autre lettre comment les intérêts de la foi, de la politique et du commerce peuvent mutuellement se soutenir et renforcer… Qu'importe : il se met à parcourir (à pied) le Japon pour y enseigner la loi, jusqu'à la capitale même.
Que les Jésuites aient rencontré des oreilles attentives lors de leurs premières missions au Japon semble à vue de nez acquis, même s’il faut sans doute réévaluer à la baisse leurs estimations. L’enthousiasme de François Xavier, mais peut-être pas délibérément, donne l’impression d’une aventure merveilleuse allant de succès en succès. Dans les faits, cependant, les choses se sont sans doute avérées plus délicates. D’autres Jésuites se montrent plus explicites à ce propos, tels Cosme de Torres, Juan Fernández (le premier Jésuite à avoir appris le japonais, qu’il maîtrisait très bien, au point d’en livrer une grammaire qui ferait date), ou surtout Luís Fróis, le plus objectif de tous, et par ailleurs un observateur acéré du Japon et des Japonais (le même éditeur a publié son ouvrage Européens et Japonais : traité sur les contradictions et les différences de mœurs, et ça a l’air tout à fait passionnant, il faudra que je mette la main dessus). Le tableau, cependant, n’en est que plus favorable à l’égard de François Xavier, dont il s’agit toujours de mettre en valeur l’abnégation, la piété, les efforts sans relâche pour convertir les Japonais. Mais le Japon, dans leurs récits, est bien un pays plongé dans le chaos de la guerre civile, et les prêtres n’y sont pas en sécurité – d’autant que, pour le bien de leur mission, ils doivent s’attirer les faveurs de dirigeants locaux qui ne durent pas éternellement.
Et les Jésuites rencontrent une certaine adversité – chez les bonzes, leurs ennemis mortels à n’en pas douter, et ça ne surprendra personne… Il faut dire que les Jésuites n’y vont pas par quatre chemins, qui dénoncent avec fougue les idolâtres, fieffés menteurs au service de Satan, hypocrites, sodomites (la critique essentielle, peut-être, ça revient sans cesse – surtout associée à la pédophilie), cupides et idiots… Ils dénoncent aussi d’autres pratiques qu’à les entendre les bonzes encouragent – au premier chef (enfin, au second – après la sodomie…), l’avortement.
Bien sûr, au-delà des insultes de cet ordre, la querelle est aussi théologique : ce sont là deux mondes qui ne peuvent pas se comprendre (en dépit des allégations de François Xavier concernant le bon fond chrétien des Japonais – le problème est justement que les bonzes sont passés par là…). Dès lors, un trait récurrent de tous ces récits (par ailleurs très divers : correspondance, rapports religieux, non religieux, essai historique, etc.) consiste à mettre en scène des débats organisés officiellement (généralement devant un daimyô très favorable aux chrétiens…), où les deux fois opposent leurs arguments, sans bien comprendre ceux de l'autre parti (les bouddhistes ne comprennent pas l’idée d’une création du monde, la réincarnation est absurde pour les chrétiens, etc.). Bien sûr, ces documents, étant ce qu’ils sont, montrent toujours un François Xavier particulièrement habile dans cet exercice (et sans doute l’était-il, globalement), un orateur habile et fort de son bon droit, qui a Dieu pour lui, esquive tous les pièges et humilie littéralement ses adversaires en mettant à jour leurs sottises et leurs mensonges… Généralement, ces récits se passent cependant de rapporter au juste les arguments de François Xavier (« trop compliqué pour en disserter ici », « si évidemment juste qu’il ne vaut pas la peine d’en dire davantage », ce genre de choses…) ; c’est même systématique (et particulièrement agaçant !) dans les épisodes « jésuitiques » de la Pérégrination de Fernāo Mendes Pinto… Tout au plus certains textes font-ils état de ce que quelques adversaires, à l’occasion, se montraient bien plus coriaces que le tout-venant des bonzes – les moines zen, qui inquiètent les Jésuites…
J’ai comme de juste tenté de mettre de côté mes préconçus agnostiques louchant vers l’athéisme avant de me lancer dans cette lecture – en fait, je n’avais pas d’hostilité marquée pour nos Jésuites arpentant le Japon, et, en cours de lecture, je me suis senti intrigué par certains d’entre eux (Luís Fróis surtout, donc). Par ailleurs, je ne portais pas davantage dans mon cœur les bonzes – dont maints récits dévoilent sans doute qu’ils pouvaient se montrer aussi hypocrites et répugnants que le prétendent ici les évangélisateurs. Mais conserver cette neutralité de bout en bout s’est avéré difficile – et, les textes étant chrétiens, ce sont les chrétiens qui m’ont agacé au premier chef. François Xavier en tête, bien sûr, qui, disons-le, avait tout d’un fanatique, et dont l’enthousiasme pieux pouvait aisément tourner à l’agression pure et simple. Le problème, c’est que, dans leur incompréhension ouvertement hostile des bonzes (incompréhension et hostilité certes réciproques), au fil des mêmes argumentaires toujours répétés (mais passés sous silence dans ces textes – sauf en quelques occasions où l'on voit pourtant aussitôt le sophisme au sens le plus vulgaire, ainsi quand François Xavier entend rassurer les Japonais convertis concernant le sort de leurs ancêtres promis à l’enfer pour n’avoir pas connu l’enseignement du Christ ; notez au passage que cette histoire d’un enfer éternel scandalisait particulièrement les Japonais), ils en viennent à illustrer un adage pourtant très biblique, à base de paille et de poutre… C’en est presque cocasse, parfois : François Xavier pourfend les idolâtres, mais confie aussitôt à un de ses fidèles une représentation du Christ dont il lui garantit qu’elle saura remédier aux tourments de son âme. Et pour les maux physiques ? Il lui tend dans un même geste une « discipline » (le fouet), guérison garantie également…. Puis notre apôtre s’en retourne vitupérer contre les superstitions. Les mauvaises langues trouveraient sans doute amusant de voir nos bons prêtres s’offusquer de la pédophilie des bonzes, y voyant un témoignage éloquent de la perversion de cette fausse foi, et s’enorgueillissant de ce que pareils mauvais principes ne pouvaient évidemment avoir cours dans la vraie foi… Les mauvaises langues, hein… Et j’ai déjà évoqué le cynisme éventuellement très… eh bien, jésuitique, dont François Xavier pouvait faire preuve en même temps que de sa piété, concernant les affaires économiques et politiques. Avouons cependant que ces traits, même sensibles, et régulièrement, dans les écrits des Jésuites eux-mêmes, ne sont jamais aussi insupportables que chez le fieffé conteur Fernão Mendes Pinto, et j’y reviens juste après.
Pour l’heure, la première mission des Jésuites touche à sa fin. François Xavier, fatigué, écrit sa « Grande Lettre » sur le Japon de 1552, de retour à Goa ; il semble alors vouloir se tourner vers la Chine, ayant compris au Japon l’influence culturelle énorme de l’empire du milieu, et supposant qu’il vaut donc mieux agir dans cette zone dans l’espoir que les bouleversements internes se répercuteront à l’extérieur. Mais il meurt dans l’année à l’âge de 46 ans ; il sera béatifié en 1619, et canonisé en 1622.
Les Jésuites n’en ont certes pas terminé avec le Japon – mais ils rencontrent bientôt des difficultés avec Toyotomi Hideyoshi, qui initie de premières persécutions (là où son prédécesseur Oda Nobunaga était assez favorable aux chrétiens), politique qui sera enfin reprise et poussée jusqu’au bout, après quelques atermoiements, par les shoguns Tokugawa, mettant fin au « siècle chrétien » du Japon.
PÉRÉGRINATIONS UN PEU GROSSES
Au fil de tous ces récits, un auteur est revenu régulièrement – à trois reprises, en fait, mais pour d’assez longs développements à chaque fois : il s’agit de Fernão Mendes Pinto, auteur d’une monumentale Pérégrination, colossal récit de voyage qui rencontrerait bientôt un immense succès en Europe. Pinto était bien un de ces aventuriers portugais qui ont tôt écumé les Indes en pleine effervescence, il a eu à n’en pas douter son content de péripéties, et a multiplié les fréquentations sur place, les meilleures comme les pires. Par ailleurs, il savait écrire, et raconter des histoires…
C’est bien ce qu’il fait dans sa Pérégrination – un ouvrage fascinant et palpitant, mais d’une fiabilité pour le moins douteuse… Peut-être moins qu’on ne l’a dit pendant longtemps ? Disons qu’il y a du vrai, à l’occasion, dans ces relations très fantaisistes – souvent au travers de séquences au cours desquelles notre auteur s’attribue sans l’ombre d’un scrupule les aventures arrivées à d’autres que lui. En cela, Pinto n’était sans doute pas différent de bien des aventuriers narrant leurs exploits en cette période de « grandes découvertes » ; c’est juste qu’il le faisait mieux, et avec une ampleur tout autre… Et, comme les autres et mieux que les autres, il enrobait ces semi-vérités de mensonges purs et simples.
Ici, nous le voyons donc raconter comment il a « découvert » le Japon ; bien sûr, il ne faisait pas partie des trois Portugais arrivés sur Tanegashima en 1543, et il cite deux compagnons qui n’y étaient pas davantage… Plus loin, il s’attribue peu ou prou le voyage de Jorge Álvares. Enfin, il évoque François Xavier et les Jésuites – allez savoir pourquoi, il ne s’est pas cette fois attribué les exploits du religieux, si populaire en Europe…
Notez, il y a du vrai, là-dedans – et Pinto s’est bien rendu au Japon à cette époque, où il a probablement rencontré aussi bien Jorge Álvares que François Xavier. Il s’agit donc de faire la part des choses… Heureusement, Pinto lui-même nous facilite la tâche, car ses mensonges sont souvent gros comme une maison. Il invente des coutumes japonaises parfaitement ridicules, dit à peu près n’importe quoi concernant les bonzes et leurs croyances, et, surtout dans le deuxième texte (celui qui revient sur le voyage de Jorge Álvares), il pèche par l’excès : Pinto est homme à vous narrer comment 42 000 guerriers ont pu trouver la mort dans une pièce de 3 m² en l’espace d’une demi-seconde – C’EST PARFAITEMENT AUTHENTIQUE.
Parfois, c’en est au point où c’est vraiment agaçant, même si on devine, plume en main, notre auteur qui s’amuse beaucoup… Sa relation de la mission de François Xavier abonde en scènes où l’apôtre des Indes pourfend par sa sagesse les bonzes idiots et mesquins, mais il est bien sûr systématiquement impossible de rapporter les arguments du religieux, car « trop compliqués », ou « trop évidents pour avoir besoin d’être démontrés ». Paille et poutre ? Mais sur le mode Fernão Mendes Pinto : les poutres dans l’œil des bonzes doivent bien peser six tonnes et faire 2400 mètres...
J’avoue avoir atteint les limites de ma patience dans pareils passages ; c’est dommage, parce que, dans les précédents extraits, même en faisant la part du mensonge pur et simple, les récits de la Pérégrination étaient souvent très amusants… À cet égard, leur excès était une qualité ! Du coup, ces documents très fantaisistes demeurent des sources passionnantes – simplement, à prendre avec des pincettes (au moins 15 000, dans le doute). Les élucubrations de Pinto, par ailleurs, font sens au regard de l’histoire des représentations – on ne saurait les exclure (et ça serait bien dommage).
DIX ANNÉES (ET PLUS)
De toute façon, La Découverte du Japon demeure un ouvrage passionnant. Cette compilation de documents rares dresse un tableau fascinant d’une décennie d’aventures à peine croyables, riche de figures hautes en couleurs et d’événements marquants. Le sujet est fort, son traitement pertinent. Pointu à maints égards, cet ouvrage saura pourtant séduire bien au-delà des seuls cercles d’un public érudit, pour combler la soif d’aventures des explorateurs en chambre tels que votre serviteur. Une magnifique lecture – le hasard a décidément très bien fait les choses !
TSCHUDIN (Jean-Jacques) et STRUVE (Daniel), La Littérature japonaise, deuxième édition mise à jour, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, série Lettres, [2007-2008] 2016, 127 p.
DEUX EN UN
Cela faisait quelque temps, n’est-ce pas ? Mais voici donc que je reviens à la lecture d’essais plus ou moins en forme de « manuels », et qui, en tant que tels, ne se prêtent sans doute pas très bien à l’exercice de la chronique bloguesque… Notez, j’en ai fait quelques-unes, que ce soit pertinent ou pas. Et, notamment, j’en ai fait quelques-unes portant sur des « Que sais-je ? », ce qui est bien le cas du petit livre dont je vais tâcher de causer aujourd’hui.
En notant, une fois de plus, que les « Que sais-je ? » peuvent prendre des formes assez diverses, en dépit de la collection éventuellement connotée qui les rassemble, et allant de la vulgarisation à l’essai plus pointu et assumant le cas échéant très franchement son caractère d’ouvrage à thèse (l’impression, par exemple, que m’avaient fait Histoire du Japon : des origines à Meiji et Le Japon contemporain, tous deux de Michel Vié). Mais, avec La Littérature japonaise, de Jean-Jacques Tschudin et Daniel Struve, j’ai l’impression, globalement, que l’on louche plutôt sur la première catégorie.
Ce qui n’a rien d’un reproche. C’est un livre très abordable, d’un style fluide, dense sans doute mais jamais au point de l’overdose – en fait, limite un peu frustrant eu égard à mes attentes : mes connaissances dans cette discipline, pour l’heure entièrement autodidactes, sont assurément des plus limitées, mais j’ai tout de même eu l’impression qu’il me fallait d’ores et déjà envisager la gamme au-dessus. Ce qui n'est probablement pas très malin de ma part. Et donc, non, ce n’est certainement pas une critique, d’autant que je n’ai certainement pas l’aplomb et l’assurance pour me la permettre – tout au plus un constat un peu ambigu, mais qui peut être tourné autrement : ce petit livre, je pense, pourra intéresser nombre de lecteurs qui, ainsi que moi-même, sont curieux à l’égard de cette matière, et cherchent à se constituer une « base » théorique, préalable indispensable à des questionnements plus spécifiques ou érudits. En tant que tel, il accomplit donc son rôle à la perfection.
Le présent « Que sais-je ? » est l’édition actuelle (et dans sa réédition la plus récente sauf erreur, actualisée en 2016) du titre de la collection consacré à la littérature japonaise – il avait été précédé par (au moins ?) un autre, également titré La Littérature japonaise, et qui était dû à Jacqueline Pigeot et Jean-Jacques Tschudin (j’en ai fait l’acquisition, et vous en causerai un de ces jours). De ces deux auteurs, le second est toujours de la partie, mais il est cette fois associé à Daniel Struve.
Cependant, il ne s’agit pas à proprement parler d’une coécriture : les deux auteurs se sont en fait répartis les tâches. Daniel Struve, maître de conférence à Paris VII, spécialiste de la littérature d’Edo et traducteur, a ainsi écrit les quatre premiers chapitres, consacrés à la littérature classique (entendre par-là antérieure à Meiji), tandis que Jean-Jacques Tschudin, qui fut professeur à Paris VII également et également traducteur, s’est chargé des trois derniers chapitres, portant sur la littérature moderne et contemporaine.
Néanmoins, les deux approches sont dans l’ensemble complémentaires, y compris formellement, et il n’y a pas une séparation brutale entre les analyses des deux périodes. Tout au plus ai-je vaguement eu l’impression d’une première partie peut-être un peu plus didactique, là où la seconde se permet éventuellementune optique un peu plus critique.
LA LITTÉRATURE CLASSIQUE
Grandes lignes
Nous commençons donc avec la littérature classique, selon un plan chronologique, distinguant quatre périodes : des origines à l’époque de Nara, l’époque de Heian (avec une vilaine coquille pour les dates, arf), le Moyen Âge et l’époque d’Edo.
À tort ou à raison, on fait souvent du Kojiki, en 712, le point de départ d’une littérature proprement japonaise, mais Daniel Struve remonte donc un peu avant, aux environs du Ve siècle, pour traiter notamment de la poésie antérieure.
La poésie est à vrai dire probablement le registre clef de cette première période, « des origines à l’époque de Nara (Ve siècle-794) », et conservera longtemps après une place de choix dans les lettres japonaises, avec des formes telles que le waka qui connaîtront des hauts et des bas tout au long de l’histoire littéraire japonaise – jusqu’à nos jours, en fait, et en dépit de bouleversements marqués. Cette place particulière ressort notamment des « anthologies impériales », à partir du Man.yôshû, ou Recueil des dix mille feuilles, qui sera régulièrement « complété » par la suite, de cette manière toute « officielle ».
Ce qui m’amène à évoquer une question complexe et qui demeure ambiguë à mes yeux après cette lecture : le rapport à la langue et à l’écriture chinoises. La matière est sans doute trop complexe pour être utilement présentée dans un ouvrage qui ne dispose tout simplement pas du temps et de la place nécessaires pour s’y attarder, mais disons du moins que cette lecture ne m’a pas vraiment éclairé sur la question. Je me perds, surtout dans les premiers siècles bien sûr, entre les ouvrages « en chinois », « en japonais », « en chinois japonisant », « en japonais largement sinisé », etc. Des questions de degrés, le cas échéant, qui me dépassent totalement – mais sans doute, pour être un peu moins perdu dans cette affaire, faudrait-il que je me penche sur l’histoire de la langue, et non de la littérature, avec ses kana « provisoires », etc. C’est une discipline à part entière.
Quoi qu’il en soit, outre la poésie si essentielle aux premiers temps de la littérature japonaise, d’autres genres, à terme, doivent progressivement être mis en avant, et notamment le « journal intime », ou nikki, dont la part autobiographique est parfois tempérée par une fiction qui ne dit pas encore son nom.
Cela m’amène, à vrai dire, à me poser une question plus globale concernant les non-fictions – car, poésie mise à part, et en prenant en compte cette ambiguïté concernant les « journaux » (ou tout autant les Notes de chevet de Sei Shônagon, etc.), la place des non-fictions dans l’histoire littéraire m’apparaît un peu problématique : bien des œuvres, dont au premier chef le Kojiki, mythologique, puis, mettons, Le Dit des Heiké, chronique historique, ou les Notes de ma cabane de moine de Kamo no Chômei, d’essence philosophique et religieuse, sont citées ici comme faisant partie intégrante des lettres japonaises, mais somme toute assez rares au-delà sont les « essais », disons, qu’ils soient d’ordre politique, philosophique ou religieux, à être mentionnés : guère de place ici pour Dôgen ou les autres auteurs bouddhistes, encore moins pour le Traité des Cinq Roues ou le Hagakure ; la même chose se constatera à vrai dire dans les chapitres consacrés à la littérature moderne et contemporaine, où les seuls essais envisagés, peu ou prou, seront ceux qui traiteront spécifiquement de matières littéraires – les philosophes et les politiques seront le cas échéant mentionnés en passant (car, et j’y reviendrai, l’idéologie a sa part, essentielle, dans l’histoire littéraire du Japon moderne et contemporain), mais pas davantage, car ils ne semblent pas perçus comme relevant à proprement parler de cette histoire. Ce qui se tient sans doute, a fortiori sur un format aussi bref que les 128 pages traditionnellement dévolues aux « Que sais-je ? », mais il me semblait devoir en faire mention.
Mais revenons à l’époque classique, où d’autres genres font leur apparition – et, non des moindres, après certaines anthologies essentiellement poétiques mais où la contextualisation en prose tendait à gagner de l’importance (sur ce blog, voyez les Contes d’Ise et Le Dit de Heichû), le roman d’abord (avec tout au sommet Le Dit du Genji de Murasaki Shikibu), le théâtre ensuite, même si les formes établies du théâtre classique japonais, nô, kabuki et jôruri/bunraku, ne seront développées que plus tard. Cependant, le plan de cette première partie du « Que sais-je ? », assez vite, consistera donc en l’alternance toujours reprise des mêmes sujets : la prose, la poésie, le théâtre ; l'importance de chaque registre variant selon les époques.
Dans tous les cas, certains thèmes sous-jacents peuvent être mis en avant, mais qui ne sont finalement guère développés ici – ainsi, par exemple, de la place singulière des femmes dans la littérature classique japonaise, du moins celle de Heian (romans, recueils de poésie plus ou moins enrobés de fiction, journaux), ou encore de la culture propre aux bushi qui succède à celle de l’Antiquité nippone aux environs du XIIe siècle, mais n’est pas moins riche (à ce propos, sur ce blog, voir notamment Histoire du Japon médiéval : le monde à l’envers, de Pierre-François Souyri, ou encore les commentaires de René Sieffert à ses éditions des dits de Hôgen, de Heiji, et bien sûr et surtout des Heiké). Là encore, le propos de ce « Que sais-je ? » est bien de fournir une base à des investigations plus poussées.
Je ne saurais rentrer ici dans les détails de la complexe histoire de la littérature japonaise, avec ses ruptures et continuités, mais il y a assurément beaucoup à apprendre dans ces pages – au moins à titre de premier aperçu. La clarté de l’exposition séduit toujours ou presque, y compris quand il s’agit d’aborder les sujets qui me sont le plus hermétiques – cette satanée poésie en tête. Une bonne occasion de découvrir auteurs et titres au-delà des plus grandes célébrités de l’histoire littéraire japonaise, que sont notamment, à l’époque Genroku, Saikaku dans le roman, Chikamatsu pour le théâtre (voyez ici), et Bashô pour la poésie. En fait, la contextualisation opérée par Daniel Struve permet, ici comme ailleurs, de relativiser quelque peu le propos, en insérant ces grands noms des lettres nippones dans une histoire faite comme de juste de hauts et de bas, de révolutions et de réactions, et où bien d’autres auteurs, proches parfois, considérablement éloignés d’autres fois, méritent également qu’on s’attarde sur leurs œuvres.
C’est ainsi que l’on en arrive aux abords de Meiji, bouleversement dont la portée est sans doute considérable, mais qui, dans les lettres, a pu s’étaler quelque peu, car les auteurs d’Edo encore en place ont continué à publier après 1868, et il fallait aux jeunes auteurs de la période un peu de temps pour se remettre en cause, et remettre avec eux en cause, le cas échéant, l’histoire littéraire qui les a précédés, au prisme des séductions occidentales autant que des replis sur soi teintés de nationalisme ; mais ça, c’est l’objet de la seconde partie.
Pour l’heure, cette première partie a dressé un panorama intéressant de treize siècles d’histoire littéraire, condition nécessaire sans doute à des approfondissements plus personnels.
Quelques titres
La tentation du name-dropping est forcément grande avec ce genre d’ouvrage – et je suis absolument nul pour ce qui est de résister aux tentations… Quelques titres, alors, qui m’ont tapé dans l’œil, pour une raison ou une autre – il ne s’agit pas de citer « le meilleur » tel qu’il est (ou plutôt serait, c'est plus compliqué que ça) présenté dans le « Que sais-je ? », mais ce qui m’intéresse à première vue, moi, je, me, myself, I. Ne pas s’étonner, donc, si la poésie n’a qu’une place très réduite dans les lignes qui suivent… Par ailleurs, je m’en tiens (évidemment…) aux ouvrages disponibles en français (qui sont identifiés par des astérisques dans ce « Que sais-je ? », ouf et merci – avec quelques oublis ou imprécisions toutefois, ai-je l’impression ; les œuvres non traduites se voient autrement proposer un titre français littéral, en sus du titre original, toujours reproduit).
Il y a ce que je me suis procuré, sans encore avoir eu l’occasion de le lire : les premiers livres du Man.yôshû (si) ; les Notes de chevet, de Sei Shônagon ; LeDit du Genji, de Murasaki Shikibu (dont je n'ai guère lu que quelques très brefs extraits dans Mille Ans de littérature japonaise) ; le Journal de Murasaki Shikibu, toujours elle(dans le recueil Journaux des dames de cour du Japon ancien) ;le Journal de Sarashina(même chose) ; les Récits de l’éveil du cœur, de Kamo no Chômei ; Cinq Amoureuses, d’Ihara Saikaku, et Vie d’une amie de la volupté, du même ; d’autres Tragédies bourgeoises, de Chikamatsu Monzaemon...
Il y a ce dont j’avais entendu parler, mais sans en avoir fait l’acquisition pour l’heure :le roman Si on les échangeait (dont j’avais cependant lu quelques extraits, sous le titre Si je pouvais les intervertir !, dans Mille Ans de littérature japonaise) ; les Histoires qui sont maintenant du passé ; les Splendeurs et misères d’une favorite, de la Dame Nijô (là encore, j’en avais tout de même lu des extraits dans Mille Ans de littérature japonaise, sous le titre de Soliloque) ; les Notes sans titre, de Kamo no Chômei ; les Heures oisives, d’Urabe Kenkô ; les pièces de théâtre nô de Zeami (dont je n’ai lu que La Margelle du puits, toujours dansl’anthologie de Nakamura Ryôji et René de Ceccatty) ; L’Homme qui ne vécut que pour l’amour, d’Ihara Saikaku (dont j’ai néanmoins lu des extraits vous savez où, donc), les Contes des provinces du même, ses Récits du devoir des guerriers, et son Grand Miroir de l’amour mâle ; certaines autres pièces, notamment historiques, de Chikamatsu Monzaemon ; À pied sur le Tôkaidô, de Jippensha Ikku...
Il y a enfin ce dont je n’avais jamais entendu parler : le Conte du coupeur de bambou ; les Contes du Conseiller de la Digue ;Un malheur absolu ; les Contes d’Uji ; le Recueil de sable et de pierre ; l’Histoire de demoiselle Jôruri ; l’Histoire de Yokobue ; Issunbôshi ; Urashima tarô ; l’Histoire du singe de Nose ; l’Entrepôt éternel du Japon, d’Ihara Saikaku, ainsi que ses Lettres jetées ; l’Histoire galante de Shidôken, de Hiraga Gennai ; Le Trésor des vassaux fidèles ; Spectres de Yotsuya, de Tsuruya Nanboku ; Izayoi et Seishin, de Kawatake Mokuami...
Y a du boulot, hein ?
LA LITTÉRATURE MODERNE ET CONTEMPORAINE
Plus de détails et d’analyse ?
On passe alors aux trois chapitres dus à Jean-Jacques Tschudin, et qui portent sur la littérature japonaise moderne et contemporaine. Ces trois chapitres, à l’instar de ceux qui précèdent, se succèdent de manière purement chronologique : époque Meiji, époque Taishô et Shôwa jusqu’en 1945, et enfin de l’occupation américaine à nos jours. Sans doute ne faut-il pas, toutefois, accorder trop d’importance à ce découpage, car nombreux sont les auteurs qui chevauchent deux périodes : par exemple, Natsume Sôseki avait commencé à publier sous Meiji, mais il est ici envisagé seulement dans le chapitre sur Taishô ; de même, Dazai Osamu avait déjà publié et avait rencontré un certain succès avant guerre, mais il est étudié ici pour l’essentiel dans la brève période, sous l’occupation américaine, séparant la défaite de son suicide ; d’une certaine manière, on pourrait en dire autant de Kawabata Yasunari, mais, le concernant, ainsi que Tanizaki Jun.ichirô par exemple, l'étude doit en fait se faire sur les deux chapitres, avec des implications différentes.
Je note, mais peut-être n’est-ce qu’une impression, que l’exposé me paraît de toute façon moins didactique dans ces trois chapitres que dans les quatre dus à Daniel Struve, ce qui se traduit à la fois, peut-être, par une plus grande attention aux détails (même si ce n’est donc probablement qu’une impression de façade ?), et, ai-e le sentiment, une subjectivité critique légèrement plus affirmée.
Le point le plus important, toutefois, est probablement que cette histoire de la littérature japonaise moderne et contemporaine s’autorise davantage d’analyse, sur un mode éventuellement comparatiste – par exemple, un trait marqué de cette seconde partie porte sur les relations complexes entretenues par la littérature et l’idéologie (de manière générale) ; et, dans les développements les plus récents, ce « Que sais-je ? » s’autorise de même quelques réflexions, par exemple, sur le renouveau marqué de la place des femmes dans la littérature japonaise contemporaine, ou encore sur l’expression littéraire des minorités, notamment coréenne.
Grandes lignes (bis)
La rupture de Meiji est violente, mais ne doit sans doute pas être exagérée pour autant : les auteurs de la fin de la période d’Edo continuent à publier au cœur même des bouleversements, sans que leur art en ait forcément beaucoup été affecté. Il faudra qu’une nouvelle génération prenne le relais, mais celle-ci doit d’abord se former.
L’ouverture sur le monde constitue probablement le plus grand des chocs, d’emblée : les jeunes auteurs japonais sont amenés à découvrir, et à marche forcée, la littérature occidentale, dont les principes sont parfois fort éloignés des canons de la littérature japonaise d’alors et de ses sources essentiellement chinoises – la fermeture n’était pas totale, avec la « science hollandaise », mais le rapport, quantitativement et sans doute aussi qualitativement, est tout autre.
Les mouvements littéraires sont assez tôt importés, tels le romantisme ou le naturalisme, même si, dans le contexte nippon, ces dénominations tendent souvent à prendre un tout autre sens, parfois bien éloigné de celui que nous connaissons. Mais, dans tous les cas, cela amène les écrivains à questionner leur art, au fil de longs débats passionnés : si les « essais », de manière générale, ne sont qu’exceptionnellement cités dans cet ouvrage, plusieurs cependant viennent contredire ce sentiment, mais c’est que leur propos est essentiellement littéraire. Le naturalisme est ainsi assez vite un courant dominant, mais, de la théorie à la pratique, il y a un pas parfois considérable, et les meilleurs théoriciens ne sont pas forcément les mieux placés pour exprimer artistiquement leurs convictions dans des romans qui seraient à la fois des démonstrations, et, garantie de leur véritable intérêt littéraire, bien plus que cela encore (il y en a, heureusement). Or les questionnements littéraires peuvent prendre des formes éventuellement inattendues (pour un béotien comme moi), et j’ai été intéressé, notamment, par ce long et complexe débat sur la place du langage parlé en littérature...
Mais un débat autrement crucial se poursuit tout au long de la période, auquel la plupart des grands auteurs prennent part, d’une manière ou d’une autre : sans vraie surprise cette fois, il résulte en une tension entre le Japon et l’Occident, et entre tradition et modernité. Les auteurs les plus avant-gardistes (pour un temps du moins), et qui se passionnent pour la littérature étrangère (qu’elle soit anglaise, allemande, française, russe, etc. – ce qui pouvait déboucher sur une forme d’affectation, par ailleurs), ne sont pas forcément les derniers à regretter la disparition supposée d’un monde authentiquement japonais, même si leur rapport à cet oubli varie énormément, de Natsume Sôseki à Kawabata Yasunari en passant par Akutagawa Ryûnosuke ou Tanizaki Jun.ichirô.
L’anomie en est une conséquence fréquente, et à vrai dire souvent traitée par ces mêmes auteurs – dont les variations sur le « naturalisme » prennent régulièrement la forme d’une quasi-autofiction, où la subjectivité de l’écrivain se muant en narrateur apparaît comme étant le seul gage d’une vérité d’un ordre supérieur, et en tant que telle authentiquement artistique. Une anomie, par ailleurs, dont les conséquences peuvent s’avérer fatales – voyez, d’une certaine manière, La Mort volontaire au Japon, de Maurice Pinguet, dans son saisissant chapitre sur les écrivains de Taishô (sans même parler de son ouverture et de sa fermeture avec le cas Mishima, mais nous parlons alors de la période ultérieure).
Ceci étant, ces auteurs, comme tout le monde, évoluent ; aperçus à divers moments de leur vie, et pas seulement de leur carrière littéraire, ils peuvent présenter des images somme toute très différentes. Certains meurent jeunes (Akutagawa Ryûnosuke, dont le suicide s’est avéré très retentissant, mais peut-être aussi Dazai Osamu un peu plus tard), sans totalement se prémunir de ce changement d’image. D’autres, qui vivent plus longtemps, abandonnent assez souvent leurs audaces avant-gardistes de jeunes auteurs, plus ou moins « chiens fous », pour se sublimer à terme dans une écriture à la fois plus personnelle et plus apaisée (ainsi de Kawabata Yasunari ou Tanizaki Jun.ichirô – ce dernier, par exemple, conserve sans doute un certain goût pour la provocation, mais sa réflexion, d’abord du fait du grand tremblement de terre du Kantô, ensuite via sa redécouverte de la littérature de Heian, si peu du goût des autorités militaires, en ont fait à terme un auteur nouveau – ou du moins n’est-il plus exactement alors l’auteur du Tatouage).
Noter que j’ai jusqu’alors essentiellement parlé de fictions – qu’il s’agisse de romans ou de nouvelles. Mais la poésie et le théâtre ont toujours leur mot à dire durant cette période, qui digèrent chacun à sa manière les influences occidentales, quitte le cas échéant à revenir pourtant sur des formes japonaises classiques.
Littérature et idéologie
Un point qui m’a particulièrement intéressé, mais que je suppose ne pas être spécifique au Japon, même si la modernisation à marche forcée sous Meiji y a probablement eu sa part, c’est l’intrication permanente entre la littérature et l’idéologie.
C’est ici que les essayistes « non littéraires » (politiques, philosophes, etc.) jouent un rôle important, notamment via leurs traductions des intellectuels européens, ceux des Lumières (comme Rousseau par Nakae Chômin) ou d’autres plus tardifs – notamment les penseurs socialistes, d’abord sauf erreur dans une optique où la pensée chrétienne pèse d’un certain poids, ensuite de plus en plus dans une perspective marxiste, surtout à partir de la révolution russe de 1917 (mais la tentative de 1905, dans le contexte de la guerre russo-japonaise, lui avait sans doute pavé le terrain à cet égard). Ces idéologies « extérieures » imprègnent la pensée comme l’art de bon nombre d’écrivains, dont les romans, etc., ont un caractère marqué d’œuvres engagées, parfois même de démonstrations « scientifiques » : avant que le roman social ou prolétarien ne s’affiche comme un courant légitime sinon majoritaire, le romantisme ou peut-être plus encore le naturalisme « japonisés » n’étaient finalement pas plus innocents à cet égard. La vie intellectuelle, à l’époque, passe souvent par des revues littéraires volontiers avant-gardistes, où la pensée politique et la création littéraire s’associent, même si parfois de manière confuse (entendre par-là qu’un même « groupe », autour d’une revue donnée, peut être constitué d’auteurs à la pensée en fait toute différente). L’ouverture de Taishô aux principes libéraux et démocratiques était particulièrement favorable à ce bouillonnement idéologique – même s’il s’agissait somme toute d’une période fort brève, entre les avatars les plus stricts de Meiji (en matière de liberté d’expression tout particulièrement, avec surtout le procès et l’exécution des « anarchistes » autour de Kôtoku Shûsui, qui a considérablement affecté les intellectuels du temps) et la tournure militariste de Shôwa dans les années 1930.
Certains, parmi ces auteurs d’alors, embrassaient donc la modernité et les idéologies occidentales, mais d’autres, pas moins nombreux, avaient sans doute une approche plus pondérée. D’autres, enfin, en contrepoint, en tiraient argument pour opérer un repli sur soi qui, à terme, s’accommoderait de l’ultra-nationalisme des premières années de Shôwa jusqu’à la défaite – à moins qu’il ne l’ait suscité, ou du moins y ait eu sa part. Les « études nationales » n’impliquaient pas nécessairement cette conclusion, certes, mais l’exaltation du kokutai pouvait ainsi s’exprimer en dehors du seul champ strictement politique.
Dans tous les cas, le risque était grand d’un carcan nuisant à l’expression libre et à la création pleinement artistique, mais les meilleurs auteurs ont su s’en émanciper – à moins bien sûr qu’ils n’aient choisi, délibérément, de ne pas s’inscrire dans ce débat, ce qui n’avait rien d’évident. Mais je suppose que les abstentions aussi peuvent s’avérer marquées idéologiquement : ne pas écrire pendant la guerre n’était pas un acte neutre (le cas le plus marquant, car explicite, ai-je l’impression, est celui de Nagai Kafû) ; y consacrer son temps à l’exhumation d’un autre Japon, pré-guerrier, non plus (ainsi de Tanizaki Jun.ichirô « modernisant » Le Dit du Genji).
C’est que l’idéologie en littérature devient plus problématique encore quand elle implique la répression sur un mode totalitaire. Il semblerait que la littérature nippone n’ai pas été aussi systématiquement « aux ordres » qu’en Allemagne nazie ou dans l’URSS stalinienne, mais la marge de manœuvre des auteurs demeurait limitée – l’immédiat avant-guerre a pu produire des œuvres importantes, mais elles sont très rares, voire inexistantes, entre 1937 et 1945.
Il y a un cas particulier à noter, et qui concerne ceux qui s’étaient jusqu’alors affichés comme ralliés à une idéologie jugée hostile par le régime en place – le communisme en premier lieu. Certains croupissent en prison, à l’instar des principales figures du parti, mais pas tous – et nombre de ces écrivains, plus ou moins contraints et forcés, rédigent alors des œuvres en forme de « confessions » (tenkô), largement diffusées : il s’agit pour eux de revenir sur leur passé pour expliquer mais aussi critiquer leurs engagements de jeunesse, en louant bien au contraire le nouveau régime en place, qui leur a permis « d’ouvrir les yeux » sur leurs errements idéologiques. C’en est au point où ces tenkô constituent peu ou prou un genre littéraire à part entière !
Je ne vais pas m’étendre davantage sur le sujet ici (c’est passionnant, mais je ne suis clairement pas compétent), mais, si les développements qui précèdent valent surtout pour l’avant-guerre, la question a pu se poser ensuite également, même si dans des termes sans doute bien différents : un Mishima Yukio en témoigne, je suppose – mais peut-être aussi un Ôe Kenzaburô (je n’en suis pas bien sûr, hein : peut-être).
Développements plus récents
Le dernier chapitre, touffu, mais peut-être aussi un peu plus chaotique, traite de la littérature japonaise depuis 1945 jusqu’à nos jours. Les grandes figures n’y manquent pas, incluant Kawabata Yasunari, Tanizaki Jun.ichirô ou Dazai Osamu, qui avaient déjà entamé (voire bien plus que ça surtout dans le cas de Tanizaki) leur carrière avant-guerre, mais aussi des auteurs d’une autre génération, comme surtout Mishima Yukio ou Abe Kôbô, puis Ôe Kenzaburô, et bien d’autres encore (j’aurais envie de citer, par exemple, Nosaka Akiyuki, ou Endô Shûsaku...), jusqu’à la star actuelle Murakami Haruki, en passant par, que sais-je, Murakami Ryû, Ogawa Yôko, ou même Abe Kazushige…
C'est l’occasion de quelques développements sur les évolutions plus récentes de la littérature japonaise, de divers ordres. Une question m’intéresse tout particulièrement, sans surprise, mais, sans vraie surprise non plus, n’est finalement guère traitée ici – elle l’est toutefois, je ne suppose que je n’ai pas à m’en plaindre : il s’agit de la place de la littérature populaire, et notamment de la littérature de genre – qui en vient à dépasser progressivement celle de la littérature populaire, pour être honnête. Avant-guerre, elle n’est qu’à peine évoquée – on y mentionne bien des récits historiques et éventuellement feuilletonnesques comme La Pierre et le sabre, de Yoshikawa Eiji, mais le policier et le fantastique, sans même parler de la science-fiction pour l’heure, ne sont guère envisagés qu’au travers de quelques lignes consacrées à Edogawa Ranpo. Les contes d'un Akutagawa Ryûnosuke, par ailleurs, ne sont tout simplement pas envisagés dans cette optique. Pour m’en tenir à ma SFFF adorée, je note que la situation après-guerre est probablement différente – ceci, alors même que le genre en tant que tel n’est finalement pas représenté dans ce petit livre (pas même via Tsutsui Yasutaka, par exemple – ou Suzuki Kôji, peut-être) ; par contre, Jean-Jacques Tschudin relève que divers auteurs non associés au genre en tant que tels ont cependant beaucoup écrit dans ces domaines – on s’attarde plus particulièrement sur le cas d’Abe Kôbô, d’ailleurs, le plus flagrant sans doute, et le plus varié ; mais, plus récemment, Ogawa Yôko ou Murakami Haruki peuvent également être envisagés dans cette perspective. Je suppose que le cas d'Akutagawa n'était pas si différent, pourtant, mais ça se discute.
Sans que cela relève forcément du genre, mais avec des connotations populaires qui ne coulaient pas forcément de source, l’auteur relève que l’édition nippone produit régulièrement, et même de plus en plus, des best-sellers – on pense bien sûr d’emblée à Murakami Haruki, mais, pour citer des auteurs que j’ai pratiqués, c’est très probablement le cas aussi d’Ogawa Yôko. Surtout, ces succès instantanés tendent à s’exporter bien plus vite qu’auparavant, que ce soit dans d’autres médias (Jean-Jacques Tschudin mentionne par exemple l’adaptation à succès de La Formule préférée du professeur, d’Ogawa Yôko), ou par-delà les frontières du Japon : les traductions (en anglais, en français, etc.) sont aujourd’hui bien plus rapides et diverses qu’elles ne l’ont longtemps été – on revient une fois de plus à Murakami Haruki, bien sûr, pour qui c'est peu ou prou immédiat, mais l’auteur cite d’autres cas bien moins médiatiques, comme celui d’Abe Kazushige.
Mais « la sociologie de l’édition nippone », disons, mérite sans doute qu’on s’y arrête également. Jean-Jacques Tschudin relève ainsi que la place des femmes, dans la littérature japonaise contemporaine, est sans commune mesure avec ce que l’on avait connu depuis Meiji (évidemment, le cas antique est bien différent, mais la comparaison ne fait sans doute guère de sens… Évidemment aussi, il y avait des exceptions notables sous Meiji et Taishô) ; les auteures d’aujourd’hui (dont Ogawa Yôko bien sûr, mais il y en a bien d’autres) sont beaucoup plus nombreuses, beaucoup plus publiées aussi, et vendent souvent beaucoup. L’image comme les thèmes de la littérature japonaise moderne et contemporaine ont pu dès lors évoluer dans des directions qui auraient paru parfaitement inattendues il y a quelques décennies à peine – dans une société qui demeure sans doute passablement machiste.
Autre question éventuellement liée, celle de la place des minorités dans les lettres japonaises : la communauté coréenne, notamment, longtemps « cachée » (nous parlons surtout des Coréens qui s’étaient installés ou avaient été installés de force au Japon avant 1945, et de leurs descendants), semble se révéler un peu partout dans les médias, et dans les lettres comme ailleurs – avec une part de questionnement identitaire, sans doute ; là encore, le paysage littéraire japonais ne peut qu’en être affecté.
Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire, et avec plus d’assurance tant qu’à faire – du moins ai-je essayé de donner un aperçu de ce qui m’avait le plus intéressé dans cette seconde partie du « Que sais-je ? ».
Quelques titres (bis)
Vous reprendrez bien un peu de name-dropping ? Allez, comme plus haut et avec les mêmes principes (en notant que Jean-Jacques Tschudin cite probablement beaucoup plus d’œuvres que Daniel Struve – mais, le contexte étant tout autre, cela n’a sans doute rien de vraiment étonnant ; je m’en tiens d’autant plus aux seules œuvres expressément citées, et cette fois dans l’ordre alphabétique des auteurs, dans chaque catégorie)…
Il y a ce que je me suis procuré, sans encore avoir eu l’occasion de le lire : Projection privée, d’Abe Kazushige ; La Femme des sables et Le Plan déchiqueté, d’Abe Kôbô ; La Déchéance d’un homme, de Dazai Osamu ; La Chenille jaune, d’Edogawa Ranpo ; Pluie noire, d’Ibuse Masuji ; Fugen !etErrance sur les six voies,d’Ishikawa Jun ; La Confession d’un masque, de Mishima Yukio ; Miso Soup, de Murakami Ryû ; La Sumida, de Nagai Kafû ; Le Pauvre Cœur des hommes, de Natsume Sôseki ; La Pierre et le sabre, de Yoshikawa Eiji...
Il y a ce dont j’avais entendu parler, mais sans en avoir fait l’acquisition pour l’heure :Cahier Kangourouainsi que Les Amis, d’Abe Kôbô ; Soleil couchant, de Dazai Osamu ; Un admirable idiot, d’Endô Shûsaku ; Les Fleurs de l’été, de Hara Tamiki ; Nuages flottants, de Hayashi Fumiko ; La Danseuse d’Izu, Nuée d’oiseaux blancs, etLe Grondement de la montagne, de Kawabata Yasunari ; Le Bateau-usine, de Kobayashi Takiji ; Histoire d’un squelette, de Matayoshi Eiki ; La Mer de fertilité, Après le banquetetCinq Nôs modernes, de Mishima Yukio ; La Danseuse, etLe Jeune homme, de Mori Ôgai ; La Ballade de l’impossible et Chroniques de l’oiseau à ressort, de Murakami Haruki ; Feu d’artifice, de Nagai Kafû ; Miracle, de Nakagami Kenji ; Le Jeu du siècle, M/T et l’histoire des merveilles de la forêt, ou encore Adieu, mon livre !, d’Ôe Kenzaburô ; Les Feux, d’Ôoka Shôhei ;La Transgression, de Shimazaki Tôson ; Je suis un chat, ainsi que Botchan, de Natsume Sôseki ; Le Tatouage, Le Goût des ortiesetLe Journal d’un vieux fou,de Tanizaki Jun.ichirô ; Futon, de Tayama Katai...
Il y a enfin (et surtout ?) ce dont je n’avais jamais entendu parler : Une femme, d’Arishima Takeo ; Kae ou les deux rivales, d’Ariyoshi Sawako ; Mes dernières années, de Dazai Osamu ; Yôko, et Le Passeur, de Furui Yoshikichi ; Qui est le plus grand ?, de Higuchi Ichiyô ; Pas de consultation aujourd’hui, d’Ibuse Masuji ; La Saison du soleil, d’Ishihara Shintarô ; Le FauconetLes Asters, d’Ishikawa Jun ;La Ronde nocturne de l’agent de police, d’Izumi Kyôka ; L’Opéra des gueux, etLes Ténèbres d’un été,de Kaikô Takeshi ; La Pagode à cinq étages, de Kôda Rohan ; Le Cercle de famille, de Kojima Nobuo ;La Chasse à l’enfant, de Kôno Taeko ; Le Parti, de Kurahashi Yumiko ; L’Oie sauvage, etVita sexualis, de Mori Ôgai ; La Fin des tempsetLe Passage de la nuit, de Murakami Haruki ; Une histoire singulière à l’est du fleuve, de Nagai Kafû ; Zone de vide, de Noma Hiroshi ; Une existence tranquille, d’Ôe Kenzaburô ; La Dame de Musashi et L’Ombre des fleurs, d’Ôoka Shôhei ; Retour au pays, d’Osaragi Jirô ; Le Démon doré, d’Ozaki Kôyô ; La Chute, L’Idiote ou encore Une femme et la guerre, de Sakaguchi Ango ;Le Crime de Han, Seibei et ses gourdes, À Kinosaki, ou encore Errances dans la nuit, de Shiga Naoya ; Au bord de la piscine, de Shôno Junzô ;Oreiller d’herbes, Sanshirô, La Porte ou encore Clair-obscur, de Natsume Sôseki ; Shunkin, esquisse d’un portrait, ou Bruine de neige,de Tanizaki Jun.ichirô ; Train de nuit avec suspects, ou L’Œil nu, de Tawada Yôko ; Le Quartier sans soleil, de Tokunaga Sunao ; Le Bouddha blanc, de Tsuji Hitonari ; Poursuivie par la lumière de la nuit, de Tsushima Yûko ; Sang et os, de Yan Sogiru ; La Chambre noire, de Yoshiyuki Jun.nosuke ; Le Berceau au bord de l’eau, de Yû Miri...
Y a du boulot, hein ? (Bis.)
PASSIONNANT
Bilan plus que satisfaisant pour ce « Que sais-je ? », donc. D’une lecture agréable et d’un abord plutôt aisé, il constitue une excellente introduction à la littérature japonaise aussi bien classique que moderne et contemporaine. Chaudement recommandé à quiconque, à l’instar de votre serviteur, découvre cette matière passionnante.
Il y a sans doute bien plus à en dire, et, au sortir de ce petit livre, j’ai d’ores et déjà envie d’en lire davantage sur le sujet, avec des ouvrages pouvant s’émanciper des contraintes de la collection. Mais sans doute est-ce en vérité un réflexe malvenu : il me faudra y revenir en temps utile, mais, d’ici-là, j’ai plein de livres à lire – ceux dont parle cet essai. Il y en a beaucoup, et plus qu’alléchants. Au travail !
SIDNEY-FRYER (Donald), The Sorcerer Departs: Clark Ashton Smith (1893-1961), foreword of the publisher [Philippe Gindre], Dole, La Clef d’Argent, coll. Silver Key Press, [1963, 2007] 2008, 64 p.
KLARKASH-TON, ENFIN !
C’était il y a peu encore une de mes plus scandaleuses lacunes dans le domaine des littératures de l’imaginaire (je ne vois guère que celle concernant Robert Silverberg pour rivaliser... et perdurer là maintenant) : je n’avais pour ainsi dire quasiment jamais lu quoi que ce soit de Clark Ashton Smith – et le « quasiment » a quelque chose de passablement mesquin à ce stade. Certes, il y avait bien eu une nouvelle ici, une autre là, mais vraiment pas grand-chose : sauf erreur, je n’avais jamais lu de lui, à cette date, que ses deux nouvelles figurant dans Tales of the Cthulhu Mythos, à savoir « The Return of the Sorcerer » (titrée « Talion » chez nous) et « Ubbo-Sathla », lues en français il y a fort longtemps de cela, et, unique volume à son nom, bien plus récemment, La Flamme chantante.
Il faut dire que, lire Smith, en France… On avait bien édité un certain nombre de ses œuvres il y a quelques décennies de cela (au mieux à partir de la fin des années 1960, l’auteur était déjà mort), notamment chez NéO : autant de livres épuisés depuis fort longtemps et jamais réédités. Si l’on excepte quelques publications, essentiellement d’ordre poétique, à La Clef d’Argent, éditeur pour le moins confidentiel (qui a donc également publié, mais en anglais, le petit livre dont je vais vous parler aujourd’hui), et l’étrange et coûteux petit volume de La Flamme chantante chez Actes Sud (oui) en 2013, il était devenu peu ou prou impossible de lire Smith dans la langue de Bernard Werber. Certes, j’aurais pu le lire en anglais… Mais…
Et puis l’événement tant attendu s’est enfin produit : Mnémos, qui a décidément adopté ces dernières années une ligne très patrimoniale, a lancé un financement participatif pour une nouvelle édition des récits de Clark Ashton Smith consacrés à ses principaux univers récurrents, Zothique tout d’abord, puis Averoigne, Hyperborée et Poséidonis. Le trouvage de corbeau a connu un beau succès, qui a débouché sur la publication d’un très beau coffret comprenant trois très beaux volumes, reliés, avec signet, illustrés, absolument superbes, trois volumes dans lesquels les quatre dits univers sont exhaustivement abordés, ainsi que quelques autres récits de fantasy en guise de bonus, et dans de nouvelles traductions (les anciennes étaient semble-t-il très critiquables – ce qui ne me surprend pas vraiment).
L’occasion rêvée de lire – enfin ! – Clark Ashton Smith en français. Occasion que j’ai aussitôt saisie, même en prenant mon temps pour déguster (je n’ai pas fait dans le binge-reading, comme on dit) : j’ai ainsi achevé il y a peu la lecture du premier de ces trois volumes, consacré aux univers de Zothique et d’Averoigne, et le résultat a été à la hauteur de mes attentes – ou, non : mieux que ça ! Je vous en parlerai très bientôt ici même…
Toutefois, avant de m’étaler, avec plus ou moins de compétence, sur Zothique et Averoigne, il m’a paru opportun de consacrer un article préalable à l’auteur et à son œuvre. Deuxième effet Kiss Cool : la parution du beau coffret chez Mnémos m’a donc aussi incité à ressortir de ma bibliothèque de chevet ce petit ouvrage paru à La Clef d’Argent, ou plutôt Silver Key Pess, puisqu’il a été publié en anglais, oui, petit ouvrage qui prenait la poussière depuis bien trop longtemps, et dont je ne doute pas qu’il constitue une introduction utile à l’œuvre littéraire de Clark Ashton Smith – ce, sous toutes ses formes.
DE MENTOR À DISCIPLE
L’auteur est Donald Sidney-Fryer, sans doute un des plus fameux, voire le plus fameux, des connaisseurs de la vie et de l’œuvre de Clark Ashton Smith. Un nom, dès lors, que j’avais régulièrement eu l’occasion de croiser dans mes lectures portant sur la critique lovecraftienne – après tout, on juge souvent Smith indissociable de Lovecraft, et, si l’on y adjoint Robert E. Howard, nous avons ainsi « les Trois Mousquetaires » de Weird Tales ; par ailleurs des amis de plume, qui ont beaucoup correspondu, s’ils ne se sont jamais rencontrés. J’avais donc lu quelques articles ici ou là, dus à notre auteur – pas grand-chose, mais suffisamment pour m'en faire une vague idée, ou plus raisonnablement pour intégrer son association essentielle avec Clark Ashton Smith ; par exemple en le reconnaissant dans un des personnages figurant dans le roman de Fritz Leiber Notre-Dame des Ténèbres.
Contrairement à la plupart des autres critiques smithiens semble-t-il, Donald Sidney-Fryer a pour sa part rencontré Clark Ashton Smith, à deux reprises, dans les quelques années précédant sa mort en 1961. Deux rencontres marquantes, qui ont pu donner au jeune poète qu’il était alors l'impression d’avoir trouvé un mentor – peu ou prou le sentiment que ledit mentor avait pu ressentir, une cinquantaine d’années plus tôt, avec George Sterling. Ce lien très fort a décidé de la carrière de notre auteur, tant poétique (et ce jusqu’à nos jours, s’il faut sans doute mettre en avant ses Songs and Sonnets Atlantean, mais aussi ses performances scéniques) que critique (essentiellement en rapport avec Clark Ashton Smith, mais pas uniquement, car l’auteur s’est aussi intéressé à d’autres des « romantiques californiens », incluant notamment George Sterling et Nora May French, ainsi qu’à d’autres sujets encore, comme le ballet, etc.).
En 1963, soit environ deux ans après la mort de Smith, et probablement du fait de l’indifférence généralisée à l’égard de ce décès tant dans les milieux poétiques que dans ceux de la science-fiction et de la fantasy, constat rageant, Donald Sidney-Fryer a livré « The Sorcerer Departs », qui est probablement le premier article « bio-bibliographique » d'ampleur consacré au Barde d’Auburn, et qui reste une référence importante aujourd’hui. À l’époque, l’article figurait dans une anthologie hommage intitulée In Memoriam: Clark Ashton Smith, mais il a ensuite été réédité, sous forme de livre indépendant, en 1997, chez la maison bien nommée Tsathoggua Press, puis, dix ans plus tard, sous la forme du présent petit volume, à l’enseigne française de La Clef d’Argent. L’essai initial a connu quelques retouches éparses à fins d’actualisation, mais l’essentiel n’a pas bougé – et l’essentiel, ici, c’est l’enthousiasme, la passion proprement dévorante.
LE POÈTE D’ABORD
La vie de Clark Ashton Smith a été globalement banale, pour ne pas dire terne – ce qui n’en fait sans doute pas un sujet idéal pour une biographie. Au point, en fait, où rien ne semble offrir une prise adéquate pour « mythifier » le quotidien du poète, comme on l’a fait, plus ou moins consciemment, pour Lovecraft, et probablement aussi, encore qu’à un tout autre degré, pour Howard. Le relatif ermitage à Auburn, Californie, État rarement quitté ; un épisode mêlant tuberculose et dépression qui aurait ses conséquences sur le long terme ; un mariage très tardif… Admettons, mais pas grand-chose à se mettre sous la dent – du moins dans le registre sensationnaliste.
Mais la biographie littéraire se passera très bien de ce registre. Il y a bien des choses à dire, concernant la vie et l’œuvre de Smith – mais dans une optique sensiblement différente, ai-je l’impression, que ce dont on a l’habitude avec les deux autres « mousquetaires ».
Cela tient peut-être à l’extraction culturelle du personnage ? Car, bien plus que Lovecraft ou Howard, Smith était un poète avant que d’être un conteur – un conteur hors-pair, certes… Mais les avis semblent unanimes : Smith était d'abord et surtout un immense poète ; et c’est bien pour cela que George Sterling l’a pris sous son aile, tout jeune homme. Dans les années 1910, dès la parution de son premier recueil, The Star-Treader and Other Poems, le jeune barde californien suscite l’attention plus que bienveillante de la critique – d’aucuns voient bientôt en lui l’égal de Keats. Deux autres recueils, ultérieurs, confirmeront cette première impression, Ebony and Crystal en 1922, et Sandalwood en 1925. Son long poème The Hashish-Eater, en 1920, est porté au pinacle comme une œuvre d’une parfaite conception, d'un imaginaire incomparable, et d’une force immense, n'ayant d'égale que son importance.
Mais personne ne s’y trompait à l’époque – et certainement pas Smith lui-même, mais Sterling pas davantage : le jeune poète, si « différent », s’envisageant lui-même comme plus anachronique encore que Lovecraft (avec qui il entre en contact au début des années 1920 via Samuel Loveman), ne pouvait probablement pas rencontrer le succès qu’il méritait, a fortiori de son vivant. En 1922, The Waste Land de T.S. Eliot bouleverse la poésie anglo-saxonne, et, davantage dans l’air du temps peut-être, suscite un écho dont n’aurait jamais pu rêver Smith pour son Hashish-Eater. Ceci dit, l’air du temps… Smith avait son opinion à ce propos : « The true poet is not created by an epoch; he creates his own epoch. » Il n’a à vrai dire rien fait pour arranger les choses : aussi célébrés par les critiques soient les recueils Ebony and Crystal et Sandalwood, leur diffusion très confidentielle, et c’est peu dire, ne pouvait tout simplement pas aider à sa reconnaissance en tant que grand poète.
Ce qu’il était pourtant – et d’une manière qui lui était propre : qui pouvait emprunter à Poe, l’idole de l’auteur comme elle l’était pour Lovecraft, qui pouvait aussi évoquer Sterling, mais était bien avant tout Clark Ashton Smith, et rien d’autre. L’auteur a semble-t-il tout particulièrement brillé, même si bien moins abondamment qu'en vers (on compte dans les 800 poèmes, ici), dans le registre du poème en prose (surtout dans Ebony and Crystal), registre jugé plus « français » qu’ « anglo-saxon », via l’influence déterminante de Baudelaire – l’autre grande idole de Smith, qui l’a même traduit à plusieurs reprises… alors même qu’il venait tout juste de se mettre à l’étude du français par ses propres moyens ! En fait, il a également écrit des poèmes en français, et plus tard, dans les mêmes conditions, en espagnol...
Baudelaire, bien sûr, fait le lien avec Poe – en qui on a pu voir le premier maître du poème en prose. Mais les admirations françaises de Clark Ashton Smith ne s’en tiennent pas à l’auteur des Fleurs du Mal et (surtout ?) du Spleen de Paris (ou Petits Poèmes en prose...). Lovecraft, entre autres, ne s’y trompait guère, qui voyait derrière le poète tant d’auteurs décadents (surtout) et symbolistes, voire des Parnassiens ; mais aussi, probablement, le Flaubert pré-décadent de La Tentation de saint Antoine, ou un Hugo, ou un Verlaine, ou un Rimbaud (on a pu avancer que le nom du continent de Zothique empruntait à l’Album zutique de ce dernier, œuvre méchamment parodique, mais, euh, je ne sais pas trop, quand même, ça sonne comme une blague…). Autant de références que Donald Sidney-Fryer, que sa page Wikipédia qualifie de « francophile », cite volontiers lui-même.
La singularité essentielle de Smith demeure – et son statut de poète avant tout.
LE CONTEUR DANS LA CONTINUITÉ DU POÈTE
Mais Clark Ashton Smith n’avait rien d’un personnage unilatéral. Sa bonne presse, même confidentielle, dans le milieu de la poésie n’excluait pas d’autres approches de l’écriture, ou même d’autres arts : le poète était aussi sculpteur (mais plutôt vers la fin de sa vie) et dessinateur, outre qu’il ne rechignait pas le moins du monde aux tâches manuelles.
Il donne un peu l’impression, à tort ou à raison, d’un homme plus ou moins lunatique, ou en tout cas prompt à s’investir à fond dans une tâche pour un temps, avant de la remiser de côté brutalement pour s’impliquer de toutes ses forces dans une autre chose encore, etc. Il y a donc des phases dans la biographie artistique de Smith : après une période, dans les années 1910 et l’essentiel des années 1920, où Smith écrit et publie beaucoup de poésie, ce qui n’exclut certes pas l’évolution (ainsi bien sûr de l’intérêt pour la forme rare du poème en prose, mais cela peut valoir également, semble-t-il, pour son emploi des alexandrins, tout aussi rare en langue anglaise), il consacre environ une décennie à l’écriture de fictions (entre 1928 et 1938), exercice qu’il avait déjà pratiqué dans ses années de formation longtemps auparavant (dans un registre sous haute influence des Mille et Une Nuits et du Vathek de William Beckford, ce qui perdurerait – noter ici encore que ces mêmes références ont été cruciales pour Lovecraft), mais totalement abandonné depuis ; ces dix années lui suffisent à produire pas loin de 140 nouvelles, soit la quasi-totalité de ses fictions sur l’ensemble de sa carrière ! Mais, pour quelque raison que ce soit là encore (on a pu avancer que la mort rapprochée de ses parents ainsi que de H.P. Lovecraft aurait joué un rôle), Smith met à nouveau de côté la fiction à l’aube des années 1940 pour ne quasiment plus y revenir jusqu’à sa mort en 1961 ; il écrit encore de la poésie durant ces vingt années, mais beaucoup moins que dans les années 1910 et 1920, et confesse alors volontiers prendre bien plus de plaisir à sculpter des formes étranges…
Mais cette inconstance, que l’on serait très tenté d’établir, est peut-être trompeuse ? Si Donald Sidney-Fryer, poète lui-même, voit avant tout en Smith un grand poète, ce n’est certainement pas pour dénigrer ses récits de science-fiction et de fantasy (la plupart des premiers étant publiés par Hugo Gernsback dans Wonder Stories, la quasi-totalité des seconds dans Weird Tales, en dépit d’un Farnsworth Wright plus qu’à son tour frileux – et même parfois scandalisé par ce que le Barde d’Auburn, volontiers grivois, lui soumettait !) ; il a des mots éloquents à l’encontre d’une certaine intelligentsia littéraire portée à la détestation des pulps. De toute façon, les récits de Smith n’ont guère besoin d’être ainsi défendus : leur brio parle pour eux – je ne vais pas m’attarder sur le sujet ici, cela attendra bien mon retour sur Zothique et Averoigne.
Mais voilà : pour Donald Sidney-Fryer, séparer ces deux pans de l’œuvre de Clark Ashton Smith ne fait pas vraiment sens. À l’en croire, les poèmes en prose à partir d’Ebony and Crystal préparaient le terrain aux nouvelles de Zothique et compagnie – au point, en fait, où ces récits de fantasy devraient être envisagés comme des « développements » sur une base de poèmes en prose… voire, tout simplement, comme des poèmes en prose par eux-mêmes. Il est vrai que l’auteur, retournant à Poe via Baudelaire, célèbre notamment « Le Masque de la Mort Rouge » comme semblable poème en prose, et peut-être le meilleur de tous. À ce compte-là, « L’Empire des Nécromants » pourrait très bien être considéré comme un poème en prose, certains textes comme « Le Sombre Eidolon » affichant plus encore cette tendance, en brodant paradoxalement sur la référence possible à La Tentation de saint Antoine, même si le meilleur exemple, pour nous en tenir encore au cycle de Zothique, serait peut-être l’excellent « Xeethra »… Hors Zothique, on pourrait probablement citer « Ubbo-Sathla », etc.
Il est vrai par ailleurs qu’il y a une identité de méthode, notamment dans l’usage délibéré de cette langue très riche, sonore, rythmée, porteuse d’hallucinations grandioses et de périples fantastiques, dont le propos est, de l’aveu même de l’auteur, de « transporter » le lecteur ailleurs via le choc délicieux d’un exotisme radical, peu ou prou extraterrestre, et soigneusement élaboré.
Pour autant, je ne suis pas tout à fait convaincu, ici – sans doute parce que, à tort ou à raison, j’ai du mal à adopter l’expression « poèmes en prose » pour qualifier des textes qui, aussi beaux, musicaux et chatoyants soient-ils, sont tout de même construits sur la base d’une narration… même en ayant bien conscience de ce qu’elle ne constitue régulièrement qu’un prétexte. Alors, oui, peut-être...
RECONNAISSANCE
Je ne me sens pas de m’étendre davantage sur le sujet ici : il sera bien temps d’y revenir, et en détail le cas échéant, au fil de mes chroniques des trois tomes de « l’Intégrale Clark Ashton Smith » (qui n’en est pas une, mais fait tout de même son poids) parue chez Mnémos ; très bientôt, donc, Zothique et Averoigne.
Mais justement : je n’ai eu l’occasion de lire ces textes en français que tout récemment, précisément du fait de cette salutaire entreprise éditoriale. Et la situation n’est pas forcément meilleure en Anglo-saxonnie, si ça se trouve… Le constat dépité de Donald Sidney-Fryer, déplorant le silence mesquin autour de la mort de Clark Ashton Smith en 1961, est peut-être toujours valable ? Espérons que cela na durera pas.
Car il est tout de même fâcheux qu’un auteur aussi visiblement doué, et dans tant de registres, ne soit plus guère « connu » aujourd’hui que comme étant « le type avec qui Lovecraft correspondait, là » (et c’est un fan de Lovecraft qui écrit ça, oui ; un fan, par ailleurs, qui ne s'est pas comporté autrement jusqu'alors, mea culpa). Mon premier vrai contact avec l’œuvre smithienne, aussi tardif soit-il, m’a très tôt persuadé de l’injustice de cette situation : pareil corpus mériterait bien d’être connu et loué pour lui-même ! Ceci, en outre, pour les seules fictions de l’auteur ; or Donald Sidney-Fryer, le disciple, n’est certes pas le seul à porter au pinacle la poésie de Smith ! C’est là un domaine qui me dépasse, je plaide coupable… Mais il y a donc du boulot, globalement.
Le petit livre de Donald Sidney-Fryer peut s’avérer très utile dans cette tâche. Je n’ai pas eu l’impression, à le lire, d’un travail d’une finesse critique extrême ; et qui ne s’intéresserait qu’aux seules fictions de Klarkash-Ton pourrait renâcler devant cette étude qui met clairement la poésie en avant. Toutefois, c’est je suppose une bonne voire une très bonne introduction à la vie et à l’œuvre d’un auteur singulier et brillant, dont on ne peut qu’espérer qu’il resurgisse enfin en pleine lumière : il le mérite assurément, et nous l’avons trop longtemps oublié.
SERENI (Constance) et SOUYRI (Pierre-François), Kamikazes (25 octobre 1944 – 15 août 1945), [Paris], Flammarion, coll. Au fil de l’histoire, 2015, 251 p. [+ 8 p. de pl.]
INCOMPRÉHENSION
Les kamikazes, à l'instar du seppuku (qui leur est éventuellement associé et sans doute bien trop légèrement), font partie de ces emblèmes à forte connotation symbolique qui en sont venus à caractériser le Japon auprès des non-Japonais – presque instinctivement. Ce phénomène étonnant n’a guère tardé à véhiculer des connotations qui lui sont propres ; ainsi, on en fait souvent l’exemple typique du suicide altruiste au sens de Durkheim, qui ne pouvait certes lui-même en avoir conscience en 1897, date de parution de son célèbre ouvrage... De manière plus générale, le mot même de « kamikaze » (que les Japonais n’emploient d’ailleurs pas forcément, ou pas avec le même sens, j’y reviendrai) a intégré le lexique des langues occidentales, y compris voire avant tout le lexique « populaire », disons, et, mine de rien, cela n’arrive pas si souvent. Pour autant, s’il est une chose dont tant le vocable que ses emplois conventionnels témoignent, c’est sans doute d’une incompréhension fondamentale à l’égard de ce phénomène très ponctuel mais qui a durablement marqué les esprits.
Finalement, il ne s’agit pas forcément tant d’une question factuelle (même si c’est bien sûr la base de toute autre interrogation) que d’une question de représentations. Et c’est peut-être là que se situe le problème, car les représentations sont fluctuantes – et même plus que cela, dans le cas présent : de part et d’autre du Pacifique, « kamikaze », même à s’en tenir à la référence la plus précise aux événements de 1944-1945, ne signifie au fond pas du tout la même chose… À cet égard, l’incompréhension est peut-être, d’une certaine manière, renforcée, propice aux jugements de valeur parfaitement arbitraires et détachés des faits comme de leur interprétation raisonnée (même si jamais totalement assurée).
Bien sûr, il y a une part essentielle de fascination dans toute étude de ce phénomène hors-normes – une fascination morbide, une fascination néanmoins ; et je n’y échappe certainement pas, bien au contraire : je plaide coupable. Mais, cette fois, c’est sans doute dans l’ordre des choses – car les kamikazes, dans leur dimension symbolique, ont sans doute été appréhendés, et même conçus, dès le départ, comme un récit médiatique saisissant, qu’on le considère avant tout poignant, inspirant ou terrifiant ; en fait, toutes ces dimensions, et d’autres encore, doivent probablement être associées : les kamikazes n’ont rien d’unilatéral, même s’il serait tentant de s’en tenir là...
D’où, me concernant, la lecture de cet ouvrage, assez bref, très abordable, tout à fait sérieux néanmoins (ne pas se fier à l’accroche un peu putassière en couverture – et le nom de Pierre-François Souyri, régulièrement croisé ici ou là, si je n’en ai lu pour l’heure que son excellente Histoire du Japon médiéval : le monde à l’envers, m’inspirait confiance). Ce fut aussi l’occasion de prolonger avec un exemple très concret, et par ailleurs ponctuel, d’autres lectures éventuellement liées, comme La Mort volontaire au Japon, de Maurice Pinguet, ou Morts pour l’empereur : la question du Yasukuni, de Takahashi Tetsuya – deux ouvrages cités dans la bibliographie, d’ailleurs et sans vraie surprise.
QUESTIONS DE TERMINOLOGIE
En fait, un problème se pose d’emblée, concernant le simple vocabulaire utilisé. En français, et dans beaucoup d’autres langues en dehors du Japon, nous parlons donc de « kamikazes » ; la signification de ce vocable découle des deux mots (et idéogrammes, oukanji) japonais ainsi associés, kami qui désigne, pour faire simple, les esprits ou les dieux, et kaze, qui signifie le vent.
Donc, « kamikaze » signifie « vent divin » ; et, très concrètement, cela renvoie à une anecdote historique, portant sur les deux tentatives d’invasion du Japon par les Mongols à la fin du XIIIe siècle – deux échecs où, selon la légende, la météo eut sa part, puisque des typhons ont balayé à chaque fois la flotte des envahisseurs : à proprement parler, c’est donc ceci qui est le « vent divin » – comme une confirmation éloquente de ce que le Japon est « le pays des dieux », et que les dieux ne manqueront pas de venir à son secours en cas de tentative d’invasion étrangère (rappelons que le Japon n’a jamais été envahi avant 1945). Il ne s’agit pas cependant de se reposer sur ce mythe : « Aide-toi, le ciel t’aidera », dit-on par ici, et finalement il y a de cette idée au Japon également – car les combats acharnés des samouraïs du XIIIe siècle ont eu leur part essentielle dans la défaite des Mongols : il n’y avait pas « que » le « vent divin »… Le lien avec la situation du Japon en 1944-1945 se fait donc tout naturellement, à ces différents niveaux.
Les Japonais utilisent le mot kamikaze, écrit ainsi : 神風 ; et on retrouve bien sûr le lien avec l’anecdote du « vent divin ». En fait, c’est surtout la presse (à laquelle il faut adjoindre la propagande cinématographique, actualités ou films de « fiction ») qui, à l’époque, avait employé ce terme, et avec cette prononciation, c’est-à-dire la lecture kun, ou proprement japonaise ; or l’armée lisait plus souvent les mêmes kanji avec la lecture on, ou « sino-japonaise », soit shinpû ; le sens global reste peu ou prou le même, mais il s’accompagne en même temps de connotations différentes – de manière générale, la lecture on est souvent perçue comme plus « sophistiquée » (élégante, cultivée, etc.) que la lecture kun, mais il semblerait aussi qu’on ait trouvé en l’espèce cette prononciation plus « martiale ». D’emblée, donc, le terme « kamikaze » existe, mais sans être le terme courant.
D’autant qu’il s’agit d’une sorte de licence poétique… Le terme officiel pour désigner ce que nous nommons « kamikazes » n’a en fait rien à voir, et est autrement prosaïque : on parle de tokubetsu kôgekitai (特別攻撃隊), souvent abrégé en tokkôtai (特攻隊), ce qui signifie « unités d’attaque spéciales ». Encore aujourd’hui, c’est le terme employé par les Japonais – qui ne recourent guère à kamikaze ou shinpû, si ce n’est pas totalement inenvisageable. Et on pèse ici le poids des connotations.
D’autant qu’un dernier aspect doit sans doute être mentionné – et qui est l’emploi contemporain du mot « kamikaze » par les Occidentaux, etc. Dans nos médias, il n’y a rien que de très normal et parfaitement logique à qualifier de « kamikaze » tel terroriste islamiste qui se fait sauter au milieu de la foule, a fortiori tel autre qui use d’un avion comme d’une arme en se précipitant sur le World Trade Center. Pour les Japonais, cependant, pareille assimilation ne coule pas du tout de source, et les laisse souvent perplexe, semble-t-il – et au mieux ? Car cela pourrait même aller au-delà – jusqu’à l’affect, le sentiment le plus intime… Les kamikazes, ou plutôt les tokkôtai, représentent pour eux une réalité précise, concrète – et terrible ; étendre le vocable à d’autres actions, finalement bien différentes au-delà des similitudes apparentes, ne fait pas vraiment sens.
LE CONTEXTE
Le contexte de l’apparition des kamikazes est donc crucial, tout particulièrement aux yeux des Japonais. Le sous-titre de l’ouvrage en donne les dates précises : les premières attaques kamikazes ont lieu le 25 octobre 1944, lors de la bataille des Philippines (mais il faudra certes revenir un peu en arrière), et le phénomène se poursuit jusqu’au 15 août 1945, date de la reddition du Japon (ou en tout cas, du discours de l’empereur l’annonçant). Moins d’un an, donc – mais bien assez pour que le phénomène se développe et marque à jamais les mentalités, au Japon et au-delà.
Retenons cependant cet aspect essentiel : c’était une guerre perdue d’avance. Le plus fou dans tout cela est que l’état-major japonais en était parfaitement conscient – l’amiral Yamamoto, probablement le plus grand stratège nippon d’alors, l’avait signifié à maintes reprises, et d'autres comme lui. Il y avait plusieurs raisons à cela, mais la principale était probablement d’ordre économique : le Japon manquait de ressources, et, à terme, sa production industrielle ou même sa simple mobilité (en termes de carburant, etc.) ne pouvaient qu’en être affectées. Face au Japon, les États-Unis – et leur puissance économique tout autre.
Le seul espoir, très mince, de l’emporter face aux Américains impliquait d’avancer vite, très vite : au moment T, le Japon dispose d’une meilleure flotte (avec des vaisseaux monstrueux dont le célèbre Yamato, brillant symbole de la supériorité de la marine impériale et outil de propagande de choix ; sa perte n'en sera que plus traumatisante), supérieure en nombre (d’autant que la flotte américaine se partage bien sûr entre le Pacifique et l’Atlantique) et d’une technologie remarquable ; de même, il peut compter sur d’excellents avions (notamment les fameux Zéros), bien meilleurs que ceux des Américains alors, ou de tout autre nation à vrai dire, et dont les pilotes sont probablement les mieux formés de par le monde entier. Puisque les militaires ayant accaparé le pouvoir au cours des années 1930, contre toute raison, et, pour certains d’entre eux,absurdement confiants en la supériorité intrinsèque de « l’esprit » japonais, à même de surmonter toute difficulté, comptent bien s’engager dans cette aventure au mieux hasardeuse, pas le choix : il faut profiter immédiatement de ces atouts – d’où l’assaut sur Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, destiné à porter d’emblée un coup fatal aux États-Unis (qui s’en remettront toutefois très vite), et une conquête accélérée de ce que les Japonais appelleront la « Sphère de Coprospérité de la Grande Asie Orientale ». Très vite, la quasi-totalité des possessions coloniales européennes dans la région tombent entre les mains des Japonais (qui en avaient déjà annexé quelques-unes auparavant, dont l’Indochine française en 1940), et les Alliés sont contraints de reculer partout. L’avancée fulgurante des troupes japonaises donne alors l’impression d’être irrépressible…
Mais, à partir de la bataille de Midway (début juin 1942 ; à peine six mois après Pearl Harbor, donc !), l’armée japonaise cesse d’avancer… et, bientôt, elle recule. Les prévisions de Yamamoto (et de bien d’autres) commencent à se vérifier, et nombreux sont ceux qui conçoivent d’ores et déjà que la guerre est perdue – elle durera pourtant encore trois ans !
Fait crucial : l’économie américaine permet de produire en masse des bateaux ainsi que des avions qui, non contents de rattraper le retard technologique initial sur le Japon, le dépassent bien vite – l’enfoncent, même ; et, en termes quantitatifs, c’est encore plus saisissant. L’économie japonaise ne peut tout simplement pas suivre : elle ne dispose pas des ressources suffisantes pour ce faire. Les navires et avions que les Japonais produisent de leur côté sont toujours moins performants, moins fiables (au point où de nombreux avions trop hâtivement conçus présentent le risque de se désintégrer en vol !) et de toute façon pas assez nombreux… Et il en va à vrai dire de même de leurs soldats – toujours plus jeunes, toujours moins bien formés ; et tout particulièrement les pilotes, en fait, en contraste flagrant avec la situation au début de la décennie.
Effrayer pour négocier
Bien sûr, les dirigeants de l’armée nippone ne sauraient tenir ce discours à leur propre peuple, civils ou militaires. Jusqu’aux derniers jours du conflit, alors même que la réalité de leur situation se fait de plus en plus palpable, ils continuent de prétendre que la victoire est inéluctable, voire proche – et sont relayés par une propagande médiatique tout aussi confiante. Pourtant, des revers sont notables, qui ne peuvent pas totalement échapper aux Japonais… Mais ils sont systématiquement présentés comme ayant été « prévus » : en fait, ces prétendus revers font pleinement partie du plan qui assurera la victoire du Japon ! Ne serait-ce qu’envisager la possibilité de la défaite est hors de question : la supériorité de « l’esprit » japonais ne le tolère pas.
Mais, sur le terrain, la réalité est tout autre. Les officiers savent, sans doute, et très vite, que la défaite du Japon est inévitable. Dès lors, la tâche de l’armée évolue : il ne s’agit plus de vaincre, mais de résister suffisamment pour imposer aux Américains de négocier la « meilleure » paix possible. La stratégie globale connaît dès lors des errances significatives (et à terme dramatiques, même sans évoquer pour l’heure la question des kamikazes : l’armée japonaise abandonne littéralement des dizaines, voire des centaines de milliers de ses soldats, à charge pour eux de mener avec leurs propres moyens une longue guerre de guérilla...).
Mais même l’opération Shô (« Victoire »), dans les Philippines, en octobre 1944, tient pour une bonne part de la tentative de bluff : il s’agit de leurrer les Américains quant aux troupes et aux moyens dont le Japon dispose encore… ceci, afin de leur faire peur – et donc, car c’est bien le propos, de leur faire entendre que la victoire, même inéluctable, leur coûtera très, très cher. Mieux vaut donc pour eux négocier au plus tôt, et en des termes relativement favorables au Japon – lequel n’est plus en mesure d’espérer davantage.
C’est justement alors qu’ont lieu les premières frappes kamikazes, à partir donc du 25 octobre 1944. Et c’est tout sauf une arme secrète : son pouvoir de dissuasion tient pour une part essentielle à la parfaite connaissance de l’ennemi quant à ce dont il s’agit ! Efficacité matérielle de la stratégie mise à part (j’y reviendrai), l’effet est d’une certaine manière atteint : les Américains développent une véritable psychose des attaques suicides… Mais peut-être l’effet souhaité par les Japonais va-t-il en fait un peu trop loin ? Le « fanatisme » que les Américains croient déceler chez les kamikazes pèsera sans doute d’un certain poids, quitte à ce que ce soit en guise de prétexte, dans la décision d'employer la bombe atomique à Hiroshima et Nagasaki – car, face au « mythe » savamment entretenu des « cent millions de Japonais »prêts à combattre pour leur patrie et leur empereur jusqu’à la mort, à l’instar de ces glorieux pilotes des missions suicides, se développe alors chez les Américains un « mythe » parallèle, celui des « 100 000 vies américaines » que le champignon nucléaire doit permettre d’épargner...
Le suicide d’une nation
Les kamikazes, par une cruelle ironie de l’histoire, sont finalement un symptôme plus qu’éloquent d’une nation aux abois, que les militaires et autres dévots ultranationalistes poussent littéralement au suicide.
La stratégie kamikaze, telle qu’elle a été conçue et mise en place par l’amiral Ônishi Takijirô, aussi horrible qu’elle soit, ne pouvait être dans son esprit qu’une solution ponctuelle, temporaire – ce qui faisait partie du coup de bluff plus global de l’opération Shô. Mais, en quelques semaines, au plus quelques mois (mais rappelons que moins d’un an s’écoulera entre le premier assaut kamikaze et la reddition du Japon), cette stratégie ponctuelle tend toujours un peu plus à devenir structurelle – à définir en fait une stratégie globale, systématique, de l’armée et de la marine impériales. Les kamikazes devaient être une exception, des troupes « spéciales » à proprement parler, mais l’éthique militaire japonaise en étend sans cesse la portée et le champ d’application.
L’exaltation des kamikazes par la propagande joue tout d’abord du mode héroïque – les kamikazes sont littéralement déjà des kami, et, selon la formule devenue rituelle, ils se retrouveront tous au Yasukuni. Mais, progressivement, cette représentation tend à s’effacer au profit d’une autre, qui en fait, d’une certaine manière, « des Japonais comme les autres ». Dès lors, tous les Japonais peuvent connaître leur gloire – les « cent millions de Japonais » seront autant de « joyaux brisés » en leur temps, autant de « boucliers de l’empereur », autant, enfin, de fleurs de cerisier : le symbole parfait de l’âme japonaise, la beauté d’autant plus saisissante qu’elle est très fugace – et se réalise pleinement dans la mort.
Les militaires endoctrinés (en même temps que responsables de cet endoctrinement massif) prônent bel et bien le suicide de la nation entière. Les Japonais ne se rendent pas – seuls les lâches se rendent, c’est indigne des soldats de l’empereur. Les Japonais se battront donc jusqu’au bout – jusqu’à la mort.
La propagande met en avant une culture tragique et souvent morbide du Japon ancien ; qu’elle déforme forcément au prix de nombreuses simplifications d’ordre rhétorique… Il n’y a pas d’atavisme suicidaire au Japon. Mais on pioche bel et bien nombre d’anecdotes édifiantes dans les siècles passés, éventuellement dans Le Dit des Heiké, etc., tandis que le Hagakure et d’autres œuvres du genre fournissent l’arrière-plan philosophique de l’entreprise : les « études nationales » ont le vent en poupe, qui reviennent, avec l’intellectuel d’Edo Motoori Norinaga, inspiration essentielle, sur la culture autochtone millénaire du Japon (un exemple éloquent, ici : le nom des quatre premières escadrilles kamikazes, choisi par Ônishi Takijirô lui-même, figure dans un unique poème waka de Motoori, définissant justement l’âme japonaise par la référence devenue incontournable à la fleur de cerisier). Tout ceci peut souvent se résumer en une idée simple : la belle mort rachète la défaite. La victoire au prix de compromissions est une honte – survivre à la défaite une plus grande honte encore. Il faut mourir !
En fait, mourir devient même désirable – pas seulement envisageable, mais un véritable objectif : les Japonais ne se battent plus pour vaincre, mais pour mourir ! C’est totalement invraisemblable, au plan de la stratégie militaire – mais c’est semble-t-il un fait constaté, dont parlait notamment Takahashi Tetsuya dans Morts pour l’empereur : la question du Yasukuni...
Et c’est donc la nation entière qui, sur ces bases, doit se montrer prête à accomplir le sacrifice ultime, le plus beau des sacrifices : cet honneur incomparable consistant à mourir dignement pour l’empereur.
Et qu’importe, à cet égard, si un certain nombre de ces officiers si pointilleux quant à l’honneur et à la gloire de mourir dignement, le moment venu, se montreront au-dessous de tout – fuyant en abandonnant leurs hommes un peu partout dans l’Asie et le Pacifique, se précipitant à la rencontre des Russes envahissant tardivement la Mandchourie pour être faits prisonniers sans combattre, ou, dans les premiers jours d’août 1945, abusant de leurs privilèges pour se livrer à un pillage en règles des ressources raréfiées au Japon même… Sans doute ne faut-il pas trop s’y attarder, ces comportements ne sont pas forcément significatifs ; mais ne l’oublions pas pour autant...
AUX SOURCES
Bien sûr, l’idée même des kamikazes n’est pas apparue d’un bloc, surgissant comme par magie du képi d’Ônishi Takijirô. Et la décision d’envoyer tant de jeunes hommes à la mort ne s’est pas davantage faite sur un coup de tête – elle a été mûrement réfléchie, et guère aisée à prendre…
Mais il faut à ce stade mettre en avant la singularité des kamikazes. Il ne s’agit pas, dans leur cas, d’une décision individuelle et sur le moment ; même si les kamikazes étaient tous censés être volontaires (mais nous aurons l’occasion de voir que ce n’était pas toujours le cas, et que la pression sociale annihilait de toute façon tout libre arbitre en l’espèce), il n’en reste pas moins que les attaques suicides étaient planifiées et ordonnées par la hiérarchie militaire – et qu’il s’agissait délibérément d’envoyer des jeunes hommes à la mort, sans la moindre possibilité de s’en tirer ; enfin, le phénomène, même envisagé d’abord de manière relativement ponctuelle (mais il deviendra bien vite structurel), avait par ailleurs quelque chose de massif dans ses implications stratégiques.
Il faut prendre tout cela en compte – et c’est ici, sans doute, qu’intervient le problème mentionné plus haut quant à l’emploi du mot « kamikaze » dans tout autre contexte que celui du Japon de 1944-1945 ; je ne prétendrais pas forcément que c’est systématiquement inapproprié, mais il faut bien peser cette spécificité historique.
Dans la culture japonaise classique (mais retouchée)
Bien sûr, la culture japonaise, éventuellement retouchée par la propagande, fournit nombre de précédents censément édifiants – à ceci près, donc, que ces précédents n’en sont pas toujours : dans la litanie des samouraïs qui prennent leur propre vie, par seppuku ou autrement, depuis au moins les événements de la fin du XIIe siècle (voir les Dits de Hôgen, de Heiji et des Heiké), la liberté du « choix » est certes régulièrement ambiguë, et l’on compte occasionnellement des suicides « d’accompagnement » qui deviennent des suicides de masse – des choses dont j’avais parlé en chroniquant La Mort volontaire au Japon, de Maurice Pinguet. Pourtant, la situation de 1944-1945 ne correspond jamais tout à fait – même si cela relève en fait d’une forme de casuistique.
Les anecdotes édifiantes (que les manuels scolaires, unifiés et contrôlés par l’armée, mettent toujours en avant, et avec un biais « civique » marqué – voir notamment le récit de la bataille de Dan-no-ura instrumentalisé) sont de la partie, mais aussi des choses plus abstraites, relevant davantage de la philosophie, dont le Hagakure. Il y a bien là tout un substrat culturel qui a permis à l’idée des kamikazes d’éclore, mais il y fallait sans doute quelques précédents plus tangibles, témoignant d’une certaine évolution, dans l’histoire récente du Japon.
Balles humaines et dieux de la guerre
Or il y en avait, de ces précédents – même si « fabriqués », assez souvent… En fait, si l’on ne peut mettre de côté ce substrat culturel que j’évoquais à l’instant, millénaire, les sources véritables de la stratégie kamikaze n’interviennent qu’à partir du Japon de Meiji au plus tôt.
Plus précisément, il faut s’arrêter ici sur la guerre russo-japonaise de 1904-1905 : cette victoire nippone inattendue, et qui a stupéfaitle monde blanc, a coûté extrêmement cher au Japon, dont les pertes en vies humaines furent autrement colossales que celles de l’empire russe, même défait – la faute à des généraux bornés et incompétents, qui n’attachaient aucune importance à la vie de leurs soldats (sans doute y en a-t-il dans toutes les guerres, en France on penserait plutôt aux tranchées une décennie plus tard…) ; mais cela allait plus loin, il y avait l’idée que ces soldats pouvaient être sciemment envoyés à la mort, et devaient composer avec ce fait : nul programme d’ampleur alors, nul projet franc du collier à cet égard, mais déjà une conception qui nous rapproche des kamikazes. D’autant, peut-être, que le sanctuaire du Yasukuni gagne approximativement à cette époque sa portée cultuelle autant que symbolique – ce n’est plus la guerre de Boshin, ni même la Première Guerre sino-japonaise, déjà significative pourtant; et le shinto d’État est davantage constitué.
En 1932, les choses deviennent plus marquées : lors d’un cours conflit suivant de peu l’invasion de la Mandchourie, l’année précédente, les Japonais attaquent et bombardent Shanghai ; s’y illustrent trois soldats du génie, qui, le 22 février, usent d’un dispositif très artisanal (en gros une bombe au bout d’une longue pique de bambou) pour percer les fortifications chinoises – avec succès ; mais ils se sont lancés dans cet assaut en sachant très bien qu’ils ne pourraient pas se protéger de la déflagration… Ils mourraient forcément. Le caractère volontaire de cette attaque est semble-t-il assez douteux, mais il a été mis en avant par la presse ; et l’histoire a retenu les noms des trois soldats : Eshita Takeji, Kitagawa Jô et Sakue Inosuke : on les appelle collectivement « les trois héroïques bombes (ou balles) humaines »… C’est une pure construction propagandiste, coordonnée par l’armée et les médias, toujours avides de « beaux récits de guerre » ; et ceci également compte dans la genèse du phénomène kamikaze.
Puis nous passons au 7 décembre 1941, l’attaque de Pearl Harbor : l’assaut ne se limite pas au bombardement de la base par les avions japonais ; il implique aussi des minuscules sous-marins dits « de poche », au nombre de cinq, et comportant chacun deux membres d’équipage. À la différence des aviateurs, ces sous-mariniers savent qu’ils n’ont à peu près aucune chance de s’en sortir vivants ; ils savent aussi que leur rôle est crucial pour le succès de l’opération… L’un de ces dix hommes commet la faute de goût de survivre – et, pire encore, d’être fait prisonnier : il sera conspué. Mais les neuf autres ? On les appelle bientôt « les neuf dieux de la guerre ». La presse met en avant leurs noms et loue leur gloire. Plus encore que les « balles humaines » de Shanghai, ils deviennent des symboles, dûment célébrés par l’armée et les médias. Caractère ponctuel mis à part (et la survie improbable du dixième homme…), on est là en présence d’une forgerie idéologique qui présage de bien des aspects des futurs kamikazes, trois ans plus tard.
Le « choc corporel » (tai-atari)
Mais il faut y ajouter une dernière dimension, tenant cette fois davantage à l’improvisation : à plusieurs reprises, des pilotes japonais dont l’appareil avait été touché, et qui ne pensaient plus avoir aucune chance de s’en tirer, choisissaient de se projeter contre un navire ennemi ou un autre avion, dans l’idée d’infliger le maximum de dégâts en mourant (notons au passage que cette pratique n’était pas spécifiquement japonaise : sur les fronts européens, cela a eu lieu à plusieurs reprises). On ne peut parler de kamikazes en l’espèce, car le choix se faisait individuellement et en improvisant : le pilote au départ de sa mission ne partait pas avec la certitude de mourir, mais faisait lui-même ce choix, sur le moment, quand toute opportunité de survie paraissait inconcevable. Ces comportements, quand on pouvait les connaître (dans le chaos de la bataille navale et aérienne, loin des caméras japonaises, cela n’avait rien d’évident), étaient bien sûr célébrés par les médias – d’autant qu’en certaines occasions, on avait pu constater que cette tactique pouvait infliger des dégâts redoutables : en certains cas, un unique avion bien placé pouvait à lui seul couler un gros bâtiment !
On parlait dans ce cas de tactique du « choc corporel », ou tai-atari. Et ces quelques exemples ont suffisamment marqué certains officiers pour les amener à constituer une véritable « théorie » du « choc corporel ». Finalement, c’est de là que découle à proprement parler le phénomène kamikaze : ces prédécesseurs n’étaient donc pas des kamikazes – mais ces derniers faisaient techniquement la même chose, simplement (mais c’est une différence essentielle) en partant spécialement pour se comporter ainsi, conformément aux ordres de leur hiérarchie. Sans nul doute, ces divers rapports ont contribué à ce que l’amiral Ônoshi Takijirô soumette enfin le projet des « unités d’attaque spéciales ».
Notons cependant que la théorie du « choc corporel » a eu une portée plus ample – en étant également étendue aux charges suicides souvent menées par les fantassins japonais quand la bataille terrestre était visiblement perdue, puisque se rendre était impensable ; les exemples ne manquent pas, ainsi à Iwo Jima. Même chose concernant ces soldats qui se jetaient sous les chars avec des ceintures de grenades, etc.
VARIÉTÉ DES KAMIKAZES
On ne parle pas de kamikazes dans ces derniers cas – même s’il s’agit bien d’attaques suicides, et dites tai-atari. Mais le terme « kamikazes », ou peut-être plus exactement celui de tokkôtai, de manière tout à fait officielle, peut cependant être employé dans différentes situations, et recouvrir diverses catégories de personnes.
Différentes armes
Quand on dit « kamikazes », on pense aussitôt à des pilotes d’avions – c’est la représentation la plus courante du terme, et sans doute à bon droit. Cependant, les kamikazes, même au sens le plus strict, n’étaient pas tous des pilotes, et, quand ils l’étaient, ce n’était pas toujours des mêmes avions : les Zéros n’étaient pas les seuls appareils employés en pareil cas ; on trouvait aussi des appareils plus lourds, des sortes de bombardiers...
Mais, à l’autre bout du spectre, il faut mentionner les minuscules Ôka : des bombes pilotées, larguées par un bombardier, et fonçant ensuite sur leurs cibles à une vitesse inouïe (les Ôka étaient propulsés par un moteur fusée, même si une bonne partie de leur temps de vol pouvait consister à simplement planer – en théorie...). Mais ces armes en apparence inventives n’ont cessé de faire la démonstration de leur inefficacité… Des dizaines, voire des centaines de pilotes sont morts à bord de ces appareils, sans jamais faire le moindre dégât significatif à l’ennemi – nombreux, en fait, étaient descendus avant même d’être largués par les bombardiers ! C’en était au point où les Américains, qui avaient constaté une baisse drastique du niveau de formation des pilotes japonais depuis Pearl Harbor et Midway, au point de parler de « tir aux pigeons », désignaient ces armes censément redoutables par le sobriquet « Baka »… soit « crétin » en japonais.
Mais les kamikazes ne se battaient donc pas que dans les airs : dans la lignée des sous-marins de poche des « neuf dieux de la guerre », les Japonais ont développé plusieurs armes navales réservées à des opérations suicides, et dès lors intégrées au nombre des tokkôtai. Certaines, les « bateaux-bombes » (de divers modèles), ont été régulièrement employées vers la fin de la guerre, et parfois avec efficacité – en cela, ces bateaux se rapprochaient des avions kamikazes (ou du moins des premiers d’entre eux). Mais d’autres de ces armes se sont avérées aussi inutiles et absurdes que les Ôka : les Kaiten, qui fonctionnaient sur un principe assez proche, puisqu’il s’agissait de « torpilles humaines ». Les Kaiten ont été un des secrets les mieux gardés de la marine impériale à la fin de la guerre – nul ne devait en parler, rien ne devait filtrer à leur propos. C’étaient pourtant des armes désastreuses… Là encore, quasiment aucun dégât significatif infligé à l’ennemi – par contre, de très nombreux accidents à l’entraînement : nombre de « pilotes » de Kaiten sont mort noyés dans leurs appareils mal conçus, sans même être en mission !
Différents soldats
Appareils mis à part, les profils des kamikazes eux-mêmes étaient aussi très divers. Je ne saurais me livrer à une sociologie des tokkôtai, même si le livre contient quelques éléments en ce sens – ainsi concernant la part des étudiants parmi les kamikazes : ils n’étaient pas majoritaires, environ un quart des effectifs, mais ils témoignaient d’une évolution significative à un niveau plus global – à mesure que la guerre s’éternisait, le Japon, qui n’avait plus guère le choix, a été amené à faire feu de tout bois… La présence de ces pilotes-étudiants aura quelques conséquences notables concernant les témoignages que les kamikazes nous ont laissés, mais ça, j’y reviendrai plus tard.
Tenons-nous-en aux pilotes – et à la question de leur formation. Comme dit plus haut, avant le déclenchement de la guerre du Pacifique, les pilotes japonais ne disposaient pas seulement des meilleurs appareils disponibles, avec les fameux Zéros, ils étaient aussi parmi les mieux formés au monde : ils n’engageaient pas le combat avant d’avoir effectué plusieurs centaines d’heures de vol, bien plus que les pilotes de toute autre nation ; par ailleurs, à cette première formation, il fallait en ajouter une seconde, sur le terrain – car le Japon était en guerre bien avant Pearl Harbor, dans le contexte de la Seconde Guerre sino-japonaise, à partir de 1937 ! Que ce soit au regard de la formation initiale ou de l’expérience de la guerre, les pilotes japonais avaient plusieurs longueurs d’avance sur tous leurs adversaires, et au premier chef les Américains.
Les pilotes constituaient alors l’élite de l’armée nippone, et étaient révérés comme tels. Mais, le conflit s'éternisant, le Japon a dû revoir ses ambitions à la baisse… et drastiquement. Plusieurs lois n’ont eu de cesse d’abaisser l’âge de la conscription (le plus jeune des kamikazes, Araki Yukio, avait dix-sept ans ; une célèbre photographie le montre avec ses camarades guère plus âgés, et tout sourires – il tient un petit chiot dans les bras…). La levée en masse ne permettait pas d’effectuer le moindre tri. Les étudiants ont été un temps protégés contre l’incorporation, mais cette politique a dû elle aussi être abandonnée : si les étudiants en médecine ou en sciences dites « dures », considérés comme vitaux pour l’avenir du Japon, ont été épargnés, ceux des autres disciplines, lettres, droit, sciences humaines, etc., ont dû rejoindre les rangs de la troupe (où leur statut antérieur de « planqués » ne facilitait pas exactement leur insertion, souvent…). Il existait encore des passe-droits à cette époque, mais généralement d’un autre ordre : on tendait ainsi à protéger « un peu » (c'est-à-dire en ne les sélectionnant pas en priorité, mais ils n'étaient pas épargnés à terme) les soldats mariés, les fils uniques, éventuellement les fils aînés ; et les fils d’officiers supérieurs…
Le tri n’était donc plus à l’ordre du jour, le Japon perdant sans cesse du terrain sur tous les théâtres d’opérations. Cela valait à l’évidence pour l’infanterie, l’armée qui consommait le plus d’hommes, mais aussi pour la marine et surtout les pilotes (en fait rattachés à l'armée ou à la marine), d’une importance essentielle dans le Pacifique. Concernant ces derniers, les heures de vol préalables à l’envoi sur le front ont donc été elles aussi drastiquement diminuées… jusqu’au point où on a peu ou prou décidé de s’en passer. Bien sûr, c’était vrai avant tout dans le cas des kamikazes...
La première mission kamikaze avait été conduite, dans les Philippines, le 25 octobre 1944, par un jeune as du nom de Seki Yukio, commandant l’escadrille Shikishima ; les médias en ont fait un héros… mais lui-même, s’il avait bien sûr accepté la mission (comment refuser ? J’y reviendrai), avait fait part en privé de son scepticisme à l’égard de cette stratégie – et, à vrai dire, de sa certitude qu’il s’agissait là d’un absurde gâchis. Seki n’était pas fanfaron, mais il savait qu’il était un très bon pilote : on exigeait de lui qu’il meure, alors qu’il aurait pu survivre pour livrer combat plus longtemps, et faire bien plus de dégâts à l’ennemi ! Mais il n’avait pas le choix : quittant la base de Mabalacat après avoir partagé le saké avec ses hommes, il a conduit la première escadrille kamikaze au feu… et c’est semble-t-il son avion qui, en s’écrasant sur le USS St. Lo, un porte-avions d’escorte, a coulé le bâtiment : la première attaque kamikaze, à cet égard, fut un succès. Mais le commandement a bientôt (mais trop tard…) dû se ranger à l’opinion critique de Seki : gaspiller des pilotes doués n’avait pas de sens – à vrai dire, les assauts kamikazes impliquaient aussi de gaspiller des avions qui, en si mauvais état fussent-ils, auraient pu servir plusieurs fois… La conscription visant toujours plus de monde, les exigences ont été revues à la baisse… et la formation considérablement écourtée, donc – au point où elle ne consistait presque plus en rien, aux antipodes de la situation en 1941.
Au point, en fait, du cynisme le plus déshumanisant. On ne pouvait alors tout simplement pas entraîner les apprentis kamikazes avec de vrais appareils, soit « en vol » ; il n’y avait pas assez d’avions pour cela, on en avait autrement besoin ailleurs, outre qu’ils étaient dans un état toujours un peu plus déplorable… Les apprentis kamikazes, à la fin de la guerre, s’entraînaient donc au sol, sur des châssis de bois imitant grossièrement les cockpits. Le cours accéléré ne pouvait s’embarrasser de superflu : ils n’apprenaient donc pas à se poser, puisqu’ils n’en auraient jamais besoin : leur première mission serait aussi leur dernière… Et d’autres aspects du pilotage étaient presque autant négligés, qui ont grevé l’efficacité de ces ultimes kamikazes – lesquels avaient du mal à s’orienter, et pouvaient donc perdre leur escadrille en traversant une couche nuageuse, par exemple ; tandis que d’autres, au moment de se précipiter sur les navires ennemis, et dans la panique, ne parvenaient pas à identifier leurs cibles, et s’écrasaient, sinon dans la mer et sans faire le moindre dégât (le cas le plus fréquent de manière générale...), sur des liberty ships bien moins coûteux et cruciaux que les porte-avions qui constituaient le plus souvent leur véritable objectif…
Il faut y ajouter un problème qui se posait dès le début de l’emploi des kamikazes ou presque, mais qui n’en est devenu que plus sensible à mesure que les mois passaient et que le niveau des recrues diminuait : afin de causer des dégâts maximum, les avions suicides emportaient une bombe de forte puissance ; cependant, il était impossible de l’activer à l’avance – les turbulences, sans même parler du décollage, risquaient bien trop de faire exploser l’avion en vol... Le pilote devait donc armer sa bombe au dernier moment, alors même qu’il se précipitait sur sa cible. On ne s’étonnera guère de ce que nombre de pilotes, dans ces circonstances horribles, n’y pensaient tout simplement pas… Seul l’impact de leur avion, dès lors, faisait quelques dégâts – et certainement pas de quoi couler un porte-avions ou du moins anéantir son précieux hangar : seule la bombe était en mesure de le faire. Ce problème se posait donc dès le départ, mais il n’en est devenu que plus fréquent à mesure que la formation des pilotes était revue à la baisse.
Les kamikazes étaient donc globalement de moins en moins efficaces, et c’est peu dire. Autant de jeunes vies gaspillées pour un résultat nul...
UNE STRATÉGIE EFFICACE ?
Mais il faut se poser cette question de manière plus globale : toutes choses égales par ailleurs, la stratégie kamikaze était-elle efficace ? En fait, il est difficile d’y apporter une réponse tranchée – d’autant qu’elle implique plusieurs paramètres très différents.
Bien sûr, quelle que soit la réponse à cette question, au plan humain, c’est de toute façon une tragédie. Au regard des pertes colossales subies par l’armée nippone durant la guerre de l’Asie-Pacifique, soit plus de deux millions de soldats tués(oui, sans compter les civils, donc...), les kamikazes peuvent donner l’impression de constituer une goutte d’eau – avec un peu moins de quatre mille hommes morts en mission. Mais, au fond, les chiffres ne nous éclairent guère en pareil cas, et l’institution kamikaze, même ainsi « relativisée », demeure horrible, et un symptôme de la terrible destinée du Japon en 1944-1945.
Mais, s’il faut nous en tenir à la froideur et à la sécheresse des statistiques...
L’efficacité de cette stratégie sur le plan matériel était probablement au mieux douteuse. Le coup de maître de Seki Yukio coulant le USS St. Lo dès la première mission kamikaze ne doit pas nous leurrer – peu nombreux sont ceux qui ont réussi à faire autant de dégâts. Somme toute très peu de bâtiments ont été ainsi coulés – et la plupart étaient d’un bien moindre tonnage que le USS St. Lo. Plus nombreux certes sont ceux qui ont été simplement endommagés, mais rarement au point que cela constitue un véritable handicap pour la flotte américaine toujours plus ample. Toutefois, en quelques occasions, la stratégie a pu paraître porter ses fruits – notamment en termes de vies humaines… C’est que ces navires pouvaient emporter un grand nombre d’hommes à leur bord. Le 11 mai 1945, deux avions kamikazes s’écrasent successivement sur le USS Bunker Hill ; le porte-avions de classe Essex ne coule pas, mais est sévèrement affecté, et ne combattra plus jamais (rapatrié aux États-Unis, il sera mis en réserve en 1946, puis désarmé) – mais surtout, sur le moment, se déclenche à son bord un incendie qui coûtera la vie à près de 400 soldats américains, et en blessera gravement 300 de plus… Comme dans le cas du USS St. Lo, la stratégie peut alors sembler efficace – mais les cas de cette ampleur sont en fait bien rares.
Ils expliquent cependant le succès (à son tour redoutable…) de cette stratégie sur un autre plan – celui de la psychologie des belligérants. Ce qui, en fait, se dédouble en deux aspects.
D’une part, les Américains, indépendamment des pertes relativement minimes que leur infligeaient les kamikazes, ont développé une véritable psychose à leur encontre. Ils se rassuraient comme ils pouvaient, évoquant en riant le « tir au pigeons » ou les « Baka »… Mais les kamikazes les effrayaient néanmoins, et considérablement. Rien de bien étonnant à cela : vous trouverez aisément sur le ouèbe des photographies proprement terrifiantes de kamikazes sur le point de s’écraser sur un navire américain – des photographies prises depuis le bateau visé… En soit, c’est éloquent, même avec la distance d’une photographie d’archive ; alors sur place et sur le moment... Mais, surtout, les Américains en retirent l’impression d’affronter des « fanatiques ». Nous aurons l’occasion de voir que cela n’était pas vraiment le cas, ou pas systématiquement du moins, mais il y avait bien quelque chose de parfaitement épouvantable à l’idée d’affronter ainsi des adversaires qui, non seulement ne craignaient pas de mourir, mais choisissaient de le faire, et avec un mépris de soi confinant à l’absurde, au service de leur patrie et de leur empereur ! Comme on l’a vu, l’objectif initial des Japonais était pour partie de faire peur aux Américains – et, sous cet angle, cela a sans doute fonctionné… mais trop bien, à vrai dire – je n’y reviens pas.
D’autre part, il faut envisager l’impact psychologique sur les Japonais eux-mêmes. Car ce n’est pas la moindre spécificité des kamikazes que d’être tout à la fois une arme (qui se veut) redoutable, et un outil de propagande hors-normes. Ceci, même si le « fanatisme » dénoncé par les Américains était probablement bien plus ambigu qu’ils ne le pensaient. Mais cela implique plus globalement d’envisager le phénomène kamikaze au prisme de l’endoctrinement qui l’a fondé – jusqu’à la déshumanisation...
L’ENDOCTRINEMENT ET LA DÉSHUMANISATION
Les sources intellectuelles de l’endoctrinement conçu et entretenu par l’armée via l’école et les médias, j’en ai dit un mot plus haut dans cette chronique ; et je suppose que je peux aussi vous renvoyer à quelques passages, portant notamment sur l’ultranationalisme, de mes chroniques sur l’Histoire politique du Japon de 1853 à nos jours, d’Eddy Dufourmont, et sur La Pensée politique du Japon contemporain, de Pierre Lavelle (éventuellement aussi sur Le Chrysanthème et le sabre, de Ruth Benedict, mais dans son contexte bien particulier). Je suppose dès lors qu’il ne serait pas très utile d’en dire beaucoup plus ici.
Relevons cependant à nouveau qu’il n’y a pas d’atavisme spécifiquement nippon à cet égard. Le « fanatisme » dont parlaient les Américains avait d’ailleurs ses limites, comme nous le verrons avec les témoignages des kamikazes, juste après. Et, de toute façon, il était le produit d’un endoctrinement délibéré, et somme toute récent – un héritage du Japon de Meiji, qui a brodé sur le concept étranger du nationalisme en même temps qu’il accomplissait son industrialisation et sa modernisation à marche forcée. Tennôcentrisme et shinto d’État, main dans la main, et s’accommodant sous cet angle de modèles européens, ont posé les bases de cet endoctrinement, via certains textes emblématiques – dont, tout particulièrement importants ici, l’admonestation impériale aux soldats et aux marins de 1882, et le rescrit impérial sur l’éducation de 1890. Ces deux textes illustrent d’ailleurs combien l’endoctrinement passait pour une part non négligeable par le « bourrage de crânes » : les enfants devaient réciter par cœur le rescrit impérial sur l’éducation ; plus tard, les soldats durent faire de même avec l’admonestation aux soldats et aux marins – dans les deux cas, il s’agissait de susciter des automatismes en bridant autant que faire se peut le libre examen, la possibilité même de la pensée critique.
Et cet endoctrinement était particulièrement brutal – l’armée nippone, surtout, était d’une brutalité sans nom… J’avais été très marqué, dans deux œuvres différentes, par cette insistance sur la violence ahurissante de l’armée japonaise – en son sein même, j’entends : Le Chemin de l’éternité, deuxième film de la trilogie de Kobayashi Masaki La Condition de l’homme, mais aussi le premier tome, L’Enfant, de la Vie de Mizuki, bande dessinée autobiographique de Mizuki Shigeru (et je suppose qu’il en va de même dans le deuxième tome, Le Survivant – probablement plus encore, en fait ; faut que je lise ça très bientôt). Ils m’ont tous deux stupéfait, chacun dans son registre ; or il semblerait bien qu’il n’y avait pas la moindre exagération dans ces récits. La hiérarchie, principe fondamental de la mentalité japonaise(à en croire le fameux mais critiquable essai de Ruth Benedict, du moins), organisait ici les sévices. Les officiers brimaient sans cesse les sous-officiers, lesquels brimaient les soldats de première classe, lesquels brimaient les soldats de seconde classe… lesquels, à défaut de trouver des souffre-douleurs dans l’armée, puisqu’ils occupaient le rang le plus bas, se rattrapaient sur les civils ou les prisonniers de guerre. Le soldat montant en grade était ainsi récompensé des brimades qu’il avait subies par l’opportunité d’infliger ces mêmes brimades à ceux qui étaient désormais ses inférieurs. Et ce véritable système avait donc entre autres pour but d’annihiler toute pensée critique, et d’aboutir même à une forme de déshumanisation radicale. On retrouve ici l’admonestation aux soldats et aux marins, que les militaires devaient connaître par cœur : à la moindre erreur, même pas, à la moindre hésitation, au moindre bafouillement, le soldat fautif était battu. Mais les occasions de battre les recrues ne manquaient de toute façon pas… Pour un oui, pour un non, des coups qui pleuvent – toujours plus, et toujours plus absurdement. On ne compte pas, dans ce contexte, les soldats qui sont morts sous les coups de leurs supérieurs… Mais, outre la peur du gradé, la soumission et la haine étaient ainsi générées et entretenues jusqu’à devenir des automatismes – car il s’agissait de qualités jugées plus essentielles au soldat que toute faculté de pensée critique… Il n’est pourtant pas dit (...) que cela ait véritablement contribué à rendre l’armée impériale plus efficace. Et, à la fin de la guerre, des études ont été conduites, qui ont déterminé que nombre de soldats japonais avaient tellement souffert aux mains de leurs supérieurs, qu’ils songeaienttrès sérieusement à les assassiner ! Full Metal Jacket, c’est très gentil, à côté… Cette brutalité endémique est au premier chef associée à l’infanterie, moins aux aviateurs : l’élite constituée par les premiers pilotes a pu y échapper – mais pas les recrues plus tardives et insuffisamment formées, dans l’urgence.
Mais l’endoctrinement, en période de guerre, ne passait pas seulement par la brutalité au sein de l’armée – même si je n’ose pas dire qu’il se montrait plus « subtil » pour autant : deux guillemets, c’est bien peu en l’espèce… L’épopée kamikaze, si j’ose dire, a d’emblée constitué un récit : les médias, présents quand l'escadrille Shikishima s'est envolée pour la dernière fois, s’en sont emparés aussitôt, et en ont fait un thème essentiel de la propagande destinée aux Japonais eux-mêmes. Entre octobre 1944 et août 1945, les kamikazes sont omniprésents dans la presse nippone ainsi que dans les films d’actualités : de ces derniers,un sur deux environ était consacré aux tokkôtai. Il faut y ajouter quelques longs-métrages de « fiction », évidemment propagandistes (au moins trois, ici décrits).
Le récit colporté par ces médias, et tout particulièrement au cinéma, a pu évoluer : par exemple, la dimension héroïque originelle, associée à des postures viriles, a progressivement été délaissée pour une image censément plus « commune » des pilotes, auxquels devait pouvoir s’identifier le Japonais moyen – certaines postures viriles étant dès lors jugées quelque peu vulgaires, comme cette photographie représentant un kamikaze chevauchant littéralement son avion, très populaire dans les premiers reportages, jamais reprise ensuite. Mais, de manière générale, ce récit a très vite suscité une forme de rhétorique riche en passages obligés, pour ne pas dire en clichés, inlassablement repris : les jeunes pilotes souriant tous ensemble, parfois les jeunes filles des collèges et lycées des environs saluant leur départ en agitant silencieusement des branches de cerisier, ou en confectionnant pour les héros des poupées qu’ils emportaient dans le cockpit afin de garder jusqu’au dernier moment une rassurante présence féminine à leurs côtés, et enfin les morceaux de bravoure rituels : la gorgée de saké, le bandeau aux couleurs du drapeau (ou le drapeau signé par les membres de l’escadrille), les lettres qu’ils ont pu rédiger (j’y arrive), les poèmes le cas échéant, puis un plan fixe sur les avions qui décollent l’un après l’autre… et souvent un dernier plan d’ordre symbolique, la fleur de cerisier qui tombe, d’autant plus belle qu’elle est éphémère, belle enfin et surtout dans la mort.
« ÉCOUTEZ CES VOIX VENUES DE LA MER »
Autant de mascarades certes utiles en matière d’histoire des représentations, mais qui nous en disent fort peu sur ce que les kamikazes eux-mêmes pouvaient bien penser de tout cela. Peut-on seulement en avoir une idée ? Peut-être – mais non sans ambiguïtés. Outre les témoignages de quelques kamikazes ayant survécu à la guerre – car le manque de matériel les avait empêchés de partir pour leur seule et unique mission, le plus souvent –, nous disposons de quelques écrits de kamikazes ayant effectivement péri en mission (ou à l’entraînement, dans certains cas…) ; ce sont des documents fascinants, compilés notamment dans un livre titré en japonais Écoutez ces voix venues de la mer, et qui paraît dès 1949(note au passage : il existe un livre signé par le journaliste français Jean Lartéguy intitulé Ces voix qui nous viennent de la mer, paru en 1969, et qui porte effectivement, du moins dans sa première partie, sur des lettres de kamikazes ; mais je ne sais pas quel est le lien exact entre ces deux ouvrages – la signature française me perturbe un peu à cet égard, il n’y a pas de nom d’auteur dans le livre japonais…) ; mais leur maniement demeure délicat.
Volonté de l’engagement, sincérité des écrits
Car, avant de juger la sincérité des écrits des kamikazes, il faut tout d’abord se poser la question du caractère volontaire de leur engagement dans les tokkôtai. L’armée japonaise l’a toujours mis en avant : aucune ambiguïté la concernant, les recrues étaient toutes volontaires. Mais la réalité est forcément plus compliquée…
Ne serait-ce qu’en raison de la pression sociale. Les modalités pour se porter volontaires pouvaient considérablement varier, mais, généralement, elles favorisaient une certaine émulation pour le moins coercitive, qui empêchait toute décision véritablement personnelle. Souvent, cela passait par une sorte de vote à main levée (ou usant de quelque autre geste public similaire, un pas en avant, par exemple), et, quand tous les camarades se portaient volontaires, il était assurément difficile de ne pas faire de même – en pesant bien les conséquences d’un refus… Certains de ces « scrutins » prétendaient prendre des mesures afin de garantir la sincérité parfaite de la démarche : par exemple, les pilotes interrogés devaient fermer les yeux… sauf que le bruit des uniformes des camarades levant le bras ou s’avançant ne laissait aucun doute quant à leur choix.
Dans certains cas, on tentait de faire mieux – et les résultats demeurent impressionnants. Par exemple, un kamikaze (de Kaiten, pas un pilote d’avion) du nom de Yokata Yutaka, ayant survécu à la guerre, raconta la procédure qui avait débouché sur son incorporation, et qui relevait du vote à bulletin secret, dans un isoloir : les soldats avaient la possibilité de ne rien répondre, ce qui signifiait qu’ils refusaient catégoriquement d’intégrer les tokkôtai ; un cercle signifiait que le votant acceptait de rejoindre ces unités, mais seulement en cas d’absolue nécessité ; deux cercles signifiaient que le votant souhaitait intégrer ces unités au plus tôt et sans condition – certains complétaient même ce dernier choix par une mention manuscrite à leur nom suppliant proprement les officiers de les choisir (car 2000 recrues étaient interrogées, pour seulement 100 places dans les tokkôtai) : c’est ce qu’a fait le témoin… et 94 % des interrogés de même ; 5 % émettaient la réserve de l’absolue nécessité… et 1 % seulement refusaient catégoriquement.
Ceci étant, j’imagine que, dans ce dernier cas, remonter aux noms des « véritables » volontaires n’était guère compliqué – et donc identifier par élimination ceux, très rares, qui refusaient… Ce qui, bien sûr, n’était pas sans risques. Un pilote du nom de Kuwahara Yasui rapporte la scène qu’il a vécue en janvier 1945 : le capitaine Tsubaki livre le discours habituel sur la beauté du sacrifice, l’honneur de mourir pour l’empereur, etc., puis demande à « ceux qui ne se sentent pas capables d’accepter cet honneur maintenant » de lever la main. Silence, pas un geste… puis une main se lèvre ; une autre… Cinq ou six en tout. Le capitaine insulte enfin ces couards et ces traîtres… et les inscrit d’office dans les rangs des kamikazes – ils partiront dès la première mission, et bon débarras !
La pression sociale est évidemment d’un grand poids – tous ces exemples, à leur manière, en témoignent. Dans bien des cas, quoi que les soldats puissent en penser véritablement, il ne leur était tout simplement pas possible de refuser de se porter volontaires ; et ce sans aller jusqu’à la sinistre farce des « désignés volontaires » rapportée par Kuwahara. La question se complique peut-être un peu quand semblent jouer, l’un contre l’autre, divers « pistons », allant dans le sens de l’engagement ou permettant bien au contraire de l’éviter ; j’avais évoqué le cas des fils d’officiers supérieurs, etc. – certains ont bien été épargnés de la sorte. Mais la mesquine ruse du capitaine Tsubaki n’est sans doute pas un cas isolé : les mauvais éléments, les individus idéologiquement suspects, pouvaient être « favorisés » pour intégrer les tokkôtai – et ils n’avaient quant à eux rien de volontaires.
En fait, avec tous ces bémols (c’est peu dire, le terme a quelque chose de mesquin…), il semblerait pourtant que les kamikazes étaient, dans leur majorité, bel et bien des volontaires, et, dans ce groupe, sans doute la plupart étaient-ils sincères à cet égard. Le fruit de l’endoctrinement, sans doute ; alorsprétendre qu’il s’agissait d’un choix éclairé…
Une rhétorique mécanique
Mais les kamikazes ont écrit – et beaucoup, probablement plus que la plupart des soldats japonais ; c’est qu’ils étaient doublement tenus de le faire : à un niveau intime, pour peser le poids de leur décision mais aussi la justifier en leur âme et conscience, souvent au travers de l’échange avec les parents (dans l’idée, évoquée par Takahashi Tetsuya dans son essai, de changer leur peine en joie) ; mais aussi à un niveau public, en tant qu’instruments de propagande : la presse et le cinéma raffolaient des poignantes lettres, et parfois des poèmes, de ces jeunes héros… Des lettres pas forcément très sincères cependant, car forcément contrôlées, et plutôt deux fois qu’une, par la censure militaire, bien sûr.
Les kamikazes en étaient parfaitement conscients – et cela a pu peser sur leurs lettres, encore que nous ne disposions guère de moyens pour faire la part des choses… Voici par exemple la lettre « testament » écrite par Matsuo Isao, un des tout premiers kamikazes, mort en mission le 29 octobre 1944 lors de la bataille des Philippines ; elle contient absolument tous les clichés de la rhétorique ultranationaliste et militariste, au point de constituer un modèle, une lettre-type :
Chers parents,
Vous pouvez me féliciter. On m'a offert la chance d'avoir une mort superbe. Aujourd'hui est mon dernier jour. Le destin de notre patrie dépend de cette bataille décisive dans les mers du Sud où je vais tomber, tel les pétales d'un cerisier radieux.
Je vais être le bouclier de Sa Majesté, mourir d'une belle mort avec mon chef d'escadrille et mes amis. Combien j'aurais aimé être né sept fois, pour frapper l'ennemi à chaque fois !
Comme j'apprécie d'avoir la chance de mourir comme un homme ! Je vous suis profondément reconnaissant, à vous qui m'avez élevé, m'entourant de vos prières constantes et de tout votre amour. Et je suis aussi reconnaissant envers mon chef d'escadrille et tous mes supérieurs, qui se sont occupés de moi comme si j'étais leur propre fils et qui m'ont entraîné avec tant de soin.
Merci, mes parents, pour ces 23 années pendant lesquelles vous vous êtes occupés de moi et m'avez guidé. J'espère que ce que je vais faire maintenant pourra repayer au moins en petite partie ce que vous avez fait pour moi. Pensez du bien de moi, et sachez que votre Isao est mort pour notre pays. C'est mon dernier souhait. Il n'y a rien d'autre que je désire.
Mon esprit reviendra vers vous. J'attends avec impatience votre visite au sanctuaire Yasukuni. Prenez bien soin de vous.
Combien est glorieuse l'unité Giretsu des forces d'attaque spéciales, dont les bombardiers Suisei vont fondre sur l'ennemi ! Notre but est de plonger sur les porte-avions ennemis. Des cameramen sont venus faire des prises de vue. Il est possible que vous nous voyiez au cinéma, pendant les actualités.
Nous sommes seize guerriers aux commandes de bombardiers. Que notre mort soit soudaine et propre, comme un cristal qui se brise.
Écrit à Manille, la veille de notre mission.
Isao
Planant dans le ciel du Sud, nous avons pour glorieuse mission de mourir en tant que boucliers de Sa Majesté. Les fleurs de cerisier brillent lorsqu'elles éclosent et qu'elles tombent.
Tout y est – et notamment le symbole de la fleur de cerisier, incontournable. Beaucoup des lettres des kamikazes sont du même tonneau : elles manquent de personnalité, car elles ne font que répéter une rhétorique sans cesse martelée – elles sont le pur produit de l’endoctrinement aux fins de propagande. En tant que tels, les mots ici n’ont pas de sens : ils sont une rhétorique au stade terminal, autant dire une succession creuse d’automatismes ayant réponse à tout.
Ce n’est cependant pas le cas de toutes ces lettres – et certaines, tout en conservant cet état d’esprit général, font à demi-mots part des doutes du kamikaze sur le point de partir en mission. À terme, la conviction de la justesse de la cause et de la beauté du sacrifice l’emporte – dès lors, cela convient très bien à la censure, sans doute consciente que ces lettres-ci sont plus « humaines » que celles se contentant de répéter le même modèle depuis Matsuo Isao : ça ne va pas forcément contre ses objectifs, au contraire, même, si ça se trouve...
Des « dissidents » malgré tout ?
Mais il est d’autres lettres de kamikazes, particulièrement fascinantes – et, cette fois, elles ne s’accordent en rien à la propagande impériale, voire la démolissent purement et simplement. La censure n’aurait bien sûr jamais laissé passer de telles lettres – mais quelques rares kamikazes ont su la tromper en rivalisant d’imagination (souvent de ces étudiants recrutés dans les derniers temps de la guerre ?).
Voici par exemple un extrait d’une lettre d’Uehara Ryôji, kamikaze mort à Okinawa le 11 mai 1945, à l'âge de 22 ans. Comme tous les autres pilotes, il avait laissé une lettre « publique » vibrante de ferveur patriotique, et alignant tous les clichés de l'exercice ; mais il avait signifié dans son testament qu'il voulait que ses parents héritent de ses livres... et avait laissé cette « autre » lettre, datée de la veille de sa mission suicide, dissimulée dans la couverture d'un livre d'histoire :
Il est clair que, quel que puisse être son succès momentané, une nation autoritaire et totalitaire sera toujours finalement vaincue. On peut le voir en ce moment, pendant cette guerre mondiale, avec les pays de l'Axe. L'Allemagne nazie, et encore plus l'Italie fasciste, ont déjà été vaincues. Tous les régimes autoritaires s'effondrent les uns après les autres, comme des bâtiments dont les fondations s'écroulent. L'universalité de cette vérité est en train d'être prouvée par les événements présents, comme elle l'a été par le passé : la grandeur de la liberté est éternelle.
Quoi que l’on pense des certitudes idéologiques avancées par le pilote, ce n’est à l’évidence pas le discours d’un ultranationaliste fanatique désireux de mourir pour sa patrie et son empereur… Pour l’anecdote, ce pilote était un étudiant, et le livre dans lequel il avait laissé son témoignage était dû à un historien japonais qui avait rencontré quelques difficultés avec les autorités du fait de son inspiration largement marxiste ; il avait échappé à la répression en écrivant des livres censément plus « innocents » aux yeux des militaires… dont celui-ci.
Mais le ton, chez ces « dissidents », pouvait être très différent. Voici un extrait d'une lettre de Wada Minoru, kamikaze qui avait convenu d'un code avec ses parents pour leur communiquer des lettres échappant à la surveillance et à la censure – parallèlement à ses lettres « officielles », dûment contrôlées et qu’il pondait scrupuleusement. Cette correspondance secrète a duré plusieurs mois – jusqu’à la mort de Wada le 25 juillet 1945, soit moins d'un mois avant la fin de la guerre, et ce dans un accident à l'entraînement dans un Kaiten. L’extrait qui suit est en date du 1er février 1945, et son ton est pour le moins dépressif, à mille lieues de l’enthousiasme supposé des kamikazes :
Je n'ai plus besoin de rien. Toute consolation, tout encouragement ne sont pour moi qu'une occasion de me fâcher – surtout s'ils sont sous la forme de longs discours militaristes ou de harangues trompeuses. Quelle bande méprisable et médiocre. Ce que je souhaite en ce moment, ce sont des larmes, celles qui me faisaient pleurer en temps de paix. J'ai perdu ce cœur qui était capable de s'observer lui-même, sans le moindre artifice. Il est pratiquement certain que je vais donner ma vie à ma patrie avant que le printemps ne soit fini. Mais cela, je n'en ai plus rien à faire.
Autant pour la ferveur patriotique – et Wada, en d’autres passages, ne manque pas d’évoquer avec une ironie fielleuse les kamikazes ou leurs officiers qui n’ont que l’empereur et la fleur de cerisier à la bouche…
Cependant, ces hommes – et comme avant eux, d’une certaine manière, Seki Yukio –, même s’ils font part de leurs doutes, de leur désespoir, de leur colère, en définitive montent quand même à bord de l’appareil qui doit devenir leur cercueil.
Ces lettres existent, et sont saisissantes – mais il est difficile d’en déduire quelque chose : tout particulièrement, de déterminer si ces sentiments pouvaient être représentatifs d’un état d’esprit répandu chez les kamikazes. Mais, en tant que telles, elles suffisent à démonter le mythe des « fanatiques »… en rendant le questionnement de la volonté et de la sincérité des membres des tokkôtai encore plus complexe.
Le sort de ces « dissidents » est tragique – mais pas forcément beaucoup plus que celui de leurs compagnons restés silencieux, ou persuadés jusqu’à la dernière heure que leur choix avait été libre, et était bel et bien le meilleur, à vrai dire le seul envisageable. J’avoue tout de même éprouver une certaine sympathie pour ce Hanazono Shigeyoshi, rapidement évoqué, qui « prend les commandes de son appareil le 6 avril 1945 en buvant du saké au goulot et, installé dans son cockpit, hurle à qui veut l'entendre : "Bande de c..."»
TERRIBLE ET FASCINANT
La question des kamikazes est aussi terrible que fascinante – elle est aussi bien plus complexe que ce que l’on veut croire à vue de nez. Ce petit ouvrage permet d’approcher utilement le sujet : bref et plus qu’abordable, il est aussi tout à fait sérieux et sourcé, et évite ainsi la tentation du récit. Sans doute n’est-ce pas une somme sur la question, mais du moins est-ce plus qu’une porte d’entrée – à vrai dire une lecture passionnante, tout à fait recommandable.