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La Pensée politique du Japon contemporain, de Pierre Lavelle

Publié le par Nébal

La Pensée politique du Japon contemporain, de Pierre Lavelle

LAVELLE (Pierre), La Pensée politique du Japon contemporain (1868-1989), première édition, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1990, 127 p.

 

LES IDÉES POLITIQUES, C’EST PLUS COOL EN HISTOIRE QUE LÀ MAINTENANT

 

Le présent « Que sais-je ? » de Pierre Lavelle, ultime ouvrage de mes « révisions » après l’Histoire politique du Japon de 1853 à nos jours d’Eddy Dufourmont et Le Japon contemporain de Michel Vié, est l’occasion pour moi d’établir une passerelle entre mes deux cycles d’études ; du temps où je faisais de l’histoire du droit, des institutions et des idées politiques, l’histoire des idées politiques, au sens large, était clairement ma matière favorite, et mes mémoires s’en étaient ressentis – même si j’y mêlais le cas échéant d’autres choses, touchant à l’histoire du droit pénal, aux libertés publiques ou à la philosophie du droit…

 

Soupir ! C’était chouette, ça… Et ça le demeure, j’imagine, même si, avec les années, je me détourne toujours un peu plus des débats politiques contemporains – par lassitude, par dépit… Oh, pas totalement non plus, rassurez-vous : j’ai toujours des convictions, le fait est, c’est surtout la possibilité d’en débattre qui en a fait les frais ; mais sans doute parce que l’enthousiasme n’est plus vraiment de la partie, me concernant, ou plus exactement bien trop rarement – signe peut-être que le jeune con que j’étais se mue toujours un peu plus en vieux con ? Ça ne serait pas bien étonnant, hein…

 

Dépression post-electionum, ne vous en faites pas, ça va passer, ça va passer…

 

Mais disons quand même que la distance me facilite la tâche – que les idées politiques en tant qu’objet d’études historiques sont toujours très signifiantes à mon goût… et sans doute autrement plus rassurantes que la perspective d’en dériver quelque chose de concret ? Le concret m’effraie un peu, oui – des fois.

 

PENSÉES POLITIQUES DISTANTES ?

 

Mais donc, la distance – bien sûr, elle peut être également géographique, pas seulement temporelle. Et cela fait bien longtemps que j’ai conscience de mes innombrables lacunes en la matière… Le fait est que ma formation, sans être uniquement franco-française (mais en l’étant largement), était tout de même centrée sur la seule histoire de la pensée européenne (puis occidentale, ce qui n’étend pas tant que ça le domaine). La Grèce, Rome… La France ensuite – avec un peu de trucs italiens, germaniques ou anglo-saxons pour la forme parce que bon quand même (éventuellement des petites choses russes à l’horizon – plus que jamais lointain, l’horizon, c’est son rôle après tout). C’est assez navrant, je suppose… Une nouvelle preuve d’ethnocentrisme – comme s’il en était encore besoin ? On est en droit de se le demander, du moins : la différence est-elle si importante que cela, entre cette approche et celle, « roman national », nous serinant que « nos ancêtres les Gaulois », s’ils vivaient là maintenant, voteraient Sarkozy ou quelque autre connard populiste de son acabit, instrumentalisant le passé sans vergogne ? Le monde est vaste – l’histoire n’est jamais plus riche et édifiante ici qu’ailleurs si l’on veut bien se donner la peine de creuser ne serait-ce qu’un tout petit peu la question, l’histoire de la pensée guère plus, même si certaines époques et certains lieux s’avéraient bien propices à une effervescence intellectuelle dont l’impact demeure persistant ; mais justement, d’autant plus en fait dans cette optique : nous devrions, dans un socle commun de connaissances, en savoir davantage, que sais-je, sur le monde arabe, sur l’Inde, sur la Chine – au moins ?

 

Mais la question se complique, à cet égard, dans la mesure où, via le colonialisme le cas échéant, la pensée politique européenne s’est exportée dans d’autres civilisations, bien différentes, au point parfois de rendre les approches plus spécifiquement « indigènes » de peu de poids… La présente histoire de La Pensée politique du Japon contemporain en témoigne sans doute, qui évacue vite les sources « prémodernes » (certes, il s’agit d’un ouvrage sur la pensée contemporaine, alors j’imagine que ça se tient…) pour traiter d’un Japon « se modernisant » (et donc « s’occidentalisant ») forcément en s’ouvrant aux Lumières (européennes), puis à la pensée sociale (occidentale aussi), etc. Au point de ne trouver véritablement son caractère propre qu’au travers de la pensée nationaliste ? Sujet qui a certes son importance ici, et j’aurai amplement l’occasion d’y revenir… car il est mille avatars du nationalisme japonais gravitant autour de la notion propre de kokutai. Mais il est vrai que c’est un sujet qui a visiblement beaucoup intéressé l’auteur, dont la thèse s’intitulait Les Textes et les thèmes fondamentaux du nationalisme des élites japonaises : 1905-1945 (thèse non publiée, hélas, je crois).

 

J’imagine que l’on pourrait, au doigt mouillé, envisager qu’il y ait là une part d’illusion : l’auteur français tendrait-il à accroître instinctivement la part « européenne » de la pensée politique du Japon contemporain qu’il entend étudier ? Mais, à dire le vrai, je ne le crois pas un seul instant, n’avançant cette hypothèse bien hardie que pour mémoire… Par contre, et comme de juste, et pour asseoir un peu mieux ces questionnements, il me paraît clair que cette lecture en appellera d’autres, tant qu’à faire d’un point de vue japonais le cas échéant – cité dans la bibliographie, j’ai déjà dans ma bibliothèque de chevet nippone un bref essai de Najita Tetsuo, Japan: The Intellectual Foundations of Modern Japanese Politics, qui pourrait utilement déblayer un peu plus le terrain…

 

AUX SOURCES

 

Le présent petit ouvrage ne s’étend donc guère sur la question des « sources prémodernes », ce qui d’une certaine manière va de soi (notons au passage que l’on doit au même auteur un autre « Que sais-je ? », intitulé La Pensée japonaise, que je suppose complémentaire), mais m’ennuie quand même un petit peu – car, quelle que soit l’ampleur de l’acculturation à venir en matière de pensée politique, c’est tout de même là le socle sur lequel cette pensée se posera ; et il faudra dès lors souvent pratiquer des greffons, parfois étonnants : j’ai eu l’occasion d’assister à des conférences sur les premières traductions japonaises et chinoises de Rousseau (via notamment Nakae Chômin, que j’évoquerai un peu plus loin), et c’était tout à fait instructif à cet égard – ainsi, notamment, dans une perspective confucianiste, était-il alors et là-bas impossible d’envisager de la même manière la figure du tyran en despote familial : les liens sacrés de la filiation prohibaient l’emploi de la métaphore de Rousseau dans un contexte extrême-oriental, qui aurait eu tendance à en dériver des conséquences jugées inacceptables… Les traducteurs étaient ainsi amenés à retoucher le texte, parfois considérablement (et sans en faire mention), et pas seulement à le transposer.

 

Dans le cas japonais, je suppose (un peu maladroitement ou faussement le cas échéant, n’hésitez pas à me reprendre) que deux types de sources prémodernes peuvent être distingués : certaines sont « religieuses », d’autres plus « philosophiques » (mais la séparation entre les deux est sans doute au mieux floue, parfois).

 

En matière religieuse, on peut à nouveau subdiviser – mais en gardant à l’esprit que la pensée japonaise en la matière n’a (en principe, mais voir plus bas…) pas grand-chose à voir avec « l’exclusivisme » occidental, mais est bien davantage portée au syncrétisme, disons. Il y a le vieux fond purement national constitué par le shintoïsme – mais celui-ci, en fait, s’il jouera bien un rôle essentiel dans les pensées envisagées dans cet ouvrage, ce sera au travers d’une « redécouverte » qui est en même temps déformation : la pensée nationaliste et tennôcentriste, notamment, y accordera une grande importance, en fait probablement inédite – et sans doute le vieux Kojiki ayant marqué en 712 les débuts de la littérature japonaise tout en fixant l’origine proprement mythique de la dynastie impériale n’avait-il jamais jusqu’alors été lu aussi littéralement. Le shintô d’État qui se constituera sous Meiji, comme part essentielle du tennôcentrisme, changera donc radicalement la donne.

 

Il faut sans doute y associer, sur un mode moins religieux mais dont les préoccupations peuvent s’avérer assez proches, le travail d’ethnographes désireux de retourner aux sources de la pensée japonaise via, notamment, les mythes et légendes, dans une perspective éventuellement folklorique, pourtant connotée politiquement – ainsi par exemple du travail de Yanagida Kunio, que j’avais brièvement évoqué lors de ma lecture de la très bonne anthologie Mille Ans de littérature japonaise, et qui a eu un impact non négligeable sur certaines tendances du nationalisme japonais.

 

Mais la question religieuse se complique avec la prise en compte du bouddhisme – religion importée, passée par la Chine depuis l’Inde, et véhiculant depuis ces sources successives et complémentaires sinon alternatives des trésors millénaires de pensée éventuellement politique. Les adaptations japonaises de l’amidisme et du zen ont eu une immense influence intellectuelle, surtout à partir du Moyen Âge japonais (je vous renvoie à l’Histoire du Japon médiéval de Pierre-François Souyri, par exemple). Il faut aussi mentionner ici la seule branche bouddhique spécifiquement japonaise, celle fondée par Nichiren à la même époque – un mouvement intransigeant, exclusif et xénophobe qui pourra fournir des outils aux nationalistes japonais les plus virulents, tout particulièrement peut-être en matière d’ambitions coloniales ; car le bouddhisme japonais selon Nichiren peut prendre des atours de religion universelle de salut, sur un mode conquérant – et si cette secte bouddhique n’est pas censée, exceptionnellement, composer avec le shintoïsme, une lecture orientée des deux fois même contradictoires pourra en fait produire des conséquences assez proches.

 

La question du christianisme est tout autre – car, au moment où notre étude commence, la foi chrétienne est depuis longtemps interdite. Toutefois, à partir de son autorisation (en 1873, je crois), même en demeurant une foi très minoritaire, elle pourra avoir son influence dans le champ de la pensée, et notamment de la pensée politique – les militants chrétiens, s’ils sont rares, sont actifs, et, dans les premiers temps du socialisme japonais notamment, pré-bolchévique, le christianisme pourra être d’un certain poids, ce qu’illustre notamment, jusque dans la bascule, l’intéressante figure de Katayama Sen, parmi d’autres.

 

En matière plus spécifiquement philosophique, encore que non dénuée de déviations religieuses, il faut accorder une place particulière au confucianisme et au néoconfucianisme, tout particulièrement durant l’époque Edo, où les maîtres chinois fournissent peu ou prou la philosophie officielle de l’administration et au-delà (quitte à s’accommoder d’autres aspects, car le zen aussi y a eu sa part) ; la structure même de la société d’Edo, avec ses castes, découle de la pensée confucéenne, et la mise en avant des notions de loyauté et de piété filiale en provient de même – même si, de part et d'autre de la mer du Japon, on ne privilégie pas la même chose, ce qui aura son importance dans l’appréciation du rôle de l’empereur, quand se constituera le tennôcentrisme. Pour cette même raison, la pensée politique japonaise devra régulièrement prendre ses distances avec les implications jugées spécifiquement chinoises de la pensée confucianiste, et tout particulièrement celle d’un « mandat céleste » en tant que tel révocable – incompatible avec l’option tennôcentriste : le « mandat céleste », en Chine, a justifié le renversement de dynasties sans nombre, mais, au Japon, qu’on se le dise, c’est la même lignée, ininterrompue, qui règne depuis Jinmu (empereur mythique du VIIe siècle av. J.-C., mais les nationalistes ne le présentaient donc certainement pas ainsi…), et, au-delà, l’empereur descend donc des dieux, tout particulièrement du kami d’aspect féminin et solaire Amaterasu… Je relève que, dès le XVIIIe siècle, Ueda Akinari traitait de ces questions dans le premier de ses Contes de pluie et de lune. Reste que la pensée confucianiste est alors incontournable – ce qui ne signifie pas que Confucius est l’auteur clé, il ne l’est probablement pas : d’autres noms sont bien plus souvent cités, comme Mencius éventuellement, et surtout Wang Yangming.

 

Bien sûr, tous ces courants s’interpénètrent, les frontières ne sont pas marquées : l’ère Edo est aussi celle où une pensée spécifique aux bushi, empruntant au zen comme au néoconfucianisme, se fixe à son apogée : le Hagakure, « redécouvert » (en fait « découvert ») tardivement, aura lui aussi un certain impact, notamment sur la classe militaire, quitte à le déformer encore un peu pour qu’il s’accorde avant toute chose au tennôcentrisme ; au-delà, on pourra y voir une manifestation essentielle du kokutai, une approche spécifiquement japonaise – il y a sans doute de cela dans la lecture qu’en livrera un Mishima Yukio sous le titre Le Japon moderne et l’éthique samouraï.

 

Autant de socles sur lesquels il faudra bien greffer la pensée politique occidentale déferlant sur le Japon à partir de l’ouverture forcée et sous Meiji (en notant cependant que les « sciences hollandaises » pénétraient déjà le Japon avant cela, discrètement – cela pouvait inclure occasionnellement des éléments de philosophie politique).

LES LUMIÈRES JAPONAISES

 

Mais voilà : d’abord contraint et forcé, le Japon s’ouvre à l’Occident. Le mouvement jôi, d’essence xénophobe, n’est pas de taille à lutter, même si, au travers de son extension sonnô jôi, il suscite du moins le mouvement de la Restauration de Meiji – Restauration qui est tout autant Rénovation, car les diatribes réactionnaires désireuses de « rendre » à l’empereur un pouvoir qu’il n’a plus exercé depuis des siècles, et de toute façon probablement jamais à ce point, doivent composer avec la réalité agressive d’un monde tout autre… Car ces activistes perçoivent bien que la menace coloniale pèse sur le Japon, menace dont les fameux « traités inégaux » ne sont qu’un premier aperçu. Pour que le Japon survive, il lui faut s’adapter – d’où une vaste entreprise où la curiosité est intéressée, qui conduit le Japon de Meiji à entamer une modernisation à marche forcée, qui est immanquablement aussi occidentalisation.

 

C’est dans cet esprit que la pensée politique européenne fait véritablement son irruption dans le Japon de Meiji – une pensée complexe et diverse, empruntant à des sources bien éloignées de celles, shintoïstes, bouddhiques, confucianistes, du Japon traditionnel. Une pensée qui arrive aussi en bloc, et éventuellement dans le désordre...

 

La pensée libérale, tout particulièrement, emblématique des Lumières européennes un siècle plus tôt, devient à son tour centrale dans ces « Lumières japonaises ». Et ce alors même que la société nippone, au sortir d’Edo, semble moins disposée que tout autre à intégrer dans sa pratique politique l’idée même de liberté (il semblerait que le mot même de « liberté », jiyû, soit alors un néologisme…). Mais les intellectuels d’alors s’imprègnent bien de cette pensée – via des lectures ou, le cas échéant, des voyages en Europe ou aux États-Unis ; ils y associent tout naturellement des pensées dérivées, telles que le positivisme ou l’utilitarisme, et le libéralisme alors importé n’est pas que politique, il est aussi économique (ainsi avec Taguchi Ukichi, « l’Adam Smith japonais »).

 

En fait, ces dernières approches sont celles qui permettent à la pensée libérale d’influencer un minimum le nouveau régime qui se met en place – et qui n’est somme toute guère libéral… C’est que les oligarques, alors, entendent bien mettre en place un pouvoir fort, autour de la figure de l’empereur, qui ne peut s’accommoder du libéralisme au sens le plus strict. En témoigne par exemple la question des modèles constitutionnels : les oligarques se renseignent, ils envisagent de s’inspirer des exemples anglais (la quintessence du parlementarisme), américains ou français (en se méfiant tout de même instinctivement de la tradition révolutionnaire…), autant d’approches ayant la faveur des intellectuels et politiciens membres du Mouvement pour la Liberté et les Droits du Peuple (jiyû minken undô), mais c’est en définitive le modèle prussien, autrement autoritaire dans la perspective bismarckienne, qui l’emporte – des constitutionnalistes allemands se rendent au Japon et font office de conseillers pour la rédaction de la Constitution de 1889. Pour appuyer le nouveau régime, des intellectuels japonais se mettent à prôner des « Lumières étatistes », plus ou moins syncrétiques, par exemple Nishi Amane.

 

En face, cependant, via le JMU éventuellement, les « Lumières libérales » sont cependant d’un certain poids, incarnées notamment par la figure majeure de Fukuzawa Yukichi. Seulement, le libéralisme, sauf éventuellement en matière économique (mais, même dans cette optique, l’influence est à pondérer de toute façon, tant l’État joue alors un rôle moteur dans la Révolution industrielle japonaise), demeure une attitude d’opposition, liée aux seuls intellectuels et journalistes ; ils ont leur influence, mais sont bien loin de l’appareil du pouvoir… et tout autant des masses.

 

Par ailleurs, leur mouvement, si divers, est parcouru d’oppositions. Et aux « Lumières libérales » classiques, il faut opposer bientôt des Lumières dites « radicales », constituant l’aile gauche du « parti », et qui, à la différence des oligarques, bien loin de se méfier de la Révolution française, l’admirent franchement ; parmi ces intellectuels, il faut sans doute mettre en avant Nakae Chômin, auteur d’œuvres importantes, comme les Dialogues politiques entre trois ivrognes ou, sur un mode plus intime, Un an et demi, mais aussi traducteur, et notamment de Rousseau, donc : il fait partie de ceux qui introduisent et popularisent en même temps la pensée politique occidentale au Japon, de par cette activité essentielle.

 

Mais, sans surprise, ces divers avatars des Lumières rencontrent une forte opposition, de la part de penseurs traditionnalistes qui entendent, contre les modèles libéraux occidentaux, dresser le shintoïsme et le confucianisme comme autant de barrages. Les oligarques s’en inspirent souvent – car rares, au fond, sont ceux qui attachent vraiment de la valeur au libéralisme, à l’exception peut-être d’un Itô Hirobumi. Et ce même si, réflexe très japonais si cela veut dire quelque chose, les tentatives de syncrétisme sont donc nombreuses (mais plus ou moins concluantes).

 

DÉVELOPPEMENTS DURANT LE PREMIER VINGTIÈME SIÈCLE

 

Mais le monde change alors à toute vitesse, et le Japon plus vite encore ; la pensée politique japonaise de même, du coup, et il y a sans doute comme une boucle de rétroaction qui se met en place.

 

Les dernières années de Meiji, cependant, sont avant tout marquées par la stabilisation du régime – et tout autant de sa doctrine. La Constitution de 1889, bien sûr, y joue un rôle essentiel, mais aussi d’autres textes tels que l’admonition aux soldats et aux marins de 1882, ou le rescrit impérial sur l’éducation de 1890 – sans même parler de la définition progressive du shintô d’État : le régime s’affiche comme tennôcentriste, ce qui, au plan juridique, ressort aussi de l’incrimination « nouvelle » de lèse-majesté, dont bien des opposants feront les frais (mais notamment Kôtoku Shûsui et ses camarades, j’y reviendrai). Plus important encore peut-être, le régime s’approprie la notion antérieure de kokutai, pas totalement traduisible en français (ou en anglais d’ailleurs), mais qui rend plus ou moins l’idée d’ « essence nationale du Japon » ; en tout cas, cette notion fondamentale de la pensée politique japonaise est dès lors intimement associée à l’empereur et à sa lignée ininterrompue d’ascendance divine, au point où l’on ne peut envisager l’un sans l’autre.

 

Il y a donc à cette époque une pensée politique japonaise « orthodoxe », vouée à la célébration et à la perpétuation du régime de Meiji ; les constitutionnalistes commentant la Constitution de 1889 y ont une part importante (ceux que l’on dit « traditionalistes », du moins, car il y en a bien sûr d’autres plus libéraux et progressistes) ; mais il faut aussi prendre en compte que les milieux d’affaires et agricoles s’y rallient progressivement.

 

Il y a des voies plus « hétérodoxes », comme de juste – mais elles se rattachent pour une bonne part à des courants plus amples, nationalisme et socialisme, que j’entends traiter plus en détail par la suite.

 

Pour autant, le régime n’est certes pas figé – et il évolue même très rapidement durant la brève ère Taishô, suscitant ce que l’on appelle communément la « démocratie de Taishô », liée à l’adoption du suffrage universel masculin et au développement d’une approche parlementaire de la vie politique, sur le modèle anglais qui avait été délaissé pour le modèle prussien sous Meiji. On peut certes constater que l’expérience se conclut bien vite sur un « échec » (Michel Vié la désigne ainsi dans Le Japon contemporain, que j’ai chroniqué il y a peu), mais elle n’en traduit pas moins une nouvelle effervescence de la pensée politique – mais le libéralisme des Lumières japonaises doit alors de plus en plus composer avec des alternatives de poids, les divers socialismes et nationalismes qui se développent durant la période.

 

LA PENSÉE SOCIALE

 

Le socialisme, au Japon comme en Occident, a pu prendre des formes très différentes – et même contradictoires ; d’autant que Marx n’est à l’évidence pas la seule figure à envisager : les Japonais se sont intéressés alors à bien des courants du socialisme, incluant les socialistes français antérieurs à Marx, le gompérisme américain ou la social-démocratie allemande. Par ailleurs, le socialisme japonais n’est pas spécifiquement associé à la gauche (et a fortiori à la gauche de la gauche). Les rapports entretenus par ces socialismes avec le pouvoir sont donc très variés.

 

Ainsi, le « socialisme d’État » a pu connaître divers avatars ; en tant que tel moins hostile à l’État de Meiji que bien d’autres socialismes, il entretenait des rapports contradictoires avec l’idée même de subversion : il a pu constituer un soutien à l’État japonais comme une critique de ses rapports avec les milieux d’affaires et plus généralement le capitalisme (ou du moins le capitalisme japonais : les premiers marxistes nippons s’interrogeront beaucoup sur ses spécificités éventuelles, le cas échéant en faisant intervenir le kokutai dans leurs analyses) ; en tant que tel, il a pu être défendu par des opposants de gauche, aussi bien par des « orthodoxes », des fonctionnaires surtout, au service de l’État, mais tout autant (et peut-être surtout, en termes pratiques ?) par des ultranationalistes d’inspiration éventuellement fascisante (sinon fasciste à proprement parler).

 

L’anarchisme même témoigne de dissensions du même ordre. Le journaliste Kôtoku Shûsui, figure notable, l’incarne tout d’abord, et dans une perspective vigoureusement pacifiste (souvent caractéristique du socialisme japonais, j’y reviens d’ailleurs très vite). Il en fera les frais : en 1911, accusé de « trahison » (peut-être une résultante, on l’a dit du moins, de ses campagnes de presse quelques années plus tôt contre l’implication de l’armée japonaise dans la répression de la révolte des Boxers, implication qui s’était prolongée dans un scandaleux pillage qu'il avait violemment dénoncé ?), et ainsi reconnu coupable de « lèse-majesté », il est condamné à mort et exécuté ainsi que plusieurs de ses camarades ; l’affaire fait grand bruit – elle choque… Mais une autre figure est révélatrice de la variété des socialismes et même des anarchismes japonais à cet égard : ainsi, Ishikawa Sanshirô prône un « anarchisme agrarien » dit éventuellement « indigénisme » ; sauf que sa pensée évolue… jusqu’à se transformer en un « anarchisme tennôcentrique » a priori totalement contradictoire et incompréhensible – du moins pour un ignare dans mon genre.

 

Je l’avais mentionné plus haut, mais les questions religieuses peuvent elles aussi intervenir dans les différentes approches du socialisme japonais, et tout particulièrement le christianisme – extrêmement minoritaire, mais d’une influence idéologique et politique malgré tout décisive. On peut mentionner ici, notamment, Katayama Sen – qui, par ailleurs, s’illustre dans l’optique pacifiste à la façon de Kôtoku Shûsui lors d’un célèbre épisode, quand il serre la main du socialiste russe Plekhanov en 1904, soit en pleine guerre russo-japonaise : la symbolique est forte, traduisant aussi le soutien des socialistes japonais à la tentative révolutionnaire russe de 1905 – qui, à vrai dire, servira pourtant les intérêts de l’État nippon, puisqu’elle incitera le régime tsariste à lâcher l’affaire en Asie orientale pour réprimer les séditieux, menace jugée bien plus importante…

 

Mais Katayama Sen illustre lui aussi les parcours complexes qui peuvent affecter les penseurs politiques japonais (comme les Occidentaux, certes) : du socialisme chrétien, il passe progressivement au bolchévisme après 1917. Le marxisme avait déjà exercé une certaine influence avant cela, bien sûr, mais peut-être pas plus qu’un autre courant socialiste. Son rôle se développe toutefois, progressivement, mais de manière déterminante. Bien sûr, cela passe par l’établissement d’un Parti Communiste Japonais – et Katayama Sen fait partie des membres fondateurs. Mais ce Parti est aussitôt interdit…

 

En fait, dans le Japon du premier XXe siècle, et si l’on fait une exception pour Kôtoku Shûsui et ses camarades anarchistes exécutés à la toute fin de l’ère Meiji (une sorte de point culminant, sans véritable équivalent par la suite, sauf erreur), les communistes nippons d'obédience marxiste paraissent bien être les opposants les plus traqués et réprimés par le régime nippon – bien moins sévère pour nombre d’autres opposants éventuellement virulents… et ce jusqu’en pleine guerre de l’Asie-Pacifique, en dépit de la mainmise militaire sur le pouvoir et du système de parti unique ! En fait, quand, dès le début de l’occupation américaine, le SCAP (Supreme Commander of the Allied Powers) ordonne la libération des prisonniers politiques, les communistes seront clairement les plus nombreux parmi ces derniers, qui étaient parfois incarcérés depuis bien avant la guerre… Bien sûr, le SCAP s’en mordra très vite les doigts, avec la Guerre Froide ! La répression contre les communistes japonais reprendra alors, via des « purges rouges » qui n’ont rien à envier à la « chasse aux sorcières » américaine, tandis que les « purgés » de 1945, parfois même des criminels de guerre condamnés lors des procès de Tôkyô, seront remis en place…

MILLE AVATARS DU NATIONALISME AVANT LA DÉFAITE

 

Mais s’il est un courant politique qui a connu une certaine fortune au Japon, sous bien des avatars par ailleurs, je tends à croire que c’est le nationalisme – dans ce « Que sais-je ? », en tout cas, c’est vraiment l’impression qui en ressort. Par ailleurs, c’est aussi un courant qui a survécu, quitte à se maquiller un brin, ou un peu plus que cela, après 1945 – date qui ne scelle finalement guère le sort des ultranationalistes. Pour l’heure, je vais m’en tenir à la période précédant la Défaite, je reviendrai ultérieurement sur l’époque récente.

 

Mais il s’agit donc d’un nationalisme multiple : sur la base de la même notion de kokutai, mais comprise différemment le cas échéant, on peut dériver un nationalisme de gauche (au moins dans un premier temps, comme un écho du nationalisme européen pour le coup – notamment du nationalisme français, d’ailleurs, dans la perspective révolutionnaire) comme un nationalisme de droite, et sans nécessairement aller jusqu’à l’extrême droite – quand bien même celle-ci a bien sûr son rôle, et d’importance, dans cette complexe histoire.

 

Mais ces nationalismes sont dont variés : certains s’affichent rénovateurs, d’autres traditionalistes ; parmi les premiers, la perspective révolutionnaire et la perspective réactionnaire sont envisageables, même si leurs conséquences pratiques ne sont pas si distinctes que cela. Le nationalisme peut être étatique, ou avoir des relents anarchisants ; il peut être élitiste (et intellectuel) comme il peut être populaire ; il parle aux milieux d’affaires, ou il les effraie ; il peut avoir des fondations religieuses, notamment dans le nichirénisme, ou bien se revendiquer comme parfaitement laïque…

 

Si la notion de kokutai, sauf erreur, est ancienne, les événements de la deuxième moitié du XIXe siècle lui confèrent un autre sens – et un sens plus crucial. Pèse sur le Japon une forme de menace coloniale occidentale ; les avanies subies par le grand voisin chinois depuis les guerres de l’Opium inquiètent considérablement les Japonais, qui ne peuvent plus y reconnaître la brillante civilisation dont ils se sont si souvent inspiré sans pour autant jamais tomber sous sa coupe ; et les Japonais, ayant eux-mêmes à souffrir tout d’abord de « traités inégaux », se doivent de réagir. L’idéologie nationaliste en découle logiquement, d’une certaine manière – mais son évolution est peut-être davantage paradoxale…

 

En effet, à mesure que le Japon, engagé dans la modernisation à marche forcée, semble écarter la menace coloniale, il semble prendre conscience qu’il est à cet égard une exception. Ce qui lui confère le cas échéant toute latitude pour constituer un modèle alternatif ? L’idée devient plus concrète avec la victoire nippone dans la guerre russo-japonaise : l’alliance anglaise demeure (qui aura un grand rôle lors de la Première Guerre mondiale), mais les puissances occidentales s’inquiètent de cette évolution inattendue des événements – le mythe du « péril jaune » ne s’en accroit que davantage, et des mesures antijaponaises sont prises çà et là, toujours un peu plus… Lors du traité de Versailles, les Japonais, associés au camp vainqueur, se posent d’ailleurs en hérauts de l’égalité des races – mais on refuse d’intégrer cette suggestion dans les termes du traité, de manière tristement significative.

 

Mais l’approche nationaliste, dès lors, dépasse le seul Japon aux yeux mêmes des Japonais : se dégage une idéologie panasiatique, à tout prendre une réaction au colonialisme occidental. En Extrême-Orient, le Japon s’affiche comme une puissance non occidentale, la seule, qui soit en même temps en mesure de demeurer indépendante de l’Occident ; chez certains penseurs, cela lui confie une mission libératrice en Asie de l’Est. Et sans doute est-ce une opinion sincère, dans un premier temps, du moins – et probablement assez longtemps, d’ailleurs… mais au prix de l’aveuglement. Bien loin de « libérer » ses voisins, le Japon constitue de plus en plus une puissance coloniale alternative, pas moins nuisible – et peut-être plus rude encore… La Corée et la Mandchourie, voire plus globalement la Chine, en font bientôt les frais, et les pires crimes s’accumulent – le massacre de Nankin, l’Unité 731, les « femmes de réconfort »… Et si, durant la guerre de l’Asie-Pacifique, le Japon prétend fédérer les peuples asiatiques sous le drapeau de la Sphère de Coprospérité de la Grande Asie Orientale, l’illusion ne dure guère : pendant un temps, les leaders nationalistes des pays « libérés » ont pu pactiser avec le Japon (ainsi en Indochine contre les Français, en Birmanie contre les Anglais, en Indonésie contre les Hollandais…), mais ils ont pour la plupart bien vite perçu que le Japon ne se contenterait certainement pas du rôle théorique de bienveillant « grand-frère »…

 

Mais, de ceci, on n’en est probablement pas toujours bien conscient au Japon même (et à vrai dire encore aujourd’hui, faut-il croire…) : la pureté idéologique de la mission libératrice demeure immaculée, et, par ailleurs, le nationalisme adopte à l’intérieur des atours plus concrets, qui participent au moins en égale mesure de son succès. Les variantes intellectuelles du nationalisme (avec des ethnographes tels que Yanagida Kunio, mentionné plus haut, ou des philosophes comme Nishida Kitarô) s’accompagnent d’un nationalisme autrement pratique, dans une optique étatique surtout, et ce assez rapidement.

 

La question du nationalisme populaire, liée, est plus ambiguë – jusque dans sa dimension éventuellement subversive. Sans doute existe-t-il, sous divers avatars là encore – le nationalisme agrarien, par exemple. Le point problématique est ailleurs : sa parenté éventuelle avec le fascisme. Mais elle semble tout au plus limitée : sans doute le fascisme a-t-il exercé une certaine séduction sur des intellectuels japonais, et aussi, de manière peut-être plus flagrante, sur les « jeunes officiers » ultranationalistes dont l’action violente perturbe la vie politique japonaise dans les années 1930, avec pour point culminant « l’incident du 26 février » (1936). Pour autant, cela n’a guère débouché sur des mouvements authentiquement fascistes (avec les corollaires de l’économie dirigée et du totalitarisme via un parti unique de masse) ; les idées fascistes ont plutôt infusé dans d’autres courants, plus aisés à rattacher à la pensée japonaise traditionnelle (ou à certains de ses aspects, à la fois minoritaires et influents, comme le nichirénisme).

 

Mais l’ultranationalisme devient donc une réalité concrète au Japon, et de plus en plus envahissante. Il doit beaucoup à l’influence essentielle de Kita Ikki, et à son interprétation personnelle du kokutai. Kita, à l’origine, était un socialiste – mais cela ne l’empêchait certainement pas d’être imprégné d’idéologie nationaliste et plus particulièrement alors panasiatique : il se prend de passion pour les mouvements chinois dans cette optique, et y participe lui-même – ce qui l’amène à rompre avec le socialisme japonais, aux préoccupations finalement bien différentes, et par ailleurs porté sur le pacifisme. Sur ces bases, sa pensée évolue vers toujours plus de radicalité, et il assigne une mission proprement messianique au Japon (mission peut-être empruntée au nichirénisme, que Kita entend cependant « laïciser ») : celui-ci doit adopter un équivalent asiatique de la « doctrine Monroe », contre le cas échéant les mouvements antijaponais dans les pays voisins, à réprimer, car c’est le seul moyen à la fois de libérer l’Asie orientale de l’oppression occidentale, mais aussi d’y fonder le socialisme réel. Ce qui implique des mesures drastiques sur la scène intérieure : en 1919, Kita publie les Principes fondamentaux d’un plan de rénovation de l’État (retitré Principes d’un plan de rénovation du Japon en 1923), ouvrage dans lequel il prône, sans ambiguïté, un putsch conduit par l’armée et secondé par des activistes civils afin de renverser le régime corrompu et d’assurer le pouvoir effectif de l’empereur, intimement lié à son armée. L’ouvrage est d’une très grande influence sur les « jeunes officiers » des années 1930, et c’est notoire ; aussi, après l’échec de la tentative de coup d’État du 26 février 1936, Kita Ikki sera jugé pour avoir inspiré les troubles (il n’y a pas pris part directement), condamné à mort et exécuté.

 

Ce qui est loin de sonner le glas de sa pensée, comme des entreprises hardies des « jeunes officiers » ; en fait, l’État et l’état-major, lequel accapare toujours plus le pouvoir politique réel dans la période, s'ils sont d'abord hostiles à ces chiens fous, sentent le vent tourner et perçoivent bien comment ces soubassements idéologiques radicaux peuvent servir leur cause, et tout particulièrement l’expansionnisme en Asie de l’Est et dans le Pacifique. En 1937, le ministère de l’Éducation produit en masse une brochure intitulée Les Principes fondamentaux du kokutai, qui fait le point sur la question – en associant à l’ultranationalisme le plus radical des considérations plus traditionalistes, liées au tennôcentrisme et au shintô d’État, tout en balayant les totalitarismes, fascistes comme communistes, comme autant de « faux remèdes », inappropriés qui plus est à la spécificité de l’essence japonaise. Mais l’ultranationalisme devient bien ainsi une doctrine officielle de l’État japonais, a fortiori en guerre, justifiant l’impérialisme nippon et autorisant des évolutions telles que le parti unique, forcément bienveillant et en fait de peu de poids face à l’autorité autrement pragmatique de l’armée intimement liée à l’empereur.

 

En tant que tel, l'ultranationalisme conduit toujours davantage le Japon dans la voie belliciste, et l’engage, avec Pearl Harbor, dans une guerre qu’il n’est pas en mesure de gagner. En 1945, le kokutai fait les frais des entreprises ultranationalistes – qui, bien loin de « libérer » l’Asie dans la ferveur pro-japonaise des peuples colonisés, n’ont suscité au fond que leur haine, outre que la Défaite amène le pays que les ultranationalistes prétendaient sauver à l’extrémité inédite de l’Occupation par une puissance étrangère et de la perte de la souveraineté, le révéré tennô étant même contraint, dans un exercice humiliant, de proclamer son humanité…

NOUVELLES VOIX/VOIES

 

Un bouleversement tel que celui de l’Occupation, de 1945 à 1952, a forcément changé la donne – même si la « réintégration des purgés » et, parallèlement, les « purges rouges », à l’aube de la Guerre Froide, ont ancré le Japon dans le camp capitaliste, quitte parfois à préserver quelque chose des nationalismes antérieurs, débarrassés cependant de leurs aspects les plus traditionalistes, outre que la question militaire, via l’article 9 de la Constitution de 1946, ne peut plus se poser dans les mêmes termes. Je vous renvoie ici à l’Histoire politique du Japon de 1853 à nos jours, d’Eddy Dufourmont, et au Japon contemporain, de Michel Vié.

 

Mais oui : aussi fou que cela puisse paraître, et d’une manière donc bien différente de ce qui s’est produit en Allemagne à la même époque, le nationalisme japonais, malgré son rôle déterminant dans le déclenchement de la guerre et la perpétration de ses atrocités, a conservé au Japon un poids politique essentiel ; cela, toutefois, j’y reviendrai juste après.

 

Pour l’heure, ce sont les « nouvelles voies » qui m’intéressent, dans un Japon lancé à tout crin dans une deuxième vague de modernisation à marche forcée, qui le conduira, en quelques années à peine, des misères et de la honte de l’Occupation américaine au rang de deuxième puissance économique mondiale. Mais, d’une certaine manière, cela fait partie du problème : le Parti Libéral-Démocrate (PLD, droite) au pouvoir s’est d’une certaine manière entendu, à partir des manifestations monstres de 1960, avec ses opposants parlementaires (essentiellement le Parti Socialiste Japonais, jamais assez puissant pour exercer le pouvoir, suffisamment cependant pour constituer une minorité de blocage), pour « laisser tomber » les sujets politiques les plus clivants (la réforme de la Constitution et notamment de l’article 9 prohibant le recours à la guerre et la possession d’une armée, l’alliance américaine, etc.) pour s’en tenir à l’effort commun en vue du développement économique ; c’est ce que l’on a appelé le passage de la « saison politique » à la « saison économique » – autant dire peu ou prou l’idéologie officielle de la Haute Croissance, et qui, dans les grandes lignes, se maintiendrait jusqu’à la toute fin de l’ère Shôwa.

 

Il y a pourtant des entreprises rénovatrices dans la pensée politique japonaise – et, même en pleine Guerre Froide, avec cependant des dégels, le marxisme y a sa part, essentielle ; encore que le débat soit a priori très intellectuel : on renouvelle les théories de l’aliénation, ou de la société civile…

 

De manière plus générales, des intellectuels progressistes entendent refonder la pensée politique japonaise. Ils interviennent en matière économique (réfléchissant sur l’État « neutre » ou les dangers de la privatisation), mais aussi dans un champ plus directement politique – par exemple en réévaluant la notion de kokutai, dont, décidément, ils ne peuvent déclarer l’impertinence, mais dont ils savent bien qu’elle ne peut avoir le même sens qu’auparavant, dans un Japon où la souveraineté est désormais populaire, et où l’empereur, au rôle purement symbolique, a lui-même affirmé ne pas descendre d’Amaterasu mais être parfaitement humain… Ces intellectuels sont très divers, et pour certains très influents : on compte parmi eux des philosophes, des juristes, des historiens, des sociologues, des écrivains (je suppose qu’on peut citer ici un Ôe Kenzaburô, par exemple), etc.

 

PERSISTANCE DES NATIONALISMES

 

Mais, en face, le nationalisme – ou plutôt les nationalismes – persiste(nt).

 

Aux intellectuels progressistes envisagés à l’instant, on peut ainsi opposer des intellectuels d’extrême droite – et Mishima Yukio en fournit un exemple éloquent, encore qu’histrionique.

 

Globalement, cependant, la droite japonaise se montre plus modérée : avec le PLD au pouvoir sur l’ensemble de la période, elle se rallie à une doctrine officielle du pouvoir, certes conservatrice sur les plans politique et sociétal, mais nettement moins démonstrative – avec cependant quelques points de tension tels que le sanctuaire du Yasukuni (voyez l’essai de Takahashi Tetsuya Morts pour l’empereur : la question du Yasukuni), la négation des crimes commis par l’armée japonaise pendant la guerre de l’Asie-Pacifique, problématique mémorielle liée (mais c’est surtout vrai à l’époque immédiatement récente, ai-je l’impression), ou, dans une perspective davantage pragmatique, la révision constitutionnelle, et d’abord et avant tout de l’article 9.

 

La question mémorielle est donc très importante, ici – et elle a fait l’objet d’études par des intellectuels se revendiquant clairement du nationalisme, ou plutôt, terme que l’on tend alors à employer, du néonationalisme : ainsi, par exemple, d’Etô Jun traitant du « refus de l’après-guerre », ou des mouvements associés à l’entreprise éventuellement révisionniste des « études japonaises ».

 

À mon niveau d’inculture, c’est sans doute un peu absurde de présenter les choses ainsi… Mais, oui, la situation contemporaine m’effraie. Ce livre date de 1990, et le néonationalisme semble avoir gagné en influence ces dernières années – notamment, des premiers ministres tels que Koizumi Jun’ichirô ou l’actuel, Abe Shinzô, de par leurs visites officielles au Yasukuni ou leurs entreprises révisionnistes voire négationnistes (révision des manuels d’histoire, affirmation que les « femmes de réconfort » n’ont jamais existé, que le massacre de Nankin est une imposture, sans même parler de l’Unité 731, etc.), semblent témoigner de ce que le nationalisme dans ses aspects les plus agressifs a toujours un peu plus voix au chapitre, et ce aux plus hauts niveaux de l’État, tout en ayant une base populiste marquée…

 

Ceci étant, le nationalisme japonais contemporain va bien au-delà, et est susceptible là encore de diverses approches. Le nationalisme populaire d’un Takeuchi Yoshimi emprunte sans doute au passé, quitte à entretenir des liens ambigus avec le néonationalisme, mais a pourtant en même temps une certaine dimension progressiste : d’essence révolutionnaire, ce nationalisme doit surtout permettre d’instaurer la démocratie en Asie, mais sur un modèle distinct de celui des démocraties libérales occidentales – en fait, c’est là une pensée qui doit sans doute beaucoup aux mouvements de la décolonisation de par le monde, mais aussi et surtout au modèle communiste chinois.

 

Le cas de Yoshimoto Takaaki est sans doute encore différent : cet auteur jugé « incontournable » a développé une pensée originale et très complexe, passant notamment par une relecture de Hegel, de Marx, de Nietzsche, de Freud, etc., dans une optique nationaliste ; mais, honnêtement, les développements bien trop denses qu’y consacre ici Pierre Lavelle me sont largement passé par-dessus la tête, et je serais incapable d’en dire quoi que ce soit avec au moins un semblant d’assurance…

 

CONCLUSION

 

J’ai déjà joué à la Cassandre dans mes chroniques de ces derniers jours, je ne vais pas davantage m’étendre sur la question ici…

 

Je vais donc m’en tenir à l’évaluation de ce « Que sais-je ? » : oui, il m’a passionné, et je suppose qu’il constitue une bonne introduction, voire un peu plus que ça, à un champ d’études qui me parle énormément. Il faudra lire davantage sur la question, bien sûr – et lire aussi les penseurs japonais eux-mêmes : on trouve en français certaines œuvres de Fukuzawa Yukichi, Nakae Chômin, Kôtoku Shûsui ou Katayama Sen, par exemple ; j’avoue être aussi curieux (même avec des frissons…) en ce qui concerne le nationalisme japonais : la relecture de Le Japon moderne et l’éthique samouraï de Mishima Yukio s’imposera donc, et la découverte de Kita Ikki, le cas échéant, de même… J'aurai donc l'occasion de revenir sur tout cela !

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Le Japon contemporain, de Michel Vié

Publié le par Nébal

Le Japon contemporain, de Michel Vié

VIÉ (Michel), Le Japon contemporain, sixième édition corrigée, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, [1971] 1995, 127 p.

 

PAS FACILE FACILE…

 

Je reviens donc sur les bouquins d’histoire du Japon contemporain consultés tout récemment pour me préparer aux terribles examens terminaux… Outre l’Histoire politique du Japon de 1853 à nos jours, d’Eddy Dufourmont, me restait donc à évoquer deux « Que sais-je ? », qui datent un chouïa, aujourd’hui Le Japon contemporain, de Michel Vié, plus tard La Pensée politique du Japon contemporain, de Pierre Lavelle.

 

Pas les plus évidents des bouquins à chroniquer – d’autant plus bien sûr que la simple idée d’une chronique, pour ces livres aux allures de « manuels », même condensés, est en soi problématique, je n’y reviens pas davantage.

 

Dans le cas présent, il faut y ajouter une difficulté supplémentaire, et c’est le ton quelque peu hermétique employé par Michel Vié – qui ne facilite pas exactement la lecture. Le fond est déjà nécessairement complexe, et dense qui plus est, une forme lapidaire n’arrange rien à mes affaires – et l’abus des phrases nominales, tout particulièrement, me pose problème… Mais bien d’autres traits plus ou moins « stylistiques » pourraient être mentionnés ici, de cet ordre ou d’un autre – et quand les chiffres s’y mêlent (car l’économie a ici une place notable – tranchant sur l’essai spécifiquement politique d’Eddy Dufourmont), il y a assurément de quoi s’y perdre ; quand l’abstraction domine, il est alors souvent bien trop tard pour se raccrocher à quoi que ce soit…

 

Autant de soucis dont j’avais eu un aperçu dans un autre « Que sais-je ? » du même auteur, largement complémentaire de celui-ci : Histoire du Japon : des origines à Meiji. Dans ce cas cependant, mes craintes initiales et mon inconfort tout au long de la lecture ne m’ont pas empêché d’apprécier le petit volume comme très réussi, et notamment sans doute parce qu’il ne se contentait pas de « vulgariser » mécaniquement une matière donnée, mais lui donnait vie au travers d’un fil rouge presque « narratif », qu’en d’autres circonstances on n’aurait pas hésité à qualifier de « thèse ».

 

Ça n’a pas été le cas ici – ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas semblable « thèse », simplement que, s’il y en a une, je n’ai pas su la dégager du texte… et encore moins m’y raccrocher pour avancer dans la bête. Même si quelques points, que je vais essayer d'évoquer, peuvent aller dans ce sens... Reste qu'un résumé, dès lors, est hors de propos ; je vais tâcher quand même d’en dire quelques mots…

 

RUPTURES ET CONTINUITÉS

 

Dans mon compte rendu de l’Histoire politique du Japon de 1853 à nos jours d’Eddy Dufourmont, j’avais noté qu’une des raisons de l’emploi affiché d’une périodisation différente était le souhait de mettre en avant des continuités au-delà des ruptures les plus visibles – et en tant que telles parfois plus « apparentes » que « réelles » ; et que cette idée, Michel Vié l’exprimait également dans le présent ouvrage, bien antérieur. C’est effectivement une chose assez importante dans ce « Que sais-je ? ».

 

Il adopte pourtant un plan essentiellement chronologique, et avec des dates marquées faisant office de rupture. L’impression domine cependant qu’il ne s’agit là que d’obéir à la nécessité de produire un plan « simple », adapté au format comme aux intentions de la collection. Notons tout de même que le chapitre central (III) vient « rompre » temporairement la chronologie continue de ce plan, mais il y a une raison finalement assez logique à cela : ce chapitre intitulé « Reflets et refus de l’Occident (1870-1930) » a en effet tout naturellement pour but de prendre un peu de recul, de ne plus envisager le seul Japon (ou presque) mais de l’inscrire dans un contexte international ambigu et fluctuant.

 

Mais les autres chapitres, focalisés sur le Japon (ce qui n’interdit bien sûr pas des aperçus de l’extérieur, à l’évidence, mais le traitement n’est alors pas le même que dans le chapitre III), obéissent donc globalement à une chronologie assez rigide, même si celle-ci ne doit donc pas nous induire en erreur quant à la question des ruptures et continuités dans l’histoire du Japon contemporain : nous avons donc, de 1871 à 1890, « la politique de modernisation » ; et de 1890 à 1912, « un État fort en Asie orientale », ce qui nous amène à la fin de l'ère Meiji. C’est ensuite qu’intervient la prise de recul concernant les rapports entre le Japon et l’Occident, sur une période plus longue, « alternative » (1870-1930). C'est en effet un préalable indispensable au chapitre suivant – ou plus exactement à une de ses dimensions, mais non la moindre, une longue section intitulée « le Japon dans le monde », en ouverture –, allant de 1912 à 1945, et intitulée « les malaises de la puissance : le double échec de la démocratie et du militarisme » ; on y combine donc l'étude des ères Taishô et Shôwa antérieure. Reste un ultime chapitre, après 1945 (ère Shôwa postérieure, l'ère Heisei débute à peine à la fin de l'ouvrage), « vers un demi-siècle de succès ».

 

Il faut ici noter que la première édition de ce « Que sais-je ? » date de 1971, soit des derniers temps de la Haute Croissance, juste avant les « chocs Nixon »… La présente édition est la sixième (corrigée), datant de 1995 – je ne sais pas s’il y en a eu d’autres par la suite. C’est évidemment problématique, car, dans les vingt-deux années qui se sont écoulées depuis, il s’est passé bien des choses… Et, dans l’immédiat, l’auteur pouvait manquer un peu de recul pour analyser ce qui venait tout juste de se produire – ce qui n’a rien d’un blâme, ç’aurait été le cas pour n’importe qui d’autre. Pour autant, ce bref dernier chapitre (moins de quinze pages) contient des éléments tout à fait intéressants, et globalement très bien vus, dans une perspective d'histoire immédiate. Au passage, dans son traitement de la période de l’occupation américaine (1945-1952), il livre une illustration tout à fait intéressante (et surprenante ?) de la thématique des continuités sous-jacentes, aussi paradoxales peuvent-elles tout d’abord sembler.

 

POLITIQUE INTÉRIEURE ET EXPANSION TERRITORIALE

 

Il ne me paraît pas opportun, sur la base de ce petit livre qui globalement ne m’a guère parlé, de revenir en détail sur des thèmes essentiels, et sans doute très « factuels », que j’ai déjà pu évoquer dans de précédents comptes rendus, ou qui pourront l’être dans d’autres, à venir, plus « ciblés ». En effet, concernant ces matières, Le Japon contemporain n’est finalement guère original, et ne les traite pas forcément de la manière la plus éclairante, même s'il remplit globalement son office au regard des critères de la collection.

 

Ainsi surtout des événements politiques au sens le plus « factuel », et ce à l’intérieur comme à l’extérieur : inutile donc de revenir ici sur le cours des événements nationaux durant les ères Meiji, Taishô et Shôwa antérieure – tels que les paradoxes de la Restauration de Meiji, la guerre de Boshin et la rébellion de Satsuma, l’avènement des oligarques d’une part et le Mouvement pour les Libertés et le Droit du Peuple d’autre part, la mise en place du tennôcentrisme, la démocratie de Taishô, les attentats et tentatives de coups d’État puis la prise du pouvoir progressive par les militaires, etc.

 

Même chose à l’extérieur : le maintien des traités inégaux puis leur renégociation tardive à partir de l’alliance avec l’Angleterre, l’expédition de Taïwan, la Première Guerre sino-japonaise, la guerre russo-japonaise, la colonisation de la Corée, la Première Guerre mondiale et ses conséquences régionales, l’insertion dans la Société des Nations, les tensions concernant la Mandchourie, le retrait de la Société des Nations après l'invasion de la Mandchourie par l'armée du Kwantung et la création de toutes pièces du Mandchoukouo fantoche, la Seconde guerre sino-japonaise, la guerre de l’Asie-Pacifique et la Sphère de Coprospérité de la Grande Asie Orientale…

 

Concernant ces sujets, Le Japon contemporain fait donc globalement son office, mais sans apporter grand-chose de très personnel ou typé ; dès lors, je n’ai rien à en dire de particulier.

 

Par ailleurs, sous-tendant ces développements tant intérieurs qu’extérieurs, la question idéologique est bien sûr très importante, mais je préfère en traiter ailleurs – et éventuellement, sous peu, en rendant compte de ma lecture de La Pensée politique du Japon contemporain, de Pierre Lavelle, donc.

 

Mais il y a sans doute quelques exceptions, des développements dont je peux toucher deux mots ici. Il peut en effet être intéressant de rapprocher, à l’occasion, ce Japon contemporain et, du même auteur, l’Histoire du Japon : des origines à Meiji – d’une part parce que cela illustre de manière affirmée la problématique générale des ruptures et continuités (en notant d’ailleurs, dès le départ, que ce « Que sais-je ? » fait le choix de débuter véritablement en 1871, et non, comme il est d’usage à s’en tenir aux ères modernes japonaises, en 1868, ou au-delà, dans une approche un peu différente mais guère, qui est par exemple celle retenue par Eddy Dufourmont, en 1853) ; d’autre part, dans la mesure où ce contexte original permet de mettre l’accent sur des dimensions figurant dans les deux ouvrages, et peut-être plus personnelles pour le coup, ainsi concernant l’analyse politique au regard des notions de centre et de périphérie, pouvant d’ailleurs entrer en relation avec une autre problématique, présentée ici littéralement comme telle, qui est celle du morcellement et de l’unité – une question complexe, et qui comprend bien des avatars sur la période, résultant nécessairement de changements d’ampleur qui ont contribué, sinon à révolutionner la société politique japonaise (mais indubitablement à terme), du moins à la remodeler régulièrement, des premières assemblées censitaires de Meiji au régime bancal de parti unique appuyant le pouvoir militaire durant la guerre de l’Asie-Pacifique, en passant par le suffrage universel masculin et la « Cité libérale » ou démocratie de Taishô.

 

D’ailleurs, à cet égard, le propos de Michel Vié est peut-être plus personnalisé, quand, dans le chapitre IV, il pointe du doigt le « double échec de la démocratie et du militarisme » ; je ne me sens vraiment pas, ici, de rentrer dans les détails, mais envisager la période 1912-1945 selon cette orientation (ères Taishô et Shôwa antérieure ensemble) change forcément la donne (on en revient à la question des périodisations), et, je tends à le croire, de manière pertinente et bienvenue.

 

LE POINT DE VUE ÉCONOMIQUE ET SOCIAL

 

Mais ce « Que sais-je ? » a donc aussi une dimension économique et sociale, qui le distingue comme de juste de l’Histoire politique du Japon de 1853 à nos jours. Rien d’inattendu là non plus, mais peut-être un peu plus que la seule description de la révolution industrielle japonaise avec l’impulsion du gouvernement de Meiji – régies d’État, rôle central du textile et surtout de la soie dans un premier temps, politique efficace dans la gestion des importations et exportations, développement progressif de l’industrie lourde (éventuellement en lien avec la politique expansionniste), etc. Des données chiffrées, assez nombreuses, rapportent cette évolution dans ses aspects les plus concrets. Je ne me sens certes pas assez compétent pour m’étendre davantage sur la question – d’autant plus que, si je suis convaincu de la pertinence de cette approche, et même de son caractère primordial, je dois avouer que cela ne me passionne guère à titre personnel…

 

Mais le questionnement social, lié comme de juste au développement économique (de manière très marquée quand on aborde par exemple l’économie duelle, dans le prolongement de l’analyse économique de la part longtemps majoritaire encore du secteur primaire), me parle bien davantage – et ce d’autant qu’on distingue çà et là des traits notables, mais sensibles surtout sur un « temps long », plus propice à l’abstraction peut-être, en s’éloignant quelque peu de la seule énumération des faits, mais que je suppose au moins aussi instructif, et parfois même davantage.

 

Ainsi court sur l’ensemble de l’ouvrage la question de la mobilité sociale. Elle s’oppose frontalement, tout d'abord, à la rigidité affichée du système de castes d’Edo (même si l’ère Edo pouvait en fait connaître une forme de mobilité sociale, mais plutôt d’essence générationnelle, jeu des castes oblige). L’ouverture au monde, puis la Restauration de Meiji, changent drastiquement les classifications sociales, et parfois, donc, de manière presque paradoxale – en font ainsi les frais les samouraïs, désormais des anachronismes, et jusque parmi les daimyôs (l'aristocratie de Meiji est peu ou prou créée du jour au lendemain, ou en tout cas bien différente de celle des bushi), même initiateurs ou du moins partie prenante des transformations sociales : on sait notamment le rôle des samouraïs de rang inférieur dans ces affaires, passant par une alliance avec une classe marchande précapitaliste, qui profitera elle des bouleversements de Meiji pour asseoir son pouvoir, désormais plus qu’économique – et ce de plus en plus, en tant désormais que classe capitaliste au plein sens du terme, sans même s’arrêter au seul cas spécifique des zaibatsu, tels que Mitsui, Mitsubishi, etc. (nés en fait durant l’ère Edo) ; nombre de samouraïs tendront en fait à intégrer cette nouvelle classe capitaliste.

 

À l’autre bout du spectre (ou pas tout à fait, car il y aurait bien des choses à dire sur les burakumin, etc., longtemps laissés de côté dans l’évolution globale du Japon, et faisant toujours les frais des vieilles discriminations), les classes inférieures changent également – et sans forcément y gagner grand-chose… Ainsi le monde paysan – qui, dans les principes affichés, devait profiter le plus des bouleversements de Meiji, dans une optique néo-confucianiste revisitée. Il pâtit en fait bien vite d’une réforme agraire se voulant plus « rationnelle », mais dont les effets sont proprement calamiteux, accroissant en fait les inégalités entre paysans, dont les plus pauvres, assommés par des taxes « abstraites » et individualisées (ce n’est plus, comme avant, la communauté villageoise qui s’associe pour payer – et par ailleurs l’impôt ne peut plus, dès lors, être acquitté en nature, ce qui n’arrange certes pas les affaires des petits paysans), sont toujours plus contraints aux fermages ; l’autosuffisance supposée des petits exploitants des rizières (la taille des exploitations, dans le Japon de Meiji, n’a absolument rien à voir avec ce que l’on a connu en Europe – elles sont considérablement plus petites, un hectare en moyenne) n’est dès lors plus forcément assurée, ce qui renforce le caractère d’économie duelle, et participe donc du développement concomitant d’un prolétariat urbain, amené à se constituer peu à peu en classe ouvrière. Il faut d'ailleurs noter la part notable qu’y ont les femmes, tout particulièrement les ouvrières du textile, et notamment de la soie, dont les conditions de vie comme de travail sont déplorables, mais dont l’activité participe pourtant à un niveau essentiel au développement de l’économie nationale.

 

Mais, ici, il me paraît utile d’envisager d’ores et déjà l’évolution de la situation après 1945, et même en fait après la Haute Croissance : se développe en effet alors au Japon un « mythe de la classe moyenne », pour reprendre l’intitulé de l’auteur, tout à fait caractéristique – et qui tranche (sciemment, sans doute) avec les idéologies de lutte des classes, etc. La très grande majorité des Japons se considèrent alors comme faisant « naturellement » partie de la classe moyenne, une classe tellement hégémonique qu’elle anéantit peu ou prou toute dissension ou hostilité basée sur la seule question du niveau de vie – dont l’accroissement est censé être partagé, ce qu’illustre très concrètement la thématique des « trésors de la ménagère » accessibles à tous. Aux deux extrémités de la classe moyenne, les classes supérieures et inférieures sont donc perçues comme des épiphénomènes de peu d'importance. Corrélativement, sans doute, l’idée d’une « conscience de classe » en fait donc les frais. Il faut noter, à cet égard, que le monde paysan, s’il a largement perdu sa dimension primordiale, a eu sa part dans cette évolution, dans la mesure où la réforme agraire ordonnée par l’occupant américain, bien pensée, et appliquée avec efficacité et autorité, a considérablement amélioré les conditions de vie en zone rurale via une nouvelle (et autoritaire) répartition des terres, longtemps souhaitée mais n'ayant jamais pu être mise en œuvre, ce qui s’est répercuté sur le reste de la société japonaise, en renouvelant par exemple la thématique de l’économie duelle.

 

ET DEPUIS 1945 ?

 

Mais depuis 1945, sous d’autres aspects ? Ici, je suppose donc que ce « Que sais-je ? » pâtit un peu de sa relative « ancienneté », même en prenant en compte que la présente édition, de 1995, en est la sixième (corrigée), et a donc intégré nombre de changements depuis la première en 1971, et pu sans doute en profiter pour prendre un salutaire recul. Au final, cet ultime chapitre demeure assez lapidaire, mais contient des éléments intéressants sur le Japon de l’ère Shôwa postérieure.

 

Ainsi, au-delà de l’analyse de la période de l’occupation américaine au prisme paradoxal mais instructif de la continuité, au-delà aussi du traitement du « mythe de la classe moyenne » dont je viens de parler, on y trouve des développements un peu secs mais pertinents, par exemple sur le statut de grande puissance vite retrouvé, ou, au niveau intérieur, sur « une démocratie à parti toujours dominant » : l’hégémonie du PLD est donc soulignée… et le « Que sais-je ? » se conclut sur une interrogation quant aux années à venir, toujours en termes de ruptures et de continuités : c’est que l’hégémonie du PLD commence alors tout juste à vaciller quand paraît cette sixième édition, tandis que la puissance économique japonaise est à son tour affectée de profondes crises sur la bases de bulles qui éclatent enfin…

 

Vingt-deux ans plus tard, où en sommes-nous ? Je suis incapable de me prononcer sur cette question, pourtant cruciale – il me faudra dégoter d’autres lectures sur le sujet…

 

« QUE SAIS-JE ? »

 

D’une certaine manière, c’est le bilan de ce « Que sais-je ? »… qui consiste à se poser à nouveau la question emblématique après en avoir tourné la dernière page. Mon impression est donc celle, à la fois d’un volume « classique » de la collection, faisant un bilan temporaire sur la question, et, surtout peut-être, d’un volume appelant plus que jamais d’autres lectures, plus approfondies (et probablement parce que plus ciblées).

 

Je ne crois pas que Le Japon contemporain soit un ouvrage autosuffisant à cet égard, même pour quelqu’un poussé par la seule curiosité pour une matière bien éloignée de ses préoccupations habituelles. À envisager donc comme une étape – pertinente, utile peut-être, mais appelant à être dépassée et à son tour questionnée.

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Histoire politique du Japon de 1853 à nos jours, d'Eddy Dufourmont

Publié le par Nébal

Histoire politique du Japon de 1853 à nos jours, d'Eddy Dufourmont

DUFOURMONT (Eddy), Histoire politique du Japon de 1853 à nos jours, troisième édition augmentée, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, coll. Parcours Universitaires – Histoire, 496 p. + [x] p. de pl.

 

PARTIELS

 

Retour après une absence prolongée, due pour une bonne part à ce que je viens de passer mes partiels – ça occupe, eh. Et ça n’a pas manqué d’affecter mes lectures – tant dans le rythme que dans les sujets (en trichant un peu, parce qu’il y avait parallèlement que je devais m’occuper de mes chroniques pour le futur Bifrost). Du coup, j’ai dû laisser ce blog un peu en plan, et, maintenant que j’ai l’occasion d’y revenir, c’est après avoir fait patienter sur ma pile-à-commenter trois ouvrages qui… probablement… n’y ont pas forcément leur place ; parce que chroniquer des « manuels », disons, est problématique, et que je ne me sens pas, en outre, d’en faire des comptes rendus exhaustifs… Mais tâchons peut-être d’en dire quelques mots malgré tout ?

 

« Quelques mots », ouais, tu parles, Nébal...

 

Aujourd’hui, donc, un manuel qui se passe sans doute des guillemets : Histoire politique du Japon de 1853 à nos jours, d’Eddy Dufourmont – la troisième édition augmentée, plus précisément, et toute récente (elle est parue en janvier). Si j’arrive à en tirer quelque chose d’adapté à ce blog, j’envisagerai de causer des deux livres suivants, deux « Que sais-je ? » cette fois (pas exactement le même format, hein), bien plus vieux par ailleurs, ce qui n'est pas sans poser problème, à savoir Le Japon contemporain, de Michel Vié (relativement hermétique, même impression que pour son Histoire du Japon : des origines à Meiji, dans la même collection), et La Pensée politique du Japon contemporain, de Pierre Lavelle (qui m’a passionné – réminiscence, d’une certaine manière, de mes premières études, où l’histoire des idées politiques était ma matière fétiche…).

 

Après, il sera bien temps de revenir à des lectures plus diversifiées…

 

HISTOIRE IMMÉDIATE ? MAIS PAS EXHAUSTIVE

 

Mais donc, pour aujourd’hui, Histoire politique du Japon de 1853 à nos jours. Le Japon contemporain a certes été envisagé dans des dizaines de livres en français, mais celui-ci a donc davantage des allures de manuel, mais aussi d’autres traits qui renforcent sa singularité.

 

Notons déjà la période couverte, qui englobe des questions très, très récentes – relevant de l’histoire immédiate. La quatrième de couverture mentionne Fukushima, notamment (en fait peu traitée dans l’ouvrage…), mais le livre est aussi (et peut-être surtout) « à jour » sur d’autres questions, notamment d’ordre géopolitique, en consacrant par exemple des sections à divers contentieux frontaliers (les Senkaku avec la Chine, les Tokdo avec la Corée du Sud, les « Territoires du Nord » avec la Russie…) ou aux tentatives d’organisation régionale en Asie orientale, matière encore largement indécise et sujette à des évolutions rapides ; également, les orientations politiques récentes du PLD et de ses premiers ministres, notamment dans l'optique nationaliste. Et tout cela a son importance : certes, il est sans doute bien d’autres ouvrages qui abordent ces temps très proches – et si la perspective historique n’y est pas forcément de mise, d’autres approches (géographie et géopolitique, science politique, économie, sociologie…) peuvent s’avérer fructueuses en demeurant accessibles ; mais l’insertion de ces thématiques dans une périodisation plus large, remontant donc à 1853, fait sens à sa manière.

 

Par contre, il s’agit d’une étude historique et politique (géopolitique incluse), ce qui revient sans doute à privilégier thématiques et traitements dans une optique ne pouvant évidemment pas être exhaustive – très peu de développements économiques ici, notamment ; ce qui n’est pas forcément un problème, car on trouvera aisément de quoi envisager les questions posées par l'histoire récente du Japon sous cet angle, mais, à titre d’exemple, c’est un point qui distingue, voire oppose, la perspective du présent manuel et celle du Japon contemporain de Michel Vié, « Que sais-je ? » lu immédiatement après, et où l’économie a une part importante…

 

Même si l’autre raison du contraste entre les deux livres (taille exceptée…) est à l’avantage du présent titre : le « Que sais-je ? », lu dans sa sixième édition corrigée (1995), date un peu… C’est qu’il s’en est passé, des choses, depuis. Mais la perspective, dans le livre d’Eddy Dufourmont, mêle donc histoire événementielle, histoire politique, histoire des institutions et histoire des idées politiques au premier chef – laissant à d’autres ouvrages le soin d’éclairer sous un autre angle l’ample matière de la vie politique japonaise depuis l’ouverture au monde, vers le milieu du XIXe siècle.

 

UNE QUESTION DE PÉRIODISATION

 

Cette Histoire politique du Japon de 1853 à nos jours entend aussi se distinguer – et l’affiche dès sa quatrième de couverture – en faisant usage d’une périodisation « différente ». L’idée, ici, est que les dates couramment utilisées pour marquer les moments où le Japon « bascule » ne sont pas forcément les plus pertinentes.

 

Et cela va au-delà de la référence aux ères japonaises – lesquelles, depuis Meiji, changent avec l’empereur régnant (ce n’était pas du tout le cas auparavant) : ainsi, après l’époque Edo (1603-1868 – mais dans le présent ouvrage nous ne l’envisageons que dans l’optique du bakumatsu, soit l’effondrement du shogunat Tokugawa à partir de l’ouverture forcée, ou plus exactement de l’arrivée des « vaisseaux noirs » du commodore Perry, et donc 1853-1868), nous avons l’ère Meiji (1868-1912), puis l’ère Taishô (1912-1926), puis l’ère Shôwa (1926-1989), enfin la présente ère, qui est l’ère Heisei (depuis 1989). Ces ères peuvent faire sens au regard de l’histoire politique du Japon contemporain, mais elles manquent parfois de précision : l’ère Meiji peut sans doute gagner à être divisée en plusieurs périodes – et ça n’en est que plus vrai pour l’ère Shôwa, d’ailleurs le plus long règne impérial de l’histoire du Japon…

 

Mais où placer ces bascules ? Les plus couramment employées, pour Eddy Dufourmont, ne sont pas forcément les plus pertinentes, au fond. Deux en particulier : 1868 et 1945. Ce sont sans doute des dates cruciales dans l’histoire du Japon, correspondant, la première à la Restauration de Meiji (donc la fin du shogunat et la « restitution » du pouvoir politique à l’empereur), la seconde à la Défaite (l’ère Shôwa se poursuit, mais le régime militaire et ultranationaliste s’effondre d’un seul coup, tandis que le pays, fait inédit dans toute son histoire, est soumis à une occupation militaire s’empressant de le réformer en profondeur). Mais, pour Eddy Dufourmont, la focalisation sur ces dates nuit à l’appréhension d’une histoire politique plus complexe, plus subtile, et qui a ses continuités propres, même opposées à pareils cataclysmes.

 

En fait, l’idée n’est pas forcément si neuve que cela : dans le « Que sais-je ? » de Michel Vié que je vais tenter de vous présenter un de ces jours, l’idée de ces continuités sous-jacentes est déjà là, tout particulièrement concernant 1868.

 

Et, pour le coup, oui : 1868 est assurément une date importante, et éminemment symbolique, mais les processus politiques alors à l’œuvre gagnent sans doute à être envisagés au travers d’une périodisation un peu plus ample, qui englobe les soubresauts du bakumatsu et Meiji ishin entendue au sens le plus strict – l’ensemble constituant une période agitée et largement indécise, au moins jusqu’en 1889, date à laquelle, avec la Constitution, le tennôcentrisme, soit la place essentielle de l'empereur dans le système politique, et dans une optique autoritaire, s’affirme frontalement, tout en mettant en place des institutions politiques qui auront l’occasion d’être subverties ultérieurement dans une optique plus démocratique et libérale... au moins temporairement.

 

À mon sens, le choix de dépasser l’autre date « fatidique » de 1945 est moins convaincant… Mais, bien sûr, je ne suis qu’un couillon d’étudiant qui débute, je n’ai donc pas voix au chapitre. Demeure quand même l’impression que cette bascule-là fait sens en elle-même, qui change radicalement le Japon alors même que l’ère Shôwa se poursuit… Et un fait me paraît l’indiquer dans les choix mêmes de périodisation de l’auteur : l’occupation alliée (lire américaine... 1945-1952) ne rentre pas vraiment dans les cases à mes yeux… Mais j’imagine que c’est une question à creuser, et j'aurai l'occasion de me contredire, si ça se trouve, plus loin dans cette recension.

 

En l’état, voici donc la périodisation retenue par Eddy Dufourmont : 1853-1889, « les transformations du Japon dans un monde nouveau » ; 1889-1922, « le Japon des oligarques, naissance d’un empire » ; 1922-1955, « Washington, Pearl Harbor, San Francisco : entrée, sortie et retour du Japon dans la nouvelle société internationale » (et là, franchement, j’ai l’impression que cette désignation est assez éloquente concernant les difficultés envisagées plus haut, autour de 1945, mais aussi avant… et après) ; 1955-1993, « le Japon du PLD » (le Parti Libéral-Démocrate, soit la droite japonaise, au pouvoir sans interruption sur l’ensemble de la période – qui est aussi celle de la « Haute Croissance », puis d’une croissance encore notable, avant les crises plus récentes) ; enfin, de 1993 à nos jours, « les hésitations d’une puissance mondiale ».

UNE HISTOIRE COMPLEXE

 

Je ne me sens évidemment pas de décortiquer par le menu ce manuel relativement touffu (mais assez régulièrement illustré, par ailleurs). Cela reviendrait bien trop souvent à une bête paraphrase, de peu d’intérêt en tant que telle. J’aimerais seulement essayer de rapporter ici quelques impressions d’ordre plus « général », sur un mode éventuellement subjectif d’ailleurs, mais que j’espère indicateur de pistes à suivre pour approfondir la matière…

 

Une évidence, tout d’abord : l’histoire politique du Japon contemporain est extrêmement complexe. Comme toute histoire politique sans doute… Je ne vous la joue pas Trump, « Oh mais personne ne savait que c’était aussi compliqué… » Andouille, va ! Bien sûr, que c’est compliqué ! Mais pour bien des raisons, et à plus d’un titre – je vais essayer d’en donner un aperçu, même très limité, et en mettant en avant les sujets qui m'intéressent le plus à titre personnel ; du coup, je vais régulièrement m'éloigner de la lettre du présent ouvrage, qui me fournit une opportunité, disons...

 

Le jeu des factions

 

Notons cependant au préalable que cette complexité ressort, d’une certaine manière, de la forme du manuel : ainsi, passé les époques troubles du bakumatsu et de Meiji ishin, sur lesquelles je reviendrai, le manuel s’attarde volontiers (chiffres à l’appui, et de manière très récurrente) sur les querelles de partis, et de factions au sein de ces partis – avant même que le parlementarisme nippon ne commence à ressembler à quelque chose (avec la « démocratie de Taishô »), car les factions des « oligarques » au pouvoir durant la période antérieure, autoritaire, témoignent déjà de cette vie politique extrêmement complexe. Il est d’autant plus difficile de la suivre qu’elle est en évolution constante, et très, très rapide. En quelques mois, les noms des « partis », « factions » ou « clubs », etc., changent, tout en demeurant suffisamment proches pour susciter régulièrement la confusion. Cela n’en est que plus vrai, d’une certaine manière, après l’établissement du parlementarisme et du suffrage universel…

 

Mais, avant même cela, figurait déjà un trait saillant de la vie politique du Japon contemporain : une extrême volatilité des gouvernements – élections ou pas, majorité à la chambre basse ou pas, les gouvernements ne tiennent pas ou guère : la plupart durent moins d’un an, s’il y a quelques exceptions ici ou là. En fait, c’est cette fois une chose qui demeure pour partie après 1955… et ce alors même que le PLD, jusqu’en 1993, est systématiquement au pouvoir, et avec une confortable majorité ! C’est qu’il est lui-même traversé de factions se livrant une lutte acharnée, via des alliances et contre-alliances changeantes, et parfois très difficiles à suivre.

 

Or, point important, ces « factions » ne sont pas nécessairement « idéologiques », c’est même assez rare, j’ai l’impression. Il y a bien des affrontements d’ordre idéologique dans l’histoire politique du Japon moderne et contemporain, prétendre le contraire serait absurde, mais tout autant et peut-être davantage des « accommodements » réguliers témoignant de ce que la politique est pour une bonne part une affaire de personnes et de liens directs entre personnes – même sans aller jusqu’à la corruption ou au népotisme… mais sans les perdre de vue pour autant, car ils sont bel et bien de la partie.

 

Une succession de paradoxes ?

 

Mais l’histoire politique du Japon contemporain est complexe dans d’autres dimensions. Une m’a frappé tout particulièrement (mais c’était plus une confirmation qu’une découverte), et c’est à quel point cette histoire, tout particulièrement dans ses moments les plus nerveux, est propice aux solutions paradoxales.

 

Bien sûr, le bakumatsu et Meiji ishin en sont d’emblée un indicateur éloquent : la Restauration de Meiji constitue un moment aux frontières plus ou moins floues (dire simplement « 1868 », c'est ne rien dire) et d’une complexité remarquable, défiant l’analyse, a fortiori sur un format aussi restreint – je ne peux même pas, avec mes maigres connaissances en la matière, en donner ne serait-ce qu’une vague idée… Je m’en tiendrai donc peu ou prou, et vous prie de m’en excuser, à des « formules » forcément simplistes, je ne vois pas comment procéder autrement dans ce contexte.

 

Mais voilà : l’ouverture forcée du Japon suscite un mouvement xénophobe (jôi, « expulser les barbares »), dont l’agitation ne fera qu’accroître l’ouverture vilipendée – et parfois du fait même des rebelles d’abord hostiles à l’étranger, une fois en place… Lesdits xénophobes, confrontés aux puissances occidentales, s’allient d’ailleurs parfois avec elles contre le shogunat (c’est ce que fait le fief de Satsuma avec l’Angleterre... après une véritable guerre les ayant opposé tous deux !). Le shôgun, ou plutôt les shôguns, car trois se succèdent sur la période pourtant brève du bakumatsu, d'une quinzaine d'années, organisent pour partie eux-mêmes les conditions de la fin de leur pouvoir, jusqu’au moment décisif de la « restitution du pouvoir à l’empereur » (taisei hôkkan, une initiative shogunale, même si elle sera bientôt suivie par ôsei fukko, plus radicale, et cette fois imposée au shôgun). Le mouvement largement réactionnaire du sonnô jôi (associant donc désormais à « l’expulsion des barbares » la « révérence pour l’empereur »), arrivé au pouvoir, livrera la plus moderniste des politiques, et à marche forcée encore – une politique de modernisation à tous les niveaux, qui est tout autant « occidentalisation », mais nos héritiers du jôi s’en accommodent finalement fort bien, adoptant jusque dans les portraits officiels de l’empereur l’habit occidental, et multipliant tant les ambassades que les invitations à des Occidentaux à venir au Japon afin d’en apprendre autant que possible, et aussi vite que possible, concernant les sciences et les technologies de pointe, et tout autant les conceptions politiques et juridiques des Européens et des Américains, aux antipodes du Japon d’Edo. Quant aux samouraïs emblématiques des premiers temps du mouvement, comme notamment Saigô Takamori, ils perçoivent un peu tard qu’ils ont suscité, sinon accompli eux-mêmes, la vague réformiste qui anéantira le Japon des samouraïs – alors même que l’empereur dont ils ont restauré le pouvoir dénonce bientôt, et finalement logiquement, l’emprise des bushi, les guerriers, qui ont déformé l’essence même du Japon depuis les événements du XIIe siècle rapportés dans les dits de Hôgen, de Heiji et des Heiké. Le mouvement de la restauration impériale, qui aboutira au tennôcentrisme, soit une puissance impériale inédite, ou au moins oubliée depuis un bon millier d’années (mais c'est douteux), génère en même temps, dans l’ouverture même du « Serment en cinq articles » de 1868, la base des revendications du Mouvement pour la Libertés et les Droits du Peuple (jiyû minken undô), qui, au-delà de sa répression violente, suscitera pourtant, et finalement de manière assez douce, la transition ultérieure vers la « démocratie de Taishô », puis, passé l’intermède militaire, ressurgira encore pour fonder la démocratie libérale japonaise d’après-guerre – et dans les propres mots de l’empereur Hirohito, dès 1945. En même temps, ce tennôcentrisme inédit s’accompagne d’une pratique du pouvoir où les « oligarques » ont bien plus leur part que l’empereur Meiji, etc., et ce malgré une idéologie et des professions de foi tennôcentristes qui ont l’air parfaitement sincères, y compris lorsqu’elles appuient sur le fait que l’empereur dispose d’un pouvoir réel, et non uniquement symbolique – en réprimant le cas échéant ceux qui avancent cette dernière possibilité. Des paradoxes qui dépassent la seule scène « strictement politique », enfin : que penser de ces hommes austères, confucianistes (ou néo-confucianistes) jusqu’au bout des ongles, prisant l’esprit et affirmant sa supériorité sur la matière, et qui opèrent la révolution industrielle et l’évolution capitaliste du Japon ? Certes, Meiji ishin met en avant des catégories sociales jusqu’alors guère marquées et en tout cas exclues du pouvoir, en suscitant l’alliance de marchands et de samouraïs de rang inférieur – mais cela va sans doute bien au-delà…

 

Et on pourrait continuer longtemps ainsi.

 

Bien sûr, d’autres moments de l’histoire politique du Japon moderne et contemporain pourraient donner lieu à ce genre de constats effarés (mais simplistes, donc). La question du rôle de l’armée, notamment, doit être envisagée ainsi – mais cela implique à mes yeux de mettre d’abord en avant un autre trait de cette vie politique tumultueuse, pas forcément décisif mais qui m’a marqué à la lecture de ce manuel : sa violence.

UNE HISTOIRE VIOLENTE ?

 

Assassinats politiques et terrorisme

 

C’est un des points qui m’a le plus marqué à la lecture de ce manuel – et ce alors même qu’il ne le met certainement pas en avant, c’est vraiment du ressenti personnel, pour le coup.

 

La base, j’en avais une vague idée – mais la lecture suivie de cette Histoire politique du Japon contemporain de 1853 à nos jours a d’autant plus attiré mon attention sur les très nombreux « incidents », comme on le traduit le plus souvent (pour jiken, en principe), qui émaillent cette histoire.

 

Ces incidents sont en fait très divers – cela va de la brouille parlementaire marquée à l’action militaire non concertée, en passant par de nombreux assassinats politiques. Très nombreux… En fait, chaque période pourrait mettre en avant sa propre litanie d’ « incidents » ; et assez nombreuses, finalement, sont les personnalités politiques, quel que soit d’ailleurs leur camp, à en avoir fait les frais.

 

Certaines périodes y sont peut-être plus propices, cela dit – notamment celles du bakumatsu et de Meiji ishin, d’une part, ensuite la période allant de la « démocratie de Taishô » à la prise du pouvoir par les militaires dans les années 1930. Dans les deux cas, ces assassinats me paraissent surtout être le fait de jeunes gens d’extrême droite (l’expression fait sens dans les années 1920 et 1930, elle est peut-être plus critiquable concernant les années 1850 et 1860) ; et leur nombre est assez impressionnant… C’est sans doute un aspect de la vie politique du Japon moderne et contemporain (mais surtout avant la Défaite – même si depuis il y a eu d’autres cas, y compris en provenance de l’extrême gauche, bien sûr) qu’il faut avoir en tête, en contrepoint des événements politiques « officiels », disons, à la Diète ou ailleurs.

 

Bien sûr, les bouleversements rapides des années 1850 et 1860 y fournissaient un terrain très favorable, et qui change en tant que tel la donne : dans ces jiken demeure quelque chose de la « justice privée », peut-être, et éventuellement des privilèges des bushi – dont l’attitude peut varier du tout au tout : voyez Shimazu Hisamitsu, par exemple, du clan de Satsuma ; parmi les jiken du temps, certains le voient agir en justicier et, de manière surprenante, en défenseur de l’ordre établi (quand il abat les shishi complotant contre le shôgun à Kyôto), affichant son attachement au mouvement kôbu gattai, prônant l’alliance de la cour impériale et du shogunat... quand d’autres, dépassant éventuellement son autorité, rappellent ses liens avec le mouvement jôi qu’il semblait avoir lâché : ainsi, très peu de temps après, l’assassinat d’Anglais ne s’étant pas montré suffisamment déférents à son égard aux yeux de ses hommes…

 

Dans ce contexte de quasi-guerre civile, des affrontements du genre pouvaient être monnaie courante – au point de susciter quasiment des légendes, ainsi avec le groupe de rônin dénommé shinsen gumi. Et, bien sûr, ces troubles prennent une tout autre ampleur quand ils virent sans ambiguïté à la guerre civile – notamment les deux expéditions contre Chôshû dans les derniers temps du bakumatsu, et bien sûr la guerre de Boshin (1868-1869), qui signe la défaite irrémédiable du shogunat, ou la rébellion de Satsuma (1877), illustration de la fin des samouraïs ; mais là, nous dépassons largement la seule thématique des assassinats politiques, même si le déclenchement de ces divers événements passe éventuellement par des jiken.

 

Le cas des années 1920 et 1930 est sans doute différent : le Japon féodal encore du bakumatsu voire de Meiji ishin paraît appartenir à un lointain passé ; le tennôcentrisme s’est instauré entretemps, qui s’est aussi accommodé, après le décès de l’empereur Meiji, d’une orientation plus démocratique et libérale, parlementaire aussi, généralement désignée sous le nom de « démocratie de Taishô ». Aussi la connotation de ces jiken – de ceux qui consistent en assassinats politiques, car il y en a d’autres d’une ampleur bien différente, ainsi les manigances de l’armée du Kwantung en Mandchourie – est-elle désormais tout autre : cette fois, on est tenté de parler de terrorisme ; mais un terrorisme d’extrême droite, donc, et souvent le fait de jeunes gens, des militaires à peu près systématiquement, « plus royalistes que le roi » si j'ose dire, et tellement obsédés par l’idée de kokutai (« l’essence nationale du Japon », disons, mais aucune traduction ne correspond parfaitement, semble-t-il ; c'est en tout cas un concept essentiel de la pensée politique japonaise, et par-delà les compartimentations parlementaires, etc.), ainsi que par leur lien direct avec l’empereur (conséquence particulièrement fâcheuse de leur interprétation d’une disposition ambiguë de la Constitution de 1889, outre l’endoctrinement résultant de l’Admonestation impériale aux soldats et marins de 1882), qu’ils prennent sur eux de bouleverser la marche du Japon par la force – au nom d’un principe supérieur découlant de l’image même de l’empereur (pourtant guère favorable à ces chiens fous, Shôwa – ou Hirohito si vous préférez – a eu régulièrement l’occasion de le montrer, même si son cas est peut-être encore ambigu…) ; le même principe les incite à tenter des coups d’État, ainsi avec « l’incident du 26  février » (1936). Autant d’actions entretenant des rapports complexes, tant avec l’empereur qu’avec l’armée (l’état-major est loin d’approuver systématiquement les initiatives de ces « jeunes officiers » incontrôlables), mais qui préparent le terrain à la prise du pouvoir par les militaires à la fin des années 1930 – car si l’incident du 26 février 1936 est réprimé, et les instigateurs de la tentative punis (condamnés à mort pour bon nombre d’entre eux), l’armée pourtant, et des politiciens conservateurs sentant le vent tourner, sauront jouer de cette effervescence pour en obtenir le pouvoir politique… mais discrètement, sans effusions de sang, et sur la durée.

 

En résultera un Japon militariste, ultranationaliste, parfois dit totalitaire mais c’est une question plus complexe (à titre d’exemple, même si s’instaure au bout d’un moment un système de parti unique, c’est de manière éventuellement ambiguë, et, de manière plus surprenante, on trouve encore dans le Japon de 1940-1945 des opposants à la politique militariste en mesure de s’exprimer assez librement dès lors qu’ils ne s’en prennent pas à l’empereur, intouchable – mais, certes, nombre d’opposants sont enfermés, et au premier chef les communistes, dès avant la guerre), parfois dit fasciste aussi (dans le présent manuel, d’ailleurs), ce qui paraît plus contestable – même si les mouvements fascistes européens ont pu jouer un rôle sur l’idéologie des « jeunes officiers », il n’en reste pas moins que les mouvements indubitablement fascistes, dans le Japon d’alors, sont très minoritaires, et que l’idée d’un parti de masse n’y a jamais vraiment convaincu – le nationalisme japonais, très divers (j’essayerai d’y revenir en traitant du « Que sais-je ? » de Pierre Lavelle), pouvait se montrer agrarien, ou favorable à une socialisation et planification de l’économie par l’autorité, mais les autres critères identifiant sans l’ombre d’un doute le fascisme ne sont pas présents, semble-t-il.

 

Le rôle des militaires

 

Au-delà de ces « jeunes officiers » incontrôlables, mais sans doute en même temps du fait de leur agitation fanatique, utilisée sinon entretenue et sinon suscitée, l’armée acquiert un rôle de plus en plus important à l’époque – et d’une manière assez stupéfiante. Héritiers des samouraïs, dit-on, mais sans être samouraïs eux-mêmes, Meiji ayant aboli ce statut et ses privilèges (le droit au nom, le droit de porter le sabre, etc.), et liés par ailleurs aux fiefs rebelles avant suscité le bakumatsu, tout particulièrement Chôshû et Satsuma (ce dernier a fait de la marine impériale sa chasse gardée jusqu’en 1945), les militaires japonais acquièrent bien vite un pouvoir considérable. Endoctrinés par l’Admonestation impériale aux soldats et aux marins de 1882, ils tirent argument des dispositions de la Constitution de 1889 instituant un lien direct entre l’empereur et son armée pour considérer qu’ils dépendent de la seule autorité de l’empereur, et non du gouvernement – tout en profitant d’autres dispositions constitutionnelles réservant aux seuls militaires les postes de ministre de l’Armée et de ministre de la Marine (car les deux sont systématiquement différenciés – comme dit plus haut, tous les ministres de la Marine venaient ainsi de Satsuma).

 

Le résultat est proprement catastrophique. L’armée, sous Meiji, avait sans doute joué un rôle moteur dans les premières entreprises d’expansion coloniale, en « testant » le terrain à Taïwan, puis en remportant la Première Guerre sino-japonaise (1894-1895), ensuite la Guerre russo-japonaise (1904-1905) – les victoires dans ces deux conflits ont accru le rôle de l’armée japonaise, et favorisé les premières entreprises coloniales, tout en suscitant la méfiance, voire la crainte, des puissances occidentales. Mais le Japon, allié à l’Angleterre, profite aussi de la Première Guerre mondiale, où il faisait donc partie du camp des vainqueurs, pour accroître son pouvoir en Asie orientale. À Versailles, les représentants du Japon plaident pour « l’égalité des races »… et on ne les écoute pas. Le Japon n’en intègre pas moins la Société des Nations voulue par le président américain Wilson, et se satisfait de la place unique qu’il a acquise dans la géopolitique mondiale, de seule puissance non occidentale ayant véritablement une voix dans le règlement des conflits internationaux.

 

Mais les militaires sont d’un autre avis… Guère favorables à la « démocratie de Taishô », et convaincus de leur autonomie comme de leur bon droit, ils prennent des initiatives folles sans même en référer au gouvernement – et tout d’abord en Corée (avant la colonisation officielle en 1910) ainsi qu’en Mandchourie, un peu plus tard : des assassinats politiques, là encore (dont la reine Min de Corée, ou des seigneurs de guerre chinois, pourtant pas forcément les plus hostiles à l’encontre des Japonais dans le cadre de la lutte commune contre le Kuomintang…), puis encore au-delà, des mises en scène destinées à provoquer la guerre ; c’est ainsi que l’armée du Kwantung décide d’elle-même d’envahir la Mandchourie, en 1931 (les amis rôlistes pourront jeter un œil à la campagne pour L'Appel de Cthulhu Les 5 Supplices, même si...), puis, du fait d’un autre jiken, de provoquer enfin la nouvelle lutte officielle contre la Chine, avec la Seconde Guerre sino-japonaise, qui débute en 1937. Le gouvernement, semble-t-il, n’y a eu aucune part… mais doit bien faire avec – dès 1933, en fait : quand la Société des Nations condamne l’invasion japonaise en Mandchourie et la création de l’État fantoche du Mandchoukouo, le Japon réagit… en quittant la Société des Nations ; ce qui revient à valider l'initiative de l'armée du Kwantung.

 

Et l’armée ne cesse de gagner du pouvoir – profitant tant de ses victoires militaires que du chaos politique d’alors, où les assassinats politiques ont donc leur part. L’armée, consciente de son pouvoir, se met à bloquer systématiquement le jeu parlementaire, en favorisant des cabinets non gouvernementaux mais pourtant dotés du véritable pouvoir, et où la place des militaires est toujours accrue. Bientôt, plus aucun doute : ce sont les militaires qui dirigent le pays.

 

Vous connaissez la suite des opérations, et je ne vais pas y revenir en détail – mais les militaires, secondés par l’idéologie ultranationaliste, ont bien joué un rôle déterminant dans toutes ces tristes affaires, jusqu’à l’issue fatale de 1945… mais non sans semer des milliers et même des millions de morts sur les champs de bataille de la « Sphère de Coprospérité de la Grande Asie Orientale », en lançant le pays dans une guerre folle qu’il ne pouvait tout simplement pas remporter. La question des responsabilités est sans doute complexe – elle a épargné en tout cas l’empereur, volonté marquée de la part de l’occupant américain, semble-t-il conseillé à cet égard par des chercheurs tels qu’Edwin O. Reischauer (voyez ici) ou Ruth Benedict (voyez ). Le regard sur les militaires, au Japon même, a cependant changé – et si, à droite, les héritiers de l’ultranationalisme sont toujours à cran sur la question, et prompts au révisionnisme voire au négationnisme (et ce n’est certainement pas une métaphore ni une exagération), le peuple semble globalement suivre encore aujourd’hui l’orientation pacifiste de la Constitution de 1946, par laquelle le Japon renonce à la guerre et à la possession de forces militaires… à ceci près que les Forces d’Auto-Défense ressemblent de plus en plus à une armée qui n’en porte pas le nom. Mais ça, c’est une autre question.

Les mouvements sociaux et leur répression

 

À envisager la question de la violence dans la vie politique japonaise, je suppose qu’il me faut aussi traiter, pour le peu que j’en sais (très peu, vraiment trop peu), des mouvements sociaux et de leur répression. Là, c’est une question qui me dépasse vraiment, hélas – mais il s’agit d’y remédier un de ces jours.

 

Quelques éléments, quand même – qui peuvent remonter au bakumatsu (et avant, en fait, bien avant) : au moment où le shogunat Tokugawa s’effondre, il est confronté à de très nombreux mouvements populaires – des insurrections paysannes (ikki ; un livre consacré à la question me fait de l’œil, dû à Katsumata Shizuo, mais, d'ici-là, je peux vous renvoyer à l'Histoire du Japon médiéval de Pierre-François Souyri), mais aussi urbaines (comme par exemple le mouvement eijanaika, mis en en scène par Imamura Shôhei dans un film du même nom, qui ne m’avait pas plus emballé que ça, mais dont la scène finale est très forte) ; autant de mouvements dont le régime de Meiji a en fait hérité (notons par exemple l’insurrection de 1873, suscitée par une réforme agraire mal conçue, très lourde à supporter pour les paysans pauvres, et doublée par une loi de conscription qui faisait l’horreur de tous – notamment, dit-on, parce que l’idée d’un « impôt du sang » avait peut-être été interprétée trop littéralement…).

 

Mais l’ouverture au monde suscite d’autres mouvements – à mesure que les théories politiques occidentales gagnent le Japon. Le Mouvement pour la Liberté et les Droits du Peuple pouvait regrouper des tendances assez diverses, mais d’abord libérales ; par la suite, le socialisme se développe progressivement, dans des formes variables – et éventuellement susceptibles de trajectoires étonnantes, ainsi avec Katayama Sen, dont le socialisme est d’abord chrétien (et le christianisme, même très minoritaire au Japon depuis la fin de son interdiction en 1873, a joué un grand rôle dans le pays à cet égard), avant de devenir d’inspiration bolchévique après 1917 (ce qui l’amènera à être un des membres fondateurs du Parti Communiste Japonais, immédiatement interdit et réprimé) ; il s’était auparavant illustré en 1904 par sa poignée de main avec le socialiste russe Plekhanov, en pleine guerre russo-japonaise – mettant en avant une composante essentielle du socialisme japonais, le pacifisme. D’ailleurs, parmi les autres figures de cet engagement socialiste et pacifiste, on peut mentionner le journaliste Kôtoku Shûsui, quant à lui plutôt tourné, au bout d’un certain temps, vers l’anarchisme (ou le communisme libertaire, je vous laisse choisir)… et condamné à mort avec plusieurs de ses camarades en 1911, accusé de « trahison » ; peut-être la plus importante affaire de « lèse-majesté » jugée à l’époque au Japon, et qui choque… Le fait est que les socialistes puis les communistes ont tout particulièrement fait les frais de la répression gouvernementale, avec l’interlude peut-être de la « démocratie de Taishô ».

 

Dans un registre différent, mais en gros à la même époque, il y aurait sans doute beaucoup à dire concernant le développement du féminisme dans le Japon de Meiji, même si l’on dépasse largement les questions de répression politique, je suppose – ça reste un sujet très intéressant, qu’il faudra que je creuse.

 

Je passe sur la période militariste – au fond, j’en ai traité plus haut.

 

Pour la suite, je ne peux guère donner que quelques aperçus… Le pacifisme a joué un rôle moteur dans la société japonaise d’après-guerre, donc – avec notamment les manifestations monstres contre l’Anpo, l’alliance militaire nippo-américaine, en 1960. Après, cependant, le passage de la « saison politique » à la « saison économique » calme le jeu – et c’était après tout pour partie son objet. Cela ne signifie bien sûr pas la disparition des mouvements de contestation : en 1968, notamment, les étudiants japonais se rebellent comme bien d’autres de par le monde ; et, à l’évidence, la proximité du Vietnam, et le fait que les Américains lançaient leurs bombardements depuis des bases militaires japonaises, a rendu le mouvement anti-guerre nippon bien autrement concret que beaucoup d’autres (la question du nucléaire, forcément, n'arrangeant rien à l'affaire). Notons aussi d’autres formes de mouvements populaires – par exemple celui, très long, s’opposant à la construction de l’aéroport de Narita (les ZADistes de Notre-Dame-des-Landes sont des fans, je suppose).

 

Et, bien sûr, il y a des formes d’opposition plus violentes – comme dans le cas légendaire de l’Armée Rouge Japonaise ; à l’autre bout du spectre politique, je suppose que la « Société du Bouclier » de Mishima Yukio tient davantage du folklore « héroïque »…

 

Reste que la « saison économique », avec la « Haute Croissance », a changé la donne ; sur cette base, j’imagine que les crises à répétition depuis les années 1990 peuvent la changer une fois de plus…

 

CONTINUITÉS

 

Je me suis bien trop étendu, en même temps sans en dire beaucoup – mon souci… Il est temps de conclure ?

 

C’est, j’imagine, une sorte de cliché, quand on traite du Japon – le pays « entre traditions et modernité »… Cela dit, il est des clichés qui font malgré tout sens, et je suppose que celui-ci, au regard de l’histoire politique du Japon moderne et contemporain, n’est pas totalement inapproprié. Trop réducteur sans doute, mais pas inapproprié. En fait, le questionnement même de la périodisation peut, dans une certaine mesure, nous ramener à cette conception : si des dates telles que 1868 et 1945 peuvent faire l’effet de césures brutales, il ne faut cependant pas en déduire que tout change, absolument tout, en l’espace de quelques mois au plus.

 

C’est, comme de juste, bien plus compliqué que ça. Car il y a bien des continuités, donc – il est sans doute pertinent d’envisager ensemble bakumatsu et Meiji ishin ; et, si le choix de minimiser l’importance de 1945 me convainc un peu moins, il est clair cependant qu’il y a des continuités significatives jusque dans cette période troublée… Et pour une raison finalement simple : le maintien des hommes en place ! En fait, les acteurs de la politique japonaise des années 1950 avaient souvent exercé des responsabilités avant, ou en avaient « hérité » d’une certaine manière ; or la purge entreprise par le SCAP (« Supreme Commander of the Allied Powers »), MacArthur à sa tête, a très vite été invalidée... par lui-même : la Guerre Froide changeant la donne politique, au point d’inquiéter énormément les États-Unis, qui regrettaient finalement bien vite d’avoir imposé au Japon l’article 9 de la Constitution de 1946 prohibant le recours à la guerre, nombre de « purgés » ont été remis en place – une vaste majorité, dont des individus condamnés pour crimes de guerre lors des procès de Tôkyô !

 

Et sans doute peut-on repérer, sur cette période allant de 1853 à nos jours, d’autres continuités, du même ordre ou encore autre chose.

 

ET L’AVENIR…

 

Et que nous réserve l’avenir ? Je ne me sens pas de jouer au prophète – sur un mode Cassandre ou quelque autre que ce soit. L’histoire peut fournir des outils spéculatifs, mais je doute qu’elle puisse vraiment prédire le futur – d’autant que je ne crois pas, contrairement à une remarque couramment lancée avec un peu trop de légèreté, que « l’histoire se répète ».

 

Cela dit… Je suis d’un naturel pessimiste, certes. Et, de manière plus ou moins fondée, certains « signes » me paraissent inquiétants.

 

Il en est un que je ne vais pas développer ici – et c’est la perpétuation, voire le regain, du nationalisme japonais, et éventuellement de l’ultranationalisme. J’avais pu en parler au travers de lectures très variées, comme l’essai de Takahashi Tetsuya Morts pour l’empereur : la question du Yasukuni… ou la novella de science-fiction signée Ken Liu, L’Homme qui mit fin à l’histoire ; mais je vais essayer d’y revenir plus en détail en traitant d’un autre ouvrage : le « Que sais-je ? », donc, que Pierre Lavelle a consacré à La Pensée politique du Japon contemporain. Il date un peu, certes : 1990… Mais il accorde beaucoup de pages au nationalisme japonais sous toutes ses formes, qui me paraissent nécessaires à l’appréhension de la situation actuelle, 27 ans plus tard – et qui me semble encore pire à cet égard.

 

Sur la scène intérieure, par ailleurs, il faut aussi prendre en compte que la situation n’est plus la même qu’en 1955-1993 : la suprématie du PLD a depuis été remise en cause, même si, la plupart du temps, il ne s’est guère éloigné du pouvoir – ou y a même participé, via des coalitions. Vous vous en doutez : je ne suis pas exactement du genre à déplorer la fin de la suprématie de ce grand parti de la droite japonaise, et ne porte vraiment pas dans mon cœur des premiers ministres tels que Koizumi Jun’ichirô ou l’actuel, Abe Shinzô – autant de représentants d’une branche « dure » du parti, et de fervents ultranationalistes, associés dans leur volonté de réhabilitation du Yasukuni, ou leurs tentatives révisionnistes – concernant les manuels d’histoire japonais à « modifier », ou, plus récemment, consistant à nier purement et simplement la réalité des « femmes de réconfort ». Je note ceci simplement pour établir que le système politique japonais n’est peut-être plus aussi stable qu’il l’avait longtemps été (en dépit des fréquents changements de gouvernements du fait du jeu des factions au sein du PLD) ; mais je ne ferai pas de pronostics quant à ce qui en sortira.

 

Mais les questions touchant au révisionnisme/négationnisme nous ramènent à l’international, où la situation n’est guère rassurante non plus ; au-delà des difficultés concernant l’intégration régionale de l’Asie orientale, la suprématie chinoise peut assez légitimement être perçue comme une menace par le Japon – et le rôle de la Russie dans ces relations globales n’est sans doute pas à négliger. Sans même parler, bien sûr, de notre Cher Leader Kim Jong-Un, qui s’agite en Corée du Nord : que ses fanfaronnades soient fondées et redoutables ou pas, reste que le Japon est aux premières loges – et que l’indécision de Trump en la matière, lui qui prônait le retrait des Américains dans la région avant d’être élu, mais qui semble désormais plus va-t-en-guerre, n’arrange absolument rien à l’affaire. Si l’on y ajoute que le Japon, a fortiori avec des néo-ultranationalistes à sa tête, n’entretient pas forcément d’excellentes relations avec tous les autres pays de la zone (Corée du Sud et Taïwan en tête)…

 

Je ne me sens pas d’en conclure quoi que ce soit. Et n’ose jouer la Cassandre, donc – même si je ne peux m’empêcher de redouter (pas « prévoir », allons bon, simplement « redouter ») que, sur le mode d’un autre cliché, navrant, et censément chinois celui-ci, le Japon soit en train de vivre « une époque intéressante »...

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Traité des Cinq Roues, de Miyamoto Musashi

Publié le par Nébal

Traité des Cinq Roues, de Miyamoto Musashi

MIYAMOTO Musashi, Traité des Cinq Roues, [Gorin no sho 五輪書], introduction, traduction intégrale [du japonais] et épilogue par Maryse et Masumi Shibata, Paris, G.-P. Maisonneuve et Larose – Albin Michel, coll. Spiritualités vivantes, [c. 1645, 1977] 1983, 188 p.

Miyamoto Musashi est une légende – ou pas ; entendons par-là qu’il s’agit bel et bien d’un personnage historique, mais dont la vie a tellement fasciné qu’elle a suscité bien des mythes, au sein desquels il n’est pas toujours aisé de trier le vrai du faux ; c’est au point où il est devenu lui-même un personnage de fiction, suscitant quantité de livres (par exemple le Musashi de Yoshikawa Eiji, en deux tomes chez nous, La Pierre et le Sabre et La Parfaite Lumière, faudra que je lise ça un jour ; mais dans un autre registre, on peut noter qu’il figure dans La Voie du Sabre de Thomas Day, par exemple), de films (dont la série d’Uchida Tomu – faudra que je voie ça –, mais il y en a bien d’autres), et la liste pourrait être prolongée indéfiniment. Il faut dire qu’il a peut-être lui-même contribué à sa légende – je suppose que pour un personnage pareil l’humilité n’est pas davantage envisageable que la vantardise. Quoi qu’il en soit, il est le plus grand sabreur de son temps (en gros le début de l’époque d’Edo, ou juste avant – il est né en 1584 et mort en 1645), et on dit de lui qu’il n’a jamais été vaincu en duel (on lui attribue 60 affrontements du genre, qu’il a donc tous remportés – certains ont été abondamment commentés, constituant sa légende ; l’introduction du présent ouvrage revient volontiers sur ces récits « biographiques », et c’est tout à fait enthousiasmant). Ce qui est assurément suffisant pour en faire une figure à part…

 

Mais il y a plus. Car la Voie de la Tactique qui fait l’objet du présent ouvrage implique, d’une certaine manière, une curiosité globale et une incitation à connaître bien des arts, et à s’y exprimer dans une égale mesure. Miyamoto Musashi n’était donc pas qu’un immense sabreur – et qu’il compare dans le présent ouvrage le samouraï au charpentier n’a rien d’un hasard. Il s’est donc exercé dans plusieurs domaines, notamment artistiques – la peinture, la calligraphie, l’écriture enfin, surtout avec cet essai fondamental rédigé dans ses vieux jours, alors qu’il s’était retiré dans une caverne afin de méditer sur le monde : le Traité des Cinq Roues (Gorin no sho – c’est une traduction possible, on trouve aussi Livre des cinq anneaux, ce qui devrait tout particulièrement parler aux rôlistes).

 

À s’en tenir à une vision simpliste, forcément réductrice, le Traité des Cinq Roues est un essai sur l’escrime, et une méthode de l’escrimeur. En fait, cela va très vite bien plus loin : Miyamoto dénonce ceux qui prétendent suivre la Voie en se focalisant sur la seule escrime – ce n’est pas la Voie. Car il s’agit de la Voie de la Tactique, et cela va bien au-delà du seul maniement du sabre, des gardes et des gestes destinés à pourfendre. La Voie de la Tactique est plus englobante – et notamment, si elle enseigne comment un sabreur peut triompher dans un duel, elle vaut tout autant pour la « tactique de masse », c’est-à-dire les batailles : ici, Miyamoto Musashi inscrit son Traité des Cinq Roues dans la filiation, disons, de L’Art de la guerre de Sun Tzu. Mais cela va encore au-delà – car la Voie de la Tactique est riche d’enseignements pour quiconque, et dans un cadre quotidien. D’où la portée inattendue de l’ouvrage – qui, bien loin de ne rester qu’un manuel d’escrime passablement pointu et à même de séduire les seuls samouraïs, dans leurs seules activités martiales ou éventuellement militaires, s’est hissé au statut d’ouvrage fondateur, mêlant philosophie et « spiritualité » (d’où la collection…), peut-être un des plus essentiels à la compréhension de la mentalité japonaise : les traducteurs l’inscrivent dans une filiation directe avec le Kojiki, moment shintoïste, et les Dialogues dans le Rêve, moment bouddhiste (zen), le Traité des Cinq Roues étant alors le moment du bushido (je dois avouer toutefois ne pas être plus convaincu que ça par ces développements hermétiques et tenant régulièrement de la paraphrase… ou de l’incantation) ; par ailleurs, l’anecdote est connue, le Traité des Cinq Roues a connu au XXe siècle des applications inattendues dans le monde économique, les finances et la gestion – des écoles dans ces matières, au Japon, inscrivaient l’étude du traité de Miyamoto Musashi dans leurs programmes, et, de l’autre côté du Pacifique, on disait aux traders et compagnie affolés par la concurrence nippone que c’était là l’ouvrage à lire pour comprendre comment pensait l’Ennemi…

 

Si ces applications ultimes sont parfois étonnantes, il n’en demeure pas moins que le Traité des Cinq Roues est effectivement englobant dans son propos, et susceptible de bien des lectures dans bien des domaines. Il est une méthode – et une méthode critique, rationaliste d’ailleurs (ce qui le distingue par exemple du Hagakure) –, résultant de l’expérience et de l’étude, deux aspects de la Voie de la Tactique auxquels l’auteur revient sans cesse ; les très brefs « chapitres » des cinq « livres » le répètent systématiquement, exhortant le lecteur à réfléchir, à méditer sur ce qu’il vient de lire (cela participe énormément du caractère incantatoire du manuel) – mais en lui rappelant toujours qu’il faut avant tout pratiquer.

 

Les « cinq roues », ou « cercles », ou « anneaux », sont issus de la tradition extrême-orientale, sensible notamment dans les cimetières japonais imprégnés de symbolique shintoïste. Entendus au sens le plus strict, ils représentent les cinq éléments (successivement, Terre, Eau, Feu, Vent et Vide), et je suppose qu’ils peuvent tout autant renvoyer au cinq directions, etc. Cette symbolique – riche par essence d’un contenu latent qui ne demande qu’à s’exprimer – fournit la trame de l’essai de Miyamoto Musashi (par ailleurs assez bref : dans la présente édition, le paratexte occupe en gros le même volume que le texte), ou plus concrètement son plan. La succession de ces « cinq roues » permettra d’exposer au mieux la Voie de la Tactique – qui est celle de « l’école » martiale de Miyamoto Musashi, qu’il a fondée lui-même, celle des « deux sabres »

 

Le premier livre est celui de la Terre. L’auteur s’y présente rapidement, et développe surtout ses intentions dans l’essai – ce qui passe par l’explication de ce plan. D’autres points sont sans doute plus saillants et d’emblée constructifs – ce qui inclut les exhortations à étudier et expérimenter, mais aussi l’attention essentielle apportée à la question du « rythme », fondamentale, et mettant au premier plan des préoccupations du sabreur l’adaptation, seule à même d’assurer sa victoire ; or il faut que cette victoire soit assurée. La bonne compréhension de la méthode, assortie de sa pratique quotidienne, devrait en être la garantie. Pour autant, la Voie de la Tactique n’est donc pas que la voie de l’escrime – cette focalisation excessive reviendrait à se fourvoyer, et c’est une chose que l’auteur dénonce dans les autres « écoles » (qu’il critiquera concrètement dans le quatrième livre, celui du Vent). Enfin, le sabreur sur la Voie de la Tactique ne doit pas être isolé des autres activités, artistiques comme laborieuses ; sa spécificité a sans doute quelque chose d’une illusion, d’où la comparaison éloquente avec le charpentier – c’est aussi manière d’appuyer sur la nécessité pour l’escrimeur de bien connaître son art, sur un plan théorique mais tout autant pratique, ce qui passe par exemple par la bonne connaissance de ses « outils » (là encore, cela vaut pour les outils « théoriques », mais aussi plus concrètement pour les armes – et pas seulement les siennes, d’ailleurs, mais tout autant celles de ses ennemis ; à noter d’ailleurs que si le Gorin no sho traite avant tout de l’usage du sabre, il consacre pourtant des développements aux autres armes, telles que lances, hallebardes… et fusils, d’introduction relativement récente alors au Japon, et qui changent tout).

 

Deuxième livre, celui de l’Eau – qui est probablement celui qui attire le plus directement l’attention de l’escrimeur, dans la mesure où c’est ici que Miyamoto Musashi décrit le plus concrètement une méthode martiale, les principes essentiels de son école des « deux sabres ». Ce qui inclut notamment les gardes, les assauts, interruptions, parades, mais aussi le regard, la position des mains, celle des pieds… On y retrouve toutefois l’importance supérieure de l’adaptation. Mais le plus important est peut-être ailleurs – et, paradoxalement, dans ce qui éloigne le livre de la seule escrime : Miyamoto Musashi inscrit ici dans la pratique concrète du duel la nécessité d’un regard plus étendu, englobant notamment la spiritualité (qui est avant tout vision du monde, dans l’optique « rationaliste » du traité, et surtout pas fausse dévotion d’essence superstitieuse – cela renvoie à la fameuse anecdote de Musashi se rendant à un duel, trouvant heureusement un sanctuaire sur sa route, et s’y arrêtant pour prier les dieux et les bouddhas de lui accorder la victoire ; mais Musashi réalise qu’il n’a jamais prié auparavant, et qu’il serait sans doute malvenu d’en appeler aux puissances supérieures pour ce seul motif utilitaire, et motivé par la peur – aussi le jeune sabreur s’en va-t-il sans prier… et gagne son duel, bien sûr).

 

Troisième livre, celui du Feu – qui porte sur le combat. Ce qui n’est donc pas la même chose que l’escrime, du livre de l’Eau… Le combat va bien au-delà, impliquant mille et une choses que celui qui se concentrerait sur la seule escrime serait bien en peine de comprendre – ce qui, immanquablement, le conduira à sa perte. C’est du coup, des cinq livres, celui qui établit le plus le parallèle entre le duel et la bataille, ou « tactique de masse » : ce qui vaut pour un contre dix, vaut pour dix contre cent, etc. Chaque point traité, chaque méthode, est ainsi envisagé sous les angles complémentaires du duel et de la bataille. Il y a cependant plus : des exhortations à repérer les failles et à en tirer profit, à tirer avantage de tout pour se placer d’emblée dans la meilleure des positions et pourfendre sans coup férir son adversaire. Cela concerne notamment la bonne connaissance de l’environnement – afin de piéger l’ennemi dans une position difficilement défendable ; mais cela va encore au-delà de ce passage obligé de la stratégie ou tactique. Ce qui m’a le plus séduit dans ce livre (qui est à mon sens et de loin le plus intéressant et stimulant du Traité des Cinq Roues), c’est sa propension à l’opportunisme et à la ruse – qui tranche peut-être sur les représentations instinctives du guerrier « honorable » (peut-être d’autant plus pour nous autres Occidentaux abreuvés de mythes chevaleresques, arthuriens et compagnie ?) ; non que Miyamoto Musashi manque d’ « honneur » – mais il sait qu’il s’agit avant tout de tirer parti de la situation, afin de l’emporter ; car l’emporter est tout ce qui compte au regard de la Voie de la Tactique. Par exemple, c’est pourquoi il faut se battre dos au soleil, et faire tourner l’adversaire le cas échéant pour s’assurer la meilleure position. Les cris relèvent également de cette approche : il s’agit d’effrayer et déstabiliser l’adversaire ; mais il est bien des moyens de le déstabiliser, qui vont au-delà de la seule peur, s’ils relèvent bien de la psychologie – l’adaptation, comme toujours, y a une part essentielle… mais sans doute des anecdotes concernant les plus fameux duels de Miyamoto Musashi éclairent-ils tout particulièrement cet aspect, en mettant en avant la ruse du sabreur – ainsi arrivait-il souvent en retard sur l’horaire convenu, laissant son adversaire bouillir pour lui faire perdre son calme et en profiter le moment venu ; bien sûr, cette réputation étant connue, arriver à l’heure ou même en avance était alors une tactique préférable… et pas moins déstabilisante. Cela pouvait même concerner les moyens de se rendre sur place – tout étant propice à susciter l’incertitude chez l’adversaire, opportunité supplémentaire de le vaincre. Même l’usage (récurrent) par Musashi de sabres de bois plutôt que de vrais sabres peut éventuellement éclairer cet aspect sous un jour particulier – la part d’humiliation dans cette pratique n’est probablement pas innocente… Je le suppose, du moins – mais je dis peut-être des bêtises. En tout cas, l’initiative demeure essentielle ; on pense au dicton « la meilleure défense, c’est l’attaque », et il y a sans doute un peu de ça ici, mais, une fois de plus, cela va au-delà – d’autant que l’on y retrouve l’idée essentielle du rythme : il ne faut jamais le perdre, mais tout faire pour que l’adversaire s’en éloigne – en le livrant à l’improvisation (j’emploie ce terme avec une connotation négative, par opposition à l’adaptation), et en le poussant à réagir au coup par coup, afin de l’empêcher de garder en tête la seule chose qui compte : pourfendre l’ennemi. Du coup, ce livre consacré au combat est probablement celui qui est le plus riche d’enseignements au-delà des seules disciplines martiales et militaires…

 

Quatrième livre, celui du Vent – il s’agit cette fois pour l’auteur de décrire les autres écoles que la sienne : il y a celle qui privilégie le sabre long, celle qui privilégie le sabre court… Certaines décortiquent tout particulièrement les gardes, en rajoutant de nouvelles à celles que Musashi avait décrites dans le livre de l’Eau, d’autres encore qui insistent sur la position et le mouvement des pieds… Sans surprise, cette description a un but essentiellement critique : Miyamoto Musashi entend bien démontrer, après tout, que son école des « deux sabres » est la meilleure, qu’elle est pleinement la Voie de la Tactique. Outre cette dimension « promotionnelle », deux aspects doivent sans doute être retenus de ce livre : d’une part, on y retrouve cette idée essentielle que la focalisation sur la seule escrime est une erreur, un dévoiement de la Voie – la Voie de la Tactique véritable est autrement englobante, et guide le sabreur en dehors des seuls duels ; d’autre part (et surtout, puisque c’est là une idée qui n’avait pas été développée avant, cette fois ?), même si ces autres écoles se fourvoient, il est important, capital même, de les connaître : la Voie de la Tactique impose de savoir comment agissent et réfléchissent les autres – c’est là une condition essentielle et peut-être même nécessaire de la tactique, dans l’optique sans cesse répétée de pourfendre l’ennemi, but à ne jamais perdre de vue.

 

Et reste enfin un cinquième livre, celui du Vide – qui tient en deux pages… C’est le plus déconcertant, à n’en pas douter, car il relève d’une mystique passablement ésotérique – et empruntant sans doute à des traditions philosophiques et religieuses de l’Extrême-Orient avec lesquelles nous ne sommes que trop rarement familiers (votre serviteur ignare parmi tant d’autres). L’hermétisme du texte ne me facilite pas la tâche, tant celle de la compréhension que celle de la communication… Miyamoto Musashi semble y revenir sur son idéal de connaissance – celle-ci est essentielle sur la Voie de la Tactique. Pour autant, je crois y comprendre qu’elle ne doit surtout pas paralyser le sabreur – qui doit savoir, mais ne doit pas se laisser intimider ou circonvenir par ce savoir au point de perdre l’initiative. Ce « Vide » en lui a donc des aspects paradoxaux et pourtant essentiels. Il a aussi – dimension absente jusqu’alors – des implications éthiques, éventuellement : la Voie de la Tactique n’est pas seulement méthode pour l’emporter – dans cette perspective mais aussi dans bien d’autres, elle est intrinsèquement « bonne ». Je n’ose pas m’avancer davantage sur ce terrain intimidant et qui me dépasse à n’en pas douter. Notons seulement que c’est sans doute, dans le Traité des Cinq Roues, le moment le plus « spirituel », expliquant sa portée inattendue sous cet angle (même si je tends donc à croire que, toutes choses égales par ailleurs, c’est le livre du Feu qui est le plus riche d’enseignements au-delà de la seule pratique du sabre) ; en tout cas, on voit ici plus particulièrement sa « sagesse quotidienne », valable pour tous.

 

Ceci étant dit, que penser de ce texte ? Il est d’un abord relativement malaisé, tout d’abord. Miyamoto Musashi, s’il n’était sans doute pas dénué d’intentions littéraires – et je suppose que ses répétitions incantatoires ont quelque chose de délibéré et peut-être même d’essentiellement littéraire –, n’était probablement pas le plus habile et élégant des essayistes. Ce n’est pas seulement une question de distance culturelle : à comparer par exemple le Traité des Cinq Roues avec un autre essai majeur de la tradition japonaise, disons les Notes de ma cabane de moine de Kamo no Chômei, antérieures, il en ressort une certaine sécheresse de l’essai de Miyamoto Musashi, bien éloignée de tout raffinement poétique ; et sans doute ai-je choisi mon camp… Pourtant, il y a probablement de la beauté dans l’art du sabreur bien compris – sous cet angle, le traité n’est donc pas exempt d’aspects esthétiques. On avouera que la traduction de Maryse et Masumi Shibata (relativement ancienne, et qui aurait bien bénéficié d’une mise à jour – d’autant qu’elle passe par des procédés étranges, ainsi des notes de traduction insérées dans le texte même plutôt qu’en bas de page ou en fin de volume, ce qui est régulièrement pénible… sans même parler de choix de traduction « douteux » : Musashi qui explique comment il faut « shooter » dans la balle, ça m’a quand même fait tout drôle… Je vous épargne les bizarreries typographiques) n’arrange peut-être pas les choses, ne brillant pas exactement par l’élégance ; en fait, ce style pénible et lourd ressort tout autant du paratexte, ce qui est probablement révélateur… Quoi qu’il en soit, le Traité des Cinq Roues, en l’état, ne brille pas par le raffinement stylistique, ou la beauté, plus humblement. Par ailleurs, j’avoue (mais ça c’est moi) être passablement rétif à la spiritualité, sinon hostile : le mysticisme me fatigue vite… et m’irrite bientôt. Ici, on ne va sans doute pas jusque-là, mais cela explique sans doute que je n’ai pas trouvé plus instructives que cela nombre des prescriptions du livre. Même à l’égard de la littérature de stratégie et tactique, le Traité des Cinq Roues est à mes yeux écrasé par la superbe et la majesté de L’Art de la guerre. Pourtant, on y trouve des choses tout à fait intéressantes (j’insiste : surtout dans le livre du Feu en ce qui me concerne), et parfois à la limite de la fascination…

 

Dimension importante du livre sans doute, incluant cette fois le paratexte : une longue préface et un long épilogue (ce dernier mentionné comme étant du seul fait de Masumi Shibata, je ne sais pas ce qu’il en est du reste), qui, malgré la lourdeur stylistique mentionnée à l’instant, et certains développements abscons et guère convaincants, mais pas moins récurrents, sur la spiritualité nippone, focalisés sur les œuvres antérieures que sont le Kojiki et les Dialogues dans le Rêve, se révèlent globalement bienvenus voire passionnants.

 

De la préface, on retiendra surtout les éléments de biographie de Musashi – essentiellement les plus célèbres duels de sa jeunesse (où sa ruse me paraît donc essentielle – tranchant sur les clichés de courtoisie chevaleresque), mais aussi, si ses errances de vagabond plus ou moins rônin sont mal connues, d’autres anecdotes ultérieures pas moins intéressantes (j’ai tout particulièrement retenu celles concernant son fils adoptif, qui ont quelque chose d’aussi romanesque que les récits mythifiés des duels ; de même pour les conditions de rédaction du Gorin no sho).

 

L’épilogue s’éloigne davantage de la matière du texte… au point de ne pas avoir toujours de véritable rapport, ni avec le Traité des Cinq Roues, ni avec Miyamoto Musashi. Toutefois, l’article consacré aux relations entre Japonais et Européens de 1543 (premier contact, avec des Portugais) à la fermeture des frontières (avec le bémol des Hollandais au large de Nagasaki) est tout à fait intéressant, et détaille quelque peu un sujet que j’aurais bien envie d’approfondir (parmi les anecdotes qui y sont narrées, j’aime beaucoup celle du marin espagnol un peu niais expliquant comment l’Espagne a bâti son empire colonial à partir des missionnaires chrétiens… et le confiant tout naturellement à un représentant des autorités nippones : bien ouéj… Mentionnons aussi les développements témoignant de ce que les fusils n’ont pas forcément été introduits par les Européens, même si leur rôle a bien été déterminant en la matière). L’article suivant, portant censément sur le choix du soleil pour emblème du drapeau nippon, est d’un intérêt autrement limité – d’autant qu’il s’éparpille beaucoup, avec une énième reprise de la rengaine du Kojiki et des Dialogues dans le Rêve complétés par le Traité des Cinq Roues, etc. Reste peut-être le jugement, mais sans doute trop lapidaire, sur la vie intellectuelle durant la période de fermeture… Bof ; en l’état du moins.

 

Au final un livre séduisant sans doute au premier abord, déconcertant peut-être ensuite, plus ou moins convaincant dans le fond comme dans la forme, au-delà de son statut de classique suffisant à en faire une lecture plus que recommandable. Et un paratexte globalement bienvenu, en dépit de sa forme lourde au possible. Et derrière tout ça, la figure du sabreur invaincu, Miyamoto Musashi, sage autant que guerrier…

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