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The Sorcerer Departs: Clark Ashton Smith (1893-1961), de Donald Sidney-Fryer

Publié le par Nébal

The Sorcerer Departs: Clark Ashton Smith (1893-1961), de Donald Sidney-Fryer

SIDNEY-FRYER (Donald), The Sorcerer Departs: Clark Ashton Smith (1893-1961), foreword of the publisher [Philippe Gindre], Dole, La Clef d’Argent, coll. Silver Key Press, [1963, 2007] 2008, 64 p.

KLARKASH-TON, ENFIN !

 

C’était il y a peu encore une de mes plus scandaleuses lacunes dans le domaine des littératures de l’imaginaire (je ne vois guère que celle concernant Robert Silverberg pour rivaliser... et perdurer là maintenant) : je n’avais pour ainsi dire quasiment jamais lu quoi que ce soit de Clark Ashton Smith – et le « quasiment » a quelque chose de passablement mesquin à ce stade. Certes, il y avait bien eu une nouvelle ici, une autre là, mais vraiment pas grand-chose : sauf erreur, je n’avais jamais lu de lui, à cette date, que ses deux nouvelles figurant dans Tales of the Cthulhu Mythos, à savoir « The Return of the Sorcerer » (titrée « Talion » chez nous) et « Ubbo-Sathla », lues en français il y a fort longtemps de cela, et, unique volume à son nom, bien plus récemment, La Flamme chantante.

 

Il faut dire que, lire Smith, en France… On avait bien édité un certain nombre de ses œuvres il y a quelques décennies de cela (au mieux à partir de la fin des années 1960, l’auteur était déjà mort), notamment chez NéO : autant de livres épuisés depuis fort longtemps et jamais réédités. Si l’on excepte quelques publications, essentiellement d’ordre poétique, à La Clef d’Argent, éditeur pour le moins confidentiel (qui a donc également publié, mais en anglais, le petit livre dont je vais vous parler aujourd’hui), et l’étrange et coûteux petit volume de La Flamme chantante chez Actes Sud (oui) en 2013, il était devenu peu ou prou impossible de lire Smith dans la langue de Bernard Werber. Certes, j’aurais pu le lire en anglais… Mais…

 

Et puis l’événement tant attendu s’est enfin produit : Mnémos, qui a décidément adopté ces dernières années une ligne très patrimoniale, a lancé un financement participatif pour une nouvelle édition des récits de Clark Ashton Smith consacrés à ses principaux univers récurrents, Zothique tout d’abord, puis Averoigne, Hyperborée et Poséidonis. Le trouvage de corbeau a connu un beau succès, qui a débouché sur la publication d’un très beau coffret comprenant trois très beaux volumes, reliés, avec signet, illustrés, absolument superbes, trois volumes dans lesquels les quatre dits univers sont exhaustivement abordés, ainsi que quelques autres récits de fantasy en guise de bonus, et dans de nouvelles traductions (les anciennes étaient semble-t-il très critiquables – ce qui ne me surprend pas vraiment).

 

L’occasion rêvée de lire – enfin ! – Clark Ashton Smith en français. Occasion que j’ai aussitôt saisie, même en prenant mon temps pour déguster (je n’ai pas fait dans le binge-reading, comme on dit) : j’ai ainsi achevé il y a peu la lecture du premier de ces trois volumes, consacré aux univers de Zothique et d’Averoigne, et le résultat a été à la hauteur de mes attentes – ou, non : mieux que ça ! Je vous en parlerai très bientôt ici même…

 

Toutefois, avant de m’étaler, avec plus ou moins de compétence, sur Zothique et Averoigne, il m’a paru opportun de consacrer un article préalable à l’auteur et à son œuvre. Deuxième effet Kiss Cool : la parution du beau coffret chez Mnémos m’a donc aussi incité à ressortir de ma bibliothèque de chevet ce petit ouvrage paru à La Clef d’Argent, ou plutôt Silver Key Pess, puisqu’il a été publié en anglais, oui, petit ouvrage qui prenait la poussière depuis bien trop longtemps, et dont je ne doute pas qu’il constitue une introduction utile à l’œuvre littéraire de Clark Ashton Smith – ce, sous toutes ses formes.

 

DE MENTOR À DISCIPLE

 

L’auteur est Donald Sidney-Fryer, sans doute un des plus fameux, voire le plus fameux, des connaisseurs de la vie et de l’œuvre de Clark Ashton Smith. Un nom, dès lors, que j’avais régulièrement eu l’occasion de croiser dans mes lectures portant sur la critique lovecraftienne – après tout, on juge souvent Smith indissociable de Lovecraft, et, si l’on y adjoint Robert E. Howard, nous avons ainsi « les Trois Mousquetaires » de Weird Tales ; par ailleurs des amis de plume, qui ont beaucoup correspondu, s’ils ne se sont jamais rencontrés. J’avais donc lu quelques articles ici ou là, dus à notre auteur – pas grand-chose, mais suffisamment pour m'en faire une vague idée, ou plus raisonnablement pour intégrer son association essentielle avec Clark Ashton Smith ; par exemple en le reconnaissant dans un des personnages figurant dans le roman de Fritz Leiber Notre-Dame des Ténèbres.

 

Contrairement à la plupart des autres critiques smithiens semble-t-il, Donald Sidney-Fryer a pour sa part rencontré Clark Ashton Smith, à deux reprises, dans les quelques années précédant sa mort en 1961. Deux rencontres marquantes, qui ont pu donner au jeune poète qu’il était alors l'impression d’avoir trouvé un mentor – peu ou prou le sentiment que ledit mentor avait pu ressentir, une cinquantaine d’années plus tôt, avec George Sterling. Ce lien très fort a décidé de la carrière de notre auteur, tant poétique (et ce jusqu’à nos jours, s’il faut sans doute mettre en avant ses Songs and Sonnets Atlantean, mais aussi ses performances scéniques) que critique (essentiellement en rapport avec Clark Ashton Smith, mais pas uniquement, car l’auteur s’est aussi intéressé à d’autres des « romantiques californiens », incluant notamment George Sterling et Nora May French, ainsi qu’à d’autres sujets encore, comme le ballet, etc.).

 

En 1963, soit environ deux ans après la mort de Smith, et probablement du fait de l’indifférence généralisée à l’égard de ce décès tant dans les milieux poétiques que dans ceux de la science-fiction et de la fantasy, constat rageant, Donald Sidney-Fryer a livré « The Sorcerer Departs », qui est probablement le premier article « bio-bibliographique » d'ampleur consacré au Barde d’Auburn, et qui reste une référence importante aujourd’hui. À l’époque, l’article figurait dans une anthologie hommage intitulée In Memoriam: Clark Ashton Smith, mais il a ensuite été réédité, sous forme de livre indépendant, en 1997, chez la maison bien nommée Tsathoggua Press, puis, dix ans plus tard, sous la forme du présent petit volume, à l’enseigne française de La Clef d’Argent. L’essai initial a connu quelques retouches éparses à fins d’actualisation, mais l’essentiel n’a pas bougé – et l’essentiel, ici, c’est l’enthousiasme, la passion proprement dévorante.

 

LE POÈTE D’ABORD

 

La vie de Clark Ashton Smith a été globalement banale, pour ne pas dire terne – ce qui n’en fait sans doute pas un sujet idéal pour une biographie. Au point, en fait, où rien ne semble offrir une prise adéquate pour « mythifier » le quotidien du poète, comme on l’a fait, plus ou moins consciemment, pour Lovecraft, et probablement aussi, encore qu’à un tout autre degré, pour Howard. Le relatif ermitage à Auburn, Californie, État rarement quitté ; un épisode mêlant tuberculose et dépression qui aurait ses conséquences sur le long terme ; un mariage très tardif… Admettons, mais pas grand-chose à se mettre sous la dent – du moins dans le registre sensationnaliste.

 

Mais la biographie littéraire se passera très bien de ce registre. Il y a bien des choses à dire, concernant la vie et l’œuvre de Smith – mais dans une optique sensiblement différente, ai-je l’impression, que ce dont on a l’habitude avec les deux autres « mousquetaires ».

 

Cela tient peut-être à l’extraction culturelle du personnage ? Car, bien plus que Lovecraft ou Howard, Smith était un poète avant que d’être un conteur – un conteur hors-pair, certes… Mais les avis semblent unanimes : Smith était d'abord et surtout un immense poète ; et c’est bien pour cela que George Sterling l’a pris sous son aile, tout jeune homme. Dans les années 1910, dès la parution de son premier recueil, The Star-Treader and Other Poems, le jeune barde californien suscite l’attention plus que bienveillante de la critique – d’aucuns voient bientôt en lui l’égal de Keats. Deux autres recueils, ultérieurs, confirmeront cette première impression, Ebony and Crystal en 1922, et Sandalwood en 1925. Son long poème The Hashish-Eater, en 1920, est porté au pinacle comme une œuvre d’une parfaite conception, d'un imaginaire incomparable, et d’une force immense, n'ayant d'égale que son importance.

 

Mais personne ne s’y trompait à l’époque – et certainement pas Smith lui-même, mais Sterling pas davantage : le jeune poète, si « différent », s’envisageant lui-même comme plus anachronique encore que Lovecraft (avec qui il entre en contact au début des années 1920 via Samuel Loveman), ne pouvait probablement pas rencontrer le succès qu’il méritait, a fortiori de son vivant. En 1922, The Waste Land de T.S. Eliot bouleverse la poésie anglo-saxonne, et, davantage dans l’air du temps peut-être, suscite un écho dont n’aurait jamais pu rêver Smith pour son Hashish-Eater. Ceci dit, l’air du temps… Smith avait son opinion à ce propos : « The true poet is not created by an epoch; he creates his own epoch. » Il n’a à vrai dire rien fait pour arranger les choses : aussi célébrés par les critiques soient les recueils Ebony and Crystal et Sandalwood, leur diffusion très confidentielle, et c’est peu dire, ne pouvait tout simplement pas aider à sa reconnaissance en tant que grand poète.

 

Ce qu’il était pourtant – et d’une manière qui lui était propre : qui pouvait emprunter à Poe, l’idole de l’auteur comme elle l’était pour Lovecraft, qui pouvait aussi évoquer Sterling, mais était bien avant tout Clark Ashton Smith, et rien d’autre. L’auteur a semble-t-il tout particulièrement brillé, même si bien moins abondamment qu'en vers (on compte dans les 800 poèmes, ici), dans le registre du poème en prose (surtout dans Ebony and Crystal), registre jugé plus « français » qu’ « anglo-saxon », via l’influence déterminante de Baudelaire – l’autre grande idole de Smith, qui l’a même traduit à plusieurs reprises… alors même qu’il venait tout juste de se mettre à l’étude du français par ses propres moyens ! En fait, il a également écrit des poèmes en français, et plus tard, dans les mêmes conditions, en espagnol...

 

Baudelaire, bien sûr, fait le lien avec Poe – en qui on a pu voir le premier maître du poème en prose. Mais les admirations françaises de Clark Ashton Smith ne s’en tiennent pas à l’auteur des Fleurs du Mal et (surtout ?) du Spleen de Paris (ou Petits Poèmes en prose...). Lovecraft, entre autres, ne s’y trompait guère, qui voyait derrière le poète tant d’auteurs décadents (surtout) et symbolistes, voire des Parnassiens ; mais aussi, probablement, le Flaubert pré-décadent de La Tentation de saint Antoine, ou un Hugo, ou un Verlaine, ou un Rimbaud (on a pu avancer que le nom du continent de Zothique empruntait à l’Album zutique de ce dernier, œuvre méchamment parodique, mais, euh, je ne sais pas trop, quand même, ça sonne comme une blague…). Autant de références que Donald Sidney-Fryer, que sa page Wikipédia qualifie de « francophile », cite volontiers lui-même.

 

La singularité essentielle de Smith demeure – et son statut de poète avant tout.

 

LE CONTEUR DANS LA CONTINUITÉ DU POÈTE

 

Mais Clark Ashton Smith n’avait rien d’un personnage unilatéral. Sa bonne presse, même confidentielle, dans le milieu de la poésie n’excluait pas d’autres approches de l’écriture, ou même d’autres arts : le poète était aussi sculpteur (mais plutôt vers la fin de sa vie) et dessinateur, outre qu’il ne rechignait pas le moins du monde aux tâches manuelles.

 

Il donne un peu l’impression, à tort ou à raison, d’un homme plus ou moins lunatique, ou en tout cas prompt à s’investir à fond dans une tâche pour un temps, avant de la remiser de côté brutalement pour s’impliquer de toutes ses forces dans une autre chose encore, etc. Il y a donc des phases dans la biographie artistique de Smith : après une période, dans les années 1910 et l’essentiel des années 1920, où Smith écrit et publie beaucoup de poésie, ce qui n’exclut certes pas l’évolution (ainsi bien sûr de l’intérêt pour la forme rare du poème en prose, mais cela peut valoir également, semble-t-il, pour son emploi des alexandrins, tout aussi rare en langue anglaise), il consacre environ une décennie à l’écriture de fictions (entre 1928 et 1938), exercice qu’il avait déjà pratiqué dans ses années de formation longtemps auparavant (dans un registre sous haute influence des Mille et Une Nuits et du Vathek de William Beckford, ce qui perdurerait – noter ici encore que ces mêmes références ont été cruciales pour Lovecraft), mais totalement abandonné depuis ; ces dix années lui suffisent à produire pas loin de 140 nouvelles, soit la quasi-totalité de ses fictions sur l’ensemble de sa carrière ! Mais, pour quelque raison que ce soit là encore (on a pu avancer que la mort rapprochée de ses parents ainsi que de H.P. Lovecraft aurait joué un rôle), Smith met à nouveau de côté la fiction à l’aube des années 1940 pour ne quasiment plus y revenir jusqu’à sa mort en 1961 ; il écrit encore de la poésie durant ces vingt années, mais beaucoup moins que dans les années 1910 et 1920, et confesse alors volontiers prendre bien plus de plaisir à sculpter des formes étranges…

 

Mais cette inconstance, que l’on serait très tenté d’établir, est peut-être trompeuse ? Si Donald Sidney-Fryer, poète lui-même, voit avant tout en Smith un grand poète, ce n’est certainement pas pour dénigrer ses récits de science-fiction et de fantasy (la plupart des premiers étant publiés par Hugo Gernsback dans Wonder Stories, la quasi-totalité des seconds dans Weird Tales, en dépit d’un Farnsworth Wright plus qu’à son tour frileux – et même parfois scandalisé par ce que le Barde d’Auburn, volontiers grivois, lui soumettait !) ; il a des mots éloquents à l’encontre d’une certaine intelligentsia littéraire portée à la détestation des pulps. De toute façon, les récits de Smith n’ont guère besoin d’être ainsi défendus : leur brio parle pour eux – je ne vais pas m’attarder sur le sujet ici, cela attendra bien mon retour sur Zothique et Averoigne.

 

Mais voilà : pour Donald Sidney-Fryer, séparer ces deux pans de l’œuvre de Clark Ashton Smith ne fait pas vraiment sens. À l’en croire, les poèmes en prose à partir d’Ebony and Crystal préparaient le terrain aux nouvelles de Zothique et compagnie – au point, en fait, où ces récits de fantasy devraient être envisagés comme des « développements » sur une base de poèmes en prose… voire, tout simplement, comme des poèmes en prose par eux-mêmes. Il est vrai que l’auteur, retournant à Poe via Baudelaire, célèbre notamment « Le Masque de la Mort Rouge » comme semblable poème en prose, et peut-être le meilleur de tous. À ce compte-là, « L’Empire des Nécromants » pourrait très bien être considéré comme un poème en prose, certains textes comme « Le Sombre Eidolon » affichant plus encore cette tendance, en brodant paradoxalement sur la référence possible à La Tentation de saint Antoine, même si le meilleur exemple, pour nous en tenir encore au cycle de Zothique, serait peut-être l’excellent « Xeethra »… Hors Zothique, on pourrait probablement citer « Ubbo-Sathla », etc.

 

Il est vrai par ailleurs qu’il y a une identité de méthode, notamment dans l’usage délibéré de cette langue très riche, sonore, rythmée, porteuse d’hallucinations grandioses et de périples fantastiques, dont le propos est, de l’aveu même de l’auteur, de « transporter » le lecteur ailleurs via le choc délicieux d’un exotisme radical, peu ou prou extraterrestre, et soigneusement élaboré.

 

Pour autant, je ne suis pas tout à fait convaincu, ici – sans doute parce que, à tort ou à raison, j’ai du mal à adopter l’expression « poèmes en prose » pour qualifier des textes qui, aussi beaux, musicaux et chatoyants soient-ils, sont tout de même construits sur la base d’une narration… même en ayant bien conscience de ce qu’elle ne constitue régulièrement qu’un prétexte. Alors, oui, peut-être...

 

RECONNAISSANCE

 

Je ne me sens pas de m’étendre davantage sur le sujet ici : il sera bien temps d’y revenir, et en détail le cas échéant, au fil de mes chroniques des trois tomes de « l’Intégrale Clark Ashton Smith » (qui n’en est pas une, mais fait tout de même son poids) parue chez Mnémos ; très bientôt, donc, Zothique et Averoigne.

 

Mais justement : je n’ai eu l’occasion de lire ces textes en français que tout récemment, précisément du fait de cette salutaire entreprise éditoriale. Et la situation n’est pas forcément meilleure en Anglo-saxonnie, si ça se trouve… Le constat dépité de Donald Sidney-Fryer, déplorant le silence mesquin autour de la mort de Clark Ashton Smith en 1961, est peut-être toujours valable ? Espérons que cela na durera pas.

 

Car il est tout de même fâcheux qu’un auteur aussi visiblement doué, et dans tant de registres, ne soit plus guère « connu » aujourd’hui que comme étant « le type avec qui Lovecraft correspondait, là » (et c’est un fan de Lovecraft qui écrit ça, oui ; un fan, par ailleurs, qui ne s'est pas comporté autrement jusqu'alors, mea culpa). Mon premier vrai contact avec l’œuvre smithienne, aussi tardif soit-il, m’a très tôt persuadé de l’injustice de cette situation : pareil corpus mériterait bien d’être connu et loué pour lui-même ! Ceci, en outre, pour les seules fictions de l’auteur ; or Donald Sidney-Fryer, le disciple, n’est certes pas le seul à porter au pinacle la poésie de Smith ! C’est là un domaine qui me dépasse, je plaide coupable… Mais il y a donc du boulot, globalement.

 

Le petit livre de Donald Sidney-Fryer peut s’avérer très utile dans cette tâche. Je n’ai pas eu l’impression, à le lire, d’un travail d’une finesse critique extrême ; et qui ne s’intéresserait qu’aux seules fictions de Klarkash-Ton pourrait renâcler devant cette étude qui met clairement la poésie en avant. Toutefois, c’est je suppose une bonne voire une très bonne introduction à la vie et à l’œuvre d’un auteur singulier et brillant, dont on ne peut qu’espérer qu’il resurgisse enfin en pleine lumière : il le mérite assurément, et nous l’avons trop longtemps oublié.

 

À bientôt, donc, en Zothique et en Averoigne...

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L'Appel de Cthulhu (V7) : Le Sens de l'Escamoteur

Publié le par Nébal

L'Appel de Cthulhu (V7) : Le Sens de l'Escamoteur

L’Appel de Cthulhu (V7) : Le Sens de l’Escamoteur, [Call of Cthulhu: The Sense of the Sleight-of-Hand Man], Sans-Détour, [2013] 2017, 139 p.

RÊVE D’OPIOMANES

 

Retour à l’édition « Prestige » des Contrées du Rêve, pour la septième édition française de L’Appel de Cthulhu : après Les Contrées du Rêve à proprement parler, et Kingsport, la cité des brumes, deux suppléments de bonne à très bonne tenue, mais quelque peu antiques le cas échéant, on passe à tout autre chose avec Le Sens de l’Escamoteur, une campagne cette fois, conçue par Dennis Detwiller (qui a écrit le supplément mais a aussi semble-t-il réalisé la majeure partie de ses illustrations, dans un style qui m’a laissé perplexe au départ mais que j’ai fini par trouver finalement assez sympathique) en 2013 pour Chaosium, et qui demeurait inédite en français.

 

Le Sens de l’Escamoteur est une campagne forcément différente de la quasi-totalité de celles au riche catalogue de L’Appel de Cthulhu, dans la mesure où elle se passe presque entièrement dans les Contrées du Rêve – si l’on excepte un bref prologue et un tout aussi bref a priori épilogue – lesquels sont censés prendre place à New York en 1925, même si je suppose qu’une autre grande ville pourrait faire l’affaire, et peut-être aussi une autre date. Noter une chose, cependant, même si elle n’est explicitement avancée qu’en toute fin de volume : cette campagne pourrait éventuellement constituer une sorte de prologue assez bizarre à la grosse campagne Les Masques de Nyarlathotep (laquelle doit ressortir bientôt chez Sans-Détour, adaptée à la septième édition française de L’Appel de Cthulhu, mais en même temps que Le Jour de la Bête, campagne autrefois titrée Les Fungi de Yuggoth, qui peut jouer ce même rôle avec davantage d’ampleur ; je suppose à vue de nez que ces deux options sont incompatibles, mais à vrai dire je n’en sais rien).

 

Reste que le Monde de l’Éveil est largement hors-sujet dans Le Sens de l’Escamoteur. D’ailleurs, même les personnages qui y sont spécialement créés en tout début de partie… sont en fait rapidement laissés de côté, compétences intellectuelles mises à part (sauf erreur). En effet, ces PJ, qui ont un point commun, celui d’être toxicomanes (a priori opiomanes, mais des aménagements sont envisageables), sont violemment propulsés de manière « physique » dans les Contrées du Rêve, où ils occupent de nouveaux corps... Sur cette base, leur tâche est toute trouvée : leur mode spécifique d’arrivée dans les Contrées leur interdit d’en partir comme un rêveur lambda – il leur faut trouver un moyen « physique » de regagner le Monde de l’Éveil. D’où leur « quête », dans cet univers de fantasy très coloré et chatoyant : trouver comment partir.

 

Et c’est bien d’une campagne de fantasy qu’il s’agit, où les réflexes habituels d’investigation n’ont guère leur place. Les personnages vont devoir voyager énormément, et, au cours de ces périples plus ou moins maîtrisés, ils feront quantité de rencontres terribles et merveilleuses… Par ailleurs, il s’agit d’une campagne souple, globalement non linéaire, où les opportunités de voyages et de rencontres sont très diverses – peut-être la dimension la plus agréable de la campagne, d’ailleurs.

 

Allez, explorons tout ça. Et, cela va de soi, je vais bien évidemment SPOILER comme un porc, tenez-vous-le pour dit...

 

APPROCHE...

 

Les toxicos abandonnées dans les Contrées... Un point de départ intéressant, non ? Je le crois. Reste que la première approche de la campagne n’est guère aisée, notamment du fait d’une présentation un peu déconcertante – c’est peut-être secondaire, mais un petit effort, ici, aurait été très appréciable (et niveau traduction et relecture aussi, comme d'hab', quoi...).

 

En effet, la campagne s’ouvre sur trois brefs « scénarios » (« Deux Esprits semblables », « Les Tong et M. Lao » et « La Vie dans un rêve »), qui n’en sont en fait pas du tout. Ces pages mélangent indications générales sur la campagne, dimension narrative propre au prologue new-yorkais et règles spécifiques dans le contexte des Contrées du Rêve, d’une manière passablement bordélique, et vraiment pas claire… Les redondances sont nombreuses, tandis que certains points essentiels ne sont que très hâtivement exposés au détour d’un ligne perdue au milieu d’une page. Et c’est dommage, parce qu’il vaut mieux avoir les idées claires concernant tout ceci, avant de se lancer véritablement dans l’aventure. C’est un souci de rédaction, pas insurmontable sans doute, mais vaguement ennuyeux tout de même.

 

Une chose à noter : comme souvent avec les scénarios impliquant les Contrées du Rêve, j’ai l’impression, Le Sens de l’Escamoteur prend régulièrement quelques distances avec le background censément canonique figurant dans le supplément Les Contrées du Rêve. En tant que tel, ça n’est pas forcément un problème. Par contre, il faut relever que cela peut avoir certaines conséquences plus ou moins techniques – par exemple, concernant les langues des Contrées.

 

ET ENCOCHES

 

Mais, surtout, il y a un point de règles qui change considérablement par rapport au supplément Les Contrées du Rêve, et qui concerne la Compétence « Rêver » – soit celle dont font usage les rêveurs pour modifier la nature même du Rêve autour d'eux, à la manière d’un « rêve dirigé ». Dennis Detwiller n’est pas satisfait par le système très simple employé jusqu’alors, dont il recommande expressément de ne pas faire usage, et il en propose un autre, dont la pertinence me laisse tout de même un peu sceptique : c’est le système des « encoches ».

 

L’idée, en gros, est que les investigateurs ne peuvent véritablement influencer le Rêve qu’en fonction de leur prise de conscience de ce que leur environnement est malléable ; dès lors, leur perception d’infimes changements dans le décor leur donne le pouvoir de susciter d’autres changements. Dans le principe, ça me paraît assez intéressant, mais je crains qu’en pratique cela ne devienne vite artificiel, et peut-être même lourd… Car le Gardien a la main, ici. C’est à lui de glisser dans ses descriptions de subtils changements censés mettre la puce à l’oreille des joueurs. Quand le Gardien perçoit qu’un PJ a remarqué une variation, il lui accorde une encoche ; plus il a d’encoches, et plus ses tentatives ultérieures de modeler le Rêve auront des chances de réussir – mais, plus drastiquement, il faut de toute façon un nombre minimum (mais variable) d'encoches pour s’y essayer : la capacité à façonner le songe, pour les PJ, n’existe donc pas en toutes circonstances.

 

Ce qui complique potentiellement la donne, c’est que tout ceci est censé se faire de manière implicite. Le Gardien gère tout cela, et doit agir avec subtilité – le but n’est certainement pas que le PJ braille : « Hey, là, truc bizarre, encoche ! » Le Gardien doit comprendre que le joueur a remarqué l’altération, mais sans qu’aucun des deux ne le dise expressément. D’ailleurs, les joueurs ne sont censés rien savoir des encoches et de leur utilité, pas même le nombre d’encoches dont ils disposent, dont le compte est secrètement tenu par le Gardien, et encore moins le nombre d’encoches dont ils ont besoin pour modeler le Rêve, en fonction de leurs intentions

 

Je redoute, à vue de nez, que les modifications subtiles de l’environnement (dont quelques exemples sont suggérés en tête de chaque scénario) ne finissent par alourdir inutilement les descriptions, tandis que l’indécision générale quant à ce qui est faisable et dans quelles conditions viendrait tout bonnement diminuer drastiquement voire anéantir la possibilité même du rêve dirigé. Ce que je trouverais un peu dommage, parce que c’est une particularité amusante de l’idée même des Contrées du Rêve…

 

Bien sûr, ce n’est qu’une impression d’après lecture, et je peux très bien me tromper – vos retours d’expérience sont bienvenus, si jamais.

DE NEW YORK À SARKOMAND

 

Mais approchons maintenant le récit. La campagne est donc censée débuter à New York en 1925. Les personnages sont tous des toxicomanes, et lourdement endettés auprès de leur fournisseur commun, le fourbe M. Lao. À noter : en dépit de ce lien qui les rapproche, les personnages ne sont alors pas censés se connaître ; ils ne sont que des clients, mutuellement indépendants.

 

Avoir des dettes auprès d’un trafiquant de drogues associé aux Tong, et au service duquel nombre de gorilles sont prêts à poutrer les clients indélicats, n’est déjà pas, à la base, une très bonne idée. Pourtant, la vérité est bien pire – car M. Lao est un adorateur de Nyarlathotep, en cheville avec les Hommes de Leng et les Bêtes Lunaires des Contrées du Rêve ! Et les clients à sec tels que les PJ sont une aubaine pour lui – car sa vraie tâche sur Terre consiste à exiler à Sarkomand des individus dotés d’un certain potentiel (concrètement, un niveau de POU élevé), dont les plus sinistres habitants des Contrées sauront assurément quoi faire… Et le Chaos Rampant lui-même a semble-t-il ses plans, certes incompréhensibles, concernant les PJ !

 

Aussi M. Lao force-t-il ces derniers à découvrir les effets d’une nouvelle drogue, appelée « bywandine » (aucune idée de comment ça se prononce), laquelle les projette dans les Contrées, de manière « physique », au sens où ils n’y sont pas seulement en rêvant eux-mêmes, et n’ont d’autre possibilité pour retourner dans le Monde de l’Éveil que de trouver un portail leur permettant de faire « physiquement » le voyage en sens inverse. Ils ne sont pas censés le savoir à ce moment-là de la partie, mais leurs « vrais » corps sont d'ores et déjà désintégrés, et ils ne les retrouveront jamais… D’ici-là, ils atterrissent donc dans un horrible charnier de Sarkomand, au milieu d'une pile de corps sans âme : tous occupent un nouveau réceptacle, donc, avec ses caractéristiques (notamment) physiques propres, et l’expérience peut assurément s’avérer déstabilisante.

 

Mais ils ne peuvent pas rester là sans rien faire, aussi déboussolés soient-ils. A priori, ils ne savent alors rien des Contrées du Rêve et de leur mode de fonctionnement, mais ils comprendront rapidement qu’il leur faut fuir les terribles menaces qui pèsent sur eux dans les ruines de Sarkomand – où il ne ferait pas bon s’attarder, surtout la nuit…

 

Ce n’est toutefois que progressivement qu’ils prendront conscience de leur « quête » : trouver ce portail leur permettant de retourner dans le Monde de l’Éveil (et, croient-ils, les pauvres fous, ah, ah, ah, de réintégrer leurs « vrais » corps…). À cette fin, ils pourront croiser divers personnages à même de les éclairer quelque peu sur tout cela. Déjà, à Sarkomand, ils peuvent rencontrer semblable personnage, appelé Le Percepteur, un esclave veule et guère aimable, mais non sans ressources, ne serait-ce que parce que lui, au moins, sait ce que sont les Contrées.

 

Mais, dans l’immédiat, il s’agit donc de quitter Sarkomand. Comment ? Et pour quelle destination ? C’est tout le propos, ma bonne dame : la campagne, non linéaire, après ce préambule à Sarkomand, et avant l’étape finale, qui sera très certainement le Bois Enchanté à côté d’Ulthar, où tout le monde sait qu’il se trouve un portail comme celui que cherchent les PJ, la campagne donc propose d'ici-là divers modes de déplacement, alternatifs ou successifs, ainsi que diverses destinations, en fait probablement des étapes. Le Gardien est régulièrement incité à alambiquer le périple des PJ, en variant les plaisirs, avec éventuellement de très fâcheux retours en arrière, mais, en tout cas, rien n’impose aux rêveurs d’emprunter les trois modes de déplacement, pas plus que de se limiter à un seul, ou de se rendre ou pas aux quatre destinations autres qu’Ulthar.

 

La souplesse est essentielle, et l’improvisation a son importance ; heureusement, le supplément est probablement bien mieux conçu à cet égard que ce que les trois premiers « scénarios » pouvaient laisser craindre. J’imagine cependant que le Gardien ferait bien d’être un minimum expérimenté avant de s’y lancer, car il faut manier pas mal de choses différentes et faire preuve de souplesse, donc, tandis que les joueurs n’ont pour leur part pas forcément besoin d’être très capés – en notant cependant que l’adversité est assez conséquente, où que se rendent les PJ, d’autant qu’il y a régulièrement des « erreurs fatales » impossibles à rattraper : l’éventualité de ce que l’un ou plusieurs des personnages périssent dans leur quête est relativement élevée, et, pour le coup, la possibilité de fournir des PJ de remplacement n’est pas toujours si évidente...

 

TROIS MANIÈRES D’ERRER

 

Quelques mots, sans me montrer trop exhaustif, sur les différents modes de déplacement offerts aux PJ – au nombre de trois, qui ont chacun leur propre « scénario » (qui n’en est peut-être pas tout à fait un, mais tout de même bien plus que les trois « scénarios » du préambule).

 

À Sarkomand, les PJ peuvent donc emprunter un des trois moyens suivants pour fuir la ville : ils peuvent partir par la mer, en « empruntant » une galère noire des Hommes de Leng (ah, ouais, quand même…) ; ils peuvent partir à pied, et probablement tenter de gagner Inquanok, la ville humaine la plus proche ; ou ils peuvent s’aventurer dans le Monde Souterrain… à leurs risques et périls.

 

Mais les chapitres consacrés à ces divers modes de déplacement ne concernent pas que les seuls voyages partant de Sarkomand. En fait, le Gardien est incité à y piocher des éléments par-ci par-là, et il en restera normalement bien assez pour un autre voyage, impliquant un tout autre point de départ, et une tout autre destination ; multiplier les approches du voyage serait incontestablement un plus.

 

En bateau

 

La première opportunité de voyage à être développée consiste à prendre la mer – et très probablement en « empruntant » une galère noire des Hommes de Leng, donc. Ce qui, disons-le, n’a rien d’évident – ou ne devrait rien avoir d’évident… J’ai du mal à envisager cette éventualité comme crédible, et ça s’applique aussi, bien sûr, à la capacité des PJ à manœuvrer le bateau.

 

Mais admettons. Au-delà de cette difficulté initiale, ce n’est pas la pire des solutions… Il y a certes des dangers en mer, incluant une flotte pirate psychopathe et une titanesque créature appelée Chimère des Nuages, mais c’est aussi l’occasion de mettre la main sur une sorte d’ « artefact » qui n’en est pas un, à savoir l’Œil de Nodens, qui pourra s’avérer très utile par la suite ; eh, c'est qu'il faut au moins ça pour affronter Nyarlathotep et ses sbires...

 

Le vrai souci pour les PJ, concernant ce procédé, est peut-être ailleurs – et, pour le coup, il ne figure donc pas dans ce chapitre de voyage. Et c’est que les diverses cités des Contrées du Rêve, le plus souvent, voient d’un très mauvais œil les galères noires des Hommes de Leng… Certaines sont disposées à commercer avec ces esclaves des Bêtes Lunaires (car ils n'ont pas idée de ce qu'il en est, en principe), mais d’autres auront tendance à leur fermer l’accès à leurs ports, sinon à tirer à vue… Mais, là, la situation diffère pour chaque « destination ».

 

À pied (en surface)

 

Le voyage à pied est également envisageable. À s’en tenir au seul chapitre qui lui est consacré de manière générale, c’est probablement le mode de locomotion le plus sûr. Nombre de rencontres sont décrites, incluant des choses très inquiétantes et des brigands en guise d’ersatz des pirates, mais aussi d’autres figures beaucoup plus sympathiques. En fait, ce moyen de locomotion est probablement le plus à même de faire prendre conscience, hors les murs, de ce que les Contrées du Rêve sont à la fois fascinantes, belles, apaisantes, etc., et terribles, redoutables, cauchemardesques. Quelques voyages à pied seraient donc très appropriés – mais justement : rien n’impose que les rêveurs empruntent toujours le même mode de déplacement, aussi peut-on les panacher au fil de la campagne…

 

Mais ce caractère relativement paisible, de manière générale, doit régulièrement être pondéré par les spécificités des villes faisant office de destinations, dont les chapitres adéquats consacrent régulièrement quelques paragraphes au voyage, par voie de terre ou autre, dans leur direction. Ainsi, dans l’hypothèse où les joueurs choisiraient de fuir Sarkomand à pied, et probablement pour se rendre à Inquanok, la grande ville humaine la plus proche, il faudrait également se pencher sur le chapitre consacré à Inquanok pour déterminer comment se déroule le voyage, car il pose les principes de la traque des PJ par des Hommes de Leng, ou, pire encore, évoque leur rencontre potentielle avec des Araignées de Leng bien plus redoutables…

 

Mais je vous le garantis : il y a bien, bien pire.

 

Via le Monde Souterrain

 

Oui, bien, bien pire, c’est le Monde Souterrain… Avec un périple qui peut facilement s’éterniser, et dans les pires des conditions – dont l’obscurité n’est pas la moindre, propice à bien des scènes d’horreur percutantes. C’est un aspect très particulier des Contrées du Rêve – et très enrichissant : au moins une excursion dans le Monde Souterrain serait sans doute très bienvenue dans la campagne, par principe. Mais attention, c’est mortifère… Et tout cela pourrait facilement virer à l’interminable course-poursuite dans les ténèbres, avec, tapis dans l’ombre, quantité de goules, de ghasts et de gugs ; ces derniers sont peut-être tout particulièrement à craindre, car ils représentent une menace littéralement colossale, et ont des spécificités qui en font des antagonistes de choix dans la perspective d’un survival désespéré dans le noir.

 

Les PJ peuvent certes croiser des personnages plus aimables dans le Monde Souterrain : la goule Madaeker peut jouer un grand rôle dans la campagne (y compris à sa toute fin), en fournissant nombre d’informations pertinentes aux rêveurs ; et il faut sans doute aussi mentionner Graal l’Ancien, dans un registre bigger than life qui ne devrait pas laisser indifférent.

 

Reste que c’est le mode de déplacement le plus dangereux – et de loin. Le Sens de l’Escamoteur fait partie de ces suppléments pour L’Appel de Cthulhu, relativement nombreux j’ai l’impression, qui aiment bien semer dans leurs paragraphes des remarques du genre : « Si les investigateurs sont assez stupides pour faire ceci ou cela », etc. Cela revient particulièrement souvent dans ce chapitre, même si également dans quelques autres ; et, dans tous les cas, les PJ, à la suite de mauvais choix, risquent plutôt deux fois qu'une de se retrouver dans une situation inextricable, dont ils n’ont absolument aucune chance de se tirer vivants. Et, pour le coup, intégrer des personnages de remplacement n’a décidément rien d’évident...

QUATRE DESTINATIONS (OU ÉTAPES)

 

Quel que soit le mode de déplacement choisi par les joueurs, et qui peut donc changer régulièrement, la campagne décrit quatre villes (plus ou moins habitées…) où les PJ peuvent aboutir – sans jamais d’obligation. Chacune de ces « étapes » a sa singularité, en proposant généralement comme une sorte de « sous-quête » (ou plusieurs), permettant aux Rêveurs de se rapprocher à terme de leur but, le Bois Enchanté situé près d’Ulthar (cette dernière destination, à la différence des quatre autres, étant en principe obligatoire, je n’en traiterai qu’ultérieurement et séparément). Ces quatre destinations sont plus ou moins « probables », fonction des choix des joueurs, mais toutes offrent d’appréciables opportunités d’aventure – et de bien cruels dilemmes, souvent.

 

Inquanok

 

On commence donc par Inquanok, la ville la plus proche de Sarkomand. Du coup, le moyen le plus logique de s’y rendre serait, en tout début de campagne, à pied depuis la ville maudite ; c’est d’ailleurs la seule ville accessible à pied dans ces conditions, l'océan sépare Sarkomand et Inquanok des autres villes développées dans la campagne. Comme dit plus haut, ce périple peut s’annoncer difficile, car Hommes de Leng et Araignées de Leng seront probablement de la partie, à ce stade ; mais ce n'est certes pas insurmontable.

 

Une fois à Inquanok, trait relativement récurrent, les rêveurs, du fait de leur statut particulier en tant qu’allogènes par excellence, se verront offrir la possibilité d’intervenir dans la politique de la cité en tranchant un bien complexe débat qui demeure au point mort. Mais, pour cela, il leur faudra accomplir une « quête », consistant à se rendre auprès d’un oracle mécanique aux environs du sinistre plateau de Leng… Un moyen sans doute un peu artificiel mais qui vaut ce qu’il vaut, pour les PJ, de poser au sage à vapeur des questions qui les intéressent plus directement – et au premier chef, bordel, comment quitter cet endroit ! Heureusement, le dilemme politique de base est assez intéressant – et quand les PJ devront choisir, il faudra faire en sorte qu’ils en pèsent bien les conséquences, éventuellement redoutables… dans les deux cas.

 

Outre les rencontres de Sarkomand à Inquanok, ce chapitre décrit donc aussi plusieurs rencontres entre Inquanok et l’oracle. Certaines sont intéressantes, que ce soit au regard de l’ambiance ou de l’action, mais une est à mon sens de trop – des morts-vivants qui me paraissent trop balaises, au risque d’anéantir très tôt le groupe (puisqu’il y a de fortes chances que l’aventure d’Inquanok arrive vite dans la campagne, à vue de nez, si elle doit arriver).

 

Globalement, avec ce petit bémol, c’est assez intéressant – en fait, cela confirme une chose déjà sensible dans les chapitres de « voyage » : les rencontres intéressantes ne manquent pas, dans l'ensemble de la campagne, PNJ ou vilaines bébêtes dans une égale mesure.

 

Lhosk

 

Le chapitre consacré à Lhosk est de loin le plus long de l’ensemble du volume, et donc des quatre « destinations ». Il faut dire que c’est une ville commerçante, en tant que telle propice aux potins et aux échanges de toute sorte – avec des boutiques très bien achalandées, où faire de bonnes affaires, ou de très mauvaises, et où apprendre beaucoup de choses.

 

Là encore, les PJ pourront être amenés à intervenir dans la politique de la ville, dans une atmosphère de complots particulièrement sordides au cœur même de la puissante famille Tha ; mais, à la différence de ce qui peut se passer à Inquanok, on ne vient pas les chercher à cet effet : c’est à eux de décider s’ils interviennent ou pas. Cependant, certaines découvertes antérieures peuvent leur forcer un peu la main…

 

Mais un point crucial des aventures dans cette ville concerne la relation ambiguë qu’entretient le port de Lhosk avec les Hommes de Leng et leurs galères noires – une question en fait directement liée à l’intrigue politique au sein de la famille Tha. Du coup, si les PJ arrivent en ville à bord d’une galère noire volée, forcément, la suite des opérations en sera impactée, en bien ou en mal… Mais c’est surtout l’occasion, en dehors du seul trajet oppressant entre Sarkomand et Inquanok, de mettre en avant la traque impitoyable que les Hommes de Leng imposent aux PJ. Car les Hommes de Leng, du fait des bon soins de la branche corrompue de la famille Tha, ont largement infiltré la ville…

 

Ce qui débouche sur une idée très intéressante, plus ou moins en forme de dilemme. Fonction des choix des PJ, ceux-ci pourront être amenés à révéler à la populace de Lhosk cet horrible secret : les Hommes de Leng ne sont pas ce qu’ils prétendent ! En fait, ils ne sont même pas humains ! Le problème, c’est que cette révélation a de fortes chances de déboucher sur des émeutes très sanglantes… Se débarrasser de ses ennemis n’est jamais sans conséquences !

 

Ilek-Vad

 

L’atmosphère est bien différente à Ilek-Vad, la Cité du Crépuscule, issue des rêves de son créateur et roi, Randolph Carter, peut-être le plus grand des rêveurs de la Terre… Bien plus que Lhosk, et encore bien plus qu’Inquanok, Ilek-Vad est l’occasion, avant Ulthar, de plonger les PJ dans la féerie urbaine des Contrées du Rêve, qui est d’un autre registre que la féerie rurale qu’ils ont pu apprécier en voyageant à pied ; cette féerie urbaine peut aussi rappeler à leurs bons souvenirs les magnifiques récits de Lord Dunsany… Dans tous les cas, l’ambiance onirique et paisible de cet univers est très joliment rendue. Et, bien sûr, encore qu’il y ait un risque d’artificialité à soigneusement prendre en compte, une rencontre aussi hors-normes que celle de Randolph Carter peut déboucher sur quantité d’informations utiles aux PJ quant aux Contrées du Rêve, à leur histoire et à leur culture ; rares sont ceux qui maîtrisent aussi bien le sujet que le Roi du Crépuscule.

 

Mais ce scénario est aussi celui qui met le plus le « Mythe » en avant. Dennis Detwiller a choisi de broder sur la biographie de Carter postérieure à celle du « cycle » qui lui est associé chez Lovecraft, longtemps connu sous le titre de Démons et merveilles de par chez nous (en y adjoignant même « L’Indicible », allons bon). Et ce Randolph Carter-ci, sans le moins du monde s’en rendre compte, et ses sujets pas davantage, est en proie aux machinations de Nyarlathotep – car le Chaos Rampant est rancunier, et n’a certes pas apprécié d’être dupé par le rêveur dans ses aventures oniriques en quête de Kadath l’inconnue… Or c’est là un ennemi commun avec les PJ, qui devraient toujours un peu plus s’en rendre compte. Mais libérer Randolph Carter de cette insidieuse menace (qui est tout autant son addiction à une drogue appelée pazu – ce qui devrait parler aux PJ...) ne sera guère aisé. Bien sûr, il ne s’agit certainement pas de se battre avec L’Homme Noir… Mais plus probablement d’accompagner le Roi Du Crépuscule dans un redoutable voyage onirique orchestré par le Grand Ancien – et de lui fournir l’opportunité de se battre, lui. Bien sûr, ce n’est pas sans péril : c’est, après le Monde Souterrain, à nouveau un moment de la campagne où les stup… les mauvaises décisions des PJ peuvent très vite s’avérer irrémédiablement fatales. Prudence, donc…

 

Mais, à condition de faire attention à ce caractère mortifère, et à pondérer les informations reçues de Carter afin qu’elles ne tournent pas à l’encyclopédisme lassant d’exhaustivité, ce scénario s’avère assez intéressant, et doté d’une très belle ambiance – reproduisant vraiment l’atmosphère si particulière des récits « dunsaniens » de Lovecraft ; ce qui, on ne le répètera jamais assez, n’a décidément rien d’évident.

 

Sarnath

 

Le cas de Sarnath est sans doute un peu à part : cette ville dont il ne reste plus que des ruines depuis fort longtemps ne sera probablement accessible qu’à des PJ choisissant de voyager par le Monde Souterrain, en principe.

 

Mais le propos est bien de confronter les PJ à un nouveau dilemme, directement hérité de la nouvelle de Lovecraft « La Malédiction de Sarnath » ; plus exactement, l’idée est que la malédiction de Bokrug et des Êtres d’Ib continue de peser sur les descendants des habitants de Sarnath, et au premier chef ceux du grand-prêtre de l’époque de la destruction d’Ib. La ville d’Ilarnek, non loin, où se sont réfugiés les rares descendants de Sarnath, a donc instauré une pratique barbare de sacrifice humain annuel, censé en outre leur assurer la prospérité. Et le sacrifié, quand les PJ arrivent sur place, juste à temps pour le sauver sans vraiment savoir ce qu'ils font, est un très sale type… Il s’agit donc de voir si les PJ vont interférer avec cette pratique, et si oui comment.

 

Mais j’avoue n’avoir pas été totalement convaincu par ce scénario, où les options des joueurs sont finalement bien plus limitées qu’elles en donnent tout d'abord l’impression. Il y a quelques scènes d’horreur sympathiques par-ci par-là, impliquant le cas échéant Bokrug lui-même, mais ça reste à mon sens « l’étape » la plus faible de la campagne.

ET D’ULTHAR...

 

Les trois chapitres de voyage et les quatre étapes présentés jusqu’ici avaient donc, d’une certaine manière, un caractère « optionnel ». Mais la fin de la campagne est destinée à rassembler les ficelles d’une manière qu’on ne qualifiera pas pour autant de dirigiste, car les PJ disposent de plusieurs options pour envisager leur retour dans le Monde de l’Éveil ; cependant, il leur faudra pour ce faire emprunter forcément le portail situé dans le Bois Enchanté, ce qui impliquera très probablement de passer d’abord par la ville d’Ulthar toute proche.

 

Comme Ilek-Vad un peu plus haut, Ulthar est l’occasion de plonger dans la féerie urbaine typique des récits les plus « dunsaniens » de Lovecraft – et, comme Ilek-Vad, Ulthar est un endroit paisible, plus propice à l’émerveillement qu’à la terreur. Bien sûr, les chats sont omniprésents (et il est possible que les joueurs, à Ilek-Vad, se soient lié d’amitié avec un félin paria, ce qui pourrait joliment pimenter le séjour), mais les PJ auront aussi l’occasion de croiser quelques personnages charismatiques autant que sympathiques, dont le bourgmestre et le mystérieux « Gardien des Rêves ».

 

L’aventure se charge à nouveau d’inquiétude et de danger au sortir de la ville, ou plus exactement quand les PJ gagnent le Bois Enchanté où se trouve le portail qui leur permettra de rentrer chez eux. Mais ils ne pourront s’y rendre la fleur au fusil, car pénétrer le bois est censément impossible (les rêveurs sont nombreux à en provenir, et fournissent une partie de son cachet à la région, à errer de par les Contrées un sourire béat sur les lèvres, mais le voyage en sens inverse est complètement différent), idée dont je ne sais trop que penser.

 

Surtout, les PJ auront à composer avec les manœuvres des fourbes zoogs, bien plus redoutables qu’ils n’en ont l’air. Il y a ici une idée que je trouve très intéressante, consistant à orchestrer pour certains PJ tombés dans un piège des petites créatures un « faux retour » à New York, pas totalement faux cependant… car pouvant d’une certaine manière avoir des conséquences bien réelles lors de leur « vrai retour » ultérieur ! Gérer ce phénomène n’est sans doute pas très évident, et procurera quelques suées au Gardien, mais le résultat me paraît devoir être tout à fait pertinent et ludique.

 

À NEW YORK

 

Et les PJ parviennent enfin à rentrer chez eux ! Mais dans d'autres corps que les leurs, une fois de plus… Ce qui ne manquera pas de les perturber à nouveau, voire bien plus que cela. D’autant qu’ils se « réveillent » dans un asile, ayant intégré la dépouille de patients catatoniques, et sortir de là, puis se rendre à New York même (ils sont dans l’État, pas dans la ville), ne s’annonce guère aisé.

 

Mais cette ultime phase de la campagne, passé cette bonne idée de départ, ne me paraît pas très satisfaisante. En fait, elle me semble illustrer une difficulté récurrente : comment finir véritablement une campagne ? Cela n’a rien d’évident de manière générale – et je ne vous parle même pas de mes soucis dans les scénarios que j’improvise, arf… Finalement, ici, retrouver M. Lao et se venger ne procure aucune satisfaction. La frustration est sans doute une émotion à ne pas mépriser en pareil cas, mais je ne suis pas bien certain que cela fonctionne vraiment ici ; peut-être… Quant au fait d’honorer le « pacte » éventuellement passé avec la goule Madaeker, il induit une scène certes joliment cracra, mais qui manque de panache pour une conclusion, et me paraît plutôt fonctionner à la manière d’un « stinger », disons. C'est bien sûr à débattre.

 

Reste cependant cette suggestion, voulant que Le Sens de l’Escamoteur puisse d’une certaine manière constituer un prologue à la grosse campagne des Masques de Nyarlathotep ; terrain que je ne me sens pas d’explorer plus avant, d’autant que je suis supposé bientôt jouer ladite mythique campagne (pas maîtriser, hein : jouer), et j’ai hâte !

 

HEUREUX QUI COMME ULYSSE

 

Le bilan en fin de lecture est très correct. Si l’on veut bien ne pas trop s’attarder sur quelques faiblesses çà et là (car il y en a : pour résumer, une présentation un peu confuse au départ, le système des encoches plus ou moins pertinent, le caractère parfois trop mortifère de certaines séquences – surtout quand une seule mauvaise décision s’avère vite irrémédiablement fatale –, un scénario à Sarnath un peu terne, une fin qui présente le risque de ne pas se montrer à la hauteur de ce qui précède), l’aventure proposée est assez séduisante, elle ne manque pas de bonnes idées et de rencontres colorées, et en cela elle parvient étonnamment bien à conjuguer la terreur et l’émerveillement, comme dans les récits de Lovecraft situés dans les Contrées du Rêve.

 

J’apprécie aussi la souplesse de la campagne, avec ses différents modes de voyage et ses différentes étapes, toutes riches de possibilités, et pour le coup intelligemment agencées et présentées.

 

Clairement, maîtriser cette campagne, je n’en ferais pas une priorité, mais l’exercice de la campagne située peu ou prou intégralement dans les Contrées du Rêve s’annonçait très périlleux, et le résultat est probablement meilleur que ce que je pensais – car inventif et usant au mieux de la singularité de ce contexte qu’il serait bien trop navrant de réduire à un énième univers d’heroic fantasy comme les autres.

 

Pas indispensable, non, mais intéressant.

 

Je continuerai d’explorer l’édition « Prestige » des Contrées du Rêve prochainement – probablement avec le recueil de scénarios français et inédits Murmures par-delà les songes. Stay fhtagn !

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CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (04)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (04)

Quatrième séance du scénario pour L’Appel de Cthulhu intitulé « Au-delà des limites », issu du supplément Les Secrets de San Francisco.

 

Vous trouverez les éléments préparatoires (contexte et PJ) ici, et la première séance . La précédente séance se trouve quant à elle .

 

Tous les joueurs étaient présents, qui incarnaient donc Bobby Traven, le détective privé ; Eunice Bessler, l’actrice ; Gordon Gore, le dilettante ; Trevor Pierce, le journaliste d’investigation ; Veronica Sutton, la psychiatre ; et Zeng Ju, le domestique.

 

I : MERCREDI 4 SEPTEMBRE 1929, 1H – ST. MARY’S HOSPITAL, 450 STANYAN STREET, HAIGHT, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (04)

[I-1 : Veronica Sutton : Bridget Reece ; George Hanson] Veronica Sutton a accompagné les policiers et la jeune fille qu’elle suppose être Bridget Reece au St. Mary’s Hospital, dans le quartier de Haight. Il y a de cela quelque temps, elle avait exercé dans ce gros hôpital, où elle a conservé de nombreux contacts – dont le Dr. George Hanson, qu’elle avait appelé pour qu’il s’occupe de la jeune clocharde que les investigateurs avaient rencontrée quelques heures plus tôt, en état d’extrême faiblesse, et dont l’identité n’a pour l’heure pas été établie. L’hôpital est très actif, même au cœur de la nuit, et les couloirs sont encombrés par les brancards ou parfois les lits de patients attendant un examen.

 

[I-2 : Veronica Sutton : Bridget Reece] Durant le trajet en camion du Petit Prince au St. Mary’s Hospital, Veronica Sutton a examiné la jeune femme hagarde, et est parvenue à la sortir vaguement de son état comateux – même si elle demeure perdue, et n’a guère pu que lui confirmer se prénommer Bridget, mais sans savoir le moins du monde ce qu’elle faisait là et ce qui lui était arrivé. Il sera impossible d’en apprendre davantage tant qu’elle n’aura pas récupéré, aussi doivent-ils la confier aux bons soins du personnel de l’hôpital, qui va tâcher de la maintenir éveillée pendant quelque temps, pour éviter tout risque lié à la perte de conscience – une fois sa situation stabilisée, il sera bien temps, pour elle, de véritablement dormir.

 

[I-3 : Veronica Sutton : Bridget Reece] Les policiers ont bien conscience de ce que la présence de Veronica Sutton auprès de la jeune droguée s’est avérée des plus utile – peut-être même cela lui a-t-il sauvé la vie ? Un des deux agents s’était montré très sec, et au mieux sceptique, devant la requête de la psychiatre désireuse de les accompagner, mais l’autre avait choisi de lui faire confiance : tous deux s’en félicitent désormais, et celui qui s’était montré réservé présente même ses excuses à Veronica. A-t-elle pu en apprendre davantage sur sa… « patiente », durant le trajet ? Pas grand-chose : Veronica explique qu’elle disait se prénommer Bridget (elle se doute qu’il s’agit de Bridget Reece, mais ne donne pas le patronyme aux policiers) ; à l’évidence, par ailleurs, elle n’a rien à voir avec les prostituées typiques du Petit Prince – pour la psychiatre, il ne fait guère de doute que la jeune femme détonnait dans ce milieu, et qu’elle est issue d’une « bonne famille ». Les policiers en prennent bonne note : ils vont se renseigner, consulter notamment le registre des disparitions… Ils remercient encore Veronica, et font mine de partir – ils n’ont plus rien à faire ici.

 

[I-4 : Veronica Sutton] Mais Veronica Sutton les interpelle : pensant peut-être profiter de la bonne impression qu’elle a faite aux policiers, elle évoque ses « amis » qui ont été embarqués au poste… Jusqu’alors, les policiers n’avaient pas associé la psychiatre à ces types louches qui se sont battus dans le Petit Prince, et avec des armes à feu – elle le leur révèle donc, d’une certaine manière… Et, aussitôt, le policier qui s’était montré initialement sceptique retrouve ses préventions à l’encontre de Veronica ! Il commence à la presser de questions embarrassantes sur son rôle dans cette affaire et ses liens avec les suspects, d’un ton très sec – mais son collègue, avec une tape amicale dans le dos, le convainc à nouveau de ne pas insister : après ce que le Dr. Sutton a fait… L’autre veut bien se montrer conciliant, mais ses traits sont sévères. Il avait déjà dit à Veronica qu’on la contacterait pour déposer sur cette affaire – et il y a maintenant une raison de plus de le faire… On la joindra très rapidement, dans les quelques jours qui viennent – et mieux vaut pour elle ne pas jouer à la plus maligne ! Le policier plus sympathique entraîne son collègue vers la sortie…

 

[I-5 : Veronica Sutton : George Hanson] Veronica Sutton ne sait donc pas où sont ses associés – elle se doute qu’ils ont été conduits au commissariat du Tenderloin, mais sans avoir la moindre idée de leur sort. Toutefois, tant qu’elle est ici, elle a des choses à faire : elle sait que son ami le Dr. George Hanson est de service, et il ne lui faut guère de temps, à se promener dans les couloirs encombrés des urgences, pour le trouver. Hanson est très occupé et visiblement épuisé – le lot commun aux urgences du St. Mary’s Hospital –, mais il affiche un large sourire quand il aperçoit Veronica, et s’octroie une pause cigarette pour discuter avec sa consœur à l’extérieur, à l’entrée de son service.

 

[I-6 : Veronica Sutton : George Hanson ; Zeng Ju] Tous deux échangent d’abord les banalités d’usage, évoquant notamment la pression des urgences, avant que la psychiatre oriente la conversation sur un sujet qui la préoccupe davantage : le sort de la jeune « clocharde » qu’elle avait recommandée à son collègue. Elle est bien arrivée ici, et Hanson s’en est lui-même occupé ; elle a été placée dans une chambre, où elle se repose, sous surveillance régulière et perfusion – mais il a été impossible de s’entretenir avec elle, elle est bien trop faible et trop déboussolée pour cela… Aucune idée de son identité, par ailleurs – et Veronica n’en sait pas davantage de son côté. Par contre, la psychiatre saisit l’opportunité de parler avec son confrère de cette expression dont avait fait part Zeng Ju, comme désignant, chez les sans-abris du Tenderloin, la maladie dont la jeune femme est visiblement affligée : ils parlent de la « Noire Démence »…

 

[I-7 : Veronica Sutton : George Hanson ; Hadley Barrow] George Hanson affiche un sourire un peu las : oui, il connaît cette expression… Elle désigne, par la force de la coutume, un phénomène étrange, auquel est habitué le personnel des urgences du St. Mary’s Hospital, mais sans vraiment le comprendre… C’est que l’hôpital comprend le Tenderloin dans son secteur – et, bizarrement, ce petit quartier semble être l’unique foyer de ce que l’on serait pourtant tenté d’envisager comme une épidémie, ou du moins une maladie contagieuse ; par ailleurs, ses victimes, au sein même de la population du quartier, présentent un profil spécifique : ce sont, littéralement, « des gens qui vivent dans la rue », essentiellement des clochards, ou quelques prostituées proposant leurs services en dehors du seul cadre des « restaurants français », le cas échéant. L’expression « Noire Démence » traduit la complexité de cette affliction hors-normes : il y a en effet, tout d’abord, un symptôme physique, ces « taches », noires, ou plus exactement sombres – à mesure que la maladie progresse, cette ombre se propage sur tout le corps du malade. Mais l’aspect « démence » doit probablement être mis en avant : les malades sont totalement détachés du monde, ils ne semblent tout simplement pas le percevoir – ceci, alors que leurs organes sensoriels sont en parfait état. Le problème est donc d’ordre psychique ou neuropsychique. En fait, les « taches » mises à part, la maladie ne présente pas directement d’autres symptômes physiques – de manière dérivée, cependant, les malades sont toujours d’une extrême faiblesse, résultant de la sous-alimentation ; mais c’est probablement une conséquence de l’affection psychique plutôt qu’un symptôme à proprement parler. Et c’est pourquoi on tend à considérer la Noire Démence comme une pathologie essentiellement mentale. Du coup, Hanson n’en sait pas beaucoup plus, car les patients ne s’attardent guère au St. Mary’s Hospital : on les adresse très vite au Napa State Hospital, la plus grande institution psychiatrique de la Bay Area et c’est bien ce que l’on fera, dès le lendemain, avec cette nouvelle victime dénichée par Veronica. Si le sujet l’intéresse, Hanson lui suggère de se rendre sur place pour s’y entretenir avec le Dr. Hadley Barrow : s’il y a un « spécialiste » de la Noire Démence, c’est sans doute ce psychiatre. Enfin, « spécialiste » autant qu’il est possible en pareil cas… Le fait est que la littérature scientifique est totalement inexistante en la matière. Au St. Mary’s Hospital comme au Napa State Hospital, on sait que la Noire Démence existe, mais elle est trop incompréhensible, trop bizarre, trop impossible à vrai dire, pour que qui que ce soit ose publier une étude sérieuse sur la question : c’est un coup à ruiner une carrière. Hadley Barrow, à cet égard, est comme tous ceux qui ont eu vent d’une manière ou d’une autre de cette maladie défiant la science médicale ; mais il est probablement celui qui en sait le plus à ce propos, si tant est qu’on puisse en savoir quoi que ce soit ; du moins en a-t-il l'expérience.

 

[I-8 : Veronica Sutton : George Hanson] George Hanson présente ses excuses à Veronica Sutton, mais il ne peut pas prolonger cette appréciable pause outre-mesure : le devoir l’appelle… Il a été ravi de revoir sa collègue, ceci dit ! Hanson retourne à son travail, et Veronica rumine ce qu’elle vient d’apprendre auprès de lui… et elle prend conscience d’une chose très étrange : la discussion est restée relativement vague à ce sujet, mais donnait l’impression que la Noire Démence était une maladie contagieuse, et opérant probablement par le contact physique. Mais, d’après Hanson, cela fait des années, des décennies peut-être, que des malades transitent, au moins, par le St. Mary’s Hospital. Là, par la force des choses, ces victimes de la Noire Démence entrent forcément en contact avec des aides-soignants, des infirmières, des médecins, que leur travail oblige à les manipuler… Mais le personnel soignant dans son ensemble ne semble pas le moins du monde avoir jamais été affecté par la maladie, sans quoi Hanson l’aurait mentionné – d’autant que, du fait de son poste aux urgences, cela aurait très bien pu être son cas ! Une « impossibilité » de plus, concernant cette maladie incompréhensible…

 

II : MERCREDI 4 SEPTEMBRE 1929, 2H30 – ST. MARY’S HOSPITAL, 450 STANYAN STREET, HAIGHT, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (04)

[II-1 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju, Bobby Traven, Trevor Pierce : Veronica Sutton] Pendant ce temps, Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju, Bobby Traven et Trevor Pierce sortent enfin du commissariat du Tenderloin, après avoir tous déposé et fait les frais des lenteurs narquoises de la police de San Francisco. Gordon, tout spécialement, est très agacé par la tournure des événements : son nom, cette fois, ne l’a pas totalement protégé, et il a fallu y adjoindre une somme plus que conséquente pour éviter d’avoir des ennuis avec la justice ; et, réputation ou pas, ils ont tous perdu leurs armes au passage, confisquées « temporairement » par ordre du commissaire… Ils n’ont aucune idée de ce qu’a fait Veronica Sutton depuis qu’ils ont été embarquées dans le « panier à salade », par ailleurs. Toutefois, Bobby est dans un sale état – il a à peine été hâtivement rafistolé au commissariat avant de déposer ; et Zeng Ju lui aussi a pris quelques coups dans la bagarre au Petit Prince. Des soins s’imposent, et, en dépit de l’heure tardive, Gordon décide, ainsi que Eunice et Trevor, d’accompagner leurs camarades blessés à l’hôpital le plus proche – qui se trouve être le St. Mary’s Hospital où s’est rendue Veronica…

 

[II-2 : Veronica Sutton, Bobby Traven, Zeng Ju, Eunice Bessler, Gordon Gore, Trevor Pierce : George Hanson, Jonathan Colbert, Andy McKenzie] C’est ainsi qu’ils se retrouvent tous au St. Mary’s Hospital en fait, peu ou prou à l’entrée des urgences, où Veronica Sutton venait de conclure il y a peu sa discussion avec le Dr. George Hanson. Tandis que Bobby Traven et Zeng Ju vont se faire soigner, Eunice Bessler souhaitant leur tenir compagnie, Gordon Gore et Trevor Pierce restent donc avec la psychiatre, et font le bilan de ce qui leur est arrivé. Gordon tient tout particulièrement à revenir à Jonathan Colbert, qu’il avait aperçu devant le Petit Prince au moment de monter dans le « panier à salade ». Veronica explique qu’elle l’a suivi et interpellé, ce qui a certes permis de déterminer que c’était bien le peintre, mais ils n’ont guère... discuté, et la psychiatre n’en a donc rien obtenu de probant. Par contre, Colbert était accompagné d’un autre homme, et tout indique qu’il s’agissait d’Andy McKenzie. Les deux hommes n’ont pas l’air de s’entendre, mais sont tout de même partis ensemble, l’escroc pressant le peintre, bien plus insouciant que lui-même, de filer sans plus attendre.

 

[II-3 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Bridget Reece, Mack Hornsby, Byrd Reece, Jonathan Colbert, Andy McKenzie, Clarisse Whitman] Mais il y a plus intéressant, suggère Veronica Sutton : les policiers ont déniché, à l’étage du Petit Prince, une jeune femme lourdement droguée qui est très probablement cette Bridget Reece dont avait parlé Mack Hornsby, et qu’avait déjà croisée Gordon Gore… Et c’est d’ailleurs pour cela que la psychiatre est venue au St. Mary’s Hospital : elle a accompagné la jeune fille, et s’est occupée d’elle, avec la bénédiction de la police. Toutefois, il est clairement impensable d’aller la voir maintenant, et sans doute est-elle encore trop déboussolée pour leur être d’un quelconque secours. Mais Gordon entend bien la voir dès le lendemain, et sans doute également contacter son père, Byrd Reece : cette disparition, impliquant Jonathan Colbert au moins, et probablement aussi Andy McKenzie, est forcément liée à celle de Clarisse Whitman !

 

[II-4 : Bobby Traven, Zeng Ju, Eunice Bessler : Gordon Gore, Veronica Sutton] De leur côté, Bobby Traven et Zeng Ju, veillés par une Eunice Bessler très maternelle, reçoivent les soins dont ils avaient besoin. Pour le domestique, cela ne prend guère de temps, et il ne tarde ensuite pas à retrouver son employeur Gordon Gore. Le cas de Bobby est toutefois plus compliqué : il n’est pas nécessaire de l’hospitaliser (il n’y tient certes pas), mais il faut tout de même passer un certain temps à panser ses plaies et ses bosses. Le détective badine avec l’infirmière, et l’actrice le voit faire, amusée… Mais ils en profitent pour se renseigner concernant la jeune « clocharde » anonyme qu’ils ont adressée à l’hôpital. Cependant, au-delà de quelques généralités et remerciements d’usage (mêlés d’une vague gêne tenant au secret médical – l’infirmière a un peu de mal à manier cette notion…), ils se heurtent vite à un mur – plus encore que Veronica Sutton avant eux. Seule chose de certaine : personne ne peut aller voir la jeune femme maintenant, elle n’est pas en état de rencontrer qui que ce soit.

 

[II-5 : Bobby Traven, Eunice Bessler, Gordon Gore, Zeng Ju, Trevor Pierce, Veronica Sutton : Daniel Fairbanks] Ses associés attendent tous poliment que l’on libère Bobby Traven, mais il est bien tard quand cela se produit, près de 4h du matin, et ils sont tous horriblement fatigués – notamment, outre le détective, Eunice Bessler, qui presse Gordon Gore pour qu’ils rentrent à la maison ; Zeng Ju les accompagne, bien sûr, mais aussi Trevor Pierce : Gordon peut héberger tout le monde dans son manoir de Nob Hill, et renouvelle son offre – d’autant qu’il faudrait qu’ils se retrouvent tous vers 8h pour décider du contenu du rapport téléphonique à Daniel Fairbanks, qui doit avoir lieu à 9h… Mais Bobby, têtu, refuse : il se rend de ce pas à son domicile (pas très éloigné, certes, du côté ouest de Mission District), et s’effondre aussitôt dans son canapé. Quant à Veronica Sutton, elle a bien trop négligé ses chats, aujourd’hui… Elle gagne donc par ses propres moyens Fisherman’s Wharf.

 

III : MERCREDI 4 SEPTEMBRE 1929, 8H – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO

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[III-1 : Gordon Gore : Daniel Fairbanks, Timothy Whitman, Clarisse Whitman, Bridget Reece] Tous les investigateurs se retrouvent à 8h chez Gordon Gore. Le repos a été bien court – tout au plus quatre heures d’un sommeil très bienvenu… Mais ils doivent faire leur rapport quotidien à Daniel Fairbanks, et Gordon préfère qu’ils en discutent d’abord tous ensemble. Se pose notamment une question particulièrement délicate : doivent-ils tenir au courant le secrétaire de Timothy Whitman de ce qui s’est passé la veille au Petit Prince ? Ils pèsent le pour et le contre – mais en définitive le dilettante y est plutôt favorable : Fairbanks l’apprendra sans doute d’une manière ou d’une autre, autant que ce soit par eux ; par ailleurs, raconter ce qui s’est passé permettra de bien montrer que l’enquête avance – car, outre Clarisse Whitman, ils peuvent maintenant rapporter qu’au moins une autre jeune fille riche était liée à l’affaire, Bridget Reece, et peut-être une troisième, dont ils n’ont pu encore établir l’identité… Tous finissent par se rallier à l’opinion de Gordon.

 

[III-2 : Gordon Gore : Daniel Fairbanks ; Eunice Bessler, Bobby Traven, Timothy Whitman] À 9h pile, Gordon Gore téléphone donc à Daniel Fairbanks, qui décroche aussitôt : « M. Gore» Le dilettante procède ainsi qu’il a été convenu. Fairbanks laisse passer un silence avant de répondre, pesant visiblement sa décision. Il finit par concéder que c’est un avancement significatif de l’enquête – aussi peut-il fermer les yeux sur les ennuis des investigateurs avec la police… D’autant que M. Gore semble s’en être bien tiré, sans impliquer le moins du monde son employeur. Le secrétaire laisse planer un nouveau silence… Puis il dit qu’en décrochant le téléphone quelques minutes plus tôt, il était à peu près persuadé de mettre fin au contrat – car on lui a rapporté une activité très suspecte à la Résidence Whitman, hier matin ; Mlle Eunice Bessler s’est nommément présentée à la porte, tandis qu’un individu doté d’une forte carrure, et arborant pour il ne sait quelle raison des sous-vêtements féminins sur le visage, en a de toute évidence profité pour pénétrer par effraction dans la demeure, ou du moins tenter de le faire – un individu qu’il est aisé d’identifier comme étant « votre gorille, ce M. Traven »… Quand M. Whitman l’a appris, il est bien sûr devenu furieux, et les instructions de Fairbanks étaient sans ambiguïté. Mais le secrétaire prend bonne note de l’avancement de l’enquête, donc, et va tenter de ménager la colère de son employeur ; il espère toutefois que ce genre d’incidents ne se reproduira pas, de quelque manière que ce soit : il ne se montrerait certainement pas clément une deuxième fois... Gordon n’insiste pas ; par contre, il évoque la « Noire Démence » afin de compléter son rapport, mais le secrétaire lui répète, « une dernière fois », qu’il n’est intéressé que par les faits – pas ce genre de spéculations saugrenues, hors-sujet et qui ne mènent nulle part. Gordon, de plus en plus agacé par la tournure de la conversation et la suffisance menaçante de Fairbanks, y coupe court en raccrochant brusquement. Sa colère est palpable.

 

[III-3 : Bobby Traven, Gordon Gore : Daniel Fairbanks] Bobby Traven, s’il n’a pu intervenir dans la discussion téléphonique entre Gordon Gore et Daniel Fairbanks, a cependant fait de son mieux pour la suivre. Quand le dilettante raccroche, furibond, le détective revient à son intuition depuis le début de cette affaire : le secrétaire de Timothy Whitman n’est pas seulement agaçant, il est éminemment suspect… Et, en tout cas, il ne dit pas tout ce qu’il sait, il garde des choses peut-être cruciales pour lui. Gordon partage cet avis – mais ne voit pas bien ce qu’ils pourraient faire à ce propos, pour l’heure du moins.

 

[III-4 : Gordon Gore, Veronica Sutton, Eunice Bessler, Zeng Ju, Trevor Pierce, Bobby Traven : Bridget Reece, Hadley Barrow] Il est temps pour les investigateurs de décider de leur emploi du temps pour la journée. Tout d’abord, Gordon Gore, Veronica Sutton, Eunice Bessler et Zeng Ju vont retourner au St. Mary’s Hospital, pour prendre des nouvelles des deux jeunes femmes qu’ils ont rencontrées dans le Tenderloin, Bridget Reece et celle dont ils ne savent pas le nom. Après quoi Veronica Sutton, au moins, se rendra au Napa State Hospital pour s’entretenir avec le Dr. Hadley Barrow à propos de la Noire Démence on verra le moment venu si quelqu’un doit l’y accompagner. Pendant ce temps, Trevor Pierce va fouiner dans les archives de la rédaction du San Francisco Call-Bulletin, essentiellement dans la presse, en quête d’informations pertinentes pour leur affaire – et Bobby Traven, en piètre état, choisit de l’assister dans cette recherche. Gordon, avant de partir, prend soin d’accéder à sa réserve, où il conservait un autre Luger modèle P08, pour lui-même, ainsi qu’un Derringer cal. 25 pour Eunice.

 

IV : MERCREDI 4 SEPTEMBRE 1929, 10H – ST. MARY’S HOSPITAL, 450 STANYAN STREET, HAIGHT, SAN FRANCISCO

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[IV-1 : Veronica Sutton, Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju : Bridget Reece] Arrivés au St. Mary’s Hospital, les investigateurs, dans la foulée du Dr. Sutton qui y a ses entrées, prennent bientôt des nouvelles des deux jeunes filles qu’ils y ont amenées, celle dont l’identité demeure inconnue, et Bridget Reece. Concernant la première, il n’y a pas grand-chose à en dire : elle est toujours très faible et hébétée ; elle sera transférée au Napa State Hospital dans la journée. Concernant la seconde, son identité a bel et bien été confirmée, elle va mieux, et ne devrait pas tarder à rentrer chez elle ; elle est pour l’heure toujours dans sa chambre, et libre au Dr. Sutton de la voir.

 

[IV-2 : Gordon Gore, Veronica Sutton, Eunice Bessler : Byrd Reece, Bridget Reece] À ceci près que la chambre de la riche jeune fille est gardée, par un homme qui n’est de toute évidence pas du personnel, et pas non plus un policier. Gordon Gore comprend sans peine qu’il s’agit là d’un employé de Byrd Reece ayant pour mission d’assurer la sécurité de sa fille Bridget. Une hâtive présentation le confirme. L’homme, certes pas hostile, après s’être assuré de l’identité de Veronica Sutton, et lui avoir prodigué quelques remerciements au nom de son employeur, l’autorise à pénétrer dans la chambre, accompagnée de Eunice Bessler. Bridget va visiblement mieux, mais elle dort pour l’heure – elle en a bien besoin. Mieux vaut la laisser tranquille…

 

[IV-3 : Gordon Gore : Edward Flanagan ; Byrd Reece, Bridget Reece, Veronica Sutton, Mack Hornsby] Pendant ce temps, Gordon Gore discute avec le garde du corps, un certain Edward Flanagan, qui l’a d’ailleurs reconnu. Byrd Reece a été mis au courant de l’affaire, et il tient à récompenser ceux qui lui ont permis de retrouver sa fille Bridget – soit le Dr. Sutton, et, par une heureuse coïncidence, son vieil ami Gordon Gore. Le dilettante, bien sûr, lui répond qu’une récompense n’est en rien nécessaire le concernant, il n’en a certes pas besoin, mais Flanagan lui fait comprendre qu’il ne s’agit pas que de cela – tout autant de garder le secret sur ce qui s’est passé, et les circonstances de la découverte de la jeune fille ; du côté de Mack Hornsby, cela ne devrait pas causer de problème, et quelques billets bien placés au commissariat du Tenderloin devraient suffire à acheter le silence des policiers. Mais… Gordon Gore l’interrompt : il sera parfaitement discret, bien sûr. Toutefois, peut-être lui faudrait-il tout de même s’en entretenir avec son vieil ami Byrd Reece ? Un chauffeur ne devrait guère tarder à arriver, pour reconduire Bridget chez elle. Flanagan sera du voyage – M. Gore pourrait peut-être les accompagner ? Le dilettante accepte.

 

[IV-4 : Veronica Sutton, Eunice Bessler, Zeng Ju, Gordon Gore : Bridget Reece, Byrd Reece, Hadley Barrow] Et concernant le Dr. Sutton ? La psychiatre vient tout juste de sortir de la chambre de Bridget Reece, accompagnée de Eunice Bessler. Désire-t-elle les accompagner à la Résidence Reece ? Son rôle dans cette affaire le justifierait, et sans doute Byrd Reece aimerait-il la remercier de vive voix… Mais Veronica décline l’invitation : elle a du travail, il lui faut se rendre au Napa State Hospital pour s’entretenir de la Noire Démence avec le Dr. Hadley Barrow ; et, entre le ferry et le train, cela prendra bien trois heures pour s’y rendre, autant pour en revenirEunice Bessler choisit de l’accompagner – mais aussi Zeng Ju, qui en fait la « proposition » assez brutalement, ce qui surprend un peu tout le monde, tant il colle d'habitude à Gordon Gore comme une ombre, d’autant qu’il est d’un naturel effacé et soumis ; il ne dit rien de ses motivations, mais personne n’ose le contredire : il se rendra donc au Napa State Hospital avec Veronica et Eunice, tandis que Gordon se rendra seul chez Byrd Reece.

 

V : MERCREDI 4 SEPTEMBRE 1929, 10H – RÉDACTION DU SAN FRANCISCO CALL-BULLETIN, 207 NEW MONTGOMERY STREET, SOUTH OF MARKET, SAN FRANCISCO

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[V-1 : Trevor Pierce, Bobby Traven] Trevor Pierce, accompagné de Bobby Traven, se rend à la rédaction de son journal, le San Francisco Call-Bulletin, dans le quartier de South of Market, pour y faire quelques recherches dans les archives, notamment concernant la presse. On trouve non loin, dans le quartier de Downtown, et plus précisément à Civic Center, divers établissements publics pouvant également contenir des documents intéressants, et faire l’aller-retour entre les deux est parfaitement envisageable.

 

[V-2 : Bobby Traven, Trevor Pierce] Avant de se lancer dans les rayonnages, les deux investigateurs décident d’abord de leurs axes de recherche. Bobby aimerait déterminer l’identité de la jeune clocharde qu’ils ont trouvée hagarde dans une ruelle du Tenderloin – et qui n’était probablement pas une clocharde il y a peu encore. Trevor, de son côté, va chercher des informations sur la Noire Démence. Enfin, à l’instigation d’un Bobby pourtant pas très clair quant à ce qu’il souhaite fouiller exactement, tous deux envisagent, mais ensuite seulement, de chercher la trace d’autres « phénomènes bizarres » à San Francisco. Bien sûr, c’est une grande ville : du bizarre, il y en a tous les jours… Mais « pas ce genre de bizarre. Des trucs vraiment bizarres, à la Charles Fort, tout ça »… Trevor est plus que sceptique, mais plus tard, peut-être…

 

[V-3 : Bobby Traven, Trevor Pierce : Lucy Farnsworth, Arnold Farnsworth, Clarisse Whitman, Bridget Reece, Timothy Whitman, Byrd Reece] Bobby Traven se montre extrêmement efficace dans la détermination de l’identité de la jeune clocharde : les bons recoupements dans les bons registres le mettent sur la piste d’une certaine Lucy Farsnworth, la fille d’un riche magnat du fret de San Francisco, Arnold Fansworth. Quelques recherches supplémentaires permettent bientôt de confirmer que Bobby a vu juste – car il tombe sur des photos de la jeune fille faisant ses débuts dans la bonne société san-franciscaine. Lui ne l’avait jamais vue, mais il fait signe à Trevor Pierce, qui interrompt brièvement ses propres recherches, et l’assure qu’il s’agit bien de la même jeune femme qu'il avait vue dans la rue – sa condition physique s’est bien dégradée depuis la photographie, pourtant récente, mais il n’y a aucun doute : c’est bien elle. Tous deux relèvent que cette Lucy Farnsworth présente un profil social très proche de celui de Clarisse Whitman et Bridget Reece. Bobby cherche des éléments concernant la disparition de ces dernières, mais il n’y a absolument rien. Tout indique que, s’ils sont pu trouver dans les archives la trace de Lucy Farnsworth, c’est parce qu’Arnold Farnsworth a signalé à la police la disparition de sa fille, ce que n’ont pas fait Timothy Whitman et Byrd Reece.

 

[V-4 : Trevor Pierce : George Hanson, Veronica Sutton, Curtis Ashley] Les recherches de Trevor Pierce sont plus compliquées, car autrement abstraites. En fait, la remarque de George Hanson à Veronica Sutton se confirme bientôt : il n’y a tout simplement pas de littérature scientifique, en tout cas médicale, sur ce phénomène incompréhensible qu'est la Noire Démence, car personne n’est prêt à risquer sa carrière dans un article un tant soit peu aventureux. Et, au-delà de la presse scientifique, il n’y a quasiment rien de plus – éventuellement quelques allusions ici ou là, cryptiques, et sur lesquelles on ne s’étend de toute façon pas. La matière aurait pourtant un certain potentiel journalistique, ne peut s’empêcher de se dire Trevor… Mais non : rien. Et peut-être pour des raisons politiques ? Qui s’intéresserait au sort des clochards du Tenderloin, de toute façon, pense le journaliste socialisant… Ce qui le met sur une autre piste – et lui permet enfin de trouver quelque chose de plus intéressant, dans une feuille socialiste san-franciscaine à très petit tirage, et qui ne paye vraiment pas de mine, le Worker’s Sunset… S’y trouve un article long et fouillé, signé Curtis Ashley ; un article résolument engagé (et qui tire la même conclusion que Trevor de ce que les autres journaux n’en parlent pas : ils se moquent de ce qui peut bien arriver aux pauvres), mais qui adopte en même temps, dans une optique sans doute marxiste, un ton très scientifique : l’approche est économique et sociologique, mais avant tout statistique. Et c’est justement ce qui permet d’identifier le phénomène de la Noire Démence (l’article use expressément de ce terme) comme une épidémie. En fait, la maladie en elle-même n’est pas directement décrite, ce n’est pas ce qui intéresse l’auteur : il tient avant tout à établir son existence indéniable en tant que fait social. En compulsant les archives du St. Mary’s Hospital où sont donc envoyés les malades du Tenderloin, l’auteur a pu relever des pics de l’épidémie en 1877, 1889, 1894, 1911 et 1920 (l’article date de cette dernière année). Entre ces pics, la maladie n’est pas totalement absente, mais beaucoup moins virulente et fatale. L’article comprend aussi une étrange mention d’ordre comparatiste : l’auteur dit avoir cherché à établir l’existence de ce phénomène en d’autres endroits, mais être peu ou prou rentré bredouille – à une exception près : il a pu déterminer qu’une maladie probablement similaire, ou, en tout cas, présentant les mêmes symptômes, a été signalée en 1898… à Clifton Hill, en Australie. Un cas unique, mais l’auteur se montre ici moins rigoureux qu’il le prétend : cela lui suffit pour affirmer que le phénomène de la Noire Démence n’affecte pas que San Francisco, mais a tous les traits d’une pandémie. Rien de plus, hélas – d’autant que cet article figurait dans le dernier numéro du Worker’s Sunset, et Trevor n’a pas trouvé trace d’autres articles de Curtis Ashley.

 

VI : MERCREDI 4 SEPTEMBRE 1929, 11H – RÉSIDENCE REECE, 223 GEARY BOULEVARD, RICHMOND DISTRICT, SAN FRANCISCO

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[VI-1 : Gordon Gore : Bridget Reece, Jeremy Blackwell, Franklin Gay, Edward Flanagan ; Veronica Sutton, Zeng Ju, Eunice Bessler, Byrd Reece] Gordon Gore patiente devant la chambre de Bridget Reece, au St. Mary’s Hospital, mais guère longtemps : une demi-heure environ après le départ de Veronica Sutton, Zeng Ju et Eunice Bessler, arrivent à l’étage Jeremy Blackwell, le chauffeur de Byrd Reece (un bonhomme un peu sec…), ainsi qu’un infirmier privé qui se présente comme étant Franklin Gay. Tous deux sont au courant de ce que Gordon Gore va les accompagner, car ils ont été prévenus par Edward Flanagan, qui a passé un bref coup de fil après le départ des associés de Gordon ; Byrd Reece est donc lui aussi au courant, et tout à fait ravi de cette visite. Gay réveille doucement Bridget, puis ils descendent tous au rez-de-chaussée.

 

[VI-2 : Gordon Gore : Jeremy Blackwell, Edward Flanagan, Franklin Gay, Bridget Reece ; Byrd Reece] Ils montent dans la luxueuse voiture de Byrd Reece, Jeremy Blackwell bien sûr au volant, Edward Flanagan à la « place du mort », les trois autres à l’arrière, Gordon Gore et Franklin Gay entourant Bridget Reece. La jeune fille n’est pas très bien réveillée, mais Gordon tente tout de même de discuter avec elle. Il est toutefois repris (courtoisement mais sèchement) par le chauffeur, qui, sans se retourner, dit qu’il vaut mieux attendre d’arriver à la résidence pour parler de tout cela – avec Byrd Reece. Gordon obtempère.

 

[VI-3 : Gordon Gore : Byrd Reece, Bridget Reece, Franklin Gay, Edward Flanagan] Ils arrivent à la Résidence Reece, une belle propriété dans Richmond District. C’est un Byrd Reece ému et souriant qui les accueille, et qui fait démonstration de sa reconnaissance envers Gordon Gore. Il demande cependant au dilettante de patienter quelques minutes dans le salon, où on lui servira du thé, le temps qu’il veille en personne à l’installation de sa fille Bridget Reece dans sa chambre à l’étage – il y monte, accompagné de Franklin Gay ainsi que d’Edward Flanagan. Gordon ne connaissait pas Byrd Reece plus que cela, mais son amour paternel paraît sincère, il a visiblement craint le pire pour Bridget. Le dilettante se rend donc dans le salon, qui fait aussi office de bibliothèque, et attend sans rien faire de spécial – il n’est certes pas ici pour fouiner.

 

[VI-4 : Gordon Gore : Byrd Reece ; Veronica Sutton] Environ un quart d’heure plus tard, Byrd Reece redescend et retrouve Gordon Gore dans le salon. Les deux hommes richissimes échangent pour la forme quelques courtoisies de rigueur, mais en viennent bien vite à des sujets autrement importants – et le dilettante comprend qu’il a le propriétaire foncier dans la poche : Byrd Reece a confiance en Gordon, il lui est très reconnaissant de ce qui s’est passé (ainsi qu’envers le Dr. Sutton, qu’il mentionne à plusieurs reprises), et est tout disposé à lui confier bien davantage qu’à qui ce soit d’autre, incluant la police et l’agence Pinkerton

 

[VI-5 : Gordon Gore : Byrd Reece ; Bridget Reece, Timothy Whitman] Le début du récit de Byrd Reece correspond en tous points à celui de Timothy Whitman : Bridget était une jeune fille un peu délurée, rebelle, qui faisait des bêtises… Byrd Reece plaide coupable : il n’y prêtait guère attention, alors que c’était sans doute un appel du pied, de la part de sa fille, pour qu’il s’intéresse davantage à elle – et il a bien compris la leçon. Quoi qu’il en soit, elle fréquentait des hommes, dont Reece serait bien en peine de dire le nom… Gordon Gore l’interrompt : est-ce que les noms de Jonathan Colbert, ou peut-être Andy McKenzie, lui diraient quelque chose ? Absolument pas. Il note ces noms, cela sera sans doute utile, mais il lui faut d’abord poursuivre son récit – justement parce qu’il fait intervenir des individus douteux qui pourraient bien être ces deux-là… En effet, très vite après la disparition de Bridget, alors que Byrd Reece hésitait sur les initiatives à entreprendre, et notamment celle de contacter la police, avec le risque d’un scandale à la clef, il a reçu une lettre anonyme, qu’il n’hésite pas à montrer à Gordon, ayant suffisamment confiance en lui pour cela (une confiance qu’il n’avait pas éprouvée à l’égard de l’agence Pinkerton).

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[VI-6 : Gordon Gore : Byrd Reece ; Bridget Reece, Mack Hornsby] La lettre anonyme était effectivement accompagnée de photographies pour le moins « salées », que Byrd Reece préfère, cette fois, de honte à l’évidence, ne pas montrer à Gordon Gore. Mais la crainte du scandale était ainsi devenue très concrète… Il en allait toutefois de même de l’inquiétude de Byrd Reece à l’égard du sort de sa fille Bridget, visiblement entre de très mauvaises mains – et Gordon perçoit bien qu’il est tout à fait sincère, et rongé par un profond sentiment de culpabilité. Le propriétaire foncier ne pouvait pas rester sans rien faire – mais il se méfiait bien trop de la police notoirement corrompue de San Francisco pour lui confier l’affaire ; il s’est donc tourné, un peu par défaut, vers l’agence Pinkerton, qui a mis sur le coup un détective du nom de Mack Hornsby – et Gordon explique l’avoir rencontré ; Reece fait part de ce qu’il n’a pas reçu de rapport de l’agence quant aux événements de la veille… Finalement, elle n’a absolument rien accompli. De toute façon, l’affaire est conclue, les concernant – même si par quelqu’un d’autre ; Byrd Reece explique en effet qu’il n’avait confié à l’agence que la seule tâche de retrouver sa fille – il n’avait pas osé mentionner le chantage…

 

[VI-7 : Gordon Gore : Byrd Reece : Bridget Reece, Veronica Sutton] Mais, dans les faits, l’affaire n’est bien sûr pas terminée : Bridget a été retrouvée, et c’est une immense joie, mais les maîtres-chanteurs courent toujours. D’ailleurs, l’implication de la police dans cette affaire a changé, avec l’identification de Bridget au Petit Prince – elle a contacté Byrd Reece, qui ne pouvait plus dissimuler l’affaire de chantage, car on a découvert une chambre à l’étage du « restaurant français » spécialement aménagée en studio photographique, et c’est là que Bridget a été retrouvée, inconsciente… Mais la police n’a pas fait mentions de photographies ou de négatifs – et il faut les trouver pour mettre fin au chantage ! Byrd Reece s’interrompt, fixant Gordon dans les yeux – car c’est ici qu’intervient le dilettante, dont il sait qu’il apprécie de mener des enquêtes pour se distraire… De toute évidence, il était engagé dans une affaire du même ordre ? Tout à fait – Gordon l’admet sans la moindre hésitation, mais explique à un Byrd Reece très réceptif qu’il ne peut bien évidemment pas lui donner le nom de son commanditaire… Cela va de soi, Reece ne comptait certainement pas obtenir ce renseignement. Par contre, il est prêt à payer lui aussi Gordon et ses associés (au premier chef le Dr. Sutton, il y revient) pour qu’ils retrouvent les photographies et les négatifs. Gordon y est tout à fait disposé : il ne réclame pas d’argent pour lui-même, mais ne doute pas que ses associés apprécieront le geste ; et comme il n’y a pas de conflit d’intérêts…

 

[VI-8 : Gordon Gore : Byrd Reece ; Bridget Reece, Veronica Sutton] Gordon Gore demande à Byrd Reece s’il serait possible de s’entretenir avec sa fille Bridget ; mais le propriétaire foncier explique que sa fille est encore bien trop hagarde pour pouvoir soutenir pareille conversation. Toutefois, elle devrait se remettre assez rapidement. Tout laisse à croire qu’elle sera autrement plus réceptive en fin d’après-midi, si le dilettante souhaite repasser – avec ses associés le cas échéant (« dont Mme Sutton ») ; c’est entendu !

 

VII : MERCREDI 4 SEPTEMBRE 1929, 14H – NAPA STATE HOSPITAL, 2100 CALIFORNIA STATE ROUTE 221 (NAPA VALLEJO HIGHWAY), NAPA

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (04)

[VII-1 : Veronica Sutton, Eunice Bessler, Zeng Ju : Hadley Barrow] Veronica Sutton a donc décidé de rendre une visite au Dr. Hadley Barrow, le « spécialiste » de la Noire Démence, qui exerce au Napa State Hospital, tout au nord de la Baie de San Pablo. À cette époque où le Pont du Golden Gate n’est pas encore construit, ce qui implique de prendre le ferry puis le train, le trajet entre San Francisco et Napa prend bien trois bonnes heures. La psychiatre est accompagnée par Eunice Bessler, toujours curieuse, mais aussi par Zeng Ju, ce qui a un peu surpris l’ensemble du groupe, même si personne n’en a fait ouvertement la remarque. Mais il a ses raisons pour effectuer le voyage – raisons qu’il ne confie pour l’heure qu’à la seule Veronica, à bord du ferry. C’est qu’il se demande s’il n’aurait pas été lui-même contaminé par la Noire Démence… Il n’a pas encore repéré de « taches » sur son corps, mais a tout de même l’impression que sa perception, notamment visuelle, connaît quelques « ratés » depuis ce matin… C’est difficile à décrire ; mais tout lui semble… plus flou ? Vague ? Les couleurs, notamment ; la météo est plutôt clémente aujourd’hui, mais c’est comme si les couleurs autour du domestique étaient toutes ternes – comme sous la pluie… Et ces teintes changent : il a l’impression d’un monde, disons, « grisâtre »… Et Zeng Ju se souvient bien sûr des clochards du Tenderloin, qui lui intimaient de ne toucher personne. Mais il est sans doute trop tôt pour sauter aux conclusions. Le Dr. Sutton remercie Zeng Ju de lui avoir fait confiance, prend bonne note de ses inquiétudes, et, pour l’heure, l’assure qu’elle n’en fera pas écho.

 

[VII-2 : Veronica Sutton, Eunice Bessler, Zeng Ju : Hadley Barrow] Veronica Sutton, en tant que psychiatre, ne se voit opposer aucune difficulté pour pénétrer à l’intérieur du Napa State Hospital, la plus grosse institution psychiatrique de la Bay Area, et cette faveur s’étend à ses compagnons. Le tableau fourni par l’asile ne surprend hélas guère Veronica : elle est bien placée pour savoir qu’en cette époque où continue de s’opérer la longue transition passant d’une psychiatre destinée à cloître et contrôler, à une psychiatrie vouée à soigner, la Californie, même si elle a certaines ambitions appréciables, n’a pour l’heure guère obtenu de résultats concrets – par la force des habitudes, et (surtout ?) le manque de moyens. Elle sait cependant que la situation ici est globalement un peu meilleure que partout ailleurs, mais il faudra encore bien du travail pour changer véritablement les choses. Habituée de par sa profession à fréquenter des individus tourmentés, elle sans doute quelque peu immunisée à ce que la scène peut avoir de plus inquiétant – Eunice Bessler et Zeng Ju, s’ils parviennent à se contenir, sont probablement bien plus affectés par le triste spectacle des patients hagards, car lourdement sédatés, qui déambulent la mort dans l’âme et les yeux vides dans des couloirs austères et des services visiblement surchargés. Il y a peu d’espoir que nombre de ces malades retrouvent un jour une vie « normale » – et, comme tout le monde le sait, la crainte que ces pathologies mentales soient héréditaires a servi à justifier une politique de stérilisation de masse des malades mentaux, ce qui en dit long à sa manière sur la perception de ces pathologies.

 

[VII-3 : Veronica Sutton : Hadley Barrow] Veronica Sutton, davantage focalisée sur sa tâche, demande à l’accueil si elle peut rencontrer le Dr. Hadley Barrow. Celui-ci achèvera bientôt sa tournée, et pourra la recevoir ainsi que ses amis dans son bureau, d’ici quelques minutes. Ils patientent un petit moment dans une petite salle d’attente plus que sobre, puis sont rejoints par un médecin d’allure relativement jeune, un peu échevelé, et souriant – c’est le Dr. Barrow, et il sera ravi de discuter avec le Dr. Sutton dans son bureau, une pièce minuscule, encombrée de dizaines de dossiers, et où le ménage laisse à désirer. Barrow libère quelques chaises pour ses invités, puis s’assied derrière son bureau, plus souriant que jamais. Quelques banalités d’usage permettent déjà de poser le caractère du personnage : compétent probablement, mais aussi (paradoxalement ?) ambitieux ; son sens de l’humour très pince-sans-rire séduit facilement ses interlocuteurs (et Eunice Bessler, surtout, est d’emblée acquise à sa cause – elle est d'ailleurs fascinée par la discussion parfois très pointue des deux psychiatres), en même temps qu’il peut donner une impression, fondée ou pas, de cynisme, au sens où sa considération à l’égard de ses patients paraît globalement assez limitée – ce que perçoit bien davantage Veronica, sans bien sûr en faire la remarque. Zeng Ju est tout ouïe, mais encore moins disposé à intervenir que d’habitude.

 

[VII-4 : Veronica Sutton : Hadley Barrow ; George Hanson] La conversation porte bientôt sur la Noire Démence – le Dr. Barrow affiche un grand sourire quand le Dr. Sutton avance cette qualification, et admet avec une fausse pudeur être probablement « le spécialiste » de cette pathologie, s’il doit y en avoir un – mais, bien sûr, sans que cela ait jamais pu déboucher sur une publication scientifique, qui aurait eu pour effet de hisser le jeune psychiatre hors de l’anonymat dans lequel il végète ; le risque de ruiner sa carrière était autrement plus probable... Dans les grandes lignes, Veronica obtient ainsi de Barrow la confirmation, point par point, des éléments que lui avait avancé George Hanson, avec quelques détails plus précis, d’ordre pleinement médical, qui passent complètement au-dessus de la tête de Eunice Bessler et Zeng Ju, lesquels ne pipent mot. Puis Veronica demande au Dr. Barrow combien de patients atteints par la Noire Démence sont actuellement soignés au Napa State Hospital. Barrow, après un temps d’arrêt, affiche un sourire plus éclatant que jamais – et un peu malsain, cette fois ? Il semblerait bien que le Dr. Sutton ne sache pas vraiment de quoi elle parle… Nulle offense, car c’est tout à fait normal, au regard du flou entretenu autour de la Noire Démence. Bref : il n’y a pour l’heure qu’une seule victime de la Noire Démence au Napa State Hospital – et depuis peu, puisqu’il s’agit de la jeune clocharde que le Dr. Sutton avait confiée aux bons soins de George Hanson, au St. Mary’s Hospital. Nul autre – même s’il y en a eu beaucoup. Et il y a une explication très simple, quoique fort triste sans doute, à cela : les victimes de la Noire Démence… ne durent pas. Incapables de s’alimenter par elles-mêmes, et guère plus sensibles aux tentatives pour les nourrir de force, y compris par intraveineuse, elles sombrent bientôt dans l’anémie, et meurent en une ou deux semaines au plus, de sous-alimentation. Veronica, un peu surprise, demande s’il n’y a jamais eu d’exceptions, mais non… « À moins, bien sûr, d’accorder quelque crédit aux rumeurs idiotes voulant que des victimes de la Noire Démence survivent des années durant dans les rues du Tenderloin... » Ce qui ne saurait faire sens, de quelque manière que ce soit.

 

[VII-5 : Veronica Sutton : Hadley Barrow ; George Hanson] Ce qui amène les deux psychiatres à envisager des questions connexes : l’improbable localisation très spécifique de l’épidémie, tout d’abord. Le seul Tenderloin... C’est bien un des nombreux éléments incompréhensibles en rapport avec cette pathologie hors-normes : pour le Dr. Barrow, rien ne saurait l’expliquer – c’est tout bonnement absurde. Autre question liée, le mode de propagation de la maladie : Veronica Sutton fait part à Hadley Barrow de sa réflexion, au sortir de son entretien avec George Hanson, concernant l’absence d’infection constatée chez le personnel soignant, au sens large, du St. Mary’s Hospital, où semblent être envoyés toutes les victimes de la Noire Démence infectées, a priori par contact, dans les rues du Tenderloin. Le Dr. Barrow confirme qu’elle a vu juste, et, affichant un sourire pour le coup des plus déconcertant, il relève la manche gauche de sa chemise : « Vous voyez une de ces "taches d’ombre? Pas la moindre ! Et je manipule des patients atteints par la Noire Démence depuis des années, et en nombre – en fait, personne n’en a autant touché que moi, c’est sûr. Mais pas la moindre tache ! Enfin, à ce bras, comme vous pouvez le constater… Je puis vous assurer que l’ensemble de mon corps en est vierge, mais peut-être voulez-vous que je vous montre et voir par vous-même ? » Veronica Sutton écarquille les yeux, stupéfaite par la légèreté vaguement grivoise du Dr. Barrow… Visiblement content de son petit effet, le psychiatre redevient cependant sérieux : effectivement, c’est tout aussi inexplicable que la localisation très spécifique de l’épidémie… Veronica le reprend : il y a forcément une explication, peut-être même plusieurs ! C’est simplement qu’ils ne cherchent pas dans la bonne direction, en se laissant impressionner par l’apparence d’absurdité du phénomène. Hadley Barrow perçoit bien que le Dr. Sutton, d’une certaine manière, le remet à sa place ; mais il riposte en souriant, plus narquois que jamais : « Je vois ! La méthode Sherlock Holmes, hein ? Comment est-ce, déjà… Ah ! Oui : “Lorsque vous avez éliminé l’impossible, ce qui reste, si improbable soit-il, est nécessairement la vérité.” Pourquoi pas ! Avez-vous quelques idées à ce propos ? » Il se trouve que oui – elle y a réfléchi : on pourrait concevoir, par exemple, l’effet d’une substance, quelle qu’elle soit, spécifique au Tenderloin, et qui serait à la base de l’épidémie, sans impliquer, comme on le croyait, le contact ; cette substance, peut-être le résultat d’une pollution, mettons, pourrait même entretenir un rôle plus ambigu, à la fois en infectant les clochards, mais en leur fournissant en même temps un mode d’alimentation spécifique, ce qui expliquerait à la fois l’anémie générale des malades, a fortiori au Napa State Hospital, si loin du foyer de l’épidémie… et la rumeur voulant qu’au Tenderloin des malades vivent malgré tout pendant des années ! Hadley Barrow est bien obligé de reconnaître que cette théorie, aussi gratuite soit-elle, demeure plausible et en même temps parfaitement rationnelle : le Dr. Sutton l’a « coincé », dans un sens… Mais il prend cette suggestion à la blague : « Oui, cela pourrait être une explication valable… J’en prends bonne note ! Quand je rédigerai enfin mon grand article sur la Noire Démence, je ne manquerai pas de vous citer dans les remerciements ! »

 

[VII-6 : Veronica Sutton, Zeng Ju : Hadley Barrow] Trêve de plaisanterie : mieux vaut revenir à des choses plus concrètes, et laisser là les spéculations, pour l’heure. Le Dr. Sutton et le Dr. Barrow discutent donc des symptômes de la Noire Démence. La question est plus compliquée qu’il n’y paraît – car les patients qui sont accueillis au Napa State Hospital sont le plus souvent à un stade déjà assez avancé de la maladie ; ce n’est qu’alors qu’on les « remarque »… « Enfin, si on les remarque : ce sont des clochards, nous avons tous l’habitude bien compréhensible de ne pas leur accorder beaucoup d’attention. » Au niveau physique, il n’y a pas forcément grand-chose – si l’on excepte, bien sûr, ces « taches d’ombre » fort curieuses, qui se répartissent progressivement sur tout le corps, mais à un rythme variable, et avec une intensité tout aussi variable. L’anémie, quant à elle, est probablement davantage une conséquence qu’un symptôme – « même si cela peut favoriser l’identification des malades, oui ». Les troubles de la perception sont probablement davantage cruciaux – mais justement : sur le plan physique, rien à signaler à cet égard : les yeux, les oreilles, etc., bref, tous les organes sensoriels, fonctionnent parfaitement – et pourtant les victimes ne voient pas, n’entendent pas, ou, plus exactement, elles semblent ignorer ces signaux, ce qui induit donc la part psychique ou neuropsychique de la pathologie. Mais les témoignages des malades – quand ils sont repérés assez tôt pour que l’on puisse tenter d’en discuter avec eux, et c’est très rare – se recoupent, à cet égard : tous parlent d’un monde subtilement différent, de l’impression de naviguer au milieu de… « sphères », grisâtres le plus souvent, en même temps que toutes les couleurs de leur environnement sont progressivement atténuées… Zeng Ju, qui avait fait de son mieux pour rester stoïque, ne peut cette fois se retenir de tousser. Les deux psychiatres s’interrompent brièvement, Hadley Barrow adressant au domestique chinois un regard interloqué, mais Veronica Sutton le ramène aussitôt à leurs échanges médicaux. Ces « symptômes », il y a donc des patients qui ont pu en faire part… Oui. Mais guère, car rares sont ceux qui sont hospitalisés à ce stade précoce de la maladie. Et, après, pour s’entretenir avec eux… C’est un aspect de ces troubles de la perception, après tout : ils ignorent le médecin qui aimerait leur poser quelques questions, ils ne le voient pas, ne l’entendent pas… Dans la très grande majorité des cas, du moins. Très exceptionnellement, un patient peut, et de manière très brusque, revenir temporairement « parmi nous », mais c’est très fugace, et le retour à la catatonie est tout aussi brutal… Hadley Barrow se lève et va fouiller dans un tiroir, dont il extrait bientôt une unique feuille : « Ceci pourra vous intéresser, Dr. Sutton… Il s’agit de la transcription d’un entretien – fort bref, comme vous pouvez le constater – que j’ai eu avec un malade temporairement revenu de sa catatonie, il y a quelque années de cela. Et… C’est assez éloquent. »

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[VII-7 : Veronica Sutton, Eunice Bessler, Zeng Ju : Hadley Barrow] Le Dr. Barrow laisse au Dr. Sutton le temps de lire, puis, quand il constate son effarement, il reprend aussitôt : « Texto. Il n’a pas dit un mot de plus. Plus jamais. Il a aussitôt sombré de nouveau dans la catatonie, n’a cessé de dépérir dans les jours qui ont suivi, puis est mort d’anémie dans la semaine. » Veronica Sutton tend la retranscription à Eunice Bessler et Zeng Ju. La comédienne est très intriguée : « "Yog-Sothoth" ? Qu’est-ce que c’est ? » Eh bien, le Dr. Barrow n’en a pas la moindre idée… Déjà, c’est une reconstitution phonétique de ce qu’il a cru entendre – pour autant qu’il s’en souvienne, cela sonnait comme ça… Probablement, croit-il, une construction aléatoire, un borborygme sans vraie signification. Non, fait-il au Dr. Sutton, il n’a pas pris cela à la légère, il a fait quelques recherches – peut-être cela signifiait-il quelque chose dans une autre langue que l’anglais ? Car ce n’était certainement pas de l’anglais… Le malade, un clochard san-franciscain pure souche, n’avait sans doute jamais parlé d’autre langue, tout au plus baragouiné deux ou trois mots d’espagnol, mais ce n’était pas davantage de l’espagnol, à l’évidence. Et nulle autre langue pour autant qu’il le sache : ses recherches n’ont rien donné. Ergo : du délire à l’état pur. Mais Eunice ne lâche pas l’affaire, maintenant qu’elle a osé s’immiscer dans la conversation entre les deux savants : ce « mot », n’est-il pas revenu dans d’autres entretiens auprès d’autres malades ? Ces entretiens ont de toute façon été fort rares – mais non, ce « Yog-Sothoth » n’a jamais été émis que par le patient en question : raison de plus d’y voir un borborygme sans queue ni tête, le délire d’un homme très malade et qui ne tarderait plus à mourir.

 

[VII-8 : Eunice Bessler, Veronica Sutton : Hadley Barrow] Eunice Bessler se penche à nouveau sur la transcription : « Et cette allusion, à la fin, cette histoire de "chaman du grizzly"... » Effectivement, Mlle Bessler a raison : cette mention, ou d’autres du même ordre, sont récurrentes, cette fois – pour autant que cela soit significatif, tant ces entretiens ont été rares. Mais oui, plusieurs patients ont évoqué ce genre de choses, à connotation « indienne »… « Faut-il s’en étonner ? Nous sommes aux États-Unis – même à San Francisco. Dans ce foutu pays, au moindre truc un peu bizarre, on est comme compulsivement tenté d’y voir la patte des Indiens… Je dois avouer que ce n’est guère mon domaine – même si j’ai entendu parler, à l’occasion, je ne sais plus bien où ni comment ni pourquoi, de ces "chamans du grizzly", qui semblent associés à la protohistoire de la Bay Area. Mais je ne suis pas compétent, ici. Si vous voulez en apprendre davantage à ce sujet, eh bien, les anthropologues ne manquent pas dans la région – mais je suis convaincu que vous perdrez votre temps : c’est du pur délire. » Eunice n’ose pas en dire plus – elle baisse les yeux sur la transcription, en se demandant, elle qui vient de la côte Est, si l’ours figurant sur le drapeau de la Californie pourrait être un grizzly [et c’est bien le cas]. Le Dr. Sutton prend bonne note des dernières remarques du Dr. Barrow : pour sa part, elle s’intéresse fort à l’anthropologie, et suppose qu’il pourrait être intéressant de suivre cette piste ; elle qui a beaucoup pratiqué Le Rameau d’or de Frazer, elle est à peu près persuadée, maintenant qu’on lui en a fait la remarque, qu’elle y trouvera quelque chose à ce propos – ce qu’il faudra sans doute approfondir à partir d’études plus spécifiques à l’histoire indienne de la Californie, qui, effectivement, ne manquent pas.

 

[VII-9 : Veronica Sutton, Eunice Bessler, Zeng Ju : Hadley Barrow] Veronica Sutton sait qu’elle n’en apprendra pas davantage ici, et prend congé du Dr. Barrow. Eunice Bessler et Zeng Ju lui emboîtent le pas – ce dernier affichant un air vaguement inquiet qui ne correspond guère à sa nature. Il leur faudra trois bonnes heures pour retourner à San Francisco

 

VIII : MERCREDI 4 SEPTEMBRE 1929, 14H – RÉDACTION DU SAN FRANCISCO CALL-BULLETIN, 207 NEW MONTGOMERY STREET, SOUTH OF MARKET, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (04)

[VIII-1 : Trevor Pierce, Bobby Traven] Pendant ce temps, Trevor Pierce et Bobby Traven continuent leurs recherches, essentiellement dans les archives du San Francisco Call-Bulletin. Ils ont un troisième et dernier (pour l’heure) axe de recherches à creuser, auquel Bobby tient particulièrement, tandis que Trevor se montre davantage sceptique. Le détective a l’impression, sur la base de la Noire Démence si fondamentalement incompréhensible, qu’il faudrait peut-être se pencher sur les trucs « bizarres » ayant eu lieu à San Francisco et sa région, ces phénomènes que l’on qualifierait de « paranormaux »… « Le genre de machins dont parle Charles Fort, quoi... » Ce qui laisse Trevor plus que perplexe : San Francisco est une grande ville, et passablement bohème – le « bizarre » y est la norme… Le détective l’admet, mais il veut croire qu’il y a des choses à dénicher sous les couches de potins et autres billevesées faussement ésotériques.

 

[VIII-2 : Trevor Pierce, Bobby Traven] Alors Trevor Pierce s’attelle à la tâche, en affichant une moue sceptique… Dans un premier temps, ses trouvailles ne font que confirmer ses craintes : quantité de sottises à la façon des articles dits « insolites » qui servent de bouche-trous dans la presse locale, et quelques pseudo-polémiques impliquant des sociétés plus ou moins secrètes telles que la Franc-Maçonnerie, bien sûr, qui a en fait pignon sur rue, la Théosophie, même si son heure de gloire est passée depuis pas mal de temps déjà, ou encore les Rose-Croix de l’AMORC… Mais, au moment où il songeait à arrêter les frais, il tombe sur quelque chose qui pourrait s’avérer plus intéressant : l’évocation, dans quelques articles épars, d’une collection de livres et artefacts occultes semble-t-il fort importante, mais pas moins secrète, et qui se trouverait quelque part dans la Bay Area – la collection dite « Zebulon Pharr », du nom d’un singulier personnage qui, au XIXe siècle, et notamment dans la région de San Francisco, avait acquis une certaine réputation en tant qu’anthropologue et philologue, tout ce qu’il y a de sérieux, mais dont les recherches poussées l’avaient conduit à s’intéresser toujours un peu plus à l’occultisme, jusqu'à rassembler cette colossale somme d'objets et de documents. Mort sans héritier, il avait légué l’ensemble de ses biens à une fondation. Les articles sont assez évasifs, et ne permettent même pas de localiser cette « Collection Zebulon Pharr », si ce n’est pour dire qu’elle se trouverait bel et bien quelque part dans la Bay Area. Mais cela paraît bien plus solide à Trevor que tout ce qu’il avait pu trouver autrement dans ses recherches. Certes, il ne s’agit pas à proprement parler des « phénomènes étranges » qui suscitaient la curiosité de Bobby Traven, mais cela pourrait être un endroit où poser des questions, et où trouver des réponses, concernant lesdits phénomènes, si l'on veut y croire…

 

IX : MERCREDI 4 SEPTEMBRE 1929, 19H – RÉSIDENCE REECE, 223 GEARY BOULEVARD, RICHMOND DISTRICT, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (04)

[IX-1 : Gordon Gore, Veronica Sutton, Eunice Bessler, Trevor Pierce : Zeng Ju, Bobby Traven, Bridget Reece, Jonathan Colbert, Andy McKenzie] En fin d’après-midi, la plupart des investigateurs se retrouvent chez Gordon Gore, à Nob Hill, où ils font le point sur leurs découvertes. Gordon suppose qu’il est maintenant possible de retourner à la Résidence Reece, où Bridget Reece devrait pouvoir se montrer plus réceptive à leurs questions ; Veronica Sutton, Eunice Bessler et Trevor Pierce décident de l'y accompagner, tandis que Zeng Ju, qui ne s’y sentirait guère à sa place, préfère arpenter les rues du Tenderloin pour dénicher quelque indice sur la localisation de Jonathan Colbert et Andy McKenzie (Bobby Traven se livre à ses propres occupations de son côté).

 

[IX-2 : Veronica Sutton : Byrd Reece, Bridget Reece, Franklin Gay, Edward Flanagan] Arrivés à destination, dans Richmond District, les investigateurs sont accueillis chaleureusement par Byrd Reece, qui tient à remercier plus particulièrement et en personne Veronica Sutton pour ce qu’elle a fait. Effectivement, Bridget a un peu récupéré, et son père suppose qu’un entretien avec elle pourrait s’avérer fructueux, tout en comprenant très bien que sa fille ne se sentira pas aussi libre de parler s’il est lui-même présent, ou quelque autre de ses employés de maison. Il guide donc les investigateurs à la chambre de Bridget, à l’étage, et redescend aussitôt, accompagné du garde-malade Franklin Gay et du garde du corps Edward Flanagan, autrement affectés à la surveillance de la jeune fille.

 

[IX-3 : Veronica Sutton, Gordon Gore, Trevor Pierce, Eunice Bessler : Bridget Reece, Byrd Reece] Bridget Reece va effectivement beaucoup mieux, même si elle est encore fatiguée. Elle accueille « ses invités » avec un sourire resplendissant, et se confond en remerciements pour leur aide. Mais, à la différence de son père, il devient vite très clair qu’elle ne compte pas s’attarder outre mesure sur les soins pourtant très concrets que lui a prodigués Veronica Sutton : c’est Gordon Gore qu’elle rend responsable de tout cela, et elle n’a d’yeux que pour le jeune et beau dilettante. En fait, tous à l’exception de Trevor Pierce, un peu aveugle en la matière, comprennent au fur et à mesure de leurs échanges que la jeune fille est follement amoureuse : elle a d’ores et déjà réinterprété son vécu récent comme un conte de fées où Gordon tient le rôle du prince charmant… Ce dernier s’en rend compte, et n’hésite pas à en jouer, mais Eunice Bessler, d’abord très bien disposée à l’égard de la jeune fille (au cours du trajet, elle parlait déjà de la présenter à quelques producteurs hollywoodiens…), perçoit de plus en plus Bridget comme une rivale potentielle : elle en est peut-être la première surprise, d’autant qu’elle sait que la situation a quelque chose d’un peu absurde, mais elle est bel et bien dévorée par la jalousie…

 

[IX-4 : Gordon Gore, Veronica Sutton : Bridget Reece ; Jonathan Colbert, Clarisse Whitman, Lucy Farnsworth] Mais il est bien temps de passer à des choses plus sérieuses, et les investigateurs commencent à interroger Bridget Reece. Celle-ci est d’abord un peu réticente à s’exprimer, surtout devant tant d’étrangers, mais Gordon Gore use de son avantage pour la faire parler. Elle explique enfin qu’elle sortait avec Jonathan Colbert depuis quelque temps déjà (elle semble incapable de se montrer plus précise), mais avait appris, ces derniers jours, qu’il voyait au moins une autre fille, et peut-être d’autres encore ! Elle ne connaît pas l'identité de ces rivales : on lui suggère les noms de Clarisse Whitman et Lucy Farnsworth, mais cela ne lui dit absolument rien. Que faisait-elle avec ce « Johnny » ? Eh bien, selon les propres termes du peintre, elle « apprenait à être libre »… Au fil de soirées qu’elle admet avoir été « un peu coquines », en rougissant, et sans vouloir en dire davantage. Mais elle aimait bien ça, oui… Et le fait de poser nue ? Bridget, un peu embarrassée, demeure d’abord évasive, puis prétend que Jonathan Colbert l’avait droguée dès le départ à son insu. Mais elle ne sait pas mentir, et personne dans la chambre n’y croit… Non, elle consommait bien, et tout à fait volontairement, un peu d’opium : « Tout le monde le fait, après tout... » Quant à l’idée de poser nue, dans l’absolu, elle ne la choquait pas, et même l’excitait, à vrai dire. Elle jouait de ses caprices en la matière auprès du peintre, soufflant le chaud et le froid... Pour elle c’était somme toute une forme de badinerie « un peu piquante »… Mais elle a ensuite seulement appris qu’il comptait, avec ces photos, faire chanter son père – elle n’en avait pas idée, et, pour le coup, elle dit vrai ; elle ne s’en est rendue compte que tout récemment, en même temps que le fait que son amant voyait « d’autres filles »… Ce qu’il a bien compris. Alors même que Bridget jouait avec lui la scène de la rupture, il a su l’amadouer, lui suggérer de consommer un peu d’opium et de reparler plus calmement de « ses fantaisies »… sauf que cette fois il a forcé la dose – d’où l’état lamentable dans lequel l’ont trouvée les policiers et le Dr. Sutton.

 

[IX-5 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Veronica Sutton : Bridget Reece ; Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Mais il s’agit maintenant de mettre la main sur ce Jonathan Colbert, il faut l’empêcher de nuire – aussi les investigateurs ont-ils besoin de la collaboration de Bridget Reece, il faut qu’elle leur dise absolument tout ce qu’elle sait de lui, car tout pourrait s’avérer utile. Par exemple, a-t-elle vu Jonathan Colbert ailleurs qu’au Petit Prince ? Un endroit où, peut-être, il conserverait photographies et négatifs ? Car rien de la sorte n’a été retrouvé à l’étage du « restaurant français »… Effectivement : la chambre au Petit Prince n’était qu’un studio de photographie, Colbert n’y vivait pas – il était installé ailleurs, avec son comparse, « Andy », un type répugnant… Où ça, précisément ? Eh bien, elle n'y est pas allée très souvent ; c’était dans un appartement minable qu’ils venaient tout juste de louer - « Johnny » lui avait dit auparavant, en colère, qu’ils étaient obligés de changer de logis en permanence… C’était dans le Tenderloin, oui… Plus exactement ? Bridget se creuse la tête… Elle n’y avait pas vraiment fait attention, et avoue qu’elle n’était pas forcément très lucide lors de ses excursions là-bas… Elle retrouve cependant le nom de la rue : Geary Street. Mais impossible de se souvenir du numéro ; et c’était à un étage, oui, mais lequel… Le troisième ? Peut-être – elle n’est pas sûre. Et à quoi cela ressemblait-il ? Un endroit horrible, hideux, sordide – et sale ; en fait, elle n’aurait jamais cru possible qu’on puisse vivre dans pareille décharge… Des choses plus spécifiques, peut-être ? Oui – les tableaux... Pas les nus, elle en avait vu au Petit Prince et en d’autres occasions. Non, d’autres tableaux – qui représentaient pour la plupart... une sorte de vieil Indien. En fait, elle n’a compris qu’il s’agissait d’un Indien qu’après coup : il portait une peau d’ours, mais le tableau donnait l’impression que ce n’était pas un vêtement, mais bien la véritable tête du personnage représenté ! Toute une série de tableaux très déconcertants – et très proches les uns des autres, mais en même temps subtilement différents. Les titres ? Mon cauchemar 1, Mon cauchemar 2, Mon cauchemar 3, etc. Évoquer ces peintures met la jeune fille visiblement mal à l’aise – il y a plus, mais Gordon Gore doit intervenir pour qu’elle veuille bien en parler : il y avait encore un autre tableau… Le pire de tous ! Elle ne se souvient pas du titre – un truc incompréhensible… Mais il ne représentait rien à proprement parler, c’était comme… un entassement de… de sphères, ou de bulles… et comme en mouvement ; ces sphères donnaient même parfois l’impression d’être… des yeux ? On la presse de poursuivre, et elle confesse en rougissant qu’elle avait eu l’impression d’être aspirée par le tableau, de ne pas le regarder depuis l’extérieur, mais de se retrouver piégée à l’intérieur, environnée par ces sphères, ces yeux ! Une sensation très désagréable, qui lui a paru durer mille ans, mais n’a en fait pas dépassé quelques secondes, à en croire Jonathan Colbert. Qui n’a pas voulu en dire davantage – et Bridget avait mis cela sur le compte de la drogue… Mais cette description intéresse particulièrement Eunice Bessler, qui en fait part à Gordon et à Veronica Sutton : cela rappelle ce qu'ils ont appris au Napa State Hospital...

 

[IX-6 : Gordon Gore : Bridget Reece ; Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Il leur faut maintenant d’autres renseignements, plus pratiques : Jonathan Colbert est-il armé ? Non – ça ne serait vraiment pas son genre… Et « Andy » ? Lui, oui – en tout cas, Bridget Reece l’a vu à plusieurs reprises brandir un couteau à cran d’arrêt, pour un oui, pour un non… Il faut dire qu’ils se disputaient tout le temps, « Johnny » et lui – ils se détestaient visiblement ; ils n’étaient associés que pour l’argent, parce qu’ils n’avaient pas le choix, ce qui les mettait encore plus en colère, car ils se haïssaient. Elle n’est certes plus du tout amoureuse de « cet horrible peintre », mais Colbert était à l’évidence d’une certaine classe ; en comparaison, le petit escroc « Andy » n’en paraissait que plus minable. Il ne faisait pas du tout peur à « Johnny », en tout cas – même quand il prétendait recourir à ses contacts parmi les Combattants Tong : cela faisait rire le peintre, qui n’était pas dupe : un raté et un médiocre comme McKenzie n’avait assurément rien à voir avec les Tong – c’était juste un de ses trucs pour intimider les gens, mais il faudrait être totalement stupide pour croire une bêtise pareille…

 

[IX-7 : Gordon Gore, Eunice Bessler : Bridget Reece] Bridget Reece n’a sans doute pas grand-chose de plus à leur dire… Gordon Gore remercie chaleureusement la jeune fille, et lui assure qu’ils mettront la main sur les photographies, les négatifs, et Jonathan Colbert, qui paiera pour ses méfaits ; Bridget fond littéralement d’adoration pour l’héroïque dilettante… Les investigateurs quittent la pièce, mais Eunice revient brièvement en arrière, se penche sur Bridget, et lui chuchote à l’oreille : « Gordon est à moi ! Pas touche ! » Puis elle se retire à son tour, laissant Bridget stupéfaite.

 

À suivre...

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Manitou, de Graham Masterton

Publié le par Nébal

Manitou, de Graham Masterton

MASTERTON (Graham), Manitou, [The Manitou], traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par François Truchaud, Paris, Bragelonne – Milady, [1975, 2007] 2009, 380 p.

 

PAS TOTALEMENT UNE DÉCOUVERTE (PUTAIN…)

 

On ne peut pas lire que des bons livres, hein ? Et la chronique d’aujourd’hui portera donc sur un très mauvais livre – ce qui ne l’a certes pas empêché de très bien se vendre en son temps et même depuis, au point où il a suscité toute une carrière et plusieurs suites, et continue visiblement d’être porté au;pinacle par une horde de fans dont les arguments me dépassent totalement. Et il s’agit donc de Manitou, le premier roman du Britannique Graham Masterton.

 

Je l’avais depuis un bail dans ma bibliothèque de chevet : oui, le bouquin était célèbre, difficile de passer à côté sans jamais en entendre parler. Et j’ai lu, ici ou là, plein de critiques étrangement élogieuses… même si je me doutais un peu que mon propre avis risquait d’être un peu moins unilatéral. Surtout parce que j’avais en tête, vaguement, le retour plus que négatif de S.T. Joshi dans The Rise, Fall, And Rise Of The Cthulhu Mythos ? Mais je ne me souvenais de rien de plus précis – et notamment concernant le contenu censément « lovecraftien » du roman, en fait… Mais ça, j’y reviendrai plus tard. Même si, ne nous voilons pas la face, cette dimension censément « lovecraftienne » a pesé dans ma décision de lire enfin Manitou…

 

De toute façon, il était bien temps de lire enfin quelque chose de Masterton, hein ! De le découvrir !

 

 

Sauf qu’un aimable camarade m’a très justement fait remarquer que j’avais déjà lu un Masterton, et que j’en avais même parlé sur ce blog. Et il avait raison, le bougre… Oui, j’avais lu Démences, il y a cinq ans de cela, certes pas dans les meilleures conditions – et j’avais tout oublié de cette lecture. Sérieux. Même quand on m’a signalé ce fait, et que j’ai relu ma propre chronique, je n’en avais absolument plus aucun souvenir. Au point, en fait, de supposer avoir été la cible d’un complot. Il est parfaitement impossible que j’aie lu Démences et l’aie chroniqué, puisque je ne m'en souviens pas. C’est donc que quelqu’un d’autre a rédigé ce compte rendu, à mon insu et en se faisant passer pour moi ! Et…

 

Bon, d’accord.

 

Mais retenons-en tout de même une chose : ma chronique de Démences mentionnait que le roman louchait plus qu’un peu sur le navet, et parfois aussi (heureusement ?) sur le nanar. Même avis, globalement, concernant ce Manitou. Mais il y a pourtant une grosse différence : au sortir de Démences, tout en reconnaissant l’évidence, à savoir que ce n’était « pas bien bon », je me disais prêt à prolonger l’expérience avec d’autres bouquins de Masterton (j’ai notamment Rituel de chair dans ma bibliothèque de chevet), car il est vrai que je n’ai certes rien contre le gros bis qui tache à l’occasion. Mais, au sortir de Manitou, je suis plutôt porté à brailler :

 

« PLUS. JAMAIS. ÇA. »

 

LA GROSSE HORREUR

 

Contexte. Nous sommes au milieu des années 1970, et, depuis L’Exorciste, roman de William Peter Blatty (1971) et film de William Friedkin (1973), l’horreur cartonne, en littérature et au cinéma. Dans ce dernier médium, c’est « l’âge d’or » américain, d’une certaine manière, avec les premiers films des Tobe Hooper, Wes Craven, John Carpenter, etc. En littérature, c’est peut-être un peu plus compliqué ? J’ai l’impression, du moins, qu’on peut davantage faire la distinction entre d’authentiques auteurs talentueux (Stephen King perce dès 1974 avec Carrie), et quantité de faiseurs et autres tâcherons… « beaucoup moins » talentueux.

 

Parmi ces derniers, à l’évidence, Graham Masterton. Le futur maître (?!) de l’horreur, à l’époque, faisait office de « journaliste », essentiellement pour la presse dite « pour adultes ». Il a notamment été le rédacteur en chef de l’édition britannique de Penthouse pendant des années, et gagnait alors beaucoup d’argent, mais alors beaucoup, beaucoup, semble-t-il, en pondant à la mitrailleuse des ouvrages « de conseils sexuels ». Mais, à l’époque, il a été pris de l’idée saugrenue de tenter autre chose, pour voir, mais dans une perspective pas moins commerciale, et donc de pondre cette fois un de ces romans d’horreur qui se vendaient très bien.

 

La « légende » dit qu’il a écrit Manitou en une semaine (et je veux bien le croire, au vu du résultat) – un roman passablement putassier d’ailleurs (même si pas du tout dans la dimension sexuelle, ce qui m’a un peu surpris), car, à tout prendre, c’est juste un mauvais remake de L’Exorciste, et qui ne se cache même pas vraiment… Le manuscrit traîne quelque temps, puis Masterton, à la bourre pour un énième livre de théorie et pratique du sexe, le soumet en lieu et place à son éditeur anglais.

 

Qui l’accepte. Le roman est publié… et rencontre bientôt un très improbable succès, notamment quand il est repris en poche par un éditeur américain (avec une fin différente, j'y reviendrai) : c’est un vrai best-seller, qui remporte encore plus de pognon que les bouquins de cul, a fortiori quand il est adapté au cinéma, dès 1977 (et pour un résultat visiblement gratiné, starring Tony Curtis…), au point de décider d’une carrière – Masterton, sans pour autant laisser totalement de côté les livres de fesses, sera dès lors connu d’abord et avant tout en tant qu’écrivain d’horreur, de cette très grosse horreur qu’on dirait parfois « mainstream » et dont il a vendu des palettes entières. Et il reviendra sans cesse à ce premier succès qu’avait été Manitou, lui suscitant des suites ; on a longtemps parlé de « trilogie Manitou », mais d’autres titres se sont ajoutés depuis : en tout, à l’heure où je vous écris, la série compte semble-t-il six romans et une nouvelle.

 

Et, putain, ça sera sans moi.

 

PLUS NAZE, TUMEUR

 

Pitchons la chose (indicible).

 

Nous sommes à New York. Le roman s’ouvre sur un prologue à la troisième personne, qui voit une jeune femme du nom de Karen Tandy consulter Jack Hughes, un jeune docteur, néanmoins considéré comme le deuxième (parce qu’il est humble) spécialiste mondial des tumeurs, à propos d’une grosseur dans la nuque, et très étrange – elle semble… avoir une vie propre ? Se déplacer ? Et en tout cas elle grossit à une vitesse inouïe… Par ailleurs, un examen radiologique semble déterminer qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’une tumeur – on dirait plutôt… un fœtus ! Qui se développe sur la nuque de la jeune femme, et à toute vitesse ! Il va falloir lui ôter ça… si la créature en germe le veut bien.

 

Puis le roman passe à la première personne, jusqu’à la fin. Notre narrateur est un certain Harry Erskine, prétendument un « voyant », en fait un charlatan de bas étage dans sa robe verte assortie d’un chapeau pointu (si !). Il escroque gentiment des vieilles dames riches qui viennent lui confier leurs frustrations comme à un curé ou à un psy… Parmi elles, la tante de Karen Tandy, laquelle lui rend elle aussi visite à la veille de son opération. Pas si cynique, Erskine ne se contente pas d’être étonné par la « tumeur », il l’est tout autant du rêve que lui narre la jeune femme, et qui ressemble énormément à celui que sa tante lui a continuellement évoqué : une côte, une île probablement, et à l’horizon un de ces vieux bateaux à voiles, un galion disons… Quand une autre des clientes du charlatan lui fait une improbable et fatale scène de possession démoniaque, Erskine, convaincu d’être mouillé jusqu’à l’os dans une bien étrange et redoutable histoire, troque volontiers sa robe verte ridicule contre les atours plus sobres d’un détective de l’étrange…

 

Cette mise en condition achevée, le roman peut sans doute être découpé en deux phases. Dans la première, on assiste à l’agrégation progressive d’un groupe de sous-héros, tous sans épaisseur aucune, mais bien décidés à lever le mystère sur cette affaire – et à sauver Karen Tandy, dont la tumeur croît à un rythme exponentiel : le Dr. Hughes ne peut pas la lui retirer, car cela tuerait aussitôt la jeune femme… L’association entre Erskine et Hughes est déjà globalement improbable, avec un médecin qui, tout scientifique qu’il soit, adhère bien vite au discours ésotérique du faux spirite (lequel se présente toujours, devant qui que ce soit, comme l’escroc qu’il est bel et bien, sans que cela lui nuise jamais), mais d’autres sous-héros s’y associent sans cesse, sans plus de vraisemblance ; certains très temporairement (ici une copine médium d’Erskine, là un distingué professeur d’anthropologie), d’autres de manière plus décisive, au premier chef le medicine man Singing Rock (outre Marino, un flic bourrin et con).

 

Parce que, à ce stade, les sous-héros ont parfaitement compris ce qu’il en est, bien sûr – et sans guère s’en étonner, au fond : la prétendue tumeur est bel et bien un fœtus, celui d’un vieux sorcier indien du nom de Misquamacus, qui vivait il y a trois siècles de cela, à l’époque où les Hollandais ont débarqué dans le coin pour fonder la Nouvelle-Amsterdam. Et il veut se venger des Blancs qui ont massacré son peuple ! Même s’il a donc disparu avant l’extermination des Indiens d’Amérique du Nord, et ne semble pas comprendre, à terme, ce qu’impliquent les trois siècles de son absence, notamment concernant ce génocide… D’autant qu’il avait semble-t-il eu l’intuition de ce que les maladies propagées par ces Blancs qu’il n’avait jamais vus joueraient un rôle essentiel à cet égard, mais sans bien comprendre de quoi il s’agissait, et sans même y croire – un élément crucial de la fin originelle du roman, en grand format britannique, mais squeezé dans la fin alternative, celle de l’édition de poche américaine, depuis devenue « canonique » (cette édition chez Bragelonne – Milady, pour la première fois en France, comprend les deux fins du roman, « l’originelle » après « l’alternative/canonique », ce qui implique son lot de redites), mais cela n’empêche pas le roman « retouché » de s’étendre longuement sur ce sujet dans les chapitres précédant la bascule, et pas le moins du monde revus et corrigés : Manitou est littéralement saturé d’incohérences, c’est ici un cas très voyant, mais il y en a bien d’autres…

 

Mais passons, pour l’heure – car il y a donc la seconde phase du roman, qui consiste en un plus ou moins long combat contre Misquamacus jailli de la « tumeur », à l’hôpital privé où exerce Jack Hughes et où Karen Tandy a sombré dans le coma quand son opération s’est révélée impossible. La fin « originelle », pour un roman sensiblement plus court ai-je l’impression, ne s’y attarde pas outre-mesure, et donne même l’effet d’avoir été salement précipitée ; elle est aussi passablement niaise, et j'y reviendrai. La fin « alternative/canonique » est plus ample, et plus tournée vers l’action, en renforçant l’idée initiale d’un véritable combat entre manitous (au sens d’esprits), mais elle n'est pas moins idiote, hélas – et, bien sûr, il faut donc prendre en compte de très nombreuses incohérences dont l’auteur et son éditeur semblaient se foutre complètement.

« LOVECRAFT », EUH

 

Mais Lovecraft, alors ? Que vient-il faire dans tout cela ? Pourquoi S.T. Joshi mentionnait-il ce vilain navet de grosse horreur dans The Rise, Fall, And Rise Of The Cthulhu Mythos ? Je n’en avais plus aucun souvenir en entamant ma lecture de Manitou – d’où une certaine surprise quand j’ai lu le paragraphe en exergue du roman, mentionnant le sorcier indien Misquamacus, et signé « H.P. Lovecraft ». Ce qui ne me disait absolument rien. Et pour cause : ce passage est extrait du Rôdeur devant le seuil, une des prétendues « collaborations posthumes » Lovecraft/Derleth, en fait dues essentiellement et presque intégralement au seul August Derleth, même si ces bouquins globalement navrants ont longtemps été édités, sinon sous le seul nom de Lovecraft (mais je crois que c’est arrivé), du moins en mettant Lovecraft en avant et en minimisant « l’apport » de Derleth, jusqu’à l’absurde. Mais, à en croire S.T. Joshi, Masterton a ici eu du bol, sinon du nez : le paragraphe cité est semble-t-il bel et bien de Lovecraft, il fait partie des 1200 mots du roman que l’on peut attribuer au gentleman de Providence (contre 49 000 mots écrits par Derleth…).

 

En tant que tel, cela ne suffit probablement guère à conférer un caractère « lovecraftien » à Manitou. À vrai dire, rien n’y suffit – mais cela n’empêche pas Masterton de charger un peu la barque par la suite, et plus encore dans la fin « alternative/canonique », plus ample, mais aussi beaucoup plus explicite à cet égard que la fin « originelle ». L’auteur n’a pas eu le mauvais goût, en dehors de l’exergue, de citer nommément Lovecraft et son univers, livres maudits et pseudo-divinités tentaculaires – et ce dans un livre dont le mauvais goût est pourtant une caractéristique essentielle. Mais ses « allusions » sont donc malgré tout explicites, et au fond tout aussi malvenues. Masterton nous décrit les manitous auxquels fait appel Misquamacus, avec quelques mises en bouche, puis, surtout, via le medicine man Singing Rock terrorisé, il nous explique que Misquamacus compte invoquer un manitou d’un ordre supérieur, dont le nom varie selon les peuples amérindiens (avec des « C » et des « L »), mais que l’on peut désigner de manière générale comme étant « le Grand Ancien » ; lequel est présenté, de manière guère pertinente et c’est peu dire, comme l’équivalent de Satan pour les Indiens (nouvelle incohérence marquée : Singing Rock avait commencé par dire que ce genre d’analogies ne faisait aucun sens ; il disait même que l’appui de la religion, chrétienne ou indienne, ne serait d’aucun poids face à pareille créature, et pourtant voyez la fin « alternative/canonique » du roman…). Une lecture derléthienne, oui… Car, quand ce manitou apparaît, ses traits ne laissent guère de doutes quant à son identité : c’est probablement Cthulhu lui-même, sinon une larve de son type… Cthulhu, oui, qui rôde dans les couloirs d’un hôpital comme un alien de seconde zone, et que notre charlatan Harry Erskine n’aura finalement guère de difficultés à contrer et même bannir, puisque c'est de bannir qu'il s'agit…

 

Disons-le : au-delà de ces quelques allusions, et de l’emprunt guère significatif du nom de Misquamacus à un fragment signé Lovecraft, tiré d’un roman en fait écrit par Derleth, Manitou n’a absolument rien d’un roman « lovecraftien » : c’est un roman d’horreur lambda, où les allusions « mythiques » éparses n’ont pas la moindre épaisseur, se contentant d’être des clins d’œil superflus et guère pertinents.

 

Le vrai problème est cependant ailleurs, et c’est que Manitou n’est pas seulement un roman d’horreur lambda – c’est un très mauvais roman d’horreur lambda : mal foutu, crétin, et même vaguement puant.

 

MAL FOUTU, CRÉTIN ET VAGUEMENT PUANT

 

Commençons par ce qui saute très vite aux yeux : Manitou est incroyablement mal écrit, avec une plume de plomb qui s’égare plus que de raison, des descriptions creuses et ineptes, des dialogues aussi percutants que ceux de Plus belle la vie, et balancés avec le même naturel, sans même parler des mauvaises blagues récurrentes, qui laisseraient perplexe même un fan hardcore de Nicolas Canteloup.

 

La responsabilité initiale de l’auteur est manifeste – mais on avouera que la traduction de François Truchaud n’arrange probablement rien à l'affaire… Le bonhomme a été un grand passeur dans l’édition d’imaginaire française, on peut et on doit sans doute lui reconnaître cela. Mais il m’a toujours fait l’effet d’un traducteur au mieux médiocre, et parfois bien pire encore. Dans le cas de Manitou (une traduction récente, d'ailleurs, puisque datant de 2007, bien après le pic d'activité du traducteur), c’est proprement catastrophique – presque un cas d’école (notes de bas de page intempestives incluses). Le roman en anglais n’était sans doute pas brillant, mais le passage en français est semble-t-il miraculeusement parvenu à le desservir encore, ai-je l’impression.

 

Avec quelques savoureuses boulettes à l’occasion ? Par exemple : « Tout ce qu'il vous faut, c'est suffisamment de force pour modifier sa course de 360 degrés. » Je ne peux pas me prononcer avec certitude quant au responsable, certes… Mais ce n’est qu’un exemple, et il y en aurait bien d’autres.

 

De manière générale, de toute façon, le roman est absurdement mal foutu. J’ai déjà évoqué certaines de ses incohérences – elles sont très nombreuses, tout particulièrement si l’on prend en compte les deux fins du roman, incompatibles ; or la fin « alternative/canonique » ne pourrait faire éventuellement sens qu’à la condition de remonter aux premiers chapitres du roman, pour assurer une cohésion d’ensemble ; mais ni Masterton, ni son éditeur américain ne s’en sont préoccupés : ça saute aux yeux, et, à ce stade, pareil je-m’en-foutisme relève de l’insulte.

 

Mais le roman ne nécessite certainement pas qu’on se livre à ce genre de pinaillages, si c’est ce que vous voulez y voir, pour afficher son caractère fondamentalement stupide. Il est saturé d’idées idiotes, et pourtant souvent prévisibles, pour un rendu assurément bisseux, mais sans rien de réjouissant hélas, sauf quand l’auteur lâche tout pour se complaire dans la nanardise. Un exemple ? SPOILER, mais j’apprécie particulièrement celui-ci, propre à la fin « alternative » : pour combattre Misquamacus et le manitou du Grand Ancien, Erskine et Singing Rock font appel à la technologie moderne – ce qui était pour le coup très prévisible. Ils usent donc d’un ordinateur de la police appelé Unitrak – qui a un manitou, car tout a un manitou, y compris les cailloux, le vent, ou, comme ici, les produits de l’inventivité humaine. Bon, admettons… Même si les scène impliquant alors Unitrak sont à la fois ridicules et invraisemblables (on lui pose carrément la question, en lignes de code : comment vaincre le Grand Ancien ?). Il y a une part d’humour volontaire, à l’évidence, mais, à ce stade de bêtise, ça ne change plus grand-chose au résultat… Le vrai souci, cependant, c’est au moment de la confrontation ultime entre ce manitou technologique et celui du Grand Ancien… quand la victoire d’Unitrak est assurée parce que le manitou de l’ordinateur, invoqué par Erskine, est « blanc » (?!) et... « chrétien » ?! Oui, oui, l’esprit d’une machine ! Et qu’importe si Singing Rock avait sans la moindre ambiguïté expliqué plus haut que l’implication religieuse chrétienne ne serait d’aucune utilité face au manitou du Grand Ancien, qui s’en moquait complètement, d’ailleurs il n’avait rien à voir avec Satan, sauf que, euh, tout compte fait, si, mais alors, euh…

 

Ce qui nous amène à un dernier point – même si l’on pourrait se contenter d’y voir simplement une autre forme de bêtise : Manitou est un roman qui pue quand même un peu. Je ne sais pas l’impression que cela pouvait donner en 1975, mais, en 2017, c’est quand même assez troublant. À maints égards, le roman semble avoir un postulat au moins vaguement antiraciste : Misquamacus réclame vengeance pour les siens, que les Blancs ont exterminé, et Erskine et ses copains admettent que oui certes, il a ses raisons d'être furax, et hop. Mais, dans les faits, ce postulat est en fait perpétuellement mis à mal par le comportement effectif des personnages et les pensées que leur prête l’auteur. Dans les répliques, ils disent donc parfois que le comportement de Misquamacus est bien compréhensible, mea culpa, blah blah blah mais, systématiquement, trente secondes plus tard, la conclusion demeure : il faut poutrer la gueule à ce sauvage – et limite dans ces termes. La figure même de Misquamacus manque à cet égard de cohérence, en étant tour à tour, et parfois dans le même paragraphe, une victime, un homme légitimement rancunier, un homme essentiellement maléfique, un démon, un héraut de l’apocalypse, etc. Même dans les mots de Singing Rick, l’Indien de service !

 

Et la manière de s’en débarrasser, dans les deux fins, est pour le moins éloquente… SPOILERS, les gens : j’ai déjà dit comment, dans la fin « alternative/canonique », le vilain Peau-Rouge est défait par le manitou blanc et chrétien d’un ordinateur américain – et c’est pour le moins gratiné. Mais que dire alors de la fin « originelle » ? Elle fait usage, avec une ironie tout de même étonnante, du principe de la contamination des Amérindiens par des germes inconnus – qui est censée avoir été la raison pour laquelle Misquamacus a effectué son rituel lui permettant de renaître trois siècles plus tard, et donc sans vraiment qu’il ait été en contact avec les Hollandais débarquant à Manhattan. Erskine, via Hughes, récupère donc un virus de la grippe, qu’il balance à la gueule de Misquamacus, bravo… Noter que, dans la fin « alternative/canonique », le roman consacre pas mal de paragraphes à cette idée du virus – mais qu’elle est finalement abandonnée laconiquement et sans plus jamais y revenir dès l’instant où la « nouvelle fin » choisit d’aborder le problème de l’élimination de Misquamacus sous un autre angle… Incohérences... Mais revenons à la fin « originelle », car il y a du lourd : elle dresse en effet un portrait moins unilatéralement « méchant » de Misquamacus, avec un gentil Erskine qui lui explique que le monde a changé, oui, certes, les Indiens ont été massacrés, par exemple à l’aide de maladies (comme celle que je t’envoie dans la gueule, PAF !), mais nous pouvons vivre tous ensemble, hey, etc. Et Erskine fait en sorte, une fois Misquamacus quasi tué par la grippe (soit en l’espace d’une demi-heure, le temps d'une poursuite tellement molle qu'elle a quelque chose de burlesque et parodique), de tout faire pour lui sauver la vie, etc. C’est le versant « hippie » du roman, mais avec armes bactériologiques quand même – et je ne sais pas si c’est avant tout niais ou condescendant. Mais pas forcément plus ridicule qu’un ordinateur blanc et chrétien, certes...

 

Le vrai problème, en fait, c’est de toute façon que le roman se complait dans les stéréotypes, au point où ça en devient parfois quelque peu nauséeux – ou drôle, certes… Les Indiens vus par Masterton, ce n’est pas exactement de l’anthropologie de compétition : on est en gros aux antipodes d’un Tony Hillerman. Seuls les clichés intéressent l’auteur : le simplisme est à ses yeux un atout, pouvant assurer la plus grande diffusion de son bouzin horrifique. Je ne connais certes pas grand-chose aux cultures amérindiennes, mais suffisamment pour m’apercevoir de ce que Masterton leur inflige un traitement à la truelle, même en abusant de la pseudo-caution intellectuelle du personnage anthropologue de service, et, bien sûr, du personnage indien de service.

 

Et les stéréotypes raciaux dépassent même parfois le seul cas des Indiens. J’ai halluciné (et beaucoup ri, j’avoue) à la lecture de cette imparable réplique : « Nous faisons peut-être fausse route, dit Amelia. Il s'agit peut-être de l'esprit de quelqu'un vivant encore de nos jours. Un nez recourbé ne signifie pas forcément qu'il s'agit d'un Indien. C'est peut-être un juif. » Eh oui, quand même… Au passage, ça vous donne une idée du niveau de l’enquête dans la première phase du roman. C'est du pointu (pas aquilin). Et ça peut vous donner aussi une idée de la traduction de François Truchaud, qui s'accommode visiblement très bien des répétitions.

 

Enfin, peut-être (...) faut-il dire quelques mots des femmes dans le roman ? Ce que l’auteur lui-même ne fait guère, et c’est bien le souci. J’adore, à cet égard, cette scène, au tout début du roman, où une femme, une radiologiste, vient faire passer un examen à Karen Tandy, on nous le dit… mais nous ne l’entendons pas, et ce sont ses collèges masculins qui dissertent plus ou moins doctement de la nature de la tumeur/fœtus, devant la radiologiste mais en faisant comme si elle n’était pas là : elle n'a visiblement aucun mot à dire de cet examen qui relève pourtant de sa spécialité. Les autres personnages féminins ? Karen Tandy fait l’effet d’une gentille idiote, avant de sombrer dans le coma. Les clientes de Harry Erskine sont de vieilles veuves superstitieuses, et rien d’autre. Et le vague élément féminin du groupe de sous-héros traquant la vérité occulte est donc la perspicace Amanda que j’ai citée au paragraphe précédent, médium de son état. Masterton, toutefois, nous épargne en gros toute romance (encore que Karen Tandy et Harry Erskine ont, au tout début et à la toute fin, l’occasion de flirter un brin), et toute scène de fesses (ce qui m’a surpris, pour le coup). Alors si l'on est porté à se contenter de peu...

 

90 % NAVET, 10 % NANAR

 

Mais oui, donc : Manitou est un roman mal écrit, mal foutu, idiot et parfois un peu puant. C’est une bisserie, au mieux, mais plate et convenue (je suppose que c’était déjà le cas en 1975, tant ce roman doit visiblement beaucoup à L’Exorciste, mais je peux me tromper), accumulant les mauvaises idées, accomplie avec l’implication d’un poisson rouge, et le sérieux d’un escroc. C’est un très mauvais roman d’horreur, dont le succès à l’époque a quelque chose d’incompréhensible, et la réédition aujourd’hui plus encore. C’est, globalement, un navet – mais aussi parfois un nanar, au fil de quelques scènes particulièrement gratinées, où la part de l’humour volontaire et involontaire n’est pas toujours aisée à établir.

 

On ne peut pas lire que des bons livres. Mais ce n’est pas une raison pour s’en infliger d’aussi mauvais. Et, à l’instar de M. Joshi, dont je ne partage pas toujours les enthousiasmes comme les dégoûts, mais pour le coup tout à fait, je n’ai aucune envie de prolonger le calvaire en m’enquillant les suites de Manitou.

 

Je vais tâcher aussi, cette fois, de me souvenir de ma lecture de ce roman effectivement horrible, pour ne pas m’enliser dans une autre mastertonerie dans les années à venir. Autre chose à foutre. Souviens-toi, Nébal, souviens-toi ! Le navet premier et dernier.

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Nuisible, vol. 2, de Masaya Hokazono et Yu Satomi

Publié le par Nébal

Nuisible, vol. 2, de Masaya Hokazono et Yu Satomi

HOKAZONO Masaya et SATOMI Yu, Nuisible, vol. 2, [蟲姫, Mushihime], traduit [du japonais] et adapté en français par Pascale Simon, Bruxelles, Kana, coll. Big, [2015] 2017, 202 p.

 

INSECTE ASOCIAL

 

Le premier tome de Nuisible, manga scénarisé par Hokazono Masaya et illustré par Satomi Yu, laquelle faisait ainsi ses débuts en bande dessinée, ne m’avait pas enthousiasmé autre mesure, néanmoins suffisamment séduit pour que je me lance dans la lecture du tome 2 – sachant que la série ne compte que trois volumes en tout : ça fait partie de son intérêt, tant les titres qui s’éternisent au point de perdre tout ce qui faisait leur saveur sont légion.

 

Retour, donc, à cette BD mêlant romance lycéenne et horreur lycéenne aussi (mais vraiment horrible), qui n’était pas sans me rappeler certaines œuvres d’Itô Junji, et sans doute plus particulièrement Tomié – tant le personnage de Kikuko, ici, combine son incroyable pouvoir de séduction avec une horreur sous-jacente qui a le potentiel de saisir aux tripes.

 

Hélas, la tournure de ce deuxième volume, en dépit de quelques moments fort réussis, m’a globalement plutôt déçu… Tâchons de voir en quoi – et en relevant d’emblée qu’il se partage assez nettement entre deux parties très différentes l’une et l’autre, la première assez longue, la dernière plus courte mais bien trop dense, avec entre les deux une transition aux frontières plus ou moins floues.

 

NID D’AMOUR

 

Comme le premier tome, et pourtant de manière très différente mais avec un effet certain, ce deuxième volume s’ouvre sur un cauchemar du jeune et beau Takasago Ryôichi, où l’horreur n’est pourtant pas tant graphique que psychologique : le jeune homme erre dans les rues de sa ville, et réalise avec horreur qu’il est devenu incapable de communiquer avec ses amis – ou à vrai dire qui que ce soit ; une belle idée d’illustration pour exprimer cette étrangeté : les phylactères obscurcis par des taches sombres et brouillonnes qui ont quelque chose d'aussi menaçant que frustrant…

 

Hélas pour Ryôichi, se réveiller s’avère plus cauchemardesque encore ! Car le jeune homme est littéralement séquestré chez lui par l’étrange autant que séduisante Munakata Kikuko, cette jeune beauté qu’il avait déjà croisée dans ses rêves, avant de la rencontrer en tant que nouvelle au lycée… Et Kikuko n’est pas à une horreur près, elle, la fille insecte si déphasée dans le monde des hommes – ce qui participe au moins pour partie de son ambiguïté (même si, ai-je trouvé, de manière moins convaincante que dans le tome 1) : elle a beau commettre des atrocités, tuer, torturer, Kikuko n’est pas nécessairement « maléfique » à proprement parler – simplement, elle ne comprend pas la portée de ses actes, car elle manque de critères de référence humains.

 

Si les séquences suivant immédiatement le rêve introductif sont globalement assez médiocres, la BD atteint peu après d’étonnants sommets – quand la passion dévorante de Kikuko pour Ryôichi détourne le huis-clos sous la forme d’un délire érotique glauque, et assez franc : dans ces pages, le dessin de Satomi Yu, focalisé sur une Kikuko qui relève plus que jamais du fantasme inquiétant, et qui « bouffe l’écran », appuie insidieusement l’horreur perverse des tableaux, en mêlant sans cesse excitation et dégoût – dimension qui devient plus oppressante encore à mesure que l’aimable romance adolescente, même tordue, du premier volume, se mue plus ouvertement en harcèlement et même en viol – certes pas dans le sens « habituel » (...), et j’imagine qu’il y aurait des choses à dire à ce propos, mais je ne me sens pas armé pour cela.

 

Ce sont, et de très loin, les meilleurs moments de ce tome 2 : là, il y a effectivement des pages très fortes, horribles et dérangeantes, mais aussi d’une certaine manière excitantes, au point de la fascination plus ou moins bien admise, voire du dégoût de soi. Je suppose que l’on pourrait renvoyer au célèbre film de Miike Takashi Audition, qui ne m’avait pas plus convaincu que cela à l’époque, mais peut-être devrais-je retenter l’expérience ? La torture de Ryôichi par Kikuko est certes plus psychologique que physique – même avec la dimension de viol latent, mais il y a peut-être de ça, oui. En tout cas, dans cette BD, ça fonctionne très bien.

 

D’une certaine manière, j’aurais envie de dire que ces pages suffiraient à justifier la lecture de la BD, car elles prennent aux tripes… sauf que probablement pas – car le reste, ce qui constitue l’essence de la deuxième partie de ce volume, et est amorcé dans une longue transition plus ou moins aboutie, est nettement moins bon, pas vraiment satisfaisant au mieux… et hélas parfois à la lisière du ridicule.

 

Plaçons la balise SPOILERS ici, juste au cas où...

 

DU HUIS-CLOS AU MACROCOSME

 

Avant d’en arriver à ces scènes guère convaincantes, il nous faut donc opérer une transition, impliquant de sauver Ryôichi de Kikuko. Tomomi, son amoureuse frustrée mais plus inquiète que véritablement jalouse de la nouvelle du lycée, y joue sa part, finalement minime – mais le personnage décisif est pourtant le scientifique plus ou moins psychopathe Kuzumi Akihiko, qui n’y va pas par quatre chemins, sachant quant à lui ce à quoi il a affaire : hop ! Fusil. Il a promis à quelqu’un de tuer l’étrange Kikuko… et se présente volontiers comme un avatar japonais de Van Helsing. Ce qui ne le rend pas moins inquiétant – et poursuit donc sur les impressions du premier volume, où ce vilain bonhomme avait quelque chose de vaguement maléfique, et peut-être plus que sa proie insectoïde, même en prenant en compte toutes les atrocités perpétrées inconsciemment par cette dernière.

 

Quant à Kikuko, rejetée elle ne sait pourquoi (et « rejetée » est un euphémisme, pour une décharge de fusil à pompe à bout portant), elle semble abandonner toute ambition de jouer à l’humaine, déduisant de ses déboires la nécessité d’une misanthropie globale, jusqu’à la pulsion génocidaire. Et ses compagnons insectes envahissent toujours un peu plus la ville, le monde même, et d’ici-là les planches...

 

Jusqu’alors, admettons ; c’est moins saisissant que l’érotisme glauque qui précède, mais la hideur morale du scientifique, de moins en moins sous-jacente, suffit à maintenir l’intérêt du lecteur – avec en plus quelques planches un chouia gores pour le principe ; quant à la crise misanthrope de Kikuko, elle est graphiquement bien conçue, et, oui, porte en elle quelque chose de terrifiant.

LE(S) GRAND(S) SECRET(S)

 

Mais c’est ensuite que les choses dégénèrent… quand le scénariste semble supposer qu’il est bien temps, un peu après le milieu de la brève série, de fournir des « explications » quant à ce qui se passe. Alors il en donne – mais plein, vraiment plein, plus ou moins sérieuses sans doute (c’est Kuzumi qui balance la sauce, et on n’est pas forcément porté à l’envisager comme particulièrement fiable…), et avec un rythme totalement frénétique, une densité qui à de faux (?) airs de vacuité ; car on reste toujours à la surface des choses, on ne creuse jamais vraiment, et c’est d’autant plus sensible que les dimensions de « l’explication » sont variées et éventuellement antagoniste. C’en est au point où ça en devient très artificiel, très pénible aussi, et cela suscite même une bien légitime overdose… n’excluant certes pas les déceptions et les soupirs.

 

En fait, les « explications » de Kuzumi empruntent trois axes différents, qu’on supposera parallèles autant que possibles – mais donc à envisager avec plus ou moins de sérieux.

 

Le premier axe, de manière très déconcertante, s’avère… mythologique. Le savant au rictus agaçant reprend un vieux mythe shinto, présenté comme figurant dans le Nihon shoki (ou « Chroniques du Japon ») achevé en 720, mais figurant déjà, me suis-je souvenu, dans l’ouvrage parent, et juste un peu antérieur, qu’est le Kojiki, compilé en 712 – un mythe qui ne manque pas d’interpeller le lecteur occidental, car il est très proche de celui, grec, d’Orphée et d’Eurydice. Sans doute ne faut-il pas ici prendre le savant au pied de la lettre – car c’est un savant –, mais la portée de cette analogie demeure dans tous les cas problématique, et, pour dire les choses autrement, je me suis vraiment demandé ce que ça venait foutre là… Bon, peut-être y a-t-il bel et bien quelque chose, et peut-être le troisième et dernier tome permettra-t-il de revenir là-dessus. Peut-être.

 

Kuzumi évoque aussi, en contrepoint, « l’explication » que nous attendions bien davantage, la « scientifique ». Le premier tome avait développé toute une théorie (guère approfondie cela dit) sur le réchauffement climatique et l’évolution des insectes en réaction. C’était plus ou moins convaincant, mais… Oui, admettons. Ici, cette dimension demeure présente, mais finalement guère appuyée (et, sauf erreur, si l’évolution des insectes est toujours au cœur du propos, le réchauffement climatique n’est pas le moins du monde mentionné cette fois). Le scénario introduit une nouvelle « explication », plus précise que l’hypothèse du réchauffement climatique, quand Kuzumi évoque le projet Biosphère, repris à la sauce japonaise sous une forme en fait tout autre et pour le moins brutale : il s’agissait de tester les capacités de régénération d’un écosystème en le polluant délibérément… et c’est cela qui aurait forcé l’évolution, voire la mutation, des insectes. Moyen de revenir à la thématique écologique qui était déjà celle associée à l’hypothèse du réchauffement climatique, hélas là encore avec plus ou moins de conviction. Car – et c’est bien le problème de tout ce volet « scientifique » des explications, et il y avait déjà quelque chose de cela dans le premier tome – on reste une fois de plus à la surface des choses, donc. C’est fade et (très) convenu au mieux, un peu fainéant peut-être, et éventuellement désagréable – en tant que lecteur, j’ai tout de même eu l’impression qu’on se moquait un peu de moi...

 

Hélas, il y a pire, et bien pire – quand Kuzumi, porte-parole du scénariste, « explique » la dimension, disons, « humaine », de l’affaire… en recourant au cliché prohibé par la Convention de Genève du « frère jumeau inconnu et probablement maléfique », permettant « d’expliquer » l’attirance réciproque de Kikuko et Ryôichi par une sombre histoire de phéromones héritées d’une ADN commune, mouais… Mouais au mieux. Très franchement, j’ai trouvé ça parfaitement ridicule. Est-ce Kuzumi, qui se moque, ou Hokazono Masaya ? Hélas, j’ai bien peur que ce soit ce dernier… Et ce n’est plus sympathiquement bisseux, à ce stade, ça louche sur la zèderie – qu’il s’agisse d’un nanar volontaire ou pas.

 

PRONOSTICS DÉJOUÉS

 

Quoi qu’il en soit, je relève que nombre de mes impressions, voire de mes « pronostics », suite à la lecture du premier tome, ont été ici déjoués. Ce qui peut témoigner de bien des choses, incluant l’astuce du scénario et mon incompréhension fondamentale de con de Nébal. Alors...

 

Bon. Kikuko, d’abord. Outre son illustration sur le mode de l’idéal, j’y reviendrai, son principal atout, dans le tome 1, résidait clairement dans son caractère anti-manichéen. Le personnage était présenté comme un monstre inhumain, sous ses atours de charmante lycéenne, mais cette inhumanité lui permettait justement d’échapper aux sanctions réflexes d’une morale que l’on qualifiera de « conventionnelle ». Kikuko blessant et tuant n’était donc pas foncièrement maléfique – simplement inadaptée, même si les conséquences de cette inadaptation incitaient à barder le qualificatif de guillemets en forme d’euphémismes. Je suppose que c’est toujours le cas ici – jusque dans les plus sordides développements de la séquestration de Ryôichi. Mais j’ai quand même le sentiment que cette dimension essentielle du personnage a été largement remisée de côté… Ainsi, les pleurs de Kikuko tuant ne sont plus de la partie, et la virulence de sa passion glauque pour sa victime Ryôichi, peut-être justement parce qu’elle relève du désir charnel, accentue étrangement la distance entre le lecteur et le personnage de la fille insecte – bien plus en fait que les meurtres commis dans le premier tome (et au tout début de celui-ci) ; ce qui en tant que tel n'est pas inintéressant... Sans doute est-ce parce que l'on est incité à s’identifier à Ryôichi qui, même sur le mode angoissant de la victime, a bien quelque chose du « héros » de la série, et en même temps de ce véhicule d’empathie – c’est sa fonction. Une question compliquée, donc : à cet égard, le deuxième tome se montre peut-être plus fin, parfois, que le premier, ou plus outrancier, à l’opposé, mais trop d’éléments, en même temps, m’ont fait l’impression d’une dimension du récit que je jugeais essentielle mais que le scénariste a traité finalement bien trop à la légère. C’est plus du domaine du ressenti que de l’argumentaire, je le concède, mais je ne parviens pas à me débarrasser de ce sentiment...

 

Ma grosse erreur, ceci dit, c’était cette impression que Ryôichi, à côtoyer Kikuko, était d’une certaine manière contaminé par la fille insecte, et que cette contamination se traduisait dans le dessin par une nouvelle attention au jeune homme (et à sa beauté) dont la BD n’avait jusqu’alors fait preuve que pour l’étrange lycéenne. De toute évidence, ce n’était en fait absolument pas le cas, comme les premières pages de ce volume le montrent très vite. Kikuko conserve cette aura presque « hollywoodienne » qui la faisait tant briller par rapport à tous les autres personnages de la BD, mais Ryôichi ne l’a en rien acquise ; en fait, cantonné au rôle de victime dès le départ, il ne se singularise peut-être (peut-être, hein…) que par sa fatigue éloquente et sa souffrance palpable (pour le coup, je renverrais bien à Itô Junji une fois de plus, mais il faut décidément que j’apprenne à me montrer plus prudent dans mes délires…).

 

Enfin, mais inutile d’y revenir dans le détail, j’ai déjà noté les évolutions parfois très improbables dans le registre de « l’explication scientifique » du phénomène Kikuko. Au sortir de ce tome 2, j’ai eu peu ou prou l’impression que tout ce que j’avais pu retenir, ou avait cru retenir, de la lecture du premier volume, ne tenait tout simplement pas la route, et/ou n’avait aucune espèce d’importance – ce que je ne peux m’empêcher de trouver fâcheux, tout de même.

DESSIN EN HAUTS ET BAS

 

Qu’en est-il alors du dessin ? Pour le coup, cette fois, mon ressenti du premier tome demeure. Satomi Yu brille en tant qu’illustratrice, dans les intertitres et dans la figuration hors-normes de Kikuko, qui dépasse à mes yeux les canons de la BD. Son caractère marqué de fantasme érotique glauque accentue encore sa supériorité graphique en suscitant son lot de frissons ambigus, et, par un intéressant jeu des contraires, cela rend plus encore l’horreur quand c’est cette dernière dimension qui doit être mise en avant.

 

Le reste est globalement médiocre – du moins tant qu’il s’agit d’exprimer une narration lambda. Les personnages sont fades et simplistes, le décor urbain globalement tout aussi terne et minimal. Et tout cela manque d’âme.

 

L’impression demeure d’une dessinatrice qui ne brille véritablement que quand le propos lui permet exceptionnellement de se lâcher. Et, ici, c’est surtout le cas dans la représentation des nuées d’insectes. Jeu des contrastes, là encore, car elle use de deux méthodes a priori antagonistes mais en fait subtilement complémentaires pour figurer cette invasion – qui, pour le coup, contamine (oui, cette fois je reprends ce terme, soyons fous) les planches : parfois, la nuée est indistincte, consistant en taches noires mobiles qui parcourent les cases et étouffent les personnages engagés dans une course d’obstacles pour les dépasser ; d’autres fois, par contre, l’auteure prise bien au contraire l’hyperréalisme et le sens du détail le plus pointilleux pour livrer des planches extrêmement précises qui rendent l’invasion des nuées d’insectes autrement concrète – et joue ainsi d’un autre registre de la terreur, celui qui montre, frontalement. Ici, Satomi Yu accomplit sans doute un bon travail – mais le reste, hors Kikuko bien sûr, est donc tristement fade.

 

BOF…

 

Bilan au mieux mitigé – et sans doute globalement négatif, en fait. La séquestration de Ryôichi par une Kikuko aux désirs dévorants produit des moments forts, et la représentation de l’étrange lycéenne est irréprochable ; mais le reste est bien convenu et bien plat, le plus souvent.

 

J’aurais pu, comme dans le premier tome, tenter d’en faire relativement abstraction pour me contenter de mettre en avant ce qui était réussi, mais je ne m’en suis pas senti capable – la faute, surtout, aux « explications » malvenues et parfois risibles que Hokazono Masaya nous inflige à la mitraillette je-m’en-foutiste, via l’agaçant Kuzumi (mais « agaçant » dans le plus mauvais sens du terme).

 

Je ne me sentais pas de recommander cette série sur la base du seul premier tome. Au sortir du second, c’est bien pire – et sans doute puis-je maintenant, plus frontalement, ne pas la recommander.

 

Cela dit, ne reste plus qu’un tome… Et il y a malgré tout eu des choses intéressantes dans Nuisible… Alors je n’exclus pas de pousser jusqu’à la conclusion. Parce que je suis faible. Et malgré tout curieux.

 

Mais je suppose que vous pouvez allègrement vous en passer, si jamais.

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CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (03)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (03)

Troisième séance du scénario pour L’Appel de Cthulhu intitulé « Au-delà des limites », issu du supplément Les Secrets de San Francisco.

 

Vous trouverez les éléments préparatoires (contexte et PJ) ici, et la première séance . La précédente séance se trouve quant à elle .

 

Tous les joueurs étaient présents, qui incarnaient donc Bobby Traven, le détective privé (parti cependant un peu avant la fin de la séance) ; Eunice Bessler, l’actrice ; Gordon Gore, le dilettante ; Trevor Pierce, le journaliste d’investigation ; Veronica Sutton, la psychiatre ; et Zeng Ju, le domestique.

 

I : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 17H – DEVANT L’APPARTEMENT DES COLBERT, 1120 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (03)

[I-1 : Gordon Gore, Veronica Sutton, Eunice Bessler, Trevor Pierce, Zeng Ju : Bobby Traven ; Harold Colbert, Judith Colbert, Jonathan Colbert, Andy McKenzie, Parker Biggs] Gordon Gore, Veronica Sutton, Eunice Bessler et Trevor Pierce sortent de l’appartement de Harold et Judith Colbert, et retrouvent Zeng Ju, qui les attendait en bas, gardant la Rolls-Royce Phantom I du dilettante. Il est environ 17h, et la suite se déroulera probablement au Petit Prince, « restaurant français » du Tenderloin, où ils espèrent trouver Jonathan Colbert ou du moins son « associé » Andy McKenzie, sinon le patron de l’établissement, un dur du nom de Parker Biggs. Gordon se rend dans un café tout proche pour téléphoner à Bobby Traven, qui, après sa déconvenue à la Résidence Whitman, dont il n’a guère parlé aux autres (et Eunice guère plus), était retourné à son agence dans Mission District pour se remettre et faire le point. À demi-mots seulement, Gordon a compris que les choses s’étaient mal passées à Pacific Heights, et craint qu’ils aient été « grillés »… Mais Bobby fait celui qui ne voit pas de quoi il parle. A-t-il quelque chose de spécial à faire ? Quant à eux, ils vont se rendre au Petit Prince Or le détective privé est un habitué du Tenderloin – il en fait état, et propose de les retrouver au « restaurant français » dans une heure ou deux (le temps que l’établissement ouvre, vers 18h ou 19h).

 

II : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 18H – RUES DU TENDERLOIN, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (03)

[II-1 : Veronica Sutton, Trevor Pierce, Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju : Harold Colbert, Clarisse Whitman] Le Tenderloin n’est guère éloigné de Nob Hill. Le restaurant n’étant pas encore ouvert, tous ceux qui se trouvaient chez Harold Colbert décident donc de s’y rendre à pied – paisiblement, car Veronica Sutton, qui aime ce genre de promenades et en fait une tous les soirs en principe, vers Fisherman’s Wharf, ne peut cependant pas marcher à un rythme soutenu très longtemps avec sa mauvaise jambe. À mesure qu’ils approchent du quartier, ils sont amenés à porter une attention particulière, et sans doute inédite, aux clochards qui y résident – dans les ruelles sombres tranchant sur les avenues très passantes. Trevor Pierce, tout particulièrement, ouvre l’œil, après son expérience déconcertante de la nuit dernière, mais tous ont par ailleurs en tête les remarques étranges faites par Clarisse Whitman au sujet des sans-abris du quartier. Le Petit Prince n’est pas encore ouvert, aussi font-ils le tour du Tenderloin en attendant, aux aguets.

 

[II-2 : Trevor Pierce, Veronica Sutton, Zeng Ju : Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Et Trevor Pierce a une idée : Jonathan Colbert ayant semble-t-il disparu depuis quelque temps, ne serait-il pas devenu lui aussi un de ces clochards du Tenderloin ? Veronica Sutton ayant obtenu une photo du jeune homme, peut-être faudrait-il la montrer à des sans-abris, et… Mais Zeng Ju, courtoisement, l’interrompt : ça ne lui paraît pas être une bonne idée ; concernant le peintre, la piste de son associé Andy McKenzie semble plus fructueuse, et, s’ils posent trop de questions dans les environs, ça pourrait remonter au petit escroc… qui ne s’en méfierait que davantage, et ça pourrait anéantir leurs chances de mettre la main sur lui. Trevor, un peu séché par la réplique du domestique, n’insiste pas, et Gordon admet que Zeng Ju dit vrai. Pour l’heure, ils vont se contenter de flâner dans le quartier – attentifs sans être indiscrets…

 

[II-3 : Zeng Ju, Veronica Sutton] C’est l’heure où les « restaurants français » commencent à ouvrir ; les principales artères sont donc relativement animées, même si elles le seront bien plus quelques heures plus tard. Mais, déjà, quelques passants sont visiblement un peu éméchés… C’est plus pittoresque qu’autre chose. Le quartier est tout en contrastes, avec ces grandes rues passantes et bien éclairées, comme Ellis Street, sur laquelle donne la façade du Petit Prince, tandis qu’à l’arrière, mais parfois juste à la lisière, se trouve un réseau de ruelles plus sombres (mais le soleil ne s’est pas encore couché à cette heure), où la population n’est clairement pas la même. Les minutes passent, sans que la moindre scène sorte de l’ordinaire du quartier… Mais ils sont tous plus attentifs au comportement des sans-abris qu’ils ne l’auraient été encore la veille, à la différence des autres passants de la grande rue, et Zeng Ju, de manière plus précise, remarque enfin quelque chose d’étrange – qu’il désigne sans un mot à Veronica Sutton, juste à côté de lui. Vers le milieu d’une ruelle toute proche se trouve un petit rassemblement de sans-abris – hommes, femmes, jeunes, vieux, c’est très disparate, mais ils suintent tous la misère ; cependant, le domestique entraperçoit, au niveau du sol, les jambes d’une jeune femme assise, avec des bas certes en mauvais état, mais qui étaient sans doute luxueux il y a peu encore : clairement pas ce que l’on attend comme vêtements pour une clocharde. De là où ils se trouvent, il est cependant impossible d’apercevoir le torse et la tête de la jeune femme, car d’autres sans-abris sont dans le champ – seulement ses jambes, avec ces bas donc et par moments sa jupe, relativement courte (ou remontée ?), mais cela a suffi à interpeller Zeng Ju.

 

[II-4 : Veronica Sutton, Gordon Gore, Zeng Ju] Veronica Sutton remercie Zeng Ju d’un hochement de tête, puis, leur petit groupe s’étant arrêté à leur suite, elle fait signe à Gordon Gore qu’elle va jeter un coup d’œil de plus près. « En aucun cas toute seule, Madame ! » lui dit le domestique – qui ajoute à l’attention du dilettante qu’il va accompagner la psychiatre ; les autres resteront en arrière, prêts à intervenir le cas échéant, mais débouler en masse dans la ruelle risquerait autrement d’inquiéter les clochards. Veronica s’engage donc lentement dans la ruelle, en accentuant un peu sa claudication, et Zeng Ju la suit à quelque distance. La psychiatre remarque que les sans-abris de ce petit groupe diffèrent par leur comportement : certains sont visiblement en piètre état, mais clairement « présents », attentifs à ce qui les entoure – et intrigués, sans être hostiles, par cette dame entre deux âges qui les approche ; d’autres par contre, et tout particulièrement ceux qui entourent directement la jeune fille assise, sont beaucoup plus dans le vague, hagards, hébétés… Veronica continue d’avancer vers la jeune fille – en faisant avec plus ou moins de conviction celle qui ne sait pas vraiment où elle se trouve et qui cherche son chemin… Puis un des clochards du premier groupe s’adresse à elle – d’une voix alourdie par la boisson : « F’faire attention, M’dame. Y en a… Z’approchent trop... Et paf ! Disp'rus ! » Puis il éclate de rire, et s’éloigne dans une autre ruelle, en titubant un peu. Les autres sans-abris, quels qu’ils soient, ne réagissent pas – même si certains ont tourné la tête en entendant ces paroles. Gordon Gore n’est pas rassuré par cette interpellation, et adresse un regard inquiet à Zeng Ju, qui se rapproche de la psychiatre.

 

[II-5 : Veronica Sutton : Trevor Pierce ; Clarisse Whitman, Jonathan Colbert, Bobby Traven] Veronica Sutton arrive maintenant à portée de la jeune femme : elle constate qu’elle est effectivement vêtue d’atours luxueux, même si souvent effilés, etc. – en tout cas, sa jupe et ses collants font cette impression. Par contre, c’est comme si on avait entassé sur elle, en tout cas sur son torse, d’autres vêtements, très divers, un pull troué, une chemise masculine, etc. visiblement récupérés dans des poubelles ou ce genre de choses, comme pour lui tenir chaud. Mais la psychiatre ne voit toujours pas le visage de la jeune femme, qui est totalement immobile (mais elle respire, sa poitrine se soulève sous les hardes), car elle a la tête penchée en avant, presque entre ses jambes ; Veronica ne voit donc que sa chevelure noire et bouclée, et sans doute permanentée il y a peu encore. Elle s’agenouille à côté d’elle, sans susciter la moindre réaction chez les clochards, et lui relève lentement la tête, avec une grande douceur. Ce n’est pas Clarisse Whitman – impossible de se méprendre ; par contre, elle a probablement le même âge, et la psychiatre suppose, à ses traits, sa coiffure et surtout à ses « vrais » vêtements, même s’ils sont en très mauvais état, qu’elle est d’une extraction sociale comparable. La jeune fille est totalement absente, les yeux dans le vide – et Veronica constate qu’elle présente ces « taches » étranges et obscures dont parlait Clarisse dans sa lettre à Jonathan Colbert, et également mentionnées par Bobby Traven et Trevor Pierce faisant le récit de la scène déconcertante à laquelle ils avaient assisté durant la nuit dans ce même quartier : ce n’est pas de la saleté, ou même du maquillage – c’est comme s’il s’agissait d’une ombre, d’un effet de réflexion de la lumière... La psychiatre a une réaction instinctive de recul. Toutefois, nul besoin d’un examen médical approfondi pour comprendre que la jeune fille est dans un état de faiblesse extrême, dû de toute évidence à la malnutrition – et il faut l’hospitaliser d’urgence.

 

[II-6 : Veronica Sutton, Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju : Clarisse Whitman] Veronica Sutton se relève sans rien dire, et revient auprès de ses associés – alors même que les clochards « présents » s’esquivent discrètement, dans toutes les directions, visiblement guère désireux d’être mêlés à ce qui se passe ici ; les sans-abris qui ont le regard dans le vide, par contre, n’ont pas le moins du monde réagi, et conservent la même attitude hagarde : ils n’ont pas prêté la moindre attention à Veronica. Laquelle explique à Gordon Gore ce qu’elle a trouvé – en insistant sur le fait que la jeune fille doit être hospitalisée immédiatement : c’est une question de vie ou de mort. Elle présente par ailleurs de nombreuses similarités avec Clarisse Whitman, et la psychiatre suppose donc qu’elle est liée à leur affaire. Le dilettante lui intime de faire attention – peut-être son état est-il contagieux… Il faut contacter les urgences par téléphone : Le Petit Prince doit être ouvert maintenant, ils vont s’y rendre pour appeler – dont Veronica, afin de livrer un diagnostic précis aux ambulanciers. Mais il ne faut pas laisser la jeune femme seule : Eunice Bessler se porte volontaire pour la veiller… mais ne cache pas son inquiétude – Zeng Ju la rassure : de toute façon, il comptait rester lui-même jusqu’à l’arrivée de l’ambulance. Le domestique en profite d’ailleurs pour suggérer qu’ils ne forment pas un seul groupe dans le « restaurant français » : mieux vaudrait pour eux se répartir en deux tables différentes – si cela devait « mal tourner » pour un groupe, l’autre serait toujours en mesure d’agir. Gordon Gore lui adresse un grand sourire, puis dit à la cantonade : « Vous voyez ? La voix de la sagesse ! Ça, c’est ce bon Zeng ! » Mais qu’il prenne garde – le quartier est mal famé… Bien sûr, le domestique est armé ? « Une arme ? Jamais, Monsieur ! » lui répond-il avec un sourire de connivence. Trevor Pierce signale un peu benoîtement qu’il est armé, lui, il pourrait peut-être rester également, au cas où… et Eunice lui dit de ne pas s’inquiéter : elle aussi est armée ! Un petit Derringer ! Et elle sait s’en servir ! Zeng Ju dit qu’il n’y a donc pas lieu de s’inquiéter, visiblement conscient de que leur compétence avec des armes est au mieux suspecte, s’il n’en fait pas état, mais le journaliste choisit de rester quand même. Gordon et Veronica se rendent donc seuls au Petit Prince – la psychiatre presse le pas, il y a urgence…

 

III : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 18H30 – LE PETIT PRINCE, 282 ELLIS STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (03)

[III-1 : Bobby Traven] Bobby Traven se trouve déjà au Petit Prince – il s’y est rendu dès l’ouverture. Il connaissait vaguement l’établissement, mais sans l’avoir jamais vraiment fréquenté, ayant ses habitudes Chez Francis. Bobby s’avance lentement vers la réception, qui fait aussi office de bar, visiblement, en jetant un œil à la décoration du restaurant – nombre de tableaux, pour l’essentiel des nus un tantinet grivois : la clientèle n’en est en rien choquée, Le Petit Prince à cet égard n’a rien à voir avec la Russian Gallery, encore moins avec le Palace of Fine Arts Mais ce qui attire le plus l’attention n’a pas grand-chose à voir : c’est, au-dessus du comptoir, un portrait de l’Empereur Norton Ier, figure très populaire que tous les San-franciscains connaissent, même s’il est mort il y a déjà une cinquantaine d’années. Une décoration disparate, donc – mais Bobby en retire l’impression d’un établissement qui a une certaine tenue… Dans sa catégorie, bien sûr. Un coup d’œil à la carte renforce ce sentiment : les prix sont raisonnables, les plats plus divers et même plus « sophistiqués » que Chez Francis, à vue de nez – mais, les cuisines venant d’ouvrir, Bobby ne peut pas encore juger de leur aspect. Les tables sont nombreuses, enfin : Le Petit Prince peut facilement accueillir dans les quatre-vingt clients au rez-de-chaussée, c’est bien plus que Chez Francis.

 

[III-2 : Bobby Traven : Jeanne] Derrière le comptoir s’affaire une jolie jeune femme, qui se présente comme étant « Jeanne », avec un faux accent français à couper au couteau. Que peut-elle faire pour le client ? Bobby explique qu’il a ses habitudes Chez Francis (la serveuse fait la moue : « un concurrent, oui »), mais avait envie d’essayer autre chose pour une fois. Il la baratine sur le portrait de l’Empereur Norton, pour engager la conversation – il est venu ici, peut-être ? La serveuse glousse : le restaurant n’était certainement pas ouvert de son temps… Mais c’est quelqu’un que les gens aiment bien, et puis, un empereur, un prince… Qu’importe : il a bien fait de venir, Le Petit Prince est un établissement de qualité, bien plus que Chez Francis ; il prodigue les meilleurs plats et les meilleurs… « services » en tous genres, à l’étage… Bobby se montre enthousiaste : il a hâte de voir ça ! Mais, en lui souriant, Jeanne lui explique qu’il faut y mettre les formes : voici la carte, qui comprend également (elle chuchote, mais pour la forme) « des boissons alcoolisées » ; si le client veut bien s’installer à une table et « consommer », il passera à n’en pas douter un excellent début de soirée, ce qui lui permettra ensuite de gagner l’étage pour prolonger l’heureuse expérience – il lui suffit pour cela de payer le « supplément chambre », d’un dollar pour chaque plat ou autre consommation, et cela lui donnera accès aux « merveilles qui se trouvent à l’étage » ; bien sûr, plus il consomme en payant le supplément, et plus « la deuxième partie de la soirée » sera satisfaisante à tous points de vue – notamment « en termes de durée », mais pas uniquement. Bobby se dit ravi, il va faire comme ça, alors ! Et… il a des amis qui pourraient être intéressés aussi, ils ne devraient pas tarder, y aurait-il moyen de… « vivre cette expérience ensemble » ? Un tarif de groupe, peut-être ? Sans répondre précisément à cette dernière question, Jeanne, qui glousse plus que jamais, l’assure que « tout est envisageable », dès lors que l’on paye ce qu’il faut et que l’on se comporte comme il faut. Bobby glisse un billet d’un dollar à la serveuse, qui le range dans son soutien-gorge avec une moue aguicheuse.

 

[III-3 : Bobby Traven : Tiffany ; Clarisse Whitman, Jeanne, Jonathan Colbert] Bobby Traven va s’installer à une table – en pesant son choix pour faire face à toute éventualité ; craignant les fenêtres, il choisit de se placer à l’angle opposé de l’escalier menant à l’étage, ce qui lui permet de le surveiller, ainsi que le couloir du fond, à côté du bar, qui semble conduire aux réserves ; il est ainsi à l'autre bout de la pièce mais en face de la porte à double battant des cuisines enfin, il se trouve ainsi non loin de la sortie. En attendant que ses amis le rejoignent, il jette un œil aux tableaux de nus, très photo-réalistes, en se demandant si l’un d’entre eux pourrait représenter Clarisse Whitman, mais ce n’est pas le cas. Quand une autre serveuse que Jeanne se rend à sa table pour prendre sa commande, une très jeune fille très délurée qui se présente comme étant Tiffany, il lui demande, en désignant les tableaux, si ça ne serait pas l’œuvre d’un certain « Johnny » ? Il en a entendu parler, et songe à lui commander quelque chose – il aimerait bien avoir ce genre de tableaux pour chez lui… La serveuse a l’air un peu étonnée : « Non, je ne suis pas bien sûre... » Le sujet semble la mettre mal à l'aise. Mais Bobby n’est pas encore prêt à commander, non – il lui faut étudier la carte. Tiffany s’éloigne, se rendant auprès d’autres clients.

 

IV : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 19H – LE PETIT PRINCE, 282 ELLIS STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (03)

[IV-1 : Gordon Gore, Veronica Sutton, Bobby Traven : Jonathan Colbert] Gordon Gore et Veronica Sutton ne tardent plus guère. La psychiatre a hâte de téléphoner à l’hôpital – le dilettante lui avait demandé si elle ne préférait pas le laisser faire, mais non : elle a des contacts là-bas, et devra probablement signifier quelques informations d’ordre médical. Elle voit que le téléphone se trouve à côté du comptoir, et s’avance dans cette direction sans plus tarder ; tous deux ont repéré Bobby Traven, et réciproquement – le détective les hèle, en fait, et Gordon le rejoint, laissant Veronica s’occuper du téléphone. Le dilettante, quand il voit les tableaux, peut, à la différence de Bobby, constater qu’ils sont d’un style très évocateur des peintures de Jonathan Colbert qu’il avait vu le matin même à la Russian Gallery.

 

[IV-2 : Veronica Sutton : Jeanne, George Hanson] Veronica Sutton se rend donc à la réception, et demande à Jeanne l’autorisation d’user du téléphone du restaurant – pour une affaire médicale urgente. La serveuse est un peu surprise par cette précision, mais, tant que la cliente paye la communication, cela ne pose aucun problème. Veronica joint l’Hôpital St. Mary, qui se trouve dans le quartier de Haight et est le plus gros établissement médical des environs – elle y avait exercé, il y a quelque temps de cela, et elle connaît toujours nombre de membres du personnel. Désireuse d’accélérer le processus, elle contacte directement le Dr. George Hanson, qu’elle connaît bien, et lui explique la situation ; les frais d’hospitalisation ne sont pas un problème, elle est liée à quelqu’un qui paiera sans y regarder à deux fois ; mais il faut envoyer une ambulance de toute urgence (elle précise l’adresse exacte, et que plusieurs de ses amis attendent là-bas l’arrivée des secours). Hanson s’en charge illico – Veronica lui fournit d’emblée quelques renseignements d’ordre médical afin que les ambulanciers s’occupent au mieux de la jeune femme : faiblesse extrême, signes de grave malnutrition, catatonie… Elle aimerait avoir des nouvelles au plus tôt – elle donne donc à son collègue le numéro du Petit Prince, où elle se trouve pour l’heure, sinon, Hanson connaît le numéro de son cabinet.

 

V : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 19H – RUES DU TENDERLOIN, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (03)

[V-1 : Zeng Ju, Eunice Bessler, Trevor Pierce] Pendant ce temps, Zeng Ju, Eunice Bessler et Trevor Pierce patientent aux côtés de la jeune femme, à l’orée d’une ruelle donnant sur Ellis Street ; les autres clochards hagards sont toujours là. Eunice se penche sur la malade… qui ouvre soudainement les yeux, mais sans voir l’actrice pour autant, semble-t-il ; elle lève bien un bras, qui erre comme pour la toucher, mais sans y parvenir, et elle le repose presque aussitôt. Eunice recule instinctivement : courageuse mais pas téméraire, elle s’inquiète de ce que ces « taches » sombres soient contagieuses…

 

[V-2 : Zeng Ju] Les autres clochards semblent alors prendre conscience de la présence des investigateurs, petit à petit ; ils sont toujours hébétés, mais réagissent un minimum à leur environnement. Zeng Ju s’approche d’eux, il aimerait leur parler : « Cette jeune fille est en piteux état… Sauriez-vous ce qui lui est arrivé ? » Pour toute réponse – car ils répondent, d’une certaine manière –, des marmonnements incompréhensibles ; ils réagissent vaguement au son de la voix du domestique, mais leurs yeux errent dans le vide, sans se fixer sur lui. Les marmonnements s’étendent, toutefois : un clochard, puis deux, puis cinq… Et la jeune fille se joint à eux, même si elle est très faible – bien plus que les autres, qui ne sont pourtant pas d’une santé resplendissante.

 

[V-3 : Trevor Pierce] Pendant ce temps, Trevor Pierce jette un œil aux affaires autour de la jeune femme. Des vêtements très divers, donc – dont elle ne semble pas s’être habillée elle-même, c’est plutôt qu’on les a entassés sur elle. Mais il y a quelques autres objets – notamment, une petite bouteille de lait, débouchée, à porté de main de la jeune femme ; mais elle ne contient pas du lait : plutôt de l’eau, semble-t-il, guère plus qu’un fond… et très sale. Autre chose – de l’autre côté, et que le journaliste ne voit que parce que la jeune fille fait un petit mouvement, se tournant dans la direction de la bouteille : deux cadavres de petits oiseaux, comme des moineaux… ou plutôt ce qu’il en reste, car ils ont visiblement été mangés pour l’essentiel.

 

[V-4 : Zeng Ju] Zeng Ju, frustré de ne pas obtenir de réponses intelligibles, guette un autre clochard qui se montrerait plus réceptif – mais tous ceux qui restent semblent dans le même état. Les autres, qui étaient plus lucides, ont tous déguerpi… Mais, tandis que le domestique balaye des yeux les environs, un des sans-abris hébétés, de manière étonnamment brusque, le saisit par le cou – il ne serre pas vraiment, pas au point de l’étrangler en tout cas, mais s’y accroche, d’une certaine manière, en braillant, cette fois, plus en marmonnant, des choses incompréhensibles. D’un geste vif, Zeng Ju se dégage de l’emprise guère assurée du clochard, qui n’insiste pas – mais ses borborygmes ont alors quelque chose de… déçu ? Il ne fait plus du tout attention au domestique, et s’éloigne en titubant, à très petits pas.

 

[V-5 : Zeng Ju, Eunice Bessler, Trevor Pierce : « Jane Doe »] Quelques minutes plus tard, l’ambulance arrive enfin, qui se gare dans Ellis Street, au bout de la ruelle. Deux infirmiers avec un brancard en sortent et s’avancent vers le petit groupe ; il s’occupent très professionnellement de la jeune fille tout en posant des questions aux investigateurs – s’ils ont quelques précisions à fournir concernant l’état de la jeune femme ? Pas vraiment... Les ambulanciers confirment à Zeng Ju qu’ils vont emmener la jeune fille à l’Hôpital St. Mary. Eunice Bessler leur demande s’il leur sera possible de lui rendre visite. Sans doute… Ils n’ont aucune idée de son identité, au fait ? Pas la moindre… Tant pis : disons « Jane Doe » pour le moment, on fera avec… Ils les remercient et ne s’attardent pas davantage, elle a besoin de soins urgents. Trevor Pierce remarque qu’ils ne se sont pas embarrassés des « affaires » de la jeune femme, ils ont laissé les vêtements qui étaient entassés sur elle, ainsi que la petite bouteille de lait, qu’ils n’ont pas touchée ; le journaliste la ramasse, un peu perplexe…

 

[V-6 : Trevor Pierce, Zeng Ju, Eunice Bessler : Veronica Sutton] Mais, tandis que Trevor Pierce fouillait dans les affaires de la clocharde et que l'ambulance s'en allait, Zeng Ju et Eunice Bessler ont remarqué qu’un sans-abri, à l’angle d’une ruelle, les épiait – celui qui, un peu plus tôt, s’était adressé à Veronica Sutton. Il comprend que les investigateurs l’ont vu, ce qui le fait trembler. Eunice l’interpelle : ils aimeraient lui parler ! Mais le clochard, visiblement très effrayé, crie dans son sabir d’ivrogne : « F’pas l’enl’ver ! F’pas ! Va crever, va CRE-VER ! » Puis il détale aussi vite qu’il le peut. Zeng Ju se lance à sa poursuite ; il patine un peu, mais le sans-abri, paniqué et sans doute un peu ivre, perd quand même du terrain – d’autant qu’il s’arrête à chaque intersection, hésitant visiblement toujours sur la route à prendre… En deux ou trois croisements à peine, le domestique parvient à rattraper le clochard – qui s’est finalement engagé dans une ruelle obstruée par des déchets, pas une impasse à proprement parler, mais il est peu ou prou dos au mur quand Zeng Ju l’atteint. Il est terrifié : « L’ssez moi ! L’ssez moi ! » Mais le domestique lui enjoint de se calmer : il veut seulement lui parler, rien d’autre. Il semble savoir ce qui est arrivé à la jeune fille, et s’en inquiéter – peut-il lui en dire plus ? Paniqué, le clochard lui répond cependant : « A fait c’qu’on a pu p’r l’aider ! L’avait froid ! Froid et faim ! F’pas l’emm’ner ! Va crever, va crever si l’est pas ici ! » Zeng Ju tente de l’interrompre à plusieurs reprises, mais le sans-abri parle en continu. Le domestique parvient cependant à lui dire qu’il lui semblait plutôt que c’était si elle restait ici qu’elle crèverait… « Non ! Non, l’danger ! L’est f’tue… Ç’la, ç’la… LA NOIRE DÉMENCE ! » Il a clairement fait un effort pour articuler ces derniers mots. Zeng Ju intrigué lui demande : « La "noire démence? Qu’est-ce que c’est ? Ces taches noires sur sa peau, c’est ça la "noire démence" ? » L’homme semble acquiescer mais balbutie plus que jamais. Zeng Ju n’identifie que quelques mots çà et là : « manger », « des visions »… Puis : « C’est ça, c’est ça, ç’chez nous ! » Mais comment est-ce que ça s’attrape ? Le clochard baisse le ton, il semble se calmer un peu : « F’pas t’cher. F’pas t’cher. T’touches… Disp’rais ! Paf ! T’es là t’es pas là ! » Toucher… aux taches ? Le clochard écarquille soudain les yeux… et tente de s’enfuir. Zeng Ju glisse en essayant de le maîtriser… mais le sans-abri se vautre dans une flaque. Voyant le domestique l’approcher, il hurle, terrifié : « T’chez pas ! T’chez pas ! » Le Chinois l’assure qu’il n’a rien à craindre… Mais le clochard semble alors se résigner, et, d’une toute petite voix gémissante : « F’tu, f’tu... » Zeng Ju lui dit qu’il semble avoir besoin d’aide – il pourrait peut-être appeler une autre ambulance ?

 

[V-7 : Zeng Ju] Mais Zeng Ju remarque alors une vieille clocharde qui s’avance lentement derrière lui – en rien agressive, elle semble exprimer le même fatalisme que le sans-abri qui geint par terre. Elle, cependant, s’exprime tout à fait clairement, même si avec des trémolos dans la voix : « Faut l’laisser, M’sieur… C’est… C’est déjà assez dur comme ça, faut l’laisser... » Zeng Ju est intrigué : pourquoi cela ? Il veut seulement l’aider ! Il ne faut pas le laisser là, comme ça ! « Vous allez pas l’aider. Nous… Nous on va s’occuper d’lui. C’est ç’qu’on fait toujours. Mais pas vous. Vous... » Elle s’interrompt, puis : « Ne touchez personne. J’vous en prie » Alors peut-elle lui en dire plus sur cette histoire de… « de folie noire » ? « La Noire Démence. C’est comme ça qu’ils disent à l’hôpital. » Elle affiche un étrange sourire triste, empreint d’ironie : « Un truc… très local. » Quoi ? Le quartier ? « Oui… Mais faut d’mander aux méd'cins. Sauf qu’y z’en savent pas beaucoup plus.. Mais y a juste un truc qu’est certain : les gens d’ici qui sont touchés… Ils sont là et ils sont plus là. Et… Et ça s’finit mal. » Nouveau silence, puis : « Faut… Faut nous laisser, Monsieur. » Zeng Ju est très surpris par tout cela – mais décide de les laisser tous deux en paix et de s’en aller. La clocharde se rend alors auprès du sans-abri qui pleure, et adresse une dernière remarque à Zeng Ju : « Monsieur… Ne touchez personne. S’il vous plaît. »

 

[V-8 : Eunice Bessler, Trevor Pierce, Zeng Ju] Eunice Bessler et Trevor Pierce n’ont pas osé emboîté le pas à Zeng Ju poursuivant le clochard, ils sont restés dans la ruelle, et attendent le retour de leur ami. Quelques minutes s’écoulent – Eunice est morte d’inquiétude ; ce sans-abri avait l’air moins amorphe que les autres… Mais Zeng Ju revient enfin, et l’actrice l’assaille aussitôt de questions : va-t-il bien ? Oui, oui – et il a rattrapé le clochard, qui lui a tenu un bien étrange discours… Mais une femme sans-abri s’est montrée plus loquace, ou en tout cas plus compréhensible. Il ne sait pas ce qu’il faut en retenir, mais tous deux ont parlé d’une « noire démence », une affliction à les en croire propre à ce quartier, et qui fait disparaître ses victimes peu à peu… Une maladie contagieuse, semble-t-il – et elle lui a répété de ne toucher personne. La jeune femme avait ces taches étranges, peut-être était-ce à cela qu’ils faisaient allusion… Voyant Trevor la bouteille de lait à la main, Zeng Ju lui dit qu’il devrait faire attention, ce n’est peut-être pas très prudent de la manipuler davantage… Mais Eunice fait la remarque que le domestique a été touché par un de ces clochards. C’est exact… et ça l’inquiète : quand cette femme lui a dit de ne toucher personne, était-ce pour éviter qu’il ne soit contaminé… ou qu’il ne contamine les autres ? Il va faire très attention à… ne toucher personne. Peut-être ne s’agit-il que de fantasmes sans guère de sens... Il faudra contacter l’Hôpital St. Mary, voir ce qu’ils diront de leur nouvelle patiente – et peut-être auront-ils des médicaments ? Contrairement à ce que semblent penser les clochards du TenderloinTrevor redoute cependant que le seul résultat soit qu’on les mette en quarantaine. Perspective qui n’effraie pas Zeng Ju : « Si cela doit être fait… Je ne voudrais pas être à l’origine d’autres cas. » Mais il est maintenant temps de rejoindre les autres au Petit Prince. Le domestique rappelle qu’il vaut mieux qu’ils ne se mettent pas à leur table, mais en prennent une autre.

 

VI : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 19H30 – LE PETIT PRINCE, 282 ELLIS STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (03)

[VI-1 : Gordon Gore, Bobby Traven, Veronica Sutton] Pendant ce temps, au Petit Prince, Gordon Gore a rejoint Bobby Traven à sa table, et Veronica a fait de même après avoir mis fin à sa conversation téléphonique. Ils ont commandé, des boissons alcoolisées accompagnant chaque menu (Gordon payant pour les autres, « supplément chambre » inclus à chaque consommationBobby lui a lourdement fait comprendre qu’il lui faudrait aller à l’étage à un moment ou un autre), alors que la foule à l’intérieur commençait à devenir plus ample, jusqu’à atteindre bien soixante ou même soixante-dix personnes – une clientèle bigarrée, éventuellement des gens de la bonne société qui viennent « s’encanailler » un petit peu ; certains ne viennent sans doute ici que pour manger, mais ceux qui comptent profiter des services du bordel à l’étage sont probablement au moins aussi nombreux. Les serveuses déambulent au milieu des tables, et il ne fait guère de doute qu’un certain nombre d’entre elles ont la « double casquette » à la fois de serveuses et de prostituées. Par ailleurs, des « gros bras », de manière très visible, surveillent la salle et les allées et venues à l’étage depuis une table qui leur est réservée, à côté de l’escalier.

 

[VI-2 : Eunice Bessler, Trevor Pierce, Zeng Ju, Bobby Traven, Gordon Gore] Plus tard, Eunice Bessler, Trevor Pierce et Zeng Ju pénètrent à leur tour dans le restaurant, et s’installent donc à une autre table – en face de l’escalier menant à l’étage, de l’autre côté de la pièce par rapport à la table de Bobby Traven, mais non loin de la sortie là encore ; le détective s’en étonne, d’ailleurs : « On pue, ou quoi ? » Mais Gordon Gore lui explique qu’ils en avaient convenu ainsi – au cas où…

 

[VI-3 : Zeng Ju, Bobby Traven, Gordon Gore] Le temps passe. Les plats sont de bonne qualité, les boissons alcoolisées également. Les convives discutent de choses et d’autre – des tableaux, de la jeune clocharde, etc. Mais ils gardent l’œil ouvert sur ce qui se passe dans la salle, et les allées et venues dans l’escalier ; ils sont cependant plus ou moins discrets à cet égard… Puis Zeng Ju et, quelque temps après et à l’autre table, Bobby Traven, remarquent qu’un autre homme, dans le restaurant… donne l’impression de faire exactement comme eux ! Il scrute la foule – mais il est tout seul à une table à l’écart, non loin de la porte à double battant des cuisines, et donc plus proche de la table de Bobby, qui le désigne à l’attention de Gordon Gore : « Ce type, là-bas, il est pas là pour admirer la dentelle… Il est comme nous, il cherche quelque chose. » Le détective propose d’aller lui parler – si le dilettante peut allonger un peu de monnaie au cas où… Zeng Ju, voyant Bobby faire, choisit de lui laisser l’initiative – conscient par ailleurs que la couleur de sa peau attire probablement l’attention, et qu’on ne lui passera pas autant.

 

[VI-4 : Bobby Traven, Gordon Gore, Veronica Sutton : Timothy Whitman] Bobby Traven s’avance donc vers la table de l’homme observateur – nonchalamment, il ne veut pas le brusquer. Arrivé auprès de lui, il lui demande s’il peut s’asseoir ; l’homme, un colosse au cou massif, à la chevelure et à la moustache rousses et broussailleuses, et dont le nez cassé laisse entendre qu’il a connu son lot de bagarres, ce en quoi il n’est pas si différent de Bobby, lève son verre et, d’un signe de la tête, lui indique qu’il peut s’asseoir, oui. Le détective propose de lui offrir un verre – l’inconnu ne dit pas non, après celui qu’il est en train de savourer… Bobby commande un autre verre pour lui-même au passage. Puis droit au but : serait-il possible que l'inconnu soit en train de chercher une jeune fille disparue ? L’homme lui retourne exactement la même question. Serait-il possible qu’un peintre soit mêlé à l’affaire ? C’est bien possible, oui : un peintre – et quelqu’un d’autre. Bobby dit qu’il voit bien le peintre, et la fillette – mais ce quelqu’un d’autre ? Son interlocuteur semble avoir une longueur d’avance sur lui… Pas forcément, répond-il – car c’est ce quelqu’un d’autre qu’il connaît vraiment, et non le peintre. Peut-être pourraient-ils échanger quelques informations, alors… Tous deux s’accordent en tout cas sur un point : c’est « là-haut » que ça se passe. Oui, ils ont tous deux payé le « supplément chambre », et certainement pas pour les galipettes… Mais l’homme préfère patienter encore un peu avant de gagner l’étage – il attend que quelqu’un se montre au rez-de-chaussée : « Votre peintre, ou… mon type. » Bobby dit alors qu’il espère que M. Whitman le paie bien… et son interlocuteur tique, cette fois, et fronce les sourcils. Il semblerait qu’ils n’aient pas le même commanditaire… Bobby ajoute quelques détails, concernant les peintures « scabreuses », mais l’homme inconnu n’en est que plus convaincu qu’il y a un souci – et les allusions cryptiques le fatiguent. « Vos copains, là, à cette table, et à l’autre, là-bas, ils se montreraient plus explicites ? Je devrais peut-être m’inviter à une de ces deux tables... » Il se lève, et s’avance vers Gordon Gore et Veronica Sutton ; Bobby lui emboîte le pas…

 

[VI-5 : Bobby Traven, Gordon Gore : Mack Hornsby ; Jonathan Colbert, Andy McKenzie, Clarisse Whitman, Bridget Reece, Byrd Reece, Timothy Whitman, Parker Biggs] L’inconnu n’a pas le temps de demander à s’asseoir que Bobby Traven lui indique une chaise, contre le mur. Gordon Gore, un peu surpris de la tournure des événements, se montre néanmoins très courtois : « Un invité surprise ! Je crois que nous n’avons pas été présentés ? Pour ma part, je suis Gordon Gore» Le nouveau venu dit s’appeler Mack Hornsby – et avoir entendu parler du dilettante ; après avoir obtenu le nom de Veronica Sutton, il va droit au but : il est ici pour une enquête, probablement liée à la leur – mais « votre gorille, là » ne se montre pas très coopératif, alors qu’il y a visiblement anguille sous roche. Une conversation franche sera sans doute profitable à tout le monde… Gordon, taquin, félicite Bobby pour « sa trouvaille », puis joue franc-jeu : ils sont sur la piste d’un certain « Johnny », un peintre, qui a disparu… possiblement avec une jeune femme. Hornsby lui demande s’il pourrait avoir le nom de cette jeune femme, mais Gordon lui rétorque que c’est maintenant à son tour de lâcher quelques informations. « C’est de bonne guerre… Je suis un agent de la Pinkerton, j’ai été engagé pour retrouver une jeune fille qui a disparu… J’ai vaguement entendu parler d’un certain peintre, mais bien davantage de son acolyte. » Il hésite, soupire, puis : « Un certain Andy McKenzie. À vous, maintenant. » Gordon joue le jeu : « La jeune fille que nous cherchons… Son nom est Clarisse Whitman. Nous sommes d’accord ? » L’homme de la Pinkerton lui répond : « Nous sommes d’accord que c’est la jeune fille qui vous intéresse, vous – mais celle que je recherche moi s’appelle Bridget Reece. Et il semblerait bien que dans les deux cas nos deux gugusses soient impliqués. » Le nom de Bridget Reece n’est pas inconnu à Gordon ; en fait, il a eu l’occasion de la rencontrer, et surtout son père, Byrd Reece, un très riche propriétaire foncier de San Francisco une des sommités de la ville, du niveau de Timothy Whitman… ou de lui-même. Il se souvient de la disparue : une jeune fille dans les dix-huit, dix-neuf ans, jolie blonde, un peu effrontée – pas du tout la même allure que Clarisse, mais la même extraction, peut-être la même psychologie. Leurs deux affaires sont donc extrêmement similaires… et Gordon ajoute qu’ils viennent de tomber, non loin, sur une troisième jeune fille riche, issue de la meilleure société de San Francisco (« davantage mon monde que le vôtre, sans vouloir vous offenser »), mais réduite à la misère et même plus que ça, ce qui commence à faire beaucoup ! Il le réalise en même temps que Hornsby, et tous deux ne cachent pas leur inquiétude... L’homme de la Pinkerton avoue qu’il a du mal à voir son bonhomme dans quelque chose de pareille envergure. Pour Gordon, en tout cas, la question ne se pose même plus : ils doivent collaborer, de manière plus franche – ils ont beaucoup à s’apprendre mutuellement. D’autant qu’il ne cache pas se méfier de son employeur, Timothy Whitman, dont l’intérêt dans cette affaire n’a probablement pas grand-chose à voir avec l’amour paternel. Pour Mack Hornsby, ça n’est pas si étonnant que cela : la crainte du scandale… Mais Gordon pense que cela va au-delà de la seule réputation. Hornsby reprend : « Ou alors c’est une question d’argent – c’est mon impression. » Le dilettante avance qu’ils devraient peut-être se rendre à l’étage ? Mais son interlocuteur préfère attendre encore un peu : s’ils montent là-haut sans en savoir davantage, ils ne sauront pas où chercher, et les gros bras de Biggs les en délogeront avant qu’ils ne trouvent quoi que ce soit. Il s’attend à voir débouler Andy McKenzie au bar, mieux vaut ne pas bouger d’ici-là. Le dilettante suppose qu’ils vont procéder de même, dans ce cas. Au-delà, ils vont faire bande à part pour le moment – mais Gordon tend à l’homme de la Pinkerton sa carte : qu’il n’hésite pas à le contacter. Hornsby acquiesce et retourne à sa table.

 

VII : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 22H – LE PETIT PRINCE, 282 ELLIS STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (03)

[VII-1 : Bobby Traven, Veronica Sutton, Gordon Gore : Parker Biggs, Mack Hornsby] La soirée avance. L’assistance est de plus en plus « joyeuse », parfois même délurée, même si les serveuses ont clairement pour consigne de distinguer le restaurant au rez-de-chaussée du bordel à l’étage. Les investigateurs, aux deux tables, continuent de surveiller les environs… mais sans se montrer toujours très discrets, notamment Bobby Traven et Veronica Sutton [tous deux, à la même table, font une Maladresse en même temps !]. Et, au bout d’un moment, trois personnes se fraient un chemin jusqu’à la table où sont assis ces derniers en compagnie de Gordon Gore – deux hommes de main, et, entre eux, à l’évidence, Parker Biggs, qui a l’air furieux dans son costume bien taillé. Bobby le reconnaît sans peine – et commence à saluer le propriétaire du Petit Prince, mais il a à peine le temps de prononcer quelques mots qu’il est sèchement interrompu : « Ta gueule. » Biggs s’empare d’autorité d’une chaise, et s’installe à leur table ; il fait signe à un de ses gorilles d’aller chercher Mack Hornsby, tandis que l’autre reste à ses côtés, l’air menaçant.

 

[VII-2 : Gordon Gore : Parker Biggs ; Andy McKenzie, Clarisse Whitman, Timothy Whitman] Le gangster se présente : il est « le propriétaire et le gérant de cet établissement de qualité », et n’a pu s’empêcher de remarquer leur cirque – à épier ainsi sa clientèle, ce qu’il n’apprécie vraiment pas. Il aimerait donc savoir ce qu’ils font au juste ici. Silence… Parker Biggs les presse de répondre, de manière très insultante. Finalement, Gordon Gore (« vous avez peut-être entendu parler de moi ? ») se lance : on lui a confié une enquête requérant de la discrétion; et qui l’a conduit ici – outre, bien sûr, sa curiosité pour cet admirable restaurant, voyez-vous… Il aimerait rencontrer un certain McKenzie, dont il a appris qu’il se trouvait dans les lieux. Biggs, qui avait froncé les sourcils au mot d’ « enquête », éclate alors de rire : « Quelqu’un qui voudrait rencontrer McKenzie ! Ça lui ferait bizarre d’apprendre ça... » Mais il se crispe à nouveau : « Vous vous êtes montré franc en parlant d’enquête, M. Gore, et j’apprécie la franchise. Beaucoup moins l’idée d’une enquête, cependant… Racontez-moi donc votre histoire. Et si c’est une bonne histoire, quand je vous foutrai dehors, j’oublierai peut-être de vous briser les phalanges. » Gordon n’est visiblement pas insensible à cette menace… Mais il choisit de répondre sur le même ton : il est à la recherche d’une jeune femme du nom de Clarisse Whitman. « Si vous nous brisez les phalanges, et je ne doute pas que vous en soyez capable, ça ne s’arrêtera pas là : M. Whitman est une des personnes les plus influentes dans cette ville – et moi aussi, à vrai dire. » Biggs se renfrogne encore un peu plus – mais le dilettante poursuit : il ne s’agit pas de rendre le patron du Petit Prince responsable de la disparition de cette jeune fille, bien sûr (Biggs serre les dents, de plus en plus courroucé), mais ce McKenzie, c’est autre chose, et il fréquente visiblement cet établissement, et… Biggs l’interrompt : « J’avais réclamé "une bonne histoire; et pour le moment, je m’ennuie… Ça va s’améliorer, ou bien il est inutile d’attendre plus longtemps et je vous fous dehors tout de suite ? » Gordon fait de son mieux pour rester stoïque : « Si vous m’interrompez tout le temps... » [Nouvelle catastrophe : j’ai demandé un test de Crédit à Gordon, à -1 ; il a 90 dans cette Compétence… mais obtient un 98 ! Puis il commet une nouvelle Maladresse sur un autre jet...] Il perçoit bien que son prestige n’impressionne pas le moins du monde Biggs, et ses explications sont toujours plus embrouillées – surtout quand il mentionne les clochards, leurs « taches »... Il ne cesse de répéter que, bien sûr, M. Biggs ne sera jamais impliqué dans cette affaire, et… « Non, ça n’a rien d’une bonne histoire. On dirait un peu ce qu’on trouve dans ces pulps, là – des intrigues tordues et inutilement confuses, jamais vraiment liées, des rebondissements qui ne servent à rien, des personnages qui tombent comme des cheveux sur la soupe… Non, ça n’est vraiment pas une bonne histoire. » Il fait signe à ses gorilles de sortir les indiscrets – les deux hommes s’avancent, l’air très menaçant. Et Gordon tente le tout pour le tout : il sort son portefeuilles, en extrait quelques liasses de billets, « allons, allons »… et rien ne pouvait ulcérer davantage Biggs à ce stade : il se lève brusquement, et tente d’assener un violent coup de poing dans la face du dilettante !

 

[VII-3 : Gordon Gore, Zeng Ju, Bobby Traven, Trevor Pierce, Veronica Sutton : Parker Biggs, Mack Hornsby] Emporté par sa colère, Parker Biggs se monte toutefois imprécis, il trébuche en s'avançant, et Gordon Gore esquive le coup sans peine. Mack Hornsby s’est aussitôt levé et a reculé, les mains en l’air, signe qu’il va sortir du restaurant sans faire plus de difficultés. Mais les deux gorilles se lancent dans la bagarre à leur tour… Gordon adresse un regard désespéré à l’autre table – à Zeng Ju tout spécialement, comme par réflexe… Bobby Traven essaye de contenir Biggs, lui faisant la remarque qu’il y a une femme à cette table, et qu’il cède à la colère dans son propre établissement, et… mais le tenancier du Petit Prince est trop furieux pour qu’on puisse le raisonner. Et la foule succombe à la panique, les clients comme les serveuses : tout le monde hurle, les chaises sont renversées, on se presse vers la sortie… Ce qui n’arrange rien ! Zeng Ju dit à Trevor Pierce qu’ils n’ont pas le choix, il leur faut intervenir ; Eunice Bessler, craintive, reste derrière le domestique… Quant à Veronica Sutton, elle n’en mène pas large, et cherche à sortir du restaurant, dans la foulée de Mack Hornsby.

 

[VII-4 : Zeng Ju, Gordon Gore, Bobby Traven, Eunice Bessler, Trevor Pierce, Veronica Sutton : Parker Biggs, Mack Hornsby] Zeng Ju parvient à traverser la foule jusqu’à la bagarre, et dégaine son automatique cal. 38, qu’il lève dans le dos de Parker Biggs, en lui intimant de cesser : « Ne m’obligez pas... » Mais l’intimidation ne prend pas, le patron furieux ne lui prête pas la moindre attention, et, Gordon Gore s’étant esquivé (et, paniqué, il a dégainé à son tour son Luger modèle P08 !), c’est à Bobby Traven qu’il s’en prend… Eunice Bessler sort à son tour son Derringer, dont elle aimait tant parler – mais a la fâcheuse impression d’être parfaitement ridicule, avec ce minuscule pistolet à un coup dont elle ne sait pas vraiment se servir, quoi qu'elle ait pu en dire… Zeng Ju n’ose pas faire usage de son arme, et frappe Biggs à la nuque de la main gauche – le gangster, du coup, se retourne vers lui. Bobby profite de ce que le domestique a détourné l’attention du patron du restaurant pour s’en prendre au gorille le plus proche, sans succès. Trevor Pierce a également son revolver en main, mais n’est guère confiant – et personne ne prête attention à ce qu’il peut bien faire… Veronica Sutton gagne la sortie, juste derrière Mack Hornsby lequel, voyant que la situation dégénère, lâche un juron, et, même si cela lui déplaît autant que possible, il revient vers la bagarre, tentant de séparer les combattants. Biggs rate Zeng Ju… mais les deux gorilles frappent violemment Bobby, qui est sonné.

 

[VII-5 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju, Bobby Traven, Trevor Pierce, Veronica Sutton : Parker Biggs] Gordon Gore succombe à la panique… et fait feu sur le garde du corps le plus proche – mais il tire dans le vide, et, par miracle, ne touche personne d’autre. Eunice Bessler ne sait absolument pas quoi faire, et tente un coup de pied sur Parker Biggs, sans le moindre effet. Zeng Ju essaye à nouveau l’intimidation, mais autant s’adresser à un mur. Bobby Traven, secoué par les gorilles, dégaine son pistolet et tente de tirer dans la foulée, mais la balle se perd dans le plancher. Trevor Pierce n’ose pas faire usage de son revolver, et s’empare d’une chaise, en guise d’arme improvisée. Veronica Sutton sort complètement du restaurant, tandis que Mack Hornsby est repoussé par le gros bras qu’il avait essayé de maîtriser, qui se retourne vers lui par réflexe. Biggs est trop courroucé pour se montrer efficace, mais le dernier gorille colle une grosse mandale de plus à Bobby, qui commence à accuser le coup…

[VII-6 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju, Bobby Traven, Trevor Pierce : Parker Biggs] Gordon Gore bat en retraite, dans la direction de la porte du restaurant – en prenant garde à ne pas tourner le dos à la bagarre, et en faisant signe aux autres de le suivre. Eunice Bessler est à nouveau emportée par ses fantasmes cinématographiques, et s’empare d’une bouteille pour l’écraser sur la tête de quelqu’un, « comme dans les westerns »… sauf qu’elle ne parvient même pas à briser la bouteille, tant son coup est faible. Zeng Ju, cependant, parvient à assener un violent coup de pied dans le genou de Parker Biggs, qui s’effondre en hurlant sous le coup de la douleur – il a peut-être la jambe cassée ? Bobby Traven tire dans le ventre du gorille qui s’en prenait toujours à lui, quasiment à bout portant : le coup n’est pas mortel, mais extrêmement douloureux, et le molosse saigne abondamment – il est hors de combat... ce qui n’empêche pas Trevor Pierce de lui écraser sa chaise sur la tête !

 

[VII-7 : Veronica Sutton : Mack Hornsby] Veronica Sutton, seule du groupe, a pu sortir du restaurant – mais elle est noyée dans la foule paniquée qui évacue Le Petit Prince en criant. Mack Hornsby, qui était encore assez proche de la sortie, lâche l’affaire. Il jure : « Putain, mais quelle bande de cons ! », et disparaît au milieu de la foule.

 

[VII-8 : Zeng Ju, Gordon Gore : Parker Biggs] À l’intérieur, Parker Biggs, à terre, saisit en hurlant la jambe de Zeng Ju, qu’il déséquilibre, sans lui faire de dégâts – mais le garde du corps qui restait en profite pour le frapper. Gordon Gore, dépassé par les événements, crie dans une vaine tentative de rappeler les combattants à la raison… Eunice Bessler, excédée par le mauvais coup de Biggs sur Zeng Ju, tente de s’en prendre à lui – et ce qui devait arriver arriva : les talons hauts n’étant guère appropriés à la bagarre, la starlette fait un faux mouvement et s’affale par terre… Zeng Ju parvient cependant à frapper son dernier assaillant au talon d’Achille, et il est hors de combat à son tour. Bobby Traven gaspille une balle, n’atteignant pas sa cible, de toute façon sérieusement amochée. Trevor Pierce ne sait absolument pas quoi faire – mais il remarque un troisième gorille, qui était resté au niveau de l’escalier mais est obligé d’intervenir au vu de la mauvaise posture de son patron et de ses collègues ; et lui n’hésite pas à dégainer son revolver…

 

[VII-9 : Veronica Sutton : Mack Hornsby] Dehors, Veronica Sutton constate que trois policiers approchent en courant, matraques en mains – pénétrer dans le restaurant ne leur prendra que quelques minutes, même s’il leur faut gérer la foule sur le chemin. La psychiatre est désemparée – et en même temps un peu soulagée : avec de la chance, l’intervention de la police fera que personne ne mourra à l’intérieur… Mack Hornsby quant à lui lâche un ultime : « Fuyez, bande de cons ! », et détale sans plus attendre – il n’a aucune envie d’avoir affaire aux flics…

 

[VII-10 : Trevor Pierce, Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju, Bobby Traven, Trevor Pierce : Parker Biggs] À l’intérieur, Parker Biggs et deux de ses gardes du corps se traînent par terre en gémissant, ils perdent beaucoup de sang ; ne reste plus de valide que le dernier gangster, qui ne sait pas vraiment quoi faire – mais il remarque Trevor Pierce qui cherche à s’emparer de son revolver cal. 32, et il lève son arme dans sa direction. Gordon Gore essaye de lui tirer dans les jambes, mais rate encore une fois… tandis que Eunice Bessler désemparée et excédée lui jette sa chaussure à la figure ! Zeng Ju tire lui aussi sans succès – mais Bobby Traven lui loge une balle dans le torse : l’homme ne meurt pas sur le coup, mais il est très sévèrement touché. Trevor Pierce le garde en joue à tout hasard, mais se dirige vers la sortie.

 

VIII : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 23HDEVANT LE PETIT PRINCE, 282 ELLIS STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (03)

[VIII-1 : Veronica Sutton : Mack Hornsby] Veronica Sutton voit les policiers sur le point d’entrer dans Le Petit Prince – les autres vont vraisemblablement finir au poste, et elle n’a aucune envie d’y aller elle aussi… Elle a perdu Mack Hornsby dans la cohue, et s’éloigne discrètement, tout en gardant un œil sur la scène.

 

[VIII-2 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju, Bobby Traven, Trevor Pierce] Gordon Gore se dirige vers la sortie, et invite ses camarades à faire de même – il faut déguerpir d’ici avant que n’arrive la police… Mais il n’a même pas le temps de le dire : à peine a-t-il franchi la porte du restaurant qu’il tombe sur trois policiers stupéfaits ! Et qui dégainent leurs revolvers, et les pointent instinctivement sur lui... Gordon lève les mains, Eunice Bessler, qui l’avait suivi de près, de même – tous deux jouent la comédie, remerciant les agents d’être venus, c’est qu’ils ont été pris dans une invraisemblable bagarre, et… Puis apparaît Zeng Ju, clopin-clopant, qui en rajoute : on a agressé son maître ! Un des policiers, le chef visiblement, s’approche de lui et le tient en joue : « Ta gueule ! Ta gueule ! » Il fait signe à ses deux collègues d’aller voir ce qui se passe à l’intérieur du Petit Prince – où Bobby Traven est debout, mais son état n’est pas glorieux pour autant, et les flics le braquent ainsi que Trevor Pierce.

 

[VIII-3 : Gordon Gore, Trevor Pierce, Zeng Ju, Bobby Traven : Parker Biggs] Gordon Gore doit prendre les choses en main : à son habitude, il commence par dire son nom, dans l’espoir que cela suscite une réaction… mais ce n’est pas le cas. Il raconte aux flics médusés que lui et ses camarades ont été agressés dans le restaurant par son propre gérant, à ce qu’il semblerait ! C’est intolérable ! Mais ça ne prend pas… À l’intérieur, un des flics crie : « Putain, c’est Biggs ! Il est mort ? Non, merde... » Trevor s’avance vers eux, et dit lui aussi que ce Biggs et ses hommes s’en sont pris à eux sans la moindre raison… D’autres policiers rejoignent la scène, et sortent des menottes : ils vont les coffrer. Gordon revient à la charge (« vous connaissez peut-être mon nom ? », encore une fois), et n’hésite pas à jouer « l’important ». Le chef des policiers réagit, cette fois – qui braquait Zeng Ju, mais commence à abaisser son arme. Oui, le nom de Gordon Gore lui dit bien quelque chose… Et il est tout disposé à croire que « ce connard de Biggs a cherché la merde » ; lui aussi est visiblement déçu que le « restaurateur » soit toujours vivant… Mais il ne peut pas laisser « M. Gore » et ses « amis » partir comme si de rien n’était : d’une manière ou d’une autre, ils doivent les suivre au poste – là-bas, on verra… Le policier, sans le dire, laisse entendre qu’un pot-de-vin pourrait arranger les choses, mais, de toute façon, ils ne couperont pas, au minimum, à la déposition. Gordon l’assure de leur entière coopération. Zeng Ju demande à son maître s’il ne devrait pas conduire Bobby Traven à l’hôpital ? Lui-même aurait besoin de soins, et… Le flic s’énerve : « Pas question ! Et pis quoi encore ? Tous au poste ! Tous ! » Et les policiers confisquent leurs armes ; ils échappent aux menottes, « par considération pour M. Gore », mais qu’ils ne jouent pas aux malins !

 

[VIII-4 : Veronica Sutton, Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju : Jonathan Colbert] Ils sortent tous ensemble du Petit Prince, tous sauf Veronica Sutton, bien sûr, qui était déjà à l’extérieur quand les flics sont arrivés, et ils ne lui ont pas accordé la moindre attention. Mais, alors même que les policiers les font grimper dans le « panier à salade », Gordon Gore, ainsi que Eunice Bessler et Zeng Ju, remarquent dans la foule des badauds que la scène attire immanquablement un visage qui ne leur est pas inconnu – celui de Jonathan Colbert… qui ne s’attarde pas davantage et s’en va. Mais Gordon tente le coup, et crie : « Johnny ! » Par réflexe, le jeune homme se retourne, lui adresse un regard interloqué, puis recommence à s’éloigner d’un pas tranquille… Les policiers les font grimper dans le camion, plus brusquement – ils n’ont pas apprécié ce que vient de faire GordonEt le « panier à salade » s’en va, direction le commissariat du Tenderloin.

 

[VIII-5 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Jonathan Colbert ; Harold Colbert, Clarisse Whitman] Mais Veronica Sutton, grâce à l’initiative de Gordon Gore, remarque à son tour le peintre, et le voit rejoindre un autre homme, un peu plus loin dans la rue ; tous deux se regardent d’un air guère aimable (la psychiatre le perçoit bien, ces deux-là ne s’aiment pas du tout), mais ils s’en vont tout de même ensemble, en marchant normalement. Veronica les suit brièvement, puis interpelle le peintre : « M. Colbert ! » Il s’arrête, et se retourne à nouveau, l’air un peu agacé – son compagnon fait de même, l’air perplexe. La psychiatre s’approche d’eux, en disant qu’elle aimerait s’entretenir avec le peintre – elle vient de la part de son père. Ce qui stupéfait Johnny : « Mon père. Et qu’est-ce qu’il me veut, le vieux ? » Il se fait un sang d’encre – il n’en a plus de nouvelles depuis des semaines… « Si vous avez encore un peu de considération pour l’auteur de vos jours... » Colbert l’interrompt aussitôt : « Mais ta gueule... » Et il s’éloigne à nouveau – ainsi que son associé, plus perplexe que jamais. La psychiatre ne s’avoue pas vaincue : « Et si je vous parle de Clarisse, ça ne vous fait rien non plus ? » Il s’arrête, semble réfléchir un bref instant, puis : « Non… Pas grand-chose… Je l’ai déjà oubliée... » Mais le compagnon de Colbert ne semble pas apprécier qu’il réponde ; il lui donne une tape dans le dos assez éloquente, et presse un peu le pas, entraînant le peintre avec lui.

 

[VIII-6 : Veronica Sutton : Parker Biggs, Bridget Reece] Veronica Sutton revient devant Le Petit Prince. Le « restaurant français » est bouclé, des policiers veillent à sécuriser le périmètre, et une ambulance est arrivée pour embarquer les blessés, Parker Biggs inclus ; prostituées et clients, qui étaient restés à l’étage durant la bagarre, sont évacués sans ménagement par les policiers, et parfois dans le plus simple appareil – on les fait monter dans d’autres « paniers à salade », et il est assez peu probable qu’ils s’en tirent avec une simple déposition… Mais, au bout d’un moment, la psychiatre remarque deux policiers qui emmènent avec davantage de prévention une jeune femme blonde, hâtivement recouverte d’un manteau, mais visiblement nue en dessous, et complètement hébétée – sans doute l’effet d’une drogue, probablement de l’opium. Veronica s’approche d’eux, et se présente comme étant médecin – or cette jeune femme a visiblement besoin d’aide… « C’est bien pour ça qu’on l’emmène à l’hôpital... » répond un des policiers sur un ton bourru, qui l’intime de circuler. Mais son collègue est plus ouvert – ils vont installer la fille dans leur fourgon, et si le médecin veut les accompagner, jeter un œil sur elle, peut-être que ça serait utile, oui… Veronica l’en remercie, et monte dans le « panier à salade » (elle sait qu’elle n’a pas à craindre de coup fourré…), où les policiers allongent la jeune fille ; un examen confirme qu’elle est droguée à l’opium, et la psychiatre sait comment la sortir de cet état d’hébétude – reprenant peu à peu ses esprits, la fille dit qu’elle a froid, et son regard erre de part et d’autre… Veronica fait de son mieux pour la rassurer, et lui demande son nom ; la jeune fille semble y réfléchir, puis : « Bridget ? » Elle ne sait pas où elle se trouve, ni ce qu’elle fait là… Veronica, qui explique être médecin, lui dit qu’elle a eu un malaise, mais tout va bien se passer, on va la conduire à l’hôpital et on va s’occuper d’elle… Elle en a bien besoin. Le camion prend la direction de l’Hôpital St. Mary ; là-bas, la psychiatre dit aux policiers qu’elle va rester à ses côtés – ils lui demandent son nom, qu’elle donne volontiers.

 

IX : MERCREDI 4 SEPTEMBRE 1929, 0H30SAN FRANCISCO POLICE DEPARTMENT – TENDERLOIN, 301 EDDY STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (03)

[IX-1 : Bobby Traven, Eunice Bessler, Gordon Gore, Zeng Ju] Les autres sont conduits au commissariat du Tenderloin. Ceux qui avaient besoin de soins, Bobby Traven surtout, ont été hâtivement rafistolés. Les policiers ont l’air un peu embarrassé : ils ne portent certes pas Parker Biggs dans leur cœur, mais les faits demeurent – une fusillade dans un bordel et un speakeasy, de l’alcool et de la drogue, des filles mineures (Eunice Bessler rentre la tête dans les épaules...), des blessés graves, c’est même un miracle qu’il n’y ait pas eu de morts… Le commissaire a cependant une idée derrière la tête : « Soyons francs, M. Gore : nous avons toutes les raisons de vous coffrer. » Le dilettante comprend très bien que c’est un appel du pied à un pot-de-vin conséquent et plus encore… Il sait que la police de San Francisco est corrompue, c'est notoire, et c’en est une démonstration éclatante. D’une manière ou d’une autre, lui seul peut faire en sorte qu’ils ne passent pas le reste de la nuit, et peut-être bien davantage, derrière les barreaux… Il fait sa déposition – les autres aussi ; séparément, mais le contenu est globalement le même : le fait est qu’ils ont bel et bien été agressés par Parker Biggs, après tout. Expliquer leur présence en ces lieux, et le fait qu’ils soient tous armés (et pas tous avec un permis : Zeng Ju et Eunice, très clairement, n’en ont pas, et celui de Bobby ne tiendrait pas forcément longtemps face à une enquête approfondie), c’est une autre paire de manches… Mais les policiers sont disposés à ne pas poser trop de questions, et à ne pas déclencher d’action publique – si le riche San-franciscain veut bien faire quelques efforts… Gordon joue le jeu – préparant sans embages une liasse conséquente de gros billets, mais en faisant comme si de rien n’était, et en vitupérant en même temps contre « ce fou dangereux » qu’est Parker Biggs, qu’est-ce qu’un maniaque pareil fait en liberté, etc. Le commissaire, qui compte avec soin les billets, répond sur le même ton – et confirme que la certitude que le gérant du Petit Prince, à maintes reprises accusé d’homicide sans qu’on ait jamais rien pu prouver en cour, aille faire un tour en prison après un passage plus ou moins prolongé par la case hôpital, ce sera un soulagement pour tous ; l’idéal aurait certes été qu’il meure, mais « ce n’est pas ainsi que ça se passe, n’est-ce pas ? », conclut-il avec un sourire éclatant.

 

[IX-2 : Gordon Gore, Bobby Traven : Byrd Reece, Bridget Reece, Clarisse Whitman, Timothy Whitman] Avant de passer à tout autre chose – l’enveloppe de billets ayant intégré la poche intérieure de son uniforme : c’est qu’il y a quand même des choses bizarres, dans cette affaire… Et notamment cette fille qu’ils ont trouvée à poil dans une chambre, et complètement dans les vapes… Pas une pute, bien sûr – il n’aurait rien trouvé d’étrange à tout cela, dans ce cas. Non, c’est visiblement « une fille de la haute… Comme vous, M. Gore... » Gordon admet que ce n’est peut-être pas totalement un hasard – évoquant « un ami haut placé : Byrd Reece. Sans doute est-ce sa fille, Bridget... » Il prétend avoir été engagé pour la retrouver suite à sa disparition, ne disant rien de Clarisse et Timothy Whitman et se réjouit de ce que la police ait retrouvé la jeune fille dans cette confusion. Le commissaire n’insiste pas davantage – ce qui ne signifie pas qu’il soit crédule, mais deux noms aussi hauts placés que ceux de Byrd Reece et Gordon Gore sont une assez bonne raison pour passer outre à des poursuites.

 

[IX-3 : Gordon Gore] Reste un dernier point : les armes des investigateurs. Et le commissaire se montre ici intraitable : elles sont confisquées, au moins à titre temporaire. Il ajoute, sur le mode de l’avertissement : « On est en 1929, M. Gore, et à San Francisco, pas dans le Far West ; alors vos délires de cow-boys, vous allez vous en abstenir. Les types en face, là, c’était pas des rigolos ; vous avez vraiment eu du bol. Si ça se reproduit, on ne pourra pas se montrer aussi conciliants – à supposer que vous ne creviez pas d’une balle en pleine tête avant qu'on arrive. » Message reçu…

 

À suivre...

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L'Appel de Cthulhu (V7) : Kingsport, la cité des brumes

Publié le par Nébal

L'Appel de Cthulhu (V7) : Kingsport, la cité des brumes

L’Appel de Cthulhu (V7) : Kingsport, la cité des brumes, Sans-Détour, [1963-1965, 1991, 2003] 2017, 160 p.

 

KINGSPORT AT LAST

 

Alors, celui-ci, je l’attendais depuis un bail… Kingsport était la seule des « quatre villes lovecraftiennes » à ne pas avoir droit à son supplément dans la gamme de L'Appel de Cthulhu chez Sans-Détour. Or les guides des trois autres étaient bons, voire très bons, même si j’aurais tendance à placer Dunwich en tête (un merveilleux cadre « bac à sable », bien conçu, avec une belle ambiance, et aussi enthousiasmant que terrifiant) et Innsmouth en dessous (un supplément très ambitieux, mais d’un maniement bien plus délicat, car l’adversité se doit d’y être conséquente, c’est après tout l’âme même du sinistre petit port – d’où un cadre de jeu très mortifère, pas évident d’y jouer à terme), ce qui laisse la place intermédiaire à Arkham, forcément le plus classique des trois – néanmoins un très bon supplément, et d’un usage sans doute plus « évident ».

 

Ces trois suppléments, éventuellement (grands) anciens, avaient été publiés pour la V6 sous l’intitulé Les Terres de Lovecraft (on disait semble-t-il auparavant Le Pays de Lovecraft), et pouvaient être complétés par quelques autres, comme L’Université Miskatonic, notamment. Arkham, Dunwich, Innsmouth La suite logique aurait été Kingsport, la dernière des villes fictives de Nouvelle-Angleterre figurant dans les nouvelles de Lovecraft – ou en fait la première, puisqu’elle a été employée par l’auteur avant toutes les autres (j’y reviendrai). Mais non – rien. Ces trois suppléments avaient été publiés par Sans-Détour en 2010-2011, j’attendais Kingsport depuis cette époque… En vain.

 

Or le supplément existait – et je le savais très bien. Les guides que je viens d’évoquer reprenaient pour l’essentiel des suppléments antérieurs – les publications originelles de Chaosium avaient le plus souvent été traduites chez Descartes. Et cet ancien éditeur français de L’Appel de Cthulhu avait publié Kingsport, cité des brumes en 1992, sur la base du supplément en anglais signé Kevin Ross (paru la même année !). Mais ce volume était épuisé de longue date… Et, à mes yeux, l’absence de tout supplément consacré à Kingsport chez Sans-Détour était donc particulièrement regrettable.

 

Mais, aujourd’hui, nous l’avons enfin. Il a fallu un prétexte, qui j’imagine en vaut bien un autre : le financement participatif des Contrées du Rêve. Quel rapport ? Eh bien, Kingsport, telle qu’elle a ici été extrapolée notamment sur la base de la nouvelle « L’Étrange Maison haute dans la brume », est intimement liée à la facette onirique de l’univers lovecraftien – la ville bénéficie sans doute de cette ambiance à part, et, comme la nouvelle citée, elle peut constituer une sorte de pont entre le Monde de l’Éveil et les Contrées du Rêve. La dimension onirique du supplément est donc appuyée. Sous cet angle, associer Kingsport, la cité des brumes à ce financement participatif était assurément pertinent (et depuis le temps que je l’attendais, de toute façon…). Il me semble toutefois utile de préciser que cette association, si elle est possible et sans doute profitable, n’est pas pour autant une obligation – et, si Kingsport, la cité des brumes a été inclus dans l’édition « Prestige » des Contrées du Rêve, il me semble que l’on peut l’employer indépendamment, ou du moins sans que la possession du supplément Les Contrées du Rêve au sens strict ne soit un prérequis.

 

Précisons enfin que, comme l’essentiel de ce dernier supplément, le présent volume n’a rien d’inédit, et reprend le supplément Descartes antédiluvien – simplement adapté à la 7e édition de L’Appel de Cthulhu.

 

FORMELLEMENT

 

Et, bien sûr, à ses codes éditoriaux. Comme Les Contrées du Rêve, le présent supplément, sous une belle couverture rigide (mais moins lourde que du temps de la V6 et c'est tant mieux) signée Loïc Muzy, adopte une pagination en trois colonnes, mais globalement moins fatigante que dans le précédent supplément, car plus aérée. Il en va de même pour la dimension graphique, qui fait le grand écart entre des photographies d’époque (et d’autres « reconstituées » ?) et, surtout pour les scénarios, des illustrations remontant j’imagine à l’édition originale, et, bizarrement, ce n’est pas sans charme, ai-je trouvé…

 

Un regret tout de même, mais minime : il n’y a pas de carte détachée et grand-format de Kingsport. J’ai cru comprendre qu’il y en avait eu une dans le financement participatif « Prestige » de la 7e édition ? Qu’importe : elle manque un peu ici – d’autant plus, en fait, dans la mesure où nous parlons d’une autre édition « Prestige » où cette carte aurait bien davantage été à sa place… Mais ce n’est pas rédhibitoire, car les annexes se concluent sur neuf pages de cartes en très gros plan (de même que les aides de jeu, ça fait toujours plaisir) : les environs de Kingsport, la vue d’ensemble de la ville, et les sept quartiers, très détaillés. Des cartes claires et pratiques – ça compense utilement l’absence du poster, qui, soyons honnêtes, aurait été appréciable mais éventuellement un peu gadgétoïde.

 

Côté gadgets, d’ailleurs, il faut sans doute mentionner ici la petite brochure touristique émise par la Chambre de Commerce de Kingsport… L’idée n’est pas mauvaise – car Kingsport a bel et bien des prétentions touristiques, elle se veut accueillante, et l’est, globalement : elle est sous cet angle l’exacte opposée de Dunwich ou Innsmouth. Hélas, la finition du document laisse plus qu’à désirer – et son papier sans doute trop fin est à cet égard bien moins nuisible que sa traduction à l’arrache…

 

En fait, il s’agit – comme souvent, hélas – du principal problème « formel » de ce supplément : une traduction au mieux médiocre, souvent maladroite, croulant sous les anglicismes, calques et faux-amis… Mais bon : il semblerait donc que s’en plaindre revienne uniquement à pisser dans un violon, et comme je n’ai pas de violon à proximité, hein...

KINGSPORT ET LOVECRAFT

 

Mais Kingsport, donc. Avant de nous pencher sur le supplément à proprement parler, sans doute faut-il remonter un peu aux sources...

 

Généralités

 

Kingsport est la première ville fictive de Nouvelle-Angleterre créée par Lovecraft : elle précède de peu Arkham, de beaucoup plus Dunwich et Innsmouth. La ville, sauf erreur, fait en effet son apparition dans la nouvelle « Le Terrible Vieillard », rédigée en janvier 1920 – Arkham n’apparaîtra (et, en fait, simplement mentionnée en passant pour l’heure, sans autres développements) que dans « L’Image dans la maison déserte », nouvelle rédigée en décembre de la même année.

 

Mais peu de nouvelles, en fait, usent pleinement du cadre de Kingsport – même s’il est donc récurrent, ce que ne sont pas vraiment Dunwich et Innsmouth (sinistres patelins qui ont chacun leur nouvelle, respectivement « L'Abomination de Dunwich » et « Le Cauchemar d'Innsmouth », et ne sont autrement, et au mieux, que mentionnés en passant). Après « Le Terrible Vieillard », la ville ne ressurgira véritablement que dans deux autres nouvelles : « Le Festival », rédigée en octobre 1923, et enfin « L’Étrange Maison haute dans la brume », rédigée en novembre 1926 ; on peut d’ailleurs noter que cette dernière nouvelle a été conçue immédiatement après « L’Appel de Cthulhu », et que « Le Festival », bien qu’antérieure à cette nouvelle séminale, est parfois incluse dans la notion contestée de « Mythe de Cthulhu ».

 

En dehors de ces trois textes, nous ne trouvons guère que quelques allusions çà et là, même si elles ont été dûment compulsées pour la rédaction de ce guide : par exemple, dans Les Montagnes Hallucinées, on évoque une station radio sur Kingsport Head, qui est ici reprise – elle est censément en travaux en 1928, date canonique du supplément, et apparaît d’ailleurs comme telle dans le premier des trois scénarios le concluant.

 

Mais trois nouvelles, donc – et dont, bonne idée dans le fond même si, formellement, ça coince plus qu’à son tour du fait d’une traduction déficiente, deux sont reproduites intégralement en tête de volume, « L’Étrange Maison haute dans la brume » et « Le Festival » (dans cet ordre, ce qui est peut-être significatif).

 

Le Terrible Vieillard

 

Manque donc à l’appel « Le Terrible Vieillard », mais, à vrai dire, on s’en passe probablement très bien : c’est une très brève nouvelle au mieux mineure, probablement moins que cela (malgré son inclusion dans The Dunwich Horror and others, alors que les deux autres nouvelles ont été reléguées par Derleth dans Dagon and other macabre tales), et son sous-texte assez clairement xénophobe ne contribue pas exactement à la rendre plus appréciable…

 

Cela dit, ce sous-texte constitue aussi, d’un point de vue critique disons, un trait saillant voire essentiel de la nouvelle, propice à l’interprétation – même si sans guère d’assurance, avouons-le. On a l’impression, à lire ce vieux texte, que Lovecraft, qui se considérait souvent lui-même comme un anachronisme, ce qu’est à n’en pas douter le personnage, se projette dans ce Terrible Vieillard fantasmatique, qui a, quant à lui, les sombres talents à même d'opérer la nécessaire purge de ces immigrés tous voleurs qui inquiétaient tant l’auteur – et il n’hésite pas un seul instant à y recourir, dans un ricanement macabre… Généralement, dans ses nouvelles (presque toutes ultérieures, pour le coup...), on a pourtant tendance, en matière de projection, à deviner l’auteur dans ses personnages de victimes. Mais ce récit primitif et presque en forme de fable a sans doute quelque chose d’un peu puéril…

 

Qu’il n’ait pas été repris ici est plus que compréhensible, même s’il fallait le mentionner – ne serait-ce que parce que le Terrible Vieillard, même sur cette base douteuse… s’avère un excellent PNJ ! Mais d’autant plus, sans doute, que Lovecraft a su le « recycler », et avec pertinence : il joue un rôle notable dans « L’Étrange Maison haute dans la brume », nouvelle autrement appréciable – et qui développe son ambiguïté fondamentale. Pour le coup, le personnage y devient véritablement… lovecraftien.

 

Le Festival

 

Procédons par ordre chronologique dans la bibliographie de Lovecraft, et enchaînons donc avec « Le Festival ». C’est une nouvelle assez courte, et que j’aime beaucoup – même si Lovecraft a fait bien mieux par la suite.

 

En fait, à tout prendre, c’est une sorte de préfiguration du « Cauchemar d’Innsmouth », mais sur le mode décadent propre à une bonne part de l’œuvre lovecraftienne d’alors – et sans la surprenante dimension de « survival » qui voit le narrateur terrifié tenter de fuir le sinistre petit port envahi par les hybrides et les profonds… Kingsport a une atmosphère autrement feutrée, incomparablement moins physique – s’il y a menace, et sans doute y a-t-il menace, c’est de manière plus souterraine, littéralement... Les ancêtres y ont également pactisé avec des forces innommables, ce que découvre avec stupéfaction le naïf jeune homme obéissant pour le principe à leurs injonctions dont il ne connaît tout d’abord pas le moins du monde les motifs, mais l’ambiance est tout autre, davantage occulte, et, sans doute, « abstraite ».

 

Cela fonctionne très bien – et donne lieu à un développement essentiel de ce supplément, concernant « le culte de Kingsport » : passé trouble, généalogies morbides, non-dits et vilaines bébêtes, on fera difficilement plus lovecraftien.

 

L’Étrange Maison haute dans la brume

 

Reste donc « L’Étrange Maison haute dans la brume », nouvelle d'une longueur comparable à la précédente, mais c’est tout autre chose... Sans doute s’agit-il de la représentation la plus emblématique de Kingsport, celle qui lui donne sa touche si particulière. Rien d’étonnant dès lors à ce que le supplément mette l’accent sur cette nouvelle et ses implications – ce qui lui vaut entre autres de figurer sur la couverture, et d’être au cœur du premier des trois scénarios concluant ce guide, au titre éloquent, « La demeure au bord de l’abîme » (hélas d’une manière qui ne me paraît pas pertinente).

 

« L’Étrange Maison haute dans la brume », au-delà de son titre pour le moins étrange lui aussi, est un de ces récits qui permettent d’établir une passerelle entre le Monde de l’Éveil et les Contrées du Rêve – ce qui justifie le parti-pris du supplément de placer la ville entière de Kingsport sous ses auspices : à maints égards, elle définit le petit port (l’association du supplément au financement participatif des Contrées du Rêve est elle aussi justifiée de la sorte, je suppose).

 

Et c’est une nouvelle très bizarre, oui – où Lovecraft emploie, sans doute, et pas avec le dos de la cuiller, le vocabulaire du cauchemar, mais dans un cadre qui est au fond plus curieux et fascinant que véritablement menaçant. L’habitant de la maison dont la seule porte donne sur le vide (habitant que l’on appelle ici « l’Unique », pour « the One »…) a sans doute quelque chose d’un sorcier, mais sans malice – et le dieu qui lui rend visite n’est pas l’indicible Yog-Sothoth, le répugnant Cthulhu ou le vil trickster Nyarlathotep, mais Nodens, figure autrement positive (hélas ? On sait comment Derleth a ensuite détourné le procédé, sur la base notamment de ce texte et de la « black magic quote »…). La folie est bien de la partie – essentielle, sans doute… mais en fait au point où elle constitue le seul véritable antagoniste de la nouvelle. La menace pèse sur Thomas Olney, et le Terrible Vieillard, parmi d’autres, se fait l’écho de terribles rumeurs, mais il n’y a finalement pas d’autre adversité que la seule curiosité fatale du personnage – trait éminemment lovecraftien, au fond, mais généralement accompagné de figurations plus concrètes de ce qui est à craindre.

 

Cette absence de véritable antagoniste me paraît un aspect important de la nouvelle, et je crois qu’elle a eu son influence, notamment, sur les scénarios de ce supplément : deux d’entre eux procèdent ainsi, et tout particulièrement, bien sûr, celui qui tourne autour de la maison. Mais, pour le coup, c’est un principe pas forcément très aisé à mettre en scène...

 

D’autres emprunts à Lovecraft

 

Voici pour les trois nouvelles de Lovecraft mettant en scène Kingsport. Comme dit plus haut, on ne trouve guère au-delà que quelques allusions en passant, dûment reprises ici cependant. Mais Kevin Ross a en outre choisi d’intégrer à son guide des éléments appartenant à d’autres textes, en rien liés à Kingsport à la base, mais qui s’intègrent pourtant très bien dans ce cadre – très bonne idée, donc !

 

Cela vaut d’abord pour « Le Bateau blanc », qui est comme de juste un moyen d’approfondir encore un peu le lien entre le Monde de l’Éveil et les Contrées du Rêve. Cette nouvelle, intégrée au « cycle du rêve », date de 1919 – elle est donc antérieure, même de très peu, à la première mention de Kingsport dans « Le Terrible Vieillard » en janvier 1920, et a fortiori à « L’Étrange Maison haute dans la brume » ; mais, rétrospectivement, cette dernière nouvelle, employée pour justifier la porosité entre les deux univers caractérisant Kingsport, accueille fort bien cette réminiscence. Nous trouvons donc, non loin à l’est de la ville, le phare où Basil Elton guide les bateaux jusque dans la baie traîtresse, et observe parfois de curieux navires dans la brume… Même si ce qui se trouve de l’autre côté de la brume, pour le coup, on le cherchera dans le supplément Les Contrées du Rêve.

 

Kevin Ross effectue un autre emprunt tout à fait bienvenu, cette fois à la nouvelle « Horreur à Martin’s Beach » (ou « Le Monstre invisible », on trouve alternativement les deux titres), un texte écrit en collaboration par H.P. Lovecraft et Sonia Greene – ou plus exactement, semble-t-il, écrit par Sonia en 1922, et révisé par Howard en 1923, pour publication la même année dans Weird Tales ? C’était, en tout cas, avant leur mariage (1924). À quelques rares exceptions près (au premier chef « Le Tertre », peut-être aussi « La Malédiction de Yig », en fait deux récits entièrement écrits par Lovecraft, s'ils étaient signés Zealia Bishop), on ne prise guère, le plus souvent, les « révisions »… Mais j’aime bien ce texte ancien, très visuel – sur une base sans doute absurde, mais que je trouve très savoureuse, et véritablement terrifiante. Martin’s Beach, un petit village, figure ici tout près, au nord-est de Kingsport, par-delà Kingsport Head et l’embouchure du Miskatonic. Ce n’est sans doute pas un apport crucial ni débordant d’originalité, mais, avec le phare de Basil Elton, il permet d’enrichir encore un peu la dimension « horreur maritime » du supplément, qui, pour le coup, emprunte éventuellement aussi à William Hope Hodgson – le scénario « Les eaux de la perdition », notamment, donne cette impression.

 

De manière bien plus anecdotique, le scénario « Rêves et songeries », sans en être une adaptation à proprement parler, emprunte à la très décadente nouvelle « Hypnos » (dont j’avoue ne guère raffoler).

 

J’ai peut-être (probablement ?) raté d’autres références, n’hésitez pas à m’en faire part !

EXTRAPOLER LE RESTE

 

Reste qu’avec tout ceci, à s’en tenir aux seules œuvres de Lovecraft, nous ne savons au fond pas grand-chose de Kingsport. Les trois nouvelles essentielles citent plus qu’à leur tour des toponymes et des noms de personnages, mais le plus souvent sans développer – c’est, au fond, du name-dropping, et en tant que tel un outil d’ambiance qui en vaut bien un autre. Pas grand-chose à voir, pour le coup, avec Arkham, Dunwich et Innsmouth, plus précisément décrites – quitte à ce que ce soit dans une unique nouvelle. Et donc, en l'espèce, il n'y avait pas assez de matière, sans doute, pour fournir un véritable guide pleinement utilisable dans une partie de L’Appel de Cthulhu.

 

Kevin Ross a commencé par reprendre et développer tous ces éléments que je viens d’évoquer, mais il fallait aller au-delà – il fallait extrapoler. D’où cette évidence : ce guide, encore moins que celui sur les Contrées, n’est pas canonique au sens du respect scrupuleux de l’œuvre originelle – il devient, même sur des bases proprement lovecraftiennes, une œuvre en elle-même, celle pour le coup de Kevin Ross.

 

Pour ce faire, je suppose qu’il a procédé au mieux – notamment en opérant un certain retour aux sources, c’est-à-dire aux inspirations de Lovecraft lui-même ; lequel disait que Kingsport était pour l’essentiel basée sur la ville bien réelle de Marblehead. La question de la géographie lovecraftienne, au regard des sources, a pu donner lieu à des débats pour le moins… étonnants (je vous renvoie par exemple aux articles un tantinet frappadingues de Will Murray sur la question dans The Fantastic Worlds of H.P. Lovecraft, recueil édité par James Van Hise… et à leur massacre sauvage par Robert D. Marten dans Dissecting Cthulhu, recueil édité par S.T. Joshi ; ça charcle) ; mais l’approche de Kevin Ross, qui consiste donc à extrapoler à partir de Marblehead ce qui restait dans l’ombre chez Lovecraft, me paraît très pertinente, et aboutit à une ville qui a à la fois une âme, et une certaine authenticité très appréciable.

 

UNE VILLE NORMALE...

 

En fait, c’est probablement le premier aspect à mettre en avant. Kingsport, contrairement à Dunwich et Innsmouth, mais peut-être comme Arkham ? affiche d’abord sa normalité – la bizarrerie et l’inquiétude peuvent être de la partie, et le seront probablement, mais en souterrain, littéralement en creusant. En fait, le petit port de pêche a même adopté une politique visant à mettre en avant ses atouts dans une perspective touristique – et cela a fonctionné : les artistes, notamment, apprécient ce petit port un peu sauvage, mais guère éloigné pourtant d’Arkham, ou de Salem ; le meilleur de deux mondes… et sans doute un cadre plus propice encore à l’inspiration qu’ils ne le supposent, pour des raisons dont ils ignorent tout – mais ça, c’est pour plus loin.

 

Pour l’heure, Kingsport en tant que ville « normale ». C’est-à-dire une ville qui a assurément une personnalité, mais pas au point où l’agencement des quartiers relève du patchwork, défaut récurrent de l'exercice. Bien au contraire, on a l’impression d’une ville qui s’est développée « normalement » depuis sa fondation au XVIIe siècle – entendre par-là que ce développement a procédé autant de politiques délibérées que des aléas de l’histoire ; comme pour une vraie ville, en somme.

 

Kingsport a son passé, et en conserve nombre de traces – jusque dans les attractions touristiques les plus improbables, en fait typiquement celles dont les petites villes, et ça vaut pour les nôtres, se targuent un peu absurdement comme constituant des gloires dignes du dictionnaire : venez voir, ici, c’est fascinant, un boulet tiré par un navire anglais lors de la guerre d’Indépendance ! C’est que le petit port était alors un havre pour les corsaires patriotes… Plus antique encore, venez voir, c’est fascinant : à l’orée de la ville, c’est ici que se trouvait le gibet ! Car Kingsport a connu ses procès de sorcellerie, à l’instar de Salem non loin – qui en a retiré une forme de célébrité dont Kingsport a toujours été privée, c’est injuste… Mais peut-être y a-t-il des explications à cela ? Le souterrain, encore… Car le non-dit est une composante essentielle de l’histoire de la ville, et la brume affecte aussi les archives...

 

Non, trop tôt... Parlons plutôt pour l'heure d’une ville qui n’a pas seulement un passé, mais qui a su évoluer. Kingsport n’est certes plus le havre des corsaires, ni même le chantier naval relativement important qu’elle avait été fut un temps, mais demeure un port de pêche assez actif : au petit matin, le départ de la flotte tient lui aussi de l’attraction touristique – sauf que les pêcheurs (des immigrés, mais chut !) ont toujours besoin de partir en mer pour survivre : le tourisme ne les rémunère pas vraiment, eux… Et les eaux ici sont moins poissonneuses qu’ailleurs – à Innsmouth, par exemple ; mais mieux vaut, pour les pêcheurs de Kingsport, ne pas s’égarer dans ces eaux farouchement revendiquées, cela pourrait mal tourner… Il y a un précédent...

 

Puis il faut dépasser la carte postale : Kingsport n’est pas qu’un pittoresque petit port de pêche au charme sauvage, c’est une vraie ville – même à taille humaine, ce qui est sans doute appréciable. Cela implique des institutions, des commerces, des industries éventuellement (des conserveries, notamment ; la cordonnerie a par ailleurs conservé une certaine importance, ici)...

 

Et cela implique aussi... des habitants. Des gens qui, comme ces lieux, ont tous une histoire. Riches, pauvres, jeunes, vieux, hommes, femmes, Yankees, immigrés...

 

Le guide de la ville, bien conçu et d’une lecture agréable (l’emploi des numéros sur les cartes, grand format en annexes, et à travers un index fonctionnel, fait qu’il est très facile de s’y repérer), explore et détaille les sept quartiers de la ville, puis ses environs, en mentionnant nombre de lieux utiles et/ou intrigants, et les personnages qui vont avec. Tous n’ont certes pas l’étrangeté fondamentale du Terrible Vieillard – mais tous ont de la chair et de l’âme, et c'est cela qui compte ; on y trouve des personnages inquiétants, d’autres cocasses, entre les deux une infinité de degrés dans la normalité… jusqu’à ce que cet ultime concept ne puisse plus être employé qu’avec des guillemets ? À voir...

 

MAIS AUX FRONTIÈRES DU RÊVE ET DU CAUCHEMAR

 

La ville a certes ses bizarreries, ses traits « weird », mais ils interviennent d’une manière essentiellement subtile. Ils découlent en tout cas des éléments contenus dans les nouvelles « Le Festival » et « L’Étrange Maison haute dans la brume ».

 

C’est évident mais précisons-le au cas où : SPOILERS, les gens, SPOILERS – et ça vaudra bien sûr aussi pour les trois scénarios contenus dans le supplément, dont je dirai quelques mots ensuite.

 

Le culte de Kingsport

 

Commençons par « Le Festival », une nouvelle essentiellement allusive. Kevin Ross en déduit l’existence (souterraine…) du « culte de Kingsport ». Il nomme ce qui n’est nommé pas dans la nouvelle – la Flamme Verte devient Tulzscha, et est proprement un Grand Ancien. Ses adorateurs ? La nouvelle, mais là encore sans s’y attarder, laisse deviner que les anciens membres du culte sont toujours là, même morts depuis longtemps – quitte à revêtir des masques qui ne trompent guère le narrateur, et l’inquiètent en fait énormément… Faut-il y voir un présage de « Celui qui chuchotait dans les ténèbres » ? Certes, l’idée de « masque » ressurgira bien dans « Le Cauchemar d’Innsmouth », mais sur un mode métaphorique… Quoi qu’il en soit, le supplément ne s’en tient pas ici à cette incertitude, sans doute bienvenue dans un texte littéraire, beaucoup moins dans pareil guide : nous découvrons donc les Grouillants, qui, en dépit de ce nom presque risible, ont bel et bien quelque chose de parfaitement répugnant… Plus encore, sans doute, que bien des procédés décrits par Lovecraft pour vaincre la mort – un thème récurrent de ses nouvelles, en fait. Et c’est beaucoup plus dérangeant que, au hasard, un « Herbert West, réanimateur » avant tout rigolo…

 

Mais le culte demeure essentiellement mystérieux. Son histoire est méconnue : quand des habitants de Kingsport disent ne rien savoir à ce propos, ils ne mentent pas systématiquement… Mais certains mentent, oui. Car il en demeure quelque chose, de cette horrible secte – même après l’assaut mené il y a bien longtemps de cela par un courageux citoyen contre l’ancienne église congrégationniste, vérolée jusqu’à l’os… En fait d’os, il y a tout un réseau souterrain qui parcourt Kingsport, héritage du culte, qui accorde une importance particulière aux cimetières de la ville ! Le culte de Kingsport persiste, oui – mais il n’a pas pignon sur rue comme l’Ordre Ésotérique de Dagon à Innsmouth. Il n’en est pas moins redoutable.

 

Des portes sur le Rêve

 

Cependant, aussi adroitement conçu soit cet aspect du supplément, il tient sans doute du tout-venant de L’Appel de CthulhuTunnels & Cultistes, en somme… L’autre spécificité de Kingsport, qui dérive de « L’Étrange Maison haute dans la brume », est autrement notable – et c’est son rapport tout particulier au rêve. Sans doute « l’Unique » (si vous y tenez…) y est-il pour quelque chose – il semble avoir disséminé dans le ciel même de la ville quantité de portails permettant de passer par-delà le mur du sommeil. Nodens, donc, rend parfois visite, sur un mode presque amical, à l’étrange bonhomme dans son étrange maison – mais cela va sans doute au-delà.

 

En témoigne peut-être le phare, non loin, où Basil Elton, accomplissant son office avec sérieux, remarque toujours plus de navires étranges filant dans la brume – un de ces bateaux, « Le Bateau blanc », l’a un jour emporté bien loin de Kingsport, jusqu’à son ultime et fatal caprice, qui lui avait fait réclamer l'inaccessible Cathurie…

 

Consciemment ou non, le rêve est toujours là pour les habitants de Kingsport : la frontière est poreuse. Cela vaut pour un Terrible Vieillard aussi bien que pour le quidam ; le culte doit en tenir compte, mais les étrangers tout autant – résidents temporaires, comme cette colonie d'artistes qui y trouve son inspiration sans même savoir pourquoi ni comment, ou simples touristes : c’est après tout Thomas Olney qui a cherché à pénétrer dans l’étrange maison haute dans la brume – peut-être les Kingsportais y sont-ils en fait trop habitués ?

 

Quoi qu’il en soit, la dimension onirique attachée à Kingsport est clairement mise en avant dans ce supplément – qui trouve donc sa place dans l’édition « Prestige » des Contrées du Rêve, même si, encore une fois, il me paraît pouvoir être utilisé indépendamment.

 

Au-delà des éléments proprement contextuels, ce parti-pris ressort notamment d’un bref article dû, non pas à Kevin Ross, exceptionnellement, mais à Mark Morrison, et intitulé « Dans l’étreinte des rêves ». Le propos est de voir comment le Gardien peut (utilement, donc au bénéfice de l’ambiance et de l’histoire) égarer les PJ en les faisant rêver – ou plus exactement cauchemarder… sans les en prévenir. Une collection de « trucs » probablement pas inconnus de nombre de MJ, mais c’est le genre de choses faussement évidentes qu’il peut-être utile de mettre brièvement en lumière – ne serait-ce que parce que, si cela va sans dire, cela va généralement mieux en le disant.

 

D’autant que le procédé, comme vous le savez, n’est pas sans danger : une maladresse à cet égard peut suffire à ruiner sa pertinence, pour sombrer illico dans le toujours frustrant « ce n’était qu’un rêve ». Il faut éviter que les PJ n'aboutissent à ce constat tristement réducteur – et encore plus sous son navrant avatar plus terrible encore : l'inacceptable « ouf, ce n’était qu’un rêve ». L’idée est donc plutôt de les perdre, mais ne pas se méprendre sur ce terme : il ne s’agit bien sûr pas de jouer contre les joueurs, mais d’enrichir l’histoire par leur perceptions faussées – la prise de conscience que l’événement qui précédait était « onirique » ne doit rien ôter à son potentiel, la possibilité que le rêve se poursuive doit être envisagée contre la tyrannie des sens, et le rêve et la réalité ne sont pas censés être par essence préférables l’un à l’autre ; seulement fonction des circonstances – et se réveiller véritablement peut bel et bien constituer l’ultime cauchemar...

SONGES BRUMEUX

 

En fait, cet article est assurément à sa place ici – car deux des trois scénarios qui concluent le recueil baignent dans une ambiance onirique et éventuellement cauchemardesque, où ces « astuces » sont plus que recommandées ; en fait, probablement nécessaires.

 

Par ailleurs, ces deux scénarios – les deux premiers, concrètement – ont à mon sens une autre particularité, que j’avais avancée plus haut : ils sont d’une certaine manière sans véritable antagoniste. Mêler ces deux dimensions n’a rien d’évident, et je suppose qu’il vaut mieux réserver la maîtrise de ces aventures à un Gardien qui a de la bouteille – et très franchement, je ne suis pas certain que je saurais en faire quoi que ce soit de pertinent, pour ma part…

 

Le troisième scénario est plus conventionnel sous ces deux angles, mais adopte là aussi une rédaction particulière, pertinente, mais requérant un travail conséquent du Gardien, en amont de la partie et sur le moment. Pas des plus faciles à mettre en scène là encore, donc…

 

Il y a un parti-pris qui avait peut-être quelque chose d’original ou novateur à l’époque, j’ai l’impression (sans rien en savoir, au fond...). À première vue, c’est assez intéressant – et j’imagine que le fait qu’aucun de ces scénarios n’implique véritablement le culte de Kingsport est éloquent à cet égard. Maintenant, si les intentions sont bonnes, la réalisation est peut-être plus ou moins convaincante ?

 

La demeure au bord de l’abîme

 

Tout particulièrement concernant « La demeure au bord de l’abîme », le plus court de ces scénarios, et qui – le titre est assez éloquent – tourne autour de « L’Étrange Maison haute dans la brume »… sauf qu’il s’agit de la faire disparaître. Un peu dommage, je trouve, de mettre en scène d'emblée cette attraction remarquable de Kingsport, mais pour s’en débarrasser aussitôt…

 

Le mélange entre rêve et réalité est ici essentiel – qui implique que les PJ fassent plusieurs fois la même chose, et notamment le trajet compliqué jusqu’à la maison, sans jamais savoir ce qui est rêve et ce qui est réalité ; ce qui, je suppose, peut faire illusion, voire fonctionner, pendant disons la première moitié de « l’aventure ».

 

Par ailleurs, il s’agit donc d’un scénario sans véritable antagoniste ; en fait, il comprend une fâcheuse rencontre avec une ombre vampirique, « pour la forme », qui ne fait pas forcément sens dans ce contexte… Un artifice flagrant, en forme de concession vaguement lasse. Peut-être destiné cependant à épicer un chouia un scénario qui ne se contente pas d’être sans véritable antagoniste, mais qui s’avère aussi… sans enjeu ? C’est à mon sens le gros souci avec cette « Demeure au bord de l’abîme » : elle n’implique jamais vraiment, et, au fond, il ne s’y passe rien – bon, prendre un thé avec l’habitant de la maison n’est peut-être pas tout à fait « rien », mais, concrètement…


Ce scénario repose donc essentiellement sur l’ambiance – et une ambiance sans vraie tension de quelque sorte que ce soit, délibérément. Ce qui peut donner une très bonne nouvelle – comme, allez savoir pourquoi, « L’Étrange Maison haute dans la brume »… Mais, dans ce scénario, c'est en évacuant même le simple vernis d'horreur dont Lovecraft faisait tout de même usage. D'une certaine manière, c'est un scénario... positif. et c'est pas tous les jours le cas dans L'Appel de Cthulhu ! Mais, à moins d’un excellent Gardien (que je ne suis pas) et d’une table parfaitement disposée à l’égard de cette proposition de jeu, je demeure un peu sceptique quant à son réel potentiel rôlistique – à la limite, en épisode inséré dans une autre aventure un peu plus consistante…

 

N’hésitez pas à me détromper si jamais. Comme d'hab'.

 

Rêves et songeries

 

Le deuxième scénario, « Rêves et songeries », reprend, du premier, ce mélange fondamental entre le rêve et la réalité, censé perdre (au moins pour un temps) les PJ, mais avec à mon sens plus d’effet car davantage de cauchemar. Il en reprend aussi, pour l’essentiel, l’absence de véritable antagoniste – même s’il est possible à terme d’employer Hypnos à cet égard, sauf que je ne suis pas bien certain que ce soit très pertinent, au-delà des seuls effets proprement cauchemardesques ici avancés.

 

Mais cette absence de véritable antagoniste ici n’est pas un problème – parce que, cette fois, elle ne se double pas d’une absence d’enjeu. Le scénario s’ouvre sur le suicide d’un jeune poète et peintre du nom de Charles Baxter, et il s’agit, pour les PJ, de comprendre ce qui l’a poussé à ce geste ; leur enquête les amènera à côtoyer la « colonie » artistique de Kingsport, et à découvrir un bien étrange livre – non pas un grimoire de plus, mais un recueil d’un poète romantique méconnu du nom de Roger Ainsley (un avatar de Justin Geoffrey ?), dont les œuvres macabres ont poussé le jeune Charles Baxter à se donner la mort. La lecture de l’ouvrage suscitera toujours plus de cauchemars chez les PJ à leur tour – c’est que Roger Ainsley, mort fou dans un sinistre asile, avait passé un pacte avec Hypnos, dont il s’est mordu les doigts ! Car, comme dans la nouvelle éponyme de Lovecraft, le dieu grec du sommeil est à même de créer des cauchemars tels que s’endormir devient toujours davantage une épreuve... jusqu'à la mort, en forme de délivrance.

 

Les PJ ont bien quelque chose à faire – davantage qu’une simple balade sur la falaise, du moins : comprendre les raisons de la mort de Charles Baxter, puis réchapper aux terribles cauchemars dont les afflige Hypnos depuis qu’ils ont lu les vers maudits de Roger Ainsley (qu’ils croisent dans ces mêmes cauchemars, qui sont au fond « dérivés » : chacun d'entre eux renvoie à un poème précis du pauvre fou ; au passage, le scénario semble avancer que, pour les PJ, reconnaître le poète va de soi, et je n’en suis pas si certain – mais ça s’arrange sans doute très facilement).

 

Mais il y a peut-être à nouveau un souci, en l’espèce ? Rien de certain, juste une interrogation de ma part – et c’est que, si les personnages ont assurément plein de choses à faire dans leurs rêves, je crains qu’ils en aient beaucoup, beaucoup moins à faire dans la réalité. Bien sûr, l’idée est d’intriquer perpétuellement les deux dimensions, mais ça peut s’annoncer difficile au bout d’un certain temps, ai-je l’impression… Un scénario à mûrir soigneusement, donc.

 

Mais il a assurément ses bons moments, avec quelques saisissants cauchemars, des personnages dans la « colonie » d’artistes un peu cliché mais souvent savoureux… et même une investigation érudite sur les poètes Wordsworth, Coleridge, Percy Bysshe Shelley, Lord Byron et John Keats ! Ce qui pourrait faire peur, là, comme ça, mais en fait j’ai trouvé ça plutôt amusant… Sans doute parce que je n’y connais rien ou presque, notez.

 

Au final, probablement un bon scénario, mais ne pas s’y lancer tête baissée, il implique sans doute d’être bien intégré pour parvenir à toucher sa cible – auquel cas, il y a sans doute de très bons moments à en retirer.

 

Les eaux de la perdition

 

Le troisième et dernier scénario, intitulé « Les eaux de la perdition », est beaucoup plus conventionnel, au sens où il ne se situe pas à mi-chemin du rêve et de la réalité – tout ceci est horriblement réel –, et où il y a cette fois un antagoniste marqué (putain oui – une vilaine bébête avec des tentacules, et ses cultistes… davantage singuliers ; combat final inclus).

 

Il n’est toutefois pas totalement conventionnel, au moins formellement : il consiste d’abord en une longue description des événements se produisant essentiellement en dehors des actions des PJ, sur deux semaines environ, et presque jour par jour – c’est ici que l’on trouve à proprement parler les « scènes » du scénario, sur lesquelles le Gardien devra broder, car en tant que telles, et pour cause, elles ne sont guère détaillées ; ça ne devrait pas poser de problème..

 

L'histoire ? En gros, quelque chose rôde dans les eaux de Kingsport – quelque chose qui fait disparaître nuit après nuit des marins… Et, à l’origine de cette malédiction, se trouve un vieux mystère de l’histoire de de la ville – qui n’en est pas avare. Pour y mettre un terme, les PJ devront prouver qu’ils ont le pied marin…

 

Suivent quelques « indices » à récupérer ici ou là, quelques PNJ (dont surtout des pêcheurs et les garde-côtes de Kingsport, qui jouent un grand rôle dans cette affaire), quelques autres éléments d’ambiance (dont une table pour gérer la météo – ça peut sembler couillon, mais en fait ça m’a l’air amusant), et enfin les éléments proprement surnaturels du scénario : bébête à tentacules et serviteurs squelettes (oui), dans un (putain de) vaisseau fantôme.

 

À en juger par les commentaires lus çà et là (enfin, sur le GRoG), ce scénario ne semble pas avoir beaucoup plu… Mais moi j’aime bien. Moins compliqué à vue de nez à prendre en main que le précédent (avec lequel il partage un trait notable, d’ailleurs : tous deux peuvent être joués, soit d’une manière ultra-linéaire, soit d’une manière plus chaotique, ai-je l’impression), il bénéficie d’une belle ambiance d’horreur maritime louchant au moins autant du côté de William Hope Hodgson que du côté de Lovecraft – ce qui n’est franchement pas pour me déplaire. Plus classique, peut-être, mais donc certainement pas au point de l’ennui en ce qui me concerne – je tenterais bien la chose, en fait...

 

UNE VILLE ET BIEN PLUS DE RÊVES

 

Globalement très convaincu, donc, par ce supplément que j’attendais depuis longtemps (mais pas au point de partir à la chasse à l’édition Descartes ou à la VO, allez savoir pourquoi…). Même s’il ne comprend pas de contenu inédit, je trouve qu’il a plutôt bien vieilli dans l’ensemble.

 

Le guide de la ville est bien pensé, fonctionnel, fidèle à l’esprit de la création lovecraftienne en extrapolant habilement à partir de sa lettre ; en résulte une ville qui a du caractère, probablement plus qu’Arkham, d'ailleurs, mais sans être aussi unilatérale que Dunwich et surtout Innsmouth. Autant dire qu’il y a plein de raisons de s’y balader voire de s'y installer, de s’émerveiller de ses mystères, ou de trembler devant leurs implications cosmiques...

 

Les scénarios tentent des choses, ce qui est sans doute honorable – l’essai n’est pas toujours transformé, mais les idées sont là, qui composent toujours avec les spécificités du contexte (rien d’interchangeable ici, Kingsport n'est pas Arkham, pas davantage Dunwich, et pas non plus Innsmouth) ; aussi est-ce a minima une lecture instructive, et probablement bien davantage.

 

Un bon supplément, donc, voire plus en ce qui me concerne (mais je plaide coupable, j’adore ce genre de guides, alors je suis sans doute bon public), et ce qu’on l’utilise en conjonction directe avec Les Contrées du Rêve ou sans.

 

Je poursuivrai prochainement les chroniques sur l’édition « Prestige » des Contrées du Rêve, probablement avec la campagne Le Sens de l’escamoteur...

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CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (02)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (02)

Deuxième séance du scénario pour L’Appel de Cthulhu intitulé « Au-delà des limites », issu du supplément Les Secrets de San Francisco.

 

Vous trouverez les éléments préparatoires (contexte et PJ) ici, et la première séance .

 

Tous les joueurs étaient présents, qui incarnaient donc Bobby Traven, le détective privé ; Eunice Bessler, l’actrice ; Gordon Gore, le dilettante ; Trevor Pierce, le journaliste d’investigation ; Veronica Sutton, la psychiatre ; et Zeng Ju, le domestique.

 

I : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 8H – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (02)

[I-1 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju, Veronica Sutton, Trevor Pierce] Au petit matin, vers 8h, les investigateurs se retrouvent au manoir de Gordon Gore, sur Nob Hill ; outre Gordon, s’y trouvent déjà sa maîtresse Eunice Bessler et son domestique Zeng Ju, mais il sont bientôt rejoints par Veronica Sutton et Trevor Pierce, qui sont des lève-tôt de toute façon ; Bobby Traven a quant à lui une petite gueule de bois, mais fait l’effort de rejoindre les autres un peu plus tard.

 

[I-2 : Gordon Gore, Trevor Pierce, Bobby Traven, Eunice Bessler, Veronica Sutton : Clarisse Whitman, « Johnny »] Gordon Gore est toujours aussi enthousiaste : « Nous allons vivre une journée exaltante ! » Trevor Pierce l’est sans doute beaucoup moins, car la rencontre dans la nuit avec les clochards fous du Tenderloin lui a fait forte impression – et désagréable… Ce qui n’échappe pas au dilettante, qui demande au journaliste ce qui lui est arrivé. Trevor rapporte la scène qu’il a vécue avec Bobby Traven mais la torture du chien n’impressionne guère Gordon (« C’est tout ? »), si Eunice Bessler trouve cela déjà atroce… Mais Trevor en vient à l’aspect le plus troublant de cette mauvaise rencontre – quand les clochards se sont précipités sur la carcasse agonisante de l’animal pour le dévorer à pleines dents… Cette image-là ne quitte pas le journaliste ; Bobby essaye de prendre la chose à la rigolade, mais, tout au fond, lui aussi a été choqué par ce spectacle inattendu. Le dilettante admet que ce n’était pas banal… Qu’en pense Veronica Sutton, leur psychiatre ? N’ayant pas vu la scène, elle ne peut pas en dire grand-chose, mais cela lui évoque quelques cas de folie collective « tout à fait intéressants » évoqués par des collègues dans la presse spécialisée – mais rien de très précis en l’état. Mais cela rappelle aussi à Gordon les allusions faites par Clarisse Whitman, dans sa lettre à « Johnny », à des clochards agressifs et présentant comme des « taches » obscures, des « ombres » sur leurs visages… La jeune fille mentionnait aussi que ces vagabonds avaient un air absent, qui lui rappelait d’ailleurs parfois celui de « Johnny ». Cela semble correspondre ? Trevor confirme – pour ce qu’il en a vu. Mais Bobby ne veut pas trop s’emballer : elle n’a pas rapporté une scène aussi étrange que celle qu’ils ont vue… Cependant, le détective a bien remarqué ces « ombres » étranges – d’abord rétif, il l’admet enfin. Quoi qu’il en soit, ils s’accordent au moins sur un point : les concernant, et peut-être Clarisse aussi, cela n’avait rien d’une hallucination due à l’opium ou quelque autre psychotrope.

 

[I-3 : Gordon Gore, Bobby Traven, Veronica Sutton, Eunice Bessler : Daniel Fairbanks, Jonathan Colbert, Clarisse Whitman] Faut-il le mentionner à Daniel Fairbanks, lors de leur premier rapport téléphonique, à 9h ? C’est la raison de leur réunion – que faut-il dire ? Gordon Gore y a réfléchi pendant la nuit, et, notamment, il aimerait éviter de balancer le nom de Jonathan Colbert – qu’il entend « préserver » pour l’heure (il a un a priori positif à l’égard du jeune artiste rebelle…). Bobby Traven suppose que ça pourrait être intéressant de faire « peur » au secrétaire avec cette histoire de clochards – mais en ayant bien conscience qu’en l’état, il est difficile d’établir un lien concluant entre cette situation et l’enquête qu’on leur a confiée ; cependant, ce serait peut-être un moyen de lui faire cracher quelques autres informations… ou de l’argent supplémentaire (précision qui agace toujours autant Gordon). Veronica Sutton, quant à elle, préfèrerait que le rapport ne fasse pas mention de la lettre de Clarisse Whitman, qu’elle entend compromettre le moins possible pour l’heure et Eunice Bessler l’appuie, d’autant que c’est elle qui a volé le carnet dans lequel ils ont trouvé l’empreinte de la lettre…

 

[I-4 : Gordon Gore, Bobby Traven, Trevor Pierce : Daniel Fairbanks ; Timothy Whitman, Dorothy Whitman, Louise Whitman, Clarisse Whitman] Il est 9h. Gordon Gore, en présence de ses associés, appelle Daniel Fairbanks à l’American Union Bank. Le secrétaire de Timothy Whitman répond presque aussitôt : « M. Gore ? » Le dilettante, sans s’embarrasser des détails, confirme qu’ils se sont tous rendus à la Résidence Whitman comme convenu, où ils ont pu s’entretenir avec Dorothy Whitman et seulement entrapercevoir sa fille Louise Mme Whitman ne leur facilitait pas la tâche à cet égard… Mais les deux sœurs ne semblent pas avoir des relations très poussées. La piste d’une Clarisse fricotant avec des « artistes décadents » semblant la plus fructueuse, ils vont y travailler aujourd’hui – les contacts de Gordon dans le milieu artistique devraient rapidement déboucher sur quelque chose, et il va se rendre dans une galerie (qu’il ne nomme pas) dans la matinée. Pour le reste, Bobby Traven et Trevor Pierce, enquêtant dans le Tenderloin, ont assisté à une scène fort étrange – des clochards dévorant un chien en pleine rue… Gordon le mentionne, car il s’agit d’ « individus très malsains », typiquement ceux dont personne ne voudrait qu’ils approchent sa fille ; et comme il y a un lien potentiel entre Clarisse et ce quartier mal famé… Daniel Fairbanks a cependant du mal à voir le rapport avec leur enquête, et en fait état. Pas davantage d’éléments tangibles en ce sens ? Guère pour l’heure – peut-être M. Fairbanks pourrait-il mentionner ce fait à Timothy Whitman, au cas où cela lui évoquerait quelque chose ? Le secrétaire ne goûte pas ce qu’il perçoit comme une plaisanterie ; à l’avenir, il préfèrerait que ces rapports quotidiens ne sombrent pas sous les « faits-divers » de ce type : ne mentionner dorénavant ce genre de choses qu’en présence d’un lien établi avec la disparition de Mlle Whitman. Le secrétaire a pris note du reste ; il ne cache pas que cela lui paraît bien « léger », mais suppose qu’en pareil cas, un peu de « mise en jambes » s’impose. Des factures à faire valoir ? Une, effectivement : M. Traven a eu des frais, une facture va être adressée à l’American Union Bank, au nom de Daniel Fairbanks – qui raccroche.

 

[I-5 : Bobby Traven, Gordon Gore, Veronica Sutton, Eunice Bessler : Daniel Fairbanks, Clarisse Whitman] Bobby Traven, qui a suivi la discussion, le maintient : il « ne sent pas » Daniel Fairbanks. Le secrétaire, pour lui, « contrôle » seulement les éléments découverts par les investigateurs ; le détective est persuadé que Fairbanks sait très bien où se trouve Clarisse Whitman. Il y a de la manipulation dans l’air ! Et des menaces plus concrètes, peut-être – ces vagabonds fous… Gordon Gore va demander à son personnel de maison de redoubler de vigilance, à tout hasard. Mais Veronica Sutton demande au détective s’il pense que quelqu’un leur met d’ores et déjà des bâtons dans les roues ? Pas forcément plus que ça pour l’heure – mais « le bonhomme au bout du téléphone en sait plus qu'il ne le dit ». Et Bobby n’est pas certain que tout le monde souhaite vraiment retrouver « cette nana »… Eunice Bessler s’emballe : « M. Traven, est-ce que vous pensez que nous pourrions faire comme dans les films ? On capturerait M. Fairbanks, on le mettrait dans une pièce obscure, avec de la lumière plein la figure, et on le ferait parler ! » Le détective répond en souriant qu’ils sont « dans la mauvaise ville » : « Il faudrait déménager à Hollywood pour faire ça... » Ce n’est pas forcément une mauvaise idée, mais, à son avis, c’est tout de même un peu trop tôt… Gordon, blague à part, concède que le secrétaire ne lui inspire pas confiance. Mais ils ont d’autres pistes à explorer tout d’abord – Bobby lui-même suggère que Gordon fasse d’abord ce qu’il a à faire dans le milieu artistique – il s’agit de « fermer des portes », de procéder par élimination sur cette base ; on en arrivera ensuite seulement aux choses… « Comment vous dites, déjà, M. Gore ? Ah, oui : "Palpitantes !»

 

[I-6 : Gordon Gore, Trevor Pierce, Zeng Ju, Bobby Traven, Eunice Bessler, Veronica Sutton : Jonathan Colbert, Irena Kreniak, Lin Chao, Xiang Hai, Louise Whitman, Nicolas Robinson] Les investigateurs se répartissent alors les tâches : Gordon Gore compte se rendre à la Russian Gallery, à North Beach, a priori le dernier endroit où Jonathan Colbert a exposé – la galeriste, Irena Kreniak, semblait bien disposée à son égard, à en croire les journaux. Trevor Pierce l’accompagnera. Zeng Ju, si M. Gore l’y autorise (c’est bien sûr le cas), compte rendre une petite visite à ce Lin Chao qui trafique de l’opium dans le Tenderloin, et dont Xiang Hai lui avait parlé. Bobby Traven propose d’accompagner le domestique chinois, mais ce dernier préfère rencontrer Lin Chao seul. Le détective privé décide alors d’aller faire un petit « repérage » à la Résidence Whitman ; Eunice Bessler offre de l’accompagner : peut-être pourra-t-elle obtenir quelque chose de Louise Whitman ? Veronica Sutton en attend des nouvelles, mais rien pour l’heure ; aussi la psychiatre propose-t-elle d’avoir une petite discussion avec Nicolas Robinson, le professeur de Jonathan Colbert à la California School of Fine Arts ; puis elle fera un tour à son cabinet, afin de relever un éventuel courrier de LouiseGordon propose qu’ils se retrouvent pour déjeuner et faire le point ici-même.

 

II : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 10HRUSSIAN GALLERY, 408 FRANCISCO STREET, NORTH BEACH, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (02)

[II-1 : Gordon Gore, Trevor Pierce] Gordon Gore et Trevor Pierce se rendent donc en voiture (la rutilante Rolls-Royce Phantom I de Gordon) dans le quartier de North Beach, qui est tout à la fois le cœur de la communauté italienne de San Francisco, et, dans le prolongement de Russian Hill, un quartier notoirement bohème, très prisé des artistes en tous genres. Le nom de Russian Gallery ne doit pas tromper : la boutique se trouve bien dans North Beach, même si non loin de Russian Hill. La trouver ne pose aucun problème ; assez petite, elle se trouve dans un bâtiment de plain-pied et d’aspect moderne. Gordon ne croit pas s’y être déjà rendu, ni en avoir jamais entendu parler – il étonne presque Trevor en concédant qu’il n’est pas allé dans toutes les galeries de la ville –, mais la devanture lui inspire confiance. La galerie est ouverte.

 

[II-2 : Gordon Gore, Trevor Pierce] Gordon Gore ouvre la porte, déclenchant un petit carillon, et pénètre tout juste dans la galerie, attendant qu’on vienne l’accueillir. Mais, pour le coup, personne ne vient dans l’immédiat… Il jette donc déjà un coup d’œil dans cette première pièce – un plan près de l’entrée indique que la galerie comprend huit salles. Il jauge les œuvres exposées : elles sont de qualité, sans être exceptionnelles ; les prix sont affichés, qui varient entre 25 et 75 $ – c’est ce que ça vaut. Le dilettante remarque que, même dans cette première pièce, les tableaux sont très divers : beaucoup de choses on ne peut plus classiques, mais aussi des peintures plus modernes, impressionnistes, cubistes, abstraites, etc. En fait, au regard de l’organisation, c’est un peu le foutoir – les œuvres ne sont pas classées par genre ni même par auteur (là encore, le plan en témoigne). Gordon se tourne vers son associé : « Étonnante, cette galerie. Un peu désordonnée… mais en fait ce désordre ne me déplaît pas ! »

 

[II-3 : Gordon Gore : Irena Kreniak ; Jonathan Colbert] Une voix, celle d’une femme âgée avec un fort accent russe, se fait alors entendre : « Vous m’en voyez ravie, Monsieur ! » C’est la galeriste, Irena Kreniak, qui les rejoint à petits pas – une vieille dame chétive et un peu tassée, qui a du mal à se déplacer, d’où cet accueil relativement tardif ; Gordon Gore, qui est porté à y attacher de l’importance, ne peut que remarquer que sa mise ne la met pas en valeur, elle s’habille sans le moindre soin à cet égard. Elle se présente, que peut-elle faire pour eux ? Gordon se présente lui aussi, puis lui demande si elle pourrait répondre à quelques questions concernant un jeune artiste qu’elle a récemment exposé – il s’y intéresse en tant que collectionneur, goûtant les œuvres prometteuses… « et audacieuses ». La galeriste le jauge visiblement du regard : « Dites m’en plus, M. Gore» Le dilettante avance le nom de Jonathan Colbert : certes, il n’a jamais vu le moindre de ses tableaux, mais il est curieux – d’autant plus en fait que le jeune homme et la galerie ont visiblement été les victimes d’une « cabale moralisante », ce qui le révolte. Ses tableaux se trouvent-ils toujours ici ? Il aimerait y jeter un coup d’œil, éventuellement en acheter quelques-unes – et peut-être serait-il possible ensuite de le rencontrer ? Et de lui venir en aide… Irena Kreniak partage certes son point de vue concernant le scandale idiot dont elle a fait les frais, mais, le collectionneur n’ayant pas vu, de son propre aveu, le moindre tableau de Jonathan Colbert, elle entend mettre les points sur les i : ici, on traite d’art – si c’est la pornographie qui l’intéresse, il ne se trouve pas à la bonne adresse. Gordon lui demande si elle a entendu parler de lui – et c’est le cas, même si elle regrette qu’il ne lui ait jamais rendu visite jusqu’alors ; il est certes, notoirement, un amateur d’art… mais elle a plus qu’assez d’expérience pour savoir que cette dénomination, chez bien des gens qui s’en affublent, mérite des guillemets. Elle veut bien lui faire confiance : cette remarque était une simple précaution d’usage – et sans doute le comprend-il très bien, en tant que collectionneur. Gordon ne se brusque pas – d’ailleurs, il ne lui offre pas un blanc-seing, il entend voir les œuvres afin de juger de leur valeur. Trevor Pierce intervient : la presse s’était fait l’écho du soutien affiché de la galeriste à ce jeune peintre, qu’elle disait très talentueux – pourquoi, alors, parler de pornographie, comme si cela lui répugnait ? Non, cela ne lui répugne pas le moins du monde – mais les « sujets » de ces tableaux sont… « un peu forts », et nombre de San-franciscains s’arrêtent à cela ; pas elle, bien sûr. M. Gore souhaitait voir ces tableaux ? C’est faisable : ils sont toujours à la galerie – mais dans la réserve, donc. Avant de suivre la galeriste, le dilettante joue toutefois cartes sur table : son intérêt pour l’œuvre de Colbert est sincère – mais ce n’est pas la seule raison de sa venue ici : il se livre régulièrement à des « enquêtes », et le nom du jeune homme a surgi dans l’une d’elles ; son « implication » n’a rien de certain, et Gordon souhaiterait également s’entretenir avec le peintre pour cette raison – pour écarter les soupçons, en fait. Et il est sincère – Irena Kreniak le perçoit ; cette remarque l’avait d’abord fait tiquer, mais elle choisit de lui faire confiance ; voir Jonathan Colbert ne s’annonce cependant pas facile… Mais ils en discuteront après – si ces messieurs veulent bien la suivre dans la réserve…

 

[II-4 : Gordon Gore, Trevor Pierce : Irena Kreniak ; Jonathan Colbert] Gordon Gore et Trevor Pierce suivent Irena Kreniak dans la réserve. Les tableaux de Jonathan Colbert ne sont pas exposés, mais ils ne sont pas rangés pour autant. Dix-sept de ses toiles sont ainsi visibles – il s’agit de nus, et les modèles sont à l’évidence des prostituées ; l’approche photoréaliste du peintre, qui use de teintes sépia, souligne plus encore leur caractère parfois explicite. Gordon prend le temps de parcourir les toiles, et il les apprécie – plus encore qu’il ne l’imaginait au départ ; à vrai dire, il est même un peu surpris, à ce stade… Il n’y a rien d’étonnant à ce que ces tableaux aient choqué, non – mais ils sont d’une technique remarquable, qui ne devrait pas échapper à quiconque prétend s’intéresser à l’art ! Gordon garde bien sûr ce jugement pour lui, mais c’est à l’évidence bien meilleur que tout ce qui était exposé dans la galerie – et qui n’était pas mauvais en soi. Il n’en affiche que davantage la conviction (sincère, pour le coup) que le jeune peintre doit être « aidé », et il est disposé à le faire : il serait criminel qu’une œuvre pareille demeure inconnue, et que l’artiste fasse les frais de son audace ! Et ces tableaux ne sauraient rester dans cette réserve. Irena Kreniak l’approuve ; elle ne pouvait pas exposer ces toiles, donc, mais elle a toujours l’autorisation du peintre pour les vendre – le seul moyen pour un jeune homme dans son cas de gagner un peu d’argent… Gordon la prend cependant de court : sans tergiverser davantage, il offre d’acquérir l’ensemble de ces toiles, dès maintenant ! Il est assez riche pour se le permettre, à l’évidence… La galeriste n’en revient pas ; elle prend le temps de faire un petit calcul mental, puis établit le prix de l’ensemble à 1000 $ – une somme très élevée, probablement supérieure à la valeur objective de l’ensemble : Irena Kreniak comptait sans doute marchander sur cette base, et en tirer un bon prix, mais plus raisonnable… Sauf que Gordon Gore la prend à nouveau de court : 1000 $ ? Non, ce n’est pas assez – pour les œuvres en elle-même, pour le peintre, pour la galerie aussi… Le dilettante se dit porté au mécénat – et il offre 2000 $ ! Il n’a pas toute la somme sur lui, hélas – seulement 1800 $ (ce qui est bien évidemment colossal, mais l’amateur d’art est plein aux as et en fait étalage sans même vraiment y penser)… Disons qu’il versera cette somme dès maintenant, et complètera avec 200 $ de plus à livraison ? La galeriste en reste pantoise, elle en perd ses mots… Mais Gordon pousse son atout : ils vont établir des contrats en bonne et due forme, et s’assurer que Jonathan Colbert en retirera le bénéfice qui lui revient. Mais il aimerait vraiment rencontrer le peintre, et s’entretenir de tout cela avec lui…

 

[II-5 : Gordon Gore : Irena Kreniak ; Jonathan Colbert] Irena Kreniak est confuse, elle bredouille… Puis elle se fige un instant – comme si elle se posait une question… qu’elle décide finalement de balayer : elle n’est pas si vénale, mais suppose que l’offre considérable de Gordon Gore l’autorise à parler de choses qu’elle aurait autrement gardé pour elle. Elle secoue la tête, inspire profondément, puis dit à son client… qu’elle a en sa possession une autre toile de Jonathan Colbert – une toile… différente. Totalement différente. Peut-être l’intéresserait-elle également ? La vieille dame est un peu fébrile – peut-être même inquiète… Mais Gordon a très envie de voir cette autre toile, bien sûr ! Tremblotante, la galeriste lui demande de la suivre dans une autre partie de la réserve, et lui dévoile enfin (car celui-ci était caché) un dix-huitième tableau de Jonathan Colbert :

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[II-6 : Trevor Pierce, Gordon Gore : Irena Kreniak ; Jonathan Colbert] C’est effectivement tout autre chose – si la technique est toujours aussi admirable. Il s’agit du portrait d’un vieil Indien, revêtu semble-t-il de ce qui doit être une peau d’ours. La patte photoréaliste de Colbert est toujours de rigueur, mais le rendu est différent – notamment parce que le personnage se situe dans un décor abstrait, constitué d’étranges sphères, ou bulles, plus ou moins translucides, comme des gouttes d’eau parfois, et dont certaines passent devant lui. Et le tableau produit un effet étonnant – c’est comme si ces sphères étaient animées, d’une certaine manière ; le peintre a su, par quel miracle ? leur conférer l’illusion d’un mouvement autonome. Le sujet du tableau n’est toutefois pas en reste – et il est profondément inquiétant, produisant sur ceux qui s’y arrêtent la sensation désagréable que les yeux du vieil Indien les suivent… Trevor Pierce ne semble pas affecté par cette étrangeté, peut-être parce qu’il est trop prosaïque pour cela, ou absolument pas sensible à l’art, mais Gordon Gore, pour sa part, ressent comme une vague gêne... Irena Kreniak est pleinement consciente de cet effet : elle le ressent elle-même – et de manière très visible : elle ne peut quitter le tableau du regard, et parle d’une toute petite voix, presque un chuchotis… En fait, plusieurs clients lui en avaient fait part, dans le bref laps de temps durant lequel le portrait avait été exposé, ainsi que les dix-sept nus ; avant que les moralistes ne s’en mêlent, c’était bien ce tableau qui avait mis ses clients mal à l’aise – au point où elle avait dû se résigner à le retirer de l’exposition… Les cris d’orfraie des bonnes âmes de San Francisco ne se sont fait entendre que plus tard, elles n’ont jamais vu ce tableau. Pour autant, il est avant toute autre chose d’une qualité exceptionnelle – meilleur encore, en fait, que ces nus déjà remarquables. Gordon est tout à fait de cet avis – et enthousiasmé autant qu’inquiet. Il devine qu’il y a… « une histoire, derrière ce tableau ». Mme Kreniak pourrait-elle lui en faire part ? Elle n’en sait hélas pas plus : Jonathan Colbert lui a livré ce tableau en même temps que les autres, et sans lui fournir d’explication particulière ; la galeriste en avait été surprise, bien sûr – et d’abord par le thème, qui n’avait rien à voir avec le reste… Mais la qualité extraordinaire de la toile l’avait incitée à ne pas poser davantage de questions. Trevor, à vrai dire, ne comprend absolument pas de quoi parlent Gordon et la galeriste ; qu’est-ce donc qui les met mal à l’aise ? La figuration d’un Indien ? Ce serait... du racisme ? Ses deux interlocuteurs ne tiennent aucun compte de sa remarque, et le journaliste n’en est que davantage perplexe. Gordon rompt enfin le charme : ce tableau le fascine, mais il ne prendra de décision le concernant que plus tard – il se porte acquéreur des dix-sept nus, mais demande à Irena Kreniak de ne pas adjoindre ce tableau à la livraison, pour l’heure du moins ; la galeriste en a l’air un peu déçue, mais comprend son client – qui lui recommande cependant de le garder très précieusement. Ils s’éloignent du tableau.

 

[II-7 : Trevor Pierce, Gordon Gore : Irena Kreniak ; Jonathan Colbert, M. Kreniak, Harold Colbert, Clarisse Whitman] Trevor Pierce demande à Irena Kreniak comment Jonathan Colbert et elle se se sont rencontrés. « Comme un peintre rencontre une galeriste, il n’y a pas de mystère à cet égard... » La Russian Gallery est ouverte depuis bien des années maintenant, et n’a jamais manqué d’être approvisionnée par les œuvres de jeunes artistes prometteurs – et qui se passent le mot. Au départ, certes, du temps de feu M. Kreniak, la galerie n’exposait peu ou prou que des jeunes peintres russes, d’où son nom. Mais cela fait fort longtemps que ce n’est plus le cas – et les étudiants de la California School of Fine Arts, ou d’autres institutions similaires, se rendent régulièrement au 408 Francisco Street, depuis des années… Ce n’est certes pas la plus cotée des galeries, mais elle a sa réputation. Trevor poursuit : en sait-elle plus sur Colbert, d’où il vient, etc. ? Fort peu. Elle l’avait déjà croisé à la galerie, mais sans guère s’entretenir avec lui. Elle sait, bien sûr, qu’il étudiait à la California School of Fine Arts, et, bien sûr là encore, qu’il venait d’exposer au Palace of Fine Arts, dans le Présidio, et que ça s’était mal passé… Sinon, eh bien, un jeune homme issu d’une bonne famille – elle se retourne vers Gordon Gore : « Pas exactement le même genre de bonne famille... » Mais son père, Harold Colbert, est un universitaire réputé – pas dans leur domaine, certes, mais elle avait eu l’occasion de croiser son nom ici ou là. Trevor essaye un autre terrain, et demande à la galeriste si Jonathan Colbert peignait « d’après modèle » ; ce qui la fait sourire… À l’évidence ! Elle n’exclut cependant pas qu’il peigne d’après photographie – mais dans ce cas des photographies qu’il aurait lui-même réalisé, il le lui a plus ou moins laissé entendre. Les modèles sont « connus », par ailleurs – pas individuellement, non, mais ce sont sans l’ombre d’un doute « de ces dames que l’on rencontre dans… dans les "restaurants français" du Tenderloin ». D’ailleurs, cela fait partie du problème : il n’en cachait absolument rien – et, commercialement, ce n’était clairement pas l’attitude la plus futée ; ça ne gênait en rien la galeriste, mais… Trevor se penche sur chacun des nus : Clarisse Whitman y est-elle représentée, d’après les photos qu’ils en ont récupéré ? Non, ce n’est pas le cas.

 

[II-8 : Gordon Gore : Irena Kreniak ; Jonathan Colbert] Mais Gordon Gore revient à la charge, il insiste : il souhaite rencontrer Jonathan ColbertMme Kreniak peut-elle l’y aider ? A-t-elle ses coordonnées ? Non, elle ne sait pas où il se trouve ; il a quitté le domicile parental depuis des années, et a régulièrement déménagé ces derniers temps, il le lui avait confié – mais impossible de le joindre à quelque adresse que ce soit, et elle ne l’a plus revu depuis la semaine précédente, en tout cas pas depuis la fermeture de l’exposition ; il ne cessait alors de pester contre ceux qu’il appelait les « industriels fascistes » de San Francisco, l’Église, l’élite… Il était furieux – à bon droit en ce qui la concerne. Mais pas de nouvelles depuis, non ; il lui faudra bien se montrer un jour, suppose-t-elle, mais, pour l’heure… Ici, Irena Kreniak marque un temps d’arrêt, émet un soupir, puis lâche visiblement quelque chose qu’elle n’aurait pas confié au premier venu – mais les billets de Gordon, et peut-être davantage encore sa volonté affichée de venir à la rescousse du jeune artiste, lui délient la langue. Elle rapporte donc que, lors de leur dernière entrevue, le jeune homme l’avait effrayée – entre deux récriminations, il lui avait dit qu’il avait trouvé « un moyen de gagner de l’argent, et rapidement » ; il s’était montré très énigmatique, d’une manière assez puérile en fait, et Irena Kreniak avait été navrée à ce spectacle, lui évoquant tant de jeunes gens qui sont « sur le point de faire quelque chose de stupide ou dangereux »… Mais il lui a été impossible d’en apprendre davantage, et, le cas échéant, de le dissuader. Gordon ne cache pas son inquiétude, qu’il partage avec la galeriste… Il lui demande de le contacter aussitôt si elle venait à croiser à nouveau le jeune homme, ou à savoir où il pourrait se trouver ; en sens inverse, s’il obtient de ses nouvelles, il les transmettra à la vieille dame. Elle insiste : Jonathan Colbert n’est pas un mauvais bougre, et elle souhaite qu’il ne lui arrivera rien de fâcheux… L’entretien s’achève là – avec les politesses de Gordon assurant Irena Kreniak qu’il apprécie son excellent travail, qu’il regrette de n’avoir pas découvert plus tôt ; qu’elle n’hésite pas à faire appel à lui dans les temps difficiles.

 

III : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 10HAPPARTEMENT DE LIN CHAO, 158 ELLIS STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (02)

[III-1 : Zeng Ju : Lin Chao, Xiang Hai] Zeng Ju se rend à l’adresse du revendeur d’opium Lin Chao, dans le Tenderloin – adresse qu’il avait obtenue auprès de son vieux compère Xiang Hai, à Chinatown. C’est le matin, les « restaurants français » sont fermés – mais le quartier demeure tout de même vivant. L’immeuble où réside le jeune homme ne paye pas de mine, il est un peu miteux ; Zeng Ju pénètre à l’intérieur – il n’y a ni concierge ni sonnette – et monte directement au troisième étage. Il frappe à la porte, et doit insister pour susciter une réaction – une voix pâteuse, qui grogne : « Allez, faites pas chier, j’ai envie d'dormir... », puis multiplie les insultes, dans un sabir à mi-chemin entre l’anglais et le mandarin. Le domestique ne se démonte pas, et continue à frapper à la porte. Au bout d’un moment, il entend des bruits de pas, et la porte s’ouvre enfin.

 

[III-2 : Zeng Ju : Lin Chao ; Xiang Hai] Apparaît un jeune homme asiatique et visiblement fatigué, à moitié seulement habillé, avec les premiers vêtements (occidentaux) qu’il a pu trouver en se rendant à la porte. « C’que vous v’lez... » Zeng Ju se présente – en s’excusant de l’avoir dérangé dans son sommeil. Ils ont une connaissance en commun – l’honorable Xiang Hai. C’est lui qui lui a recommandé Lin Chao et lui a confié son adresse. Le jeune homme tique : « "Recommandé", mon cul… L'vieux bonhomme peut pas m'blairer. Qu’est-ce tu veux ? » Zeng Ju suggère qu’il vaudrait mieux en parler à l’intérieur ; Lin Chao se dégage de la porte pour lui laisser le passage, et va préparer du thé – bien dosé.

 

[III-3 : Zeng Ju : Lin Chao ; Xiang Hai, Clarisse Whitman, Timothy Whitman, Jonathan Colbert] Zeng Ju, en dégustant son thé, commence par poser qu’il est bien sûr au courant des activités de Lin Chao – il connaît Xiang Hai, après tout, et n’a rien à redire à ces trafics. Lin Chao acquiesce, mais ne comprend pas ce que le domestique lui veut : s’il connaît Xiang Hai, il peut se fournir chez lui… Mais ce n’est pas de ce genre de service dont Zeng Ju a besoin : il est à la recherche d’une personne disparue, une certaine Clarisse Whitman, la fille du banquier bien connu Timothy Whitman. Le nom ne dit rien à Lin Chao. Zeng Ju poursuit : il semblerait qu’elle était devenue opiomane – et qu’elle fréquentait le quartier du Tenderloin, éventuellement en compagnie d’un peintre du nom de Jonathan Colbert. La fille, cela ne dit rien à Lin Chao, mais, le peintre, il en a entendu parler – il voit le bonhomme, oui ; il consomme de l’opium, mais pas plus que ça – par contre, il s’est associé avec un type du coin, qui, lui, pour le coup, est un de ses clients réguliers ; ils avaient pu en causer, rien d’approfondi, des banalités… Hier, en fait – et si Zeng Ju ne lui avait pas posé la question aujourd’hui, il l’aurait sans doute très vite oublié. Un peintre, hein ? Son client disait plutôt qu’il était photographe… Bah, peu importe. Zeng Ju suppose qu’il touche un peu à tout – mais toujours dans la perspective de la débauche, au cœur de son art quel qu’il soit. L’art, tout ça, Lin Chao s’en fout complètement… D’ailleurs, son client n’a absolument rien d’un artiste.

 

[III-4 : Zeng Ju : Lin Chao ; Gordon Gore] Voilà qui intéresse énormément Zeng Ju. Lin Chao pourrait-il lui en dire davantage sur ce client ? Le jeune trafiquant lui adresse un large sourire : eh, c’est un client, il ne va pas le balancer comme ça, c’est une question de confiance… Mais s'il peut lâcher quelques billets, en même temps... Zeng Ju lui dit que la personne pour laquelle il travaille dispose de moyens conséquents ; Lin Chao éclate de rire : ouais, sans doute plus que son client ! C’est un petit escroc de bas étage… Des moyens conséquents, hein ? Est-ce qu’il aurait, par exemple… 100 $, là, comme ça ? C’est une somme énorme, totalement démesurée en fait pour une telle négociation ; Zeng Ju le sait, mais il sait aussi que Gordon Gore n’est pas à ça près… Oui, il pourrait avoir ces 100 $. Lin Chao, qui dissimule bien sa joie devant la réponse inattendue du domestique, précise qu’il les veut maintenant – ou, en tout cas, qu’il ne lâchera pas le nom de son client tant qu’il n’aura pas empoché les billets. Mais Zeng Ju ne se promène pas avec une telle somme… Eh bien, qu’il aille la chercher : Lin Chao restera dans son appartement toute la matinée, et la majeure partie de l’après-midi : c’est en soirée et durant la nuit qu’il travaille – dans les rues, certains établissements… Dans le Tenderloin de toute façon. Zeng Ju lui dit que le temps presse, que la vie de la fille est peut-être menacée, mais le trafiquant ne veut rien entendre, ce ne sont pas ses oignons. Zeng Ju retourne à la Résidence Gore.

 

[Faire l’aller-retour entre le Tenderloin et Nob Hill ne prend guère de temps, et Gordon Gore, s’il ne se trouve pas chez lui (il est toujours à la Russian Gallery), avait pris soin de laisser un peu d’argent à la disposition de son domestique, en pareille éventualité. Zeng Ju prend 120 $ et repart sans plus attendre. Nous reprenons donc aussitôt avec le retour de Zeng Ju chez Lin Chao, en fin de matinée.]

 

[III-5 : Zeng Ju : Lin Chao ; Gordon Gore, Andy McKenzie, Jonathan Colbert, Parker Biggs] Lin Chao est davantage réveillé, maintenant, et plus affable : la perspective de toucher une grosse somme, qui lui tombe ainsi du ciel, l’a rendu plus souriant. Zeng Ju lui tend « la somme convenue », en précisant que c’est une forte somme, « ça n’a pas été facile » ; mais ils pensent (Gordon Gore et lui-même) que l’information détenue par le trafiquant peut valoir ce prix. Lin Chao examine l’enveloppe que lui tend le domestique, et prend le temps de compter les billets – il affiche un sourire radieux et incrédule, ses yeux brillent. « OK, le compte est bon ! Alors… Bon, faut faire gaffe, le type, là, j’aimerais pas non plus lui attirer des ennuis, ou, en tout cas, faut pas que ça puisse remonter à moi, quoi... » Zeng Ju le rassure, il peut avoir pleinement confiance. « OK… Bon, le bonhomme en question s’appelle McKenzie… C’est quoi son prénom, déjà… Andy. Voilà. C’est une petite frappe du coin, un minable. Il est dans quelques sales coups, des combines à la con, mais à très petite échelle. Les gros boss de la pègre du coin lui font pas confiance ; z’ont bien raison, l’est absolument pas fiable. Il a fait quelques séjours en taule, des embrouilles trop minables pour y rester très longtemps. Mais c’est un p’tit con ; Il fait l'malin, un peu trop, un jour il va s'le prendre en pleine gueule... » Zeng Ju remercie Lin Chao, mais ne voit pas bien ce que ce type peut bien faire avec Jonathan Colbert Le trafiquant n’en sait pas plus – mais il est sûr que son client a mentionné le peintre ; et, à y repenser pendant l’absence de Zeng Ju, il s’est souvenu qu’il en avait eu quelques autres échos – en papotant avec des clients du coin. Le domestique demande au trafiquant s’il a l’adresse de McKenzie, ou s’il sait où le trouver. Son adresse, non – et il en change régulièrement, il est du genre à se faire virer après quelques jours, quelques semaines au mieux, partout où il essaye de s’installer. Par contre, il semblerait qu’il traîne autour du Petit Prince, ces derniers temps – un « restaurant français », plus loin sur Ellis Street (toujours dans le Tenderloin). Lin Chao ricane méchamment : « C’est pareil, si tu veux l'trouver là-bas, tu f'rais bien d'te dépêcher, parce qu’il va pas tarder à gicler ! Le patron du resto s’est montré bonne patte pour un temps, mais c’est vraiment pas le genre de type que tu fais chier très longtemps ; z’ont p't-être une combine, mais ça va pas durer… Biggs. Parker Biggs – c’est lui, le patron. Et c’est un dur, lui. » Zeng Ju remercie encore Lin Chao – en lui faisant la remarque qu’il a été grassement rémunéré pour ses confidences. Le trafiquant l’admet en souriant – et avance que, si Zeng Ju a encore besoin de quelque chose, il pourra lui rendre service : « Un extra... » Le domestique en prend bonne note – s’il a besoin d’informations… ou d’action ? Lin Chao se renferme un peu : « de l’action… Genre qui fait du bruit ? J'préfèrerais éviter ça. Pis c’est le Tenderloin, ici, pas Chinatown : c’est pas très bien famé, mais on fait pas péter les flingues, on s’égorge pas dans les rues. J't’apprends rien – mais j’ai pas envie d'me retrouver mêlé à ce genre de trucs. » Zeng Ju comprend – et dit ne pas être un homme à se promener avec une arme ; c’est un mensonge éhonté, et Lin Chao ne le croit pas deux secondes, mais il ne moufte pas. Zeng Ju s’en va – en disant qu’il va tâcher de rencontrer cet Andy McKenzie ; et, bien sûr, il a « déjà oublié » Lin Chao

 

IV : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 10HCALIFORNIA SCHOOL OF FINE ARTS, 800 CHESTNUT STREET, RUSSIAN HILL, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (02)

[IV-1 : Veronica Sutton : Nicolas Robinson, Jonathan Colbert] Veronica Sutton se rend à la California School of Fine Arts, dans le quartier de Russian Hill, où elle souhaite s’entretenir avec Nicolas Robinson, le professeur de Jonathan Colbert mentionné dans les coupures de presse. C’est un beau bâtiment, construit sur une base de monastère ; l’école est relativement cotée, c’est notoire, et le quartier très animé, effectivement bohème – les cours ont repris il y a peu, et les étudiants sont nombreux dans les environs ; les cafés des alentours sont bondés. Veronica se dirige vers l’accueil ; elle se présente, avec sa carte de visite, et demande à voir le Pr Robinson pour une affaire urgente – et privée. La secrétaire, qui a examiné la carte de Veronica, laquelle dispose d’un certain crédit approprié, ne cherche pas à en savoir davantage ; elle examine l’emploi du temps du professeur : il est en train de donner un cours, mais devrait pouvoir se libérer vers 11h, si cela convient à la psychiatre ? Très bien, Veronica va patienter. Peut-être pourrait-elle, d’ici-là, jeter un œil aux œuvres des étudiants ? Bien sûr – la secrétaire lui indique plusieurs emplacements d’exposition dans l’école ; elle lui indique également le bureau du Pr Robinson, elle pourra s’y rendre directement après le cours.

 

[IV-2 : Veronica Sutton : Jonathan Colbert, Gordon Gore, Trevor Pierce, Nicolas Robinson] Veronica Sutton flâne donc dans les diverses expositions – en espérant, par chance, tomber sur le nom de Jonathan Colbert. D’autres visiteurs déambulent de même dans l’école, tout particulièrement dans son péristyle. Après quelque temps, la psychiatre déniche enfin une œuvre signée Jonathan Colbert... Mais ce tableau n’a absolument rien à voir avec les découvertes de Gordon Gore et Trevor Pierce à la Russian Gallery : c’est un paysage de la Baie de San Francisco – le Mont Tamalpais, suppose-t-elle ; mais c’est avant tout très décevant… Une peinture d’une extrême banalité, témoignant sans doute de la compétence technique de l’artiste, mais sans aucune inspiration : il n’y a pas d’âme dans cette toile. Veronica n’a pas la compétence académique et artistique de Gordon à cet égard, mais elle est suffisamment éduquée pour savoir ce qu’est un bon tableau : celui-ci, le seul qu’elle trouve à être signé Jonathan Colbert, n’en est probablement pas un. Par contre, elle a le bon réflexe de jeter un œil au trombinoscope de l’école, en accès libre ce qui lui permet de trouver la photographie de Jonathan Colbert, un beau jeune homme avec une moue arrogante… mais aussi celle de Nicolas Robinson et cette dernière photo la surprend bien davantage : le professeur n’est pas le vieil homme chenu qu’elle supposait instinctivement, mais, de toute évidence, un homme entre deux âges et un séducteur invétéré, qui prend visiblement soin de son apparence – la psychiatre, devant cet étonnant portrait, envisage un galant qui se sent vieillir, et n’en abuse que davantage de la gomina...

 

[IV-3 : Veronica Sutton : Jonathan Colbert, Nicolas Robinson] Veronica Sutton ne s’attarde pas davantage dans l’exposition – le temps passe un peu trop lentement à son goût, elle commence à trépigner… Elle tend l’oreille, guettant les conversations, mais, si l’école est animée, elle n’en retire rien d’instructif – le nom de Jonathan Colbert, en tout cas, ne parvient pas à ses oreilles. La psychiatre se rend au bureau de Robinson, mais il est fermé. Elle fouine dans les sortes de « livres d’or » de l’école, mais ils sont d’un ennui mortel – rapportant quelques coupures de presse, bien sûr systématiquement favorables à l’école, ses professeurs et ses étudiants, et parfaitement creuses en tant que telles. Mais, en se renseignant, elle trouve l’amphithéâtre où Nicolas Robinson est en train de donner son cours ; elle entrouvre la porte, sans se faire remarquer, puis, voyant une place libre non loin, dans le fond de l’amphithéâtre, elle décide de s’y installer – elle commence à fatiguer, elle ne peut pas rester debout si longtemps… Le professeur ne semble pas la remarquer – ou en tout cas poursuit son cours comme si de rien n’était. En dépit de ses centres d’intérêt très divers, Veronica ne s’y connaît finalement guère en art, au-delà d’un fonds de culture générale relativement commun ; mais elle peut juger, dans l’absolu, de la manière dont le Pr Robinson fait cours – et c’est a priori un bon enseignant, compétent, sûr de lui, intéressé sans doute à ce qu’il raconte (en l’espèce, son cours porte sur les préraphaélites), et qui sait rendre la matière intéressante pour ses étudiants ; il est assez joueur, et même blagueur, par ailleurs – plutôt sympathique, pour le coup ; mais, effectivement, un séducteur… Les jeunes femmes des premiers rangs sont les cibles privilégiées de ses blagues, et il y provoque régulièrement des gloussements… Le cours s’achève. Si quelques jeunes filles se rendent à la chaire pour poser quelques questions au professeur, Veronica préfère s’éclipser au milieu des autres étudiants, pour gagner aussitôt le bureau de Robinson et l’y attendre.

 

[IV-4 : Veronica Sutton : Nicolas Robinson ; Jonathan Colbert] Le Pr Robinson ne tarde guère à rejoindre son bureau. Il salue courtoisement Veronica Sutton (mais à la façon d’un charmeur habitué à en faire des tonnes auprès du beau sexe), et ouvre la porte tandis que la psychiatre lui demande s’il voudrait bien lui accorder un entretien – pas de problème, qu’elle entre. Il libère une chaise croulant sous les documents pour que Veronica se mette à son aise, et s’installe quant à lui derrière son bureau. Que peut-il faire pour elle ? lui demande-t-il avec un sourire éclatant. La psychiatre se présente dans les formes, et lui tend sa carte – le professeur la range dans un tiroir. Veronica dit à Robinson qu’une de ses patientes a disparu. Pour des raisons de confidentialité qu’il comprendra très bien, elle n’est pas en mesure de lui donner son nom – mais elle a appris qu’elle fréquentait un des étudiants du Pr Robinson : un certain Jonathan Colbert… L’enseignant ne sourit plus – et ne gobe pas le baratin de la psychiatre, certes douée pour savoir quand les autres mentent, mais pas forcément pour mentir elle-même… « Une de vos patientes… Jonathan Colbert… Vous êtes bien psychiatre ? Pas journaliste, par hasard ? » Le professeur, s’il y tient, pourra vérifier ses références dans l’annuaire ! Il sourit à nouveau – il n’en doutait pas vraiment…

 

[IV-5 : Veronica Sutton : Nicolas Robinson ; Jonathan Colbert, Harold Colbert] Le Pr Robinson répond : Jonathan Colbert l’a peiné, il lui a causé quelques soucis ces derniers temps… Que veut savoir au juste Veronica Sutton ? Et, par pitié, inutile de verser dans ce genre de subterfuge, ils gagneront du temps tous les deux… La psychiatre dit s’inquiéter pour sa patiente (elle y tient !). Quelques recherches l’ont mise sur la piste de Jonathan Colbert, et elle a eu vent de « la ridicule polémique » dans laquelle avait été impliqué le jeune artiste. Elle souhaiterait pouvoir le contacter – car il pourrait savoir où se trouve la jeune fille disparue, ou du moins lui apporter quelques précieux renseignements. Robinson dit ne pas avoir la moindre idée d’où se trouve Jonathan Colbert. Il a l’adresse de son père, Harold Colbert, mais ils ne sont semble-t-il pas en très bons termes. Jonathan ne vivait plus chez ses parents depuis quelques temps, mais il ne cessait de déménager – d’un appartement miteux à l’autre ; alors dire où il se trouve maintenant… Mais le professeur va se montrer franc : cela lui va très bien comme ça, il n’a aucune envie de garder le contact avec le jeune homme – qui lui a fait un sale coup, et il n’apprécie pas. Du tout. Le petit a du talent, à l’évidence, on le disait très justement prometteur… Mais il n’est absolument pas… pragmatique ; il n’a aucun sens des conventions, ce genre de choses. Certes, c’est un artiste – et le professeur en connaît beaucoup par ici, il avait même eu la prétention d’en être un à une époque… Les artistes, et les jeunes artistes tout particulièrement, n’ont que le mot de « révolution » à la bouche, ils vont faire les choses différemment, etc. Mais il y a des limites. La plupart de ces jeunes gens finissent par l’admettre, mais pas Colbert : lui refuse de comprendre que « certaines choses ne se font pas quand on veut se faire un nom ». Et après ce qui s’est passé… « C’est foutu pour lui. Définitivement. » Veronica mentionne le tableau qu’elle vient de voir à l’école : semble-t-il rien à voir avec ce qui a été exposé… Le professeur pense-t-il que son étudiant l’a sciemment trompé ? Il ne voit pas d’autre explication : « Il m’a trompé, oui – ainsi que les commissaires d’exposition du Palace of Fine Arts. Il m’avait dit qu’il présenterait ses paysages – et, lui faisant confiance, c’est bien pourquoi je l’ai appuyé auprès du Palace… et même dans la presse, ne ménageant pas mes recommandations. Mais ces nus... » La psychiatre s’étonne cependant de la réaction du professeur : elle conçoit bien que sa charge lui impose d’assurer la respectabilité de l’institution dont il est membre, bien sûr… Reste que le tableau qu’elle a vu dans le péristyle était « parfaitement quelconque » ! Robinson ne le nie pas : bien fait, mais sans âme. Cependant le moyen de s’assurer quelques revenus et le début d’un nom – il est bien temps, ensuite, de tenter des choses plus audacieuses… « Mais il a voulu brûler les étapes, et s’est finalement brûlé les ailes. Je ne crois pas qu’il y ait plus de choses à en dire. » Veronica avance que le professeur avait semblé attaché au jeune homme, pourtant… Il l’admet – Colbert a beaucoup de talent, c’est un fait. En tant que professeur dans cette institution, Robinson ne se fait plus d’illusions depuis longtemps : il ne brillera pas par lui-même. Mais les enseignants dans son genre prient sans cesse pour bénéficier, disons, d’ « une gloire par répercussion » : quoi de plus flatteur qu’un élève qui perce ? Il fondait ce genre d’espoirs en Jonathan Colbert – il ne s’en sent que davantage trahi, et déçu. Sans doute le jeune homme n’en a-t-il même pas conscience, car il s’en moque, mais son comportement a souillé l’école, et l’a souillé en tant que professeur. Alors Robinson lui en veut.

 

[IV-6 : Veronica Sutton : Nicolas Robinson ; Jonathan Colbert, Harold Colbert] Nicolas Robinson pense-t-il que Jonathan Colbert aurait pu être influencé par « quelqu’un d’autre », qui l’aurait incité à « dévier » de la voie qu’il lui avait préparée ? Il ne connaissait pas plus que ça ses fréquentations – des jeunes femmes, oui, nombreuses… « Mais elles s’attachaient bien plus à lui que lui à elles. » En dehors de cela… Oui, il fricotait dans quelques groupes d’étudiants, « plus ou moins, vous savez, bolcheviques… On en trouve dans cette école, dans les cafés du coin… Partout, en fait, où des jeunes gens enthousiastes se persuadent qu’ils vont parvenir à changer le monde de fond en comble – et ceci en l’espace de deux mois tout au plus. » Mais le professeur n’en conclut pas grand-chose : cet engagement politique n’était sans doute pas essentiel, pour Jonathan Colbert – au-delà, éventuellement, d’une rhétorique pouvant tenir de la façade, plus ou moins consciemment. Il avait avant tout un tempérament d’artiste – et passablement lunatique, ce qui ne doit guère surprendre la psychiatre Veronica Sutton : « Parler de changer les choses, oui… Mais véritablement s’engager pour cela… » Par ailleurs, Colbert était fondamentalement arrogant : le professeur doute que quiconque dans ces cercles ait jamais pu développer suffisamment d’ascendant pour modifier en profondeur sa vision du monde. Veronica demande cependant au Pr Robinson s’il ne pourrait pas lui indiquer un camarade un peu plus proche que les autres, ou un autre enseignant qui aurait noué des liens avec Jonathan Colbert ? Et qui pourrait savoir où le trouver ? Non… Il n’était pas très liant, de toute façon – il ne s’attachait pas davantage aux hommes qu’aux femmes. Peut-être Mlle Sutton pourrait-elle enquêter dans les cafés des environs, mais il doute qu’elle trouve quiconque disposé à en parler – et il est à peu près certain, en tout cas, qu’elle ne trouvera personne pour parler de Jonathan Colbert en bien. Même chose pour les professeurs : Robinson ne croit pas qu’un de ses collègues ait pu nouer des liens avec le jeune homme – pas comme lui. Ils ne s’en seraient en tout cas jamais fait écho, alors… Et il n’a pas d’adresse à fournir, en dehors de celle de Harold Colbert, le père de Jonathan, à Nob Hill.

 

[IV-7 : Veronica Sutton : Nicolas Robinson ; Clarisse Whitman, Jonathan Colbert] Veronica Sutton comprend qu’elle n’en tirera pas davantage, et prend congé – en invitant Nicolas Robinson, si par miracle il apprenait quoi que ce soit, à la contacter aussitôt : il en va peut-être de la vie d’une jeune femme. Mais Robinson la reprend : là, il est incapable de la suivre sur ce terrain… « La vie d’une jeune femme menacée ? Et du fait de Jonathan Colbert ? » Il n’est pas avare de reproches concernant le jeune homme, mais de là à l’imaginer être mêlé à quelque chose d’aussi grave... Veronica lui répond qu’elle connaît bien ses patientes : la jeune fille dont elle parle est brillante à bien des égards, mais aussi extrêmement naïve – et il semblerait que Jonathan Colbert l’ait traînée dans les pires bas-fonds de San Francisco. La psychiatre ne peut pas jurer qu’elle est à proprement parler en danger – par ailleurs, elle dit franchement ne pas se soucier le moins du monde de « sa vertu » ; mais elle redoute vraiment qu’elle fasse de mauvaises rencontres… Nicolas Robinson s’affale dans son fauteuil : « Bon sang… J’espère qu’il n’est pas tombé aussi bas… Et que personne ne viendra me voir à ce propos en réclamant des explications... » À sa demande, il écrit un petit mot afin que l’administration de l’école donne une copie de la photographie de Jonathan Colbert à Veronica, qui le remercie, et ne s’attarde pas davantage.

 

V : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 12HCABINET DE VERONICA SUTTON, 57 HYDE STREET, FISHERMAN’S WHARF, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (02)

[V-1 : Veronica Sutton : Louise Whitman, Clarisse Whitman, Dorothy Whitman, « Johnny », Timothy Whitman] Veronica Sutton rentre à son cabinet, à la lisière de Fisherman’s Wharf ; elle espère avoir des nouvelles de Louise Whitman, et c’est bien le cas : la jeune fille lui a adressé une lettre.

 

 

 

[À ce stade de la partie, je n’ai rendu accessible cette lettre qu’à la joueuse incarnant Veronica Sutton – libre à elle d’en communiquer le contenu aux autres, plus tard. Mais les circonstances de sa rédaction expliquent qu’une partie de son contenu était à ce stade déjà connue des joueurs – et, concernant le reste, cela peut donner l’impression, a posteriori, d’une redondance dans la scène suivante, mais il n’y avait pas ce parasitage durant la séance de jeu.]

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (02)

Chère Mme Sutton,

Vous avez très bien fait de me laisser votre carte. Le fait est que j’avais des choses à vous dire – des choses que je devais taire devant ma mère, dont vous avez pu juger combien elle est envahissante.

Mais je ne prétendrai pas duper une femme aussi lucide et perspicace que vous. Quoi que ma mère ait pu en dire, sachez ceci : Clarisse et moi ne sommes pas amies.

Non que je condamne vraiment son mode de vie – autrement plus excitant que le mien, ainsi que vous vous en doutez. Mais la peste trouvait donc toujours à s’amuser, me laissant seule entre les griffes du dragon maternel ! Quant à ses confidences sur ses errances et turpitudes, je suis portée à croire qu’elles avaient quelque chose de délibérément cruel et moqueur – qu’il s’agissait pour elle de me blesser.

Pour autant, je crains le pire la concernant – et ne laisserai pas ma jalousie vous dissimuler les dangers qu’elle court peut-être…

Je sais que vous avez appris le nom de « Johnny ». À ma connaissance, il est bien le plus récent de ses (nombreux) amants, et dans la lignée des précédents ; un artiste, oui – je crois qu’il a été exposé récemment au Palace of Fine Arts ; ou était-ce dans quelque galerie bohème de North Beach ? Je ne me souviens plus très bien…

Ce dont je me souviens parfaitement, c’est que Clarisse, plus narquoise que jamais, m’avait confié que ledit « Johnny » lui avait proposé de poser pour lui – nue. Et la petite sotte pensait accepter !

Je n’en sais guère plus, mais je suis amenée à me poser des questions, naturellement : sachant ceci, puis-je croire que la soudaine inquiétude de mon père quant à la situation de Clarisse tiendrait uniquement à un amour paternel dont il n’a jamais fait preuve ? L’homme d’affaires ne connaît que l’argent ; est-ce trop hardi de supposer que c’est une question d’argent qui le motive ? Oui, je pense qu’on le fait chanter – d’où tout ce secret… Ma mère est trop bête pour s’en rendre compte, mais sans doute ai-je hérité quant à moi quelque chose de M. Whitman à cet égard, en bien ou en mal.

Je ne pense pas qu’il serait bienvenu de votre part, ou de celle de vos collègues, de revenir à la Résidence.

Mais croyez bien, en dépit de mon peu d’estime pour ma pauvre idiote de sœur, que je prie pour elle et pour le succès de votre enquête.

Bien cordialement,

Louise Whitman

VI : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 10H – RÉSIDENCE WHITMAN, 32 LYON STREET, PACIFIC HEIGHTS, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (02)

[VI-1 : Bobby Traven, Eunice Bessler : Gordon Gore, Louise Whitman] Bobby Traven et Eunice Bessler se rendent via les transports en commun à la Résidence Whitman, à Pacific Heights (la jeune fille possède un appartement plus loin dans le quartier, mais n’y met quasiment jamais les pieds). Au cours du trajet, tous deux discutent – Eunice est excitée comme une puce, et parle des films policiers dans lesquels elle a joué. Bobby relève qu’elle ressemble beaucoup à Gordon Gore à cet égard – toujours en quête du « palpitant »… Lui ne sait pas trop quoi penser de son employeur, qu’il trouve un peu « étrange », et Eunice le corrige : « Enthousiasmant ! Et… palpitant ! » Le détective ne poursuit pas sur ce terrain – mais il aura besoin que la starlette fasse preuve de sang-froid. Ils ne vont pas se livrer à une perquisition en règles, mais Bobby compte fouiner autour de la résidence, discrètement ; Eunice pourrait faire diversion, à un moment opportun – en arguant de l’affaire, ou de ce qu’elle est « presque » une voisine des Whitman. La jeune fille aimerait en profiter pour demander à parler à Louise Whitman, et le détective l’approuve.

 

[VI-2 : Bobby Traven, Eunice Bessler : Dorothy Whitman, Louise Whitman, Montgomery Phelps] Ils arrivent aux environs de la Résidence Whitman. Pour l’heure, Bobby Traven se contente de placer Eunice Bessler à quelque distance, de l’autre côté de la rue, et aux aguets : qu’elle ne prenne pas d’initiative pour l’heure, il va se faire une idée du terrain, et lui fera signe s’il a besoin d’une diversion. Le détective fait le tour de la demeure – c’est faisable, il n’y a pas de muraille autour de la résidence, tout au plus une haie sur le côté de la maison qui débouche sur un jardin assez conséquent sans être immense ; les deux autres façades donnent, l’une, la principale, sur Lyon Street, une grande artère, la dernière sur une ruelle autrement réduite. Bobby commence par cette dernière – mais il n’est pas très discret, sa silhouette se remarque et il le sait, outre qu’il fait plein jour… Il y a de l’activité au rez-de-chaussée, mais le détective ne peut pas se montrer plus précis : avec les reflets, les rideaux éventuellement, il ne distingue guère que des silhouettes qui se déplacent à l’intérieur – probablement davantage que simplement Mme Whitman, sa fille, et le majordome Phelps : tout laisse à croire qu’il s’agit de gens qui travaillent, et le personnel de la maison est probablement plus conséquent que l’aperçu qu’ils en avaient eu la veille – des femmes de chambre ou autres bonnes, peut-être employées à mi-temps. Bobby ne dispose pas d’un angle de vue pour voir ce qui se passe à l’étage, mais les fenêtres sont ouvertes : c’est le matin, il fait bon, une petite brise agréable se fait sentir, tout à fait bienvenue pour aérer les chambres.

 

[VI-3 : Bobby Traven, Eunice Bessler : Montgomery Phelps ; Louise Whitman, Dorothy Whitman, Clarisse Whitman] Bobby Traven adresse un signe de la main à Eunice Bessler : il est temps d’y aller ! La jeune fille quitte son poste d’observation, et va sonner à la porte de la Résidence Whitman. Elle patiente quelques secondes, puis la porte s’ouvre sur le majordome, Montgomery Phelps – un peu interloqué. Après quelques politesses, qui déconcertent le domestique guère habitué à ce qu’on lui demande comment il va, l’actrice explique qu’elle réside dans les environs, et qu’elle avait pensé profiter de cette belle matinée pour rendre visite à ses « voisins » les Whitman ; peut-être pourrait-elle discuter avec Mlle Louise ? Ou avec Mme Whitman ? Phelps, un peu gêné, lui explique que Mme Whitman est très stricte quant à ce genre de visites de courtoisie, et a pour principe de ne jamais… « recevoir à l’improviste ». D’où le rendez-vous de la veille, en fait. Il est tout à fait désolé, mais craint que Mme Whitman ne soit pas disposée à voir… « Mlle Bessler, c’est bien cela ? » Du moins pas maintenant et pas ainsi. Louise serait-elle mieux disposée ? Eunice adresse au majordome son sourire le plus charmeur – il en est presque paniqué… Il rougit, du moins. Presque sur le ton de la confidence, il dit à la jeune femme qu’elle a sans doute pu constater que Mme Whitman refusait que Mlle Whitman parle à qui que ce soit hors de sa présence… Eunice demande au domestique s’il ne pourrait pas faire « un petit effort » à ce propos : c’est qu’elle aurait grand besoin de s’entretenir avec Louise Whitman, seule à seule… De la disparition de Clarisse, bien sûr : la politique domestique de Mme Whitman n’aide en rien à la résolution de cette inquiétante affaire ! Phelps, désolé, s’excuse de ne pas pouvoir la faire pénétrer à l’intérieur – d’autant qu’il y a tout le personnel de maison, il serait impossible de rester discret… Mais l’actrice lui demande alors, dans ce cas, de faire sortir, même brièvement, Louise Whitman. Le majordome hésite : elle ne sort pas, normalement – mais, cinq ou dix minutes, peut-être… Sourire rayonnant de Eunice : « Ce sera amplement suffisant ! » Mais Phelps note qu’elle ne peut pas attendre ainsi devant la maison… Il y a un petit square à deux minutes : l’actrice va y attendre ; Phelps ne peut rien lui garantir, mais il va en parler à Mlle Louise. Il ferme la porte.

 

[VI-4 : Eunice Bessler, Bobby Traven] Eunice Bessler se rend au square, mais en prenant soin de passer, l’air de rien, à côté de Bobby Traven ; elle n’a pas le temps de lui expliquer les détails, mais lui dit qu'elle doit s’éloigner brièvement, et que le détective ne doit pas la suivre. Il dit cependant qu’il va garder un œil sur elle, à distance – en ayant relevé qu’il y avait donc bien du monde dans la Résidence Whitman. L’actrice entend le rassurer : elle sait se défendre, d’ailleurs elle a un Derringer ! Le détective en est encore moins rassuré… « Pas de bêtises, Mademoiselle ! »

 

[VI-5 : Bobby Traven, Eunice Bessler : Montgomery Phelps, Clarisse Whitman, Louise Whitman, Veronica Sutton] Mais Bobby Traven ne peut de toute façon pas se concentrer sur Eunice Bessler : c’est la diversion qu’il souhaitait, il doit en profiter ! En longeant le jardin, il observe les fenêtres ouvertes de l’étage. Il se souvient que Phelps avait évoqué devant lui les sorties nocturnes de Clarisse Whitman : de sa fenêtre à l’étage, la jeune fille quittait la maison en descendant à l’aide d’une gouttière assez solide, donnant, au rez-de-chaussée, sur la chambre du majordome, qu’il peut supposer inoccupée à cette heure. Bien sûr, le détective n’a pas exactement la même carrure que la jeune fille, il n’est pas dit que la gouttière soit assez solide pour lui… Et la discrétion n’est pas toujours son fort – a fortiori en plein jour ! Enfin, il y a du monde dans la maison, même s’il ne sait pas ce qu’il en est précisément à l’étage… Bobby a cependant envie de tenter le coup. Il patiente deux minutes, puis la porte principale s’ouvre, Louise Whitman en sort, et Phelps ferme derrière elle. C’est le moment ou jamais ! Par contre, Eunice, trop loin, ne sait absolument rien de ce qu’il fait… Qu’à cela ne tienne, Bobby s’insinue dans le jardin, jauge la gouttière, et pense qu’elle devrait supporter son poids. Il se met à grimper, mais sans grande adresse – une mauvaise prise lui a fait faire un peu de bruit, mais cela n’a semble-t-il pas provoqué de réaction. Il se montre plus prudent, après coup, et parvient au niveau de la chambre de Clarisse ; la fenêtre est ouverte, et Bobby s’assure de ce qu’il n’y a personne à l’intérieur. La chambre a déjà été fouillée la veille par Eunice et Veronica Sutton, mais le détective pense que ça vaut le coup d’y rejeter un œil, lui le professionnel…

 

[VI-6 : Eunice Bessler : Louise Whitman ; Dorothy Whitman, Clarisse Whitman, Veronica Sutton, Jonathan Colbert, Timothy Whitman] Eunice Bessler patiente dans le square, assise sur un banc. Après cinq minutes environ, elle voit Louise Whitman qui pénètre dans le parc, ne tarde pas à la reconnaître, et vient s’asseoir à côté d’elle (elle ne la regarde pas, se contentant de fixer le square devant elle – les enfants qui jouent sur une installation). L’impression de la veille se confirme : Louise est une jolie jeune fille, avec une coiffure à la mode, mais l’actrice ne manque pas de relever que sa tenue très austère la dessert – sans doute un autre effet de la tyrannie domestique de Dorothy Whitman. Eunice remercie Louise d’être venue – cette dernière se contente de dire, le visage fermé, qu’elles n’ont pas beaucoup de temps. L’actrice va donc à l’essentiel : il faut tout lui dire concernant Clarisse Whitman – ces choses que Louise, visiblement, souhait leur dire la veille, mais pas en présence de son omniprésente mère… C’est bien le cas ; elle a adressé une lettre à Mme Sutton à ce propos, mais sans doute Eunice n’en a-t-elle pas encore eu connaissance. L’actrice confirme. Mais ils ont suivi la piste de « Johnny », un peintre… « un peu spécial » ? C’est bien cela – le dernier amant en date de Clarisse ; et un pervers qui lui avait demandé de poser nue ; « Cette petite imbécile me l’a dit, elle en était ravie, elle s’en vantait en fait devant moi... » Eunice demande à Louise si elle pensait que sa sœur était en danger de ce fait – que la menace vienne de Jonathan Colbert (le nom précis n’évoque rien à la jeune fille) ou soit simplement en rapport avec lui. Mais pas sur le moment, non – pour elle, ce n’était qu’une énième occasion pour sa sœur d’étaler sa débauche et sa joie devant elle… Clarisse a-t-elle évoqué devant sa sœur des… « gens étranges – des clochards, par exemple » ? Elle fréquentait assurément des « gens étranges », mais certainement pas des clochards, non : des artistes à foison, des poètes, ce genre de choses… Eunice l’assure qu’il y a « des gens bien » dans ce milieu, remarque qui extirpe un petit sourire triste et guère convaincu chez Louise. Puis elle émet un soupir : « Savoir si elle est en danger… Avec ses bêtises de jeune fille indocile, et en rapport ou nom avec ce "Johnny"… Je ne sais pas. Mais il y a quelque chose, tout de même – pas tant chez Clarisse que chez notre père… Il a peut-être fait devant vous protestation de son amour paternel, mais je peux vous dire qu’il n’a jamais prêté la moindre attention à ses filles : pour lui, nous ne sommes que… des investissements. À long terme. Et sans doute commence-t-il à trouver que cela fait un peu trop longtemps, et qu’il s’agit maintenant d’en tirer des dividendes, j'en sais quelque chose, avec tous ces beaux partis qu'il invite à me scruter comme un cheval auquel on regarderait les dents. Alors son inquiétude concernant Clarisse… Je n’y crois pas : la seule chose qui pourrait l’inquiéter, c’est ce qui pourrait lui arriver à lui. » Un silence. Eunice entend réconforter Louise – elle est une jeune fille forte, et… « Non, Mlle Bessler. Et j’aimerais que vous cessiez de le prétendre – ceci ou d’autres choses du même acabit. Vous êtes peut-être ce genre de jeune fille – comme Clarisse ; pas moi, je n’ai pas cette force de caractère – et ce discours, elle me l’a cruellement tenu durant toutes ces années ; c’était… très désagréable. Et ça l'est toujours. » Eunice, un peu refroidie par cette repartie qu’elle n’attendait pas, essaye de parler d’autre chose : le rapport à l’art de Timothy Whitman, qui semble au mieux défiant. « C’est un bourgeois très puritain, qui aime ce qui se chiffre – et pour lui l’art ne se chiffre pas assez, ou, du moins, pas selon des protocoles qu’il soit en mesure de comprendre : les ventes les plus astronomiques, en l’espèce, le dépassent totalement. L’argent, c’est tout ce qui compte – et un argent qui s’incarne dans le solide, sa banque, cette demeure… L'art est une perte de temps, et donc d'argent, et il n’y a rien de plus à en dire. » Et quant aux relations entre Clarisse et leur mère ? « Notre mère est un dragon. Elle bataillait avec Clarisse, parce que Clarisse répondait tandis que je me soumettais. Nul amour dans tout cela, à nouveau. Notre mère ne nous perçoit peut-être pas, elle, comme des investissements, mais disons… Des devoirs. C’est ce que les femmes doivent faire – perpétuer le cycle des générations. Mme Whitman est très attachée à sa notion de ce que les femmes doivent faire. » Mais Louise regarde sa montre – elle ne peut pas s’attarder plus longtemps, il lui faut rentrer. Eunice la remercie avec un sourire chaleureux, mais Louise ne la regarde toujours pas ; elle se contente de se lever et de partir sans un mot de plus.

 

[VI-7 : Bobby Traven : Clarisse Whitman, Eunice Bessler, Veronica Sutton, Dorothy Whitman, Louise Whitman, Timothy Whitman] Bobby Traven fouine dans la chambre de Clarisse Whitman ; il repense notamment à ce que Eunice Bessler et Veronica Sutton lui avaient dit, la veille – le bruit de chasse d’eau quand Dorothy Whitman s’était livrée à sa fouille préliminaire. Il jette un œil aux toilettes attenantes, mais n’y repère rien de spécial… Il cherche des stupéfiants, en particulier, mais rien ; et pas davantage dans la chambre à proprement parler – pas de cache sous le plancher, etc. Le détective entrouvre la porte donnant sur le couloir, il n’y a a priori personne à l’étage. À sa droite se trouve une autre chambre, probablement celle de Louise Whitman, tandis que la chambre des époux Whitman se trouve au bout du couloir ; de l’autre côté du couloir, tout l’étage est semble-t-il occupé par l’immense bureau de Timothy Whitman. Le détective choisit de se rendre dans ce dernier – mais il n’est pas très discret, il fait crisser le plancher… Pour l’heure, cela ne semble pas prêter à conséquences, mais il comprend bien qu’il n’a pas beaucoup de temps, et qu’une nouvelle maladresse attirera sans doute quelqu’un à l’étage. Il entre cependant dans le bureau – aux dimensions vraiment impressionnantes. Les fenêtres, là aussi, sont ouvertes. Un grand bureau trône à l’extrémité de la pièce, les murs sont presque systématiquement recouverts de bibliothèques, à ceci près qu’elles ne contiennent pas des livres, comme le révèle un survol rapide des rayonnages, mais uniquement ou peu s’en faut des dossiers (les très rares exceptions sont purement fonctionnelles, des annuaires, par exemple). C’est une pièce où l’on travaille. Bobby cherche dans les bibliothèques des signes de ce que tel ou tel dossier aurait été régulièrement retiré, et pourrait dissimuler quelque chose, mais il ne trouve rien de la sorte. Le détective jette ensuite un œil au bureau, qui comprend plusieurs tiroirs, tous fermés et verrouillés. Il décide de ne pas tenter de les forcer – ça serait trop bruyant, et ça laisserait des traces éloquentes… Il a le sentiment de perdre son temps, qui est précieux.

 

[VI-8 : Bobby Traven : Clarisse Whitman, Montgomery Phelps] Or, quand Bobby Traven jette un coup d’œil dans le couloir, par précaution, il entend des bruits de pas qui montent ! Il retourne aussitôt dans la chambre de Clarisse Whitman – mais il n’a guère d’endroits où se cacher… Il se réfugie cependant dans les toilettes. Quelques secondes plus tard, les bruits de pas se font à nouveau entendre, et qui viennent clairement de l’étage – il n’a toutefois pas l’impression que le nouveau venu ait ouvert une porte, quelle qu’elle soit. Mais quelqu’un se promène à l’étage, et sans doute pour jeter un œil çà et là, à en juger par le rythme, pas pour travailler. Craignant de plus en plus d’être découvert, Bobby s’empare de vêtements de Clarisse pour dissimuler son visage… Mais sa carrure le dénoncera probablement de toute façon. Les bruits de pas semblent s’éloigner, a priori dans la direction du bureau – dont il entend la porte s’ouvrir après quelques secondes. Bobby en profite pour s’esquiver par la fenêtre – sans s’embarrasser de précautions avec la gouttière peu fiable : il prend son appui, et saute. Mais il se réceptionne mal, et l’atterrissage est douloureux… et bruyant. Le détective, qui craint la foulure, ne fuit pas à toutes jambes, préférant s’accroupir sous la fenêtre de la chambre de Montgomery Phelps. Hélas, au même instant, une femme de chambre passe précipitamment la tête à travers la fenêtre ouverte par laquelle Bobby vient de sauter ; elle entend du bruit, baisse la tête… et aperçoit le détective avec son visage masqué ! Elle hurle : « Au secours ! Au voleur ! À l’assassin ! » Bobby n’a plus le choix, et se met à déguerpir – un peu clopin-clopant, sa course est douloureuse, mais il prend sur lui et fonce.

 

[VI-9 : Bobby Traven, Eunice Bessler : Louise Whitman, Timothy Whitman] Hélas, il y a des passants dans les environs – interpellés par les hurlements de la femme de chambre, ils ne manquent pas de remarquer Bobby Traven, avec sa forte carrure, sa démarche bizarre… et ce linge de corps féminin dont il s’est fait un déconcertant foulard ! Trop interloqués par la scène pour intervenir, ils sont peut-être aussi intimidés par la charpente du cambrioleur… Mais ils sont nombreux, et tendent à se rapprocher. Eunice Bessler, après avoir laissé Louise Whitman rentrer seule chez elle, était retournée dans les environs de la Résidence Whitman – les cris de la femme de chambre attirent également son attention, et elle voit bien vite que Bobby est en très fâcheuse posture ! Elle court dans sa direction – et tente la comédie ; comme dans un faux chuchotis, en fait entendu de tous, elle lance au détective : « Bobby ! Bobby ! Qu’est-ce que tu fais ? » Le détective poursuit sa course – finissant par ôter son « masque » qui lui nuit plus qu'il ne lui vient en aide. Il rejoint les lignes du cable-car, dans l’espoir de grimper à bord d’une voiture de passage pour filer au plus vite… mais, pas de chance, il n’y a pas de véhicule dans l’immédiat. Par contre, les passants se multiplient, qui reprennent bientôt les cris de la femme de chambre : « Au voleur ! À l’assassin ! » Eunice, qui peste, court en direction du détective, et attire du coup tout autant l’attention. Mais elle continue de jouer la comédie – s’adressant au détective comme à un individu un peu simplet : « Voyons, Bobby, faut pas faire ça, c’est pas bien ! Tu fais peur aux gens, regarde dans la rue ! C’est pas bien ! » Bobby ne comprend pas vraiment ce qui se passe, commençant à faire ses excuses… L’actrice le saisit par l’épaule et lui chuchote : « Fais le demeuré, bon sang ! » Eunice a du métier, elle pourrait être convaincante dans l’absolu, et son comportement a au moins pour effet d’interloquer à nouveau les passants : un petit attroupement s’est formé, mais qui ne semble plus savoir comment réagir… En fait, certains semblent trouver la scène… cocasse ? Mais ça ne durera pas – d’autant que Bobby n’a pas le don de sa compagne pour la comédie, à l’évidence ; et les policiers ne vont plus tarder ! Tous deux continuent à jouer le couple mal assorti en longeant la ligne du cable-car – quand une voiture arrive enfin, ils s’empressent d’y monter en marche. Les passants semblent sortir de leur hébétude : « Hep ! Hep ! Là-bas ! » Et, à l’intérieur de la voiture, les passagers sont tout aussi décontenancés – même si personne ne prend l’initiative d’agir… Bobby et Eunice ne s’attardent pas : après quelques pâtés de maison, ils descendent, en marche à nouveau, et le détective guide l’actrice dans un dédale de ruelles, jusqu’à trouver à se réfugier dans un petit café qui donne sur une tout autre ligne. Hélas, ils savent tous les deux qu’ils ont été grillés auprès des Whitman : Bobby, même avec son foulard ridicule, était assurément identifiable, et Eunice s’était présentée nommément à la porte de la Résidence Whitman quelques minutes plus tôt à peine… Et, fonction de comment Timothy Whitman réagira, ils pourraient bien avoir en plus des ennuis avec la police ! Eunice ne comprend absolument pas ce qui s’est passé, elle presse Bobby de lui répondre (d’autant qu’elle croyait, tout d’abord, qu’il était censé la surveiller), mais le détective renâcle et se perd dans des explications bidon évacuant sa responsabilité...

 

VII : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 13H – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (02)

[VII-1 : Veronica Sutton : Louise Whitman, Jonathan Colbert, Nicolas Robinson, Harold Colbert] Comme convenu, tous les investigateurs se retrouvent au Manoir Gore, sur Nob Hill, vers 13h, pour faire le point sur leurs découvertes. Veronica Sutton montre notamment la lettre de Louise Whitman, ainsi que la photographie de Jonathan Colbert ; le professeur Nicolas Robinson lui a également donné l’adresse du père de l’artiste, Harold Colbert. En fait, le nom de Colbert disait vaguement quelque chose à Veronica depuis qu’il était apparu, mais l’information concernant son père lui a permis de comprendre qu’elle avait une certaine idée de qui il s’agissait, même si elle ne l’a jamais rencontré : Harold Colbert est un intellectuel assez réputé de San Francisco, il enseigne la théologie au Jesuit College, et fait figure d'expert au niveau mondial – la curiosité de Veronica en matière d’anthropologie et indirectement d’occultisme explique qu’elle a déjà croisé ce nom à plusieurs reprises, sans qu’elle fasse jusqu’alors le lien, et notamment parce qu’elle envisage la matière ésotérique dans une perspective rationnelle et symbolique : en fait, le Pr Colbert est tout particulièrement un spécialiste du symbolisme médiéval, et a livré tout au long de sa carrière des études très pointues portant sur des sujets pas toujours très orthodoxes.

 

[VII-2 : Zeng Ju, Gordon Gore, Bobby Traven : Lin Chao, Jonathan Colbert, Andy McKenzie, Parker Biggs] Zeng Ju rapporte alors (concrètement, à Gordon Gore...) ce qu’il a appris auprès de Lin Chao : Jonathan Colbert traîne bien dans le Tenderloin, en compagnie d’une petite frappe, un escroc minable du nom d’Andy McKenzie. Ils semblent fréquenter un « restaurant français » appelé Le Petit Prince, tenu par un certain Parker Biggs, qui a l’air d’un tout autre calibre. Ce renseignement lui a cependant coûté (ou plutôt, à son patron...) 100 $ – on ne peut évidemment faire passer une facture au motif qu’il a fallu payer un trafiquant d’opium, certes… Quoi qu’il en soit, suivre ce McKenzie pourrait s’avérer fructueux (pourquoi Colbert s’est-il donc associé à lui ? Visiblement pas pour l’amour de l’art…), et peut-être faudrait-il également avoir une petite discussion avec Parker Biggs ? Bobby Traven fait la remarque qu’il connaît Le Petit Prince, effectivement un « restaurant français » sur Ellis Street – pas très loin en fait de Chez Francis. Le nom de Parker Biggs ne lui est d’ailleurs pas inconnu : il n’est pas spécialement affilié à la Mafia, ou ce genre de choses, mais c’est un parrain dans son genre, qui gère son établissement avec une poigne de fer – d’ailleurs, il a la réputation de se servir de ses poings le cas échéant, sans toujours faire appel à ses lieutenants ; et, c’est notoire, il a trempé dans de très, très sales affaires – éventuellement d’homicide, même s’il n’est jamais tombé pour l’heure. Un vrai dur, un méchant…

 

[VII-3 : Gordon Gore, Trevor Pierce, Veronica Sutton : Jonathan Colbert, Irena Kreniak, Harold Colbert, Louise Whitman, Timothy Whitman, Daniel Fairbanks] Gordon Gore fait alors à son tour le bilan de ce que Trevor Pierce et lui ont pu trouver à la Russian Gallery : « Un peintre tout à fait prometteur, ce Jonathan Colbert... » En fait, il a acquis ses toiles – sauf une, vraiment curieuse : le très déconcertant portrait d’un vieil Indien ; le tableau se trouve toujours dans la réserve de la galerie d’Irena Kreniak, peut-être devraient-ils y faire un saut pour en juger de leurs yeux… La galeriste ne sait cependant pas où se trouve le jeune homme – et Gordon se demande en fait s’il est toujours en vie… Mais Mme Kreniak a également mentionné le nom du professeur Harold Colbert. Par ailleurs, Gordon a relevé, dans la lettre de Louise Whitman adressée à Veronica Sutton, ces éléments qui semblent confirmer que Timothy Whitman n’est « pas très clair » dans cette affaire… Il n’est pas fâché de ne pas avoir donné trop de détails à Daniel Fairbanks dans le rapport de ce matin, et pense continuer dans ce sens jusqu’à nouvel ordre.

 

VIII : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 16H – APPARTEMENT DES COLBERT, N° 3, 1120 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (02)

[VIII-1 : Gordon Gore, Veronica Sutton, Trevor Pierce, Eunice Bessler, Zeng Ju, Bobby Traven : Andy McKenzie, Harold Colbert] Tous sont d’accord pour considérer que la piste la plus fructueuse est celle impliquant Le Petit Prince et Andy McKenzie, mais le « restaurant français » n’ouvrira pas avant 18h. Histoire de ne pas perdre leur après-midi, Gordon Gore, Veronica Sutton, Trevor Pierce et, bien qu’un peu hésitante après ce qui vient de se produire (elle est demeurée discrète à ce propos), Eunice Bessler, décident de se rendre à l’appartement du professeur Harold Colbert, qui se trouve en fait dans la même rue que le Manoir Gore, Clay Street, dans Nob Hill, mais bien plus loin, toutefois – c’est une très longue artère… Zeng Ju, toutefois, propose de rester auprès de la voiture de Gordon : inutile d’effrayer le Pr Colbert en se rendant en masse chez lui… Bobby Traven dit être du même avis, et n’accompagne pas les autres pour cette raison, préférant retourner à son agence – en fait, il rumine un peu son échec, dont il a pris soin de ne pas parler aux autres…

 

[VIII-2 : Zeng Ju, Gordon Gore, Eunice Bessler, Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert] Zeng Ju conduit donc son employeur, Mlle Bessler, M. Pierce et Mlle Sutton au domicile des Colbert. Ils arrivent devant un bâtiment très fantasque – même selon les critères plus que généreux de Nob Hill. Mais l’immeuble a été scindé en plusieurs appartements : le Pr Colbert ne serait certes pas en mesure d’être le propriétaire de pareille folie dans son ensemble. Zeng Ju reste donc auprès de la Rolls-Royce Phantom I de M. Gore tandis que les autres pénètrent dans le bâtiment, où le concierge les guide vers l’appartement n° 3.

 

[VIII-3 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Veronica Sutton, Trevor Pierce : Judith Colbert : Harold Colbert, Jonathan Colbert] Gordon Gore sonne à la porte, Eunice Bessler à ses côtés, tandis que Veronica Sutton et Trevor Pierce restent en arrière. Une voix de femme un peu âgée se fait entendre, qui demande de patienter, puis la porte s’ouvre sur une Mme Colbert un peu interloquée par cet attroupement. Gordon Gore explique qu’il souhaiterait discuter avec elle et son époux de l’œuvre de leur fils Jonathan. Elle fronce les sourcils, et demande s’ils sont des journalistes, mais le dilettante explique que ce n’est pas du tout le cas ; il s’est porté acquéreur de dix-sept des toiles du jeune artiste, qu’il admire énormément – il est collectionneur d’art, peut-être a-t-elle entendu parler de lui ? Ses amis sont également amateurs d’art – et ils souhaiteraient tous rencontrer Jonathan. Judith Colbert, finalement mise à l’aise, déplore aussitôt ne pas du tout savoir où se trouve son fils en ce moment… Mais elle les invite à entrer, ils vont discuter de tout cela avec Harold.

 

[VIII-4 : Veronica Sutton : Judith Colbert ; Harold Colbert] Ils suivent Judith Colbert dans un salon assez cossu et meublé avec goût – de très belles bibliothèques, notamment, qui croulent sous les ouvrages anciens. Qu’ils s’asseyent – elle va chercher son mari ! Veronica Sutton, en son absence, jette un œil aux rayonnages : ils sont d’une extrême richesse, mais sans épate – on devine que ces livres ont été lus. Les ouvrages anciens attirent immédiatement l’attention, peut-être plus particulièrement les diverses bibles qui y figurent (dont une superbe Bible du Roi Jacques de 1611, des manuscrits en hébreu plus anciens encore, etc.), mais il faut aussi compter avec une littérature scientifique abondante, sous forme de thèses, d’essais, de revues… La théologie est le principal sujet, mais, dans une perspective d’humanités, bien d’autres matières sont représentées. Le symbolisme est un autre dénominateur commun, plus pointu.

 

[VIII-5 : Gordon Gore : Harold Colbert, Jonathan Colbert] Gordon Gore, pendant ce temps, jette un œil aux photographies exposées dans le salon ; elles sont assez nombreuses. Le rendu n’est toutefois pas le même qu’à la Résidence Whitman : il y a beaucoup de photos de Harold Colbert, illustrant le plus souvent des événements académiques, des remises de récompenses, etc. ; mais nulle prétention dans cet étalage – simplement le souvenir de moments marquants. D’ailleurs, le visage toujours souriant du professeur inspire instinctivement la sympathie. On trouve également des photos de Jonathan Colbert, fils unique semble-t-il, à plusieurs époques de sa courte vie.

 

[VIII-6 : Gordon Gore : Harold Colbert, Judith Colbert ; Jonathan Colbert] Mais c’est alors que Harold Colbert, accompagné de son épouse, pénètre dans le salon – toujours souriant, un bonhomme vieillissant mais qu’on devine chaleureux. « Messieurs dames, Judith me disait que vous souhaitiez discuter de Jonathan ? » Gordon Gore s’avance, et lui tend la main, qu’il serre cordialement. Il se présente comme un admirateur du travail de son fils – qui souhaiterait le rencontrer, et peut-être en apprendre davantage ? Les éloges que tresse Gordon à propos de Jonathan Colbert font sourire plus encore le vieux professeur, persuadé que le dilettante exagère… Lui-même ne saurait prétendre apprécier l’œuvre de son fils – sans doute manque-t-il de la culture nécessaire pour cela… Mais, c’est ennuyeux, il n’a aucune idée d’où son fils peut se trouver – Judith et lui ne l’ont plus revu depuis plusieurs mois…

 

[VIII-7 : Gordon Gore, Veronica Sutton : Harold Colbert, Judith Colbert ; Jonathan Colbert, Clarisse Whitman] Gordon Gore demande s’il faut s’en inquiéter, mais le Pr Colbert répond que ce n’est probablement pas le cas, balayant cette éventualité d’un simple revers de la main – mais il est un peu gêné, et donne au fond l’image d’un père aimant, mais qui ne sait tout simplement pas quoi faire, et est trop timide pour oser parler de ce genre d’affaires privées de la sorte. Mais Gordon poursuit dans cette voie : il a eu des échos de la vie « irrégulière » du jeune homme, ses déménagements à répétition… Et Veronica Sutton n’a aucun doute : Harold Colbert est bel et bien inquiet ; elle intervient, le signifie au professeur, et lui dit qu’ils peuvent l’aider. Le vieil homme est surpris : l’aider ? Qu’entendent-ils par-là ? Gordon reprend la main… et décide de jouer franc jeu : ils mènent une enquête qui pourrait bien impliquer Jonathan Colbert – la disparition mystérieuse d’une jeune fille… Qu’il se rassure : ils ne sont pas de la police, ne travaillent pas non plus pour la presse, et l’intérêt du dilettante pour l’œuvre du jeune homme est parfaitement sincère. Mais, à tous les niveaux, ils ont besoin d’en savoir davantage. Le professeur ne l’interrompt pas, mais il est visible qu’il tend à se fermer un peu… Gordon poursuit : Jonathan n’est accusé de rien, la justice n’est pas après lui – mais il était lié à cette jeune fille, cette Clarisse, dont le nom dit peut-être quelque chose au professeur ? Il fait non de la tête, très lentement… Mais Judith Colbert commence alors à sangloter. Gordon lui présente aussitôt ses excuses, mais Harold Colbert, sans un mot, pose la main sur l’épaule de son épouse, qui se lève aussitôt, en larmes, et quitte la salle, en faisant un signe de la tête à son mari, l’invitant à poursuivre l’entretien.

 

[VIII-8 : Gordon Gore, Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert ; Jonathan Colbert, Judith Colbert] Harold Colbert fixe Gordon Gore, il semble le jauger – et finalement décider de lui faire confiance. Dans un soupir, il les prie d’excuser son épouse – mais cela fait bien quelques mois qu’ils sont sans nouvelles de Jonathan, ils s’étaient aigrement disputés alors, et, oui, ils sont inquiets. Il n’était pas possible d’en parler librement en présence de Judith, mais peut-être cette conversation pourrait-elle apporter quelque chose, oui… Le professeur a eu écho des soucis médiatiques de son fils par la presse uniquement, il n’en sait rien de plus. Trevor Pierce lui demande s’il ne connaîtrait pas des amis de son fils, des endroits où il aurait pu aller, mais non, ce n’est pas le cas. « Des amis, je doute qu’il en ait jamais eu beaucoup. Des femmes, oui – pour un temps. Je sais comment mon fils se comporte à cet égard. Créer des liens dans ces conditions... » Depuis son entrée à la California School of Fine Arts, il n’a jamais parlé à ses parents d’éventuelles relations.

 

[VIII-9 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Harold Colbert ; Jonathan Colbert, Judith Colbert] Veronica Sutton demande alors à Harold Colbert s’il pourrait en dire davantage sur les circonstances de leur dispute. Le professeur est hésitant, il réfléchit… Gordon Gore présente Veronica comme étant sa psychiatre, une femme de grande compétence et qui lui a été d’un grand secours, tandis qu’elle tend sa carte au professeur – qu’il empoche sans l’examiner. Harold Colbert se tourne toutefois vers elle, et semble la jauger à son tour. Puis il émet un profond soupir : « Mon fils est un artiste… Un choix de carrière que je ne comprends pas vraiment. Comme bien des pères tristement bourgeois de San Francisco, je l’imaginais devenir, que sais-je, avocat, médecin, banquier… Mais je n’allais pas l’empêcher de faire ses propres choix – je ne les trouvais pas pertinents, mais ce n’était pas à moi d’en juger. Mais il s’est aussi composé un personnage d’artiste, avec toutes les lubies qui peuvent aller avec ; même si cela s’accorde sans doute avec son caractère, lunatique, passionné… Je sais que c’est un véritable artiste, et pas un poseur comme il y en a tant. Mais… Ce sont peut-être des préjugés de vieux bonhomme, mais je crois que les vrais artistes sont parfois… trop sensibles à… certaines choses… Je crains que Jonathan soit dans ce cas. Toujours est-il qu’il s’est de plus en plus dressé contre Judith et moi-même. Dire quelle était la raison de notre dernière dispute, j’en serais bien incapable – tant de choses se sont accumulées… Mais que voulez-vous faire, le concernant ? » Gordon reprend la parole : le trouver, déjà ; l’aider, aussi – dans ses éventuels déboires, et financièrement ; mais il s’agit donc aussi de retrouver cette jeune fille – quel que soit le lien avec Jonathan Colbert, si même il y en a un. Le Pr Colbert suppose qu’il doit dans ce cas les remercier – même s’il dit ne pas être bien certain que ce soit la meilleure chose à faire que d’entretenir son fils dans ses fantasmes… Gordon loue toutefois sa révolte juvénile – l’apanage des grands artistes débutants ; plus tard, peut-être saura-t-il trouver une voie plus mature et constructive…

 

[VIII-10 : Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert ; Jonathan Colbert, Sigmund Freud, Judith Colbert] Trevor Pierce demande au professeur s’il a constaté une évolution dans les sujets traités par son fils. Harold Colbert pèse sa réponse – mais se tourne en fait à nouveau vers Veronica Sutton : « Il a eu une sorte de… de crise. Peut-être… Peut-être était-ce simplement un adolescent qui se rebellait, comme tous les adolescents se doivent de le faire. » Il s’interrompt, et fixe la psychiatre dans les yeux ; puis il reprend : « C’était au printemps 1925. Il était très difficile à vivre, à l’époque, et m’inquiétait énormément. » Il se tait subitement, ne lâchant pas des yeux Veronica – qui en est un peu décontenancée… « Vous l’aviez dit tout à l’heure trop sensible à certaines choses ; est-ce à cet épisode que vous faisiez allusion ? » Le regard du professeur est plus perçant que jamais – et il ne sourit plus du tout, il est d’une extrême gravité ; il hoche presque imperceptiblement la tête. Puis : « Vous êtes psychiatre ? Psychanalyste, peut-être aussi ? » Veronica acquiesce – c’est une de ses « marottes »… « Vous n’êtes pas si nombreux à San Francisco – tout particulièrement parmi les femmes… Ce n’est pas une matière que je maîtrise très bien. Le Dr Freud a écrit sur l’interprétation des rêves, n’est-ce pas ? Je n’adhère pas vraiment à ses vues. En tant que spécialiste du symbolisme, j’imagine que cela peut paraître étrange, mais… je ne crois pas qu’interpréter les rêves sur la base de grilles de lecture symboliques soit si pertinent que cela. Les rêves peuvent avoir une autre portée, et le symbolisme n’explique pas tout – s’il explique quoi que ce soit. Toujours est-il qu’à l’époque Jonathan a… beaucoup... rêvé ; de ces rêves rares dont on se souvient au réveil – et des rêves… déstabilisants... » Veronica Sutton croit comprendre ce dont il veut parler – elle réalise qu’à l’époque dont parle le professeur, un nombre inhabituel de ses patients, et tout particulièrement des artistes, des auteurs, etc., avaient adopté un comportement étrangement similaire, même si elle n’en a plus les noms en tête : ils étaient venus lui parler de leurs rêves toujours plus étranges, et dont ils se souvenaient très bien, aussi aberrants fussent-ils… En fait, la littérature scientifique d’alors s’en était fait l’écho, de par le monde entier ; on avait avancé de nombreuses théories, mais rien de déterminant – puis la crise a cessé, et on a tout simplement cessé d’en parler… Veronica comprend par ailleurs que le Pr Colbert lui a fait passer une sorte de test : il s’agissait de voir si elle ferait le lien, base nécessaire à de plus amples révélations. Elle joue le jeu, et le signifie en appuyant sur la date de la crise : « En 1925. Approximativement entre février et fin avril. » Il hoche imperceptiblement la tête. La psychiatre lui demande alors si son fils lui en a dit plus sur le contenu de ses rêves...

 

[VIII-11 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Harold Colbert ; Judith Colbert] Mais le visage du Pr Colbert se décrispe soudainement, et il botte en touche – mais toujours en regardant Veronica Sutton, il a en fait totalement lâché les autres (qui s’en rendent compte, et ça peut les mettre un peu mal à l’aise) : « Judith est très affectée par ce qui s’est produit, et fatiguée, je crois que je ferais mieux de m’occuper d’elle. Si vous voulez bien me tenir au courant de l’avancée de vos investigations ? Vous savez comment me contacter. Mais je vous prie de bien vouloir me laisser, maintenant. » Il se lève, les autres font de même ; Gordon Gore le remercie d’avoir bien voulu les recevoir, et l’assure qu’il lui fera savoir où en est leur enquête.

 

À suivre...

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La Clef d'argent des Contrées du Rêve

Publié le par Nébal

La Clef d'argent des Contrées du Rêve

La Clef d’argent des Contrées du Rêve, onze clés oniriques révélées par David Calvo, Morgane Caussarieu, Fabien Clavel, Raphaël Granier de Cassagnac, Neil Jomunsi, Sylvie Miller & Philippe Ward, Alex Nikolavitch, Laurent Poujois, Timothée Rey, Vincent Tassy et Randolph Carter, d’après l’œuvre de H.P. Lovecraft, introduction de Frédéric Weil, Saint-Laurent d’Oingt, Mnémos, 2017, 251 p.

 

Ma critique se trouve dans le n° 87 de Bifrost, pp. 97-98 (le livre figure dans la poubelle de ce numéro).

 

Quand elle sera mise en ligne sur le blog de la revue, j’en donnerai le lien ici même, et complèterai avec une « version longue » propre à ce blog.

 

N’hésitez pas à réagir d’ores et déjà, si jamais !

 

EDIT : la chronique est en ligne sur le blog de la revue, hop.

 

Suit une version plus longue, ainsi que la vidéo YouTube...

MNÉMOS RÊVE

 

Dans la très, très riche actualité lovecraftienne francophone de ces derniers mois, chez les Indés de l’Imaginaire mais aussi ailleurs, La Clef d’argent des Contrées du Rêve se distingue peut-être, d’abord parce que l’on fait cette fois dans la fiction, ensuite parce que c’est en usant d’un cadre lovecraftien pas si pratiqué ou mis en avant : les Contrées du Rêve, donc.

 

Maintenant, il est vrai que Mnémos semble entretenir une relation particulière avec les Contrées – relation qui remonte au moins à la nouvelle traduction par David Camus, sous le titre donc Les Contrées du Rêve, de l’ensemble des nouvelles « dunsaniennes » de Lovecraft, incluant Démons et Merveilles, soit le « cycle de Randolph Carter », auquel le titre de la présente anthologie fait clairement allusion, mais aussi toutes les autres nouvelles « oniriques » : « Polaris », « La Malédiction de Sarnath », « Les Chats d’Ulthar », « Les Autres Dieux », et j’en passe.

 

Exactement au même moment, l’éditeur avait publié le très beau Kadath : le guide de la cité inconnue, superbement illustré par Nicolas Fructus (dans son édition originale : la reprise ultérieure se passe de la dimension graphique, ce qui me laisse assez sceptique…), avec des textes de David Camus donc, Mélanie Fazi aussi (surtout ?), Raphaël Granier de Cassagnac et Laurent Poujois. De la bonne came, ces deux bouquins…

 

Plus récemment, cependant, on a (re)trouvé chez Mnémos des choses… nettement moins bonnes, avec deux gros volumes pseudo-lovecrafto-oniriques de l’inqualifiable Brian Lumley. Ce qui, peut-être, fausse un peu mon jugement concernant la présente anthologie ? C’est dommage, mais…

 

ONIRIQUE… ET PÉRILLEUX

 

Cela dit, ce n’est clairement pas la plus évidente des matières, les « Contrées du Rêve »… C’est même assez franchement périlleux, et à plus d’un titre.

 

Dont un, bizarrement, ne ressort pas du tout ici – et notamment de l’introduction de Frédéric Weil : à l’exception de « Polaris », si l’on en croit Lovecraft lui-même, ces récits sont à certains égards des sortes de pastiches – de l’immense Lord Dunsany, donc. Les Dieux de Pegāna, Le Temps et les Dieux, L’Épée de Welleran, Contes d’un rêveur (parmi lesquels « Jours oisifs sur le Yann », nouvelle séminale en la matière), Le Livre des merveilles, Le Dernier Livre des merveilles… Autant de splendides petits recueils qui ont fourni, sinon la base ou le substrat, du moins des modèles pour que Lovecraft développe son propre univers onirique et baroque, au lexique chatoyant. Dès lors, pasticher Lovecraft dans les « Contrées du Rêve » peut revenir, indirectement, à pasticher Dunsany via les propres pastiches de Lovecraft ?

 

En théorie. Car, et ce n’est pas la moindre surprise de cette anthologie, aucun des auteurs ici présents (hors cas « ambigu » de « Randolph Carter », j’y reviendrai…) ne joue vraiment de cette carte merveilleuse. Laurent Poujois s’en approche timidement par endroits, Alex Nikolavitch et Vincent Tassy peut-être, avec moins de réussite, les autres n’essayent même pas ; il n’est pas dit qu’on puisse vraiment leur en vouloir, ni que ce soit forcément problématique…

 

Les « Contrées du Rêve », après tout, peuvent avoir d’autres couleurs – et la fantasy lovecraftienne, souvent, conserve quelque chose de l’horreur du Monde de l’Éveil ; cette fois, quelques auteurs s’en souviennent, mais somme toute assez peu, ou sans guère de réussite en tout cas.

 

Or ces différents registres ont leurs risques propres – et contribuent à rendre périlleux l’exercice d’équilibriste de Lovecraft, dont nombre des récits « dunsaniens » sont sur la corde raide : un faux pas et l’on tombe, ce qui charme et fascine s’avérant en fin de compte seulement grotesque au mauvais sens du terme, autant dire ridicule. Les auteurs se montrant prudents, ici, voire timorés, ils évitent pour l’essentiel cet écueil… sauf Sylvie Miller et Philippe Ward d’une part, et Vincent Tassy de l’autre, qui, chacun à sa manière, sautent à pieds joints dessus (et se cassent la gueule, comme de juste).

 

Autre ambiguïté du registre : la dimension proprement onirique de ces Contrées. Contre leur dénomination même, elle est en fait parfois discutable… Christophe Thill, dans un article figurant dans Lovecraft : au cœur du cauchemar, y insiste, à bon droit sans doute, même si je n’irais probablement pas jusqu’à me montrer aussi catégorique. Mais il y a bien une autre ambiguïté à cet égard, qu’il faut relever : ces Contrées sont peut-être oniriques (car on rêve beaucoup dans ces textes de Lovecraft, dont la célèbre citation est reprise ici en mot d’ordre : « Tout ce que j’ai écrit, je l’ai d’abord rêvé. »), ou peut-être pas, plutôt antédiluviennes ; ou alors les deux tout à la fois… Pourquoi pas, après tout ?

 

Cela a son importance, qui fait le partage entre une fantasy « classique », limite avec carte à l’appui, et quelque chose de bien moins organisé. La plupart des auteurs, ici, me semblent appuyer sur la dimension onirique, même en en évacuant le merveilleux – et souvent en faisant explicitement l’aller-retour entre Contrées du Rêve et Monde de l’Éveil ; ce qui paraît couler de source, alors qu’au fond, si l’on veut bien s’y arrêter un instant, ça n’a rien de si évident : en fait, cela introduit bel et bien un biais.

 

Et il y en a peut-être encore un dernier, pas forcément si inattendu que cela chez Mnémos, au vu de l’origine même de l’éditeur : la dimension rôlistique. Je crois qu’elle a laissé son empreinte (« mythique », si l’on y tient), et que les « Contrées du Rêve » ici arpentées doivent beaucoup à Sandy Petersen et compagnie, au projet préalable à L’Appel de Cthulhu – jeu dérivé de l’idée d’un supplément sur « Les Contrées du Rêve » pour Runequest… Pourtant sans insister sur la fantasy. Ce qui n’est pas forcément un problème, là non plus – mais conserver cette idée derrière l’oreille peut faire sens en cours de lecture, ai-je l’impression.

 

(Note : depuis cette chronique, au passage, j'ai eu l'occasion de causer des Contrées du Rêve rôlistiques, rééditées chez Sans-Détour.)

 

Y CROIRE ?

 

Reste que, si cette anthologie souffre avant tout d’un problème, il est tout autre… et bien autrement gênant. J’ai l’impression en effet d’un livre conçu sans y croire, d’une anthologie où les auteurs, au fond, et en tout cas la direction d’ouvrage, ne se sont pas « impliqués ». Même auprès des auteurs les plus sensibles à la dimension lovecraftienne, notamment pour en avoir déjà fait usage ailleurs, éventuellement de manière frontale, demeure ici l’impression vaguement ennuyeuse d’une commande. Le tout manque d’application et de cohérence, du coup… mais aussi et surtout d’enthousiasme ?

 

Sur le format relativement court de l’anthologie, c’est pour le moins frappant – et ça ne l’est que davantage, quand le dernier et le plus long texte du recueil et de loin, les « Fragments du carnet de voyage onirique de Randolph Carter », se contente sur une cinquantaine de pages de citer expressément Lovecraft, et/ou de broder sur ses descriptions « oniriques » sans même s’embarrasser d’une narration ! Or cet ultime texte confirme que les auteurs des nouvelles précédentes n’ont en fait même pas essayé de jouer de la carte baroque et chatoyante… Et il a d’autres connotations regrettables, sur lesquelles je reviendrai en temps utile.

 

Et, décidément, même en jouant au bon public dans la mesure de mes capacités (non négligeables) pour ce faire, je ne peux certes pas accorder une bonne note à cette anthologie ; on dit parfois « ni fait ni à faire », et c’est une expression hélas appropriée au contenu de ce recueil …

 

Ma chronique pour Bifrost synthétisait et « rassemblait » les textes. Ayant davantage de souplesse rédactionnelle sur ce blog autorisant des développements bien plus amples, je vais tâcher de dire quelques mots de chacun de ces textes, dans l’ordre de présentation.

URJÖNTAGGUR

 

On commence avec « Urjöntaggur », nouvelle signée Fabien Clavel – un auteur que je n’ai à vrai dire jamais « pratiqué » (le bien grand mot…) que dans ce registre de la « plus ou moins commande », ce qui peut influer sur mon jugement. Mais le fait est que ce texte m’a paru sonner faux…

 

C’est d’autant plus regrettable qu’il contient des bonnes choses – avec un potentiel graphique et onirique marqué, des clins d’œil plutôt amusants aussi… Et, bien sûr, la dimension épistolaire, très adéquate.

 

Sauf que je n’ai donc pas l’impression d’un auteur qui « croit » en ce qu’il écrit – et j’ai bien au contraire la conviction qu’il ne fait finalement rien pour que le lecteur, au moins, y croie. Dimension rôlistique, avançais-je plus haut ? Peut-être, mais de manière ratée… La nouvelle m’a immanquablement évoqué un « scénario » conçu sur le pouce, pour une séance imprévue, en jetant au dernier moment les dés pour bâtir fissa quelque chose sur la base de tables aléatoires. Il y en a de bonnes, et cette méthode peut donner des choses très amusantes – mais à condition d’y travailler un peu plus, ne serait-ce que pour bétonner l’agencement. Sinon, ce ne sont que des cases dans des tableaux – des fragments qui au fond ne conduisent à rien ; et, au bout de la partie comme au bout de cette nouvelle, j’ai passé le temps, oui, mais sans vraiment m’amuser, et je n’en retiendrai rien.

 

Les gimmicks « stylistiques » de l’auteur ne font en fait que renforcer cette impression. La dimension épistolaire pouvait donner quelque chose d’intéressant, mais Fabien Clavel fait dans le gratuit (anglicismes, fautes d’accord), dans une vaine tentative, mais d’autant plus voyante, de conférer de la personnalité à ses protagonistes ; c’est au fond parfaitement raté, au mieux inutile. Et l’artifice n’en ressort que davantage.

 

Ce n’est même pas forcément que ce texte est « mauvais » : d’une certaine manière, il n’existe pas…

 

Hélas, il n’est pas le seul dans ce cas, ici.

 

LE RÊVEUR DE LA CATHÉDRALE

 

Suivent Sylvie Miller et Philippe Ward, pour « Le Rêveur de la cathédrale ». Le Noir Duo a pu, occasionnellement, livrer des choses tout à fait correctes, souvent dans un registre populaire, léger et divertissant, « Lasser » ou pas, mais pas que. Bien sûr, quelqu’un qui se fait appeler Philippe Ward n’a guère besoin de mettre en avant d’autres arguments pour témoigner de son goût pour Lovecraft…

 

Reste que cette nouvelle est un échec total – et qui, bizarrement, aurait sans doute gagné à se débarrasser de ses oripeaux guère seyants de lovecrafterie. Sur la base d’un cadre narratif qui aurait pu être intéressant (la basilique de Saint-Denis) mais qui s’avère bien vite inexploité, et d’ici à une conclusion tellement convenue que c’en est gênant, elle nous inflige un Nyarlathotep parfaitement grotesque, et un Randolph Carter qui l’est à peu près autant (outre qu’il est tout sauf sympathique – ce qui aurait pu constituer un bon point, je suppose, mais dans encore un autre univers parallèle) ; j’ose espérer que c’était délibéré de la part des auteurs, d’une certaine manière, mais sans en être totalement certain…

 

Et au final ? Là encore, une nouvelle « qui n’existe pas ».

 

DE KADATH À LA LUNE

 

Raphaël Granier de Cassagnac, pour sa contribution intitulée « De Kadath à la Lune », fait dans l’autoréférence, en brodant façon bref spin-off sur son texte dans Kadath : le guide de la cité inconnue, il y a de cela quelques années déjà. L’idée n’était pas mauvaise, même si tout cela est bien lointain pour moi… Mais cela a pu susciter quelques « flashs » occasionnels – cependant, plutôt dans son évocation du segment dû à l’époque à Mélanie Fazi, avec le personnage d’Aliénor. Eh…

 

Ce que Raphaël Granier de Cassagnac avait conçu dans ce cadre avec son « Innomé » était plutôt réussi, pourtant, et ne manquait pas d’à-propos, en fournissant au lecteur un guide de choix pour arpenter Kadath. En dehors de ce contexte, par contre, et avec cette seule anthologie pour référence, ça ne fonctionne hélas pas… et cela aboutit à un nouveau texte « inexistant », même si pour de tout autres raisons. Dommage…

 

CAPRAE OVUM

 

« Caprae Ovum » est une nouvelle d’Alex Nikolavitch, que je n’avais longtemps pratiqué qu’en tant qu’essayiste et traducteur (de BD notamment), sauf erreur, mais qui a publié assez récemment son premier roman, Eschatôn, aux Moutons Électriques – un roman, d’ailleurs, non dénué d’aspects lovecraftiens, et l’éditeur avait mis cette dimension en avant ; un roman, hélas, qui ne m’avait pas convaincu… Toutefois, pas du fait de ses aspects lovecraftiens, qui sont assez réussis, objectivement.

 

Avec la présente nouvelle, il nous livre un périple onirique adapté à la logique des rêves et/ou des cauchemars. Idée qui fait sens, sans doute… à ceci près que le résultat est d’un ennui mortel. Dans cette anthologie, c’est probablement la première nouvelle à tenter d’approcher véritablement la matière lovecraftienne onirique, ce qui est tout à son honneur – et je suppose qu’il y a notamment de « La Clef d’argent » là-dedans. Pas forcément le plus palpitant des récits lovecraftiens, je vous l’accorde… Mais là, c’est encore une autre étape : un somnifère radical.

 

Il y avait de l’idée – mais ça ne fonctionne pas vraiment, au mieux, et, une fois de plus, on n’en retient rien.

 

LES CHATS QUI RÊVENT

 

Avec « Les Chats qui rêvent », de Morgane Caussarieu, on en arrive – enfin ! – à un texte que l’on peut sans hésitation qualifier de « bon ». Pas un chef-d’œuvre, non, mais un « bon » texte. À vrai dire probablement le meilleur de cette anthologie autrement bien fade…

 

Je précise à tout hasard que je n’avais jusqu’alors (sauf erreur) jamais rien lu de la jeune auteure, dont des gens fiables ont cependant loué les romans, tout particulièrement Dans les veines – il faudra que je tente ça un de ces jours, quand même…

 

Mais revenons à nos moutons – ou plutôt, à nos chats… Ceux d’Ulthar, bien sûr ? Non : ceux qui aimeraient se trouver à Ulthar.

 

Parce qu’ils sont présentement en enfer.

 

Sur la base d’un titre pareil, je m’attendais à quelque chose dans le goût du très chouette « Rêve de mille chats » de Neil Gaiman – un épisode indépendant de la cultissime et fantabuleuse BD Sandman. Il y a peut-être un peu de ça, mais c’est finalement autre chose. Car ce texte n’est pas sans surprise, en fin de compte…

 

Notamment en ce qu’il évacue très vite tout ce qui pourrait être « naturellement kawaii » avec un postulat pareil. Chatons ou pas, cette nouvelle n’a rien de « mignon ». En fait, de l’ensemble de l’anthologie, elle est peut-être la seule (disons avec celle de Laurent Poujois, plus loin) où l’angoisse, voire la peur, voire la terreur, ont quelque chose de palpable – un aspect qui, quoi qu’on en dise, n’est pas absent des récits de Lovecraft consacrés aux « Contrées du Rêve ».

 

Mieux encore si ça se trouve, la brève nouvelle de Morgane Caussarieu parvient à véhiculer quelque chose de presque… dépressif ? qui, là encore, contrairement aux idées reçues, peut faire partie intégrante de l’onirisme chatoyant de Lovecraft – car, dans ses textes dits dunsaniens, sous les tours d’ivoire et les minarets scintillants, peut se dissimuler l’échec, le navrant, le pathétique ; peut-être surtout dans un second temps de sa production « fantaisiste », certes, mais c’en est une dimension importante.

 

Mais, en combinant tous ces aspects, Morgane Caussarieu livre donc un texte plus qu’honorable, à propos dans ce contexte, mais qui se tient aussi en lui-même. Une réussite, à son échelle, donc – et peut-être bien la réussite de cette anthologie. Oui : un texte qui existe, voyez-vous ça !

 

LE BAISER DU CHAOS RAMPANT


Encore un jeune auteur, avec Vincent Tassy – qui, dans « Le Baiser du Chaos Rampant », use d’une esthétique gogoth qu’on aurait pu être tenté d’associer à Morgane Caussarieu, sauf que non, en définitive.

 

Malgré sa lourdeur démonstrative et son emploi pas toujours très assuré d’un lexique rare et se voulant riche, la nouvelle parvient (presque) à faire illusion un certain temps. Il s’y passe des choses, et si la focalisation morbide et goulesque ne suscite pas les mêmes connotations que les tours et minarets des cités merveilleuses de Céléphaïs et compagnie, au moins l’auteur parvient à peu près à en tirer un semblant d’ambiance. Ce qui aurait donc pu donner quelque chose de correct, j’imagine – en étant bon prince, oui, mais…

 

Mais en fait non, en raison d’une conclusion parfaitement ridicule. Je ne suis pas certain d’avoir lu une lovecrafterie qui m’ait autant donné envie de bazarder violemment le bouquin contre un mur depuis la « Maudite Providence » de Li-Cam – enfin, une lovecrafterie francophone, j’ai (re !) lu du Brian Lumley entre temps…

 

Non, vraiment, fallait pas.

LE TABULARIUM

 

Laurent Poujois remonte le niveau avec « Le Tabularium » ; après avoir, il y a longtemps de cela, fourni des choses intéressantes pour le Kadath du même éditeur – mais, à la différence de son collègue Raphaël Granier de Cassagnac, il a choisi de livrer une nouvelle se tenant avant tout en elle-même : le bon choix, m’est avis.

 

Entendons-nous bien : « Le Tabularium » n’a absolument rien d’un chef-d’œuvre. Mais c’est un texte divertissant, et qui fonctionne. Oui, c’est aussi assez convenu, voire éculé, mais ça fonctionne. Et au regard de la concurrence dans cette anthologie, ben, du coup…

 

En fait, si je confierais donc la première place du podium à la nouvelle de Morgane Caussarieu évoquée plus haut, la deuxième me paraîtrait pouvoir être attribuée à ce récit faisant la bascule entre Monde de l’Éveil et Contrées du Rêve avec… professionnalisme, disons. Terme assez peu généreusement connoté le plus souvent il est vrai, mais pour le coup Laurent Poujois ne nous fait pas du Fabien Clavel. Son texte est bien construit, l’ambiance est là, qui oscille entre fascination et angoisse avec la nécessaire touche de démence qui va bien. Autrement dit, ça marche – et comme il ne faut pas espérer beaucoup plus dans ce recueil…

 

LE CORPS DU RÊVE

 

« Le Corps du Rêve », de Neil Jomunsi, ne s’en sort pas si mal, cela dit. Formellement, cette nouvelle me laisse assez sceptique, mais je lui reconnais néanmoins d’avoir un thème assez intéressant, relativement original, et plutôt bien développé.

 

En fait, c’est là l’atout de cette nouvelle, qui la classe effectivement au-dessus de la médiocrité globale de cette Clef d’argent des Contrées du Rêve fort peu goûtue dans l’ensemble : lesdites Contrées y sont questionnées, dans leurs implications, et donc dans le rapport ambigu que les Rêveurs peuvent entretenir avec elles. Il n’est certes pas dit que la réponse apportée à cette problématique par Neil Jomunsi aurait parlé à Tonton HPL, mais, au fond, ça n’est d’aucune importance.

 

La nouvelle est critiquable, bancale parfois, mais donc assez futée, au fond, et parvient à mettre en place une ambiance des plus correcte ; allez, troisième place sur le podium.

 

YLIA DE HLANITH

 

Quand soudain déboule le… le texte qui invalide l’idée même d’un podium pour les siècles des siècles.

 

« Ylia de Hlanith » est un… poème… de 480 vers, des alexandrins à vue de nez, commis par Timothée Rey. Et je ne suis pas bien certain de ce que j’en pense.

 

Booooooooooooooooon, côté « virtuosité poétique » et « joliesse des images et émotions », disons-le, ça n’est paaaaaaaaaaaaaaaaaas tout à fait ça ; mais probablement de manière délibérée, en partie du moins – semble en témoigner le goût de l’auteur pour les rimes improbables, en -ec, en -oth, que sais-je ; avec de la musique derrière et beaucoup de clopes ou d’alcool, ça aurait pu être du Gainsbourg, si ça se trouve – du Gainsbourg pété comme un coing et qui rigole tout seul dans son coin (donc) de la mauvais blague à laquelle il se livre.

 

Disons-le : c’est moche comme tout et ça croule sous les béquilles – les brusques changements de registre, avec le lexique précieux qui, PAF ! sans prévenir tourne au familier voire à l’argotique, ne sont à mon sens guère profitables à la chose, d’ailleurs. C'est délibéré, c'est parfois rigolo, mais d'autres fois un peu trop lourd.

 

Mais reconnaissons tout de même que c’est amusant, pour une mauvaise blague… Le lovecrafto-onirico-rigolo est sans doute un registre particulièrement périlleux, mais Timothée Rey pousse tellement loin le bousin que je n’ai pas envie de me montrer critique.

 

Je ne sais pas si c’est bon, j’en doute plus qu’un peu, mais au moins ça m’a fait marrer – et, comme c'était visiblement le but, je suppose que c’est déjà pas mal.

 

MKRAOW

 

Euh… « Poésie » toujours ? David Calvo conclut (d’une certaine manière…) l’anthologie avec un très bref « Mkraow » de trois pages, avec des chats dedans (sur un mode plus léger que Morgane Caussarieu), du Québec aussi semble-t-il, et peut-être d’autres trucs, probablement d’ailleurs, auxquels je n’ai absolument rien panné.

 

Euh.

 

Y a des phrases qui sonnent bien, c’est pourquoi je suppose qu’on peut envisager ça comme un « poème en prose » ; et pour le coup plus sensible que l’épopée de Timothée Rey (y a pas de mal). Mais, euh…

 

Quoi ?

 

Nan, je sais pas. Je sais pas du tout…

 

FRAGMENTS DU CARNET DE VOYAGE ONIRIQUE DE RANDOLPH CARTER

 

Et reste… quelque chose…

 

Depuis l’introduction par Frédéric Weil, le bouquin joue la carte du canular, en avançant sourire aux lèvres que Randolph Carter, patin couffin, bon. En fait, il s’agit sans doute de prolonger un canular du même ordre dans Kadath : le guide de la cité inconnue, où c’était David Camus qui endossait le rôle du prétendu alter-ego de Lovecraft – pas forcément toujours avec réussite, d’ailleurs… Après une brève introduction, les fragments de « l’authentique » journal de voyage onirique de Carter sont présentés comme ayant été « retranscrits d’après la traduction de David Camus pour les fragments issus du recueil des Contrées du Rêve de H.P. Lovecraft et par Yohan Sadournal pour les inédits » (ledit Yohan Sadournal, je n’en ai pas trouvé la moindre trace, par ailleurs, hein ; mf ?).

 

Donc, nous avons sur une cinquantaine de pages (c’est le plus long texte du recueil, et de loin) des… « fragments » censés constituer des aperçus d’une sorte de guide de tourisme des Contrées du Rêve, rangées sous différentes catégories géographiques, puis à la manière d’un index à l’intérieur de ces catégories.

 

Le problème, enfin, un des problèmes, c’est la provenance de ces fragments – et je serais bien en peine de me montrer catégorique ici, la plupart du temps du moins. Il y aurait donc de l’inédit ? Auquel cas la broderie sur le style de Lovecraft serait plutôt convaincante, j’imagine. Un cas unique sur l’ensemble de ce recueil, puisque c’est seulement ici que nous retrouvons, comme de juste, le côté baroque et chatoyant de la fantasy lovecraftienne d’inspiration dunsanienne…

 

Mais d’autres fragments – et la majorité j’ai l’impression – sont donc empruntés à Lovecraft lui-même, via David Camus donc et ses très recommandables retraductions. Ceci, dans l’ensemble du volume des Contrées du Rêve, et pas seulement le « cycle de Randolph Carter » (même si La Quête onirique de Kadath l’inconnue a sans doute une place de choix) ; parmi les passages que je crois avoir identifiés, nombreux en fait sont ceux qui renvoient à d’autres textes oniriques : « La Malédiction de Sarnath » clairement, « Le Bateau blanc » aussi, sans doute « Céléphaïs », « La Quête d’Iranon » très probablement, « Polaris » j’ai l’impression, peut-être des choses tirées aussi des « Chats d’Ulthar » ou des « Autres Dieux »… « L’illusion » d’une première personne partout est plus ou moins entretenue, et le tout est donc agencé à la façon d’un guide de voyage lacunaire – dont on nous dit par ailleurs qu’il ne correspond pas aux entreprises du genre en matière rôlistique (voir ici, dans ce cas ; il y a là-dedans, en fait, des textes assez proches dans l'esprit, pourtant).

 

Du coup, l’objet de tout cela me laisse… perplexe. Au mieux ? Au sacro-saint nom du canular, ce catalogue ne tient finalement guère la route, et n’aboutit peu ou prou qu’à faire regretter, sur l’ensemble du volume, l’absence de tout récit (puisqu’ici nous ne pouvons parler véritablement de narration) intégrant véritablement l’approche stylistique de Lovecraft dans ses nouvelles dunsaniennes – avec l’aspect mentionné plus haut, donc, d’un pastiche à deux niveaux. Et la longueur relative de la chose n’arrange rien à l’affaire, donnant un peu l’impression d’un « complément » destiné à faire en sorte que le recueil dépasse les 200 pages, disons. Et dans quel objet ? Nous rappeler que Les Contrées du Rêve est un chouette bouquin ? Il l’est assurément – mais une redite de cet ordre me laisse d’autant plus sceptique que je ne suis pas bien convaincu que ce soit vraiment sa place ; de même à vrai dire pour l’ambiguïté rôlistique du traitement, à l’heure où Sans-Détour s’apprête à livrer, donc, ses propres Contrées du Rêve.

 

En fait, j’ai un peu l’impression d’une annexe qui joue essentiellement contre son camp – en démontrant que l’essentiel de l’anthologie est peu ou prou raté dans sa dimension de pastiche comme dans sa dimension d’hommage.

 

Ce qui participe en fin de compte d’un très désagréable sentiment : l’impression vague ou moins vague qu’on s’est quand même un peu foutu de ma gueule…

 

MAUVAIS RÊVES

 

Triste bilan, donc, pour un livre « inexistant » la plupart du temps, conçu sans vraie implication des auteurs comme de l’éditeur ai-je l’impression. S’en tirent donc Morgane Caussarieu, Laurent Poujois, peut-être aussi Neil Jomunsi voire – voire… – Thimothée Rey. Le reste ? Non... non, rien. Et, de ce fait, l’unique propos du recueil semble être d’ajouter un nouveau titre au sein des « ouvrages lovecraftiens » de Mnémos, présentés sous cet intitulé en fin de volume.

 

Ces ouvrages, au début, étaient donc Les Contrées du Rêve et Kadath : le guide de la cité inconnue, deux vraies réussites, à l’instar des Montagnes Hallucinées un peu plus tard (toujours traduit par David Camus). Depuis, nous avons eu un Culte des goules hélas guère convaincant, sans être antipathique, puis deux gros volumes cyclopéens de l’indicible Brian Lumley, dont je ne reviens toujours pas qu’il ait pu, lui le tâcheron, bénéficier de ce genre d’édition « patrimoniale » (orientation marquée de Mnémos ces derniers temps, mais pas toujours convaincante, hélas)… La Clef d’argent des Contrées du Rêve n’est pas du Lumley, non, je ne le prétends pas, ce n'est certes pas aussi horrible – mais, qualitativement, on est tout de même plus proche de cette pente fatidique que des glorieux débuts…

 

Reste à espérer une chose : la livraison prochaine des volumes de Clark Ashton Smith crowdfundés chez l’éditeur, à condition d’une édition à la hauteur de l’entreprise – il faudra au moins ça.

 

(Et, depuis cette chronique, les Smith ont été livrés ! Et le premier, au moins, est absolument génial et tout bonnement magnifique : hop.)

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La Panse, de Léo Henry

Publié le par Nébal

La Panse, de Léo Henry

HENRY (Léo), La Panse, Paris, Gallimard, coll. Folio Science-Fiction, 2017, 288 p.

 

Ma critique se trouve dans le n° 87 de Bifrost, p. 94 (le livre figure dans le caddie de ce numéro).

 

Quand elle sera mise en ligne sur le blog de la revue, j’en donnerai le lien ici même, et complèterai avec une « version longue » propre à ce blog.

 

N’hésitez pas à réagir d’ores et déjà, si jamais !

 

EDIT : la chronique est en ligne sur le blog de la revue, hop.

 

Suit une version plus longue, ainsi que la version YouTube...

UNE ŒUVRE ET DES GENRES

 

L’excellent Léo Henry (un ami, si je puis le préciser, car je le dois peut-être, question d’honnêteté) est un auteur aux multiples facettes, même s’il parvient à conserver une certaine forme de cohérence, unissant miraculeusement des œuvres très diverses dans le fond comme dans la forme – autant dire qu’il sait faire le grand écart, ce qui n’est pas donné à tout le monde.

 

Il y a a priori un monde entre, disons, les volumes consacrés à Yirminadingrad, en collaboration avec le regretté Jacques Mucchielli, quelque part entre Ballard et Volodine, ou les expérimentations sauvages du Naurne avec luvan et Laure Afchain, d’une part, et d’autre part un registre plus populaire tel que celui qui nous intéresse aujourd’hui : La Panse, chose rare de nos jours, est un roman directement publié en poche, chez Folio-SF – à l’instar, il y a de cela quelque temps, du Casse du Continuum (que je n’ai hélas toujours pas lu, c’est mal…) ; à la science-fiction de ce dernier succède donc le présent « thriller lovecraftien », nous dit-on, l’essai fantastique de l’auteur – en attendant semble-t-il un roman de fantasy, histoire de balayer les genres de l’imaginaire ?

 

De part et d’autre, l’impact en termes de distribution n’est sans doute pas le même. Pour autant, est-ce vraiment pertinent d’opposer sur cette seule base romans et nouvelles qui émanent bien d’un même auteur ? Je suppose qu’il n’y aurait rien d’excessif à supposer que la Défense de La Panse a bel et bien en elle quelque chose du Naurne, et peut-être même de certaines variations, au moins, sur Yirminadingrad, ses faubourgs, ou tant d’autres villes de par le monde où les exilés de Tadjélé ruminent leur patrie en proie au pire… Le caractère plus « direct » du présent roman – dans sa dimension policière ou thriller – participe de sa singularité, mais peut-être faut-il en dernier recours le relativiser quelque peu ?

 

Quoi qu’il en soit, dans ces divers registres, j’ai bien l’impression d’une œuvre qui se dessine – cohérente dans sa diversité, expérimentant les genres sans succomber à la gratuité de l’exercice de style, et touchant juste, en définitive, du fait d’une sincérité de tous les instants, garante de l’authenticité de chaque ajout, quel qu’il soit, à une architecture globale complexe.

 

D’autant que, d’une certaine manière, La Panse, avec ses atours pop – ou en tout cas plus pop que Yirminadingrad –, n’en est pas moins un récit baignant dans l’architecture et l’urbanisme avant l’ésotérisme, et par ailleurs vecteur d’une dimension sociale marquée, questionnant notamment le travail jusque dans ses impacts les plus délétères… Alors, « Demain la Défense » comme on dirait « Demain l’usine » ?

 

FAUX SEMBLANTS

 

Bastien Regnault – un paumé, disons-le ; confit dans une existence médiocre, en dépit de ses timides tentatives pour y trouver du sens… Sauf que l’art n’y est pas parvenu : il est un intermittent avant que d’être un artiste, et au mieux de quatorzième zone (à peu près). La famille pas davantage : mariage foireux, fille qu’il n’a aucune envie de voir… Honnêtement, avec ses parents, ça ne va pas beaucoup mieux. Et avec Diane, alors ? Sa sœur jumelle – il partage forcément beaucoup de choses avec elle ? Eh bien, pas tant que ça : depuis longtemps, les liens se sont distendus – contre la malédiction génétique qu’on aurait été tenté d’envisager d’emblée, les jumeaux ont emprunté des voies toutes différentes, et leurs contacts se limitent à un ou deux coups de fil par an.

 

Un jour, pourtant, quand Bastien se livre à cette corvée, il est surpris d’apprendre que le numéro de téléphone de sa sœur n’est plus attribué. Et, pour le coup, ça l’inquiète… Où Diane est-elle donc passée ? Est-elle seulement encore en vie ? Personne ne semble le savoir – personne. Alors Bastien désœuvré se lance sur sa piste – mais probablement autant en quête de soi qu’en quête de sa sœur.

 

LA DÉFENSE – ET SA PANSE

 

Puis des bizarreries surgissent, qui laissent à peine entrevoir un sort que Bastien ne peut s’empêcher de trouver inquiétant… La piste s’arrête à la Défense – cette folie en lisière de Paris, excroissance monstrueuse des Trente Glorieuses les plus mégalomanes, un délire utopique et futuriste, où les tours d’acier et de verre du quartier d’affaires produisent un contraste saisissant avec un lourd passif social, héritage des bidonvilles qu’il fallait faire disparaître comme autant de souillures d’un temps jadis à effacer des mémoires ; quitte à fermer les yeux sur les SDF s’abritant du monde dans la Dalle, ce labyrinthe souterrain aux plans inconcevables. La Défense… Un monstre – mais un monstre où des gens travaillent, et où des gens vivent, très différents.

 

Ce dont Bastien va faire l’expérience : à peine son enquête a-t-elle commencé, livrant un aperçu vaguement inquiétant, vaguement comique dans son absurdité, d’une société secrète de richards n’ayant rien à envier à la Society de Brian Yuzna, ou au partouzards masqués d’Eyes Wide Shut, à peine cette enquête a-t-elle donc commencé que Bastien se voit refouler… et pourtant offrir ce qui, à ses yeux, constitue sans doute un moyen d’accès alternatif : le travail. Nettoyage, surveillance, logistique… Autant d’aperçus d’un abîme social où végètent des travailleurs comme de juste aliénés, presque déshumanisés – et le prochain qui me vante la valeur émancipatrice du travail, j’y colle mon poing dans la gueule.

 

Mais pas Bastien : lui se met à la tâche, sans vraiment comprendre pourquoi – d’autant que la tâche, ou plutôt les tâches, sont épuisantes et vaines… Mais c’est pourtant ainsi qu’il approche enfin véritablement de la Panse : une société secrète, oui, mais autrement inquiétante que les guignolades pseudo-vénitiennes de Kubrick – une secte, en fait, qui capture et lobotomise via le travail, et ses à-côtés « psychothérapeutiques », à base de « développement personnel », et de méditation savamment orchestrée par d’importuns gourous et docteurs (s’il y a une différence) ; une secte qui, sur cette base, produit une hiérarchie fonctionnant sur un modèle initiatique ; autant d’échelons que Bastien grandit bien rapidement – comme « l’élu » qu’il pourrait bien être, ou du moins le lui laisse-t-on entendre.

 

La Panse… Société secrète, secte initiatique… Organe interne dont la fonction est de dissoudre.

 

« THRILLER D’INFILTRATION LOVECRAFTIEN »

 

« Thriller d’infiltration lovecraftien » : c’est ainsi que la quatrième de couverture nous vend – et nous vend bien, ou me vend bien, en tout cas – ce nouveau roman. Figurez-vous que c’est à bon droit, et que, dans ce registre, La Panse est très certainement une réussite.

 

Ce qui implique peut-être quelques précisions ? Sans surprise, nulle mention ici de Cthulhu ou Yog-Sothoth, d’Abdul Alhazred ou des Unaussprechlichen Kulten ; et la Défense remplace utilement Arkham. Pourtant, la dimension lovecraftienne du roman n’a rien d’une imposture.

 

Et ce alors même que La Panse ne joue pas forcément tant que ça des principes de « l’horreur cosmique » ? Ou seulement tardivement ? À maints égards, le roman est bien plus terre à terre – jusqu’à s’étendre sur des situations très prosaïques que le gentleman de Providence aurait sans doute trouvé sordidement « réalistes », et probablement ennuyeuses. Pour autant, deux traits rapprochent bel et bien les deux œuvres : d’une part, justement, ce souci du « réalisme », aussi paradoxal puisse-t-il paraître – on connaît la phrase de Lovecraft, extraite d’une lettre à Clark Ashton Smith : « No weird story can truly produce terror unless it is devised with all the care and verisimilitude of an actual hoax. » Une idée, je crois, que Léo Henry a ici fait sienne. D’autre part, La Panse est à mes yeux avant tout une réussite dans le registre de l’ambiance – minutieusement composée, subtilement inquiétante, et ce de plus en plus, jusqu’à ce qu’enfin les effets d’échelle transcendent le récit jusqu’à plonger personnage et lecteur dans les abîmes terribles et fascinants de la folie pure…

 

Le jeu sur l’architecture est à cet égard d’une importance cruciale – et la Défense, sous la plume de Léo Henry, dans sa démesure et presque son absurdité, se pare sans soucis des atours cyclopéens d’une R’lyeh sur Seine, tandis que la Dalle sur laquelle elle est bâtie implique nécessairement sa part d’utopie chtonienne, entre la K’n-yan du « Tertre », la cité des Montagnes Hallucinées ou encore celle de la Grand-Race de Yith, « Dans l’abîme du temps » ; forcément, des choses y rôdent dans l’ombre perpétuelle, des choses qui ne doivent pas voir la lumière du jour… Ainsi de cette statue paraît-il bien réelle, baptisée Le Monstre, et qui se tapirait, inamovible, dans le dédale souterrain de la Défense – manière de confirmer que la Défense elle-même est un monstre. Michel Houellebecq, dans sa lecture de Lovecraft, avait très justement appuyé sur la dimension architecturale des récits du gentleman de Providence, et La Panse me paraît en constituer une très bonne illustration.

 

À cet égard, La Panse n’est pas forcément un cas à part – ou pas tant que ça. À la lecture du roman, je n’ai pas manqué d’avoir diverses « références » en tête (qui n’en sont pas forcément, ou en tout cas pas au sens le plus strict « d’inspirations » pour l’auteur) ; quelques titres ? Peut-être Notre-Dame des Ténèbres de Fritz Leiber – ou dans un tout autre registre, donc, le film Society de Brian Yuzna… Autant de « réactualisations » d’un fantastique lovecraftien riche en sectes perverses – et en aperçus d’une réalité insupportable… jusque dans la dimension sociale, donc ; noter ici que la psychologie morbide institutionnalisée dans La Panse peut éventuellement évoquer le CLEER des camarades L.L. Kloetzer ?

 

À LA SUEUR DE TON FRONT

 

Le travail, ou plus largement la dimension sociale, est tout aussi capital. Mais cela fonctionne d’autant mieux que La Panse évite sans doute de verser dans la caricature qu’un cadre pareil aurait pu rendre tout particulièrement tentante.

 

La Défense, en effet, n’est ici pas unilatérale – bien au contraire, aussi monstrueuse soit-elle à vue de nez et tout au fond, elle exprime entre les deux toute sa complexité, sa dichotomie qui n’en est peut-être pas tout à fait une, et qui fait d’elle tant un quartier d’affaires moderniste au point d’avoir quelque chose de science-fictif, que la réalité autrement concrète et palpable d’un lieu où des gens vivent – tiens, peut-être un autre rappel de Yirminadingrad ? La Défense n’est pas que cadres oppressés se précipitant dans les couloirs le mobile collé à l’oreille – ou l’oreillette, plus brutalement. Elle a ses bistros, ses épiceries, ses boulangeries. Les bidonvilles antérieurs n’ont pas seulement été effacés, il s’agissait aussi, dans la perspective mégalomane du projet d’urbanisme, de réfléchir à la question du logement social. Mais, là aussi, une hiérarchie insidieuse opère – vivent sur place aussi bien des fortunes, dans les tours le cas échéant, que des SDF condamnés aux couloirs de la Dalle ; entre les deux, une ribambelle de travailleurs très divers, hiérarchie dans la hiérarchie – des cadres qui s’en tirent le mieux (financièrement et socialement, je ne garantis rien pour le reste) aux précaires à la façon de Bastien, entassés dans des appartements collectifs qui ne sont guère plus que des dortoirs : tous restent sur place « parce que c’est plus pratique », parce que « ça va plus vite », sous-entendu – pour aller au travail ; autant dire que le travail devient toute leur vie, et doit en décider de bout en bout.

 

BIPOLAIRE

 

À cet égard, la Défense a quelque chose de… bipolaire, disons ; qualificatif qui s’applique sans doute en même temps au roman dans son ensemble, ou à son héros. Surtout à ce dernier, peut-être.

 

Car Bastien, s’il est pour une bonne part un personnage en creux, vecteur du récit davantage que personnage « vivant », n’en a pas moins une psychologie torturée : tel qu’il est introduit dans le roman, nous sommes tentés d’y voir un personnage foncièrement dépressif – un raté atone et apathique, sans rien qui le rattache vraiment à un monde dont on il n’a que faire. Sans doute est-ce d’ailleurs pour cela qu’il se réfugie autant dans le travail – aussi éprouvant soit-il ; car il est peut-être avant tout aliénant, et, consciemment ou pas, c’est quelque chose qui va très bien à Bastien : la brutalité de ce monde professionnel a quelque chose de rassurant, en fournissant une « raison de vivre » clef en main, dont, après tout, s’accommodent semble-t-il beaucoup de gens. Nul besoin de pousser outre-mesure la métaphore : le travail peut très bien fonctionner comme une secte, et use des mêmes méthodes de déshumanisation.

 

Mais c’en est au point où Bastien se prend au jeu, lui, « l’élu », qui croit dès lors trouver dans cette activité de tous les instants un moyen d’avancer, voire de se transcender. D’où ce rapport finalement plus bipolaire que dépressif à une vie qu’il ne saurait envisager en bloc – et où l’hyperactivité peut fournir un contrepoint, quand bien même navrant, à l’apathie mélancolique. Au point, bien sûr, où la quête de Diane peut passer au second plan ? Où elle se trouvait sans doute dès le départ…

 

Mais ne pas s’y tromper : cette ascension est un leurre – et le travail ne permet certes pas l’émancipation. Reste, au fond des choses, ce constat impitoyable : « élu » de la Panse ou pas, Bastien ne comprend guère ce qu’il vit – il n’est même pas censé le faire… Car la Panse, après tout, s’en tient en définitive à sa dimension première : elle est là pour dissoudre.

 

EFFICACE – ET DAVANTAGE

 

On ne fera certes pas de La Panse la plus grande réussite de Léo Henry. J’avoue, comme d’habitude, le préférer en nouvelliste plutôt qu’en romancier – j’avoue aussi, me contredisant au passage, que je suis instinctivement davantage attiré par ses œuvres les plus « ambitieuses » (ou les moins « populaires », si vous voulez, mais je me rends bien compte de ce que ces qualificatifs impliquent d’un peu navrant me concernant).

 

Mais La Panse fonctionne très bien : le roman remplit son office, et bien plus encore, en déployant une complexité de fond qui n’a rien de m’as-tu-vu, mais au contraire avec le plus grand naturel, assurant l’authenticité de l’œuvre. Rythmé avec habileté, jusque dans ses brusques accélérations et décélérations, il emporte sans peine le lecteur dans un monde impitoyable et cauchemardesque, mais tout aussi fascinant et déroutant. Il est aussi la preuve d’une chose dont j’avoue douter le plus souvent : on peut faire un thriller intelligent et dépassant la formule. Ce n’est pas la moindre réussite de La Panse, roman assurément plus que recommandable.

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