"L'Imagination des gardiens"
Ils sont là.
Là, tout en haut, derrière la porte.
Là, juste là, en haut de l’escalier, à attendre, et à dresser des plans.
Ce sont mes gardiens.
Ils se tiennent entre moi et le monde depuis…
Oh.
Depuis toujours, sans doute. Je n’ai pas le souvenir d’avoir jamais été libre de mes mouvements. Je ne crois pas avoir jamais perçu le monde extérieur autrement qu’accompagné, contraint et forcé, par mes gardiens.
Leur présence est généralement insidieuse, mais ils sont là.
Toujours.
En haut de l’escalier, le plus souvent, à dresser des plans contre moi.
Ou bien, quand nous sortons, derrière moi, à me surveiller. À m’empêcher d’être libre. À m’empêcher d’être moi.
Je les entends, des fois, même s’ils croient être discrets. Ils croient être discrets, oui, mais je les entends. Ils chuchotent, complotent. Leurs plans sont astucieux, pervers. Un autre que moi, sans doute, n’en aurait pas conscience. Mais moi, je sais. Car je suis habitué à leur présence. Et je les entends jour et nuit, comploter contre moi.
C’est tout juste un souffle, le plus souvent. Mais mon nom revient sans cesse dans leur conversation, et c’est pourquoi je dresse l’oreille depuis toutes ces années.
La nuit, je ne peux pas dormir. Je les entends. Mon nom résonne dans les conduites, rendant un étrange son métallique. Alors je colle mon oreille contre le mur, et j’écoute. Je ne discerne pas grand chose, hélas. L’écho, les bruits de la rue, les chuchotis… tout se ligue contre moi, m’empêche de pénétrer leur discours. Mais je sais qu’ils parlent de moi.
Car mon nom revient sans cesse. Ces syllabes rugueuses, germaniques, syncopées. Pas d’erreur possible.
C’est bien de moi qu’ils parlent.
Un jour j’ai eu l’audace de monter l’escalier, à pas de loup, de coller mon oreille contre la porte, et d’attendre.
Rien.
Les voix se sont tues immédiatement.
Ils savaient, et ils se sont tus.
C’était frustrant. Je sentais toujours leur présence derrière la porte, je savais que je n’avais pas mis fin au complot pour m’être avancé jusque là, mais je n’entendais plus rien. Frustrant ? Non, effrayant, en fin de compte. C’était pire que tout.
J’ai hésité.
J’ai tendu la main vers le loquet. Une main agitée de tremblements, secouée de spasmes violents ; mais…
Non.
Je n’ai pas osé ouvrir la porte.
À quoi bon ?
Ils n’auraient pas été là, de toute façon. Enfin, je ne les aurais pas vus.
Parce qu’ils savaient.
De toute façon, ils savent tout de moi.
Alors je suis redescendu me coucher. Et bientôt les voix ont repris leur litanie et mon nom a de nouveau résonné dans les conduites.
Et il en est allé ainsi toutes les nuits depuis cette unique tentative de… non, je n’oserais pas qualifier cela de « rébellion », le mot serait trop fort. Voyons les choses en face : je m’accommode fort bien de mes gardiens. Je suis un prisonnier très docile, du genre qui espère être relâché pour bonne conduite. À ceci près que tout espoir m’a abandonné depuis longtemps.
…
Je suis un lâche.
Et ils sont bien trop astucieux pour moi. Bien trop forts, bien trop nombreux. Que puis-je y faire ?
Rien, à l’évidence.
Rien…
Je suis depuis le début condamné à vivre ma vie telle qu’ils l’ont planifiée pour moi ; je sais que, quoi que je fasse, et quelles que soient les précautions dont je m’entoure, je tomberai dans les innombrables pièges et chausses-trappes qu’ils ne manqueront pas de dresser encore et toujours sur mon chemin.
Je me suis rendu à l’évidence depuis bien longtemps : jamais je ne triompherai de l’imagination des gardiens.
(Nouvelle écrite pour le forum ActuSF, d’après le générateur de titres aléatoires.)