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Le Wendigo, d'Algernon Blackwood

Publié le par Nébal

 

BLACKWOOD (Algernon), Le Wendigo et autres nouvelles, traduit de l’anglais par Jacques Parsons, préface de Jacques Parsons, Paris, Denoël, coll. Présence du Futur, [1907, 1910-1912, 1946, 1962, 1964] 1972, 221 p.

 

Je sais, cette grogne est récurrente, mais, décidément, cela me sidère que l’œuvre d’Algernon Blackwood soit devenue peu ou prou indisponible en français – avec la seule exception de l’excellent recueil de nouvelles L’Homme que les arbres aimaient chez L’Arbre Vengeur. Le reste ? Zobi ! Les recueils publiés dans les années 1960-1970 en « Présence du futur » ont disparu, de même que le John Silence de Rivages/Noir.

 

Vous me direz que le recueil de L’Arbre Vengeur, précisément, emprunte à tout cela, et c’est tout à fait exact : à vrai dire, j’y avais déjà lu des deux des cinq nouvelles figurant dans le présent recueil titré Le Wendigo (cinq nouvelles, oui, car, pour quelque raison, « Complice par omission » ne figure pas dans la table des matières, mais bien dans le recueil, entre « La Danse de mort » et « Passage pour un autre monde »). En l’espèce, ces nouvelles étaient, eh bien, « Celui que les arbres aimaient… », et « Passage pour un autre monde ». Je les avais adorées à l’époque, surtout la première, et je les adore toujours aujourd’hui, peut-être davantage encore en fait.

 

Mais si « Complice par omission » et « La Danse de mort », récits bien plus courts, impressionnent bien moins, sans déplaire, le présent recueil est encore tiré vers le haut par sa longue nouvelle titre – car « Le Wendigo » est à bon droit un des plus fameux contes macabres d’Algernon Blackwood, souvent considéré (par des gens comme H.P. Lovecraft himself) comme faisant partie du sommet de sa production littéraire, avec « Les Saules ». D’ailleurs, la postérité pseudo-lovecraftienne de ce superbe récit est encore renforcée par les emprunts et références des compères et disciples du gentleman de Providence, Clark Ashton Smith pour le meilleur… et, oui, August Derleth pour le pire, dont les médiocrités, au mieux, consacrées à son Ithaqua, puisaient largement mais sans adresse dans « Le Wendigo » de Blackwood.

 

Mais la parenté avec Lovecraft va au-delà, de manière moins ouverte mais autrement séduisante – et c’est la propension d’Algernon Blackwood à imprégner ses textes de ce que l’on qualifierait d’ « horreur cosmique », ou du moins d’un sentiment proche, mais en mettant en scène une nature sauvage aussi belle qu’inquiétante, attirante et terrifiante, majestueuse et menaçante. Même sans faire appel au cosmos, à l’infinité dans le temps comme dans l’espace, Blackwood situe des hommes insignifiants dans un cadre sauvage immémorial et loin de tout, et qui les ramène toujours à leur insignifiance, aussi l’effet produit sur le lecteur est-il peu ou prou le même, ai-je l’impression.

 

Des cinq nouvelles de ce recueil, seule « La Danse de mort » ne joue absolument pas de ce thème. Mais s’il demeure relativement discret dans « Complice par omission » et, un peu moins, dans « Passage pour un autre monde », il est au premier plan dans « Le Wendigo » aussi bien que dans « Celui que les arbres aimaient… », deux longs récits qui constituent à eux seuls plus des deux tiers de ce volume. Ce qui suscite d’ailleurs des échos rappelant d’autres recueils : « Les Saules », bien sûr, joue à fond de ce thème, mais aussi « Le Camp du chien », liste absolument pas du tout exhaustive.

 

On a pu dire qu’il y avait quelque chose de panthéiste dans la conception blackwoodienne de la nature, et c’est très possible. Au passage (pour un autre monde…), le tempérament mystique de Blackwood le distinguait pour le coup de Lovecraft, assurément : il ne s’agit évidemment pas d’assimiler les deux.

 

Mais il est une autre chose, pour le coup, qui m’a frappé à la lecture de ce recueil, et c’est son étonnante modernité. Elle peut paraître paradoxale, tout spécialement quand on compare à Lovecraft – ne serait-ce que parce que Blackwood lui est antérieur, s’il lui survivra quelques années : les nouvelles de ce recueil datent pour l’essentiel des années 1900-1910, la seule véritable exception étant la bien plus tardive « Passage pour un autre monde » (1946). Mais, en dépit d’un cadre social parfois emblématique d’une sorte d’aristocratie encore victorienne (malmené cependant par des personnages points de vue souvent issus de milieux autrement populaires – et qui ne le cachent en rien, bien au contraire), et de quelques tics d’écriture bien de l’époque, la manière qu’a Blackwood de narrer ses horreurs, plus encore que celle de son illustre contemporain Arthur Machen, annonce les meilleurs auteurs actuels, dans le registre psychologique surtout (en cela, il est forcément proche de son autre contemporain Henry James, je suppose), mais aussi parfois de manière étonnamment plus viscérale… Encore que je ne saurais pas argumenter bien au-delà – c’est quelque chose que je ressens sans forcément bien le comprendre… Mais demeure ce sentiment que ces textes, qui devraient sentir bien plus que cela la poussière, demeurent tout à fait lisibles et efficaces aujourd’hui, en fonction de critères postérieurs de plus d’un siècle.

 

Mais détaillons un peu le menu, maintenant. Le recueil s’ouvre sur… « Le Wendigo » (« The Wendigo »), une ample novella publiée pour la première fois en 1910 et qui prend place dans les forêts sauvages du Canada. Là, une partie de chasse est organisée (là encore un thème récurrent : « Passage pour un autre monde » emploiera exactement le même prétexte, et il y en a quelques traces plus diffuses dans « Celui que les arbres aimaient… », pour s’en tenir à ce recueil précisément, mais on pourrait aussi bien citer « Le Camp du chien », etc.). Un bon docteur et son neveu destiné à la prêtrise recourent aux services de deux guides, parmi lesquels le Canadien Français Joseph Défago, assistés d’un Indien du nom de… Punk (ce qui fait un peu bizarre). Dans une variation classique sur le récit d’horreur, ces braves gens font ce qu’il ne faut jamais faire : ils se séparent. Et dans une ambiance quelque peu oppressante, visiblement, surtout aux yeux de Punk et de Défago – on devine une menace latente dans ces sombres en même temps que superbes forêts… et le drame ne manquera pas de se produire : Défago disparaît dans des circonstances étranges et horribles – ses cris absurdes terrorisent le jeune chasseur qui faisait la route avec lui… Mais impossible de savoir où il est passé – or les cris semblaient provenir d’en haut… Ce qui est bien sûr impossible ! Mais suivre les traces laissées par Défago est également impossible – et il y a la suggestion, à peine plus, de traces d’un autre ordre, non humaines, et probablement pas animales non plus… De vagues réminiscences, quand les compagnies se retrouvent, évoquent la légende indigène du Wendigo – quelque monstre à l’allure inconnue qui enlève ses victimes, et les fait courir si vite que leurs pieds brûlent, avant de les élever tout là-haut dans le ciel… Mais on ne voit pas le Wendigo – on le devine, peut-être, à son odeur notamment… mais on ne le voit pas. Ce que l’on voit, peut-être, mais à terme seulement, c’est l’effet produit sur Défago. S’il s’agit seulement de lui ? Au fond, les chasseurs comme le lecteur ne voient rien, eux – ils devinent. Et c’est heureux – car Défago, lui, a vu le Wendigo, et c’est ce qui l’a condamné.

 

« Le Wendigo » est une merveille de suggestion – une démonstration particulièrement brillante des vertus de l’indicible. On ne s’étonnera guère, ici, que Lovecraft ait prisé ce texte – outre bien sûr, point déjà soulevé, le sentiment d’horreur cosmique ou peu s’en faut que Blackwood produit avec son cadre de nature sauvage, et, de même, le fait qu’il a puisé dans un folklore alors sans doute méconnu (en fait, la nouvelle de Blackwood a probablement contribué à populariser la figure du Wendigo) pour créer un monstre original, aux caractéristiques peu ou prou démoniaques sinon divines. La novella accuse un peu son âge dans quelques passages qu’on serait tenté de juger aujourd’hui maladroits (essentiellement les cris de Défago, qui sonnent faux), mais, ce petit bémol mis à part, « Le Wendigo » demeure un très grand texte d’horreur, dans lequel la peur n’est pas produite par le spectacle du monstre, mais par de vagues indices de sa présence seulement. Exemplaire – même si, à titre personnel, mais comme Lovecraft pour le coup, je place « Les Saules » encore au-dessus.

 

Mais peut-être aussi « Celui que les arbres aimaient… »  (« The Man Whom the Trees Loved ») ? J’avais adoré cette longue novella (plus longue encore que « Le Wendigo ») datant de 1912, quand je l’avais lue pour la première fois dans le recueil (presque) éponyme publié par L’Arbre Vengeur, et ce sentiment persiste aujourd’hui – peut-être même renforcé. La nature sauvage aussi belle que terrifiante est à nouveau de la partie, mais l’approche est très différente – beaucoup plus subtile, à vrai dire. Le sentiment de peur n’y est longtemps pas frontal, l’auteur jouant plutôt sur le malaise, une vague angoisse latente qui progresse en silence…

 

La novella met en scène un couple anglais un peu âgé, Mr et Mrs Bittacy, qui vit non loin de la forêt. Mr Bittacy, en son temps, était chargé de l’entretien des bois, en Angleterre comme en Inde – il a toujours eu une profonde affinité pour les arbres. Mais on en arrive alors au point où cet attrait devient pathologique et chargé de menace – car il ne s’agit pas seulement, ici, de mettre en scène un homme qui aime les arbres, même excessivement, mais un homme que les arbres aiment. Une conversation avec un peintre affligé (?) des mêmes passions pousse toujours un peu plus Mr Bittacy sous la domination des arbres.

 

Du moins est-ce ainsi que Mrs Bittacy perçoit les choses – et le coup de génie de la nouvelle consiste précisément à en faire, progressivement, le personnage point de vue. Son portrait n’est pourtant pas très flatteur, initialement : Mrs Bittacy est une bigote, clairement, et pas forcément très futée. La novella ne nous épargne pas quelques saillies misogynes (p. 81) : « À dire vrai, comme beaucoup de femmes, elle ne pensait jamais vraiment : elle se contentait de refléter la pensée des autres, qu’elle avait appris à discerner. » Revers de la médaille : Mrs Bittacy est sincèrement bonne chrétienne au-delà d’être simplement bigote, et elle est une femme aimante et sensible. Elle perçoit la menace affectant son vieil époux – en des termes que lui-même ne pourrait jamais employer, car il est quant à lui ravi de sombrer, sans percevoir justement qu’il sombre. Ce qui suscite à vrai dire une certaine ambiguïté : à l’égard de l’emprise des bois sur son mari, Mrs Bittacy n’est-elle pas tout simplement jalouse ? Son point de vue phagocytant le récit, quel crédit doit-on lui accorder ? Est-il fiable ? Les arbres s’approchent-ils vraiment de la demeure ? Le vent emporte-t-il vraiment les paroles de la forêt, des paroles séduisantes murmurées au creux de l’oreille du seul Mr Bittacy ? La nouvelle joue forcément de cette incertitude – mais cela ne fait que renforcer la puissance de son discernement psychologique. Mrs Bittacy évoque tout autant, d’ailleurs, au-delà de la seule femme jalouse et possessive, mais qui n’en suscite pas moins la compassion la plus sincère, un parent, un amant ou un ami assistant aux premières loges à la déchéance d’un proche, dans, mettons, la dépression ou l’addiction, et qui voudrait intervenir mais se retrouve désemparé. Ce qui rend cette novella très émouvante – au point où c’en a quelque chose de douloureux, à vrai dire. Mais, au-delà, elle inquiète et fascine, séduit et terrifie – comme la forêt qu’elle met superbement en scène, toujours à l’arrière-plan, sans effets spéciaux, sans tours de manche grotesques. Je le maintiens : c’est un immense chef-d’œuvre.

 

Avec ces deux seuls textes, nous avons donc déjà lu plus des deux tiers du recueil. Ne reste plus que trois nouvelles autrement courtes, les deux premières surtout – et, autant le dire d’emblée, ces dernières ne sont clairement pas à la hauteur du « Wendigo » et de « Celui que les arbres aimaient… ». Elles ne sont pas mauvaises pour autant, c’est simplement qu’elles ne brillent pas autant.

 

« La Danse de mort » (« The Dance of Death », 1907), qui tient en treize pages, est un récit qui, aujourd’hui du moins, mais probablement déjà l’époque, a quelque chose d’un peu trop convenu pour séduire pleinement. On ne fait pas dans la surprise, ici – on sait très bien avec qui danse le personnage point de vue, le titre de la nouvelle est assez explicite comme cela. À vrai dire, votre serviteur n’a pas manqué de lire cette nouvelle comme un épisode de Sandman – la Mort y est tout sourire, car elle aime tout le monde. L’intérêt éventuel de ce court récit, pour le coup totalement dénué de références à la nature sauvage, est ailleurs, je suppose – dans une dimension plus inattendue, peut-être, car cette nouvelle a un thème plus ou moins vaguement social et/ou sociétal, qui touche bien plus que l’élément surnaturel justifiant le récit. Cet homme aigri par son travail minable et ennuyeux, affligé par une santé déficiente, et aussi possédé par un désir charnel assez animal, a quelque chose de paradoxalement intemporel, je suppose – et la conclusion de la nouvelle, très sèche, noue les tripes, en dévoilant en dernier recours une horreur très humaine au fond bien plus glaçante que l’horreur surnaturelle.

 

« Complice par omission » (« Accessory Before the Fact », 1911), la nouvelle… omise dans la table des matières, est la plus courte du recueil (neuf pages). Elle est bien plus troublante que « La Danse de mort » – mais aussi un peu confuse, ai-je trouvé… Un voyageur s’y égare dans un piège fatal tendu pour un autre – mais y voit enfin une prémonition qui le laisse totalement dépourvu : il ne pourra pas empêcher que le piège se referme sur sa véritable victime. La nouvelle a une ambiance assez onirique, sur un mode noir mais aussi absurde, avec ces figurants allemands égarés en Angleterre : si la nouvelle précédente m’a fait penser, en anticipant, à Neil Gaiman, celle-ci me paraît plus du côté de David Lynch, mettons. Il en résulte un cauchemar paranoïaque étonnamment moderne, mais… oui, il y a ce sentiment, chez votre serviteur, d’un récit un peu trop brouillon pour pleinement convaincre. Le texte est troublant, mais aussi un peu frustrant. Peut-être me faudrait-il le relire dans quelque temps…

 

Et le recueil de se conclure sur une nouvelle plus longue que les deux qui précèdent, mais bien moins que les deux premières, avec « Passage pour un autre monde » (« The Trod ») – un conte par ailleurs bien plus tardif que tous les autres, puisqu’il a été publié en 1946 seulement. Cette nouvelle, là encore, je l’avais donc déjà lue, et appréciée, dans L’Homme que les arbres aimaient. Elle nous ramène à une certaine forme de nature sauvage, mais surtout au thème de la partie de chasse – en même temps que le personnage point de vue, de par son côté « pas assez aristocrate pour ses fréquentations », mais aussi possédé par le désir amoureux, rappelle celui de « La Danse de Mort ». Le traitement est pourtant tout autre, encore qu’il emprunte là aussi à des thématiques plutôt classiques : en l’espèce, le Petit Peuple, cher à Machen, Buchan ou Howard. Il y a, dans la forêt, ce « passage », emprunté à l’équinoxe par le « Peuple Joyeux », lequel y « invite » à perpétuité des victimes (?) tout humaines. Les autochtones, terrifiés à l’idée que leurs enfants y disparaissent à jamais, ont recours à la superstition pour s’en prémunir – vaguement. Mais la chère et tendre de notre héros (très heureux d’avoir à se comporter en héros, et qui prend ses désirs pour des réalités) est dans une situation ambiguë – car sa mère, en son temps, a franchi le passage. Et elle a la conviction que, lors de cette partie de chasse (un vrai génocide d’oiseaux), malencontreusement organisée au moment de l’équinoxe, le passage l’appellera ; à vrai dire, c’est sans doute sa propre mère qui l’appellera en personne… Sacré dilemme ! La nouvelle fonctionne bien. Elle est bien conçue, et bien exécutée. Mais elle paraît un peu convenue dans ce recueil qui, avec « Le Wendigo », « Celui que les arbres aimaient… » et même « Complice par omission », faisait preuve jusqu’alors de davantage de personnalité. C’est donc à la comparaison qu’elle pâlit un peu – car, toutes choses égales par ailleurs, c’est une nouvelle à la lisière du fantastique et de la fantasy qui, oui, fonctionne bien.

 

Et l’ensemble est de très haute tenue. Algernon Blackwood était bien un maître du fantastique, un des tout meilleurs auteurs du genre. Ses textes n’ont pas vieilli, ou ont bien vieilli, et valent toujours le coup qu’on les lise aujourd’hui, sans se livrer spécifiquement à une entreprise d’archéologie littéraire.

 

Alors je vais conclure cette chronique par là où je l’ai commencée – et râler que l’œuvre de Blackwood, L’Homme que les arbres aimaient mis à part, soit peu ou prou indisponible en français de nos jours. Pour Machen, Dunsany, Hodgson, Chambers ou plus récemment M.R. James, on peut éventuellement (...) se référer à des publications plus ou moins confidentielles, mais pas pour Blackwood. Il mériterait assurément d’être réédité, bordel ! Que quelqu’un le fasse, pitié !

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Une cosmologie de monstres, de Shaun Hamill

Publié le par Nébal

 

HAMILL (Shaun), Une cosmologie de monstres, [A Cosmology of Monsters], traduit de l’anglais (États-Unis) par Benoît Domis, Paris, Albin Michel, coll. Imaginaire, 2019, 404 p.

 

Parfois, pour quelque raison indicible, les étoiles s’alignent et un premier roman devient un événement avant même sa (putain de) sortie : tel est bien le cas pour Une cosmologie de monstres, signé Shaun Hamill, bouquin dont le projet d’adaptation en série TV est antérieur à sa date de publication. Et, à propos de celle-ci, il faut relever que la présente traduction française, due à Benoît Domis, est sortie « officiellement » quelque chose comme deux semaines seulement après la version originale.

 

Cerise sur le gâteau, le Maître Stephen King himself adoube le jeune auteur et son roman dans un blurb plus qu’élogieux (et on notera au passage que la quatrième de couverture s’en tient à ce blurb – il n’y a pas le moindre résumé du roman, et ça n’est pas plus mal, au fond). Bon, maintenant, avec toute l’estime que j’ai pour le grand Stéphane Roi, je me méfie un peu de ses blurbs… Non que je doute forcément de leur sincérité, hein ! C’est plutôt qu’il me fait l’effet d’avoir l’enthousiasme un peu expansif, parfois, et du coup plus ou moins lucide (qui suis-je pour le lui reprocher…) – un peu comme son confrère Neil Gaiman, disons, dont le nom figure, durant la bonne saison, sur trois bandeaux rouges sur cinq. En fait, à cet égard, j’ai sans doute abordé la lecture d’Une cosmologie de monstres avec un biais un tantinet fâcheux, hérité de, par exemple, Les Mortes-Eaux d’Andrew Michael Hurley (même si j’avais oublié, et le nom du bouquin, et le nom de l’auteur, bordel, et c’est en soi éloquent) : soit la crainte d’un soufflé qui retombe vite… Un roman certes pas mauvais, globalement, mais pas génial non plus, et qui ne restera pas.

 

Bien sûr, il y a ici une accroche supplémentaire : la référence à Lovecraft. Il est partout, hein ? Pour autant, Une cosmologie de monstres ne relève probablement pas de la lovecrafterie à proprement parler. Aussi la (très belle) couverture d’Aurélien Police (l'excellent Aurélien Police) a-t-elle pour cette raison suscité quelques haussements de sourcils… De fait, les tentacules de la couverture sont grosso merdo absents du roman – comme ils le sont de la majeure partie de l’œuvre de Lovecraft, à vrai dire… Mais qu’on associe pavloviennement Lovecraft et tentacules en dit peut-être plus sur les lecteurs que sur l’auteur, et si l’illustrateur et l’éditeur en jouent, ma foi… Pourquoi pas ? C’est de la référence en biais, dans un livre assurément très référentiel, et ça se tient – on n’est pas obligé d’y voir de la putasserie (et je la vois pourtant volontiers, de manière générale). Je l’aime bien, moi, cette couv… Et, thématiquement, je la trouve en fait appropriée. Mais je reviendrai sur le contenu lovecraftien (ou pas) du roman un peu plus tard.

 

Commençons en présentant un chouia l’histoire – sans aller trop loin non plus, encore que je ne pense pas qu’Une cosmologie de monstres soit un roman « à spoilers ». C’est l’histoire d’une famille, sur cinq décennies environ – au Texas ; et rappelez-vous que seuls les fourmis et les Texans survivront à l’hiver nucléaire ! Mais je m’égare…

 

Nan, notre histoire commence en 1968 environ, et nous parle tout d’abord d’amûûûr. Margaret, une jeune fille issue de la petite bourgeoisie WASP par essence coincée du cul, choque ses géniteurs en même temps que son milieu social en convolant, plutôt qu’avec le quarterback bon chrétien et héritier de la fortune de papa de service, avec l’excentrique Harry, geek jusqu’au bout des pulps et des comics plastifiés, et véhicule idéal à la projection du lecteur de SFFF mâle (dit-il d'expérience). Le couple Turner s’installe dans sa petite banlieue médiocre (on voit très bien les palissades blanches et le gazon impeccable), et pond des gosses, parce que c’est comme ça qu'il faut faire – chronologiquement, deux filles, Sydney la danseuse sarcastique qui a comme un petit souci de complexe d’Électre, Eunice la nerd tourmentée, et plus tard Noah, le mini-Harry qui nous raconte tout ça. Las, Papa a des soucis, puis ses filles, et tout ceci dégénère mollement au fur et à mesure que les années passent. Ce qui pourrait être le tableau parfaitement banal d’une petite famille américaine parfaitement banale.

 

À ceci près que.

 

Tout d’abord, Harry… est un fan de Lovecraft, et plus généralement d’horreur, qu’il cultive et savoure dans les pulps comme dans les salles de cinéma de quartier. Ses goûts vont de La Famille Addams à Yog-Sothoth en passant par Les Contes de la Crypte et Rosemary’s Baby, ce qui couvre un large spectre (si j’ose dire). Il aime probablement aussi les citrouilles d’Halloween, et se découvre en définitive une vocation : il bâtira dans son jardin une maison des horreurs, une sorte de train fantôme sédentaire, où les banlieusards du coin, pour une modique somme, viendront éprouver quelques frissons amusants. En fait, la passion pour l’horreur qui caractérise Harry dévie de sa voie la famille entière, jusqu’à constituer pour elle une norme dont il faudra bien s’accommoder – ce dont le roman se fait nécessairement l’écho.

 

Mais ensuite… Eh bien, rien que de très naturel, au fond : le petit Noah a un copain imaginaire – c’est le cas de nombre d’enfants, paraît-il, et de la totalité des croyants, alors bon.

 

 

Il est forcément imaginaire, hein ?

 

Mais ce qui ne l’est pas, ce qui pèse de tout son poids sur la famille maudite des Turner, c’est la réalité affreusement concrète de la mort et de la souffrance. Oh, oui.

 

Sur ces bases… Eh bien, on ne s’étonnera pas vraiment que Stephen King ait aimé. Les Turner pourraient aussi bien vivre à Castle Rock, Maine, et Shaun Hamill consacre l’essentiel de son roman à nous narrer par le menu la destinée de cette famille. Ce qu’il fait globalement très bien, je suppose – encore que je doive aussitôt préciser qu’à titre tout personnel, le thème de la famille, ben, de manière générale, je m’en bats copieusement les glaouis… Et l’amûûûr… Bon. Mais, oui, ça fonctionne, indéniablement – et la plume fluide y est pour beaucoup.

 

En fait, à certains égards, le sort des Turner pourrait relever avant tout d’une sorte de soap opera deluxe, un peu tordu certes, le fantastique n'en constituant qu’un soubassement (même si comme tel fondamental) ; pendant une bonne partie du roman, le fantastique et a fortiori l’horreur relèvent plus de la citation que de l’expérience authentiquement vécue ; puis le surnaturel s’immisce dans le récit – en même temps qu’une horreur très humaine s’insinue çà et là, qui à vue de nez tiendrait plus du thriller que du fantastique : l’horreur surnaturelle, ce sera pour les dernières pages du roman seulement. Du coup, j’ai lu quelques retours sceptiques à cet égard – éventuellement liés d’ailleurs aux critiques adressées à la couverture tentaculaire : Une cosmologie de monstres ne serait pas très horrifique, etc. Peut-être… En même temps, paradoxe du jour, et de tous les jours qui ont précédé, l’horreur littéraire ne me paraît que rarement très horrifique… Pour frissonner à la lecture d’un bouquin, j’ai besoin du talent des meilleurs : Lovecraft ou King, oui, ou Dan Simmons, ou Clive Barker… Au-delà, le fantastique n’a pas à se montrer nécessairement horrifique, et l’horreur me paraît souvent opérer au mieux quand elle est ponctuelle – en conclusion d’un récit, mettons. Ce en quoi Une cosmologie de monstres me paraît remplir son contrat, et à vrai dire d’une manière assez… banale. Le King lui-même a souvent procédé de la sorte – assez récemment encore dans le plutôt lovecraftien également Revival, par exemple.

 

Mais justement : et Lovecraft, dans tout ça ? Eh bien, à s’en tenir à cette brève présentation du roman, il est très, très, trèèèèèès loin de tout ça. Je veux dire… Bordel : les gens, les sentiments, la famille ?! On ne fera pas plus anti-lovecraftien – le gentleman de Providence aurait trouvé tout cela parfaitement répugnant. Et à bon droit, bien sûr. Alors que les tentacules non-euclidiens, ça va. Et ça va avec tout. Ceci dit, il n’y en a guère ici – et pourtant il y a bien Lovecraft.

 

Mais il y est, durant la majeure partie du roman, essentiellement sous forme de citations. Souvent explicites, d’ailleurs : les titres des différentes parties du roman renvoient tous à des nouvelles de Lovecraft – « L’Image dans la maison déserte », « La Tombe », « Le Monstre sur le seuil », « Celui qui chuchotait dans le noir », « La Cité sans nom », « La Maison maudite », « Celui qui hantait les ténèbres » enfin. Shaun Hamill balaye (devant sa porte) un large spectre (toujours) : il évoque de la sorte aussi bien la première nouvelle « adulte » de Lovecraft, soit « La Tombe », que la dernière, « Celui qui hantait les ténèbres » ; entre les deux, on a du « conte macabre » aussi bien que du « Mythe de Cthulhu ». Ces titres sont globalement pertinents, même s’ils m’ont régulièrement fait l’effet d’être un peu trop forcés. Mais la citation explicite ressort également de passages commentés des œuvres de Lovecraft – plutôt critiques, d’ailleurs, comme il se doit : je ne vous détaille pas le blabla « mal écrit », « personnages ineptes », etc., vous le trouverez dans 95,2 % des romans et nouvelles de la « nouvelle littérature critique lovecraftienne ». Avec pertinence le plus souvent, mais disons que ça se répète. En cela aussi le roman de Shaun Hamill est somme toute banal.

 

Y a-t-il du Lovecraft au-delà, dans Une cosmologie de monstres ? Au-delà notamment de ce titre pour le moins connoté, d'ailleurs, veux-je dire ? Probablement – mais de manière un peu plus subtile cette fois : dans les procédés, et dans les thèmes. Encore qu’en fait de subtilité… Car le premier procédé à évoquer est probablement celui de l’attaque en force. Une cosmologie de monstres, passé l’exergue associant Bradbury à Lovecraft (eh, Weird Tales bro), s’ouvre sur une sentence pour le moins perturbante : « Je me suis mis à collectionner les lettres de suicide de ma sœur Eunice à l’âge de sept ans. » Difficile ici de ne pas penser à la fameuse ouverture du « Monstre sur le seuil », j’ai logé tout un chargeur dans la trogne à mon pote mais je vais vous expliquer qu’en fait je ne l’ai pas tué… C’est assez grotesque, bien sûr – et plus ou moins honnête ; mais de manière pertinente, le cas échéant, car, comme dans la nouvelle de Lovecraft, cette entrée en matière tient du gros panneau rouge clignotant affichant « LE NARRATEUR DE CETTE HISTOIRE N’EST PAS FORCÉMENT TRÈS TRÈS FIABLE ». D’autres techniques de ce genre ponctuent le roman, même s’il est parfois plus difficile de faire le tri entre ce qui relève de la référence lovecraftienne consciente… et de la mécanique passablement aseptisée du thriller pondu en atelier d’écriture (on y reviendra). À moins que cela ne fasse justement partie du jeu ?

 

Cela dit, en définitive, je tends à croire que, au-delà de la citation et des procédés techniques, c’est du côté des thématiques que le roman de Shaun Hamill affiche bel et bien une certaine parenté, si j’ose dire, avec Lovecraft. Car si le gentleman de Providence ne prisait guère les sentiments humains en littérature, il pouvait certes lui arriver, et assez régulièrement, de traiter pourtant de la famille – mais sous l’angle perverti de la généalogie morbide, de l’ascendance maudite et qui marque nécessairement de son empreinte funeste les générations suivantes, en guise d’héritage imposé sans bénéfice d’inventaire (ce qui est plutôt approprié, ici, pour le rapport de Noah à son père Harry). Si Une cosmologie de monstres, pour l’essentiel, ne fait pas vraiment dans le « Mythe de Cthulhu », et s’en tamponne en tout cas le coquillard des divinités extraterrestres indicibles et des cultes impies et non-euclidiens qui les révèrent, en revanche, dans son approche de la famille, il suscite de nombreux échos lovecraftiens – des textes comme, parmi ceux qui ont fourni les titres des parties du roman, « Le Monstre sur le seuil » (bis – en fait, le titre de cette nouvelle est sans doute le plus pertinent à l’égard du roman dans son ensemble ; oui, on gratouille à votre fenêtre en ce moment même, à défaut d’émettre des borborygmes aqueux) ou « La Maison maudite » (qui souligne l’ambiguïté fondamentale des murs dans lesquels demeurent et travaillent les Turner), mais aussi, en vrac, L’Affaire Charles Dexter Ward, « Les Rats dans les murs », « Le Festival », « Le Cauchemar d’Innsmouth », « Faits concernant feu Arthur Jermyn », « La Peur qui rôde »… C’est en fait un thème extrêmement fréquent, chez Lovecraft – et qui, oui, a éventuellement ses connotations génético-racistes, pour le coup absentes (eh) du roman de Shaun Hamill. Et ça, yep, c’est très bien fait, et ça fonctionne très bien – c’est là, pour moi, l’âme de cette histoire, et ce qui rend la référence lovecraftienne pertinente en définitive. Sans le supplément de tentacules – on s’en passe très bien.

 

Car il y a bien aussi, en dernier ressort, cette histoire d’un monde derrière le voile, qui permet enfin à l’horreur véritable et véritablement surnaturelle de s’immiscer dans le récit, mais ça me paraît à ce stade secondaire. Cela suscite certes quelques images plutôt fortes, mais probablement pas autant que la conclusion de Revival (donc) de Stephen King, dans un registre très proche – je relève au passage que cette dimension du roman de Shaun Hamill m’a beaucoup, beaucoup fait penser à la nouvelle « Waller », de Donald Tyson (dans l’anthologie lovecraftienne Black Wings III, éditée par S.T. Joshi), même si celle-ci joue à donf de la carte du grotesque en flirtant ouvertement avec le ridicule, là où Une cosmologie de monstres se veut à ce stade parfaitement sérieux, et joue davantage du pathos.

 

Reste à causer rapidement de la forme – et c’est lié, car l’émotion est au premier plan : dans l’ensemble, ouais, ça marche bien, très bien même, et on ressent véritablement les personnages des Turner, leurs sentiments, etc. Ils sont humains, authentiques, on est régulièrement amené à s’y identifier, bref, ils sont parfaitement pas lovecraftiens du tout, donc. On n’est pas à l’abri, cependant, de l’excès de pathos occasionnel – et, lors de certaines séquences, j’avais au fond du crâne ces putains de violons sirupeux, ou ces pas moins putains de ballades folk fades, que l’industrie cinématographico-télévisuelle américaine se sent obligée de nous balancer à la moindre « séquence émotion », ce que j’ai toujours trouvé excessivement pénible (oui, c’est de toi que je parle, calamiteux dernier épisode de The Haunting of Hill House – entre autres – beaucoup trop d’autres).

 

Mais, dans l’ensemble, oui, tout cela se lit très bien – c’est fluide, on tourne les pages sans y penser, on se rend compte un peu tard qu’on a prolongé le séjour chez les Turner jusqu’à une heure indécente et qu’il serait bien temps d’éteindre la lumière, ce genre de choses. Shaun Hamill écrit plutôt bien, son traducteur Benoît Domis aussi, en tout cas ça coule tout seul.

 

Maintenant, ici, Une cosmologie de monstres a peut-être les défauts de ses qualités… Il y a cette critique qui revient de temps en temps, et qui, de tel ou tel texte, consistera à dire : « C’est un pur produit formaté des ateliers d’écriture à l’américaine. » Et cette critique me laisse plus qu’à mon tour perplexe. Mais là… Ouais. Là, ouais. Grave. De fait, Shaun Hamill a bien travaillé son roman en atelier, et s’étend copieusement à ce sujet dans les remerciements d’usage en fin d’ouvrage. Et, pour le coup, ça se sent. Ça fonctionne, oui, c’est très pro pour un premier roman, mais, justement, ça l’est peut-être un peu trop. Parce que, du coup, ça a quelque chose d’un peu mécanique parfois, d’un peu fade trop souvent, car finalement assez convenu… Lovecraft, si décrié pour son adjectivite et compagnie, avait néanmoins un style qui lui était propre, comme le relevait très justement Le Terrible Michou.

 

Cela dit, en faisant la part des choses, oui, Une cosmologie de monstres est un bon roman, et se lit très bien. Vraiment très bien. C’est bien fait, c’est réfléchi, ça touche, bref, ça fonctionne. Ça n’est pas un chef-d’œuvre. Ça ne mérite probablement pas tout ce battage événementiel. Mais c’est bien – au-dessus du lot à n’en pas douter. Une lecture recommandable, donc, à condition de ne pas trop en attendre non plus : Shaun Hamill n’est pas le messie, avec ou sans tentacules.

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Je suis Providence, de S.T. Joshi

Publié le par Nébal

 

JOSHI (S.T.), Je suis Providence – Vie et œuvre de H.P. Lovecraft, traduit de l’anglais (États-Unis) par Thomas Bauduret, Erwan Devos, Florence Dolisi, Pierre-Paul Durastanti, Jacques Fuentealba, Hermine Hémon, Annaïg Houesnard, Maxime Le Dain, Arnaud Mousnier-Lompré et Alex Nikolavitch, sous la direction de Christophe Thill, Chambéry, ActuSF, coll. Perles d’épice, 2019, 2 vol., 704 p. et 670 p.

 

Ma chronique de cette brillante somme biographique et critique (que j’avais déjà lu et chroniquée en anglais, ici) a été publiée dans le Bifrost n° 95, dans le cahier critique, pp. 106-107.

 

Le moment venu, elle figurera sur le blog de la revue, et j’en donnerai alors le lien ici, en même temps que j’en ferai une vidéo.

 

EDIT 12:11/2019 : ça y est, chronique en ligne, ici.

 

Mais, d’ores et déjà, vos commentaires, critiques, etc., sont les bienvenus, comme d’hab’.

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Il y avait un homme qui demeurait près du cimetière, de Montague Rhodes James

Publié le par Nébal

 

JAMES (Montague Rhodes), Il y avait un homme qui demeurait près du cimetière – Histoires de fantômes complètes, premier tome, [Ghost Stories of an Antiquary (extraits)], préface de Jean-Pierre Ohl, postface de H.P. Lovecraft [extrait d’Épouvante et surnaturel en littérature], traduit de l’anglais [par Anne Baronian, Alain Dorémieux, Françoise Martenon et Roland Stragliati, et Xavier Perret, et de l’anglais (États-Unis) par Bernard Da Costa], Bordeaux, L’Éveilleur, coll. Étrange, 2019, 237 p.

La possibilité de lire les écrits fantastiques de M.R. James en français, enfin ! Parce que cet auteur, une figure dans son genre, dans l'Angleterre du début du XXe siècle, n’a guère été publié de notre côté de la Manche – un « antiquaire » pouvait éventuellement se reporter à quelques vieilles éditions chez NéO, mais pas des plus faciles à dénicher… Et les Histoires de fantômes complètes remontaient tout de même à 1990.

 

Or j’avais vraiment envie de lire cet auteur – tout en me montant trop feignasse pour tenter l’expérience en anglais (eh). C’est que Montague Rhodes James faisait partie des quatre « maîtres modernes » du fantastique admirés par Lovecraft dans son essai Épouvante et surnaturel en littérature – les trois autres étant Arthur Machen, Lord Dunsany et Algernon Blackwood. Trouver des traductions françaises de ces trois-là n’était pas toujours évident, mais néanmoins faisable (merci Terre de Brume et L’Arbre Vengeur, pour l’essentiel), et il en allait de même pour quelques autres auteurs auxquels Lovecraft consacrait des pages significatives de son fameux essai (comme mettons William Hope Hodgson, re-merci Terre de Brume, ou Robert W. Chambers, merci Malpertuis et le Visage Vert). Mais M.R. James ? Nope, rien depuis 1990...

 

La publication d’Il y avait un homme qui demeurait près du cimetière chez L’Éveilleur Étrange (décidément un éditeur d’utilité publique) est donc une excellente nouvelle – plus encore, la précision qu’il s’agit là du premier tome d’une édition intégrale des histoires fantastiques de l’auteur, qui en comprendra deux : James n’a pas été très prolifique, et ce premier tome fait d’ailleurs moins de 250 pages.

 

C’est qu’il avait d’autres choses à faire, sans doute : l’éminent Montague Rhodes James écrivait des « histoires de fantômes » en dilettante, et avait parallèlement une belle carrière professorale (c’était un médiéviste reconnu) et administrative, en tant que recteur du King’s College de Cambridge, puis principal du Collège d’Eton ; amateur de vieux livres et de fouilles, il a mis à jour quelques belles pièces – et tout cela se retrouve dans ses nouvelles : les « héros » en sont des « antiquaires », souvent de distingués professeurs, parfois davantage des amateurs, mais toujours érudits et issus de la bonne société ; ces chercheurs sans véritable vie de famille, et dont l’univers est exclusivement masculin ou peu s’en faut, se passionnent pour de vieux ouvrages obscurs, lus en latin dans le texte, et le décor typique des histoires de James est une cathédrale renfermant bien des secrets pas toujours si chrétiens – sous un moche verni de rénovations néo-gothiques, entreprises tardivement et sans le moindre goût.

 

Et si tout cela est généralement so British, jusque dans les références affichées des histoires et des personnages, Montague Rhodes James n’en a pas moins une manière qui lui est propre. Le passé mystérieux piège les érudits qui entendent le déchiffrer, mais, au-delà, deux points distinguent le fantastique de M.R. James de ses devanciers gothiques : d’une part, l’incertitude, le flou savamment entretenu, et qu’il ne s’agira jamais de circonvenir en recourant à l’expédient des « explications », qui agaçaient tant Lovecraft dans les écrits d’Ann Radcliffe ; d’autre part, et cela peut sembler contradictoire mais seulement à première vue, le fait que les « fantômes » de James sont souvent très matériels – non des apparitions fugaces au plus enveloppées d’un drap de circonstance, mais des créatures de chair plutôt que d’esprit, avec quelque chose de batracien parfois, et en tout cas résolument non humaines au-delà des apparences.

 

Et sur tous ces points – les « héros », le cadre des récits, leurs « ustensiles » et connaissances d’antiquaires, le mystère, la matérialité –, on ne s’étonnera guère de ce que Lovecraft appréciait l’œuvre de James. La parenté, à vrai dire, peut parfois devenir véritable inspiration, très concrète : on sait que Lovecraft prisait la nouvelle « Le Comte Magnus », par exemple, qui a pu inspirer certains aspects de L’Affaire Charles Dexter Ward, notamment – et si, dans la nouvelle de James, le « pèlerinage noir » entrepris par le cruel aristocrate suédois n’est jamais explicité de quelque manière que ce soit, on avouera que la lecture préalable de Lovecraft génère à elle seule bien des images quand ces deux mots tombent sous les yeux du lecteur ; ceci, bien sûr, outre une forme de cousinage spirituel entre Magnus et Joseph Curwen. Nuls Grands Anciens chez James sans doute, c’est là l’apport très personnel de Lovecraft, mais, oui, les passerelles ne manquent pas entre les deux écrivains, pour peu qu’on s’y attarde un brin.

 

D’ailleurs, cette parenté peut éventuellement se prolonger au regard du style. La manière généralement sobre et élégante de James (en anglais du moins – cette édition reprend hélas d’anciennes traductions qui m’ont régulièrement paru perfectibles, et celle de l’extrait d’Épouvante et surnaturel en littérature, par Bernard Da Costa, m’a paru tout bonnement affreuse), cette manière donc paraît aux antipodes de la frénésie adjectivale d’un Lovecraft en roue libre, mais, sur d’autres procédés, les auteurs se ressemblent davantage : dans sa préface, Jean-Pierre Ohl souligne un procédé récurrent chez James, consistant en une distanciation du récit, opérée par plusieurs niveaux de narration, et même très concrètement par plusieurs « je », dont justement « Le Comte Magnus » fournit un saisissant exemple ; mais c’est là une chose qu’on retrouve chez Lovecraft, et qui m’intéresse bien chez lui – l’exemple de ce procédé le plus virtuose mais aussi saisissant et pertinent résidant dans « L’Appel de Cthulhu ».

 

Pour autant, il y a au moins un aspect, je crois, au regard duquel les deux auteurs se distinguent et même s’opposent, et ce sont les implications de la peur. Chez Lovecraft, elle se mue bien vite en terreur, qui constitue un péril objectif pour les personnages, qu’il soit de nature physique et/ou mentale. Cela me paraît assez rarement être le cas chez James – du moins dans les dix nouvelles rassemblées dans le présent volume ; certes, « Le Comte Magnus », encore une fois, est une exception marquée, mais, généralement, James me paraît plus du côté de l’angoisse et du frisson que du péril et de la terreur. À tout prendre, les personnages de « Mezzo-tinto », par exemple, ne risquent « pas grand-chose » (et c’est probablement ma nouvelle préférée dans tout Il y avait un homme qui demeurait près du cimetière), et, généralement, le simple constat de ce qu’il y a une créature étrange suffit à constituer l’argument de la nouvelle, sans qu’elle ait à se montrer menaçante au point du danger mortel. On dépasse la simple suggestion du surnaturel, il est parfois de nature indéniablement objective, mais, pour James, il n’est généralement pas nécessaire d’aller plus loin – Lovecraft, lui, va jusqu’au bout, de la terreur matérielle d’une part, mais aussi d’autre part de ses implications disons métaphysiques. À ce compte-là, la manière de James est sans doute plus feutrée, sobre, et, si l’on y tient, « britannique », classique en tout cas – Lovecraft, c’est cette fois tout autre chose.

 

Maintenant, si M.R. James est du côté du frisson et de l’angoisse, il est assurément compétent dans sa partie ; même une vignette aussi banale, au fond, que « Près du cimetière », qui ouvre le recueil, a de quoi donner la chair de poule, alors qu’il s’agit d’une fable morale à vrai dire convenue. Mais, aussitôt après, « Mezzo-tinto » se montre bien plus habile et singulière dans ce registre (et je ne surprendrai personne en disant que j’ai vu comme une Sadako en lisant cette excellente nouvelle…). « Le Comte Magnus » a déjà été évoqué, et c’est à coup sûr un des points d’orgue du recueil, mais j’aurais envie de mentionner également « Oh, siffle, et j’accourrai vers toi, mon garçon », un récit aux multiples facettes et non dénué d’un certain humour un peu tordu, que l’on retrouvera par exemple dans « Théâtrale apparition d’un disparu », avec l’amusant et grotesque personnage de Bowman, mais aussi la représentation hallucinée de Punch & Judy, qui pour le coup tire l’épouvante vers quelque chose de plus graphique ; ce procédé du « spectacle » et de l’histoire sous-jacente fait également des merveilles dans « Mezzo-tinto », mais aussi dans « La Maison de poupées hantée » ; et il y a peut-être également de cela dans « Le Labyrinthe », je suppose.

 

Je dois avouer avoir été un peu moins convaincu par les trois histoires « à cathédrale » qui figurent à la suite l’une de l’autre au milieu du recueil : « Le Trésor de l’abbé Thomas », « Les Stalles de Barchester » et « Un épisode dans l’histoire d’une cathédrale ». Non qu’elles soient mauvaises, loin de là même : la première, d’ailleurs, est tout spécialement savoureuse dans son épisode cryptographique, et l’on sent dans les trois un auteur qui s’amuse avec sa science, en pleine conscience. La succession des trois récits, cependant, a pu me donner l’impression de ce que l’auteur se répétait, ce qui a amoindri l’effet de l’ensemble. Et les mystères de ces trois histoires ne m’ont pas tant fait frissonner que cela, j’ai l’impression qu’ils avaient davantage pour objet d’être astucieux et/ou critiques voire satiriques, que d’êtres inquiétants ou a fortiori effrayants. Ce qui se discute, hein – forcément.

 

Qu’importe : bilan très positif pour ce premier volume – même si je tends à croire que les traductions (de Xavier Perret, traducteur le plus fréquemment rencontré, mais aussi des quatre autres que l’on trouve pour les seules nouvelles de James, le cas de Bernard Da Costa étant à part) auraient profité d’un bon dépoussiérage. Je suis néanmoins ravi d’avoir enfin pu lire M.R. James en français, et ai hâte de compléter avec le second tome des Histoires de fantômes complètes.

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Les Montagnes Hallucinées, t. 2, de Gou Tanabe

Publié le par Nébal

Les Montagnes Hallucinées, t. 2, de Gou Tanabe

TANABE Gou, Les Chefs-d’œuvre de Lovecraft : Les Montagnes Hallucinées, t. 2, [Kyôki no Sanmyaku Nite Lovecraft Kessakushû 狂気の山脈にてラヴクラフト傑作集 vol. 3&4], [d’après une nouvelle de Howard Phillips Lovecraft], traduction [du japonais par] Sylvain Chollet, [s.l.], Ki-oon, [2017] 2019, 336 p.

Attention, il y aura plein de SPOILERS !!!

 

Suite et fin de la sublime adaptation par Tanabe Gou des Montagnes Hallucinées de Lovecraft, avec un deuxième volume probablement encore plus bluffant que le premier – et toujours dans un aussi bel écrin, avec son simili cuir souple, la bonne idée que voilà (à noter au passage, ce second tome est un peu plus long que le premier, d’une cinquantaine de pages).

 

Quand le Pr Dyer et, avec lui, le gros de l’expédition antarctique de l’Université Miskatonic, sont arrivés au camp avancé du Pr Lake, au pied de ces colossales montagnes noires qui constituaient déjà une découverte exceptionnelle, ils ont trouvé une scène effroyable : le camp ravagé, les hommes et les chiens morts et mutilés… et les étranges créatures extraites de la glace disparues. Qu’est-ce qui a bien pu se produire ? La stupéfaction règne – l’angoisse, aussi. Mais la curiosité scientifique demeure – en outre, nos savants constatent qu’il manque un cadavre, celui de Gedney, un doctorant qui assistait le Pr Lake : il pourrait avoir survécu, et permettre de comprendre ce qui s’est passé au juste ! Mais comment retrouver sa trace ? À vrai dire, on est en droit de se demander si le sort de Gedney préoccupe tant que cela le Pr Dyer, quand il décide de partir en avion, accompagné seulement de son assistant, Danforth, pour franchir la passe et découvrir ce qui se trouve au-delà des montagnes…

 

Même s’il s’agira bien d’y trouver une explication au mystère du massacre au camp de Lake : une fois la passe franchie, c’est toute une cité titanesque (ou tentaculaire) qu’ils voient – une cité qui n’a de toute évidence pas été bâtie par des hommes. Ce qui nous vaut de ces doubles planches panoramiques ahurissantes, Tanabe Gou sachant à merveille retranscrire la démesure non humaine de cette mégalopole par essence cyclopéenne. L’avion se pose, et les deux scientifiques se mettent à parcourir cet environnement totalement fou, en quête de réponses… peut-être pas tant sur le sort de Gedney, ou ce qui s’est passé au camp de Lake, plutôt concernant l’histoire préhumaine de la Terre – et le caractère profondément dérisoire de l’humanité au regard du temps et de l’espace.

 

Dès lors, la où le premier tome mettait en scène toute une troupe de scientifiques agissant avec méthode, ce second volume, pour l’essentiel, se focalise sur deux personnages seulement, Dyer et Danforth – lesquels sont emportés par une pulsion de curiosité presque pathologique, où l’intérêt scientifique, la fascination métaphysique et la terreur pure se mêlent sans cesse. Et, à vrai dire, si nos « héros » demeurent des chercheurs avides de savoir, et si le récit se fait l’écho de découvertes scientifiques récentes (notamment la dérive des continents, selon Wegener, hypothèse avancée quelques années plus tôt mais qui ne serait totalement acceptée que bien plus tard), la science ne joue à ce stade plus le même rôle central que dans le premier tome – la transition entre ces deux parties étant par ailleurs remarquablement bien conçue. C’est que la science, cette fois, n’offre pas vraiment de réponses – elle botte en touche, d’une certaine manière, car ce que découvrent Dyer et Danforth dans la cité invalide trop de données censément « acquises », car bien trop centrées sur l'homme.

 

Mais, oui, la quête du savoir persiste – qui motive Dyer, surtout, et en dépit du bon sens ; là où le jeune Danforth, amateur de Poe, a bien conscience de ce qu’une menace inconnue rôde dans la cité, Dyer, lui, n’en tient pas compte – il lui faut toujours avancer un peu plus, ils ne sauraient repartir avant d’avoir jeté un œil à la pièce suivante, puis à la suivante, puis à la suivante, etc., c’est sans fin. Or il est vrai que les parois des couloirs et des plus grandes pièces abondent en révélations stupéfiantes, qui produisent sur le lecteur aussi bien que sur Dyer et Danforth cette sensation de « sense of wonder » trituré par Lovecraft, qui associe en vérité l’émerveillement scientifique à la terreur pure, la fascination faisant office de passerelle entre ces deux ressentis.

 

Car, comme dans le roman de Lovecraft, les frises instruisent nos explorateurs de toute l’histoire (et même de la société !) des « Anciens ». Or c’est à la fois un élément déterminant du récit, et quelque chose d’un peu problématique dans sa structure – on a du mal à croire que Dyer et Danforth puissent en apprendre autant en quelques heures seulement d’exploration, au rayon d’une lampe torche, et sans maîtriser l’écriture hiéroglyphique ou peut-être plutôt cunéiforme des bâtisseurs de la cité… Et c’est aussi un aspect de la narration qui peut paraître intimidant à mettre en scène.

 

Pourtant, là encore, Tanabe Gou a fait le choix de la fidélité, et s’attarde donc, le long de trois chapitres, à mettre en scène ces découvertes hallucinantes. Et le résultat… est tout bonnement bluffant. Je ne vais pas revenir dans les détails, ici, de ce qu’est, ou n’est pas, « l’indicible lovecraftien », tout spécialement au regard des Montagnes Hallucinées, je me suis étendu à ce sujet, entre autres, en chroniquant le premier tome de cette adaptation, qui s’y prêtait bien. Mais, dans ce deuxième volume, l’éventuelle ambiguïté à cet égard n’est clairement plus de mise : si ce qui nous est montré demeure essentiellement incompréhensible ou peu s'en faut, les monstres indicibles sont néanmoins en pleine lumière, car ce sont eux-mêmes qui racontent leur propre histoire, centrée sur eux et non sur l’humanité – laquelle s’avère bien être une de leurs créations périphériques, une fantaisie de peu d’importance, conçue par erreur ou par jeu… Et le mangaka en tire le meilleur parti, livrant des planches bluffantes, résolument non humaines, qui peuvent évoquer les gravures d’un Gustave Doré, celles de La Divine Comédie de Dante notamment, ou peut-être aussi, dans la profusion des détails surréalistes, les tableaux de Jérôme Bosch, et sans doute d’autres prestigieux noms encore. Tout spécialement, peut-être, quand le récit de la gloire et de la décadence des Anciens se pare d’atours épiques, en rapportant les guerres apocalyptiques qui les opposent aux rejetons de Cthulhu, puis aux Mi-Go, enfin… à leurs esclaves que sont les Shoggoths, qui prennent le relais de leurs anciens maîtres, et rapportent en définitive les faits à leur manière bien différente.

 

Un autre point appréciable de l’adaptation de Tanabe Gou est que, dans ces passages, mais aussi dans d’autres qui suivent, il a su rendre la dimension étrangement (ou pas) utopique de la description de l’univers antédiluvien des Anciens : ceux-ci ne sont pas simplement « des monstres », mais ils ont développé une civilisation brillante et qui devrait susciter, aux yeux d’un scientifique, l’admiration au moins autant et peut-être plus que l’effroi – si celui-ci persiste du fait de la requalification brutale de l’humanité que la découverte de cette histoire implique.

 

D’ailleurs, Tanabe Gou négocie plutôt bien à cet égard un autre passage périlleux du court roman de Lovecraft, quand Dyer, même en ayant bien en tête le sort de ses compagnons au camp de Lake, puis du « pauvre Gedney », fait cet aveu un peu naïf dans la forme, de ce que les « Anciens » sont d’une certaine manière des « humains »…

 

Et notamment en ce qu’ils sont aussi des victimes – de leurs propres créations, autant dire de leurs propres torts : les Shoggoths. Parce que Tanabe Gou a su aussi brillamment mettre en scène la gloire des Anciens, leur sort aux mains de leurs esclaves protoplasmiques peut toucher le lecteur comme Dyer et Danforth – et la vision de ces êtres décapités produit bel et bien, d’une certaine manière, un effet comparable à celui de la découverte des humains et des chiens mutilés dans le camp de Lake, par ces mêmes créatures.

 

Mais, oui, si l’horreur revient en force dans les derniers chapitres, c’est bien via les Shoggoths – ces monstres d’aspect fluctuant et indiscernable, ces masses changeantes et proprement indicibles. Mais parce que Tanabe Gou a su « montrer » les Anciens et leurs adversaires, il peut enfin montrer les Shoggoths – et, là encore, mêler la fascination et l’effroi, dans le ressenti de Dyer et Danforth comme dans celui du lecteur. Au point à vrai dire d’une séquence assez improbable, et qui aurait pu se montrer grotesque en d’autres circonstances, où l’on a l’impression… d’un arrêt sur image ? « Freeze », ce qui est approprié pour un récit en Antarctique… Quoi qu’il en soit, Dyer et Danforth fuient… mais en définitive se retournent pour voir ce qui les poursuit – ils « bloquent », comme le lecteur.

 

Et c’est peut-être ici que Danforth sombre dans la folie. Laquelle atteindra cependant une étape supplémentaire quand les deux explorateurs, parvenus tant bien que mal à quitter la cité et à retrouver la lumière du jour, montent dans leur avion et ont encore à franchir la passe qui les ramènera auprès des autres survivants de l’expédition de l’Université Miskatonic. Lors de ce vol tumultueux, Danforth voit… quelque chose. Mais, comme dans le roman de Lovecraft, l’adaptation par Tanabe Gou joue à nouveau ici, et à plein, de l’ambiguïté, après avoir tant montré (et de manière pertinente) au long de ce deuxième volume : ce que voit Danforth demeure cette fois insaisissable, indicible ; le dessin comme le récit autorisent bien des hypothèses, mais, cette fois, en dernier ressort, nous ne savons pas.

 

Et c’est terrible.

 

La bande dessinée s’achève sur un épilogue à Arkham, où Dyer évoque la folie de Danforth, et, surtout, fait le choix de raconter son histoire, mais en privé, pour dissuader l’expédition Starkweather-Moore de se rendre à nouveau dans cet endroit effroyable au bout du monde, abondant en révélations que l’humanité n’est à ce stade tout simplement pas en mesure d’encaisser… Peine perdue ? La suite, pour les rôlistes, ce sera Par-delà les Montagnes Hallucinées

 

Et… Oui, c’est bluffant. Tanabe Gou a réussi son pari, haut la main. Son adaptation des Montagnes Hallucinées est tout bonnement brillante, peu ou prou parfaite – très fidèle, par ailleurs, mais surtout très juste, fond et forme, parfaitement dans le ton. Si j’avais une seule petite, infinitésimale, réserve, au regard du dessin, ce serait encore une fois à propos de ces regards perpétuellement fous qui caractérisent… eh bien, à peu près tous les personnages humains. Cela dit, dans ce tome 2, le trop caricatural Pr Lake n’est plus de mise, et les découvertes stupéfiantes dans la cité des Anciens justifient sans doute le regard exorbité de Dyer – et que celui de Danforth soit de plus en plus fou au fur et à mesure de leur pérégrination. Mais c’est une critique bien dérisoire de toute façon…

 

Oui, Tanabe Gou a vraiment livré un travail exceptionnel. Cette brillante adaptation des Montagnes Hallucinées le hisse sans peine au niveau des meilleurs illustrateurs de Lovecraft – disons-le : au niveau de Breccia ; ils sont désormais deux tout en haut de la pyramide (cyclopéenne).

 

À cet égard, ce deuxième volume est à vrai dire probablement plus bluffant encore que le premier, ce qui n'était pas gagné, au regard des difficultés que présente le récit lovecraftien dans sa seconde moitié.

 

C’est peu dire que Tanabe Gou a progressé depuis sa première adaptation lovecraftienne, The Outsider

 

Et maintenant ? Maintenant, j’espèce que Ki-oon nous livrera la suite – les autres adaptations lovecraftiennes de Tanabe Gou. Le titre complet de cette édition, soit Les Chefs-d’œuvre de Lovecraft, semble laisser entendre que ça sera bien le cas – outre que, pour ce que j’en ai lu ici ou là, le premier volume des Montagnes Hallucinées a vraiment très bien marché, séduisant la critique comme le public, au point de rendre nécessaire une réimpression précoce. J’ai entrevu quelque part une rumeur évoquant Dans l’abîme du temps ? Je ne sais pas quel crédit il faut y accorder, mais, vraiment, j’espère de tout cœur que Ki-oon poursuivra dans cette voie – et on peut bien remercier l’éditeur pour ce choix et la qualité de cette édition française. C’est tout simplement parfait.

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Intégrale, vol. 3 : Autres Mondes, de Clark Ashton Smith

Publié le par Nébal

Intégrale, vol. 3 : Autres Mondes, de Clark Ashton Smith

SMITH (Clark Ashton), Intégrale, vol. 3 : Autres Mondes, traduit de l’anglais (États-Unis) par Alex Nikolavitch, préface de Scott Connors, postface de S.T. Joshi, note d’intention d’Alex Nikolavitch, couverture de Zdzislaw Beksinski, Saint-Laurent d’Oingt, Mnémos, 2017, 238 p.

TROIS

 

Autres Mondes est le troisième et dernier volume de « l’intégrale » (qui n’en est pas une, blah blah blah) des nouvelles de fantasy de Clark Ashton Smith, dans l’édition résultant du financement participatif organisé par les Éditions Mnémos.

 

Ce qui appelle deux remarques : tout d’abord, on est là dans du pur bonus – le trouvage de corbeau ne portait initialement que sur les univers les plus développés par l’auteur, à savoir Zothique, Averoigne, Hyperborée et Poséidonis, et l’idée même d’un troisième volume, sans parler de son contenu, n’est devenue concrète qu’à force d’engranger les paliers (d’où, d’ailleurs, quelques ultimes « cadeaux » récompensant les contributeurs, incluant leur liste – tiens, je n’y suis pas –, ou un glossaire des divers univers explorés dans les trois volumes ; à noter, au passage, les illustrations ne sont cette fois pas originales, mais des tableaux souvent célèbres, et appropriés, en noir et blanc par contre).

 

Ensuite, il faut relever que l’édition issue du financement participatif diffère de celle qui est arrivée « normalement » en librairie, les tomes étant découpés différemment : en l’espèce, ces Autres Mondes ont alors été associés à Averoigne, tandis qu’un volume entier était consacré au seul univers (le plus abondant, certes) de Zothique.

 

En tant que « volume bonus » compilant des textes en principe indépendants, Autres Mondes ne bénéficie pas de la cohérence interne des autres tomes… encore que ? C’est peut-être à débattre, et j’y reviendrai. Cependant, d’emblée, on peut déjà relever que s’y trouvent deux « mini-cycles » (l’un consacré à Mars, ou Aihaï, l’autre dévolu à Xiccarph), qui, s’ils n’ont certes pas l’ampleur de Zothique, ne sont pas forcément si éloignés dans l’absolu de Poséidonis, mettons.

 

AU-DELÀ DES ÉTOILES

 

Maintenant, qu’elle soit délibérée ou pas, on peut relever une différence notable avec les précédents cycles, même si peut-être moins cruciale qu’elle n’en a tout d’abord l’air : c’est qu’il s’agit bien d’Autres Mondes, entendre par là que nous ne sommes le plus souvent pas sur Terre – là où Hyperborée et Poséidonis renvoyaient à un passé mythique de la planète bleue, et Zothique à son lointain futur d’agonie, avec entre les deux une Averoigne plus ambiguë, comme une France médiévale ou d’Ancien Régime alternative. Dans cet ultime volume, si cela n’est pas tout à fait systématique, Clark Ashton Smith nous emmène sur d’autres planètes.

 

Il y a sans doute des raisons plus ou moins « commerciales » à cela. En quête de marchés pour ses récits en prose, Clark Ashton Smith ne manquait pas de relever que la « scientifiction », dans des revues comme Wonder Stories notamment (fondée par Hugo Gernsback), avait une certaine popularité, et que Weird Tales n'y était pas réfractaire, à la condition de mettre l'accent sur l'horreur. Smith, dans ses échanges avec Lovecraft, ne cachait pas que, à la différence de son éminent correspondant, lui-même n’était guère excité par l’imaginaire scientifique – ses univers étaient plus baroques, et relevaient clairement d’une fantasy absolument pas désireuse de se fixer des limites de quelque ordre que ce soit. Cela dit, le lectorat de Wonder Stories et d’autres pulps du même ordre n’était au fond guère regardant – et tant pis pour les ambitions scientifiques initiales de Gernsback : il suffisait de placer un récit sur une autre planète, et de confier un pistolaser à un héros, et, hop ! Succès. Inutile de s’embêter avec des développements prenant en compte les difficultés du voyage interstellaire, et les extraterrestres pouvaient se permettre de n’être que des humanoïdes assez fades tant qu'ils avaient les yeux globuleux de rigueur. Dans ces conditions, un Smith pouvait très bien concevoir des récits se déroulant sur Mars ou sur des planètes autrement lointaines – mais, au fond, astronefs et pistolasers ou pas, ils demeuraient des récits de fantasy… et/ou d’horreur, car le cauchemar était donc un bon moyen pour Smith de retourner à un univers baroque parlant davantage à son cœur. Cette approche est avant tout illustrée ici par les trois nouvelles martiennes – à vrai dire, tout le reste, dont Xiccarph, s’embarrasse encore moins de science ou d’illusion de science, et s’adonne sans entraves à la fantasy la plus colorée et la plus pure, planètes lointaines ou pas ; un système à trois étoiles a une poésie qui lui est propre, sans chercher à faire dans le « réalisme ».

 

Maintenant, il faut ajouter que, quel que soit le contexte de ses récits, Clark Ashton Smith ne rechignait guère à faire dans la formule : le récit type, ici comme ailleurs, voit régulièrement un ou des aventuriers pénétrer avec un peu trop de nonchalance un vestige d’une antique civilisation ou la demeure d’un sorcier, y trouver un truc parfaitement horrible, et en faire les frais, folie ou mort. On a déjà lu bien de ces récits-types dans les deux précédents volumes, et ils ne manquent certes pas dans celui-ci, notamment dans le cas martien. Souvent, jusqu’à présent, ce schéma m’a paru correspondre aux textes les plus faibles – étrangement, ici, ça n’est pas nécessairement le cas.

 

MARS/AIHAÏ

 

Le recueil s’ouvre sur trois nouvelles consacrées à Mars – ou Aihaï, comme l’appellent les autochtones. Ce sont, de tout le volume, les récits qui prétendent le plus à un minimum de « réalisme », disons du moins qu’ils sont un peu moins baroques que ceux qui suivent, et, par ailleurs, ils jouent beaucoup de la carte de l’horreur, au travers de périples chthoniens clairement inscrits dans la formule que je viens de décrire. Tout ceci pourrait faire craindre des nouvelles de seconde zone, mais, décidément, ça n’est pas nécessairement le cas.

 

À vrai dire, la première de ces nouvelles, « Les Caveaux de Yoh-Vombis », est une réussite marquée dans ce registre, avec son expédition archéologique découvrant une horreur sans nom dans des souterrains oubliés que les autochtones refusent d’approcher. Le schéma est très classique, et ne manquera pas d’évoquer des nouvelles fameuses du copain Lovecraft, au premier chef Les Montagnes Hallucinées et « Dans l’abîme du temps » (à ce stade, les emprunts sont probablement réciproques) ; surtout, à vrai dire, en ce que c’est ici l’horreur qui domine, et de manière agressive, car extrême – et peut-être assez originale, en fin de compte, pour l’époque ? La nouvelle suscite des images fortes chez le lecteur, et il est à vrai dire très tentant d’y associer des réminiscences de films bien postérieurs, tout particulièrement Alien ou The Thing – on est vraiment dans ce genre de récit d’horreur, et « Les Caveaux de Yoh-Vombis » en est une très puissante illustration.

 

Les deux autres nouvelles martiennes sont bien inférieures, même si pas dépourvues d’intérêt. « L’Habitant du gouffre » reprend en apparence le canevas des « Caveaux de Yoh-Vombis », mais en atténue la froide terreur avec des visions hallucinées d’ordre psychédélique, plus à même de susciter le genre de rêveries baroques qui caractérisent une part essentielle de l’œuvre de Clark Ashton Smith, en prose ou en vers. L’effet m’a dès lors paru moins marqué, et le texte bien moins singulier. Cela dit, il ne manque pas d’images fortes, qui, à leur manière, expriment un cauchemar certes d’un autre ordre, mais qui a sa propre puissance et sa propre saveur.

 

La troisième et dernière nouvelle martienne, « Vulthoom », est la plus problématique – on a l’impression que l’auteur ne sait pas sur quel pied danser. Deux Terriens « exilés » sur Mars, et au profil d’aventuriers, se retrouvent embarqués dans les profondeurs de la planète rouge pour satisfaire aux ambitions de Vulthoom, un être d’une puissance infinie que les autochtones envisagent comme une sorte de diable – si la créature elle-même assure qu’elle n’est rien de la sorte, simplement un extraterrestre issu d’une antique civilisation très avancée et très puissante. Pour Vulthoom, le temps est très différent de ce qu’il est pour les Terriens comme les Martiens : son cycle de sommeil passe par des phases de plusieurs centaines voire milliers d’années, qui ne sont pour lui que de brèves nuits – mais ses ambitions le portent à s’intéresser maintenant à la Terre, dont la civilisation a bien progressé depuis sa dernière période d’éveil… Je crois que Clark Ashton Smith tenait quelque chose avec Vulthoom – avec l’idée même du personnage, s’entend, qui a quelque chose d'un Grand Ancien, et en même temps de méphistophélique. Toutefois, il n’a visiblement pas su quoi en faire ; en tordant le récit pour en faire une aventure palpitante, il en a atténué la singularité – le périple des héros, exceptionnellement envisagés comme tels, relève d’une odyssée chthonienne type, et on a connu Smith autrement plus convaincant dans ce registre (ne serait-ce d’ailleurs que dans « L’Habitant du gouffre », juste avant – on peut aussi penser, plus loin, aux « Abominations de Yondo », qui se distinguent cependant en ce qu’elles sont à l’air libre). Dommage…

 

XICCARPH

 

Les deux récits suivants sont consacrés à Xiccarph, une très lointaine planète orbitant autour de trois soleils et dotée de quatre lunes – plus exactement, la première de ces deux nouvelles se situe intégralement sur Xiccarph, là où la seconde ne fait qu’y commencer… en illustrant bien que Clark Ashton Smith n’avait guère envie de se compliquer la vie en mettant en scène des voyages spatiaux, la magie est tout de même beaucoup plus pratique à cet effet. De fait, les nouvelles de Xiccarph n’ont pas l’ambiguïté de celles de Mars : planète lointaine ou pas, on fait ici dans la pure fantasy.

 

Le personnage clef de ces deux récits, Maal Dweb, est d’ailleurs un puissant sorcier dans la lignée d’Eibon ou de Malygris, sinon des nécromanciens de Zothique ; il se singularise par sa mélancolie, d’homme (enfin…) qui a tout vu, tout vécu et triomphé de tout, regrettant que la vie ne lui offre plus depuis bien trop longtemps de quoi le stimuler…

 

Maal Dweb est le héros du second texte, mais il a un rôle d’antagoniste dans le premier : « Le Dédale de Maal Dweb » a pour héros une sorte de chasseur primitif du nom de Tiglari, qui pénètre le jardin fantasque de Maal Dweb (une illustration marquée du riche imaginaire végétal de Clark Ashton Smith, qui sera encore plus sensible dans certains des textes figurant plus loin dans le recueil, comme « Les Femmes-Fleurs » en Xiccarph et surtout « Le Démon de la fleur ») afin d’en sauver la belle Athlé, le sorcier étant porté à changer les femmes en statues, afin de préserver à jamais leur beauté autrement bien trop éphémère. Vous vous en doutez, ça ne se passera pas très bien pour Tiglari et Athlé… La nouvelle est assez réussie : le jardin impressionne, et les créatures et plantes étranges qui l’habitent, et la mélancolie de Maal Dweb touche étrangement, alors même que la froideur criminelle de son comportement révulse.

 

« Les Femmes-Fleurs » s’ouvre sur Maal Dweb soliloquant face à la statue d’Athlé – le puissant sorcier, las de sa démesure, décide de l’abandonner en bloc. Avide d’aventure, il se rend sur une autre planète, où des femmes-fleurs offrent un miroir ironique à ses statues. Hélas, la nouvelle ne convainc guère : l’imaginaire végétal, propice à une sorte de poème en prose, s’accommode assez mal d’un substrat d’aventure davantage pulp, qui ne parvient jamais vraiment à emporter l’adhésion – on a un peu l’impression, là encore, que Clark Ashton Smith ne sait pas trop quoi faire de son puissant personnage, de même qu’avec Vulthoom.

 

AUTRES MONDES

 

Suivent, sous l’intitulé générique « Autres Mondes », cinq nouvelles relativement différentes, pour le coup – mais finalement peut-être plus constantes en termes de qualité que celles qui précèdent.

 

La première est « Les Abominations de Yondo », semble-t-il une des premières nouvelles écrites par Smith à destination du marché des pulps. Il est à vrai dire tentant d’y voir une forme de poème en prose plus typique de la production antérieure de l’auteur – là où certains des poèmes en prose que nous pouvons lire plus loin dans ce volume ont quelque chose qui pourrait les rapprocher davantage de nouvelles ; la question porte dans les deux cas sur l’importance que l’on accorde à la dimension proprement narrative de ces textes. Dès lors, « Les Abominations de Yondo » tient du périple halluciné, subi par un homme en condamnation de ses méfaits – cette dimension « pénale » étrange fournissant un intéressant motif à une errance absurde dans un désert très mystiquement connoté ; à tort ou à raison, tout cela m’a fait penser à une sorte de variation davantage horrifique sur, mettons, La Tentation de saint Antoine. Un texte intéressant – pas parfait, mais doté d’une certaine poésie baroque en même temps qu’étrange, au travers d’images totalement folles qui impressionnent durablement.

 

« Une nuit en Malnéant » n’a pour ainsi dire rien à voir. C’est une sorte de fable sur le deuil, empreinte sans doute d’un certain pathos démonstratif, et pourtant joliment touchante – et c’est ce en quoi elle est horrible, sans qu’il soit nécessaire d’y faire intervenir des monstres ou que sais-je. Oui, ce texte m’a étrangement touché, je l’ai beaucoup aimé.

 

« Le Monstre de la prophétie » revient aux voyages interstellaires plus magiques qu’autre chose, mais en développant une sorte d’étrange satire pince-sans-rire pour le moins déstabilisante : c’est que le monstre en question est un homme, un poète figurez-vous, emmené dans un monde lointain par une créature extraterrestre surpuissante (et résolument non humanoïde en dépit de l’apparence factice qu’elle adopte tout d’abord), qui y voit le moyen d’accéder aux plus hautes charges de cet univers, en accomplissant de la sorte une prophétie qui, à terme, pourrait bien se retourner contre lui. C’est un texte étrange, oui – notamment en ce qu’on ne sait jamais tout à fait ce qu’il faut y prendre au sérieux. Ce retournement ironique sur la monstruosité est intéressant, qui incite en même temps l’auteur à dépeindre les interactions entre le poète et ses hôtes sur un mode savoureux – ce jusqu’à l’érotisme, bien avant Les Amants étrangers de Philip José Farmer, ou encore L’Étrangère de Gardner Dozois. Une réussite en ce qui me concerne.

 

« Le Démon de la fleur » également est une réussite – mais dans un genre bien différent. Cette légende antique aux accents dunsaniens est en même temps un récit d’horreur sur un mode global inattendu, l’humanité y étant asservie par des plantes qui lui sont bien supérieures, avec à leur tête une fleur unique en son genre et d’une puissance proprement divine. L’imaginaire végétal sensible dans « Le Dédale de Maal Dweb » ou « Les Femmes-Fleurs » est ainsi transmuté en quelque chose de radicalement autre, qui peut à terme relever de la terreur pure. La nouvelle est en même temps très déprimante… C’est qu’il ne s’agit pas tant d’une variation végétale sur La Guerre des mondes (il y en a un certain nombre), plutôt d’une fable désabusée sur l’impossibilité absolue de changer la donne. Un texte dès lors à la fois baroque, terrifiant et glaçant – j’ai beaucoup aimé.

 

De ces cinq « Autres Mondes », c’est « La Planète défunte » qui m’a le moins parlé. D’une certaine manière, cette nouvelle ressemble à première vue au « Monstre de la prophétie », avec cet astronome/antiquaire, en lieu de poète, qui est amené (en rêvant, cette fois ?) à se rendre sur une planète très lointaine, et très étrange, mais où certaines choses persistent – dont la romance, en fait au cœur de l’intrigue, entre le Terrien fait poète Antarion et la belle Thameera ; comme de juste, ceci ne plaît pas au roi Haspa, etc. Le contexte est décrit avec un luxe de détails baroques typique de l’auteur, et la romance n’exclut pas, loin de là, des dimensions plus sombres en arrière-plan, dont une conviction de décadence qui devient subitement très concrète, très matérielle, mais cela n’a pas suffi à emporter mon adhésion. Ce texte n’est pas mauvais, mais m’a paru un peu médiocre – peut-être parce que je n’ai pas su, ou pu, en apprécier le style, généralement loué (globalement, la traduction d’Alex Nikolavitch ne me paraît pas exempte de tout reproche, d’ailleurs, même si certainement pas au point du rejet).

 

POÈMES EN PROSE

 

Suivent quatre poèmes en prose, un registre que Clark Ashton Smith a beaucoup pratiqué et qui lui a valu une certaine réputation. Joyeuse bonne idée, ces quatre textes sont présentés en version bilingue.

 

Je ne me sens pas vraiment de rentrer dans les détails – je n’ai au fond pas grand-chose à en dire, ne sachant pas très bien ce que j’en pense… Je relève simplement, comme mentionné plus haut, que la frontière entre le poème en prose et la nouvelle me paraît parfois ambiguë : j’ai vraiment le sentiment que « Les Abominations de Yondo » pourrait être considéré comme un poème en prose, là où, de manière particulièrement marquée, « Sadastor » a une certaine dimension narrative qui pourrait assez légitimement en faire une nouvelle. Bah, ça n’est sans doute pas très important…

 

Et, au-delà, je n’ai donc pas grand-chose à en dire. À l’évidence, ces quatre brefs textes se montrent particulièrement léchés, plus baroques encore que d’usage (et c’est donc peu dire – oui, je me rends compte combien j’ai sans cesse employé ce qualificatif dans cette chronique), au point à vrai dire où l’overdose me paraît commencer à menacer. Le lexique précieux renvoie souvent à l’imaginaire végétal dont ce recueil tout particulièrement a maintes fois témoigné, mais cela va au-delà.

 

Mais, dans ces poèmes en prose, c’est leur dimension profondément décadente qui me paraît la plus intéressante – ce qui n’a rien de bien surprenant chez l’auteur de Zothique, entre autres : il se sent chez lui au milieu des démons et des lamies ; on ne lui en voudra pas !

 

MERCI

 

Ce troisième volume « bonus » se montre en définitive plus qu’honorable, face à ses grands-frères consacrés aux univers les plus développés par Clark Ashton Smith – et il n’est pas dépourvu d’une certaine cohérence, finalement, une cohérence qui transcende le niveau un peu prosaïque des « cycles » identifiés en tant que tels.

 

Et on y compte des nouvelles tout à fait recommandables. La meilleure à mon sens est probablement « Les Caveaux de Yoh-Vombis », mais « Le Dédale de Maal Dweb », « Une nuit en Malnéant » et « Le Démon de la fleur » valent amplement le détour, et probablement aussi « Les Abominations de Yondo » ou « Le Monstre de la prophétie », sur un mode peut-être davantage mineur.

 

Un bon livre, donc – et une bonne conclusion à une très belle édition que j’attendais de longue date : voilà un financement participatif auquel je suis vraiment très heureux d’avoir pris part – depuis le temps que je voulais lire Clark Ashton Smith ! Il le méritait bien, assurément.

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Black Wings II, de S.T. Joshi (ed.)

Publié le par Nébal

Black Wings II, de S.T. Joshi (ed.)

JOSHI (S.T.) (ed.), Black Wings II – New Tales of Lovecraftian Horror, Hornsea, PS Publishing, 2012, IX + 321 p.

Retour à la série d’anthologies lovecraftiennes Black Wings, dirigée par l’éminent critique S.T. Joshi, et éditée initialement chez PS Publishing – de beaux bouquins hardcover à jaquette.

 

Bon, je suppose qu’il n’est pas vraiment nécessaire de vous refaire ici le pitch de la série, je m’étais suffisamment étendu à ce propos en traitant du premier volume (sous son titre « rallongé », et problématique, caractéristique des rééditions : Black Wings of Cthulhu… soit exactement ce que l’anthologiste souhaitait éviter – notez que, depuis, ce premier volume a été traduit en français, chez Bragelonne, sous le titre plus problématique encore si ça se trouve Les Chroniques de Cthulhu)… et, en fait, j’avais déjà auparavant chroniqué Black Wings III, qui était le premier volume de la série que j’avais lu (et je vais le relire).

 

Bref : ici, autant se lancer directement dans les nouvelles. Et je ne me sens pas vraiment de jouer le jeu des catégories, pas forcément très pertinent ici – je vais donc évoquer chaque nouvelle dans l’ordre où elle figure dans le recueil.

 

Nous commençons avec John Shirley et « When Death Wakes Me to Myself » : un psychiatre vient de s’installer dans une nouvelle demeure à Providence, mais, très vite, un jeune homme visiblement dérangé cherche à y pénétrer par tous les moyens. Et ce jeune homme exprime bien des traits du Lovecraft historique, dans sa manière de parler par exemple… Pas mal – de la mesure dans les effets, étonnamment, et c’était probablement indispensable pour que ça fonctionne ; cerise sur le gâteau, la fin, à bon droit, n’est pas totalement celle à laquelle je m’attendais, et s’avère bien plus fine. Oui, ça fonctionne assez bien. Je relève au passage que, contrairement à ce qui s’était passé dans Black Wings of Cthulhu, le procédé consistant à faire figurer Lovecraft lui-même en tant que personnage, dans cette deuxième livraison, est beaucoup plus rare – à vrai dire, en dehors de cette nouvelle précisément, je n'en vois qu’un seul autre exemple, l’excellente nouvelle de Rick Dakan, dont je vous parlerai le moment venu.

 

Ensuite nous avons Tom Fletcher, avec « View » : un couple visite une vieille maison, guidé par un agent immobilier enthousiaste et/ou menaçant – mais la bâtisse a d’étranges propriétés, d’ordre plus ou moins géométrique… et en tout cas beaucoup trop d’étages ou de semi-étages. La nouvelle fait sans doute référence à « La Maison de la sorcière », mais on pense surtout à M.C. Escher à sa lecture. Hélas, l’effet s’amenuise à force d’insistance – la nouvelle aurait gagné à être considérablement écourtée, clairement, et ce qui fonctionne initialement finit par sombrer dans la platitude (si j’ose dire). Dommage.

 

« Houndwife », de Caitlín R. Kiernan, est d’un tout autre niveau. Difficile de résumer cette nouvelle, notamment du fait de sa narration explicitement non linéaire, mais circulaire… On y accompagne une femme qui se cherchait et qui s’est (peut-être) trouvée dans quelque chose, quelque part entre le sexe et l’occulte – ce dernier devant le rester. Le titre et certains aspects de l’intrigue renvoient au « Molosse », aucun doute là-dessus, mais d’autres éléments, pas moins importants en ce qui me concerne, évoquent plutôt « Le Festival » ou « Celui qui hantait les ténèbres » ; cependant, ces références explicites sont en fait relativement secondaires, et le plus important est ce jeu sur la temporalité et la narration – d’autant qu’il se double, dans une perspective finalement bien plus lovecraftienne que le clin d’œil du pastiche, d’un profond sentiment d’horreur cosmique, encore que « horreur » ne soit probablement pas le mot le plus juste ici. Disons-le, je n’y ai probablement rien panné… et ça ne m’a pas empêché d’adorer, non, le mot n’est pas trop fort – belle plume, aussi, faut dire. En fait, je tends à croire que c’est ma nouvelle préférée de ce volume II de Black Wings. Quoi qu’il en soit, dans mes lectures lovecraftiennes modernes, Caitlín R. Kiernan tend vraiment à se singulariser comme bien au-dessus du lot.

 

Suit Jonathan Thomas, avec « King of Cat Swamp » : un couple d’une banalité très banale reçoit la visite d’un intrus envahissant – un certain Castro… La nouvelle brode (lointainement) sur « L’Appel de Cthulhu », au travers de ce personnage croisé initialement dans le bayou bien des décennies plus tôt, et qui pouvait assurément être développé comme Lovecraft ne l’avait pas fait ; enfin, la pertinence du procédé est en fait à débattre, car celui qui était simplement fou et, très probablement, se leurrait quant aux intentions du Grand Poulpe du Pacifique, dans la nouvelle de Lovecraft, devient ici par la force des choses un puissant sorcier (soit… l’antithèse du discours habituel de S.T. Joshi ?). Bon, tout ceci n’est pas sérieux : le registre est semi-parodique, et, oui, sur le moment, c’est plutôt amusant, mais c’est le genre de truc qu’on oublie sitôt la page tournée.

 

« Dead Media », de Nick Mamatas, m’a bien plus intéressé, même si cette nouvelle n’est probablement pas sans défauts. Il s’agit d’une sorte de « suite » à « Celui qui chuchotait dans les ténèbres ». Des étudiants de l’Université Miskatonic, de nos jours, entendent percer le vieux mystère de la fac – le récit par Wilmarth de ses aventures dans le Vermont. Sauf que lire le disque envoyé par Akeley au professeur nécessite un matériel archaïque particulier, et c’est déjà un problème… En même temps, le transfert de l’enregistrement sur un support plus moderne permettrait peut-être de percer à jour la supercherie ? Cet aperçu de « médias morts » est déjà en soit intéressant, mais je suppose que ce titre a aussi quelque chose de plus métaphorique, concernant le caractère aujourd’hui multimédia de l’œuvre de Lovecraft ? Ou pas. Quoi qu’il en soit, j’ai trouvé la « rupture » vers la fin de la nouvelle un peu trop sèche (en fait un problème survenu à plusieurs reprises durant ma lecture de cette anthologie), même si « l’épilogue » est loin d’être inintéressant, en donnant davantage de perspective à l’ensemble, avec une ampleur cosmique que les premières pages ne laissaient pas vraiment entrevoir. Oui, pas parfait, mais j’ai vraiment bien aimé.

 

« The Abject », de Richard Gavin, par contre, je n’ai vraiment pas accroché… La nouvelle est globalement très convenue, avec des trentenaires ou quadragénaires qui se retrouvent pour faire de la rando dans la forêt tout à l’ouest du Canada, autant dire au bout du monde (d’ailleurs, c’est dit), et là il y a une montagne bizarre, que les Indiens n’aimaient pas, etc., etc. Le récit, central, de la misère sentimentale du couple (hétéro et en crise) qui motive l’histoire n’en est pas moins convenu, hélas, au point où c’en devient pénible. Puis l’auteur nous inflige (précisément) une de ces ruptures « sèches » dont je viens de parler, une à vrai dire qui aurait pu faire un sacré effet, mais il s’y prend tellement mal, et tellement lourdement, qu’il ne parvient guère à susciter chez le lecteur qu’un soupir désabusé. La nouvelle aurait pu, et dû, être terrible – et touchante en même temps (et, par ailleurs, elle se serait peut-être très bien passée de connotations fantastiques). Elle n’est hélas ni l’une, ni l’autre. Un des points faibles du recueil – probablement le pire en ce qui me concerne.

 

« Dahlias », de Melanie Tem, est un (court) texte à part dans cette anthologie. Et qui ne m’a pas vraiment convaincu non plus... C’est que la nouvelle entend pour l’essentiel exprimer le sentiment d’horreur cosmique dans un cadre très quotidien – au travers d’une vieille dame qui va mourir et n’attend certainement rien après. Le texte a quelque chose d’une fable, mais il est un peu trop lourdement démonstratif…

 

Après quoi, John Langan nous livre « Bloom », une nouvelle assez sympathique, même si je peine à définir exactement les intentions de l’auteur. Le point de départ de la nouvelle a quelque chose d’une blague (délibérément mauvaise), avec ce couple qui ramène à la maison un container frigorifique malencontreusement égaré, et cette dimension aura l’occasion de revenir par la suite, mais on y trouve en même temps des choses plus sérieuses, dont quelque scènes… eh bien, oui, horrifiques… et un jeu avec les thèmes et textes de Lovecraft qui s’avère plus subtil (et peut-être même parfois plus profond) que dans bien d’autres nouvelles de ce recueil et a fortiori d'autres, des nouvelles qui se la pètent probablement bien davantage. Le manque d’unité du récit (dans le ton, du moins) me laisse encore un peu indécis, mais c’était globalement assez sympa, oui.

 

« And the Sea Gave Up the Dead », de Jason C. Eckhardt, est un texte très joueur et savoureux – et qui m’a beaucoup plu. Il s’agit là encore d’une variation sur « L’Appel de Cthulhu », mais qui se présente comme un document originel annoté par un chercheur – en l’espèce, le journal d’un naturaliste ayant accompagné l'amiral Cook dans le Pacifique, et tout spécialement à l’endroit que vous savez… Je ne sais pas ce qu’il en est, pour un anglophone, de l’anglais un peu archaïque et contourné de ce texte, mais je l’ai trouvé très amusant, oui, et plutôt bien fait – même si sa conclusion manque forcément d’ampleur, puisque nous savons très bien, nous autres lecteurs, ce qui se cache là-bas. Mais je n’ai pas trouvé ça problématique, et cette nouvelle figure parmi les textes du recueil que j’ai trouvés les plus savoureux.

 

Don Webb livre ensuite « Casting Call », qui fonctionne assez bien également. Même si je suis sans doute passé à côté de pas mal de trucs, car la nouvelle tourne autour des émissions télévisées de Rod Serling, au-delà de la seule Quatrième Dimension (que je ne peux pas vraiment prétendre connaître non plus, honte sur moi…) – il me manque donc sans doute pas mal de choses pour pleinement apprécier ce récit. Mais j’en ai apprécié l’approche, assez clairement comique, et même grotesque, mais futée dans ce registre – même quand il s’agit de mêler à tout ça l’ambition très « Actors Studio » d’un jeune acteur latino qui entend incarner au mieux une goule dans l’esprit du « Modèle de Pickman ». Ce qui est amusant, mais pas seulement – outre que, là aussi, nous avons un aperçu du caractère multimédia du corpus lovecraftien, en soi pas inintéressant. Certes, ma méconnaissance du contexte exact de la nouvelle joue contre elle, mais pas au point d’en amenuiser véritablement l’intérêt, trouvé-je.

 

On passe à (attention !) « The Clockwork King, The Queen of Glass and The Man with the Hundred Knives » (ouf), de Darrell Schweitzer. C’est une nouvelle étonnante et singulière à plus d’un titre – notamment parce que c’est la seule, ici, à jouer pleinement du registre onirique de Lovecraft, à la façon de la fantasy baroque des « Contrées du Rêve ». Et, à cet égard, c’est autrement plus convaincant que… eh bien, à peu près tout ce que j’avais pu lire dans La Clé d’Argent des Contrées du Rêve (sans même parler, obviously, des abominations de Brian Lumley). Ceci, surtout, dans la mesure où la nouvelle garde en même temps une assise « terrestre » et invite sans ambages à questionner la santé mentale des principaux protagonistes, narrateur éventuellement non fiable inclus comme de juste. Et, enfin, cet onirisme est radicalement perverti dans une optique pleinement cauchemardesque. Vraiment un texte intéressant, singulier, et qui produit son effet – parmi ce qu’il y a de mieux dans cette anthologie, en ce qui me concerne.

 

Nicholas Royle, avec « The Other Man », livre une variation sur le double, pas spécialement lovecraftienne (même si on laisse entendre qu’il y a de « Je suis d’ailleurs » dans tout ça), et un peu terne… Non, je suppose que c’est plus qu’honnête dans son genre, mais, très franchement ça ne m’a pas emballé – à l’instar de sa nouvelle « Rotterdam » dans Black Wings. Ça m’ennuie d’autant plus que mon premier contact avec cet auteur, sa nouvelle « Le Leurre » dans le n° 21 du Visage Vert, m’avait bien autrement séduit. Je suis convaincu qu’il y a quelque chose de très intéressant chez lui, mais je passe décidément à côté de pas mal de ses textes…

 

J’ai davantage adhéré à « Waiting at the Crossroads Motel », de Steve Rasnic Tem, nouvelle qui suinte le mal à l’état pur. Nous y suivons un personnage proprement répugnant, qui accomplit avec sa pauvre famille foutue depuis le départ une sorte de halte rituelle dans un motel aussi répugnant que lui-même. On y devine une forme de généalogie morbide typiquement lovecraftienne, qui peut renvoyer à Dunwich comme à Innsmouth (ou à la Kingsport du « Festival »), mais « modernisée » dans le plus bassement matérialiste des contextes – lequel est pourtant en même temps teinté de vagues cultes ancestraux, quelque part entre le décorum et la substance, qui contribuent en même temps à la perpétuation du « mauvais sang » (et renforcent à mes yeux le lien avec « Le Festival »). C’est le type même du texte poisseux, qui suinte, oui, et qui inspire un vague dégoût – et c’est une vraie réussite dans ce registre.

 

Suit « The Wilcox Remainder », de Brian Evenson, ultime variation sur « L’Appel de Cthulhu », comme son titre le laisse entendre. Le narrateur y a maille à partir avec une petite statuette (exactement celle que vous supposez) qui refuse de le laisser tranquille ; la nouvelle, dès le départ, laisse entendre que ledit narrateur pourrait bien être fou, et donc non fiable – un classique du genre qui, du coup, peut renvoyer davantage à d’autres nouvelles de Lovecraft, moins « cthuliennes », notamment « Le Modèle de Pickman » et « Le Monstre sur le seuil ». C’est bien fait dans son genre, ça fonctionne. Pourtant, je ne peux m’empêcher de ressentir une vague déception – à vrai dire la même qui s’empare toujours de moi quand je lis une nouvelle d’horreur de Brian Evenson, et peine à y reconnaître l’auteur d’Inversion, de La Confrérie des mutilés, éventuellement même de Baby Leg ou de Père des mensonges… Davantage celui d’Alien : No Exit, pour le coup ? Enfin, non, quand même pas : c’est bien quand même, oui. C’est juste que, comme toujours, j’en attendais davantage…

 

« Correlated Discontents », de Rick Dakan, est une nouvelle bien autrement ambitieuse – et peut-être cela m’a-t-il encore davantage incité à baisser la note de la nouvelle de Brian Evenson, à vrai dire. Comme le récit de Darrell Schweitzer un peu plus haut, celui de Rick Dakan bénéficie de sa singularité dans cette anthologie – mais si « The Clockwork King, The Queen of Glass and the Man with the Hundred Knives » jouait de la carte de la fantasy, « Correlated Discontents » joue de celle de la science-fiction – même un peu « TGCM », certes. L’idée est celle d’un programme informatique empruntant une interface humaine, et supposer rendre la personnalité de feu Howard Phillips Lovecraft après avoir ingurgité, analysé et digéré toute sa correspondance – qu’il s’agit ensuite de régurgiter, via donc un homme de chair et de sang, pour donner des réponses « authentiques » dans un contexte de conversation, en piochant pourtant dans des citations d’un objet parfois fort éloigné. L’idée est assez fascinante en soi – et la fin de la nouvelle est dans la droite lignée du postulat –, mais le récit ne met pas tous ses œufs (j’ai failli écrire « ses yeux »…) dans le même panier : lors de la démonstration publique du procédé, fans et non-fans amenés à questionner « Lovecraft » et à se réjouir de la parfaite authenticité de ses réponses biaisent bien vite le propos de l’expérience en interrogeant le personnage sur son racisme – frontalement. Le sujet est délicat, mais joliment amené – et ce d’autant plus qu’il faut intégrer dans l’équation « l’interface humaine », un jeune étudiant, et plus ou moins toujours un fan, qui est ainsi amené à prononcer les propos les plus outrancièrement racistes… tout en se laissant progressivement submerger par la personnalité de synthèse de Lovecraft. En même temps, il ne s’agit pas d’un texte bêtement à charge, c’est même tout sauf ça ; il sait se montrer assez subtil à tous ces égards, pertinent de bout en bout. Il y a bien plus de substance dans cette histoire que dans un bon millier sinon million de « débats » sur le racisme de Lovecraft. En même temps, ce n’est pas la même approche que celle de Victor LaValle dans La Ballade de Black Tom, mais elle me paraît tout aussi pertinente. Vraiment, j’ai trouvé ça très intéressant – casse-gueule, mais en fait d’autant plus intéressant.

 

Donald Tyson, avec « The Skinless Face », joue dans un tout autre registre, bien autrement classique – en fait un qui peut rappeler celui de Brian Evenson ? Avec tout de même un côté « grosse horreur qui tâche » autrement prononcé… De fait, l’histoire est somme toute assez banale : une expédition archéologique qui fait une dangereuse découverte du côté de la Mongolie, ce qui ne manque pas de rappeler Les Montagnes Hallucinées ou encore « Dans l'abîme du temps »… Cela dit, dans son genre, c’est vraiment très bien fait – et assez effrayant, oui, avec un vague malaise quand se révèle la nature de la statue dégagée des sables… C’est le moment pulp de l’anthologie, disons – et une réussite dans son domaine. Un texte qui ne brille ni par l’ambition ni par l’originalité, mais on s’en cogne, c’est un bon moment de lecture pour qui aime l’horreur pas-seulement-lovecraftienne-même-si-ici-très-lovecraftienne-pour-le-coup.

 

« The History of a Letter, as related by Jason V Brock » convainc beaucoup moins : il s’agit… eh bien, d’une lettre, auteur inconnu, destinataire inconnu et propos inconnu. Peut-être s’agissait-il de traiter de l’indicible lovecraftien, peut-être s’agissait-il en même temps de parodier la manière lovecraftienne, ou, piste au moins aussi valable, la critique lovecraftienne (avec le procédé de l’annotation inutile…), mais, pour le coup, nous avons essentiellement un texte qui ne mène nulle part, en fait une blague, et, oui, un peu mauvaise (mais pas de celles qui emportent l’adhésion), une blague en tout cas qui dure sans doute bien trop longtemps et s’avère d’un intérêt très, très limité. Une fausse note.

 

Et l’anthologie de se conclure sur « Appointed », de Chet Williamson, une nouvelle là encore relativement classique, encore que dans une veine de l’horreur rappelant bien davantage Stephen King que Lovecraft. Son contexte, à vrai dire, est ce qu’il y a de plus intéressant, avec ces conventions geekissimes, où se retrouvent sans cesse des acteurs de seconde zone, qui ont « brillé » il y a des décennies de cela dans tel ou tel film d’horreur à petit budget, éventuellement de la lovecrafterie à gros sabots, et qui, trente ou quarante ans plus tard, en sont réduits à mendier quelques piécettes en échange de leur autographe sur un DVD qu’ils n’ont aucune envie de s’infliger. La nouvelle a dès lors quelque chose de doux-amer, plus que de véritablement drôle, qui touche étonnamment, même quand il s’agit de mener l’histoire à son terme en accumulant les codes du genre. Ceci tout en jouant (de nouveau, ça revient décidément souvent dans cette anthologie) de la popularité multimédia de Lovecraft. Oui, une réussite !

 

Bilan ? Allez, essayons de classer tout ça, du moins bon au meilleur…

 

Dans le moins bon, je relève quatre nouvelles : celle de Tom Fletcher, « View » ; celle de Richard Gavin, « The Abject » ; celle de Melanie Tem, « Dahlias » ; et enfin celle de Jason V Brock, « The History of a Letter ». Je serais tenté de mettre à part celle de Melanie Tem, tout de même, qui n’est probablement pas mauvaise, mais m’a laissé de marbre, c’est tout… « The Abject » est en fait la seule nouvelle du recueil que j’ai vraiment envie de qualifier de « mauvaise » ; et ceci d'autant plus qu'elle aurait pu s'avérer très intéressante avec un peu plus de constance et de compétence dans la narration. Le reste est, soit un peu trop médiocre, soit indifférent en ce qui me concerne.

 

Après quoi, j’ai envie de rassembler quatre nouvelles qui fonctionnent tout à fait, si elles ne m’emballent pas des masses non plus – disons des nouvelles « honnêtes », mieux que médiocres, mais peut-être pas au point où je pourrais les qualifier véritablement de « bonnes » sans sourciller : « When Death Wakes Me to Myself », de John Shirley ; « King of Cat Swamp », de Jonathan Thomas ; « Bloom », de John Langan ; et enfin « The Other Man », de Nicholas Royle. Le cas de « Bloom » est un peu litigieux : à certains égards, j’aurais envie de faire figurer cette nouvelle dans la catégorie au-dessus, mais, j’ai beau tourner ça dans tous les sens, j’ai le sentiment, pas bien assis du tout, qu’il y manque pourtant quelque chose, un je-ne-sais-quoi qui… Bon, bref.

 

Viennent maintenant six nouvelles que je qualifie de « bonnes », voire plus, sans l’ombre d’une hésitation : celle de Nick Mamatas, « Dead Media » (même s'il y a indéniablement à y redire) ; celle de Don Webb, « Casting Call » ; celle de Steve Rasnic Tem, « Waiting at the Crossroads Motel » ; celle de Brian Evenson, « The Wilcox Remainder » ; celle de Donald Tyson, « The Skinless Face » ; et enfin celle de Chet Williamson, « Appointed ». Les cas de Brian Evenson et de Donald Tyson sont un peu limites à leur tour, car il s’agit de deux textes trèèèès classiques (outre que mon ressenti concernant Evenson est donc un peu biaisé), et en même temps très efficaces – ce sont des textes « pro », ce qui n’est souvent pas exactement un compliment, mais je ne peux nier avoir pris un certain plaisir à leur lecture, alors autant ne pas chipoter. En même temps, dans cette catégorie, je suis tenté de mettre en avant les contributions de Steve Rasnic Tem et de Chet Williamson – qui sont à l’extrême limite de mériter la classification dans la catégorie au-dessus…

 

Mais j’ai voulu distinguer les quatre textes qui m’ont le plus emballé : il s’agit de « Houndwife », de Caitlín R. Kiernan ; « And the Sea Gave Up the Dead », de Jason C. Eckhardt ; « The Clockwork King, The Queen of Glass and The Man with the Hundred Knives », de Darrell Schweitzer ; et enfin « Correlated Discontents », de Rick Dakan. Ce sont en même temps des textes assez différents – ceux de Darrell Schweitzer et de Rick Dakan ont gagné leur place dans cette ultime catégorie de par leur ambition et leur singularité, et ce pourtant de manière on ne peut plus différente ; tandis que « And the Sea Gave Up the Dead » a fini ici par son côté très ludique, disons même fun. Mais ce qui m’apparaît clair, oui – et ce alors même qu’il ne s’agit pas exactement d’une nouvelle très claire… c’est que la palme, dans Black Wings II, revient (une fois de plus ?) à Caitlín R. Kiernan.

 

Quoi qu’il en soit, le niveau est globalement élevé voire un peu plus que ça – incomparablement plus en tout cas que dans l’anthologie lovecraftienne ou para-lovecraftienne-truc lambda. J’ai dans l’ensemble lu cette deuxième livraison de Black Wings avec beaucoup de plaisir – et vais poursuivre, prochainement, en (re)lisant (pour le coup) Black Wings III. Restez tunés…

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L'Abomination du lac, de Joseph A. Citro

Publié le par Nébal

L'Abomination du lac, de Joseph A. Citro

CITRO (Joseph A.), L’Abomination du lac, [Dark Twilight – Lake Monsters], traduit de l’américain par Michel Deutsch, Paris, J’ai lu, coll. Épouvante, [1991-1992] 1993, 315 p.

On ne se refait pas, et, de temps en temps, j’aime bien me taper un petit roman de grosse horreur qui tache – à une époque, je pouvais en dire autant pour les petits films de grosse horreur qui tache, mais ça fait quelque temps que je ne l’ai pas fait et je le regrette… Quoi qu’il en soit, si le bilan en fin de compulsion est plus qu’à son tour navrant, de temps en temps, oui, j’aime bien – et je me farcis des trucs « objectivement pas bons » mais qui me satisfont d’une manière ou d’une autre. Ce qui ne signifie peut-être pas non plus que je perds alors tout esprit critique – je suis bon public, mais aussi conscient de mes navrantes tares, dans ce que j’aime bien quand même, et dans ce que je n’aime pas parce qu’il ne faut pas trop déconner non plus. Exemple : Manitou, c’est vraiment de la merde…

 

L’Abomination du lac, de Joseph A. Citro, ça n’est certes pas fameux, c’est même probablement « objectivement pas bon », cependant je crois que c’est bien autrement honnête que le Masterton précité (et c’est déjà ça). Il y a au moins un semblant de choses qui surprennent un peu là-dedans, qui ne sauvent pas tout, ni peut-être même quoi que ce soit, mais suffisent du moins à préserver une vague forme de singularité du bouquin, et si l’auteur (dont c’était en fait le premier roman, même s’il n’est sorti qu’en 1991, après quatre autres titres) joue comme beaucoup dans ce registre à « J’aimerais bien être Stephen King », référence écrasante (avec celle de Lovecraft), sans l’emporter à la fin, eh bien, il y a au moins vaguement de ça – plus que chez… Oui, bon, OK.

 

Maintenant, comment ai-je mis la main dessus ? Enfin, oui, chez un bouquiniste, il y a quelques années de cela – la question serait plutôt : pourquoi ? D’une manière ou d’une autre, je l’avais vu mentionné quelque part comme étant « lovecraftien ». Mais où ? Je croyais que c’était dans The Rise, Fall, and Rise of the Cthulhu Mythos, de S.T. Joshi, mais n’en trouve pas trace… Bah, peu importe. Ceci dit, il y a bien quelque chose de « lovecraftien » dans ce roman, quelque chose que révèle d’emblée, d’une certaine manière, le choix d’employer le nom français « Abomination », qui n’a sans doute rien d’innocent. Et c’est un peu fâcheux, car, si ce roman bénéficie d’un vague atout, c’est probablement qu’il balade le lecteur dans des directions relativement inattendues. On peut relever que le titre original, Dark Twilight, n’a pas grand-chose à voir avec L’Abomination du lac… et pourtant, ce titre français ne manque peut-être pas totalement de pertinence ; car le roman a été ultérieurement réédité sous le titre que lui avait initialement attribué l’auteur, et qui était Lake Monsters – notez toutefois le pluriel… Cela dit, en matière de SPOILERS éventuels, ou justement pas, je suppose qu’il faut aussi prendre en compte combien, c’est ou c’était l’usage, cette couverture hideusement whatthefuckesque n’a pas grand-chose à voir, sinon rien, avec le contenu du roman… Aussi le lecteur était-il invité à ne pas trop extrapoler, je suppose.

 

Harrison Allen est notre… « héros » ? Trentenaire un peu terne, récemment licencié, il décide d’envisager ses allocations chômage comme une occasion de prendre des vacances (insérez ici un connard qui beugle : « LES CHÔMEURS SONT DES FAINÉANTS !!! »), et de satisfaire une vieille lubie en se faisant chasseur de monstres – ce décalque de l’auteur, car Joseph A. Citro a, depuis 1991, sorti beaucoup, beaucoup de bouquins sur le folklore du Vermont, la cryptozoologie, mais aussi les OVNI, et toutes ces sortes de choses, Harrison Allen donc entend en effet apporter la preuve que le monstre du lac Champlain, tendrement baptisé Champ ou Champy en miroir d’une plus célèbre Nessie, que ce monstre aquatique, donc, existe bel et bien. Et il se rend sur place pour enquêter, en squattant la vieille bicoque d’un camarade de fac, idéalement située sur Friar’s Island, une île (oui) bien placée dans ledit lac.

 

Et on a une carte de l’île en tête d’ouvrage C’EST DONC UN ROMAN DE FANTASY.

 

 

Friar’s Island attire les touristes en été, mais les autochtones ne sont pas toujours des plus accueillants pour les « étrangers ». Aux yeux de ce connard de Cliff, l’archétype du redneck détestable et borné dans ce roman, qui n’est pas du Vermont est forcément idiot et ridicule, et même les citoyens de l’État, quand ils sont « continentaux », sont au moins suspects – venir des grandes villes plus à l’est vous qualifie aussitôt en pédé.

 

Heureusement, tout le monde n’est pas comme Cliff, sur Friar’s Island. Et Harrison ne manque pas de croiser bienheureusement la route de la nouvelle instit’ de l'île, la belle et fraîche Nancy, dont chaque réplique ou pensée donne le sentiment un tantinet amer d'une femme cruchissime. C’est forcément le coup de foudre.

 

Mais… de quoi parle le roman ? Eh bien, vous pouvez oublier Champy : Harrison discute bien des « témoignages » avec quelques résidents de l’île, et en apprend un minimum sur le folklore qui va avec (pour un chasseur de monstres, l'étendue de son ignorance en la matière a quelque chose d'un brin troublant), mais l’hypothétique monstre du lac Champlain ne joue absolument aucun rôle dans ce roman, tout au plus celui d’un symbole (même si un épilogue lui donne bizarrement chair). Non, ce qui compte est ailleurs : le monastère abandonné au nord de l’île, habité en son temps par des moines un peu chelou, puis par une communauté spirite qui ne l’était pas moins ; des bruits bizarres dans la baraque de Harrison – une petite fille qui y disparaît ; un érudit qui ne dit pas tout ; une vieille dame peut-être un peu trop vieille, et son simplet de fils…

 

De fait, je crois que c’est plutôt un atout du roman – s’il doit en avoir un. Le cours des événements est assez imprévisible. C’est parfois à l’extrême limite de la cohérence, et, quand il s’agit pour Joseph A. Citro de rassembler les fils, cela implique des coïncidences un peu grossières, mais la surprise est là et bien là – y compris et peut-être surtout au regard du véritable caractère horrifique du roman, qui concerne notre pauvre Harrison, victime de son charme : c’est inattendu, grotesque sans doute mais étonnamment efficace, et… cruellement ironique ? Peut-être bien.

 

Maintenant, ce roman… ne fait pas peur. Loin de là. Si l’on excepte la disparition précoce d’une pauvre petite fille un peu trop curieuse (car manipulée par un petit con, en quelque sorte la promesse d’un Cliff futur), puis, mais en aparté, de ses parents, le roman n’a longtemps absolument rien d’horrifique. Tout ou presque est concentré dans, mettons, le dernier quart, et même ça, ça n’effraie pas des masses. La peur n’est vraiment pas du lot, en fait – la répugnance peut-être un peu plus ? Le cynisme ? La panique ? La curiosité, autrement...

 

Mais tout ceci est tardif et assez peu efficace, donc – même avec quelques surprises pas inintéressantes çà et là. Pourtant, ce roman (assez court, hein : dans les 300 pages, mais très aérées, avec une grosse police) se lit assez bien, je suppose – agréablement, oui. Quand Citro cherche à faire son King, en décrivant les habitants de Friar’s Island comme leurs contreparties de Castle Rock, il ne se débrouille pas si mal, je suppose – certes pas aussi bien, mais pas si mal… Et s’il use d’archétypes un peu trop voyants (le redneck cruel et borné, un compagnon de beuverie, le vieux Chef bourru de la police à la retraite, l’épicier d’une courtoisie à toute épreuve, l’idiot du village, la vieille qui sait tout, l’érudit à nœud papillon, et, oui, la jeune et jolie et cruchissime instit’), il arrive parfois, au détour d’un paragraphe, à leur donner un semblant d’âme.

 

Bon, le roman ne brille guère par le style, en même temps… Ça n’aide pas (et la traduction ? Je ne me prononcerai pas). Mais ça, on s’en doutait en en entamant la lecture, hein. Et, honnêtement… ben, oui, je suppose que c’est plutôt… honnête. Ça coule, en tout cas, et c’est sans doute tout ce qui compte. J’ai lu bien, bien pire, dans ce genre ou dans d’autres. C’est du roman de gare, qui a passé sans souci l’épreuve du train.

 

Je ne peux pas décemment recommander L’Abomination du lac à qui que ce soit… « Objectivement », ça n’est « pas très bon ». Mais je ne regrette pas ma lecture pour autant – car, oui, de temps en temps, j’aime bien m’offrir ce genre de péché mignon… Et je déplore que le genre horrifique, qu’on le qualifie de « mainstream » ou pas, soit aussi délaissé de nos jours – même si, durant sa Grande Époque, il a effectivement souvent consisté en bouquins parfaitement horribles. Cet unique roman traduit en français, sauf erreur, de Joseph A. Citro, s’en tire plutôt honorablement à cet égard, à vrai dire.

 

Mais c’est bien un péché mignon.

 

Oui, de temps en temps…

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Les Montagnes Hallucinées, t. 1, de Gou Tanabe

Publié le par Nébal

Les Montagnes Hallucinées, t. 1, de Gou Tanabe

TANABE Gou, Les Chefs-d’œuvre de Lovecraft : Les Montagnes Hallucinées, t. 1, [Kyôki no Sanmyaku Nite Lovecraft Kessakushû 狂気の山脈にてラヴクラフト傑作集 vol. 1&2], [d’après une nouvelle de Howard Phillips Lovecraft], traduction [du japonais par] Sylvain Chollet, [s.l.], Ki-oon, [2016-2017] 2018, 288 p.

J’aime mes amis ! Et, ces deux dernières semaines, une bonne dizaine d’entre eux au moins m’ont contacté d’une manière ou d’une autre en me disant, en gros : « Es-tu au courant ? Est-ce que tu as lu ça ? Il faut lire ça ? », etc. Eh bien, oui, du coup ! Uh uh. Faut dire, Lovecraft + manga dans l'actualité, je ne pouvais sans doute pas me permettre de passer à côté…

 

Et ce même si ma première expérience avec Tanabe Gou adaptant Lovecraft, toute récente, soit The Outsider (la nouvelle-titre de ce recueil), ne m’avait pas vraiment emballé... En même temps, le très beau dessin de la dernière histoire du recueil, « Ju-ga », m’avait beaucoup plu et donné envie de redonner une chance à l'auteur – et notamment en matière de lovecrafterie ; car je savais alors, grâce à l’excellente revue Atom, qui lui avait consacré une belle interview, qu’il avait, depuis The Outsider, réalisé bien d’autres adaptations de Lovecraft, et qu’une traduction française était prévue.

 

Ce sont donc les éditions Ki-oon (que je n’avais jamais pratiquées il y a quelques mois à peine, mais depuis la sublime Emanon est passée par là) qui se sont lancées dans l’entreprise, et en commençant par Les Montagnes Hallucinées, donc – ce premier volume venant tout juste de sortir (combinant deux volumes japonais). Le « roman » de Lovecraft devrait être conclu dans un deuxième tome français, mais l’intitulé général de la « série », Les Chefs-d’œuvre de Lovecraft, laisse entendre que nous aurons droit également au reste – des histoires courtes en fait antérieures (pour la plupart du moins) à cette adaptation d’At the Mountains of Madness : des choses comme « Le Temple » (adapté dès 2009), ou « Le Molosse », ou « Dagon », et aussi des plus « grands textes », sauf erreur, comme « Celui qui chuchotait dans les ténèbres » ou « La Couleur tombée du ciel » ? Nous verrons bien. D’ores et déjà, nous pouvons cependant féliciter l’éditeur pour avoir conféré à cette publication un écrin digne de ses ambitions, avec son format intermédiaire séduisant et cette couverture en simili-cuir souple du plus bel effet.

 

Bon, je ne vais pas vous faire l’affront de présenter plus avant l’histoire des Montagnes Hallucinées, hein, c’est un des plus fameux textes de Lovecraft, et j’ai eu bien des occasions d’en toucher quelques mots depuis que ce blog existe…

 

Ce qu’il me faut relever, je suppose, c’est combien ce récit, plutôt long pour l'auteur, est particulièrement intéressant, dans l’ensemble du corpus lovecraftien, pour sa dimension visuelle – qui n’en rend cependant pas l’adaptation plus évidente, loin de là. À vrai dire, des « grands textes » de Lovecraft, et pour s’en tenir à la bande dessinée, ce n’est pas exactement celui qui a donné lieu aux plus nombreuses transpositions – sauf erreur, Breccia comme Lalia l’ont laissé de côté (mais je me plante peut-être, j’avais lu ça il y a très longtemps – je vous recommande quand même, et une fois de plus, le splendide travail de Breccia), même si l’on compte l’étrange adaptation par I.N.J. Culbard, dont la proposition graphique pour le moins étonnante m’a tenu à l’écart (peut-être à tort). En même temps, le texte a pesé de toute son ambiance sur des transpositions moins avouées même si guère hermétiques pour autant – comme, à l’évidence, au cinéma, The Thing de John Carpenter (et Tanabe Gou ne fait pas mystère de ce que cet excellent film l’a inspiré pour sa BD) ; et l’on ne manquera pas, bien sûr, d’évoquer le projet avorté de Guillermo del Toro – dont l’ambition même, en même temps que les freins qui y ont été opposés, sont autant de témoignages de la place très particulière occupée par Les Montagnes Hallucinées dans le « Mythe de Cthulhu » et bien au-delà.

 

Mais cette dimension visuelle aussi enthousiasmante que redoutable englobe plusieurs caractéristiques différentes. Les Montagnes Hallucinées, tout particulièrement, est un texte essentiel dans toute analyse de « l’indicible » lovecraftien – celui qui, d’une certaine manière, prend le contrepied de « La Couleur tombée du ciel », mettons (texte autrement plus convaincant que… « L’Indicible »), en montrant les… eh bien, les monstres, sans cesse, et avec un luxe de précisions inouï (pensez à l’immortelle scène de dissection) ; pour autant, cette méticulosité même ne rend pas la figuration plus facile – et c’est même tout le contraire ! Pour résumer à la hussarde le procédé, Lovecraft dit qu’une chose est indicible, puis la dit quand même, mais de telle sorte qu’elle est encore plus indicible et fondamentalement incompréhensible pour le lecteur. Le péril de l’adaptation est donc là : il faut, à la fois, ne pas trop montrer, afin de susciter une ambiance, et montrer quand même, mais sans que jamais le lecteur ne puisse véritablement comprendre et intégrer ce qu’on lui montre.

 

Et, pour le coup, Tanabe Gou s’en tire remarquablement bien à cet égard : les Choses Très Anciennes ont chez lui une manière intrigante de se fondre dans le décor, et pourtant d’être inéluctablement présentes. Chapeau, parce que l’exercice n’a rien d’évident – et maint dessinateur moins doué, confronté aux improbables créatures de Lovecraft, aurait été contraint à une figuration grotesque et potentiellement ridicule, les exemples ne manquent pas ; mais non, chez Tanabe, elles ont exactement la forme et la présence, donc, qui doivent être les leurs. Et donc l'angoisse, voire la terreur, qui leur sont associées.

 

Mais il faut bien sûr mentionner l’autre trait visuel essentiel des Montagnes Hallucinées, qui est le cadre antarctique du récit – littéralement l'environnement le plus hostile que l’on puisse concevoir. Là encore, Tanabe Gou subvertit intelligemment les représentations que nous pouvons nous en faire, en teintant la démesure de ce contexte d’une certaine ambiguïté particulièrement troublante : il se montre notamment habile quand il introduit dans l’illustration les aperçus des montagnes titanesques qui donnent son titre au texte, mais aussi en laissant d’emblée entendre que l’artifice y sa part – ce qui est tout naturellement perçu comme autant de « mirages » dans un premier temps (on y revient régulièrement) s’avère petit à petit bien autrement concret, et les scientifiques tels que Dyer et Lake devinent bientôt, mais sans oser se l’avouer, ce que le lecteur sait quant à lui très bien : ces formes étrangement géométriques ne doivent rien à la nature… et pourtant rien à l’homme non plus. Tanabe Gou livre de belles planches panoramiques qui sont autant de troublants aperçus des montagnes et de la cité, et qui saisissent le lecteur comme un coup de froid et de fièvre, où le malaise perce, qui noue les tripes, et pourtant s'accompagne d'une fascination de tous les instants.

 

C'est que cela va au-delà. J’ai déjà eu l’occasion de dire combien le milieu polaire, arctique comme antarctique, me passionnait, aussi bien envisagé de manière réaliste (je vous renvoie par exemple à L’Odyssée de l’ « Endurance » de Sir Ernest Shackleton, ou aux Derniers Rois de Thulé de Jean Malaurie) que de manière plus romanesque, horrifique (Terreur de Dan Simmons – l’adaptation en série est pas mal du tout, au passage) ou pas (Court Serpent de Bernard du Boucheron) – il n’y a rien d’étonnant, dès lors, à ce que je prise au plus haut degré Les Montagnes Hallucinées comme The Thing de Carpenter. Et l’idée, littéralement, de ces derniers « blancs » sur la carte qui resteront de toute façon blancs m’excite au plus haut point – comme elle excitait beaucoup de monde du temps encore de Lovecraft, avec par exemple les expéditions de l’amiral Byrd, qui l’ont beaucoup inspiré. Bien sûr, Lovecraft, ici, avait des devanciers – Poe avec Arthur Gordon Pym, qui lui a fourni un prétexte référentiel, ou même Jules Verne, avec la « suite » qu’il en avait écrite, Le Sphinx des glaces ; mais il a su rendre l’Antarctique plus palpable, effrayant et magnifique en même temps, en l’envisageant au prisme de la science. Et ça, c’est une chose qu’a très bien intégrée Tanabe Gou, aussi bien dans le dessin que dans le scénario : dans cette adaptation, la science est toujours là, à chaque page, et elle est un outil singulier mais d’autant plus pertinent pour susciter cet effroi mêlé d’émerveillement, cette terreur au sens fort, si caractéristique du « roman » de Lovecraft – disons sa version très personnelle et subtilement pervertie du « sense of wonder » classique de la science-fiction.

 

Tous les développements de ces derniers paragraphes convergent vers un même constat : l’extrême fidélité de Tanabe Gou au texte de Lovecraft. Il ne s’autorise qu’assez peu de libertés, ai-je l’impression – et, quand il y en a, elles sont suffisamment subtiles pour se mouler dans la conformité générale au texte source. On peut relever, par exemple, ce prologue très bienvenu, qui fait débuter l’histoire à la découverte, par l’expédition de secours menée par Dyer, du camp de Lake déserté et visiblement le théâtre d’atrocités ; d’aucuns trouveront peut-être que Tanabe en dit (et montre) trop de la sorte, mais je crois le procédé pertinent – et très lovecraftien, en fait : c’est une variation sur « l’attaque en force » typique de l’auteur, même si, pour le coup, il n’en fait pas précisément usage dans Les Montagnes Hallucinées ; et c’est de toute façon une manière efficace d’accrocher le lecteur, en lui laissant entrevoir d’emblée l’horreur absolue du récit, ce qui autorise ensuite l’auteur à raconter ce qui s’est passé avant cet événement traumatique, et ce en prenant son temps – ce qui est là encore tout à fait bienvenu. Au-delà de cette scène en tant que telle un peu à part, la BD fait le choix d’une narration plus impersonnelle que le « roman », qui, comme assez souvent chez Lovecraft, est un témoignage a posteriori à la première personne – mais la narration BD en bénéficie probablement (les dialogues, notamment).

 

Cette extrême fidélité convaincra plus ou moins, fonction des attentes des lecteurs. Il s’en trouvera peut-être pour juger que Tanabe Gou s’est montré un peu trop timide… Mais je ne crois pas, pour autant, qu’on puisse parler d’une adaptation « fainéante » : l’auteur s’est vraiment appliqué et impliqué, il a bien étudié le texte, il l’a compris, et a compris les sensations qu’il lui fallait produire de même que les procédés, graphiques comme narratifs, qui le lui permettraient. De fait, l’adaptation ne se montre pas ici aussi aventureuse que dans The Outsider, qui s’autorisait quelques prises de risque bienvenues – mais le résultat global est autrement convaincant dans Les Montagnes Hallucinées.

 

Au-delà de cette question de la fidélité, je suppose que la BD n’est pas exempte, çà et là, de menus défauts que l’on grossira plus ou moins, là encore, fonction des attentes de chacun. Si le dessin est globalement magnifique, vraiment, il a aussi parfois un côté un peu « statique », voire « monolithique », qui ne rend pas toujours très lisibles les scènes où les choses « bougent » ; mais, certes, il n’en est pas 36 000 chez Lovecraft en général et dans ce récit en particulier, aussi est-ce de peu d’importance. Je suis autrement plus sceptique en ce qui concerne les yeux sempiternellement fous du Pr Lake, qui contribuent, malgré sa compétence scientifique, à en faire un personnage un peu (trop) grotesque (le poète Danforth s’en tire mieux, car plus subtilement – dans ce premier volume du moins, ça aura éventuellement l’occasion de changer dans le second…). Maintenant, on avouera que Lovecraft lui-même ne brillait certainement pas par la caractérisation de ses personnages : je rejoins toujours Houellebecq, parmi d’autres, considérant que le personnage lovecraftien n’a au fond pas d’autre fonction que de ressentir et, éventuellement, de témoigner. Ça n’est donc pas si gênant.

 

Et, oui, globalement, j’ai beaucoup aimé ce premier volume des Montagnes Hallucinées – il m’a incomparablement plus séduit que The Outsider, et c’est peu dire. Une très bonne adaptation de Lovecraft – un exercice que l’on sait ô combien périlleux. Et si cette BD n’a en rien les ambitions démiurgiques d’une œuvre plus « libre » comme l’excellente Providence d’Alan Moore, elle fait plus que remplir très bien son office. J’ai donc hâte de lire la suite – celle des Montagnes Hallucinées, mais aussi les autres adaptations lovecraftiennes de Tanabe Gou, pour le coup.

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CR L'Appel de Cthulhu : Etoiles brûlantes (02)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Etoiles brûlantes (02)

Deuxième et dernière séance d’ « Étoiles brûlantes », scénario pour L’Appel de Cthulhu signé David Conyers, et qui figure dans le supplément Terreurs de l’au-delà.

 

 

La première séance se trouve ici.

 

Voici la vidéo du compte rendu de cette deuxième séance :

Voici également l’enregistrement audio de cette séance (à l’état brut, sans montage – et sans la musique et les effets sonores de Roll20, hélas) :

Les trois joueurs incarnaient…

 

… James Sterling, le richissime industriel…

 

… Donna Sterling, sa fille un peu rebelle, étudiante en anthropologie…

 

… et enfin Dirk Kessler, détective privé, embauché par James Sterling.

 

Pour illustrer ce compte rendu, je vais avoir recours à diverses photographies récupérées çà et là sur le ouèbe et parfois un chouia trafiquées (pas grand-chose : seulement la conversion en niveaux de gris le plus souvent). J’ai cependant le très mauvais réflexe de ne pas noter à qui appartiennent les droits de ces photographies quand je prépare mes scénarios… Si les propriétaires de ces droits souhaitent que j’en fasse mention, je m’exécuterai, bien entendu.

 

Par ailleurs, les aides de jeu de ce scénario étant en principe disponibles gratuitement et légalement au téléchargement sur le site de Sans-Détour, éditeur du jeu, j’ai supposé qu’il m’était possible de les faire apparaître dans ce compte rendu, sachant que je les ai de toute façon presque systématiquement retouchées, dans le texte et/ou dans l’aspect. J’espère, là encore, ne pas léser qui que ce soit.

 

Allez, c’est parti…

I : MAMA JOSÉPHINE

 

 

Après l’altercation lors de laquelle James Sterling, sous le coup de la panique, a dégainé son revolver au milieu de la foule en train de préparer la Fet Guédé (qui a lieu le lendemain et le surlendemain) aux environs du Grand Cimetière de Port-au-Prince, Dirk Kessler a pris les choses en main pour qu’ils se montrent plus discrets – même si sa morsure par plusieurs tarentules ne l’a pas laissé au mieux de sa forme. Ils se sont éloignés pour gagner des rues moins bondées, et rejoignent ainsi l’adresse de la mambo Mama Joséphine, adresse qu’ils avaient trouvée dans le journal intime de feu l’anthropologue Bruce Northeast.

 

Comme dans le cas de Marie Jérôme, ainsi que l’avait constaté Dirk, l’adresse ne donne pas directement sur une maison d’habitation ou une échoppe au nom de la personne à laquelle ils viennent rendre visite, mais correspond à un commerce tout ce qu’il y a de banal – en l’espèce, une blanchisserie.

 

 

Un homme à la forte carrure…

… fait la lecture du journal aux femmes en train de laver le linge. Dirk fait les présentations, un peu hésitant, mais l’homme, qui répond au nom de Jim, lui dit qu’il le reconnaît, et que Mama Joséphine les attend dans l’arrière-boutique – car c’est là que se trouve le hounfor. Il le lui indique d’un coup de tête et reprend sa lecture.

 

 

Derrière la porte, c’est le jour et la nuit ; le hounfor est une pièce assez petite, et à la décoration très chargée : vévés, icônes, statues, poupées, de Papa Legba, d’Erzulie, de Damballa

… mais aussi, dans le désordre, cages de perroquets, bocaux divers remplis de décoctions peu ragoutantes, peaux de serpents, poissons séchés, etc.

 

Au fond de la pièce, assise sur une chaise, se trouve une vieille femme noire, vêtue d’une robe blanche immaculée ; elle est relativement corpulente, et son regard est fixe – elle n’est probablement pas tout à fait aveugle, mais a tout de même une vision déficiente.

 

 

James la salue et se présente – en supposant que son nom lui dit quelque chose ? Souriante, la mambo répond qu’ils sont déjà venus la consulter… Mais James explique leur amnésie. Ils ne se souviennent donc pas de ce qu’ils devaient lui apporter ? Le papillon… Dirk n’avait pas le souvenir de l’avoir emmené, mais, fouillant instinctivement dans ses poches, il trouve la boîte d’allumettes et la tend à Mama Joséphine – qui se penche dessus, les yeux myopes immédiatement posés sur l’insecte ; elle se dit satisfaite, et range la boîte d’allumettes dans ses étagères qui débordent de choses bien plus étranges encore.

 

 

Mama Joséphine s’installe dans un fauteuil (son dos la fait visiblement souffrir) et désigne des chaises à ses invités. Elle doit remplir sa part du contrat, maintenant. L’Horreur Flottante… Un sujet désagréable. James lui rétorque que la vie de son fils est en jeu. Se sont-ils rendus aux Étangs Célestes, leur demande la mambo ? Ils le supposent – mais ne s’en souviennent pas. En revanche, on les a retrouvés, amnésiques, dans les environs... Mama Joséphine acquiesce ; elle avait entendu parler d’un groupe de touristes morts dans les collines… Elle craignait d’apprendre que c’était d’eux qu’il s’agissait. Mais de quoi se souviennent-ils, concernant le très secret culte de l’Horreur Flottante ? ou le Roi Kaliko, le prétendu « bokor » à sa tête ? Rien, ou presque. L’essentiel de ce qu’ils savent provient des notes de Bruce Northeast… qui a été assassiné. Mama Joséphine le connaissait, mais son visage figé est impénétrable, impossible de deviner ses émotions.

 

Quoi qu’il en soit, le journal de l’anthropologue leur a appris que Jack devait être sacrifié lors d’une cérémonie dans deux jours, à la fin de la Fet Guédé, aux Étangs Célestes. Dirk s’impatiente : peut-elle les aider à combattre le culte ? Oui – mais ils doivent d’abord comprendre une chose : Jack est toujours vivant… mais il faut le considérer comme étant déjà mort. James, très las, suppose que cela a à voir avec ces symptômes qu’ils ont découvert çà et là – le corps écailleux, le troisième œil au milieu du front… Exactement. Mais l’industriel succombe alors à la colère : comment le sait-elle ? Comment peut-elle décider ainsi de son sort ? Très calme, Mama Joséphine lui répond qu’elle sait tout cela parce qu’ils en ont déjà parlé ensemble – et il avait eu la même réaction de déni.

 

La mambo se lève, et le geste est visiblement douloureux, puis se dirige vers ses étagères encombrées. Elle y attrape une petite boîte gravée d’une sorte de pentagramme étrange, qu’elle pose sur la table devant ses invités :

 

 

 

 

Elle ouvre la boîte, et, à l’intérieur, se trouve une petite pierre aux reflets verts, et visiblement très coupante, avec un trou permettant de glisser une ficelle pour s’en faire un collier :

 

 

James ouvre de grands yeux : c’est donc là la Pierre Tranchante dont ils avaient entendu parler ? Notamment dans la fable du guerrier ashanti ? C’en est une, oui – il en existe plusieurs. S’ils ont lu la fable, ils savent que le guerrier ashanti a « mal négocié »… Cette pierre est une sorte de piège. Le fil de ces pierres est tel que, quand on les saisit, on se coupe – et, quand on se coupe, on appartient irrémédiablement à… « cet être », que l’on a pu appeler le Messager Masqué. Dès ce moment opère « ce que vos scientifiques appelleraient une infection, ou une contamination » ; mais c’est bien pire, en vérité – la victime de la pierre devient un hôte pour la divinité connue sous le nom d’Horreur Flottante.

 

James sanglote : il implore la mambo, il doit bien y avoir un moyen de sauver son fils ? Non, le craint Mama Joséphine ; tout ce qu’ils peuvent faire à ce stade, c’est lui épargner de terribles souffrances… et épargner à Haïti, voire au monde, des souffrances plus atroces encore. Parce que la cérémonie à la fin de la Fet Guédé va consister à… « extraire » de « l’hôte » l’Horreur Flottante elle-même. James fond en larmes et quitte la pièce en criant : « Non ! Non ! »

 

Mama Joséphine laisse faire, se taisant un instant – puis continue. Dirk prend alors les choses en main : cet objet pourrait-il leur être utile ? Oui, s’ils comptent retourner aux Étangs Célestes et tuer « l’hôte » avant qu’il ne soit trop tard – et en le frappant à la tête, impérativement, car c’est du troisième œil que surgira l’Horreur Flottante. Mais Dirk devine la menace sous-jacente : pour approcher Jack, ils doivent se couper avec la Pierre Tranchante ? Mais alors… ils deviendront comme lui !

 

Mama Joséphine, stoïque, explique qu’ils devront utiliser la pierre pour une raison bien particulière : « Les Étangs sont gardés. Il y a… une créature. Bien pire que tout ce que vous pourriez imaginer. Ce sombre serviteur de l’Horreur Flottante… Il faut se l’amadouer – sinon il tue tout le monde sur son passage. Le Roi Kaliko et ses fidèles ne risquent en principe rien, car ils sont liés au monstre, mais tout autre personne qui se rendrait aux Étangs Célestes en ignorant cela serait condamnée. C’est ici qu’intervient la Pierre Tranchante : en se coupant avec, en devenant un nouvel hôte de l’Horreur Flottante, on leurre la créature, qui n’attaque pas. » Dirk demande s’ils doivent se couper tous les trois, alors – Mama Joséphine s’interrompt un bref instant, puis : « N’importe lequel d’entre vous. Cela vous permettra de ne pas passer pour un ennemi auprès du sombre serviteur. »

 

Mais le détective insiste : qui se coupe avec la pierre se sacrifie avec ce geste ! La mambo ne le nie pas. Mais le processus de transformation demande du temps – et elle a une… « potion » qui permettra de ralentir ce processus. Mais elle ne va pas leur mentir : ça n’est qu’un répit – la personne demeure condamnée à moyen terme. Donna Sterling, mal à l’aise avec cette « magie », avance que le simple fait de quitter Haïti pourrait peut-être y remédier, mais Mama Joséphine la détrompe aussitôt. Tout cela ne concerne pas qu’Haïti. D’ailleurs, l’Horreur Flottante n’est qu’un des noms d’une divinité qui en porte beaucoup, à travers le monde entier : le Messager Masqué, la Femme Boursouflée, la Langue Sanglante, le Rampant Qui Hurle, ou encore la Chauve-Souris des Sables, ou le Pharaon Noir… « Baron Samedi, même, à en croire certains – ce qui m’attaque dans ma propre foi… » Il est partout – « et c’est bien pour cela que vous devez comprendre que la menace ne pèse pas seulement sur Jack Sterling, ou sur Haïti : c’est le monde entier qui est menacé. » Haïti serait certes aux premières loges si l’Horreur Flottante venait à s’incarner – l’île subirait pendant des années, des décennies peut-être, le chaos, la folie destructrice, avec sa kyrielle de meurtres, de massacres, de torture, de viols… Mais ce chaos gagnerait progressivement le reste du monde.

 

Dirk avance qu’ils doivent se concerter à ce sujet – puisqu’il faudrait décider que l’un d’entre eux se sacrifie… Les investigateurs vont se retirer. Mais Mama Joséphine retient encore un instant Dirk : elle se lève péniblement, et va attraper quelque chose sur une de ses étagères, quelque chose qu’elle tend au détective – une nouvelle carte de ce tarot étrange, le 10 de Bâtons, inversé :

 

 

 

La mambo suppose qu’il s’agit de la Langue Sanglante, comme on l’appelle au Kenya. Quoi qu’il en soit, on lui a remis cette carte quelques minutes avant leur arrivée – pour qu’elle la leur donne. Elle a demandé le nom du messager, qui a répondu : « Nyarlathotep. » Donna, devant les sonorités égyptiennes de ce nom, suppose que cela pourrait renvoyer au Pharaon Noir dont parlait Mama Joséphine ? Oui – mais ce n’est qu’un nom parmi d’autres… Il a des centaines de noms. Il est partout. Et il les attend. La carte peut être un avertissement, une condamnation, ou une mauvaise blague… Elle va laisser les investigateurs réfléchir à leur dilemme – ils repasseront ensuite la voir pour qu’elle leur donne la Pierre Tranchante et la potion. Ils doivent faire vite : s’il ne sert à rien, et serait même sans doute trop risqué, de se rendre d’ores et déjà aux Étangs Célestes, il faudra qu’ils s’y trouvent impérativement dans deux jours, au soir – quand la cérémonie touchera à sa fin, l’Horreur Flottante devant jaillir du troisième œil de… « l’hôte ».

 

James fait les cent pas à l’extérieur, en tirant sur son cigare. Sa détresse l’incite à la paranoïa – et il remarque un homme noir qui guette devant la blanchisserie, de l’autre côté de la rue ; mais il n’a rien à voir avec le docker guère discret avec lequel il avait eu une altercation quelques heures plus tôt (outre qu’un renflement dans sa poche ne laisse aucun doute quant au fait qu’il est armé). L’industriel fait d’abord celui qui n’a rien remarqué, mais choisit ensuite de rentrer dans la boutique au prétexte d’offrir un cigare à Jim – lequel n’est cependant pas en mesure de le renseigner sur l’identité de l’homme qui fait le guet dehors.

 

Dirk et Donna sortent alors du hounfor. La douleur des morsures d’araignées n’est plus handicapante à ce stade – par contre, le détective a eu comme une brève « absence », un trou noir… James lui offre un cigare et désigne en même temps discrètement l’homme qui les observe, et qui a l’air d’un « vrai dur »… Dirk suggère de retourner à l’hôtel en empruntant une autre porte de la blanchisserie. Pas trace du guetteur, ils prennent un taxi.

II : HÔTEL OLOFFSON

 

 

De retour à l'Hôtel Oloffson, James demande à Nathaniel si personne n’a cherché à les joindre. Ça n’est pas le cas, mais le zélé réceptionniste offre ses services s’ils souhaitent contacter qui que ce soit ? Non, mais James supposait qu’on leur avait adressé « un coursier », et il décrit l’homme entraperçu devant chez Mama Joséphine ; mais cela n’évoque rien à Nathaniel : « En tout cas ce monsieur n’est pas rentré dans l’hôtel. » James lâche un billet au réceptionniste, qui l’empoche avec joie.

 

Les investigateurs se réunissent dans la chambre de James, et discutent de leur situation. Donna suppose qu’ils pourraient s’adresser à quelqu’un d’autre que Mama Joséphine, quelqu’un de plus compétent, pour trouver un autre moyen de sauver Jack, sans condamner qui que ce soit. Dirk est dans un état d’esprit similaire. James était sorti avant que la mambo ne parle de se sacrifier, et cette révélation l’abasourdit : non seulement son fils doit mourir, mais il faut encore qu’un autre d’entre eux meure ?! « C’est une plaisanterie ? Le chaos en Haïti, et puis quoi encore… Depuis quand croyez-vous à ces racontars de vieille sorcière ? » Mais, si cette situation n’enchante pas Dirk, il a tendance à croire la mambo…

 

Le détective suggère de passer en revue ensemble les documents qu’ils avaient rassemblés et tout ce qu’on leur a dit depuis qu’ils ont quitté l’hôpital militaire d’Elmwood. Ils s’attellent tous trois à la tâche, et se rendent compte que le culte de l’Horreur Flottante était mentionné, même de manière cryptique, dans un document qu’ils avaient laissé de côté – la note marginale de Dirk dans le livre Sombres Sectes africaines, à la Bibliothèque Nationale d’Haïti : « S. Sénégal sait des choses sur le culte. » Ils se souviennent que le « marchand d’armes haïtien Sébastien Sénégal » était mentionné dans le rapport secret de la Shaw’s Investigations sur les Industries Sterling. Ce qui les ramène au manifeste d’embarquement de « matériel agricole » à destination de l’entreprise Labadie Import/Export, sur les quais de Port-au-Prince. Dans l’espoir que le mystérieux Sénégal saura leur proposer une autre méthode que celle préconisée par Mama Joséphine, les investigateurs montent dans un taxi à destination des quais, au nord-ouest de Port-au-Prince.

 

III : LABADIE IMPORT/EXPORT, QUAIS DE PORT-AU PRINCE

 

 

Les investigateurs traversent la ville, en passant par son centre. Mais l’ambiance change du tout au tout à mesure qu’ils se rapprochent de la mer. Les quais sont encombrés, le port très actif ; partout, des dockers chargent et déchargent des navires, dont l’essentiel commerce avec les États-Unis.

 

 

Si l’environnement est relativement anarchique, trouver Labadie Import/Export n’est pas très compliqué – c’est un grand entrepôt, qui ne paye pas vraiment de mine ; le nom de l’établissement est peint à la peinture blanche sur une simple planche cloutée. Devant s’activent des dizaines de manœuvres noirs exténués…

… parmi lesquels Donna reconnaît sans peine l’homme qui avait frappé son père aux environs du Grand Cimetière (et James n’a aucune envie de l’accoster !).

 

 

Les ouvriers sont surveillés par un mulâtre à l’œil sévère, vêtu d’un costume en piteux état ; mais tout indique que ce contremaître ne rechigne pas à l’effort physique pour lui-même, le cas échéant.

 

 

James s’approche du surveillant, et, tout naturellement, lui dit qu’il a « rendez-vous avec Mr Sénégal ». Le mulâtre frémit – chuchotant : « Mais ça va pas de crier son nom comme ça ?! » Il invite l’industriel à le suivre à l’intérieur de l’entrepôt, où ils vont s’installer dans un petit bureau. En chemin, il grommelle : « Putain, z'avez mis l'temps… Moi, quand j’ai vu l'journal, j’ai cru que z’étiez morts… ». Une fois assis : « Ouais, z’avez mis l'temps. Déjà, le BRN fait chier, ces derniers temps, et là j’avais l’impression qu’y se rapprochaient de plus en plus. Vous vous rendez compte des risques, pour moi ? » James n’est pas d’une meilleure humeur : leur envoyer cet homme au mauvais caractère… Le mulâtre tape du poing sur le bureau : « L'était énervé parce que moi j’étais énervé ! C’était pas c'qui était prévu au contrat ! J’ai encore ces soixante putains de caisses ! Je sais même pas à qui j'dois les livrer, personne m’a donné d’instructions ! Plus j'gardais ça longtemps, plus j'risquais d'me faire choper – alors ça, déjà, ça vous fera une rallonge de 300 $ ! »

 

James veut d’abord en savoir davantage : c’est Jack qui était chargé de négocier, pas lui – et s’ils n’ont pas perdu la vie dans les collines, ils ont perdu la mémoire… Il faut la leur rafraîchir. L’homme (Francis Métraux, son nom est affiché devant lui sur son bureau) est interloqué (« C’est l’excuse la plus bidon qu'j’aie jamais entendue… »), mais finit par s’exécuter : il a ces soixante caisses, elles sont arrivées avec « ce p'tit con de Jack Sterling » ; lequel a disparu du jour au lendemain, avant même de lui dire à qui il devait livrer tout ça ! Mais il se doutait de ce qu’il y avait dans ces caisses – ce n’était pas la première fois qu’il traitait avec les Industries Sterling… « Et j'me suis r'trouvé comme un con avec tout ce "matériel agricole", que si l'BRN mettait la main dessus moi j’étais bon pour qu’on me colle au mur, et hop ! douze balles dans la peau ! Bon sang, j’étais prêt à tout balancer à la flotte… Alors ça f'ra 300 $ ! »

 

James obtempère sans discuter davantage, et lâche sur le bureau une liasse de la somme demandée (soit la quasi-totalité de ses liquidités !). Son interlocuteur est bouche bée, il ne pensait visiblement pas s’en tirer aussi bien, et sans négocier – il empoche les billets avant que James ne change d’avis. L’industriel demande alors à voir le contenu d’une de ces caisses. Métraux le conduit dans un espace séparé des autres dans l’entrepôt Labadie Import/Export, où se trouve effectivement une soixantaine de grosses caisses en bois. Le mulâtre tend un pied-de-biche à James, qui ouvre la première caisse : à l’intérieur, trente carabines de calibre .30-06, et une boîte de cinquante cartouches pour chaque fusil. Métraux soupire : « Et les cinquante-neuf autres, c’est pareil… » James avait le vague souvenir d’une transaction douteuse, mais n’imaginait pas qu’elle aurait ces proportions : il y a là de quoi équiper toute une armée ! L’industriel défaille un instant… Métraux ne sait donc pas qui doit récupérer ces armes ? On ne lui a rien dit. « Mais bon, on peut s’en douter : qui aurait besoin d'tout ça en Haïti, sinon Sébastien Sénégal ? » Mais James, qui farfouille dans la caisse en même temps que le propriétaire de Labadie Import/Export lui parle… découvre qu’une nouvelle carte du tarot étrange est fichée à l’intérieur :

 

 

James, tout pâle, tend la carte à sa fille – qui poursuit l’interrogatoire : Métraux a donc parlé à Jack ? Oui – mais, après ça, le fils Sterling a disparu, aucune idée d’où il a bien pu aller. Le mulâtre se creuse la tête ; il se souvient que Jack ne se sentait pas bien, il lui avait dit être un peu malade – le climat, peut-être, allez savoir… Mais Donna en déduit aussitôt que son frère s’était alors déjà coupé avec la Pierre Tranchante, si elle le garde pour elle. Quoi qu’il en soit, poursuit Métraux, c’est pour ça qu’il était parti tôt – il devait revenir le lendemain pour finaliser la transaction, mais il ne l’a jamais revu…

 

James s’est un peu repris : il lui faut voir ce Sébastien Sénégal. Métraux en aurait-il l’adresse ? « Non, on évite ce genre de trucs, quand on est dans ma partie… » Mais il sait comment le contacter, par un moyen détourné, et si son interlocuteur désire le rencontrer, il fera passer le message. De toute façon, il faut que Sénégal récupère ce chargement ! Métraux parle d’un délai de deux jours – si d’ici là il n’a pas de nouvelles : « Hop ! à la baille ! » Il a fait sa part du boulot, et même plus que ça… C’est entendu – James considère ce délai suffisant, et précise loger à l’Hôtel Oloffson. Il assure enfin Métraux qu’il saura rembourser ses dettes. Les investigateurs s’en vont (à l’initiative de James, Dirk s’est saisi d’une des carabines et d’une boîte de munitions – le détective parvient à dissimuler tout cela de sorte qu’on ne vienne pas lui causer des soucis le temps de regagner l’hôtel), tandis que le propriétaire de Labadie Import/Export, indifférent, houspille plus sévèrement que jamais ses employés.

IV : HÔTEL OLOFFSON

 

 

En chemin, les investigateurs s’interrogent sur la marche à suivre. Un temps, ils envisagent, Donna notamment, de se renseigner auprès des autorités – à la douane, ou même à l’ambassade américaine – sur les allées et venues de Jack… Mais l’idée est vite écartée : après avoir découvert l’objet de la transaction à Labadie Import/Export, et entrepris de contacter Sébastien Sénégal, ils ont moins envie que jamais de retomber entre les pattes du major Lloyd Medwin ! Cependant, ils peuvent se renseigner quant à l’hôtel où Jack a logé avant de disparaître – autant commencer ces recherches dans leur propre hôtel : ils retournent donc à l’Oloffson.

 

Une fois sur place, Dirk va ranger son « paquet » dans sa chambre, et James interroge Nathaniel à la réception : Jack a bel et bien logé à l’Hôtel Oloffson un peu plus tôt dans le mois – en fait, il résidait dans la chambre actuelle de Mr Kessler. Jack Sterling a un peu écourté son séjour, et résilié sa chambre, après quoi Nathaniel ne l’a pas revu. James remercie le réceptionniste.

 

Les investigateurs se retrouvent dans la chambre de Dirk (de toute évidence, la fouiller à nouveau en rapport avec le séjour de Jack ne donnera rien). L’éventualité du sacrifice perturbe toujours autant le détective – tandis que l’industriel ricane de sa crédulité… Mais on toque à la porte ; entre l’homme qui faisait le guet devant chez Mama Joséphine. Donna sort son pistolet aussitôt, mais James intervient : « Tout doux ! Tout doux ! À qui avons-nous l’honneur ? » L’homme est visiblement surpris par le comportement contradictoire des investigateurs – mais il n’a pas l’air le moins du monde apeuré. Finalement : « Vous vouliez rencontrer mon employeur. Suivez-moi. » Sébastien Sénégal ? Mais, décidément, c’est un nom qu’il vaut mieux éviter de prononcer… Les investigateurs ne font pas de difficultés, et suivent le messager.

 

V : ENTREPÔT DE SÉBASTIEN SÉNÉGAL

 

 

On conduit les investigateurs vers une voiture, à quelque distance de l’Hôtel Oloffson. Leur guide prend place au volant, mais un autre homme, lui aussi armé, occupe le siège passager avant. La voiture démarre, et fait de nombreux détours dans Port-au-Prince – au point où les investigateurs perdent tout sens de leur localisation. Finalement, la voiture s’arrête devant un entrepôt, entre les quais et Manneville. Les deux gardes invitent les investigateurs à entrer dans le vaste bâtiment. S’y trouvent nombre d’hommes armés – de toute évidence des rebelles cacos.

 

 

Diverses caisses sont ouvertes – qui contiennent des fusils, des pistolets, et même quelques mitrailleuses Thompson.

 

 

Un mulâtre charismatique et très digne accueille les investigateurs – il ne fait aucun doute qu’il s’agit du fameux Sébastien Sénégal :

 

 

Le révolutionnaire, sans un mot, conduit les investigateurs dans son bureau, accessible par la mezzanine qui court tout le long de l’entrepôt. Il s’installe dans son fauteuil, il n’a toujours pas prononcé la moindre parole. James prend l’initiative de se présenter en tendant la main. Sénégal tique devant le nom de « James Sterling », mais se présente à son tour – même si son ton a quelque chose de glacial – et sa poignée de main est très franche, très virile. Métraux lui a dit qu’ils voulaient le voir ? C’est exact – mais cela sort du strict cadre des affaires… « Vous êtes peut-être la dernière personne à avoir vu mon fils… » Le révolutionnaire plisse les yeux : « Votre fils ? De qui parlez-vous ? » James le lui explique – mais non, il n’a pas été directement en contact avec « ce monsieur Sterling » : Métraux fait usuellement office d’intermédiaire, pour éviter de compromettre tout le monde. Est-ce tout ? Ou ont-ils d’autres questions à lui poser ? Après la conclusion, même tardive, de ce contrat, il est tout disposé à se montrer courtois, mais son temps n’en est pas moins précieux…

 

Alors James va droit au but – ne dissimulant rien de son inquiétude et de sa panique : Jack est en grand danger, aux mains d’une secte, qui l’a enlevé pour un rituel fatal qui doit avoir lieu dans deux jours quelque part dans les collines à l’est de Port-au-Prince. Or il semblerait que le révolutionnaire saurait quelque chose à propos de ce culte ? Et tout renseignement serait bienvenu… Bien loin de trouver l’histoire narrée par l’industriel abracadabrante, Sénégal la prend de suite au sérieux – il est difficile de lire ses émotions, toutefois. James, dès lors, ne rechigne pas à parler de ces histoires « d’hôte », de « troisième œil », et de cette créature terrible qui est supposée jaillir du front de son fils… L’industriel ne cesse de s’excuser pour le caractère fantasque de son récit, mais Sénégal ne semble pas avoir le moindre doute à cet égard ; et, au fur et à mesure, la compassion se lit sur ses traits. Il se lève, et va ouvrir un coffre-fort au fond de son bureau – sans prendre la moindre précaution pour se montrer discret (les investigateurs entrevoient à l’intérieur de l’argent, des armes, etc.) ; il en sort un crâne humain, dont le front arbore l’orbite d’un troisième œil, qu’il dépose sur le bureau :

 

 

Qu’est-ce donc ? « Mon frère – Michel. » James est stupéfait : « Dites-moi… que ce trou dans le front vient d’une balle… » Sénégal répond : « En définitive, oui – et c’est moi qui l’ai tirée. Mais ce trou était déjà là – pour faire de la place à un troisième œil. » Cela a eu lieu six ans plus tôt. À ce stade, ils ont sans doute entendu parler de la Pierre Tranchante ? C’est un piège – Michel l’a ramassée, quelque part, dans un caniveau de Port-au-Prince. Il s’est aussitôt coupé avec. Et le processus était dès lors enclenché. Sénégal sait qu’ils sont allés voir Mama Joséphine ; sans doute leur a-t-elle expliqué tout cela ? Oui – et elle a suggéré que quelqu’un devrait se couper avec une pierre dont elle dispose pour mettre fin à la cérémonie, ce qui reviendrait à se suicider… C’est effectivement la seule solution – et tout ce que Sénégal a pu faire pour son frère, c’était de l’abattre d’une balle en pleine tête. « Vous avez bien conscience de ce que cela implique pour votre fils ? » Il faut considérer qu’il est déjà mort – il en est franchement désolé, pour être lui-même passé par là… Mais si James veut faire une ultime démonstration d’amour paternel, alors il fera comme lui-même l’a fait pour son frère.

 

Ils ont aussi entendu parler des Étangs Célestes, donc – et de la fin de la Fet Guédé. C’est alors qu’ils devront abattre Jack. Mais, pour approcher de la zone, il faudra se couper, oui – car il y a ce… « Rôdeur »… « Je l’ai vu – et je ne veux plus jamais le revoir. C’est un monstre, une abomination terrifiante… et mortelle… » Il n’en a échappé que de justesse, et refuse de retourner là-bas. C’était un vrai miracle, aussi ne doivent-ils pas se monter la tête quand au fait qu’il a survécu, lui – s’ils se rendent là-bas sans avoir fait usage de la Pierre Tranchante, ils mourront. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Il n’était pas tout seul à s’être rendu aux Étangs Célestes : il avait avec lui une bonne quarantaine de ses frères d’armes cacos… « Ils sont tous morts. Le Rôdeur les a dévorés. Je suis le seul survivant. » Il peut indiquer comment gagner les Étangs Célestes – il y a un chemin, indiscernable si l’on ne sait pas où le chercher, mais qui saute aux yeux quand on le sait. Mais il ne les suivra pas là-bas, sous aucun prétexte ! James le comprend très bien – et ne le lui demande pas.

 

Sénégal griffonne un plan, qui vient compléter celui que l’on pouvait dessiner sur la base des indications de Bruce Northeast. Il est prêt à mettre à la disposition des investigateurs une voiture et deux hommes, qui les escorteront jusqu’au pied de la montagne – pas au-delà ; cela peut prendre une à deux heures – mais il leur restera encore une bonne demi-journée de grimpette dans la montagne très densément boisée. James remercie Sénégal : les Industries Sterling se souviendront de son assistance… même s’il sera sans doute amené à l’avenir à négocier avec sa fille, et non avec lui-même – précise-t-il en glissant un regard entendu à Donna (la réaction du révolutionnaire est très étonnée).

 

Mais Donna, justement, relève que Sébastien Sénégal était accompagné d’une quarantaine d’hommes… Oui – c’est qu’il fallait compter avec les fidèles du Roi Kaliko. Il y a eu une vraie bataille – mais aucun de ses hommes n’y a survécu, dès lors que le Rôdeur a commencé son massacre… Il le répète : sans se couper avec la Pierre Tranchante, ils n’arriveront à rien. Et il faut abattre Jack à la tête, sans quoi l’Horreur Flottante jaillira malgré tout de son troisième œil. Sénégal est visiblement affecté par cette discussion, et y met un terme. Les investigateurs quittent librement l’entrepôt.

VI : HÔTEL OLOFFSON

 

 

Les investigateurs devront partir le surlendemain matin, pour arriver au bon moment aux Étangs Célestes. De retour à l’Hôtel Oloffson, Dirk fait une suggestion aux autres : même si l’issue s’est avérée fatale pour les hommes de Sénégal, le détective pense qu’il pourrait être utile de se faire accompagner de soldats pour se rendre là-bas. Peut-être pourraient-ils faire en sorte qu’une troupe de marines les accompagne ? Avec certaines précautions – car il ne faut pas, ni que cela débouche sur un nouvel interrogatoire voire, pire encore, une incarcération sur l’ordre du méfiant major Medwin, ni que cela nuise véritablement aux Cacos avec lesquels ils ont négocié… L’idée séduit James et Donna. Ils y réfléchissent beaucoup d’ici à leur départ, et décident enfin de passer par un message sibyllin confié à Nathaniel (même si Donna se méfie de lui), prétextant des mouvements cacos dans la région, liés à la mort des touristes américains rapportée par Le Progrès d’Haïti – mais il faudra jouer serré, pour que les vrais Cacos dépêchés par Sébastien Sénégal à leur service n’en fassent pas les frais ! Il leur faudra donc partir avec suffisamment d’avance…

 

Mais ils ont d’autres préoccupations. James, très grave, annonce enfin aux autres qu’il est prêt à se couper avec la Pierre Tranchante une fois arrivé devant les Étangs Célestes – autrement dit, à se sacrifier, dans l’espoir d’approcher suffisamment Jack pour le délivrer de sa malédiction.

 

 

VII : CENTRE-VILLE DE PORT-AU-PRINCE

 

 

L’ambiance est pesante… et les investigateurs, à l’initiative de James qui se sait donc condamné, décident de faire un peu de tourisme, puisqu’il leur reste une soirée et toute une journée avant de prendre la direction des Étangs Célestes. Dirk pensait d’abord se mettre en retrait, pour que les Sterling puissent vivre ces derniers moments en famille, mais James lui fait comprendre qu’il n’est absolument pas de trop. D’un commun accord, toutefois, ils choisissent de ne pas assister à la Fet Guédé, l’atmosphère étant déjà plus que morbide, et tout spécialement de ne pas se rendre aux environs du Grand Cimetière… Ils n’y échapperont pas totalement, la fête aura lieu partout, mais ils en garderont l’épicentre à distance. Les voilà donc partis pour le centre-ville, où ils voient la cathédrale Notre-Dame-de-l’Assomption, récemment achevée…

… de même pour ce qui est du Palais National, dont les statues célébrant les libérateurs d’Haïti ont quelque chose de tristement ironique en cette période d’occupation…

… après quoi ils passent du temps dans le célèbre et bondé Marché de Fer, avec sa façade d’un rouge éclatant et son architecture étonnante…

 

James sait qu’il s’agit, pour lui, de la dernière occasion de passer du temps avec sa fille, qu’il a trop longtemps négligée. Mais c’est un peu tard… Il se révèle pourtant enfin en père aimant – mais peut-être trop envahissant, quand il vante les charmes de Donna à DirkDonna ne s’en montre en fait que plus distante – le nez collé dans un livre.

 

 

Le lendemain, Dirk, qui disposait de matériel de randonnée dans sa chambre à l’Hôtel Oloffson, suggère aux Sterling de s’équiper également de la sorte – ça n’est en rien un problème, une virée au Marché de Fer y remédie rapidement.

 

 

 

 

VIII : MARIE JÉRÔME

 

 

Tous trois décident alors, à la suggestion de Dirk qui est le seul à l’avoir vue, de rendre visite à Marie Jérôme ; mais la cartomancienne n’est pas chez elle, ainsi que le leur explique (avec difficultés) la boulangère. Peut-être en raison de la Fet Guédé ?

 

IX : BIBLIOTHÈQUE NATIONALE D’HAÏTI

 

 

Donna, qui a mal dormi, est, des trois, la plus affectée par la perspective de la mort de Jack mais aussi de James – ou du moins ne parvient-elle pas à le cacher autant que les autres (l’industriel fait preuve d’un sang-froid étonnant à la perspective de son suicide). Elle est obsédée par ses lectures. À sa requête, ils retournent à la Bibliothèque Nationale d’Haïti pour faire de nouvelles recherches qui permettraient à Donna de sauver son frère et son père… mais font chou blanc. Quelques rares documents évoquent lapidairement le culte de l’Horreur Flottante, et son origine probablement congolaise, mais il est impossible d’en tirer quoi que ce soit d’utile – même si Donna relève, dans Sombres Sectes africaines, que les adorateurs de l’Horreur Flottante, les plus âgés notamment, se lacèrent avec des pierres qu’elle suppose être des Pierres Tranchantes, sans devenir des hôtes pour autant ; mais il faut sans doute y voir une forme de suicide collectif rituel – ils meurent bien avant que leur divinité ne se loge dans leur crâne…

 

X : MAMA JOSÉPHINE

 

 

Il ne leur reste plus guère qu’à retourner chez Mama Joséphine. La mambo est là – qui les attend : elle n’est restée que pour eux, leur fait-elle entendre, son statut de prêtresse vaudou lui impose de participer bien plus activement à la Fet Guédé… Il lui faut se rendre dès que possible au Grand Cimetière. Mais elle a déjà préparé la boîte gravée contenant la Pierre Tranchante, ainsi qu’un bocal contenant une mixture laiteuse dans laquelle on devine que flottent çà et là des éléments peu ragoûtants – incluant notamment des scorpions morts ! Elle répète ses instructions : James, puisqu’il s’est désigné volontaire, devra se couper avec la pierre au dernier moment, et boire aussitôt sa décoction – qui ne fera que ralentir le processus de contamination ; sans cela, une personne qui s’est coupée avec une Pierre Tranchante sombre dans le coma en l’espace de quelques heures, mais, ainsi, le délai s’accroît jusqu’à atteindre plusieurs jours.

 

Avant de partir, Dirk mentionne tout de même à la mambo le sort de Michel, le frère de Sébastien Sénégal – mais elle connaissait déjà cette histoire, comme le révolutionnaire l’avait laissé supposer. Le détective revient sur le fait que Sénégal était parti aux Étangs Célestes accompagné d’une troupe d’une quarantaine d’individus. S’ils s’y rendent seulement tous les trois, ont-ils la moindre chance ? Ne devraient-ils pas trouver à se faire accompagner ? Mama Joséphine remarque que ces quarante hommes n'ont guère été utiles à Sénégal, et sont tous morts… Le problème est la créature qui garde les Étangs Célestes : face à elle, même le meilleur régiment, le mieux entraîné, le mieux équipé, ne peut absolument rien. Le Rôdeur n’attaquera pas la personne qui s’est coupée, mais tuera toutes les autres. Le détective en déduit qu’il en ira de même pour Donna et pour lui, si James seul se blesse avec la Pierre Tranchante… La mambo se fige un instant – puis acquiesce ; mais elle avance que trois personnes se montreront plus discrètes que quarante, de toute façon. Et concernant les adorateurs ? Pas de quartier ? Ils sont eux-mêmes condamnés, à ce stade – cela n’est pas du ressort des investigateurs. Haïti ne s’en portera que mieux si le Roi Kaliko et nombre de ses fidèles périssent dans l’affaire, mais ils feraient mieux de se concentrer sur le gardien des Étangs Célestes, et sur… « l’hôte ». James approuve aussitôt la mambo, qui leur souhaite bonne chance… et bon courage.

 

XI : HÔTEL OLOFFSON

 

 

Les investigateurs retournent à leur hôtel – où Dirk, qui avait bien pris soin de ne pas boire une goutte d’alcool depuis six ans, demande à Nathaniel de leur faire monter une bouteille à la chambre ! Une initiative qu’approuve James, qui se montre généreux en cigares – l’industriel, au passage, tâte le terrain auprès du réceptionniste pour lui confier le lendemain la mission de porter à l’ambassade américaine le message que les investigateurs ont convenu de rédiger. Nathaniel, toujours aussi zélé, est tout disposé à accomplir cette mission, « question de vie ou de mort ». James insiste sur le timing – et, si possible, le réceptionniste devrait remettre le billet à une personne bien précise : le major Lloyd Medwin, du BRN. L’industriel donne un acompte à Nathaniel, et l’assure de la bienveillance à jamais acquise des Industries Sterling à son égard.

 

Les investigateurs se retrouvent tous trois dans la chambre de James, où ils travaillent sur le message, en attendant qu’on leur livre leur bouteille. Au bout de quelques minutes, ils entendent toquer à la porte – James va ouvrir… et le livreur est un peu particulier – correspondant en tous points à la représentation de Baron Samedi :

 

 

Il fume un énorme cigare qui pue horriblement – et il a la bouteille commandée dans la main droite. Il fixe un moment James, qui recule interloqué, puis pose la bouteille par terre, ôte le cigare de sa bouche… et, la main sous les lèvres, il souffle quelque chose à la figure de l’industriel ! Une... poudre ? James a fermé les yeux par réflexe et cherche à ventiler la poudre, mais, en passant la main sur son visage, il se rend compte qu’il y a quelque chose dedans… Il s’éloigne vers la fenêtre pour aérer. Derrière lui, Baron Samedi éclate d’un rire gras et fou, empreint d’obscénité, désignant du doigt James pour le railler violemment. Puis il se passe la main sur le visage – et, quand il l’enlève, un troisième œil est apparu au milieu de son front ! Et ce n’est pas une peinture, mais un véritable œil, animé, et qui dévisage tout le monde !

 

Dirk se précipite sur l’intrus pour le plaquer au sol. Il ne parvient toutefois pas à le renverser, car sa cible se recule à temps – mais quand Dirk redresse les yeux, ce n’est pas Baron Samedi qu’il voit… mais un simple groom de l’Hôtel Oloffson, un adolescent mulâtre ! Le garçon terrifié ne comprend rien à ce qui s’est passé – il pose la bouteille et fuit en courant.

 

 

James, à la fenêtre, regarde enfin ce qu’il a dans la main – et c’est une nouvelle carte du tarot étrange, le Dix d’Épées :

 

 

 

 

À ce stade, Dirk réalise sans l’ombre d’un doute qu’ils ont « trouvé » précisément les cinq cartes du tirage qu’avait fait Marie Jérôme à son sujet. Le détective craque, il envoie promener toutes précautions, l’ex-alcoolique buvant sans retenue à la bouteille… au point de la finir quasiment tout seul. Il encaisse l’ivresse – mais il se méprise pour ce qu’il a fait, et qui pourrait le remettre sur la pente fatale qui l’avait vu, jadis, devenir à force de beuveries l’homme qu’il détestait le plus au monde : son propre père, individu violent, haineux et pathétique…

 

Le lendemain matin – le jour fatidique –, James apporte le message à Nathaniel, avec des instructions précises pour sa délivrance à l’ambassade.

XII : VERS LES ÉTANGS CÉLESTES

 

 

Puis les investigateurs, obéissant à leurs propres instructions, à eux confiées par Sébastien Sénégal, trouvent à quelque distance non loin de l’hôtel les deux hommes qui doivent les conduire en voiture à la lisière de la forêt dissimulant les Étangs Célestes.

 

 

Munis de leurs armes, de matériel de randonnée, de la Pierre Tranchante et de la potion de Mama Joséphine, ils quittent Port-au-Prince dans la direction de l’est – vers ces collines où on les a retrouvés errants, choqués et amnésiques…

 

 

Ils progressent dans un territoire accidenté, où la déforestation, notamment pour le bois de chauffe, a déjà fait des ravages. Mais, à mesure qu’ils approchent de leur destination, la végétation reprend ses droits, sur les flancs de coteaux qui deviennent subitement bien plus pentus. Après deux heures de route environ, le terrain n’est plus carrossable : les Cacos s’arrêtent là, ils n’iront pas plus loin. Mais, de cet endroit, gagner à pied le chemin très discret qui s’ouvre dans la forêt n’a rien de bien compliqué, avec les indications de Bruce Northeast et de Sébastien Sénégal. Les investigateurs s’engagent dans les fourrés, très denses, et sur un terrain très pentu – ils savent qu’ils en ont bien pour quatre heures de marche, dans cet environnement passablement hostile, avant d’atteindre les mystérieux et menaçants Étangs Célestes, où ils devront faire face à leur destin. Il leur faut prendre un peu d’avance par rapport aux éventuels « renforts » envoyés par le major Lloyd Medwin, aussi s’engagent-ils sans plus attendre sur le sentier.

 

La pluie tombe, si la canopée protège les investigateurs. La flore est dense et variée, la faune abondante – beaucoup d’insectes et d’araignées, notamment. Mais, après trois heures de marche environ, alors que le bruit des tambours à quelque distance de là devient plus envahissant, quelque chose se produit : Donna se sent attirée en dehors du chemin. La jeune fille ne résiste pas à cette impulsion, et quitte le sentier pour s’enfoncer dans les fourrés sur sa gauche. Dirk et James en sont étonnés, ils ne ressentent rien de la sorte, mais ils ne protestent pas, et la suivent. Après quelques minutes, Donna trouve, contre un arbre, un cadavre dépecé et calciné, celui d’une jeune femme ; dans son état, ses traits sont inidentifiables – des croutes et des plaques charbonneuses couvrent le corps de part en part, et les contorsions des membres laissent supposer une mort très douloureuse, avant que l’accumulation des blessures n'ait mis un terme à l’agonie de la pauvre jeune femme. Donna comprend alors sans l’ombre d’un doute pourquoi elle a été attirée par ce cadavre – car elle revit pleinement la scène, qui la vit être la première victime du Rôdeur. Une créature colossale, dont les tentacules s’étendent à des dizaines de mètres de long – elle a été attrapée alors qu’elle fuyait en hurlant, et ramenée de la sorte dans un bec monumental ; la créature l’a gobée vivante – et Donna ressent à nouveau la douleur atroce provoquée par les acides que sécrète le monstre à l’intérieur de son ventre, l’horreur de son corps lentement rongé, en pleine conscience. La jeune fille, par quelque miracle sordide, avait encore un souffle de vie quand la créature l’a régurgitée, calcinée, démantibulée, pour mieux s’occuper des autres ; elle n’est jamais revenue finir le travail. Donna fait face à son propre cadavre – et disparaît à la vue des autres.

 

James vomit. Entre deux régurgitations, il dit à Dirk : « Vous aviez raison depuis le début… » Mais le détective ne sait absolument pas quoi penser de tout ça. Or l’industriel est à son tour attiré en dehors du chemin – mais sur la droite, cette fois. Résolu, James s’y rend sans tenter le moins du monde de résister à cette pulsion. Dirk, très inquiet, n’a d’autre choix que de suivre son employeur. Bientôt, James tombe sur un autre cadavre – celui d’un homme, relativement corpulent, et littéralement mis en pièces. Les organes et les membres ont été dispersées sur un rayon de dix mètres. La tête est restée attachée par quelques tendons au bras droit : horrifié, mais plus guère surpris à ce stade, James y décèle ses propres traits, défigurés par la peur panique. Il sait ce qui s’est passé. Il a été mutilé par une sorte « d’animal » énorme – la créature qui avait tué Donna peu de temps avant lui. Il fuyait désespérément, mais, où qu’il aille, il se trouvait bientôt immanquablement face à la créature, et à ses tentacules. Il a été dépecé en l’espace de quelques secondes. Le cadavre est là – James disparaît à la vue de Dirk.

 

Ne reste plus que Dirk, debout perplexe devant les reliquats du cadavre démembré de son employeur. Il panique… mais peut-être pas autant qu’il le devrait ? Quoi qu’il en soit, le monde se fige autour de lui – c’est comme si le temps s’arrêtait, nul bruit, nul mouvement : seulement Dirk Kessler face à lui-même, et qui doit comprendre quelque chose à ce qui s’est passé pour être en mesure d’aller au-delà. Il multiplie les hypothèses, nombre d’entre elles sont erronées. Lentement, toutefois, les éléments s’associent : Dirk croit comprendre, dès lors, qu’ils étaient allés tous les trois aux Étangs Célestes, mais que lui seul avait survécu au Rôdeur. Pourtant, au fond de son crâne… Donna et James sont toujours là, et ils s'interrogent ensemble sur ce problème. Les Sterling ne comprennent pas leur état, pas davantage que Dirk, mais ils peuvent y réfléchir collectivement. Cette approche leur permet, après bien des fausses pistes, de toucher du doigt ce qui s’est réellement produit. D’une manière ou d’une autre, les Sterling ont accompagné Dirk sans être physiquement là ; des souvenirs, peut-être ? des visions, des prédictions, des rêves ? Des fantômes ? Non, ce n’est pas tout à fait ça. Mais Dirk a tout de même rassemblé suffisamment d’éléments pertinents : il peut reprendre sa progression. L’équipement des Sterling a disparu en même temps qu’eux, mais Dirk a toujours le sien – ce qui inclut la Pierre Tranchante et la potion de Mama Joséphine.

 

Je reviendrai sur l’explication à la conclusion de cet article. À ce stade du scénario, Dirk Kessler devait se poser des questions, mais il ne s’agissait pas non plus d’interrompre le récit trop longtemps, au risque de nuire à la narration comme à l’ambiance. J’ai considéré qu’à ce stade il avait déduit suffisamment d’éléments, même sans tout bien comprendre, pour aborder la dernière partie du scénario dans de bonnes conditions. Le détail des explications a été fait en debrief.

 

Une chose cependant doit être d’ores et déjà notée : James et Donna jouent encore ! Seules les actions strictement physiques leur sont interdites à titre personnel, mais ils peuvent parler entre eux et avec Dirk, et éventuellement l’assister avec leurs compétences intellectuelles ou sociales… À vrai dire, par le pur sentiment, ils peuvent avoir un impact d’ordre physique – ce qu’ils comprennent bien quand James fait la remarque qu’il fumerait bien un cigare… Dirk se rend compte qu’il a une boîte de cigares sur lui, et ressent l’envie d’en fumer un, même s’il n’y est pas contraint !

 

XIII : LES ÉTANGS CÉLESTES

 

 

Le son des tambours est assez proche maintenant. Dirk s’avance, le plus discrètement possible. Il gagne ainsi un fourré qui lui permet d’observer sans être vu les Étangs Célestes et la cérémonie qui s’y déroule. C'est une grande clairière avec en son centre cinq bassins de taille variable et remplis d’une eau verdâtre. Entre les bassins, et autour d’eux, se dressent de grands monolithes noirs. Un autel de crânes et autres ossements est situé un peu plus loin, devant trois huttes. Des dizaines, peut-être des centaines d’adorateurs de l’Horreur Flottante, dont le front est orné d’un troisième œil peint, dansent au son des tambours, emportés par la transe extatique – certains ont déjà entrepris de se lacérer eux-mêmes avec leurs dagues.

 

 

Au-dessus, le ciel nocturne (déjà ?!) brille de bien trop d’étoiles : en aucun endroit de la Terre il ne devrait être possible d’en voir autant !

 

 

James intervient dans l’esprit de Dirk. Son attention est attirée par les trois huttes au fond de la clairière. Devant la première se tient un homme sévère et débraillé, très sale, mais qui, en dépit de son allure rachitique, en impose bien plus que tous les autres – sans doute s’agit-il du Roi Kaliko, le prétendu bokor et authentique chef du culte de l’Horreur Flottante. À sa ceinture sont accrochées des dagues, et, autour du cou, il porte en collier une autre Pierre Tranchante.

 

 

Mais c’est alors la deuxième hutte qui attire le regard de Dirk Kessler, quand en sort une créature humanoïde mais totalement écailleuse, dont le faciès évoque quelque peu un iguane, et dont les membres disjoints font des angles impossibles – le mouvement de la créature a de quoi susciter la nausée pour cette seule raison. Pourtant, et ça n’en est que plus horrible, les yeux de la créature témoignent encore d’un semblant d’humanité… Dirk comprend qu’il s’agit de Jack Sterling, le futur hôte de l’Horreur Flottante, presque au stade terminal de sa transformation.

 

 

Mais quelque chose remue dans les étangs – faisant bouillonner la surface. James intervient : il est temps pour Dirk de se couper avec la Pierre Tranchante, et de boire la potion de Mama Joséphine. Dirk sait qu’il n’a pas le choix – il accomplit cet ultime sacrifice en pleine conscience, en se coupant à la main gauche. Il éponge le sang, puis boit la décoction de scorpions morts, au goût parfaitement répugnant. Surgit au même instant d’un des bassins une créature colossale : le Rôdeur dans les Étangs Célestes !

 

 

C’est une... chose... indescriptible, qui jaillit des étangs dans un déluge hystérique de membres difformes, de tentacules et de pinces, de gigantesques ailes membraneuses parfois, et d'autres appendices encore, incompréhensibles, en perpétuel mouvement. Une théorie de crocs, de becs et de mandibules participent de l'odieux spectacle en évolution constante. Çà et là, des yeux apparaissent subitement, puis disparaissent dans un magma chaotique de chair fondante – parfois, ce sont même des visages que l'on entrevoit, des visages humains hurlant de terreur, mais à peine une fraction de seconde... et ces brefs et aléatoires aperçus d'une dimension vaguement humaine de la créature ne la rendent que plus répugnante encore. Dirk avait banni de sa mémoire cet horrible spectacle, mais il voit bel et bien à nouveau la monstruosité qui avait tué sous ses yeux Donna et James – la répugnante créature qu’il avait fuie en courant comme un dératé dans les fourrés, et dont il avait effacé jusqu’au souvenir.

 

Le jaillissement du sombre gardien n’a guère perturbé la danse des adorateurs de l’Horreur Flottante, mais le Roi Kaliko a visiblement compris qu’il se passait quelque chose. Balayant les environs, il repère enfin Dirk. Le faux bokor tend la main dans sa direction, en braillant des ordres incompréhensibles. Un des tentacules du Rôdeur se lance dans la direction de Dirk… et puis s’arrête subitement : il ne l’attaquera pas. Mais les ordres du Roi Kaliko ont été prononcés avec suffisamment de force pour que certains des adorateurs quittent leur transe et s’avancent dans la direction de l’intrus, machette en main. Le Rôdeur est immobile. Dirk se déplace, relativement discrètement, mais il ne leurrera les adorateurs que pour un temps. Cependant, le Roi Kaliko se met visiblement à paniquer… Le Rôdeur disparaît dans le bassin – mais ressort presque aussitôt par un autre ! Et il lance ses tentacules dans toutes les directions : trois adorateurs tétanisés en font aussitôt les frais !

 

James presse Dirk : il faut faire vite ! Il doit tuer Jack ! D’une balle en pleine tête ! Le détective privé vise avec sa carabine, et assure son tir autant que possible. Finalement, il fait feu… et l’hôte s’écroule aussitôt, le crâne pulvérisé !

 

 

Le Rôdeur disparaît à nouveau dans le bassin, sort par un autre étang, et tue encore trois autres adorateurs. Mais d’autres se rapprochent dangereusement de DirkJames intervient : il est condamné… Sa mission est accomplie. S’il veut s’épargner davantage de souffrances, il ferait mieux de se tirer une balle en pleine tête… Le détective aimerait pourtant abattre le Roi Kaliko – mais cela impliquerait de se débarrasser au préalable des fanatiques envoyés pour le tuer. Le Rôdeur poursuit son massacre dans les rangs de ses fidèles. Dirk évite bien les coups, mais sa tentative de tuer le Roi Kaliko échoue – et la pression des adorateurs deviendra bientôt insupportable. L’un d’entre eux lui fait même une impressionnante balafre. James insiste : il faut en finir ! D’autant que Donna a pu comprendre partie des imprécations du Roi Kaliko : il a compris ce qui s’est passé, et enjoint ses fidèles de capturer Dirk – surtout pas de le tuer : c’est lui le nouvel hôte ! James le pousse plus que jamais au suicide – et Donna le seconde. Dirk, dans un soupir, pose le canon du revolver contre sa tempe… et fait feu. Il s’écroule aussitôt – fondu au noir…

 

Définitif.

Il a accompli sa mission. Peut-être a-t-il sauvé Haïti, peut-être même plus encore. Dans la paix de la mort, il ne peut de toute façon plus se poser la moindre question. Et notamment se demander si les exactions du culte prendront véritablement fin… La Pierre Tranchante est toujours là, après tout ! Son ultime prière, il l’adresse au Rôdeur – pour qu’il anéantisse la secte et son dirigeant. Au-delà, plus rien n’a d’importance.

 

L’EXPLICATION

 

 

Il ne s’agit pas ici de révéler tous les secrets du scénario, bien sûr, mais sa mécanique particulière appelle quelques derniers développements sur Le Grand Secret au cœur de l'histoire – et sur tout ce qu’il impliquait depuis le début, notamment en termes de maîtrise.

 

Dans ce scénario, à maints égards, les investigateurs enquêtent sur eux-mêmes bien plus que sur quoi que ce soit d’autre (incluant le sort de Jack Sterling). Ils sont amenés à refaire un même cheminement intellectuel, qu’ils avaient déjà fait, et qui les conduit à nouveau au même drame. Ce qui, pour le coup, peut aussi faire penser à une forme de psychanalyse ?

 

Quoi qu’il en soit, James, Donna et Dirk se sont bien rendus à Port-au-Prince pour enquêter sur la disparition de Jack. Rassemblant petit à petit diverses informations, auprès de personnages comme Marie Jérôme, Bruce Northeast et Mama Joséphine, ils sont parvenus à localiser les Étangs Célestes, et s’y sont rendus dans l’espoir de sauver Jack. Hélas, ils n’avaient pas conscience de l’existence du Rôdeur dans les Étangs Célestes… Ils n’ont alors pas trouvé « l’hôte » sur place, mais seulement le gardien. La créature a surgi sans prévenir, et très vite éliminé, d’abord Donna, ensuite James. Dirk seul a survécu – par miracle, en courant comme un dératé dans les fourrés (d’où les lacérations sur ses bras). Dirk seul a été retrouvé dans les collines à l’est de Port-au-Prince – en état de choc, amnésique.

 

L’amnésie était un processus de protection de la psyché sévèrement atteinte du détective. Mais ses troubles psychiques allaient au-delà. En effet, et le background et l’état mental sur la fiche de personnage en attestaient, Dirk est un homme qui fait preuve d’un sens du devoir et d’un dévouement proprement exceptionnels. Il a ainsi, inconsciemment, développé un autre mécanisme psychique qui, cette fois, avait pour but de lui permettre d’achever sa mission – en retournant aux Étangs Célestes pour y tuer Jack avant qu’il ne soit trop tard. Ce mécanisme agissait parallèlement à celui de l’amnésie, et bénéficiait de ce que le passé traumatique de Dirk (un enfant battu et peut-être violé par son père alcoolique et violent) y constituait un terrain favorable : il s’agissait de développer un trouble de la personnalité multiple, également appelé aujourd’hui trouble dissociatif de l’identité.

 

Concrètement, dès le début du scénario, il n’y avait qu’un seul personnage : Dirk. James et Donna n’étaient pas d’autres personnages, pas plus qu’ils n’étaient les fantômes des amis décédés (ce n’est pas Le Sixième Sens, etc.) : ils étaient les personnalités multiples du seul Dirk Kessler, ils n’existaient que dans sa tête – mais ils avaient une double fonction : motiver le détective privé à refaire le cheminement intellectuel devant le ramener aux Étangs Célestes à la date fatidique, et lui fournir des compétences, des caractères ou des comportements qui n’étaient pas dans sa nature mais qui lui seraient très utiles pour parvenir à ses fins.

 

C’est la raison pour laquelle les fiches de personnage doivent être distribuées au dernier moment (et tenues globalement « secrètes », car certaines compétences notamment physiques sont en fait les mêmes dans les trois fiches, même si je ne me suis personnellement pas montré trop rigoureux à cet égard, ayant l’exemple de Billy Milligan en tête) : il ne s’agit pas des vrais personnages, mais des tentatives de l’esprit de Dirk pour les recréer tels qu’il les concevait, avec des essais et erreurs – se traduisant par des pertes de conscience.

 

Celles-ci jouaient en effet un rôle de « disjoncteur » : quand la réalité des faits devenait incompatible avec la représentation erronée que se faisait Dirk de lui-même « et de ses compagnons », son cerveau réagissait en bloquant tout. Durant la partie, c’est ce qui s’est produit quand les personnages se sont « séparés », et cela se serait produit à nouveau à chaque séparation ultérieure : puisqu’il n’y avait qu’un seul personnage, Dirk Kessler, il ne pouvait pas se trouver en même temps en deux endroits différents – en l’espèce, à la Bibliothèque Nationale d’Haïti et chez Marie Jérôme. Dirk seul a en fait vécu ces deux scènes, mais successivement – sur une période plus brève, il aurait pu trouver comment se forger un « mensonge » légitimant tout cela (ne serait-ce qu'une brève absence, ce qui s'est produit quand James a quitté le hounfor de Mama Joséphine alors que Dirk et Donna étaient restés à l'intérieur), mais, en l’espèce, la réalité ne le permettait pas. Il n’y avait dès lors qu’une seule solution : l’extinction des feux. Notez que, dans le cadre de la bibliothèque, il y avait un indice marqué dans le sens du caractère successif des séquences : le nombre changeant des usagers…

 

En fait, le scénario comprend nombre d’indices de cet ordre (ne serait-ce que le tirage de Marie Jérôme qui commence par la Mort, ou le fait d’avoir son attention attirée, chez Bruce Northeast, par un livre intitulé Mondes imaginaires et démence, par exemple), car le psychisme de Dirk était intuitivement amené à lutter contre le mécanisme irrationnel qu’il s’était forgé inconsciemment pour aller au bout de sa tâche. D’où les « visions » morbides de James et Donna à la bibliothèque.

 

En même temps, ce mécanisme était parfois à même de tordre suffisamment la réalité pour asseoir sa légitimité – et, en certaines occasions, cela revenait à fournir d’autres indices aux joueurs les plus attentifs. Un bon exemple est celui du contenu de la boîte laissée dans le coffre-fort de l’Hôtel Oloffson. Comme vous l’avez sans doute compris, il s’agissait des seules affaires de Dirk Kessler – mais les investigateurs y ont trouvé six armes de poing ! Ce qui était totalement invraisemblable. La vérité, c’est qu’il n’y en avait en fait que deux, une de chaque type, et qui appartenaient toutes deux à Dirk… Mais chacune de ses personnalités devait être en mesure de se défendre, dans un contexte aussi dangereux : chaque personnalité a donc cru avoir ses propres armes, quand elles étaient en fait partagées entre les trois personnalités.

 

Notez, au passage, que j’ai choisi de faire l’impasse sur quelques brèves scènes, ou certains indices hermétiques, qui me semblaient ne pas aller dans le sens de cette explication d’ordre psychologique, et somme toute « rationnelle » ; par exemple, le scénario décrit quelques très brèves séquences qui ne font sens que si l’on considère que Donna et James sont des fantômes, et non des personnalités multiples (la panique de la femme de chambre à l’hôpital, les enfants qui plantent un clou dans l’empreinte de pas de Dirk…) – ces moments m’ont paru incohérents, et j’ai donc choisi de ne pas en faire usage.

 

Mais la plupart des indices étaient de toute façon d’un autre ordre – plus insidieux. Celui qui vient immédiatement en tête est le fait que Nathaniel n’ait donné que la seule clef de Dirk Kessler quand les investigateurs sont retournés à l’Hôtel Oloffson (outre que les deux autres chambres avaient été fouillées). Mais, au-delà, c’est le comportement global des PNJ qui était important : en bien des occasions, il s’agissait pour moi, en tant que Gardien, de traduire la gêne voire l’inquiétude de ces personnages, quand ils se trouvaient confrontés à un unique interlocuteur qui tenait tout seul et à voix haute des débats contradictoires, se comportait occasionnellement comme une femme, ou tenait absolument à parler de « son fils Jack et sa fille Donna ».

 

Mais, ici, il faut prendre en compte que ces personnages avaient parfois leurs raisons de ne pas s’étonner, ou plus exactement de ne pas s’étonner trop ouvertement, du comportement très étrange de Dirk : le Dr Alan Kelly suspectait la vérité, et voulait garder son patient en observation à l’hôpital militaire d’Elmwood, mais il était contraint d’obéir aux ordres de son supérieur, le major Lloyd Medwin, qui lui a intimé de faire sortir Dirk ; car le major ne croyait pas au trouble de Dirk Kessler, il y voyait une forme de simulation, et espérait que le détective « libéré » révèlerait le pot aux roses en le conduisant à James Sterling (lui aussi disparu aux yeux du major) ou à Jack Sterling – tous deux suspectés (à raison) d’avoir fourni des armes aux Cacos via Sébastien Sénégal, une question de sécurité nationale : le cadre du BRN n’allait pas s’embarrasser à cet égard des préventions d’ordre médical du Dr Kelly. Par ailleurs, Medwin avait acheté le (trop) zélé et serviable réceptionniste de l’Hôtel Oloffson, Nathaniel, pour qu'il le renseigne sur les faits et gestes de Dirk Kessler – il l'avait prévenu que le suspect pourrait avoir un comportement « étrange », destiné à le leurrer… Mama Joséphine, enfin, n’avait peut-être pas pleinement appréhendé l’idée d’un trouble de la personnalité multiple, ce qui n’est guère de son ressort, mais elle avait du moins compris que le comportement de Dirk Kessler, si étrange, était probablement nécessaire à l’accomplissement de sa mission. Les autres PNJ majeurs – Marie Jérôme, Francis Métraux et Sébastien Sénégal – ne savaient rien de tout cela, mais avaient tous de bonnes raisons de ne pas attacher trop d’importance aux bizarreries de leur interlocuteur Dirk Kessler.

 

Ce scénario représente un certain challenge pour le Gardien des Arcanes, notamment parce que l’idée est que les personnages ne comprennent vraiment ce qui s’est passé que le plus tard possible, quand les PJ trouvent leurs propres cadavres à proximité des Étangs Célestes. En même temps, ils doivent alors le comprendre. Il faut mentionner que l’aide de jeu consistant en un article du Progrès d’Haïti, évoquant la mort de touristes américains dans les collines à l’est de Port-au-Prince, est à cet égard d'un emploi très risqué, surtout si elle intervient très tôt dans la partie (le scénario suggère l'hôtel, j'ai à peine un peu repoussé avec la bibliothèque) – elle risque de tout gâcher. Je suppose que son emploi ou non dépend de la table – qui a ici très bien réagi, en envisageant la possibilité de la mort des personnages, mais en y répondant aussitôt par la rationalisation à tout crin, ôtant toute pertinence à cette hypothèse. Le Gardien doit aussi composer avec les comportements les plus étranges de Dirk, et en même temps assurer que les PNJ ne « bloquent » pas la situation en raison de ces bizarreries.

 

Mais le Gardien dispose en même temps de certains outils pour entretenir l’ambiguïté, tout en avançant occasionnellement des indices quant à la réalité des faits. Deux sont particulièrement importants, et il faut s’y tenir tout au long du scénario (je crois l’avoir fait, mais j’ai pu merder çà et là...) ; or, par leur nature, ils ne ressortent pas du tout de ce compte rendu à la troisième personne, et c’est pourquoi je crois qu’il faut que je les mentionne ici en dernière mesure :

 

1°) Il y a, tout d’abord, et en français, l’emploi de « vous » : la nature même des séquences amenait les joueurs à croire qu’il s’agissait généralement d’un « vous » collectif – en fait, il s’agissait toujours d’un « vous » de politesse… Mais toutes les séquences ne permettaient pas dans une égale mesure l’usage de ce « truc ». Le tutoiement était parfois envisageable, voire nécessaire, mais devait être autant que possible réservé à l’adresse à une unique personnalité, et de préférence Dirk. En anglais, je suppose que « you » remplit cet office d’une manière assez proche, sinon exactement semblable – toutes les langues ne le permettent probablement pas.

 

2°) C’est peut-être un corollaire du procédé qui précède, car c’est à nouveau une question d’adresse aux personnages, mais le Gardien doit faire très attention quand il emploie leurs noms. La règle est simple dans sa formulation, mais pas toujours dans sa mise en œuvre : le seul personnage appelé par son nom par les PNJ est Dirk Kessler, puisque c’est le seul personnage en réalité. Jamais un PNJ ne doit s’adresser à « Mr Sterling » ou encore moins à « Donna ». Si les joueurs sont attentifs, ils peuvent s’en rendre compte à terme, et cela peut les aiguiller sur l’explication de ce qui leur arrive – mais il faut donc là aussi que le Gardien se montre extrêmement prudent.

 

Je crois que j’ai dit l’essentiel. N’hésitez pas à venir compléter ces développements si jamais, ou à poser des questions, ou à critiquer, ou truc !

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