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CR L'Appel de Cthulhu : Etoiles brûlantes (01)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Etoiles brûlantes (01)

J’ai récemment maîtrisé, pour la troisième fois (ce qui ne m’était jamais arrivé auparavant), un scénario pour L’Appel de Cthulhu que j’aime vraiment beaucoup : « Étoiles brûlantes », de David Conyers, qui figure dans le supplément Terreurs de l’au-delà.

 

Cette fois, je vais tenter d’en faire un compte rendu sur ce blog. Mais la mécanique assez particulière de ce scénario m’a incité à ne publier les deux articles portant sur les deux séances de jeu (de trois heures chacune environ) qu’après la conclusion du scénario. Voici la vidéo de ce compte rendu de la première séance :

Notez au passage que, les deux fois précédentes où j’avais maîtrisé ce scénario, une IRL et une en virtuel, il avait fallu exactement la même durée, même si les joueurs ont pu se comporter de manière très différente – c’est que le scénario a une structure relativement linéaire, mais que je crois à propos, qui évite de trop dilater l’intrigue.

 

Comme pour ma campagne de Deadlands Reloaded récemment, je vais également mettre en ligne les enregistrements audio de ces deux séances. Voici pour celle-ci :

Note au passage : j’ai utilisé Roll20 pour la musique et les bruitages, mais, comme j’ai enregistré ces parties via TeamSpeak, tous ces effets sonores sont hélas absents des enregistrements… Si prochaine fois il y a, je vais tâcher de remédier à ce problème. Voir Roll20 pourrait être intéressant, aussi... Par ailleurs, ces enregistrements sont livrés à l’état brut, sans montage – d’où quelques brefs passages absolument dénués de son en l'état, c’est parfaitement normal.

 

Ce scénario fait appel à des personnages prétirés. Terreurs de l’au-delà en propose six. Dans l’idéal, je pense qu’il fonctionne au mieux avec quatre PJ. Cette fois, nous avons cependant joué à trois PJ seulement, les joueurs incarnant…

 

… James Sterling, le richissime industriel…

 

… Donna Sterling, sa fille un peu rebelle, étudiante en anthropologie…

 

… et enfin Dirk Kessler, détective privé, embauché par James Sterling.

 

Pour illustrer ce compte rendu, je vais avoir recours à diverses photographies récupérées çà et là sur le ouèbe et parfois un chouia trafiquées (pas grand-chose : seulement la conversion en niveaux de gris le plus souvent). J’ai cependant le très mauvais réflexe de ne pas noter à qui appartiennent les droits de ces photographies quand je prépare mes scénarios… Si les propriétaires de ces droits souhaitent que j’en fasse mention, je m’exécuterai, bien entendu.

 

Par ailleurs, les aides de jeu de ce scénario étant en principe disponibles gratuitement et légalement au téléchargement sur le site de Sans-Détour, éditeur du jeu, j’ai supposé qu’il m’était possible de les faire apparaître dans ce compte rendu, sachant que je les ai de toute façon souvent retouchées, dans le texte et/ou dans l’aspect. J’espère, là encore, ne pas léser qui que ce soit.

PROLOGUE

 

Pour les investigateurs, tout commence dans le noir le plus total. Ils ne savent pas où ils sont. À vrai dire, ils ne savent même pas vraiment qui ils sont. Ils n’ont pas la force de prononcer le moindre mot. Le premier sens à se réveiller est l’ouïe – ils entendent bientôt la pluie qui tombe, et drue ; quelques coups de tonnerre occasionnels, aussi. D’autres sensations reviennent – et tout d’abord celle d’une chaleur particulièrement étouffante ; il fait très chaud, et très humide. Mais ils sont confiants : le reste va revenir. La vue, notamment – apparaît devant leurs yeux…

… une infirmière ? À en juger par sa tenue… Elle est très souriante.

 

Puis le noir revient.

 

L’infirmière réapparaît sans prévenir.

 

D’autres aussi, parfois – tout aussi souriantes, et qui les regardent.

 

Les visions alternent : le noir, les sourires… Mais au bout d’un moment apparaît un autre visage – celui, très rond, d’un homme, cette fois, avec de petites lunettes, et qui les regarde d’un air intrigué.

Il prend la parole : « Comment vous sentez-vous ? Vous m’entendez ? » L’homme, qui est vêtu d’une blouse de docteur, est un peu indécis.

 

Les investigateurs, qui reprennent peu à peu conscience, perçoivent bien qu’ils se trouvent dans une sorte d’hôpital ; ils sont allongés dans des lits blancs en fer, vêtus, comprennent-ils, de pyjamas – ils ont aussi comme un bracelet en plastique au poignet…

 

James Sterling, bouillant, trouve enfin dans la colère la force de parler – qu’est-ce que cela signifie ? Que fait-il ici ? Il veut sortir tout de suite ! Le docteur, très embarrassé, cherche à le calmer. Il ne compte pas le retenir ici contre son gré, il n’en a pas le pouvoir de toute façon… Mais il leur faut d’abord avoir « une petite conversation ». Savent-ils où ils se trouvent ? James Sterling rugit : non, et il s’en moque !

 

Mais Dirk Kessler prend à son tour la parole. Il ne sait pas où il se trouve, il n’a aucune idée de comment il est arrivé « ici », où que ce soit… Le docteur lui demande quel est son dernier souvenir, mais en vain. « Savez-vous… quel jour nous sommes ? » James Sterling prétend que cela n’a aucune importance, il menace de faire appel à ses avocats, mais le docteur n’en tient pas compte et repose la même question. Les investigateurs ont tous la conviction d’être le 26 octobre 1930 – ou du moins est-ce le dernier jour dont ils se souviennent. Le docteur n’est visiblement pas surpris ; mais il leur explique qu’ils sont en fait le jeudi 30 octobre… et il ajoute que ce n’est pas la première fois qu’ils ont cette conversation ; en fait, c’est la huitième… Une révélation qui assomme tout le monde, et James au premier chef.

 

C’est qu’ils ont été affectés par une sorte d’amnésie très radicale, accompagnée de pertes de conscience. Encore une fois, le docteur (Alan Kelly, car il se présente enfin) ne va pas les empêcher de partir, mais il leur faut tout de même, au préalable, éclairer quelques points. La condition de leur départ est même expressément qu’ils se souviennent de cet entretien : quand ce sera le cas, il les laissera partir.

 

Mais la date n’est pas seule en jeu… De toute évidence, ils sont dans un hôpital – l’hôpital militaire d’Elmwood, précise le docteur. Savent-ils où se trouve cet hôpital ? Non, absolument pas, ils ont beau se creuser la tête… James Sterling lâche : « C’est de toute façon beaucoup trop loin de chez moi ! » Ce que confirme le Dr Alan Kelly dans un soupir : « Effectivement… Nous sommes à Port-au-Prince. En Haïti. »

I : HÔPITAL MILITAIRE D’ELMWOOD, PORT-AU-PRINCE

 

 

Les investigateurs sont tous stupéfaits. Ils ne savent absolument pas ce qu’ils font là. Ou peut-être que si ? Car ils ne sont pas totalement amnésiques… Ce dont ils ne se souviennent pas, leur explique le Dr Alan Kelly, c’est ce qui leur est arrivé depuis leur débarquement en Haïti – mais ils reprennent progressivement conscience de qui ils sont, de leur passé ; et, s’ils sont encore trop dans le vague pour rentrer dans les détails, ils ont tous conscience, même s’ils le gardent pour eux à ce stade, de s’être rendus dans les Caraïbes pour… « retrouver » Jack Sterling (le fils de James, le frère aîné de Donna), qui aurait disparu. L’industriel a le vague souvenir qu’il avait dépêché son fils sur l’île pour négocier un contrat. Mais quoi exactement ? Ils discutent d’autres choses quant à leur situation présente, à demi-mots, et le docteur a l’air un peu embarrassé devant ces échanges. Puis il reprend la parole. Il reste un certain nombre de choses à éclaircir… Il va les laisser, pour l’heure – ils ont besoin de calme et d’intimité pour se reprendre. Ils auront l’occasion de reparler de tout cela ensemble par la suite – après quoi ils ne tarderont guère à quitter l’hôpital, il en est certain.

 

C’est à ce moment seulement que je donne aux joueurs l’accès à leurs fiches de personnage (un peu retravaillées par rapport aux prétirés fournis dans le scénario). Ces fiches sont accompagnées d’un background relativement développé, dont je n’avais donné que de très, très succincts aperçus aux joueurs auparavant (seulement de quoi leur permettre de choisir leur personnage) ; mais elles comprennent aussi des éléments concernant « l’état mental actuel » des investigateurs. Les joueurs doivent garder tout cela pour eux. Je laisse cinq minutes aux joueurs pour qu’ils puissent s’imprégner de tout cela – mais il est normal qu’ils soient « dans le pâté » à ce stade. La suite du scénario justifiera ce procédé.

 

Je donne aussi alors aux joueurs l’accès à une aide de jeu (pour partie personnelle, pour partie reprise des données du scénario) comprenant divers éléments de contexte sur Haïti et Port-au-Prince (géographie, démographie, histoire, politique…) – des choses dont les investigateurs peuvent se souvenir, car ils les savaient avant d’arriver sur l’île.

 

Un point essentiel est que Haïti, alors, est un pays occupé par l’armée américaine – les marines ont pris le contrôle du territoire et de son économie en 1915. Depuis leur chambre, les investigateurs, qui savent maintenant qu’ils sont dans un hôpital militaire, ont d’ailleurs l’occasion de voir circuler des marines dans les couloirs.

 

 

Ils savent par ailleurs que cette occupation est… « compliquée » : la rébellion des Cacos a été officiellement réprimée vers 1919-1920, mais le pays est encore peu ou prou en état de siège, un couvre-feu est en place, et les forces d’occupation n’hésitent pas à passer à la mitrailleuse les foules de manifestants réclamant l’indépendance ; par ailleurs, il demeure des Cacos qui sont engagés dans une lutte à mort avec l’occupant américain, et qui recourent régulièrement au terrorisme.

 

 

Les investigateurs reprennent peu à peu leurs esprits. Un simple coup d’œil à la fenêtre semble confirmer les propos du Dr Alan Kelly : ils sont de toute évidence dans un environnement tropical. Et si les infirmières sont blanches, les aides-soignantes et femmes de ménage sont toutes noires. Ils jettent un œil à leurs bracelets, qui servent visiblement à les identifier, et qui mentionnent la même date : le mardi 28 octobre 1930.

 

Des souvenirs leur reviennent petit à petit : Jack Sterling a bien été envoyé sur l’île par son père James – et pour des affaires… probablement un peu douteuses, ils en sont tous convaincus, sans pouvoir dire exactement de quoi il s’agit. Mais cela les incite à la prudence, ils ne peuvent pas parler de tout cela devant témoin.

 

 

Dirk Kessler ne tient pas en place. Il se lève, et constate qu’il est globalement dans une bonne forme physique. Il remarque en revanche que ses bras, notamment, arborent comme des coupures ou des griffures – et cela vaut aussi pour ses deux compagnons. Elles ne sont pas douloureuses. Aucune idée par contre de ce qui lui a fait ça. James Sterling n’est pas du genre à rester couché quand son employé se lève, et lui aussi est dans une bonne forme physique ; Donna de même, si elle se montre moins agitée. Personne ne vient leur intimer de rester couchés – les infirmières, toujours souriantes, pas davantage que les soldats.

 

Donna aborde une des infirmières, qui confirme qu’ils sont là depuis deux jours. Mais elle n’est pas en mesure de la renseigner énormément… L’étudiante en anthropologie, méfiante, lui demande si elle a quelque chose à leur cacher, mais l’infirmière, toujours très affable, la rassure à ce propos – c’est seulement qu’elle n’est pas au courant de tout… Elle offre d’aller chercher le Dr Kelly, quand ils le souhaiteront – il est le mieux à même de répondre à leurs questions, et devra les revoir avant qu’ils puissent quitter l’hôpital.

 

Dirk ne participe pas à la discussion ; il passe dans le couloir, et entrevoit d’autres chambres – beaucoup de lits sont inoccupés, mais il y a d’autres patients çà et là, essentiellement des hommes, dont un certain nombre de militaires, à en juger par leurs effets personnels.

 

 

 

Le Dr Alan Kelly revient. Dirk l’interroge aussitôt quant aux griffures qu’ils arborent tous – mais, avant que le médecin au fort accent texan ne puisse lui répondre, James, très envahissant, lui réclame des explications concernant leur amnésie et leurs pertes de conscience. Le docteur répond que c’est une réaction psychologique souvent associée à des expériences traumatisantes – le fait d’assister à un meurtre, ou à une catastrophe, ce genre de choses… Ce « blocage » est en fait comme une mesure de protection de l’esprit. Sans doute ont-ils assisté à quelque chose d’horrible, qui les a fait réagir de la sorte ? Quant à dire quoi exactement… Et la date sur le bracelet ? C’est la date à laquelle on les a trouvés – des fermiers les ont vus, errant dans les collines à l’est de Port-au-Prince, les yeux dans le vague, les vêtements parfois déchirés, et en tout cas couverts de boue… Ils étaient visiblement en état de choc – d’hypothermie, aussi. Les « griffures » étaient alors bien plus visibles, certaines saignaient encore (le docteur n’est pas bien sûr de ce qui a pu les causer – il n’y a pas de grands félins ou ce genre de choses en Haïti…), mais il n’y avait pas vraiment de problème d’ordre physique, de manière générale ; concernant la santé mentale, en revanche… James explose : « Je ne suis pas fou ! » Le Dr Kelly ne le prétend pas – d’autant que « fou », ça ne veut pas dire grand-chose. Mais ils souffrent bien d’un trouble d’ordre psychique – ce qui n’a rien de dégradant !

 

Quoi qu’il en soit, les circonstances de leur découverte, deux jours plus tôt, ont justifié une enquête – et le major Lloyd Medwin, du Bureau du Renseignement Naval (BRN – les services secrets de l’époque), souhaite avoir une petite discussion avec eux, préalable nécessaire à leur « libération », qui prendra effet très vite après cela. Il va appeler l’ambassade, le major ne tardera dès lors guère. Le comportement de James évolue progressivement : il remise de côté sa colère pour se montrer plus conciliant, voire aimable – remerciant le Dr Kelly pour ses soins, affirmant qu’il souhaite récompenser les fermiers qui les ont adressés à l’hôpital… même s’il ne manque pas de ricaner sur « tous ces Noirs » qui vivent en Haïti. Mais Dirk perçoit bien que le médecin n’est pas à l’aise en leur présence – il garde sans doute quelque chose pour lui !

 

Quelques heures plus tard, deux hommes rejoignent les investigateurs dans leur chambre. L’un, petit, trapus, respire l’autorité, l’énergie et la conviction :

L’autre est un très jeune homme qui s’installe aussitôt derrière une machine à écrire qu’il a emmenée avec lui. Le premier se présente comme étant le major Lloyd Medwin, du BRN. James Sterling se présente à son tour, très cordialement, et lui serre énergiquement la main – Medwin lui adresse un regard très interloqué, ou peut-être en égale mesure méfiant… et hostile ? Un temps de silence, puis il lâche : « Le Dr Kelly disait que vous alliez mieux… » Ce que confirme aussitôt James : « Beaucoup mieux ! Nous sommes prêts à partir ! » Avant cela, il leur faut toutefois répondre à quelques questions, rétorque le major sur un ton sévère. Dirk commence à protester, est-ce vraiment si important, mais le major l’interrompt brusquement : « Mes fonctions ne me laissent pas le temps de m’amuser. Si je vous pose ces questions, c’est qu’elles sont importantes. »

 

Bref silence, puis : « Tout d’abord, pourquoi êtes-vous venus en Haïti ? » Pour affaires, répond aussitôt James. Pourrait-il se montrer plus explicite ? Quelles affaires ? C’est lié à Jack Sterling… Le nom n’est visiblement pas inconnu de Medwin. Donna lui demande s’il sait où se trouve son frère. « Non. Et vous ? », répond-il brusquement. James, tout aussi brusque : « Nous ne plaisantons pas avec la famille. Si nous vous le demandons, c’est que nous avons une bonne raison ! »

 

Medwin passe : que faisaient-ils dans ces collines, il y a deux jours de cela ? Ils l’ont oublié. Le major ricane : « Vous avez oublié. C’est commode… » James n’apprécie visiblement pas ces insinuations – mais Medwin est une grande gueule, et quelqu’un de difficilement impressionnable ; dans cet échange, c’est l’industriel qui est intimidé, même s’il essaye de conserver une façade de dignité austère… Mais le Dr Kelly pourra confirmer qu’ils sont bel et bien amnésiques ! Donna intervient : sont-ils soupçonnés de quelque chose, pour qu’on les interroge ainsi ? Medwin avance que tout cela relève du « secret défense », mais qu'ils doivent bien en avoir une idée...

 

Ils sont toutefois libres de partir, si le docteur juge qu’ils en sont capables. Mais Medwin leur intime de ne pas quitter Haïti avant plus ample informé – il ne plaisante pas : ceci est pleinement de son ressort, et la moindre tentative de ne pas tenir compte de ses avertissements sera sanctionnée avec la plus extrême sévérité. James proteste : est-ce ainsi que l’on traite les citoyens américains ? Medwin, plus sévère que jamais, l’incite à ne pas cracher sur le drapeau – le statut de citoyen américain est ce qui lui a permis d’être soigné dans cet hôpital… Et Haïti est un territoire occupé, où l’autorité appartient aux marines. Par ailleurs, les mouvements des investigateurs demeurent assez libres, au-delà de cette interdiction de sortie du territoire. James n’insiste pas – il est même à deux doigts de présenter ses excuses ! Medwin ne s’y attarde pas : qu’ils regagnent leur hôtel – l’Hôtel Oloffson, précise-t-il, où leurs chambres ont été gardées.

 

Il leur laisse sa carte : ils peuvent le contacter à l’ambassade ; si jamais la mémoire leur revenait…

 

Medwin et son secrétaire s’en vont. Quelque temps après, le Dr Kelly revient dans la chambre, avec un bon de sortie, et accompagné d’une aide-soignante qui apporte aux investigateurs des vêtements de rechange – le temps qu’ils rejoignent leur hôtel où ils retrouveront leurs propres vêtements : ceux qu’ils portaient sur eux deux jours plus tôt sont en effet inutilisables.

 

Le temps de se changer, en l’absence du médecin, James et Donna discutent du sort de leur famille ; la jeune fille s’inquiète pour sa mère, mais James est obnubilé par Jack. Il est très inquiet, même s’il ne sait pas au juste pourquoi…

 

 

Dirk, pendant ce temps, vadrouille dans les couloirs, et discute avec un autre patient alité, mais n’en tire rien d’utile.

 

 

 

 

 

Les investigateurs quittent alors l’hôpital, dans les vêtements qu’on leur a confiés. Ils prennent la direction de l’Hôtel Oloffson – James hèle un taxi, il n’a pas de monnaie sur lui, mais promet un gros pourboire une fois qu’ils seront arrivés à destination ; son assurance emporte la conviction du chauffeur (les Américains payent en dollars, ce qui vaut mieux que la monnaie nationale, la gourde). Durant le trajet, qui les amène à longer le centre-ville, ils ont quelques aperçus de Port-au-Prince, une ville très animée et colorée. Ils constatent cependant qu’il serait très facile de se perdre dans ce dédale, absolument dénué de plan d’urbanisme, outre que des chantiers et des égouts à ciel ouvert, partout, pourraient causer des difficultés à qui ne saurait pas très bien où il va – ce n’est bien sûr pas un problème pour leur taxi, un mulâtre très zélé. Ce bref trajet est tout ce qu’il y a d’exotique – et les investigateurs ne peuvent s’empêcher de remarquer qu’ils sont quasiment les seuls Blancs des environs, ce qui les perturbe un peu ; ils sont décidément bien loin de New York, cœur de l’empire industriel Sterling, de Providence, la ville de leurs ancêtres, ou d’Arkham, où Donna étudie l’anthropologie à l’Université Miskatonic…

II : HÔTEL OLOFFSON, PORT-AU-PRINCE

 

 

Les investigateurs avaient conservé une vague idée de l’Hôtel Oloffson – avec son architecture « gingerbread » typiques des Caraïbes, c’est un endroit qui suinte le luxe, le meilleur hôtel de Port-au-Prince et donc d’Haïti… et aussi le plus cher. Toutefois, ils ne se souviennent pas y avoir séjourné.

 

 

Les investigateurs pénètrent dans l’hôtel. Le hall, qui se prolonge en restaurant, est très luxueux, de la meilleure tenue. Ils se dirigent vers la réception, où s’affaire un jeune mulâtre zélé répondant au nom de Nathaniel.

 

Derrière lui, les investigateurs remarquent une affiche :

 

James Sterling demande au réceptionniste les clefs de leurs chambres. Nathaniel attrape une (seule) clef sur le tableau et la leur tend. Avant que quiconque puisse s’en étonner, Donna demande s’ils ont laissé quelque chose dans le coffre – ce que confirme Nathaniel, il va chercher ce qui s’y trouve. Il revient bientôt avec une boîte assez volumineuse, qu’il pose sur le comptoir. Donna l’interroge sur leur séjour, mais le réceptionniste ne peut pas dire grand-chose… Dirk suggère d’attendre d’être dans la chambre (puisqu’il n’y en a semble-t-il qu’une seule) pour ouvrir la boîte, et tous trois s’y rendent.

 

 

La chambre est assez spacieuse, et très confortable. Il n’y a qu’un seul lit, toutefois – sur lequel est posée une valise, comprenant des vêtements masculins et des affaires de toilette ; tout cela appartient à Dirk Kessler, rien ne correspond aux affaires des Sterling. Le détective reconnaît aussitôt, au milieu de ses vêtements, un jeu de rossignols. Sur un bureau se trouve une machine à écrire Remington, avec du papier – ce avec quoi le détective tape usuellement ses rapports. Ses réflexes lui reviennent : il se penche pour regarder ce qui se trouve sous le lit… et y trouve plusieurs boîtes de munitions, ainsi qu’un fusil à pompe calibre 12 démonté – le remonter ne lui demanderait pas le moindre effort. James pâlit un peu… Il y a des munitions pour ce fusil, mais aussi pour des armes de poing de calibre 38 et 45. Dans le tiroir du bureau, Dirk trouve également une petite boîte d’allumettes, au nom d’un speakeasy new-yorkais que sa profession l’a amené à fréquenter régulièrement (même s’il prend soin de ne pas boire) ; à l’intérieur se trouve…

… un étrange papillon, qui arbore un motif faisant immanquablement penser à un crâne humain. Le détective n’a aucune idée de ce qu’il fait là. Reste qu’il s’agit visiblement de sa chambre – et seulement de la sienne : si les Sterling ont séjourné dans cet hôtel, c’était ailleurs.

 

La situation interloque tout le monde – mais avant de faire quoi que ce soit, Dirk ouvre la boîte que lui a remise Nathaniel. Perplexes, les investigateurs y trouvent trois pistolets .38, et trois revolvers .45 ! Mais il y a bien d’autres choses – dont 300 $ en billets, que James s’approprie d’autorité (il descend payer le taxi). Mais il y a également plusieurs documents. Le premier est une liste de noms – de l’écriture de Dirk :

 

Il y a également une lettre de Roger Shaw, directeur de la Shaw’s Investigations and Security Services, adressée à James Sterling – mais Dirk sait très bien qu’il s’agit d’une copie lui appartenant, annexée à son contrat de travail :

La lettre est complétée par une note manuscrite, expliquant que Guy Randall a été retenu à la dernière minute par des problèmes personnels ; Roger Shaw présente ses plus profondes excuses pour le désagrément, et verra à proposer une compensation adéquate.

 

Le troisième document est un rapport de la Shaw’s Investigations portant sur les Industries Sterling – Dirk comprend aussitôt que ce document lui est destiné personnellement, et que son contenu pourrait déplaire à son employeur…

En voici le texte :

 

Shaw’s Investigations and Security Services

Sammons Building, 212 E 38th Street, New York City

 

Rapport sur les industries Sterling

Non divulgué au client

Réuni par Harrison Zamsky, détective privé

 

14 octobre 1930

 

Sterling Industries est une firme installée à New York et contrôlée par la famille Sterling. Le PDG et le propriétaire en est James Sterling, un riche industriel issu de six générations d’une vieille fortune du Rhode Island. Ses affaires regroupent divers investissements dans les transports, le caoutchouc et le pétrole. Durant la Grande Guerre, Sterling a acheté une usine de munitions à Mott Haven dans le West Bronx et a fait de gros bénéfices en vendant des armes aux forces alliées en Europe. Après la guerre, les munitions sont devenues le cœur de l’empire commercial Sterling. Les Industries Sterling ont vendu des armes à travers le monde, essentiellement en Europe (Italie, Irlande...) et en Amérique centrale (Mexique, Nicaragua...).

 

Le fils de James, Jack, après avoir récemment obtenu un diplôme universitaire à la Columbia University, a rejoint la firme.

 

Sterling est un homme secret, et au comportement parfois douteux. Plusieurs cadres supérieurs ont exprimé leur mécontentement quant à ses méthodes et l’un d’eux a même mis en cause leur légalité.

 

Les Industries Sterling ont été la cible de plusieurs enquêtes du BRN pour une supposée collaboration avec des forces armées hostiles aux intérêts du gouvernement des États-Unis. Mais aucune charge n’a été retenue contre James Sterling, et il n’a fait l’objet d’aucune poursuite judiciaire, sans doute par manque de preuves.

 

On a aussi dit que New World Incorporated, la société basée à Chicago, avait failli racheter les Industries Sterling au début de l’année 1928, afin d’éliminer la concurrence dans le domaine de la vente d’armes. Toutefois, cette manœuvre n'a pas abouti, pour des raisons encore à déterminer.

 

Enfin, les Industries Sterling ont fourni en armes le gouvernement des États-Unis dans le cadre des opérations militaires en Haïti, mais des rumeurs courent que Sterling aurait aussi ouvert des négociations secrètes pour vendre des armes aux rebelles cacos. On pense que le trafiquant d’armes haïtien Sébastien Sénégal serait associé dans cette affaire. Ces faits pourraient constituer un acte de trahison s’ils étaient jugés aux USA.

 

Enfin, au fond de la boîte, il y a une carte d’Haïti, ainsi qu’un billet de retour à bord du paquebot Louisiana Queen au nom de Dirk Kessler.

 

Ces informations suscitent un certain malaise : à l’évidence, Jack a disparu… et sans doute parce que son père James l’a envoyé en Haïti négocier des contrats très douteux (le nom de Sébastien Sénégal lui dit vaguement quelque chose). Rien d’étonnant à ce que le BRN s’intéresse à eux dans ces conditions ! Donna est furieuse – et plus inquiète que jamais quant au sort de son frère.

 

Mais se pose aussi la question de la chambre. Pour une raison inconnue, Nathaniel ne leur a donné que la clef de la chambre de Dirk, mais les Sterling avaient leurs propres chambres dans cet hôtel – sans doute à côté. Tandis que ces derniers ont une discussion tendue (Donna dénonce la cupidité de son père, qu’elle rend responsable de la disparition de Jack, tandis que l’industriel minimise ses torts et accuse sa fille d’en faire trop – et elle ne devrait pas mépriser l’argent, c’est ce qui lui paye ses études ! etc.), le détective se fait petit et descend chercher les autres clefs.

 

Dirk retourne à la réception, et s’étonne de ce que Nathaniel ne leur a donné qu’une clef – n’y avait-il pas d’autres chambres ? Le réceptionniste, un peu perplexe, dit qu’il lui a bien donné sa clef… Mais qu’en est-il des autres chambres ? Le visage du réceptionniste paraît subitement s’illuminer : oui, bien sûr ! Il attrape deux autres clefs au tableau (les numéros sont ceux des chambres voisines de celle de Dirk) et les tend au détective : « Toutes mes excuses, c’était une très bête erreur de ma part. » Et il se remet au travail, un peu embarrassé – mais Dirk ne peut rien en tirer ; le téléphone sonne, et Nathaniel s’empresse de répondre…

 

Dirk retourne à l’étage et décrit la scène aux deux autres : Nathaniel cacherait-il quelque chose ? James Sterling suppose que c’est simplement que le réceptionniste mulâtre est stupide… Quoi qu’il en soit, les Sterling récupèrent les clefs de leurs chambres respectives – ils n’ont aucun mal à les identifier. Chacun s’équipe d’un .38 et d’un .45, puis se rend dans sa chambre. Ils se donnent rendez-vous dans le hall – Donna a hâte de partir à la recherche de Jack

 

Quand Donna pénètre dans sa chambre, elle comprend aussitôt qu’on l’a fouillée. La plupart de ses affaires sont là, ses vêtements notamment, même si un peu en désordre, mais elle a la conviction qu’il lui manque certains objets, sans pouvoir vraiment les identifier. Elle se rend aussitôt dans la chambre de son père : James n’y avait pas du tout fait attention, empressé qu’il était de s’offrir enfin un bon cigare, mais sa fille y fait le même constat, elle est formelle. Elle remarque notamment que la serviette où son père range ses documents, et qui ne le quitte en principe jamais, ne se trouve nulle part ici. James est d’abord incrédule, mais les arguments de sa fille finissent par le convaincre. En fouinant dans la chambre de son père, Donna trouve une feuille égarée, qui a glissé sous le lit – et dont elle pense qu’elle provient de sa serviette : il s’agit d’un manifeste d’embarquement, portant sur une machine agricole, en provenance de l’usine Sterling de Mott Haven dans le Bronx, et devant être livrée à une entreprise du nom de Labadie Import/Export, qui se trouve sur les quais de Port-au-Prince ; la date d’arrivée estimée est le mardi 6 octobre – et James comprend aussitôt que cela correspond approximativement à la date à laquelle son fils Jack est arrivé à Port-au-Prince. Par ailleurs, l’industriel et sa fille savent pertinemment que les Industries Sterling ne fabriquent pas de matériel agricole…

 

Donna remarque aussi, à travers la porte entrouverte du petit cabinet de toilettes de la chambre de son père, que quelque chose est attaché au miroir. Elle va voir ce dont il s’agit…

… et c’est une carte… de tarot ? Mais un tarot très étrange, d’une sorte qu’elle n’a jamais vu… Quoi qu’il en soit, c’est l’arcane XIII : la Mort… La carte était fixée à l’envers. Donna la montre à son père, qui n’y comprend goutte. Sa fille suppose que la carte a été laissée là par ceux qui ont fouillé leurs chambres. Dirk, qui les a rejoints, avance que cela pourrait être une sorte de « signature »… James se demande s’il s’agit de quelque chose renvoyant à ce « vaudou » mentionné dans les notes du détective – mais il n’y connait absolument rien (Donna, par contre, a brièvement abordé le vaudou dans ses études d’anthropologie – mais sa mémoire aurait bien besoin d’être rafraîchie !). Dirk avait noté l’adresse d’une tireuse de cartes – Marie Jérôme, à Bel Air… Il pourrait être utile de lui rendre visite ? Tous ont la conviction que le temps presse – ils se changent prestement, et quittent l’hôtel.

 

Mais pour aller où ? Ils ont plusieurs pistes. Finalement, ils décident de se rendre tous à la Bibliothèque Nationale, où Donna, accompagnée de son père, fera quelques recherches sur divers sujets ; Dirk les y laissera et rendra visite de son côté à la cartomancienne Marie Jérôme.

III : BIBLIOTHÈQUE NATIONALE D’HAÏTI, PORT-AU PRINCE

 

 

La Bibliothèque Nationale est la plus grande et la plus riche bibliothèque de Port-au-Prince, et de tout Haïti. Cependant, elle demeure beaucoup moins fournie que d’autres institutions similaires de par le monde… Par ailleurs, la très grande majorité des documents que l’on peut y consulter sont en français ou en créole.

 

 

Avant de quitter les lieux pour rejoindre Marie Jérôme, Dirk Kessler, qui a ainsi que Donna la sensation d’être déjà venu ici, arpente les rayonnages pour voir s’il ne se rappelle rien de plus précis. Arrivé dans la section anthropologie, même si elle est plutôt du ressort de Donna, il s’arrête – et c’est comme si sa main était attirée vers un livre en particulier, qui s’intitule Sombres Sectes africaines, et qui est dû à un certain Nigel Blackwell.

 

Le détective demande à Donna si cela lui dit quelque chose, et c’est le cas : elle sait que c’est un livre assez récent, dû à un explorateur anglais, une sorte de compilation de notes de voyage en Afrique dans les années 1910, qui se focalise sur des cultes étranges aux noms colorés – la Langue Sanglante, le Rampant Qui Hurle, l’Horreur Flottante, etc. Elle sait aussi que très peu d’exemplaires en subsistent : c’était à la base un petit tirage, mais il y a autre chose à ce propos, qu’elle ne saurait préciser… Quoi qu’il en soit, mettre la main dessus n’a rien d’évident – et elle pense même qu’il ne figure pas dans les collections de la Bibliothèque Orne, à l’Université Miskatonic d’Arkham, où elle fait ses études. On ne peut l’emprunter, il faut le consulter sur place. Dirk laisse le livre à Donna, qui est la plus expérimentée dans ce domaine – mais quand l’étudiante veut ouvrir le livre… elle découvre qu’une carte de ce tarot étrange (à l’envers) fait office de marque-page :

 

Mais elle découvre aussi de la sorte un passage du livre marqué au crayon, avec en sus des notes dans la marge, qui sont de la main de Dirk ! Voici l’extrait mis en avant :

 

Et voici les notes marginales de Dirk :

 

James Sterling, qui lisait par-dessus l’épaule de sa fille, est intrigué par cette histoire de « troisième œil ». Cela lui fait aussitôt penser à la carte de tarot trouvée dans le cabinet de toilettes de sa chambre à l’Hôtel Oloffson. L’industriel se dit qu’il pourrait être utile de faire des recherches sur le tarot, et s'y essaye. Il ne trouve certes pas de choses très précises, notamment quant à l’interprétation des tirages, mais rassemble quelques généralités : ces cartes à jouer sont apparues au XIVe siècle en Italie, et sont souvent utilisées aujourd'hui pour lire l'avenir. Le jeu originel comprend 78 lames : les arcanes mineurs, qui sont des cartes numérotées avec quatre figures (roi, reine, cavalier, valet), et les arcanes majeurs, soit vingt-deux lames représentant des figures uniques. Il en existe de plusieurs types, mais le jeu le plus populaire aux États-Unis en 1930 est le Rider-Waite, publié pour la première fois à Londres en 1910. Voici la liste des arcanes majeurs :

 

Dirk a noté le nom des « Étangs Célestes ». Cela aurait-il un lien avec l’endroit où des fermiers les ont retrouvés, dans les collines à l’est de Port-au-Prince ? Mais ses recherches sur des atlas et des cartes ne donnent rien : aucun endroit en Haïti n’est désigné sous ce nom.

 

 

 

Donna, de son côté, suppose qu’il pourrait être intéressant de consulter les journaux, pour voir si des événements récents pourraient leur être liés. Les journaux haïtiens sont généralement écrits en français, mais quelques-uns ont également quelques pages en anglais depuis l’occupation américaine. C’est notamment le cas du Progrès d’Haïti – dans lequel l’étudiante trouve un article intriguant :

 

La lecture de cet article met Dirk très mal à l’aise… Cela paraît recouper ce qui leur est arrivé à la même date, à en croire les informations du Dr Alan Kelly. Le détective, qui réfléchit à haute voix, se demande si on ne les aurait pas retrouvés… morts ? James balaie cette remarque comme parfaitement idiote : il est bien vivant ! Et les autres aussi, à l’évidence. Donna suppose qu’il faut plutôt comprendre que les morts évoqués par l’article sont des personnes qui les avaient accompagnés dans cette région – mais qui exactement ? Il s’est en tout cas passé quelque chose de particulièrement horrible là-bas…

 

Donna a d’autres recherches à faire – l’étudiante en anthropologie est convaincue d’être déjà venue ici pour se renseigner sur le vaudou, et entend rafraîchir sa mémoire à ce propos. James l’approuve – c’est sa place, si les études qu’il lui paye peuvent miraculeusement aboutir à quelque chose d’utile… Lui irait bien se reposer à l’hôtel, en attendant. Mais sa fille s’insurge : il n’a donc rien à faire de la disparition de Jack ? Dirk ajoute que la demoiselle ne serait pas en sécurité, toute seule. L’industriel, piqué au vif, et infect avec tout le monde, grommelle qu’elle est armée, mais il reste finalement avec sa fille pour l’assister dans ses recherches, contraint et forcé. Mais tout ceci prend du temps, et ils ne peuvent pas continuer éternellement ainsi : Dirk, de son côté, ira voir la cartomancienne Marie Jérôme, comme prévu – à ceci près qu’ils ont maintenant deux cartes du tarot étrange, et non une seule… ce qui rend cette visite plus pressante. Il repassera ensuite chercher les Sterling à la Bibliothèque Nationale, et ils rentreront ensemble à l’Hôtel Oloffson.

IV : MARIE JÉRÔME, 87 RUE MACAJOUX, BEL AIR

 

 

Dirk Kessler, muni des cartes de tarot, se rend à l’adresse de Marie Jérôme, qu’il avait retrouvée dans ses notes – elle se trouve à Bel Air, au nord de Port-au-Prince, avant la Saline. Il a la surprise de se retrouver devant une boulangerie. Avant même qu’il ait le temps de se présenter, la boulangère, une femme noire à la forte corpulence, lui indique de la tête une porte donnant sur l’arrière-boutique, et lui fait signe d’y aller. Le détective s’exécute, et se retrouve dans une pièce d’allure bien différente, une sorte de petit salon très richement décoré.

 

 

Il s’y trouve tout un bric-à-brac de tentures, de cages de perroquets, etc. Une femme noire aux traits un peu émaciés, qu’il suppose être Marie Jérôme, y est installée...

... derrière une petite table en bois, gravée d’un pentagramme :

 

Le détective a à peine le temps de se demander s’il était déjà venu ici que la femme l’interpelle : « Mr Kessler ! Je ne pensais pas vous revoir de sitôt… Vous avez changé d’avis, pour ce qui est du tirage de cartes ? » Dirk est intrigué : ce n’est donc pas la première fois qu’il vient ? Bien sûr que non ! Il était venu lui poser des questions sur le vaudou… Les cérémonies, notamment – elle lui avait parlé de la Fet Guédé, très bientôt ; la fête des morts, les 1er et 2 novembre… « Ah, et Mr Northeast, du coup, vous êtes allé le voir ? » C’est elle qui lui avait donné l’adresse de l’anthropologue – mieux à même d’expliquer le vaudou à un Américain… Mais il n’en a aucun souvenir.

 

Mais il est… revenu, donc, pour parler d’autres choses – il a trouvé ces cartes de tarot, assez étranges, et… À peine les a-t-il posées sur la table en bois que la cartomancienne se lève avec un cri d’effroi ! Comment a-t-il récupéré ça ? Dirk l’explique, étonné par la réaction de son interlocutrice, qui lui dit que ces cartes sont « maléfiques » : il ferait bien de les détruire ! Ce n’est pas le « vrai » tarot, c’est autre chose – un très mauvais signe… Seules des personnes aux motivations très sombres les emploient. Elle refuse d’en dire davantage, opposant un « non » catégorique aux questions du détective, qui n’est pas à même de la persuader de se montrer plus conciliante – les personnes qui utilisent ce jeu, le détective ferait mieux de ne pas les rencontrer, elles sont dangereuses !

 

Le détective, la fois précédente, s’était montré très désagréable à l’encontre de son activité de cartomancienne, quand elle lui avait proposé de faire son tirage ; il avait dénigré le tarot, ces « bêtises de bonnes femmes »… Mais Marie Jérôme y voit la confirmation qu’un sort funeste est prêt à s’abattre sur son visiteur ! Et, comme pour se rassurer, elle bat son propre jeu de tarot. Dirk suppose qu’il pourrait effectivement être bienvenu de lui faire un tirage, tout compte fait… La cartomancienne le regarde, incrédule – mais elle reprend ses esprits : ça fera 1 $.

 

La cartomancienne bat ses cartes. Elle ferme les yeux en collant le paquet contre son sein ; puis : « Cinq cartes. Les loas me recommandent un tirage de cinq cartes… Le passé, le présent, le futur, l’obstacle, les conséquences. » Elle demande à Dirk de lui poser une question – ce qui pourra faciliter le tirage. Le détective n’hésite pas une seconde : « Où est Jack ? » Marie Jérôme réfléchit un instant, les yeux fermés, puis tire une première carte…

 

 

« Le passé… La Mort. Mais la Mort inversée. On se méprend souvent sur sa signification – d’autant qu’elle est ici inversée et associée au passé. Ici… L’inertie, le manque d’espoir. Vous êtes dans une impasse… Vous ne savez pas quoi faire. Vous avez perdu quelque chose de très important. Mais il y a autre chose… Cette carte est peut-être bénéfique, oui, en fin de compte. Vous avez trouvé un moyen de vous débrouiller. Malgré la perte, malgré la tentation de l’inertie, le manque d’espoir. Vous avez trouvé quelque chose. » Marie Jérôme tire la deuxième carte…

« Le présent… Le Diable. Inversé, également. Une autre carte sur laquelle on se méprend souvent. Ici, c’est peut-être une bonne carte – surtout après la Mort inversée. L’esprit clair, serein ? L’intellect domine les instincts, les émotions. Mais ça n’est pas sans risque, en même temps. Les intuitions, les émotions, pourraient mettre fin à cet état de clairvoyance très particulier. Quoi qu’il en soit, c’est votre situation présente. Nous allons tirer la troisième carte… »

« Le futur… Le Pendu, inversé. L’égoïsme, l’égocentrisme… Se débarrasser de ses peurs pour vaincre, ne pas rechigner au sacrifice, y compris de soi-même, pour le bien commun. Vous cherchez quelqu’un. » Dirk approuve aussitôt. « Ce quelqu’un est la cause de vos problèmes actuels. Le futur… Il faudra peut-être le laisser partir, en définitive. » Le détective est perplexe : le laisser partir ? « Ça n’est pas très clair. Aussi bien, il pourrait s’agir de vous débarrasser d’une partie de vous-même… Je pense que les dernières cartes nous éclaireront davantage. Quatrième carte… »

« L’obstacle. Dix de Bâtons, inversé. La trahison. La perte. Le mensonge… Mais… Oui, avec les autres cartes, c’est plus clair : vous vous mentez à vous-même. Et cela pourrait vous conduire à votre perte. Pour vaincre, il faudra mettre un terme à l’illusion. Voyons la dernière carte, les conséquences… »

« Dix d’Épées. Droit, cette fois. Hum… La douleur, l’angoisse aussi. Vous tomberez au plus bas. Mais il y a… comme une résonance. Je crois que… le pire sera passé… et un plus grand bien pourra être accompli. La vérité, d’une manière ou d’une autre, résultera de l’abandon. Et peut-être… Peut-être ! Peut-être cela débouchera-t-il sur le succès. »

 

Dirk est sceptique : ça n’est pas très clair… « Ça ne l’est jamais, Mr Kessler. Mais les loas m’ont guidé dans ce tirage, et, ma foi… Vous savez, l’activité de la cartomancienne, ce n’est pas forcément de prédire le futur. Cela peut être de donner les clefs pour que quelqu’un construise son futur. Et je crois vous avoir donné ces clefs. Je crains de ne pas pouvoir en faire plus pour vous. » Dirk le comprend. Il prend congé, en remerciant Marie Jérôme, et retourne à la Bibliothèque Nationale d’Haïti.

V : BIBLIOTHÈQUE NATIONALE D’HAÏTI, PORT-AU PRINCE

 

 

À la Bibliothèque Nationale d’Haïti, les recherches de Donna Sterling sur le vaudou avancent – si son père ne lui est pas d’un grand secours. Cela demande du temps, mais elle rassemble plusieurs éléments qui lui permettent de mieux appréhender la réalité du vaudou haïtien.

 

 

 

Je donne aux joueurs l’accès à une aide de jeu essentiellement personnelle sur le vaudou, comprenant des généralités sur cette foi, et un lexique des termes les plus essentiels et des divinités les plus connues.

 

 

James Sterling s’est bien vite lassé de toutes ces recherches auxquelles il ne comprend rien – il se met à déambuler entre les rayonnages, sans véritable objectif. Depuis leur arrivée en ces lieux, il constate que nombre d’usagers sont venus faire leurs propres recherches. La plupart sont des Noirs ou des mulâtres. Le racisme instinctif de James, mais à vrai dire tout autant celui de Donna, s’il est plus discret, font qu’ils ne se sentent pas très à l’aise… Ils ne peuvent identifier personne qui aurait un comportement agressif, mais le sentiment persiste – et s’aggrave.

 

Donna a bientôt le sentiment d’être observée. Quand elle lève les yeux des ouvrages qu’elle compulse, elle remarque systématiquement quelqu’un qui semble la fixer, et qui détourne aussitôt le regard. Ce quelqu’un change à chaque fois… Les intentions de ces curieux ne sont pas forcément hostiles, mais le malaise s’accroît.

 

James également constate ce petit jeu. Autrement plus direct que sa fille, il s’avance avec détermination auprès d’un de ces observateurs, qu’il a pris sur le fait : « Qu’est-ce qu’il y a ? On vous dérange ? » Le jeune homme mulâtre lève les yeux, d’abord l’air agacé par cet Américain qui vient l’ennuyer quand il a du travail… mais il regarde bientôt James avec des yeux exorbités – son regard est celui d’un homme terrorisé ! Il recule sur sa chaise… James est plus agressif que jamais : « C’est quoi, votre problème ! » L’homme qu’il prend à parti se lève brusquement et se précipite vers la sortie, pris d’une peur panique ! Mais l’incident ne semble pas susciter l’attention des autres usagers de la bibliothèque…

 

James a alors la sensation d’avoir quelque chose d’humide dans ses poches de pantalon. Il les palpe… C’est poisseux. Quand il sort les mains de ses poches, il constate qu’elles ruissellent de sang ! Et Donna vit exactement la même expérience au même moment… L’étudiante remarque en même temps qu’il y a subitement beaucoup moins de monde dans la bibliothèque : tous ces Noirs et ces mulâtres qui les observaient… ont disparu ? Le père et la fille se regardent mutuellement… et constatent qu’ils dégoulinent de sang tous les deux. Mais il y a autre chose qui les terrifie bien davantage : ils n’ont pas de visages ! Chacun a comme un grand ovale noir en lieu et place de la tête !

 

James bredouille : « Ce connard de Kessler… avait raison ? » Son regard est attiré par un miroir – et il constate qu’il a lui-même ce grand ovale noir à la place de sa tête, tandis que le sang ruisselle sur le reste de son corps… Le père et la fille commencent à hurler de conserve – puis sombrent dans le noir le plus total.

 

 

VI : HÔTEL OLOFFSON

 

 

Dirk Kessler également a sombré dans l’inconscience, sur le chemin du retour ! Il se réveille dans sa chambre à l’Hôtel Oloffson, de même que James et Donna Sterling. Ils sont tous couchés dans leurs lits respectifs, en pyjamas, sans la moindre idée de comment ils sont revenus là... Pas la moindre trace non plus du sang qui poissait les vêtements des Sterling.

 

 

James se rue à la réception, où Nathaniel est à son poste. L’industriel, visiblement sous le coup de la panique, lui demande la date en bredouillant, et le jeune mulâtre, intrigué, lui répond qu’ils sont le vendredi 31 octobre, bien sûr… « Vous voulez prendre le petit déjeuner ? » Mais James a d’autres idées en tête – pris d’un rire dément, il crie presque : « La veille de la Toussaint ! Bien sûr ! » Nathaniel, très mal à l’aise, suggère qu’ils pourraient prendre leur petit déjeuner dans leurs chambres, avec le room service… « Vous lisez dans mon esprit… » lui répond James.

 

Les investigateurs se retrouvent tous dans la chambre de Dirk. James leur indique la date. Ils font le point sur leurs trouvailles respectives – et sur l’expérience qu’ils ont vécue (Dirk n’a pas eu de vision de son corps ruisselant de sang ou de son visage disparu – mais il raconte la séance de tirage de tarot). Ils se perdent en conjectures… Donna se demande s’ils n’ont pas été drogués – à l’hôpital, peut-être ? James se calme petit à petit – c’est sans doute un effet du climat tropical, auquel ils ne sont pas habitués…

 

Quoi qu’il en soit, Donna considère qu’ils ont assez perdu de temps avec des tireuses de cartes, ce genre de choses : il est bien temps de consulter un vrai scientifique, le Dr Bruce Northeast ! Ce nom n’est pas inconnu de l’étudiante en anthropologie – elle ne connaît pas plus que ça ses travaux, mais sait que c’est un anthropologue australien, attaché à l’Université d’Adélaïde – quelqu’un de sérieux, qui s’intéresse aux religions et spiritualités. Dirk ne serait pas étonné de découvrir qu’ils lui avaient déjà rendu visite, après ce qui s’est passé chez Marie Jérôme

VII : BRUCE NORTHEAST, 50 RUE PACOT, PACOT

 

 

L’adresse de Bruce Northeast se situe à Pacot, au sud-est de Port-au-Prince. Il s’agit plus précisément d’un « bungalow » à un étage, relativement coquet, plutôt excentré par rapport à la rue (le premier voisin est à bien cent mètres), et entouré de végétation tropicale.

 

Quand les investigateurs gagnent la véranda, ils voient qu’un coq décapité a été pendu à la porte d’entrée, son sang s’étant écoulé par terre. Dirk Kessler sait qu’il s’agit d’une offrande traditionnelle à Baron Samedi – ce que confirme aussitôt Donna Sterling, qui fait part à ses compagnons de ce qu’elle sait plus généralement du vaudou. La première carte de tarot qu’ils avaient trouvée évoquait immanquablement Baron Samedi, mais le troisième œil au milieu du front ne correspond pas à l’iconographie traditionnelle du célèbre loa petro. Dirk constate que la porte a été forcée : la serrure est défoncée, et la porte de guingois.

 

À l’intérieur, le grand salon a été complètement retourné – les meubles ont été renversés, le sol est jonché de livres et de cahiers. Un escalier mène à l’étage, mais, pour l’heure, les investigateurs restent au rez-de-chaussée. Fouiller avec précision demanderait des heures, dans ces conditions, mais Dirk remarque rapidement que les murs et les meubles portent régulièrement les traces de coups assénés avec une grande lame – comme une épée, ou une machette, peut-être. Quant aux Sterling, qui s’intéressent plus particulièrement au bureau de Bruce Northeast, ils trouvent rapidement les livres que l’anthropologue étudiait quand on a retourné la pièce ; trois éléments attirent leur attention, et d’abord ce qui est vraisemblablement le journal intime de Northeast :

 

Le journal comprend suffisamment d'indications pour localiser les « Étangs Célestes », dans les collines à l'est de Port-au-Prince. Une feuille est glissée en guise de marque-page ; il s'agit de l'adresse, à Port-au-Prince, d'une certaine « Mama Joséphine », une mambo très appréciée des autochtones ; son nom revient régulièrement dans les dernières pages du journal, Bruce Northeast semble l'avoir consultée à plusieurs reprises tout récemment.

 

Les Sterling trouvent également un manuscrit en arabe, accompagné d’un autre livre cette fois en anglais, et intitulé Le Messager masqué – il s’agit de la traduction anglaise, par Samuel Colbridge, révisée et annotée par Rudolph Pearson, d'un original en arabe (marocain) datant du début du XVIIIe siècle et dû à une femme du nom de Sharinza ; tout laisse supposer qu’il s’agit bien du manuscrit arabe trouvé à côté. Il n’est guère difficile d’y trouver dès lors le passage mentionné dans le journal de Bruce Northeast, « la Fable du Guerrier Ashanti » :

 

 

Les investigateurs montent alors l’escalier menant à l’étage. Une odeur infecte stagne – une odeur de décomposition… en provenance du cadavre démembré d’un homme blanc, étendu sur le lit. James est pris de nausée, il ne peut pas s’approcher davantage – la chaleur aggrave encore l’odeur de pourriture. Donna et Dirk tiennent mieux le choc, et s’approchent – là aussi, des meubles ont été renversés et des livres jonchent le plancher : Mondes imaginaires et démence, L’Île magique de Seabrook… et bien d’autres.

 

Mais Dirk et Donna ont l’impression… que le cadavre est animé ? En tout cas, il y a du mouvement sous les draps. Le détective s’approche du lit, contemplant les membres arrachés de la victime, sa tête tranchée. Il retire les couvertures, qui révèlent le tronc du cadavre – percé de part en part. Et de ces trous jaillissent… des dizaines de tarentules ! Dirk ne s’était pas montré très prudent, et il est la victime de plusieurs morsures – extrêmement douloureuses, si elles ne sont pas mortelles… Les araignées se dispersent à l’étage – les Sterling s’en vont sans plus attendre, bientôt suivis par Dirk qui souffre le martyre…

 

VIII : DANS LES RUES DE PORT-AU-PRINCE, AUX ENVIRONS DU GRAND CIMETIÈRE

 

 

Les investigateurs mettent de la distance entre le bungalow de Bruce Northeast et eux – mais Dirk Kessler et James Sterling ne sont pas au mieux de leur forme. Ce qu’ils y ont trouvé a de quoi les mettre mal à l’aise… Mais que faire maintenant ? Ils y réfléchissent en s’abritant d’une violente averse. Ils ont la localisation des Étangs Célestes… Le détective semble disposé à s’y rendre – James plus encore : son fils se trouverait là-bas ! Et en grand danger ! Donna est moins partante : ce n’est pas tout près, et ils ne savent pas ce qu’ils vont trouver là-bas… Et, d’après le journal de Bruce Northeast, la cérémonie doit avoir lieu dans deux jours ? Ils ont d’autres pistes – celle de Labadie Import/Export, notamment ; peut-être le dernier endroit où on a vu Jack Sterling avant sa disparition ? Mais son père y voit une perte de temps… Il y a aussi la mambo Mama Joséphine, dont ils ont trouvé l’adresse chez l’anthropologue ; ils se décident finalement pour cette dernière, et s’y rendent à pied.

 

L’adresse se situe au sud-ouest de Port-au-Prince, vers Léogâne – au-delà du Grand Cimetière de Port-au-Prince, en longeant la ville par le sud. Dans les environs du cimetière, il y a foule : les fidèles préparent avec entrain la Fet Guédé, qui doit commencer officiellement le lendemain et durer deux jours. Le Grand Cimetière est le principal point de ralliement de Port-au-Prince pour cette fête dédiée à Baron Samedi et aux Guédé.

 

 

Et, alors qu’ils sont amenés à fendre la foule, Dirk a la conviction qu’ils sont suivis. Il le suspectait déjà auparavant, mais il en est maintenant certain – en fait, il suppose que deux types d’individus différents guettent leur trajet – des Blancs qui se relaient régulièrement et qu’il suppose être des agents du BRN, mais aussi, depuis peu, des Noirs dont le comportement n’a pas grand-chose à voir, et qui sont sans doute moins habitués à cette tâche. Dirk y prend garde, mais fait celui qui n’a rien remarqué, tout en en informant James et Donna.

 

La foule devient toujours plus dense. Les agents du BRN, qui se voient comme le nez au milieu de la figure, préfèrent lâcher l’affaire – mais les investigateurs sont toujours suivis par l’autre groupe, ou du moins Dirk le suppose-t-il : avec tout ce monde, c’est difficile à dire… Mais cela semble se confirmer : un de ces hommes, aux vêtements très sales, s’approche, il les a clairement en vue.

Dirk le signale à James, et prend du champ – mais les Sterling ont une autre idée : James, ayant identifié le suiveur, décide bien au contraire d’avancer dans sa direction – la main sur la crosse de son revolver. Arrivé au niveau de l’indélicat, l’industriel lui lâche sur un ton très hostile : « Il y a un problème ? » Le Noir est étonné, mais il passe à côté de James, et lui murmure, dans un anglais approximatif : « Bon sang, mais qu’est-ce que vous foutez ! Métraux y va pas garder ces caisses pendant trois mille ans ! » James ne sait pas de quoi il parle. Le Noir lui dit : « Métraux ! Labadie Import/Export ! » Mais James s’en moque, il n’a qu’une chose en tête : « Où est Jack ? » Le docker ne répondant pas, l’industriel repose la même question, sur un ton haché. L’autre dit ne pas savoir ce qu’il en est – il n’est qu’un messager ; mais il poursuit : « Faut s’occuper des caisses ! Sinon y va tout balancer à la flotte ! Les Yanks y flairent le coup ! » James veut l’intimider, il lui crie au visage – et lui crache à la face ! L’homme n’est pas le moins du monde impressionné, mais visiblement furieux, et balance un bon coup de poing en pleine figure à James ! Et il paraît prêt à continuer – d’autant que, dans la foule tout autour d’eux, d’autres ont vu l’Américain cracher à la figure de l’Haïtien, et sont tout disposés à prendre le parti de l’agressé… James est ulcéré : « Mon garçon, je vais te faire un deuxième trou de balle ! » Et il dégaine son revolver .45 ! L’homme se recule, les yeux exorbités : « L’est complètement dingue ! » Et il prend la fuite dans la foule… Or des dizaines de personnes fixent James, certaines effrayées, mais beaucoup plus sont en colère… Dirk vient attraper James et l’emmène rapidement à l’écart, Donna les suivant. Puis ils contournent le Grand Cimetière par le sud, pour ne plus subir la menace de la foule. Une fois qu’ils se sont repris, ils reprennent la direction de l'adresse de Mama Joséphine.

 

À suivre…

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The Outsider, de Gou Tanabe

Publié le par Nébal

The Outsider, de Gou Tanabe

TANABE Gou, The Outsider, [The Outsider アウトサイダー], d’après H.P Lovecraft, Anton Tchekhov et Maxime Gorki, traduction [du japonais par] Fédoua Thalal, Grenoble, Glénat, coll. Seinen Manga, [2002, 2004-2005, 2007] 2009, 224 p.

LOVECRAFT ET... COMPAGNIE ? (PAS EXACTEMENT NÉGLIGEABLE)

 

Étrange synchronicité (ou complot anti-nébalien) : à peu près à la même époque, vers décembre dernier, deux lectures parallèles m’ont en même temps incité à me pencher sur l’univers du mangaka Tanabe Gou… et plus précisément sur ses adaptations de Lovecraft. Le nom m’est apparu tout d’abord dans l’article de Jérôme Dutel « Dessiner celui qui est d’ailleurs : une étude autour de Lovecraft et la bande dessinée », dans Lovecraft au prisme de l’image, recueil critique édité par Christophe Gelly et Gilles Menegaldo, article dans lequel l’auteur compare plusieurs adaptations en BD de la nouvelle de Lovecraft « Je suis d’ailleurs » (« The Outsider » en VO), et réserve en définitive une bonne note à cette adaptation japonaise dont je n’avais alors jamais entendu parler.

 

Puis, dans le n° 4 de la revue Atom, lu un peu après, figurait une interview de l’auteur, assortie de quelques critiques de ses œuvres publiées – et j'ai ainsi appris que Tanabe Gou avait remis ça avec Lovecraft : bien loin de n’avoir adapté que « Je suis d’ailleurs », il lui a par la suite consacré six autres volumes (dont une adaptation en trois tomes des Montagnes Hallucinées) ; et les dessins illustrant l’interview étaient plus qu’alléchants…

 

À ce stade, il me fallait lire ça, forcément – enfin, The Outsider, car les autres titres lovecraftiens n’ont pas encore été traduits (mais ça serait prévu) ; on trouve quelques autres BD de l’auteur en français, notamment Kasane, en deux tomes, un récit d’horreur là encore, et Mr Nobody, en trois tomes, sorte de thriller architectural (?). Mais le titre ne doit pas tromper : le présent volume est un recueil d’histoires courtes – « The Outsider » n’est que la première de ces histoires, et fort brève. Le reste s'éloigne passablement de Lovecraft, puisque, au sommaire, se trouvent également une nouvelle de Tchekhov, « La Maison à mezzanine », et une autre de Gorki, « Vingt-six gars et une fille » ; puis, retour à l’horreur, une histoire cette fois originale en cinq parties, « Ju-ga ».

 

GAMMES ET OBSESSIONS

 

Cette étonnante table des matières a ses explications – car The Outsider est en fait, d’une certaine manière, un volume d’apprentissage : littéralement, Tanabe Gou y fait ses gammes… L’auteur est repéré en tant que dessinateur, avec un style assez personnel, qui rompt pour partie avec les codes du manga, et a certains côtés « européens », notamment (pas seulement : dans l’interview d’Atom, on évoque aussi à bon droit Bernie Wrightson, par exemple). Mais, de son propre aveu, Tanabe Gou n’est pas scénariste, et même, il ne sait pas raconter des histoires… Son éditeur d’alors (dans la revue Monthly Comics Beam, semble-t-il assez ouverte à l’expérimentation, et ce n’est pas pour rien qu’elle l’avait repéré) l’engage à adapter des nouvelles pour travailler les mécanismes de la narration.

 

Intéressé par la littérature russe, Tanabe sélectionne d’abord une nouvelle de Gorki, puis une autre de Tchekhov ; mais il goûte aussi l’horreur, et choisit d’adapter une nouvelle de Lovecraft (j’ai cru comprendre qu’il ne le connaissait pas forcément plus que ça jusqu’alors) – et, en parallèle puis un peu après, il livre les cinq épisodes de « Ju-ga », une histoire originale cette fois, mais également dans une veine horrifique, qu’il cultivera prioritairement par la suite.

 

Mais ce sommaire n’est pas forcément si incongru ou a fortiori incohérent qu’on pourrait le croire : les quatre histoires, chacune à sa manière, traitent au moins pour partie des mêmes thèmes, obsédants, que sont la solitude, et les démons intérieurs ; et l’idée que l’art a à faire avec ces difficultés, et permettrait éventuellement de les exorciser, est également récurrente, « Ju-ga » en constituant la matérialisation la plus franche.

 

Dans l’absolu, c’est une approche plutôt intéressante. Seulement voilà : il s’agit bien d’un auteur qui apprend. Pas d’un génie qui brille d’emblée sur tous les plans. Au contraire, il se confronte à ses faiblesses. Et le résultat est plus ou moins convaincant – à vrai dire assez peu, voire plutôt pas, en ce qui me concerne… Essayons de voir pourquoi, en envisageant successivement les différents récits constituant ce recueil.

 

LE LABEUR DANS LA CAVE

 

Les trois adaptations, dans cette compilation, figurent dans l’ordre inverse de leur réalisation. Il me paraît plus intéressant, toutefois, de les envisager ici dans ce dernier. Et je commencerai donc avec les adaptations de Gorki et Tchekhov… sachant que je ne connais quasiment rien à la littérature russe (cela fait des années que je me dis qu’il faut que j’y remédie, mais ça ne s’est jamais fait), et, honte sur moi, je n’ai notamment jamais rien lu de ces deux immenses auteurs en particulier. Bouh...

 

Maxime Gorki, donc, avec « Vingt-six gars et une fille », qui paraît en revue en 2002. Chassez toute image parasite de Jean Dujardin (pardon, vraiment, pardon), on fait ici dans une ambiance glauque, avec un côté un peu surréaliste-bizarre (mais sans doute aussi engagé), qui m’évoque pas mal le contemporain Kafka (lui, je l’ai beaucoup pratiqué, par contre).

 

Des « prisonniers » préparent du pain comme sur une chaîne de montage, dans une cave tant qu’à faire. Chaque jour, une charmante jeune fille vient leur réclamer du pain – elle est littéralement leur rayon de soleil. Mais voici qu’un nouveau mitron (hiérarchiquement leur supérieur, au point où l’on croit tout d’abord passer d’une classe à l’autre, mais peut-être pas au point de passer des exploités aux exploiteurs ?), un ancien soldat (dit-il ?) fantasque et arrogant, parfaitement détestable, et si fier de ses innombrables conquêtes amoureuses, est mis au défi par les prisonniers de faire la démonstration de ses talents sur la jeune fille…

 

Des trois adaptations, celle-ci, qui est donc la plus ancienne... est à mon sens et de loin la plus réussie. Le dessin est travaillé, dans un style personnel qui ne manque pas de faire de l’effet – notamment, le labeur des prisonniers a quelque chose qui évoque une forme d’enfer concentrationnaire, à même de glacer le sang, et qui traduit en même temps l’ambiguïté de la condition des boulangers ; la jeune fille est effectivement rayonnante, le mitron parfaitement ridicule et insupportable.

 

La farine prend (pardon), et le récit fonctionne – je ne peux pas dire quoi que ce soit de la qualité ou de la fidélité de l’adaptation, mais, oui, c’est globalement une réussite, prise en tant que telle. Et, sans être un récit d’horreur à proprement parler, pas le moins du monde même, il en reprend certains codes, avec pertinence.

 

L’ARTISTE PARLE TROP (?)

 

Il n’en va pas de même pour la nouvelle d’Anton Tchekhov « La Maison à mezzanine » (2004), cette fois totalement détachée de l’horreur…

 

Nous y voyons une sorte d’amour impossible, où N., le séducteur/séduit, un peintre porté sur l’histrionisme et la provocation à peu de frais, s’aliène avec sa philosophie (ou peut-être plus exactement en jouant son rôle par réflexe) la sœur aînée de son aimée, tellement bonne, engagée, charitable qu’elle en devient également horripilante. Le narrateur ruine ainsi jusqu’à la simple possibilité d’approcher l’aimable et pure cadette, Missiou, et ne s'en relèvera jamais vraiment.

 

Cette nouvelle est semble-t-il très connue en Russie – sa dernière phrase y a intégré le langage courant, nous dit-on. Hélas, cette adaptation ne me paraît pas du tout fonctionner… et a suscité au mieux mon indifférence, plus probablement mon rejet.

 

Le dessin y a sa part, plus que conséquente – et c’est ennuyeux, au regard des principes de ce recueil : la proposition graphique n’est sans doute pas aussi « évidente » que pour la nouvelle de Gorki, mais, si l’usage du noir (récurrent, forcément) produit occasionnellement quelques réussites comparables, dans la figuration très abstraite des décors extérieurs, j’ai le sentiment que Tanabe Gou ne sait pas vraiment quoi faire de ses personnages – et il pèche notamment pour ce qui est de la caractérisation ; à vrai dire, je leur trouve à tous sans exception un air de batracien, et le « masque d’Innsmouth » n’est pourtant guère à sa place ici…

 

La narration pèche tout autant, notamment quand le peintre, qui est donc aussi le narrateur, expose ses idées provocantes : le texte envahit alors les cases, au point de réprimer le dessin – d’une certaine manière, c’est pertinent, puisque c’en devient aussi horripilant que ça l’est, probablement, aux oreilles de la sœur de Missiou qui entend ces fadaises, mais la tentative graphique rate pourtant son coup, en se montrant simplement fatigante et… moche.

 

Comme l’est globalement chaque page de cette adaptation, hélas. Le moment le plus faible de ce recueil à mes yeux. De loin.

 

LE MONSTRE EST À L’INTÉRIEUR

 

Et on en arrive à « The Outsider », de H.P. Lovecraft – un pas de plus vers l’horreur, donc, devenue par la suite le genre de prédilection de l’auteur (qui dit avoir été inhabituellement content de son travail à l’occasion de cette adaptation – un bref commentaire suit en effet chaque histoire de ce recueil, sur un ton morne qui colle comme un gant à ce que l'on entrevoit de l'auteur...).

 

« Je suis d’ailleurs », comme on la connaît de par chez nous, est une nouvelle très particulière dans la bibliographie de Lovecraft – une allégorie étouffante, particulièrement casse-gueule à adapter. Bizarrement, le défi représenté par cette histoire n’en a que davantage incité bien des auteurs à tenter de le faire… Je vous renvoie à l’article de Jérôme Dutel précité, et, pour ma part, c’est au moins (au moins...) la troisième adaptation BD que j’en lis, après celles de Horacio Lalia et d’Erik Kriek… qui ne m’avaient pas vraiment convaincu (sauf erreur, Alberto Breccia n’a pas adapté cette histoire dans son extraordinaire Les Mythes de Cthulhu ? C’est en tout cas un illustrateur d’un tout autre calibre…).

 

L’approche de Tanabe est probablement bien plus intéressante que ces deux versions – parce qu’il s’approprie davantage le texte, et il a raison. En fait, il se permet même de « tricher », en sortant de la seule « vue subjective » couramment associée à ce récit : nous voyons l’ « Outsider », nous ne voyons pas à travers ses yeux ; or cet « Outsider », représenté ainsi vu de l’extérieur, n’a rien de l’horrible créature que nous savons. De toute façon, cette version met à mal le fameux twist de la nouvelle (qui ne surprend plus personne depuis fort longtemps)… d’autant plus que ce volume lui réserve les honneurs de la couverture ! (Avec un sympathique effet de miroir, eh, forcément, qui ne transparaît pas dans l’illustration de cet article.) Ça n’est en rien un problème – en fait, cette « tricherie », que je ne devrais sans doute pas qualifier ainsi, est tout à fait intéressante, car elle rajoute une couche de sens au récit de l’ « Outsider », différent peut-être de ce que l’on trouve chez Lovecraft, mais qui fait probablement mouche, d’une autre manière, peut-être plus juste d’ailleurs, au regard des préoccupations du dessinateur (mais il serait également tentant de revenir en définitive à Lovecraft et à ce qui l'avait motivé à écrire cette nouvelle à part).

 

Cependant, je n’ai pas été véritablement convaincu, en dépit de ces choix dans l’absolu assez pertinents. Tanabe Gou dit avoir consacré beaucoup de temps au dessin de cette adaptation par ailleurs assez brève, mais il m’a plus ou moins emballé – l’usage du noir, bien plus marqué que dans les deux récits précédents, produit certes des moments oppressants, mais l’ensemble m’a plutôt indifféré, une fois de plus, et, pour le coup, la dose peut-être supplémentaire de codes du manga quand il s’agit de représenter le narrateur, pertinente dans le fond, m’a paru rater son coup dans la forme.

 

Cependant, le vrai problème dans cette adaptation, à mes yeux, réside dans la narration : d’une part, tout cela me paraît aller bien trop vite ; mais, surtout, ce rythme et au moins autant sinon plus le texte de la BD confèrent au récit un côté finalement très prosaïque, qui me parait louper le coche. La nouvelle de Lovecraft déploie un style ultra-chargé – qui peut très légitimement écœurer, mais qui est pourtant très à propos dans cette allégorie plus qu'appuyée, a fortiori quand elle tombe sous les yeux d’un ado porté sur le romantisme sombre, comme votre serviteur et sans doute un certain nombre d’autres : qui a découvert « Je suis d’ailleurs » dans ces conditions s’en souviendra probablement toute sa vie. La figuration du narrateur va pourtant dans ce sens – et si, dans le recueil, « The Outsider » précède « La Maison à mezzanine », en y revenant, notre goule dépressive a bien quelque chose du peintre N. Et c'est très juste. Mais le ton ne convient pas – il y manque l’emphase lovecraftienne ; on peut trouver le style du gentleman de Providence lourdaud, de manière générale, et c’est bien naturel, mais il a rarement été aussi à propos que dans ce texte précisément. Le prosaïsme de l’adaptation, à mon sens, en atténue considérablement l’effet. Avis qui n’engage que moi, et je ne sais pas si la traduction y a eu sa part.

 

En tout cas, quelles qu’en soient les raisons, cette adaptation m’a globalement laissé… oui, indifférent, une fois de plus. J’y reconnais de bonnes idées, il y a de belles cases, un beau noir envahit les pages, mais je trouve que ça ne fonctionne pas vraiment.

 

LE DESSIN COMME EXORCISME

 

« The Outsider » paraît en revue en avril 2004 – un mois seulement après « La Maison à mezzanine », et on a pourtant l’impression qu’il s’est passé bien plus de temps entre les deux, d'une approche passablement différente. Mais, dès février, Tanabe avait publié dans la même revue le premier épisode de « Ju-ga », une histoire originale cette fois, et quatre autres épisodes suivront durant cette même année et la suivante.

 

Dans ses thématiques, cette « fausse série » s’avère en fin de compte très proche des trois adaptations : le thème récurrent de la solitude y est très appuyé, mais aussi l’idée du dessin comme permettant d’exorciser ses démons intérieurs – ceux qui ruinent la vie aussi bien des « prisonniers » boulangers que du peintre N. et de l’ « Outsider ». Le recueil, finalement, est donc bien plus cohérent qu’il n’en donne tout d’abord l’impression.

 

Et ce même si l’histoire de « Ju-ga » semble tout d’abord prendre le contrepied de ce qui précède – ces histoires russes et américaine, même si leur encrage, pardon, ancrage dans la réalité est globalement assez limité (sauf éventuellement pour Tchekhov, et encore, mais les deux autres sont à ce stade hors-concours). Le cadre est cette fois bien défini, bien précisé, historique, et japonais : nous sommes durant l’ère Kyôhô (1716-1735, donc pendant l’époque d’Edo), une période difficile, où la famine, notamment, fait des ravages. Et nous suivons un moine itinérant du nom de Gibon Gensho, lequel pratique l’art du « ju-ga », soit une peinture magique qui capture les démons (littéralement : ils ne sont pas, ou pas seulement, de caractère allégorique), afin de libérer de leur emprise des individus qu’ils ont poussé au crime.

 

Un aspect intéressant du récit est d’ailleurs la compassion très poussée du moine, qui offre ainsi une échappatoire à des personnages ayant commis des atrocités : nulle envie pour lui de les sanctionner, de les sermonner, de les précipiter en enfer ou que sais-je – ce n’est pas son office et il n’est pas du genre à mettre en avant leur culpabilité ; ce sont les démons qui ont fait le mal… Je ne saurais dire quels sont les sutras que le bonze répète sans cesse en accomplissant sa mission, mais je suppose que cette manière de voir les choses doit beaucoup à certains courants de l'amidisme, qui offrent le salut à tous, même aux pires criminels.

 

Maintenant, ce postulat en tant que tel très intéressant… n’est pas forcément développé de la manière la plus adroite. Ces cinq « épisodes », très brefs par ailleurs, racontent en gros chaque fois la même histoire, et ne s’embarrassent d'ailleurs guère de texte. Clairement, le scénario n’est pas l’atout majeur de « Ju-ga »…

 

Non. C’est le dessin. Parce que, si le premier épisode de « Ju-ga » a été publié avant « La Maison à mezzanine » et « The Outsider », on a l’impression qu’il s’agit de tout autre chose, de bien plus tardif et mur – voire carrément d’un autre dessinateur. Et là, pour le coup, le dessin est vraiment brillant de bout en bout.

 

Du moins, sur le plan purement esthétique… Le trait de Tanabe est beaucoup plus personnel (s’agissait-il, en fin de compte, de se libérer de l’exercice de l’adaptation littéraire, qui avait des effets pervers ?), et les pages sont de toute beauté – incomparablement plus denses que dans les trois histoires qui précèdent, mais aussi plus nerveuses, avec un usage appuyé du noir et des hachures, dans une structure de mise en page plus complexe, qui produit des merveilles. Notamment dans les séquences les plus surréalistes, quand l’art de Gibon Gensho révèle les démons dans toute leur horreur, pour les emprisonner ensuite sur le papier. Cela peut faire penser aux déformations coutumières dans certaines BD de Itô Junji, comme Spirale (BD d'ailleurs passablement lovecraftienne en définitive, d'un auteur qui n'a jamais caché cette source d'inspiration), mais avec quelque chose de… eh bien, de plus « artiste ». Et c'est ainsi que, finalement, via ces visions d'horreur, on revient bel et bien à Lovecraft, ce qui ne coulait pas forcément de source. C’est dans ces pages, en fait, que j’ai vraiment retrouvé ce qui m’avait séduit dans l’interview d’Atom, et qui annonçait Kasane ou les adaptations de Lovecraft réalisées plus récemment.

 

C’est très beau, très fort… mais aussi passablement fouillis, pas des plus évident à suivre. Du coup, j’ai eu l’impression, au sortir de ce recueil… que l’exercice suggéré par l’éditeur de Tanabe Gou n’avait pas porté ses fruits ? C’est en se libérant des adaptations que l’auteur livre son style graphique le plus personnel et enthousiasmant. Mais, à ce stade, je crains qu’il ne sache pas plus qu’au début raconter une histoire… Tanabe Gou fait alors davantage l’effet d’un illustrateur, et non d’un auteur de BD – et c'est paradoxalement l'exercice de l'adaptation, puis sa mise à distance, qui le révèlent ; car illustrer un texte, et l'adapter en BD, sont en fin de compte deux exercices très différents.

 

LES LIMITES DE L’EXERCICE

 

Du coup, globalement, The Outsider ne m’a pas convaincu. « Vingt-six gars et une fille », la plus ancienne des BD ici rassemblées, me paraît en tant que telle la meilleure. « La Maison à mezzanine » est ratée, « The Outsider » se partage entre bonnes idées et autres beaucoup moins bonnes, pour un résultat en demi-teinte. Mais le dessin de Tanabe Gou ne brille véritablement que dans « Ju-ga »… alors même que cette « histoire » originale fait la démonstration de ce que l’auteur a alors toujours du mal à raconter quoi que ce soit.

 

Peut-être s’est-il amélioré depuis ? Les échos concernant Kasane ont l’air bon, notamment… Peut-être aussi l’auteur peut-il se montrer plus efficace en s’associant à un scénariste – ce qui a été le cas dans Mr Nobody, chose qu’il « révèle », à la grande surprise de l’intervieweur semble-t-il, dans le n° 4 d’Atom.

 

De fait, certaines très belles planches de « Ju-ga » ou de cette interview m’incitent à prolonger l’expérience, alors même que The Outsider s’est avéré une déception, c'est bien le mot… Et, bon, je ne vais pas vous mentir : je suis curieux de voir ce qu’il a fait de Lovecraft par la suite. Je reste curieux. C’est mon problème, hein… Je suppose qu’il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce que j’y jette un œil en traduction française, puisque c’est semble-t-il prévu… La chair est faible, tout ça.

 

Mais The Outsider en tant que tel ? C’est un exercice – et qui ne me paraît décidément pas très concluant. Certainement pas dénué de qualités, mais (encore ?) affligé de bien trop de tares. Tant pis…

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Celle qui n'avait pas peur de Cthulhu, de Karim Berrouka

Publié le par Nébal

Celle qui n'avait pas peur de Cthulhu, de Karim Berrouka

BERROUKA (Karim), Celle qui n’avait pas peur de Cthulhu, Éditions ActuSF, coll. Les Trois Souhaits, 2018, 341 p.

Ma critique se trouve dans le Bifrost n° 91, pp. 158-159.

 

Elle sera en son temps mise en ligne sur le blog de la revue, et j’en donnerai alors le lien ici.

 

EDIT : la voici !

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Intégrale, vol. 2 : Mondes premiers, Hyperborée et Poséidonis, de Clark Ashton Smith

Publié le par Nébal

Intégrale, vol. 2 : Mondes premiers, Hyperborée et Poséidonis, de Clark Ashton Smith

SMITH (Clark Ashton), Intégrale, vol. 2 : Mondes premiers, Hyperborée & Poséidonis, [Hyperborea – Poseidonis], traduit de l’anglais (États-Unis) par Vincent Basset, préface de Scott Connors et postface de S.T. Joshi, traduites de l’anglais (États-Unis) par Alex Nikolavitch, note d’intention de Vincent Basset, couvertures de Zdzislaw Beksinski, illustrations intérieures de Santiago Caruso, illustrations des lettrines et cartes par Goulven Quentel, Saint-Laurent d’Oingt, Mnémos, 2017, 251 p.

CIVILISATIONS ANTÉDILUVIENNES

 

Il est bien temps (un an plus tard ?!) de revenir à « l’intégrale » (qui n’en est donc pas une, même au seul registre de la fantasy) de Clark Ashton Smith publiée aux éditions Mnémos, avec ce deuxième volume issu du financement participatif et consacré, nous dit-on, aux Mondes premiers que seraient Hyperborée et Poséidonis, après un premier volume consacré aux Mondes derniers Zothique et Averoigne. Notez que le contexte de publication est cette fois un peu différent, car ce volume précisément, au-delà du seul financement participatif, a connu une commercialisation sous une forme « normale », ce qui avait été à l’époque le cas pour Zothique, mais pas pour Averoigne (mais c'est prévu, je crois). Mais c’est bien de l’édition issue du financement participatif dont je vais vous parler aujourd’hui – et, répétons-le, c’est un travail admirable, des livres absolument superbes, magnifiques objets au contenu pas moins magnifique, textes et illustrations en couleurs, et qui laissent augurer du meilleur pour la future édition des œuvres de Lovecraft financée pareillement par le même éditeur.

 

Mondes premiers, donc – même si cette appellation est peut-être là encore à débattre. L’Hyperborée et Poséidonis ont bien des traits communs, et tout d’abord, effectivement, celui d’être situés dans le passé de la Terre. Sur la base du mythe de l’Atlantide ou de ses déclinaisons, chères aux occultistes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, il s’agit de mettre en scène des civilisations littéralement antédiluviennes, et qui avaient atteint un degré de perfection largement supérieur à celui des tristes nations du temps de l’auteur, fades et « réalistes »ce qui ne les a toutefois en rien prémuni contre l’entropie. Le thème du continent perdu, et plus précisément englouti, était alors incontournable : à l’Atlantide classique, déjà fort malmenée depuis la lointaine fable de Platon dans le Critias et le Timée, théosophes et autres charlatans prétendument illuminés ajoutaient Mu ou la Lémurie – et l’Hyperborée antique pouvait prendre de nouvelles couleurs au travers de ce traitement particulier. Les auteurs tels Smith, Lovecraft, ou, tant qu’on y est, Howard, en ont d’ailleurs beaucoup fait usage – consultant les traités les plus grotesques, certes pas pour adhérer à leurs thèses farfelues, mais pour y trouver un matériau de choix, tout indiqué dans leurs entreprises littéraires respectives. À vrai dire, l’idée de ces civilisations antédiluviennes est une caractéristique essentielle de l’œuvre de chacun des « Trois Mousquetaires » de Weird Tales, mais avec des connotations différentes chez les trois.

 

Chez Smith, cet appel des Mondes premiers débouche donc sur deux cycles, celui d’Hyperborée et celui de Poséidonis, rassemblés dans cet unique recueil. Le terme de « cycle » est à vrai dire peut-être un peu hardi, surtout dans le cas de Poséidonis, ensemble somme toute assez bref, mais l’Hyperborée a été davantage développée, même sans atteindre aux proportions de Zothique. Au-delà, les deux mondes ont leurs singularités.

 

L’Hyperborée est donc une ancienne civilisation sise là où se trouve aujourd’hui le Groenland, et bien au-delà, mais qui connaissait à l’origine un climat tropical – las, la bascule du monde et les glaciations ont progressivement rongé ce continent très développé, jusqu’à sa disparition totale ; sans véritable chronologie interne, les divers textes se rapportant à l’Hyperborée décrivent ainsi une apocalypse molle et lente, pas moins saisissante – mais il faut noter également que ces histoires semblent présenter des versions contradictoires quant aux causes de ce phénomène global, ou en tout cas de son reflet microscopique : l’abandon de la vieille capitale de Commoriom.

 

L’Hyperborée a une autre particularité notable, tout spécialement au regard des passions de votre serviteur : des univers créés par Clark Ashton Smith, c’est sans doute celui qui établit le plus de passerelles avec l’œuvre de H.P. Lovecraft, l’ami et correspondant. Mais il s’agit d’emprunts réciproques, comme en témoigne tout spécialement la nouvelle « Ubbo-Sathla », de longue date intégrée dans la version « canonique » des Légendes du Mythe de Cthulhu assemblée par August Derleth (et à vrai dire, elle ne se rattache que par la bande à l’Hyperborée ; j’avais déjà lu et relu, etc., cette nouvelle, du coup – mais c’est la seule dans ce cas, ici). Mais d’autres créations de Smith ont rencontré un écho plus particulièrement marqué à cet égard : la divinité Tsathoggua, notamment, ou encore le sorcier Eibon et son fameux livre ; et d’autres noms, outre celui d’Ubbo-Sathla, ont pu être croisés ici ou là, tels Abhoth, Atlach-Nacha ou peut-être Rlim Shaikorth. Le jeu de rôle L’Appel de Cthulhu, comme de juste, en a fait un abondant usage. Notons au passage qu’il y a peut-être aussi, via Lovecraft le cas échéant, des passerelles avec l’œuvre de Robert E. Howard – Smith met en scène des Hommes-Serpents qui font assurément penser à ceux qui hantent la Valusie, laquelle était d’ailleurs un autre exemple de ces continents perdus alors endémiques, faisant face à un plus célèbre, l’Atlantide, où était né le roi Kull

 

L’Atlantide ? On y revient, sans faux-semblants, avec Poséidonis : il s’agit d’une île très isolée, le dernier fragment de l’Atlantide, dont tout le reste avait alors disparu sous les flots. On retrouve ici l’idée d’une apocalypse lente, l’engloutissement inéluctable de Poséidonis offrant un miroir à la glaciation de l’Hyperborée. Ce qui m’amène d’ailleurs à envisager ces Mondes premiers comme des Mondes derniers – tout dépend bien sûr du point de référence, mais, à cet égard, ces deux cycles ne sont pas forcément si éloignés de celui de Zothique

 

Le cycle de Poséidonis est bien plus bref que les autres (et plus concentré aussi dans les dates de composition) – en outre, il est composé de textes souvent courts ; il n’a peut-être pas développé, du coup, une mythologie aussi fouillée que les autres (en y incluant Averoigne), mais il faut tout de même accorder une place particulière à un personnage hors du commun et très récurrent, le sorcier Malygris, qui évoque pour partie Eibon, mais peut-être plus encore les nécromanciens de Zothique...

 

Sur ces bases, Smith livre des textes assez divers, même si quelques grands ensembles peuvent être distingués. Les récits d’Hyperborée et de Poséidonis me paraissent moins baroques, globalement, que ceux de Zothique, mais cette dimension n’est certes pas absente de ce recueil – qui développe régulièrement une forme d’onirisme dunsanien très saisissante. On trouve par ailleurs régulièrement des sortes de « contes moraux », même dans un contexte qui exprime la décadence, notion certes pas inconnue de l’auteur – les criminels sont châtiés, l’hybris tout autant sinon plus. Mais, si certains textes se montrent douloureusement mélancoliques, d’autres, et plus nombreux en fait, ont un caractère bien plus léger, et enjoué, à la limite de la fantasy humoristique, même s’il s’agit souvent plutôt d’ironie noire ou de cruelle satire.

 

À ces divers degrés, on perçoit bien l'importance de Clark Ashton Smith dans l’histoire de la fantasy et peut-être plus encore du registre sword and sorcery : si l’auteur, en définitive, a sa place qui lui est propre – et sa plume magique y est pour beaucoup –, certains de ses textes, ici, résonnent plus particulièrement avec ceux de Robert E. Howard, même si sur un ton délibérément plus léger, et peuvent aussi annoncer, ici Fritz Leiber et le duo constitué par Fafhrd et le Souricier Gris dans le « cycle des Épées », là Jack Vance et son Cugel dans La Terre mourante (qui résonnait déjà forcément avec Zothique). C’est qu’elle est riche, cette œuvre de fantasy – et c’est peu dire !

 

Je vais tâcher maintenant de donner un aperçu des différents textes composant ces deux cycles, non pas dans l’ordre de leur présentation (qui est a priori l’ordre de leur composition, sauf le cas échéant pour les poèmes ?), mais en fonction de mon ressenti.

Intégrale, vol. 2 : Mondes premiers, Hyperborée et Poséidonis, de Clark Ashton Smith

LA PATRIE D’EIBON

 

Hyperborée comprend dix nouvelles, un poème et un fragment en prose. Je ne me sens pas de dire grand-chose de ces derniers, respectivement « La Muse d’Hyperborée » et « La Maison d’Haon-Dor », mais il faut cependant préciser que le fragment, pour ce qui en subsiste, se déroule dans l’Amérique du XXe siècle, et à vrai dire rien ne le rattache au cycle d’Hyperborée au-delà du nom « Haon-Dor » dans le titre (on a plusieurs occasions de croiser ce personnage dans les autres nouvelles),

 

J’ai envie de commencer par mes deux nouvelles préférées de ce cycle. Ma préférée, dans l’ensemble du recueil à vrai dire, est probablement « Les Sept Geasa » (ce terme vient de la mythologie celtique irlandaise, et désigne des sortes d’injonctions magiques irrépressibles), un récit qui tient de la fable cruellement ironique, et qui narre le sort guère enviable d’un bourgeois arrogant de Commoriom, promené de Charybde en Scylla, mais trop insignifiant pour retenir vraiment l’attention de ses bourreaux successivement désignés. C’est très drôle en même temps que très noir, très baroque aussi, avec un vrai défilé de figures mythiques souvent intégrées, dès lors ou plus tard, dans le canon du Mythe de Cthulhu, et c’est très futé par ailleurs – comme une illustration déviante et narquoise des obsessions « cosmiques » du gentleman de Providence ; un texte vraiment excellent !

 

Mais, s’il en était un qui devait rivaliser dans ce recueil, je crois que ce serait « L’Avènement du Ver Blanc » (sous-titré « Chapitre IX du Livre d’Eibon »), récit plus sombre, dans lequel un sorcier se retrouve contraint de suivre une sorte de Grand Ancien qui ravage le monde au fil des pérégrinations d’un immense iceberg, son antre mobile, La teneur froidement (…) apocalyptique du récit s’accorde merveilleusement bien avec les doutes et les angoisses du sorcier réduit malgré lui au rang de sbire puis de subsistance d’une incarnation de la destruction, amorale en tant que telle, mais qui ne manquera pas d’évoquer pour le lecteur quelque figuration du mal à l’état pur. Brillant, très inventif, saturé d’images fortes.

 

Deux autres nouvelles m’ont vraiment beaucoup plu, si je crois qu’elles se situent tout de même un cran en dessous. La première est « Le Testament d’Athammaus », qui narre, à la première personne, les véritables raisons de l’abandon de l’ancienne capitale de Commoriom – un bourreau nous fait le stupéfiant récit d’un condamné à mort qui ressuscite sans cesse, et revient toujours plus redoutable… Ce qui est merveilleux, dans cette histoire, c’est la parfaite alchimie entre un dispositif ouvertement grotesque, et qui pourrait en tant que tel être avant tout drôle, et la manière de conter ces étranges événements, qui leur confère la noirceur et l’effroi du plus terrible des cauchemars. C’est une nouvelle vraiment remarquable d’équilibre.

 

Autre réussite marquée, finalement, et dans un registre pas forcément si éloigné, d’ailleurs, « Le Démon de glace ». À la base, il s’agit d’une nouvelle de plus dans laquelle la cupidité des hommes est sanctionnée par des pouvoirs qui les dépassent, C’est un schéma que l’on retrouve souvent chez Smith (y compris dans le présent recueil, et « L’Histoire de Satampra Zeiros » en est sans doute l’illustration la plus éloquente, mais il y en a d’autres), et je dois dire que ce procédé, le plus souvent, ne m’enchante guère – il débouche un peu trop souvent sur des textes « faciles », sans véritable enjeu, et manquant d’âme. Ce n’est pourtant pas le cas dans cette nouvelle, et là encore parce qu’elle décrit en définitive un très oppressant cauchemar – bien plus que la plupart des autres nouvelles jouant de ce thème ; l’idée de cette grotte vampire, dans un environnement glacé qui devient en lui-même un monstre, est brillamment traitée, pour un résultat très efficace ; typiquement, un texte qui n'a l'air de rien au premier abord, mais s'avère en fait étonnamment riche.

 

Mais revenons à « L’Histoire de Satampra Zeiros », du coup – la première nouvelle du cycle. Très honnêtement, cette histoire n’a pas grand intérêt en tant que telle : des voleurs vont dans un temple de Tsathoggua et font les frais de leur cupidité… Comme d’hab’, quoi. Mf... Mais la nouvelle fonctionne – parce qu’elle est à la première personne, et que ce bouffon arrogant de Satampra Zeiros a du bagout, à défaut de sens moral (et ça aussi c'est tant mieux !). En cela, il se pose en référence du registre sword and sorcery au-delà de la seule badasserie howardienne, et il annonce vraiment le Souricier Gris ou Cugel ; c’est ce qui rend la nouvelle tout à fait charmante (bon, ce n'est peut-être pas le mot, vu la conclusion...).

 

Smith lui a concocté tardivement une « suite », qui est le dernier texte du cycle, « Le Vol des trente-neuf ceintures » : on y fait plus que jamais dans l’aventure sword and sorcery, assez réjouissante à vrai dire, dans un texte d’un ton très, très léger – et même un peu grivois, comme une parodie de certains récits de Conan voleur chez Robert E. Howard, dans un esprit qui évoque plus que jamais les libertinages de Fafhrd et du Souricier Gris, en même temps que Satampra Zeiros y vire plus que jamais au loser magnifique à la Cugel. Ces deux textes sont d’un niveau bien inférieur à ceux que j’ai cités jusqu’alors, mais ils sont assurément efficaces et divertissants.

 

Je citerais à peu près au même niveau deux autres nouvelles, bonnes en tant que telles, simplement moins bonnes à mes yeux que les premières citées, Et c’est ici que votre lovecraftophile serviteur situe « Ubbo-Sathla ». C’est clairement un très bon texte, mais tout de même d’un registre très particulier. À vrai dire, il fonctionne plus ou moins bien en tant que nouvelle – il m’a toujours fait l’effet d’une sorte de (long) poème en prose, genre qu’affectionnait l’auteur et dans lequel il brillait particulièrement. Le lexique, et quelques références çà et là, renvoient sans doute à l’Hyperborée, mais tout de même plutôt par la bande – et ce récit qui débute à Londres (sauf erreur) du temps de l’auteur vire assez vite au périple philosophique, dans le temps plutôt que dans l’espace. Il débouche sur une version smithienne du sentiment « cosmique » cher à Lovecraft – et je ne suis pas bien certain (oserais-je ?) que l’éminent S.T. Joshi ait forcément le dernier mot quand il remarque que cette odyssée demeure terrestre plutôt que véritablement cosmique. Quoi qu’il en soit, « Ubbo-Sathla » développe un dispositif en même temps philosophique et onirique qui, au-delà du seul lexique cthulien, et au-delà de l’horreur, offre une lecture parallèle des principes philosophiques lovecraftiens ; et c'est sacrément intéressant.

 

« La Porte vers Saturne » est une autre nouvelle tout à fait sympathique, mais dans un registre tout autre – et le fameux sorcier Eibon n’en sort pas exactement grandi ! Mais ce périple très fantasque sur la planète Saturne, pour fuir quelque inquisiteur qui s’avérait surtout un magicien jaloux… et qui passe dans l’autre monde avec son rival, ce périple, donc, est riche de moments grotesques (avec une légère touche grivoise là aussi), au travers d’un imaginaire débridé, onirique et même surréaliste. C’est très drôle, en même temps que très coloré.

 

Reste deux textes, qui ne sont pas à proprement parler mauvais, mais m’ont tout de même paru bien inférieurs – disons un peu médiocres. C’est tout d’abord le cas de « L’Infortune d’Avoosl Wuthoqquan », qui est un autre de ces « contes moraux » où la cupidité est sanctionnée. Mais l’usurier Avoosl Wuthoqquan n’a pas le charme du voleur Satampra Zeiros, et tout ceci est finalement assez convenu, même si assez drôle, jusqu’à la scène ultime davantage cauchemardesque (mais sans l’ampleur du « Démon de glace », par exemple).

 

Quant à « La Sibylle Blanche », texte plus « sérieux », plus mélancolique, plus « poétique » peut-être, je dois dire qu’il m’a laissé totalement… froid. Si j’ose dire. Même s’il s’agit probablement d’un moment clef dans l’évocation du cataclysme destiné à emporter l’Hyperborée, ou du moins divers autres textes l’avancent-ils, mais, on l’a vu, sans toujours beaucoup de certitude. Bon, je suis sans doute passé à côté, ça arrive... Mais quoi qu’il en soit, dans ce registre, j'ai tout de même le sentiment que Smith a fait bien mieux – et un des textes de Poséidonis en fera d’ailleurs très bientôt la démonstration.

Intégrale, vol. 2 : Mondes premiers, Hyperborée et Poséidonis, de Clark Ashton Smith

LE DERNIER HAVRE

 

Le cycle de Poséidonis, si c’est bien d’un cycle qu’il s’agit, est beaucoup moins développé que celui d’Hyperborée (sans même parler de Zothique). Il ne comprend que cinq nouvelles, généralement bien plus courtes au passage, et auxquelles il faut adjoindre trois poèmes, « L’Atlantide » au début, « Tolometh » à la fin, et aussi, en prose, « La Muse d’Atlantide » ; c’est probablement ce dernier qui m’a le plus séduit – je n’ose vraiment pas me prononcer pour les autres, et vais donc m’en tenir ici à l’évocation des cinq nouvelles.

 

Deux d’entre elles (la première et la dernière... comme pour Satampra Zeiros ?) accordent une place de choix à un même personnage, hors du commun, le sorcier Malygris – plus redoutable encore qu’Eibon, et davantage dans l’esprit des nécromanciens de Zothique (on le mentionne également dans les autres textes du cycle, mais en passant seulement). « La Dernière Incantation » en donne une image étrangement tragique – en lui imposant la plus douloureuse des épiphanies ; dans le registre mélancolique, c’est une vraie réussite, la plus brillante en tout cas dans le présent recueil.

 

« La Mort de Malygris » véhicule une tout autre atmosphère : c’est un récit de sword and sorcery, mais beaucoup plus sorcery que sword, où des magiciens inquiets s’interrogent sur la possibilité que le tyran Malyrgis soit en fait mort… et si ça se trouve depuis longtemps. Voilà un très saisissant cauchemar, plus subtil qu’il n’en a l’air, là encore – un très bon divertissement dans un registre qui lui est propre.

 

Les trois autres nouvelles du cycle sont moins bonnes, sans qu’aucune ne soit mauvaise à proprement parler – ni même médiocre, d’ailleurs. C’est ainsi le cas du « Voyage pour Sfanomoë » (c’est-à-dire Vénus dans la langue de Poséidonis), nouvelle très étrange, dans laquelle deux magiciens qui sont aussi deux frères, devant l’inéluctabilité de l’engloutissement de leur patrie, décident, plutôt que de chercher refuge ailleurs sur Terre (euh ?), de construire à eux seuls un vaisseau spatial qui les emmènera sur cette Sfanomoë dont ils ne savent rien, mais qu’ils supposent accueillante... Leur voyage de plusieurs décennies entre les deux planètes voisines, comme leurs découvertes sur Vénus, n’ont sans doute rien du mot « science » dans « science-fiction », mais ça n’est d’aucune espèce d’importance – à vrai dire, il y a un charme fantastique dans cette improbable odyssée interplanétaire, qui me paraît pouvoir rappeler Micromégas comme le Baron de Münchhausen, et de toute façon quantité de voyages philosophiques du XVIIIe siècle, avec une bonne place réservée à Swift, si ça se trouve.

 

« Un grand cru d’Atlantide » est une nouvelle très différente – davantage dans l’esprit de « Ubbo-Sathla » dans Hyperborée (ou du fragment « La Maison d’Haon-Dor », peut-être). Smith s’y amuse avec les récits de pirates, en mettant en scène un ex-flibustier invraisemblablement sobre, et qui justifie son abstinence par un étrange récit – de quand son équipage, parti enfouir son inévitable trésor, avait mis la main sur un vin antédiluvien… S’ensuivent les visions que vous imaginez, ou plutôt que vous n’imaginez pas, car Smith est un maître en matière d’onirisme déviant et ambigu. Belle ambiance, très appréciable, dans un récit dont on ne sait jamais totalement s’il penche plutôt du côté du rire ou du côté du cauchemar ; et c'est un compliment, en l'espèce.

 

Ne reste plus qu’une nouvelle, « L’Ombre double », certainement pas mauvaise en tant que telle, mais bien plus classique dans son dispositif – une nouvelle histoire d’hybris sanctionnée par l’inconnu. En l’espèce, un magicien, disciple de Malygris mais moins prudent et plus arrogant, invoque une chose qu’il ne comprend pas – et en fait les frais, avec son apprenti, qui est par ailleurs notre narrateur. Ceci étant, sur cette base très classique et pas des plus enthousiasmante en tant que telle, Smith démontre à nouveau qu’il est plus que compétent pour créer un beau cauchemar ; et il joue en l’espèce d’une très étrange créature, résolument non anthropomorphe, aussi indicible qu’une couleur tombée du ciel, et, trouvé-je à tort ou à raison, avec quelque chose de la traque implacable des Chiens de Tindalos, de Frank Belknap Long. En soi, ce texte est donc une réussite – simplement peut-être moins que les autres nouvelles du cycle ?

 

LES MERVEILLES D’UN LOINTAIN PASSÉ

 

Le fait est que ce deuxième volume est excellent – rien de mauvais, et même pas vraiment de médiocre. Rares, somme toute, sont les recueils de nouvelles qui peuvent en dire autant. Il faut vraiment remercier les éditions Mnémos pour cette très salutaire entreprise de réédition, et qui plus est sous une forme aussi attrayante. Ce n’est qu’ainsi que je découvre véritablement Clark Ashton Smith, et, bon sang, il était bien temps ! Smith était un auteur brillant, doté à la fois d’une très forte singularité, et d’une palette étonnamment variée. Hyperborée et Poséidonis constituent deux ensembles de très bons textes, et, si je ne crois pas pouvoir les hisser au niveau de Zothique, cycle qui m’avait vraiment collé une sacrée baffe, ils n’en restent pas moins très enthousiasmants, et quasi sans fautes. Un superbe double recueil, donc – à lire à tout prix, et à savourer comme un grand cru d’Atlantide, en compagnie d’un maître ès ivresse tel Satampra Zeiros...

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La Ballade de Black Tom, de Victor LaValle

Publié le par Nébal

La Ballade de Black Tom, de Victor LaValle

LAVALLE (Victor), La Ballade de Black Tom, [The Ballad of Black Tom], traduit de l’anglais (États-Unis) par Benoît Domis, couverture et conception graphique d’Aurélien Police, Saint Mammès, Le Bélial’, coll. Une heure-lumière, [2016] 2018, 143 p.

NO LIVES MATTER

 

L’impressionnante (et quelque peu effrayante, à vrai dire) vague de publications lovecraftiennes ou para-lovecraftiennes-truc de ces dernières années a pu emprunter bien des avatars, mais un sans doute attire plus particulièrement l’attention : la relecture critique de l’oeuvre du gentleman (eh ?) de Providence, à l’aune d’une Amérique (notamment) qui change, espérons-le, mais n’a en tout cas longtemps pas assez changé. De fait, l’accent mis sur les côtés les plus déplaisants du personnage – son racisme et son antisémitisme au premier chef, on parle aussi de sexisme et d’homophobie même si ces questions appellent peut-être des réponses davantage nuancées –, maintenant que sa biographie est plus assurée et que les silences gênés de certains de ses anciens éditeurs ne sont plus de mise, a assez logiquement débouché sur des textes, peut-on encore parler de pastiches, qui inscrivent/révèlent (peut-être avec des guillemets ?) dans le corpus lovecraftien même les hantises, les phobies, les haines, les absences de l’auteur, qui n’en manquait certes pas. Ceci avec plus ou moins de pertinence, et plus ou moins d’intérêt – car l’idée critique, aussi solidement étayée soit-elle par les faits les plus affligeants de la biographie ou de la bibliographie de Lovecraft, et pertinente à maints égard, ne suffit pas forcément à faire un bon récit, si elle peut suffire à faire un bon pamphlet.

 

Assez récemment, je vous avais ainsi causé de La Quête onirique de Vellitt Boe, de Kij Johnson, qui, à l’heure de #MeToo entre autres, féminisait (et diversifiait ?) une œuvre lovecraftienne cruellement lacunaire, et c'est peu dire, en matière de personnages féminins, en adoptant le prisme des Contrées du Rêve et en le dépouillant au passage d’une certaine immaturité fondamentale. Cependant, je n’avais pas été vraiment convaincu : un bon personnage et un propos juste n’avaient pas suffi à m’emballer, car j’avais bien trop le sentiment d’une autrice oubliant de raconter quelque chose derrière son message.

 

Le même éditeur, Le Bélial’, a récidivé plus récemment, mais dans le cadre de sa belle collection « Une heure-lumière » cette fois, avec La Ballade de Black Tom, novella de Victor LaValle (dont c'est le premier texte traduit en France, sauf erreur) bardée de prix, qui revisite la (mauvaise) nouvelle « Horreur à Red Hook » à l’heure entre autres du mouvement Black Lives Matter ; c’est un fait, le rêve de Martin Luther King ne s’est pas exactement réalisé, et il y a encore bien du boulot – je laisse Mr Ice-T vous expliquer tout cela, ici, , et encore ailleurs. Victor LaValle, auteur afro-américain, revient ainsi sur une nouvelle de Lovecraft notoirement raciste, en adoptant le point de vue des Noirs (mais pas seulement). En ce sens, la démarche me paraît assez proche de celle de Kij Johnson – mais, à mes yeux, le résultat est cette fois bien plus convaincant, et le livre, orné comme d’hab’ d’une belle couverture d’Aurélien Police (woop-woop !) (…) (pardon) (mais y a un lien) (si si) (voyez plus haut) (aheum), le livre disais-je est cette fois tout à fait recommandable et même bien plus que ça sans doute. Penchons-nous donc sur ce texte très intéressant, dédié « à H.P. Lovecraft, avec tous mes sentiments contradictoires ».

 

THE RACISM AT RED HOOK

 

Mais il nous faut donc partir de la nouvelle de Lovecraft « Horreur à Red Hook » – dont la (re)lecture est fortement recommandée avant ou pendant ou après la lecture de la novella de Victor LaValle : celle-ci n’est pas à proprement parler « incompréhensible » sans cela, mais, le jeu littéraire étant affiché sans la moindre ambiguïté, la méconnaissance du texte source risque de faire passer à côté d’un certain nombre de choses d’un intérêt non négligeable.

 

Écrite les 1er et 2 août 1925, « Horreur à Red Hook » est publiée dans le numéro de janvier 1927 de Weird Tales. Et c’est une période charnière pour Lovecraft – dont le mariage improbable avec Sonia Greene prend vite l’eau, tandis que son séjour à New York, de merveilleux, devient cauchemardesque, et tout cela n’est probablement pas pour rien dans le tournant que connaît parallèlement la production littéraire de Lovecraft, avec une nouvelle écrite un an seulement après « Horreur à Red Hook », mais autrement réussie : « L’Appel de Cthulhu », qui inaugure la phase la plus enthousiasmante du corpus lovecraftien. À l’époque, si je ne m’abuse (je crois qu’il y en a quelques exemples dans A Weird Writer in Our Midst), « Horreur à Red Hook » s’attire quelques louanges dans « The Eyrie », le courrier des lecteurs du fameux pulp, mais Lovecraft lui-même ne se faisait guère d’illusions sur ce texte, qu’il jugeait lui-même « pas très bon », et la critique ultérieure a été unanime à ce propos, et plus vigoureuse ; de fait, ce texte est atrocement mauvais…

 

Il a pourtant sa célébrité. On en a fait « la nouvelle la plus raciste de Lovecraft ». Elle est assurément raciste, horriblement raciste ; cependant, si cette réputation fait sens dans le cadre de la novella de Victor LaValle (qui n’a certes pas choisi son sujet au hasard), je ne suis pas certain qu’elle soit vraiment très pertinente dans l’absolu. Déjà parce qu’il y a un certain nombre d’autres textes lovecraftiens horriblement racistes – même sans se livrer à un absurde concours de « la nouvelle la plus raciste » (et encore, je m’en tiens ici à la fiction – la poésie et les essais et la correspondance, je vous raconte même pas) ; on peut citer par exemple « La Rue » (un pamphlet d’une stupidité abyssale), ou la (ridicule, à ce stade) révision « La Chevelure de Méduse » (même s’il semblerait que, pour cette dernière, les torts soient partagés avec la « commanditaire », Zealia Bishop) ; probablement aussi « Arthur Jermyn », un chouia moins mineur… mais aussi des textes bien plus connus, lus et relus et à bon droit car brillants, tels « Le Cauchemar d’Innsmouth »… ou, oui, « L’Appel de Cthulhu ».

 

En fait, j’ai le sentiment que cette approche (encore une fois, en dehors du cadre spécifique de la novella de Victor LaValle) peut avoir quelque chose d’assez pernicieux, lié peut-être à une forme de puritanisme très américaine, s’offusquant parfois de la façade sans chercher vraiment dans le fond. « Horreur à Red Hook » a gagné cette réputation de « nouvelle la plus raciste de Lovecraft » parce qu’elle est ouvertement, frontalement raciste – l’auteur en pleine crise, à mesure que son séjour new-yorkais se prolonge, s’y livre notamment à une navrante litanie des maux d’ordre quasi médical imputés au melting-pot du quartier de Red Hook (associé à Brooklyn où il vivait), dans une nouvelle outrée, explicite, débordant de peur et de haine pour ces immigrés clandestins qui suintent dans les rues, une menace pour les « Norvégiens aux yeux bleus » (putain, Howard-chou, quand même...), avec dans leurs valises leurs rites impies et sanglants d’une antique et blasphématoire sorcellerie.

 

Mais, à tout prendre, « L’Appel de Cthulhu » ne raconte pas forcément autre chose (et à vrai dire beaucoup d’autres textes d’autres auteurs de la même époque) – simplement, enfin, non, pas si simplement, justement, Lovecraft a cette fois maquillé son propos en narrant une histoire bien plus inventive, de portée philosophique plus saisissante et c’est peu dire, et bénéficiant d’une construction admirable, parfaite, l’ensemble constituant un vrai chef-d’œuvre. Mais si le racisme de « L’Appel de Cthulhu » est moins « visible » (même si le repérer ne demande pas exactement un effort considérable – dès la première page, c’est assez clair), il n’en est pas moins présent – et c’est bien pourquoi, dans le registre des relectures contemporaines, les idées de certains me navrent, qui s’affichent simplement désireux d’expurger cette nouvelle en particulier de tel ou tel mot qui fait tache à l’occasion (ce « mot en N... » qu’il ne faut plus prononcer aux États-Unis, même pour dénoncer le racisme) ; mes excuses, mais même en rayant tous les vilains mots de cette nouvelle, elle demeurera raciste – géniale, mais raciste. On peut refuser de la lire si l’on y tient, ne pas aimer voire détester Lovecraft en raison de son racisme est ma foi une raison tout à fait valable de ne pas l’aimer voire de le détester et ses écrits avec, mais, clairement, ce n’est pas un petit retouchage cosmétique qui en changera la portée.

 

Or la relation entre les deux nouvelles (rédigées avec seulement un an d’écart, donc) me paraît instructive. « Horreur à Red Hook », j’en suis persuadé, a quelque chose d’un brouillon de « L’Appel de Cthulhu ». Seulement, prise isolément, même en mettant à part la question du racisme (ce qui n’est certes pas évident), c’est une mauvaise, une très mauvaise nouvelle. Tout le contraire, pour le coup, de « L’Appel de Cthulhu ».

 

Victor LaValle n’a donc pas choisi son texte source au hasard : dans le contexte de la gestation de sa propre novella, la réputation de « Horreur à Red Hook » est une motivation plus que suffisante, et parfaitement pertinente. En outre, comme Alan Moore, par exemple, qui a su s’en inspirer avec talent dans Neonomicon puis Providence, Victor LaValle en dérive très intelligemment un texte tout à fait réussi, dans sa portée critique comme dans sa dimension narrative.

 

HARLEM, RED HOOK – MALONE, SUYDAM, BLACK TOM

 

Quelques mots, tout de même, de « l’histoire » dans « Horreur à Red Hook » ; ce qui ira assez vite, parce que la nouvelle pèche clairement sous cet angle, et Lovecraft lui-même en était semble-t-il très conscient. À vrai dire, au-delà des éructations racistes et xénophobes qui fondent le propos, le texte m’a toujours fait l’impression d’un auteur vraiment pas à l’aise avec ce qu’il écrit – le personnage même du « héros », Thomas F. Malone, un policier (ça va vraiment pas, Howie-chou ?!?), en est très vite une éclatante démonstration… Et Victor LaValle y a trouvé un élément très important de son propre récit (comme, dans un autre registre, Alan Moore dans Providence, qui y associe une dimension homo-érotique totalement absente de l’orignal, mais qui sonne parfaitement juste).

 

Ledit Thomas F. Malone, que l’on découvre en bien sale état au début de la nouvelle (comme souvent chez Lovecraft, le temps de la narration n’est pas celui des événements, et on commence en gros par la fin), a été amené à enquêter dans le quartier de Red Hook, un îlot de Brooklyn particulièrement cosmopolite (horreur glauque), sur les activités d’un certain Robert Suydam – un Blanc de bonne famille, et d’un bon quartier, que sa famille suppose être devenu fou, puisqu’il fricote avec des « Syriens » et compagnie. L’enquête amènera Malone à découvrir l’existence d’une sorte de culte souterrain en forme de conspiration globale de l’étranger toujours corrompu par une sorcellerie millénaire ; et ça se finira mal pour tout le monde.

 

Clairement, cette histoire est d’une pauvreté affligeante. Lovecraft voulait vitupérer contre les vilains étrangers (même en leur conférant un Blanc pour patron, faut pas déconner non plus), mais, en dehors de cette navrante note d’intention, son scénario est erratique et terne, avec des éléments surnaturels tristement convenus et sans âme – un mariage bizarre (dont Victor LaValle se débarrasse à bon droit), des souterrains glauques propices à l’immigration clandestine comme aux messes forcément noires, une résurrection chelou (un thème dont il était particulièrement friand)… Mais, au fond, tout cela ne va nulle part.

 

Victor LaValle, lui, va quelque part – et il sait où, et il sait comment y aller. Que « Horreur à Red Hook » soit une mauvaise nouvelle n’est au fond pas un problème pour lui, même si je n’irais pas jusqu’à prétendre que c’est un avantage pour autant. Son histoire est paradoxalement épurée en adoptant un champ plus large (même si le nom n’apparaît que tardivement dans la nouvelle, le culte de Robert Suydam est clairement associé au culte de Cthulhu dans La Ballade de Black Tom), car elle ne s’égare pas – il y a des trajectoires bien définies.

 

Cependant, pour qu’elles fassent sens, il lui faut deux choses : un cadre, et des personnages. Le cadre, et l’ambiance, font partie des éléments assurant la pertinence et la qualité de La Ballade de Black Tom. À vrai dire, ils sont probablement plus que cela, car ils constituent la première accroche de la novella : dès les premières pages, Victor LaValle accomplit un travail admirable. Harlem sonne juste (« sonne », oui, car la musique est omniprésente, blues très prégnant, jazz qui s'annonce), en sachant éviter le pittoresque pour toucher à quelque chose de bien plus fondamentalement humain – Red Hook aussi, si les quartiers des Blancs sont plus intimidants et secrets, quand nous les parcourons, un peu nerveux, en compagnie de Black Tom. Et tous ces personnages que nous croisons sont comme une revanche sur le texte de Lovecraft : ces immigrés basanés, ces Syriens, etc., qui n’étaient jamais autre chose que des menaces barbares chez Lovecraft, se révèlent pour ce qu’ils sont évidemment – des êtres humains. Lovecraft, dans une fameuse et navrante diatribe, reprochait à tous « ces gens-là » de « ne pas rêver ». Pouvait-il écrire pire sottise ? Bien sûr qu'ils rêvent, et Black Tom comme les autres ! Pour autant, en traitant de ce thème, Victor LaValle ne produit en rien un réquisitoire – ça n’en est tout simplement pas la peine.

 

La vie, chez ces personnages au fond de la scène, prend des connotations peut-être différentes quand on se penche sur les personnages principaux, mais sans rupture de ton pour autant. Les personnages, on le sait, ne sont pas exactement le fort de Lovecraft, et dans « Horreur à Red Hook », c’est particulièrement flagrant. Victor LaValle devait faire mieux, pour réussir son pari. Mais Suydam ? On peut se contenter de le laisser tel quel – d’une certaine manière, le vieux bonhomme n’en est que plus ridicule, sans que la novella ne vire le moins du monde à la parodie pour autant. Ceci, parce que Suydam est de toute façon un personnage finalement assez secondaire ici – ce qui compte, ce sont deux personnages qui sont amenés à interagir avec lui, et qui sont successivement nos personnages points de vue ; car la novella se scinde en deux parties, chronologiques – la première est centrée sur celui qui n’est pas encore Black Tom, mais simplement Charles Thomas Tester, apport de Victor LaValle, tandis que la seconde est centrée sur Thomas F. Malone.

 

Ce dernier est incomparablement mieux caractérisé dans la novella de Victor LaValle que dans la nouvelle de Lovecraft. Là où le gentleman de Providence s’empêtrait, avec son « policier mais rêveur » (parce que d'ascendance irlandaise...), LaValle a campé un personnage pas forcément détestable dans l’absolu, mais qui sidère de par son absence totale d’empathie ; il n’est pas véritablement maléfique, mais il semble dans l’impossibilité la plus totale d’envisager le monde au prisme des sentiments – c’est comme s’il n’en avait pas lui-même, et ne pouvait même pas comprendre que d’autres pourraient en avoir, eux ; dans la scène charnière de la novella, qui fait la transition entre les deux parties, cette dimension du personnage devient véritablement révoltante. Il ne s’agissait donc pas de faire de Thomas F. Malone un avatar raté de fantasme hard-boiled, mais au contraire d’accentuer sa dimension lovecraftienne – au point de se montrer plus lovecraftien que Lovecraft. Au fond, comme souvent sinon toujours, le racisme de Lovecraft tenait pour une bonne part à son ignorance ou en tout cas à sa méconnaissance du monde autour de lui – et cela vaut pour Malone ici, au regard de l'empathie ; même si lui n’est pas forcément raciste, ou pas au même degré – c’est qu’il n’est même pas en mesure de se poser la question du racisme ; son approche censément froide et objective, « scientifique » plus que « rêveuse », pour le coup, de ses enquêtes, dénonce en fait un homme incapable de voir le monde – ce qui est embêtant pour un policier, mais plus qu’utile eu égard au propos de cette novella. Et ces biais peuvent nous rappeler un certain écrivain qui mettait souvent de lui dans ses narrateurs – et nous en disait parfois plus long ainsi qu’il ne le supposait.

 

Mais, avant de nous intéresser plus spécialement à Thomas F. Malone, Victor LaValle introduit son récit par son « héros », celui qui ne pouvait tout simplement pas être envisagé comme tel dans la conception de Lovecraft/Malone : un Noir… Charles Thomas Tester, donc – un jeune homme, qui vit avec son vieux père Otis (il y a peu maman est morte) dans un appartement miteux de Harlem. Notre Tommy se balade avec une guitare, mais ne sait guère jouer que deux, trois chansons faciles, au grand dam de ses parents tous deux très imprégnés de musique ; et il ne chante pas très bien… Suffisamment toutefois pour récupérer quelques piécettes en s’installant à la lisière de Harlem – là où des Blancs peuvent passer ; bien sûr, s’installer dans un quartier blanc est parfaitement inenvisageable, il ne ferait que s’attirer la suspicion des badauds, et se ferait dégager par la police aussi vite qu’un… euh, qu’un Afro-américain d’aujourd’hui qui attend un pote dans un Starbucks, ou qui pique une sieste dans un coin du campus de Yale. Bon, ça n’est de toute façon pas une vie : au grand dam là encore d’Otis, Tom arrondit les fins de mois en se livrant à quelques petites filouteries de petit escroc, ou par exemple une mission de coursier pour un truc bizarre (un livre occulte à livrer à une vieille Blanche, ce qui permet à Victor LaValle d’intégrer « l’alphabet suprême » à son récit, en lui conférant une connotation ésotérique bienvenue) ; des trucs pas toujours très légaux, ou limite disons, mais rien de bien grave. Le bonhomme est médiocre, mais plutôt (très) sympathique.

 

Cependant, un jour (pas si beau), Tom se fait accoster par Robert Suydam, qui engage le « musicien » ; et, aussitôt après, il se fait questionner à propos de ce bref entretien par le flic Malone, froid, déconcertant, et son associé de circonstance, le détective Howard, qu’on devine bien vite être la (plus flagrante sinon principale) brute raciste de cette histoire. Tout cela tourne bien vite mal – et les projets occultes de Suydam, d’abord effrayants pour Tom, gagnent considérablement en intérêt après l’épreuve décisive…

 

 

Je SPOILE, attention…

 

 

l’épreuve décisive, donc, qu’est la mort de son père, abattu par Howard dans une scène qui a quelque chose de tristement quotidien et actuel : « Il avait une guitare dans les mains, j’ai cru que c’était un fusil alors je lui ai vidé deux chargeurs dans la carcasse, légitime défense, vous comprenez... » Oui, il faut croire que nous le comprenons, parce que ça se produit encore et toujours.

 

Et c’est ainsi que Charles Thomas Tester va devenir Black Tom – car, disons-le, il aura toutes les raisons de le faire

LA HAINE ET L’INDIFFÉRENCE

 

Cette séquence remarquable, très forte dans la novella, émouvante, poignante, tragique, révoltante, fait basculer le récit (on passe du point de vue de Tom à celui de Malone), mais en fournit en même temps une, sinon la, clef. Et c’est sans doute là, plus que dans la citation tardive (et superflue, mais j’y reviendrai) d’un certain Cthulhu, que Victor LaValle montre qu’il a bien travaillé son Lovecraft, au-delà de la seule nouvelle « Horreur à Red Hook », et que sa novella est d’une ambition marquée.

 

On le sait, et l’incipit de « L’Appel de Cthulhu » en est peut-être la plus éloquente des démonstrations chez Lovecraft lui-même (depuis, il faut y adjoindre les travaux de la critique lovecraftienne, et tout particulièrement d’un S.T. Joshi), l’horreur lovecraftienne « canonique » se veut « cosmique ». Un point revient souvent dans cette optique, comme une caractéristique essentielle de l’approche philosophique du monde chez Lovecraft, qui veut que le plus grand drame de l’humanité soit son insignifiance, et, corrélativement, l’indifférence du cosmos à son égard – les dieux, s’il s’agit de dieux (probablement pas), se moquent totalement de l’humanité, de ses désirs ou de ses angoisses ; et c’est cela qui est terrible : les hommes sont écrasés par l’immensité du temps comme de l’espace, mais, pire que tout, cet univers intimidant ne les honore même pas de son hostilité. L’appréhension de cette indifférence cosmique est généralement la goutte d’eau qui fait déborder le vase – le point de rupture qui amène les personnages lovecraftiens à basculer dans la folie.

 

C’est une conception fascinante – une idée très forte, et qui me parle. Dans une certaine perception Joshi-approved de la fiction lovecraftienne, c’est là que réside le cœur de l’œuvre, sa force, sa pertinence, et, largement, sa singularité. Dès lors, on a pu avancer qu’une fiction lovecraftienne (entendre par-là une fiction écrite par quelqu’un d’autre que Lovecraft, tout particulièrement aujourd’hui) ne saurait mériter véritablement ce titre qu’à la condition de mettre en scène cette même conception de l’horreur cosmique qu’est l’indifférentisme.

 

Victor LaValle ne joue pas ce jeu – il fait même tout le contraire, et texto. Et c’est très pertinent. La mort d’Otis éclaire un récit qui jusqu’alors se montrait bien plus allusif, mais contenait pourtant déjà cette révélation dès lors implacable. La plus grande horreur, pour un WASP de Providence désargenté mais fier de son érudition livresque, réside peut-être dans l’indifférence du cosmos à son encontre ; mais, pour un Afro-américain tel que Tom, cette notion toute philosophique est parfaitement absurde – l’indifférence serait une bénédiction pour lui, car le monde tout autour de ce personnage lui est farouchement hostile. Quelle chance ce serait, que de pouvoir se balader dans n’importe quel quartier de New York sans attirer spécialement les regards et se faire agresser par les petits flics blancs du coin en deux minutes montre en main ! L’indifférence ? Ce n’est pas l’indifférence qui a tué Otis – c’est l’hostilité, c’est la haine. La haine est plus salissante que l’indifférence – et elle appelle la haine. Peut-être les divinités étranges dont parle Suydam n’ont-elles aucune intention de « récompenser » leurs adorateurs secrets quand viendra pour elles le moment d’arpenter de nouveau la Terre – Tom n’est pas un imbécile, si Suydam en est probablement un. Qu’importe ? Elles peuvent devenir les outils d’une revanche, contre un monde qui a toujours été odieux et hostile.

 

La démonstration est implacable – l’effet redoutable ; et à même de susciter une remise en cause de tout ce que l’on croyait savoir et apprécier chez Lovecraft, ses épigones et ses critiques. Ce qui n’est pas rien.

 

Mais La Ballade de Black Tom n’est pas un pamphlet, c’est une novella ; Victor LaValle ne commet pas l’erreur de négliger son récit au seul profit de son message – pour autant, ce message n’est pas non plus un épiphénomène vaguement rattaché à une intrigue : Victor LaValle gagne sur les deux tableaux, et c’est ce qui, à mes yeux, fait de La Ballade de Black Tom une belle réussite, et une œuvre bien plus satisfaisante, incomparablement plus, que La Quête onirique de Vellitt Boe, sur des bases pourtant assez proches.

 

QUELQUES CLINS D’ŒIL TROP APPUYÉS

 

Pour autant, La Ballade de Black Tom n’est pas non plus un texte exempt de tous reproches. À vrai dire, sa première partie m’a bien plus convaincu que la seconde, même si on trouve des choses très intéressantes dans cette dernière, et si Victor LaValle opère la bascule de l’une à l’autre avec un certain métier. Reste que la dimension fantastique de la novella est (bien) moins convaincante que sa dimension philosophique et sociétale.

 

Par ailleurs, après avoir su éviter cet écueil sur la majeure partie de son texte, Victor LaValle commet vers la fin quelques « erreurs », à mes yeux du moins – mais, soyons franc, ce sont des points de détail, et qui témoignent peut-être plus de ma rigidité sur certains points que d’une éventuelle faute de goût chez l’auteur. Toujours est-il qu’après avoir construit son récit sur des références lovecraftiennes allusives, très perceptibles mais pas non plus outrées (on sait ce qui se cache derrière le « Roi Endormi » de Suydam, l’idée d’un « pharaon noir » coule de source, etc.), il m’a fait l’effet d’ouvrir les vannes dans les dernières pages – où Cthulhu, cette fois, l’inévitable Cthulhu, est nommément cité. Cela n’a absolument rien de dramatique, ceci dit.

 

Mais deux autres points, en gros dans les mêmes pages (pp, 131-132 très exactement pour ce dont je vais parler maintenant), sont davantage regrettables à mon sens. Déjà, révéler que l’abominable et brutal détective qu’est Mr Howard s’appelle en fait « Ervin Howard », ce qui n’a absolument aucun sens ; ensuite, ménager une saynète où intervient un couple, clairement Lovecraft et son épouse Sonia Greene, pas nommés mais c’est transparent (« un homme originaire de Rhode Island qui habitait Brooklyn avec sa femme »), à seule fin qu’il se fasse comiquement (...) « suggérer » par la police même de dégager de New York, où ils ne sont pas les bienvenus, et de retourner à Providence puisque c’est ça, na. On peut, j’imagine, arguer que c’est de bonne guerre, dans pareil contexte, mais j’ai trouvé ça simplement puéril. Et pas drôle – ça semblait devoir l’être. L’auteur se montrait pourtant bien plus subtil et pertinent jusqu’alors. Ces ultimes éléments produisent une rupture de ton que je trouve préjudiciable. Mais ce sont vraiment, vraiment des détails, infinitésimaux, et qui ne changent rien à mon appréciation globale de La Ballade de Black Tom.

 

GORGO MORMO/ZIG ZAG ZIG

 

Car, oui, il s’agit globalement d’une très bonne novella, pertinente dans le fond, habile dans la forme (il y aurait beaucoup de choses à dire en sus à ces deux égards), et dont le propos est bien servi par une ambiance admirable et des personnages plus profonds et subtils qu’ils n’en ont l’air. C’est une vraie bonne relecture critique de Lovecraft, qui ne se contente pas de dénoncer opportunément, mais le fait avec finesse et sans jamais oublier par ailleurs de raconter une bonne histoire. L’entreprise était très casse-gueule, mais le résultat m’a amplement convaincu. Très recommandable, que vous aimiez Lovecraft ou pas d’ailleurs.

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La Quête onirique de Vellitt Boe, de Kij Johnson

Publié le par Nébal

La Quête onirique de Vellitt Boe, de Kij Johnson

JOHNSON (Kij), La Quête onirique de Vellitt Boe, [The Dream-Quest of Vellitt Boe], traduit de l’anglais (États-Unis) par Florence Dolisi, illustrations de Nicolas Fructus, carte des Contrées du Rêve [par] Serena Malyon, entretien avec Kij Johnson par Erwann Perchoc, Saint-Mammès, Le Bélial’, [2016] 2018, 190 p.

 

ATTENTION : risque de SPOILERS non négligeable.

UN MIROIR À LOVECRAFT

 

Il y a, ces temps-ci, comme un tsunami de littérature lovecraftienne, para-lovecraftienne, post-lovecraftienne, etc. La production est telle, en quantité, qu’elle a de quoi effrayer l’amateur, bien obligé de se résoudre à ce constat, au fond pas si navrant, qu’il lui est impossible de tout lire en la matière. Alors faut sélectionner – et tant mieux ! Parce que, disons-le, ce sous-genre improbablement devenu un genre à part entière a longtemps été submergé par la médiocrité, voire pire. Les derletheries, les lumleyries, ont longtemps fait un tort considérable à l’exercice (en le perpétuant, certes) – et notamment en raison de leur vaste diffusion… avec l’escroquerie que l’on sait concernant les « collaborations posthumes ». Ce qui avait de quoi écœurer à jamais (ou presque) l’amateur insatiable d’Indicible et de Cyclopéen – j’ai donné. Ces livres ont été bien plus néfastes que la quantité de publications plus hermétiques, éventuellement liées au jeu de rôle L’Appel de Cthulhu, que d’obscurs ou moins obscurs éditeurs publiaient de temps à autre, sous le signe du Poulpe Cosmique – entre fanfictions et potacheries, je ne crache pas dessus de temps à autre, à chacun ses tares. Maintenant, que ça se vende ou pas, la qualité n’était qu’assez rarement au rendez-vous – c’est peu dire. Il y avait de belles exceptions, mais voilà – il s’agissait bien d’exceptions.

 

Les choses ont pu changer. La critique lovecraftienne américaine, avec s(ain)t Joshi pour patron, a fait le ménage dans l’héritage, et même ledit pourfendeur de la lovecrafterie non orthodoxe a pu changer son pseudopode d’épaule, en publiant à son tour des anthologies mieux pensées, plus fines, plus justes, enfin dégagées du schéma chiant « vieux sorcier + grimoire impie + tentacules cyclopéens + dieux putain d’imprononçables = Lovecraft ». Les anthologies Black Wings, pour ce que j’en ai lu, constituent de beaux exemples d’une nouvelle littérature lovecraftienne, para-lovecraftienne, post-lovecraftienne, etc., plus pertinente, et ô combien plus satisfaisante. Même si la nécessité du tri demeure – le contraire eût été étonnant.

 

Mais la vague va bien au-delà de ces publications qui demeurent globalement confidentielles – sachant que d’autres, s’affichant dans un registre similaire, perpétuent sans doute la vielle tradition de médiocrité du pastiche, et que le poulpe est devenu un argument commercial en tant que tel. Il est heureusement des auteurs plus intéressants qui s’exercent dans ce registre, et dont les œuvres passent moins inaperçues et/ou peuvent être davantage appelées à durer. Kij Johnson, avec le présent ouvrage, en témoigne – ou devrait en témoigner ? Et sans doute aussi Victor LaValle, dont les mêmes et bénies éditions du Bélial’ publieront prochainement The Ballad of Black Tom dans l’excellente collection « Une Heure-Lumière ». On verra ça.

 

De cette collection, Un pont sur la brume, de Kij Johnson, constituait d’ailleurs un des meilleurs titres. De cette autrice, en France, nous ne savions peu ou prou rien, et il était sans doute bien temps de réparer cette injustice. Un pont sur la brume a constitué un excellent argument pour avoir envie d’en lire d’autres choses. Et donc, La Quête onirique de Vellitt Boe ? Une relecture « moderne » de La Quête onirique de Kadath l’inconnue ? Et tant qu’à faire dans une jolie édition illustrée ? Je devais forcément lire ça… Avec une certaine impatience même.

 

Mais sans doute faut-il noter que cette littérature lovecraftienne-ci (car ça vaut aussi pour le LaValle à venir, entre autres – et, tant qu’on y est là encore, pour l’excellente bande dessinée Providence d’Alan Moore et Jacen Burrows) ne peut faire autrement que composer avec l’héritage lovecraftien, mais en se réservant à bon droit le bénéfice d’inventaire. C’est une littérature critique – et c’est sans doute bienvenu. Le tsunami de publications lovecraftiennes, jusqu’à l’overdose, le sacre bien improbable du gentleman de Providence comme icône de la culture pop (ça lui aurait fait tout bizarre, ça), peluches Cthulhu incluses, s’est aussi accompagné d’échanges houleux (j’ai du mal à parler de « débats ») sur le, euh, « côté sombre » de l’auteur, son racisme au premier chef, l’absence sidérante des femmes dans son œuvre, etc. Bien au-delà du fandom – même s’il en a concentré les épisodes les plus notoires, encore.

 

Gag : La Quête onirique de Vellitt Boe a été récompensée par le World Fantasy Award 2017 – ce prix dont la figuration avait longtemps été un buste de Lovecraft lui-même, aussi s’est-on écharpé à ce propos dans les cercles intéressés (et au-delà). Avec plus ou moins de pertinence ? Kij Johnson en touche inévitablement quelques mots dans l’utile entretien en fin de volume, et c’est sans doute la voix de la sagesse. Les pro et les contra bourrins, en ce qui me concerne, bon… Dieu vomit les tièdes ? Heureusement qu’il n’existe pas, alors.

 

KADATH ET CARTER, QUAND ON EST ADO ET QUAND ON NE L’EST PLUS

 

La relecture critique est plus que légitime, elle est peut-être nécessaire. Avec La Quête onirique de Vellitt Boe, Kij Johnson tend comme de juste un miroir à La Quête onirique de Kadath l’inconnue. Toujours dans cet entretien en fin de volume, l’autrice expose son point de vue de manière très pertinente – le pourquoi de ce miroir.

 

La base devrait tenir de l’évidence, mais visiblement ce n’est pas toujours le cas : on ne lit pas Lovecraft ado comme on le relit adulte. Pour des raisons purement littéraires, et pour d’autres davantage… idéologiques ? politiques ? philosophiques ? Tout ça, sans doute. Peut-être d’autres choses encore. En même temps, Kij Johnson complète ainsi : même ado, elle sentait bien qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas… Quelque chose de probablement beaucoup moins évident pour un ado mâle. Et blanc. Etc. Serviteur.

 

Au plan de l’analyse littéraire, la critique de La Quête onirique de Kadath l’inconnue par Kij Johnson me paraît parfaitement fondée, irréfutable même. La trame ? Pas top-top, hein… Randolph Carter ? Un héros bidon, qui ne tient pas tout seul ; un bonhomme passablement puéril, par ailleurs, et pas toujours très sympathique… C’est ici que le miroir tendu par Kij Johnson se montre le plus pertinent, à vrai dire – y compris en jouant de cette idée d’un Carter très ado quand il vivait ses aventures. Restons-en pour l’heure au texte de Lovecraft : tout cela ne fait guère envie, hein ? Mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain (enfin, si vous voulez, je dis pas, ça peut être fun), il y a des choses qui fonctionnent beaucoup mieux – notamment, ce récit très picaresque enchaîne les péripéties (sur un mode pas du tout typique de l’auteur, d’ailleurs), et ces péripéties sont toutes intéressantes, dixit Kij Johnson herself. Voire palpitantes. Ici, cependant, le miroir ne se montre pas aussi pertinent, en ce qui me concerne… Et il y a peut-être un oubli regrettable, celui qui pourtant associe tous ces aspects : un univers. Et là, en ce qui me concerne, Kij Johnson a raté son coup – et c’est notamment pour cela que, autant le dire dès maintenant, La Quête onirique de Vellitt Boe m’a plutôt déçu… à la mesure de mon adhésion pour le travail sur l’univers qui avait été fait dans Un pont sur la brume, et qui constituait un atout très marqué, essentiel même, de cette très chouette novella.

 

Au plan idéologique, etc., bien sûr, le, euh, « côté sombre » de Lovecraft resurgit, inévitablement. Ou les côtés sombres. Le court roman de Kij Johnson met l’accent sur la place des femmes, avec justesse, mais d’autres aspects sont envisagés, racisme et conservatisme exacerbé inclus – forcément. Mais ça, nous y reviendrons plus en détail.

 

DEUX VOYAGES – EN SENS INVERSE

 

Rapidement, un petit aperçu de l’intrigue, pour la forme – et attention, les gens, il n’est pas exclu que je SPOILE çà et là, au fil de cette chronique, aussi bien le texte de Kij Johnson que celui de Lovecraft (s’il est encore possible de SPOILER ce dernier) ; en fait, c’est même certain… Beware.

 

La Quête onirique de Kadath l’inconnue, résumée à la hache (ou à la tronçonneuse). Randolph Carter est un homme, et un rêveur – il est passé du monde de l’éveil aux Contrées du Rêve. Dans cet univers bigarré, il s’est assigné pour tâche d’aller à la rencontre des dieux, pour comprendre en dernier ressort que ce qu’il cherchait véritablement se trouvait en lui dès le départ – plus précisément dans le souvenir idéalisé de (la ville de) son enfance.

 

La Quête onirique de Vellitt Boe, toujours à la hache, mais en distinguant dans le tranchant le reflet de l’original. À l’homme Randolph Carter répond la femme Vellitt Boe. Carter était puéril, Vellitt est quinquagénaire (ou par-là, sauf erreur) et incomparablement plus mature. Le rêveur était passé du monde de l’éveil aux Contrées du Rêve, Vellitt Boe en bon reflet est amené à faire le voyage en sens inverse. Et la quête des dieux s’avère en dernier ressort (car entre-temps l’idée de revivre sa jeunesse demeure, même sacrément transformée) la quête d’un monde sans dieux – ou sans leur tyrannie, qui est explicitement la tyrannie des hommes ; c’est que le monde arpenté par Carter, comme, allez, 97,43 % de la fiction lovecraftienne, était un monde d’hommes, dont les femmes étaient tout bonnement absentes – l’approche de Kij Johnson est diamétralement opposée, dès la première page et jusqu’à la dernière. D’ici-là, au monde très fantasque que parcourt le rêveur, répond un monde « normal », entendez un monde où l’on vit – et pas seulement des aventures. L’idée d’un « ailleurs » n’en a que davantage des connotations distinctes dans les deux textes : depuis le rêve, on rêve l’éveil, et on a peut-être tort (sans se l’avouer).

 

Dès lors, dans ce miroir, il y a des choses qui marchent très bien… et d’autres moins bien.

UN VRAI PERSONNAGE

 

Déjà, un point essentiel, dès le titre : Vellitt Boe, à la différence de Randolph Carter, est un vrai personnage, et, mieux que ça, un bon personnage. Dans l’entretien, l’autrice semble avancer la possibilité de livrer d’autres histoires autour d’elle, pas nécessairement lovecraftiennes d’ailleurs, et, ben, oui, ça pourrait être très intéressant.

 

Les héros, on le sait, ce n’est vraiment pas le fort de Lovecraft. Ou même, pour employer un terme moins ambigu, disons que, les personnages, ça n’est vraiment pas son fort. Au travers de l’ensemble du corpus lovecraftien, il est difficile de mentionner un personnage un tant soit peu marquant. Les narrateurs ou points de vue sont généralement en creux, voire creux tout court. Ils reproduisent presque tous un schéma qui est en même temps une (double) fonction : savoir, et ressentir – dans cet ordre ou dans l’autre. Et ils doivent beaucoup à l'auteur lui-même, ces érudits un peu rêveurs. S’il fallait en relever d’un peu plus mémorables que les autres, j’aurais tendance à les chercher dans les dernières œuvres de Lovecraft – Robert Olmstead dans « Le Cauchemar d’Innsmouth » (peut-être – parce qu’en définitive ce personnage très naïf n’acquiert une véritable ampleur que dans la conclusion de la nouvelle, en forme de bascule), ou plus probablement Nathaniel Wingate Peaslee dans « Dans l’abîme du temps ». Les « méchants » sont un peu plus convaincants – parfois (les Whateley dans « L’Abomination de Dunwich », le cas très particulier d’Asenath Waite dans « Le Monstre sur le seuil »). L’héroïsme, a fortiori, ça n’est vraiment pas la came de Lovecraft – de son propre aveu.

 

(No shit, Sherlock.)

 

Alors on avance parfois le nom de Randolph Carter… mais du simple fait de son caractère récurrent, je suppose. Comme les autres, mais de manière peut-être plus marquée, il est un alter-ego de l’auteur. Il n’a absolument rien d’héroïque dans les premiers textes où il figure – et pourtant ce rôle lui échoit dans ce récit très singulier qu’est La Quête onirique de Kadath l’inconnue (et rappelons que cet « exercice », unique, Lovecraft ne l’a jamais soumis pour publication). Mais il n’y brille pas exactement… Kij Johnson souligne que ce faux héros ne peut absolument rien faire seul. Presque au point de constituer un très ironique avatar de « damsel in distress » ? Il s’évanouit, il se fait kidnapper, il doit être sauvé de l’extérieur – vive les chats, etc. Et sa personnalité, si c’est bien le mot ? Pas grand-chose à son crédit. Et je crois que l’autrice, là encore, a raison de pointer son caractère un tantinet puéril. Par ailleurs, il n’est pas forcément très sympathique – ou du moins peut-il à bon droit agacer…

 

Vellitt Boe, on l’a vu, est son opposée à tous points de vue. Mais il ne faut certainement pas pour autant la réduire à ce bête jeu des contraires : ce personnage a de la chair et de l’âme – et c’est surtout cela qui fait défaut à Randolph Carter. Elle est une femme, bien plus âgée, incomparablement plus mure ; mais aussi plus solide, car elle a beaucoup encaissé ; et, si elle n’est pas toujours parfaitement sympathique elle non plus, c’est parce qu’elle est humaine, elle – bien qu’étant une créature du rêve, c’est en cela surtout qu’elle l’emporte sur le falot en même temps qu’arrogant Randolph Carter. Elle n’est pas une fonction en forme de coquille, mais quelqu’un qui a vécu, et compte vivre encore un bout de temps. Elle est intégrée dans une société sinon la société, elle côtoie ses semblables – sans pour autant tout accepter, car la jeune rebelle demeure dans le corps de la vieille dame (dont à vrai dire la fonction de prof constitue en elle-même la cristallisation adaptée à son âge de sa rébellion juvénile). La quête onirique, ici, ne porte pas sur un lieu, mais sur un personnage – qui est amené à revenir sur son passé, avec un mélange subtilement équilibré de nostalgie et de lucidité, de regrets et d’envies. De la chair, et de l’âme. Ce qui ne ressort jamais autant que de la confrontation des deux voyageurs – car Veline (à l’époque) et Randolph ont voyagé ensemble, il y a de cela quelque temps ; ils se sont même aimés – ou pas tant que ça. Quand ils se retrouvent, l’un est un roi qui se morfond dans sa propre pompe et s’est interdit sa propre raison de vivre, l’autre accepte son âge tout en renouant avec son passé, l'avenir sous les yeux – il est passif, elle est active.

 

Et parfaitement convaincante.

 

UN VRAI SUJET

 

En même temps, elle est un véhicule pour le traitement d’un thème, mais sans jamais être réduite à ce caractère purement fonctionnel – et c’est peut-être là que réside l’opposition la plus marquée avec Randolph Carter. Ce thème, de toute évidence à l’origine du projet littéraire, c’est la condition des femmes.

 

Ah, Lovecraft et les femmes… Sans faire dans la psychanalyse à dix balles (pitié !), on peut légitimement poser que le gentleman de Providence avait comme un souci avec… une bonne moitié de l’humanité ? Je veux dire, sans même faire intervenir la race et compagnie. Eh. Il n’est pas tout seul, notez…

 

Si ce n’était qu’un trait de sa biographie, ma foi, il n’y aurait peut-être pas grand-chose de plus à en dire. Seulement, cela ressort de son œuvre littéraire – par défaut, et l’illustration n’en est que plus éclatante. Je reste convaincu que cela allait plus loin que son conditionnement WASP (qui dans son cas n’est probablement jamais une explication suffisante – ça serait un peu trop facile, trouvé-je). Quoi qu’il en soit, les femmes sont tout bonnement absentes de la quasi-totalité de son œuvre. Ce qui n’avait probablement rien de délibéré de sa part – reste que sa fiction, si elle est tout sauf virile (au sens le plus vulgaire et machiste donc re-vulgaire), opère dans un monde d’hommes, presque naturellement. Cas des révisions (très) éventuellement mis à part, il n’y a guère que trois personnages féminins un minimum développés dans toute la fiction de l'Oncle Theobald : la première est une simplette albinos violée par un dieu-truc et qui accouche d’abominations (à vrai dire, parler de « personnage féminin un minimum développé » pour Lavinia Whateley sonne déjà comme une triste blague), la deuxième est une sorcière géniale mais dingue et profondément maléfique et re-dingue et re-maléfique (Keziah Mason), et la dernière… SPOIL ! est un homme (et ça reste la plus singulière « réussite » de l’auteur dans cet « exercice », ironiquement).

 

Ceci, quand on relit Lovecraft passé un certain âge, saute à la gueule. Mais, si un lecteur peut perpétuer un peu trop longtemps comme un triste aveuglement à cet égard, peut-être une lectrice, par contre, peut-elle s’en rendre compte bien plus tôt ? C’est même assez probable – et Kij Johnson, ici, parle de son expérience personnelle ; même ado, elle ne pouvait que remarquer que les femmes sont totalement absentes, en l'espèce, des Contrées du Rêve. Comme si elles n’y avaient pas leur place – inconciliable avec un idéal onirique. Les femmes ne rêvent pas, sans doute – ou font des rêves vulgaires, ce qui n’est pas mieux, peut-être même pire…

 

Ce qui faisait tout un univers à peupler de femmes – soudain accroissement démographique ! Kij Johnson s’y emploie. D’abord via ce collège des femmes, à Ulthar, qui est le lieu du départ, ensuite au fil des rencontres de l’aventurière dans son long périple – celles du présent comme celles qui sont remémorées. Au fond, une fois sorti du collège, il ne s’agit même pas spécialement d’y insister : les femmes apparaissent dans les Contrées comme elles devraient le faire – naturellement. Ce qui dépasse d’ailleurs l’espèce humaine : figurez-vous qu’il y a des chattes parmi les chats, et des femelles au sein des goules (tiens, le masculin ne l’emporte pas, là ?).

 

Pour autant, ces Contrées du Rêve n’ont certes rien d’une utopie féministe, et c’est peu dire. Être une femme, dans ce monde, implique comme trop souvent dans le nôtre une forme d’infériorité intrinsèque, perpétuée de temps immémorial par les hommes. C’est un monde dur, pour les femmes – au point parfois de la nausée : dans un passage glaçant, Vellitt estime avoir de la chance de n’avoir été violée « qu’une seule fois » (et il faut lire les commentaires très justes de l’autrice à ce propos dans l’entretien final)… Sur un mode en vérité guère moins révoltant, l’idée même que des femmes puissent être instruites et instruire à leur tour paraît inconcevable au quidam mâle (tu parles d’un rêve !) : c’est bien pourquoi une simple fugue peut mettre en péril le collège des femmes à Ulthar, où enseigne Vellitt Boe – ce collège n’est qu’à peine toléré, et depuis peu encore, par les vieilles institutions académiques nécessairement mâles. Une incartade, et hop ! Voici un prétexte tout trouvé pour renvoyer les femmes à leurs fourneaux – ou plus exactement à leur rôle social : au fond, la femme n’existe jamais en tant que telle, mais toujours dans son rapport aux hommes – d’abord fille, ensuite épouse, après quoi mère.

 

Autant de rôles que Vellitt Boe a refusé d’endosser. Jeune femme, elle affiche sa liberté – constitutive en elle-même d’une menace pour les hommes. Femme plus âgée, elle ne l’affiche pas moins, simplement sous d’autres formes. Elle n’est pas épouse de, elle n’est pas mère de, elle est Vellitt Boe, et elle vous emmerde.

 

(Et elle a bien raison.)

 

Mais, en fait, cela peut aller au-delà – comme dans notre Triste Monde Tragique, semble-t-il, la simple prise en compte de l’existence des femmes peut être poursuivie utilement dans le champ de l’identité sexuelle – l’autrice n’y insiste pas forcément dans le texte même (davantage en commentaire), mais toutes ces femmes ne sont pas hétérosexuelles ; les hommes, du coup, ne le sont pas davantage. Allons bon !

 

Et, chose folle, il est même possible que, dans ce monde-là, qui n’a souvent rien d’un rêve, la pigmentation de la peau ne suffise pas à elle seule à constituer une échelle bien organisée de la légitimité et en sens inverse de la suspicion de maléfice. Dingue.

 

À ce stade, il est plus que temps de bricoler une dynamo dans le cercueil de Lovecraft, il doit s’y retourner tellement vite qu’il y a de quoi résoudre pour l’éternité le problème de l’alimentation électrique à Providence – et au-delà.

 

Pas plus mal.

UNE BALADE BLASÉE ?

 

Un vrai personnage, et un vrai sujet. Cela suffit-il à faire de La Quête onirique de Vellitt Boe un bon texte ? Hélas, je n’en suis pas persuadé… Car je crois que ça coince à d’autres niveaux. Même si d’une manière un peu ambiguë, peut-être – car il peut y avoir de l’intention là-dedans, qui ne m’a toutefois pas vraiment convaincu. Je vais loooooonguement tenter d'expliquer pourquoi, et c'est pas gagné.

 

On peut en fait revenir à la critique de La Quête onirique de Kadath l’inconnue par Kij Johnson. Elle lui reproche de manière très nette un aspect (la simplicité décousue, voire l’inanité, de l’intrigue), tout en en louant un autre (les péripéties palpitantes). L’autrice a peut-être voulu prolonger le jeu des contraires sous ces deux angles, mais avec une pertinence qui me paraît bien moins assurée que pour le personnage et le sujet.

 

L’intrigue, tout d’abord. La quête de Randolph Carter a incontestablement quelque chose de « décousu », et peut-être aussi quelque chose de « simple », mais je ne suis pas certain que ce soit à proprement parler un défaut. Je reviendrai ultérieurement sur le côté « décousu », « feuilletonesque », etc. Dans son caractère allégorique marqué, qui légitime à sa manière le jeu des archétypes, le roman de Lovecraft n’enthousiasme pas forcément, mais a au moins une certaine cohérence – c’est toujours utile, quand on veut raconter une histoire. J’ai eu beau faire des efforts, je ne me suis jamais senti d’en dire autant de la quête de Vellitt Boe : si le point de départ (la menace de fermeture planant sur le collège des femmes) est pertinent au regard de la thématique du récit, il ne suffit pas à mon sens à fonder un récit intrinsèquement cohérent. Sans doute s’agit-il d’un prétexte, l’essentiel (au plan narratif) étant de relancer Vellitt Boe l’ex-aventurière sur les routes des Contrées – mais le prétexte saute tellement aux yeux que je n’ai pas pu y croire un seul instant. C’est peut-être bête de ma part, mais j’ai fait un blocage : la menace censément imminente de la fermeture du collège des femmes ne saurait en rien justifier la quête qui s’annonce d’emblée comme devant durer plusieurs mois, voire plusieurs années... On le sait... Vellitt Boe le sait sans doute – les autres personnages devraient le savoir tout autant, mais « font comme si ». D’emblée, j’en ai pris un coup à la suspension volontaire d’incrédulité. Et l’évolution de cette « intrigue » ne m’a pas exactement amené à reconsidérer cette opinion : à un moment, de manière plus ou moins bien amenée, la menace administrative sur le collège des femmes se mue en menace apocalyptique (et expressément patriarcale) sur Ulthar elle-même et au-delà, sans convaincre davantage, sans impliquer le lecteur. User d’un prétexte pour fonder ce qui compte vraiment (Vellitt Boe retournant sur les routes, en femme de maintenant qui songe à la femme qu’elle était), c’est très bien dans l’absolu, mais, à mes yeux, le prétexte ne tient tellement pas la route qu’il m’a éjecté du récit dès les premiers chapitres – je l’ai lu, sans jamais totalement pouvoir m’y impliquer à nouveau ; car je crois que, pour les personnages comme pour les lecteurs, c’est bien d’un problème d’implication qu’il s’agit. Ce regard forcément extérieur m’a posé un gros souci – et qui n’a pas été sans conséquence sur mon appréciation globale de La Quête onirique de Vellitt Boe. La position de spectateur m’a vite ennuyé… L’intrigue de La Quête onirique de Kadath l'inconnue est peut-être simple, voire simpliste, et décousue, mais elle tient la route. En ce qui me concerne, il n’en a pas du tout été ainsi dans le court roman de Kij Johnson. Pas un seul instant.

 

Et je crois qu’il faut y adosser un deuxième souci – qui ne sera peut-être pas un souci pour tout le monde ; à vrai dire, sur la base de tout autre matériau, ça n’aurait pas été un souci pour moi... Mais le matériau, ici, n’est pas « tout autre », il est très précis, il est très concret, et c’est La Quête onirique de Kadath l’inconnue. On ne peut pas (ou on ne devrait pas ?) employer à la légère pareil référent, en ce qui me concerne… Si c'est sans pertinence, mieux vaut en faire l'économie.

 

Il y a, d’une part, cette ultime remarque de Kij Johnson sur le texte de Lovecraft : les péripéties sont intéressantes. Il y a, d’autre part, ce point qui me paraît essentiel, et qui l’est indirectement dans le texte de Kij Johnson, puisqu’il en fonde la thématique, et que pourtant l’autrice semble négliger : les Contrées du Rêve sont un univers. Et pas n’importe quel univers – quelque chose de bigarré, de chatoyant, de merveilleux, dans la lignée du modèle Dunsany ; et en même temps un univers dont la peur n’est pas absente, les démons si l’on y tient, parce que… parce que Lovecraft.

 

Kij Johnson, j’ai l’impression, a voulu traiter les Contrées du Rêve sur un mode assez proche de l’univers qu’elle avait habilement conçu pour Un pont sur la brume. J’entends par-là qu’elle a créé avant tout un monde où des gens vivent – pas « vivent des aventures », mais « vivent », tout simplement (ce qui n’a jamais rien de simple). Dans cette chouette novella, c’était parfaitement pertinent – et plus que ça, nécessaire sans doute à l’atmosphère « transitoire » du récit, à son absence d’antagoniste marqué sinon la nature elle-même (et quelques rigidités sociales en sus) ; ce qui n’excluait certes pas la force des images – un certain exotisme, mais adroitement diffus, « naturel ».

 

On peut relever, au passage, combien, dans l’entretien final, l’autrice insiste sur ce point : quoi qu’on ait pu en dire, Un pont sur la brume, en ce qui la concerne, n’est pas un récit de fantasy, mais bien un récit de science-fiction. Bon, c’est peut-être un peu corollaire dans la présente discussion.

 

Mais appliquer ce traitement « normal », « naturel », aux Contrées du Rêve… Je trouve que ça n’a pas vraiment de sens, ou plutôt que ça n’est pas très pertinent. Le jeu de rôle, ici, a pu livrer son lot d’enseignements, je crois : si les Contrées du Rêve doivent être un univers de fantasy comme les autres, autant s’en passer. Quel intérêt ? Pour que ça marche, pour que ça ait un sens, même tordu, il y faut de l’excès – non seulement des démons et des merveilles, mais des démons et des merveilles à chaque page ! C’est un monde par essence excessif, et qui n’a pas le moindre intérêt s’il n’est pas fondamentalement, outrancièrement exotique.

 

Le ton des premiers chapitres, là aussi, m’a très vite un peu douché. Tout cela sonne « moderne », d’emblée (mais beaucoup moins par la suite). Les Contrées du Rêve chez Lovecraft sont un monde d’avant la poudre et la vapeur. Ici, on devine la brique des usines. Sans doute Kij Johnson n’est-elle pas tenue par une supposée doxa strictement lovecraftienne (elle accommode très vite à sa manière la géographie fluctuante des Contrées et je n’ai aucun problème avec ça). Mais à quoi bon reprendre un univers connu, si c’est pour en zapper l’essentiel illico ? Aux seuls noms d’un bon personnage et d’un bon thème ? En ce qui me concerne, l’exercice présente alors bien vite ses limites – si l’intention et l’idée doivent l’emporter sur la littérature, autant (écrire ou) lire un essai ; finalement, l’effet produit s’avère inverse à celui d’Un pont sur la brume. Nul dépaysement, nulle implication : la réussite de la novella tient pourtant à l'agencement de ces deux dimensions.

 

Ce qui a ses répercussions du côté des péripéties. Le très feuilletonesque roman de Lovecraft est comme une ode au point d’exclamation. Tout y est excessif, donc – et la jubilation du lecteur doit beaucoup à celle de l’auteur.

 

On chevauche des zèbres !

 

On fait la course avec des goules dans des déserts souterrains émaillés de champignons géants !!

 

LES PUTAINS DE CHATS ONT UNE ARMÉE ET SAUTENT SUR LA LUNE !!!

 

Chez Kij Johnson, c’est tout le contraire – et de manière délibérée, je suppose, mais qui ne m’a pas parlé, vraiment pas. Même avec son lot de nostalgie, Vellitt Boe est comme avant tout blasée – les points d’exclamation, très peu pour elle, qui fait dans le point.

 

Point.

 

On chevauche des zèbres.

 

Ouais.

 

Il y a des goules.

 

Elles courent vite.

 

C’est un peu fatigant.

 

Il y a des chats.

 

Ils ne sautent probablement pas sur la lune.

 

Quelle idée.

 

Voilà : on y vit, pas nécessairement des aventures. Alors c’est forcément un peu morne.

 

Et vide, dans pareil cas.

 

Et ennuyeux. En ce qui me concerne.

 

Une balade, plus qu'une ballade. Et blasée.

 

Presque en dernier ressort, comme une concession peut-être ? Kij Johnson semble vouloir faire quelque chose de proprement narratif de son matériau fictionnel – le côté « démons », si c’est trop tard pour les merveilles. Dans le périple de Vellitt Boe dans le monde souterrain, il se passe des trucs… Hélas, pas forcément du meilleur goût. SPOILER très franc pour le coup : alors que je commençais tout juste à me réimpliquer dans le texte en compagnie des goules, l’autrice… s’est foutue de ma gueule ? Ou a voulu pousser l’exercice « révisons Lovecraft » un peu trop loin et sans doute bien trop bourrinement ? Franchement : le gentil gug, c’est… une parodie. Une caricature. Et pas des plus fine. Ridicule. Le stade où l’on a confirmation, s’il en était besoin, de ce que les meilleures intentions n’assurent pas forcément une bonne littérature – loin de là. Sans forcément aller jusqu’à retourner la proposition, hein, comme le fait sauf erreur Houellebecq à propos de, tiens, Lovecraft. Vraiment, sans aller jusque-là. Mais c’était vraiment une très, très mauvaise blague – et/ou une faute de goût. En plus d’être un deus ex machina de compét’ ; faut-il y voir de l’ironie de la part de l’autrice si prompte à relever combien Randolph Carter a besoin d’une aide extérieure pour faire quoi que ce soit ? Le sentiment d’une mauvaise blague n’en est que plus fort.

 

Et ça m’a à nouveau ressorti du bouquin. Impossible, dès lors, de me sentir impliqué dans ce qui demeure du livre, une fin du côté de l’éveil, qui aurait dû être forte, et touchante, peut-être pas au point de tout racheter, mais oui, forte, en elle-même, et touchante… sauf qu’elle m’a du coup laissé aussi indifférent que le reste.

 

DÉÇU…

 

Vous connaissez la musique : avis qui n’engage que moi, blah blah – et vous trouverez plein de critiques enthousiastes chez les blogocopines et copains, probablement bien moins obtus que votre serviteur.

 

Reste, quant à moi, que j’ai été… déçu, oui. Mes attentes étaient certes élevées, après Un pont sur la brume. Trop ? Mais justement : j’ai eu l’impression d’un même traitement, qui était on ne peut plus pertinent dans cette brillante novella, mais beaucoup moins dans le cas présent – le manque d’à-propos tendant à muer ce traitement en formule. Le personnage est (très) bon, le thème est juste et utile, sur la base d’une lecture critique pertinente ; mais la manière m’a déçu, le récit m’a ennuyé. D'où ce sentiment de... gâchis ? La réussite de Vellitt Boe elle-même aurait dû suffire à m’impliquer, mais je suis demeuré totalement extérieur à sa quête. Je suis donc probablement passé à côté du truc… Littéralement...

 

Mais les aventures de ce couillon de Randolph Carter, en définitive, avec tous leurs défauts, l’emportent encore et haut la main – du rêve et du cauchemar à foison, des excès savoureux, contre un morne sérieux trop affiché comme tel, et qui, à vouloir seulement dire, oublie, en dernière mesure, de raconter quelque chose.

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CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (08 + épilogue)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (08 + épilogue)

Huitième – et dernière ! – séance du scénario pour L’Appel de Cthulhu intitulé « Au-delà des limites », issu du supplément Les Secrets de San Francisco.

 

Vous trouverez les éléments préparatoires (contexte et PJ) ici, et la première séance . La précédente séance se trouve quant à elle .

 

Le joueur incarnant Bobby Traven, le détective privé, était absent. Étaient donc présents les joueurs incarnant Eunice Bessler, l’actrice ; Gordon Gore, le dilettante ; Trevor Pierce, le journaliste d’investigation ; Veronica Sutton, la psychiatre ; et Zeng Ju, le domestique.

I : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 21H30 – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (08 + épilogue)

[I-1 : Veronica Sutton, Gordon Gore, Zeng Ju, Trevor Pierce : Bobby Traven ; Hadley Barrow] Veronica Sutton, après avoir rédigé son testament et s’être une dernière fois occupé de ses chats, retourne au manoir Gore, où sont restés les autres. Gordon Gore est dans un état d’esprit proche de celui de la psychiatre. À ce stade, les victimes de la Noire Démence, à savoir Zeng Ju, Trevor Pierce et Bobby Traven, n’ont quasiment plus aucune perception du monde réel – mais, là où ils se trouvent, ils ne distinguent rien non plus, sinon eux-mêmes ; seulement de ces masses grisâtres, plus ou moins sphériques, et agitées d’un mouvement permanent, imprévisible… La psychiatre les examine, et son diagnostic confirme celui du Dr Hadley Barrow : en dehors des taches noires caractéristiques, les malades ne présentent pas de symptôme physique – ils ne sont pas encore sous-alimentés, bien sûr, et leurs organes sensoriels fonctionnent parfaitement ; cependant, ils ne « reçoivent » rien de ce monde-ci.

 

[I-2 : Zeng Ju, Veronica Sutton, Trevor Pierce, Gordon Gore, Eunice Bessler : Bobby Traven] Ou presque ! Car quelques échos peuvent exceptionnellement leur permettre de franchir la barrière entre les mondes… Et Zeng Ju, même avec un temps de latence, a perçu qu’on lui attrapait la main (le Dr Sutton en train de l’examiner) ; aveugle et comme sourd, il crie : « Vous m’avez touché ! Quelqu’un m’a touché ! » Ce qui fait sursauter tous les autres… La force de volonté non négligeable de Zeng Ju lui permet, pour un temps, de percevoir suffisamment de choses de ce monde pour tenter d’avoir un semblant de conversation – même très étrange… Et il aperçoit une silhouette très indistincte, sans doute celle de la psychiatre. Zeng Ju, affolé, essaye de décrire ses perceptions – des deux mondes ; et qu’il peut communiquer beaucoup plus facilement avec Trevor Pierce et Bobby Traven… lesquels n’entendent pas Veronica – qui, elle, comme Gordon Gore et Eunice Bessler, entend très bien Zeng Ju s’adresser à ses amis malades ! La scène est très déconcertante pour tout le monde…

 

[I-3 : Zeng Ju, Veronica Sutton : Bobby Traven] Mais Bobby Traven – qui, aux yeux des autres, donnait l’impression de s’être assis au milieu du salon du manoir Gore –, comprend que Zeng Ju parle avec Veronica Sutton ; lui ne voit pas et n’entend pas cette dernière, mais comprend que, s’il parle, elle l’entendra – ainsi que les autres à ses côtés ! Il se lève, et, les yeux dans le vague, sans voir son interlocutrice, il crie : « Il ne faut pas nous laisser ici ! Conduisez-nous au Tenderloin, c’est le seul endroit où nous pouvons entrevoir quelque chose ! » En effet, le détective avait déduit ceci lors de sa dernière virée dans le quartier des restaurants français – il a toujours en tête l’image de ce vol de moineaux… Zeng Ju pense qu’il a raison – il enjoint la psychiatre à faire ce que suggère le détective. Elle approuve – et le domestique rapporte ses paroles à Bobby (puisque ce dernier n’entend pas Veronica, mais seulement les victimes de la Noire Démence).

 

[I-4 : Veronica Sutton, Gordon Gore, Eunice Bessler : Harold Colbert, Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Veronica Sutton décide donc d’accompagner les trois malades dans le Tenderloin. Gordon Gore se propose de venir également avec eux (il conduira la voiture – faire pénétrer les infectés dans le véhicule est une expérience très désagréable pour eux, qui se sentent palpés et dirigés sans avoir la moindre emprise sur ce qui se produit…), tandis que Eunice Bessler, de sa propre initiative, va attendre au manoir Gore le retour du Pr Harold Colbert, parti chercher un couteau de métal pur afin d’exécuter le rituel d’invocation du « Fantôme-qui-marche ». Ils conviennent d’un point de rendez-vous dans le Tenderloin : devant l’immeuble où se trouve le dernier appartement loué par Jonathan Colbert et Andy McKenzie, au 250 Geary Street.

 

II : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 22H30 – RUES DU TENDERLOIN, ENVIRONS DU 250 GEARY STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (08 + épilogue)

[II-1 : Gordon Gore, Veronica Sutton, Zeng Ju, Trevor Pierce : Bobby Traven] Gordon Gore conduit donc Veronica Sutton, et les malades Zeng Ju, Trevor Pierce et Bobby Traven dans le Tenderloin ; le dilettante passe par des petites rues et se gare non loin du 250 Geary Street. Et les perceptions des trois victimes de la Noire Démence changent progressivement : au fur et à mesure qu’ils pénètrent dans le quartier, les masses informes grisâtres tendent à se muer en bâtiments, en personnes (essentiellement des clochards, les autres personnes contaminées…), etc. Il y a comme des « sautes » brutales d’une perception à l’autre, et l’ensemble demeure relativement vague, mais, pour eux, c’est un changement considérable par rapport au manoir Gore – et qui a quelque chose d’un peu rassurant (pas trop non plus…). Mais ils savent que le monde dans lequel ils se trouvent ne correspond pas parfaitement à la « véritable » San Francisco.

 

[II-2 : Trevor Pierce, Zeng Ju, Veronica Sutton, Gordon Gore : Eunice Bessler, Harold Colbert] Trevor Pierce s’en fait l’écho – et Zeng Ju tente à nouveau de susciter un contact avec Veronica Sutton pour décrire ce qu’ils voient, avec succès. La psychiatre demande si quelque chose attire plus particulièrement leur attention : le domestique chinois détaille les environs, et remarque que, non loin, les clochards affectés par la Noire Démence forment comme un attroupement, bien plus important que tout autre ; il tend la main pour indiquer cette direction, et Veronica comme Gordon Gore constatent qu’ils voient eux aussi, dans le « vrai » monde, cet attroupement, dans un terrain vague à bâtir – mais avec cette conviction étrange que, si Zeng Ju ne le leur avait pas indiqué, ils n’y auraient pas pris garde. Dans les deux mondes, les clochards ont l’air hagard – certains sont debout, tanguant d’un pied sur l’autre, tandis que d’autres sont assis contre un mur ou une palissade ; leur absence totale de mouvement fait craindre un moment qu’ils soient morts, mais ce n’est pas le cas. Ils n’ont pas l’air menaçant, en tout cas – question que se posait Trevor. La scène n’en est pas moins perturbante, quel que soit le monde où l’on se trouve – ainsi avec cette femme, à quatre pattes, qui lape une flaque d’eau… Veronica saisit la main de Zeng Ju, et ils s’avancent lentement dans cette direction. Gordon Gore préfère rester devant le 250 Geary Street, anxieux de ce que Eunice Bessler et Harold Colbert les rejoignent. Trevor, lui, voyant Zeng Ju s’éloigner, décide de le suivre – mais son mouvement précipité était malvenu : il a heurté un homme de la « vraie » San Francisco, qu’il ne distinguait absolument pas… Il comprend que, dans son état, courir n’est pas une très bonne idée.

 

[II-3 : Veronica Sutton, Zeng Ju, Gordon Gore : Parker Biggs] Parmi les clochards, Veronica Sutton, aux aguets, remarque quelqu’un qu’elle avait déjà croisé – même si ses vêtements en très sale état, déchirés çà et là, et son attitude générale, n’ont plus grand-chose à voir : c’est Parker Biggs, le très violent propriétaire et gérant du Petit Prince… Les taches noires sur ses bras ne laissent aucun doute sur sa condition. Par réflexe, Veronica tire Zeng Ju en arrière par la manche – le domestique, ne voyant pas pourquoi, et qui ne contrôle pas très bien le niveau de sa voix, lui demande bien trop fort ce qui se passe ; ce qui attire l’attention de certains des clochards. Biggs également relève la tête, mais il a les yeux dans le vague – pourtant, il tend à se tourner vers Zeng Ju, et ses yeux, cette fois, s’écarquillent (le domestique chinois également le voit). Le truand semble le reconnaître – et lui imputer la responsabilité de son état, de sa voix sourde et égarée. Il se lève, difficilement – plusieurs clochards le suivent, sans bien comprendre ce qu’il se passe ; il prétend que les investigateurs se sont rendus au Petit Prince dans le seul but de le contaminer. « Faites-moi sortir d’ici… et je tirerai un trait sur toute cette affaire… sinon… » Il se montre menaçant. Zeng Ju crie à Mme Sutton qu’il vaut mieux s’écarter – il ne pourra pas se défendre contre Biggs et la quinzaine de clochards qui le suivent. Veronica recule précipitamment en tirant le domestique chinois par la manche. Mais sa mauvaise jambe lui fait mal – elle tombe presque à genoux… et appelle Gordon Gore à l’aide ! Toutefois, mettre un peu de distance entre les clochards et eux suffit à écarter leur menace – c’est comme s’ils les oubliaient…

 

[II-4 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Clarisse Whitman] Cependant, en guettant ses poursuivants, Veronica Sutton remarque un clochard… ou plutôt une clocharde – et reconnaît Clarisse Whitman ! Mais la jeune fille de bonne famille est dans un état pitoyable… Hagarde, constellée de taches noires et de salissures, décoiffée, les vêtements autrefois luxueux réduits à des haillons… La psychiatre l’indique à Gordon Gore.

 

 

III : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 23 H – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (08 + épilogue)

[III-1 : Eunice Bessler : Harold Colbert, Jonathan Colbert] Au manoir Gore, sur Nob Hill, Eunice Bessler attend le retour du Pr Harold ColbertJonathan Colbert est à ses côtés. Le professeur revient enfin – et finalement plus tôt que ce qu’il pensait : il avait parlé d’aller chercher un couteau de métal pur à la Collection Zebulon Pharr, mais cela aurait demandé beaucoup trop de temps… Il a finalement décidé de chercher dans sa propre collection (il vit lui aussi à Nob Hill, mais a sans doute fait d’autres choses entre-temps), et il en revient avec une dague de cuivre d’origine égyptienne : qu’importe si elle provient d’une tout autre culture, il est convaincu qu’elle fera l’affaire pour le rituel. Eunice lui explique la situation – il leur faut rejoindre les autres au plus tôt dans le Tenderloin ! Les Colbert père et fils montent avec Eunice dans un taxi…

 

IV : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 23 H – RUES DU TENDERLOIN, ENVIRONS DU 250 GEARY STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO / LE ROYAUME – OÙ LE TEMPS ET L’ESPACE NE SIGNIFIENT RIEN… OU TOUT

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (08 + épilogue)

[IV-1 : Gordon Gore, Veronica Sutton, Zeng Ju] Gordon Gore est persuadé qu’il y a une raison pour que les victimes de la Noire Démence se rassemblent ainsi dans ce terrain vague ; à ses yeux, il ne présente rien de particulier – il note seulement qu’il y a un projet de construction à cet endroit, le permis de construire a été délivré, mais les travaux n’ont pas commencé. Mais qu’en est-il selon les perceptions des malades ? Veronica Sutton parvient à maintenir un vague contact avec Zeng Ju, dont les perceptions de cet autre monde s’affinent de plus en plus. Or, dans son état, attirer son attention sur quelque chose, d’une certaine manière, autorise cette chose à exister véritablement. La confrontation de leurs ressentis permet au domestique de comprendre que la vieille bâtisse qui se trouve au fond du terrain vague (à moins qu’elle ne change de place ?) est invisible à ses amis ; mais cette maison fluctue – c’est comme si elle changeait d’apparence en permanence… Mais elle est là, oui – et les autres ne la voient pas, qu’importe les efforts de Zeng Ju pour la leur indiquer. Les descriptions hésitantes du domestique laissent supposer qu’il s’agit d’un bâtiment antérieur au tremblement de terre de 1906.

 

[IV-2 : Zeng Ju, Gordon Gore, Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert, Trevor Pierce, Parker Biggs, Clarisse Whitman] Zeng Ju est attiré par cette maison – tandis que Gordon Gore préférerait attendre l’arrivée du Pr Colbert. Le domestique chinois, inconscient de l’effet qu’il produit dans le monde « réel », hurle : « Il faut aller voir la maison ! IL FAUT ALLER VOIR LA MAISON ! » Trevor Pierce et Bobby Traven le suivent, ils ressentent la même attirance. Veronica et Gordon n’ont pas vraiment le choix… Un « sixième sens » semble maintenant bénéficier aux malades, qui leur permet d’éviter de heurter ce qu’ils ne voient pas, dans le monde « réel ». Mais il y a foule devant l’entrée de la maison… Ni Parker Biggs ni Clarisse Whitman ne semblent en faire partie.

 

[IV-3 : Zeng Ju] En jouant des épaules, Zeng Ju parvient sur le perron de la maison – ce qui ne fait aucune différence pour les autres ; mais lui distingue l’intérieur de la bâtisse, et la foule y est encore plus concentrée. La décoration de la maison est instable, mais, globalement, c’est son état le plus « luxueux » qui l’emporte ; il y a un étage… Le domestique chinois se précipite vers les escaliers. Et quand il monte…

 

[IV-4 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Trevor Pierce, Bobby Traven, Zeng Ju] … Non, ce n’est pas comme s’il se mettait à monter en l’air, ou à disparaître aux yeux de Veronica Sutton et de Gordon Gore, c’est plutôt… comme s’il n’avait de toute façon jamais été là. Ils n’ont pas véritablement oublié sa présence, ils savent qu’ils ont accompagné quelqu’un qui n’est plus là, mais leurs perceptions les empêchent d’envisager les choses autrement – ils savent que quelque chose cloche, mais impossible de dire quoi… Il en va bientôt de même concernant Trevor Pierce et Bobby Traven, qui suivent Zeng Ju à l’étage. Veronica et Gordon se retrouvent seuls… au milieu de la foule des clochards qui n’a pas dépassé le perron – ils sont une bonne trentaine.

 

[IV-5 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Clarisse Whitman, Parker Biggs] Toutefois, Veronica Sutton remarque à nouveau Clarisse Whitman… tandis que Gordon Gore est bousculé par Parker Biggs – et une dizaine d’infectés à sa suite ! C’est qu’ils sentent qu’il y a quelque chose, qu’ils ne voient pas… et ils cherchent à le saisir ! Il est renversé par terre, piétiné, palpé de partout par des gens désespérés d’entrer en contact avec quelqu'un, quelque chose… Il sait, avec une conviction absolue, qu’il est maintenant contaminé par la Noire Démence !

 

[IV-6 : Trevor Pierce, Zeng Ju : Bobby Traven] La maison est décidément l’endroit le plus concret de tout San Francisco pour les victimes de la Noire Démence. Chaque pièce croule sous les malades – qui ne font pas spécialement attention aux nouveaux arrivants. Mais il y a un peu moins de monde à l’étage. Bobby Traven est attiré par une chambre – une pièce vide, exceptionnellement. Trevor Pierce et Zeng Ju le suivent à l’intérieur. C’est une chambre bourgeoise, assez vaste, avec une cheminée. Mais, en se rendant à la fenêtre, tous voient un spectacle très étrange, inédit pour eux – comme une grande colonne fluctuante, qui fait des kilomètres de hauteur… Un peu comme un unique pilier soutenant la voûte du monde entier, formé par la rencontre d’une stalagmite et d’une stalactite, de proportions ahurissantes – tout autour gravitent les sphères mouvantes, davantage qu’ailleurs, dans une grisaille pesante… Bobby est fasciné, absorbé dans la contemplation de ce spectacle impensable. Il était impossible de voir cela ailleurs qu’à cette fenêtre – alors qu’une masse aussi colossale aurait dû être visible depuis le terrain vague, notamment. Zeng Ju essaye de déterminer la localisation « dans San Francisco » de ce phénomène, mais pas moyen – ça ne colle pas. Et cette colline paraît bien plus démesurée que toutes celles de la ville « réelle ». Par contre, il peut repérer la direction approximative de ce « tourbillon ».

 

[IV-7 : Veronica Sutton, Gordon Gore] « À San Francisco », Veronica Sutton, qui a assisté au triste sort de Gordon Gore, fait de son mieux pour y échapper – mais elle est à son tour bousculée, même si dans des proportions bien moindres que le dilettante. Le résultat est cependant le même – un faux mouvement la fait tomber dans la boue…

 

[IV-8 : Eunice Bessler, Gordon Gore, Veronica Sutton : Harold Colbert, Jonathan Colbert ; Andy McKenzie] C’est à ce moment qu’arrivent à proximité du terrain vague Eunice Bessler, Harold Colbert et Jonathan Colbert. Eunice est stupéfaite par la scène du terrain vague, elle ne sait pas comment réagir… Elle panique ! Mais Jonathan Colbert lui pose la main sur l’épaule alors qu’elle allait se précipiter sur son amant Gordon Gore ainsi que sur Veronica Sutton : « N’y allez pas. C’est foutu pour eux. » Eunice est désespérée : n’y a-t-il donc rien à faire ? Harold Colbert seconde son fils : « Si : le rituel. Mais je vous l’ai dit, Mademoiselle : pour ceux qui ont été contaminés, il est trop tard. Ils ne guériront pas. » Eunice se débat, mais le professeur insiste : « Non, écoutez-moi ! Pour que le rituel fonctionne, il faut que quelqu’un passe de son plein gré dans ce… ce "royaume", et en revienne. Cela ne marchera pas avec quelqu’un de contaminé par la Noire Démence – qui fait pénétrer dans cet autre monde d’une autre manière, une manière… non conforme. » Eunice est désespérée, mais n’a plus la force de lutter : les Colbert la ramènent en arrière tandis qu’elle sanglote… Jonathan Colbert propose de se retirer dans l’appartement qu’il louait avec Andy McKenzie, juste à côté – pour y exécuter le rituel, si c’est encore possible… et utile. Il ne doute pas que les policiers ont fouillé l’appartement, mais pénétrer à l’intérieur ne sera pas un problème – la porte ferme mal. Le professeur acquiesce : ils emmènent Eunice avec eux.

 

[IV-9 : Zeng Ju, Trevor Pierce] Zeng Ju veut sortir de la maison, pour voir s’il peut déterminer la direction du « pilier ».  Trevor Pierce est sceptique – mais le domestique ne se laisse pas retenir. Tandis qu’il redescend, le journaliste jette un œil aux autres chambres à l’étage ; l’une d’entre elles est parfaitement opposée à la première – et pourtant, depuis la fenêtre, il voit à nouveau ce « pilier »… car il a la conviction, même si c’est impossible, qu’il s’agit bien du même phénomène, et pas d’un autre qui lui ressemblerait.

 

[IV-10 : Zeng Ju : Clarisse Whitman, Trevor Pierce, Bobby Traven] Zeng Ju, de retour en bas – dans ce rez-de-chaussée bondé –, sort tant bien que mal de la maison, et cherche à repérer le « tourbillon ». Mais il ne le voit pas – il le devrait, en toute logique, mais il demeure invisible. Le domestique chinois grogne sous le coup de la frustration… mais il sent le contact d’une main sur son épaule. Il se retourne – et reconnaît Clarisse Whitman. Elle lui susurre à l’oreille, très doucement : « Chuuuuuut… Du calme… » Est-elle ici depuis longtemps ? « Dans le Royaume ? Je ne sais pas… si cela fait deux secondes... ou cinq millénaires… » Zeng Ju l’interroge sur la « colonne » ; l’a-t-elle vue ? Oui – des endroits depuis lesquels on peut la voir. « Il y a un… code, vous savez… Des endroits… qui sont… bien placés, en face de… de la structure du monde... On me l’a appris, ce code… Mais il y en a qui disent que c’est un piège… Mais on me l’a appris… C’est… De l’entrée principale, tout droit, 345 pas. À gauche, 213 pas. À droite, 905 pas. À droite, 34 pas. À gauche, 120 pas. En bas, 400 pas. S’arrêter. Tourner à gauche. Contempler. Vous croyez que c’est un piège, vous aussi ? » Zeng Ju n’y comprend rien : l’entrée principale ? « Oui. De la maison. C’est à ça qu’elle sert. En tout cas, c’est ce que nous a dit le vieil Indien. Ce n’est qu’un point de départ – de référence. Il en faut un. Ça aussi, le chaman nous l’a expliqué. » Zeng Ju entend vérifier cela tout de suite – mais Clarisse a peur, elle crie quand le domestique la presse… Mais il appelle Trevor et Bobby : « Je crois que j’ai une piste ! » Le journaliste le rejoint en bas.... mais pas le détective, qui reste abîmé dans la contemplation du vortex.

 

[IV-11 : Gordon Gore, Veronica Sutton : Parker Biggs] Pour quelque raison inconnue, les clochards ont finalement lâché Gordon Gore et Veronica Sutton – qui sont convaincus d’avoir été contaminés. Ils ne voient pas la maison pour autant… Et ils entendent un grand éclat de rire derrière eux, très gras : c’est Parker Biggs, qui pointe du doigt le dilettante. Il a quelque chose d’enfantin dans son rire : « C’est bien fait ! Ah ah ! Comme les autres, maintenant ! Ah ah ! » Mais son visage se ferme progressivement, et il s’assied contre une palissade du terrain vague. Gordon demeure pantois… Veronica, résignée, attrape le dilettante par le bras : « Venez, Gordon. Il n’y a plus rien à faire ici. » Ils s’éloignent lentement…

 

V : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 23H30 – APPARTEMENT 302, 250 GEARY STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO / LE ROYAUME – OÙ LE TEMPS ET L’ESPACE NE SIGNIFIENT RIEN… OU TOUT

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (08 + épilogue)

[V-1 : Eunice Bessler : Jonathan Colbert, Harold Colbert ; Andy McKenzie] Eunice Bessler a suivi Jonathan Colbert dans l’appartement qu’il louait avec Andy McKenzie. Il est exactement dans l’état où ils l’avaient laissé – avec la porte qui fermait mal. Le Pr Colbert a besoin de reprendre ses esprits, il s’assied sur un canapé en piteux état. Eunice dit qu’elle aurait bien besoin d’un petit remontant – Jonathan sait que « ce crétin de McKenzie » gardait toujours une bouteille « d’un truc dégueulasse » sous son matelas, les flics n’ont visiblement pas très bien fouillé, il va chercher ça – et s’en sert une copieuse rasade au passage.

 

[V-2 : Eunice Bessler : Harold Colbert, Jonathan Colbert ; Pedro Maldonado] Que faire maintenant ? Eunice se tourne vers le Pr Colbert – qui a sorti la dague de cuivre égyptienne, et la contemple. Il le répète : seuls ceux qui ne sont pas contaminés par la Noire Démence peuvent exécuter le rituel décrit par Pedro Maldonado dans Mythes des chamans du grizzli rumsens. Le cas de Jonathan étant particulier, lui qui a fait office de « porteur sain », seuls Eunice et le professeur peuvent encore le faire. Par ailleurs, il faut procéder en deux temps : y aller de son plein gré… et trouver comment en revenir. Périr là-bas… Le rituel ne serait pas accompli jusqu’au bout – et il serait donc inefficace.

 

[V-3 : Eunice Bessler : Harold Colbert] Eunice, très émue, très triste, se porte volontaire : « Le cinéma… Je ne serai jamais une grande actrice, de toute façon… Le parlant... Ma famille ? La communauté ? Allons… » Elle a bien conscience de ce que cela implique ? Oui… Le Pr Colbert acquiesce enfin. Exécuter le rituel va bien lui demander une heure – et il aurait besoin d’un peu de son sang… Il est certain que le rituel fera venir un « Fantôme-qui-marche », et il a bon espoir de le contrôler ; mais, une fois qu'elle sera passée dans l’autre monde… Il ne sait rien de ce qui pourrait se passer là-bas. Par ailleurs, ces créatures sont essentiellement… « stupides. Il faut leur donner un ordre – un ordre simple, et pas ambigu, six, sept mots au plus. » Il commence à exécuter les gestes très incongrus réclamés par le rituel – mais l’actrice n’a certainement aucune envie d’en rire.

 

[V-4 : Trevor Pierce, Zeng Ju : Clarisse Whitman] « De l’autre côté », dans le Royaume, qui n’est maintenant plus « parasité » par les sensations du « vrai » San Francisco, Trevor Pierce et Zeng Ju demandent à Clarisse Whitman de les accompagner en suivant ce « code ». Elle se révèle d'humeur changeante : finalement, elle est d’accord – les ramenant à l’entrée principale de la maison, elle récite : « De l’entrée principale, tout droit, 345 pas. » Et, derrière elle, tous les autres infectés reprennent en chœur : « TOUT DROIT, 345 PAS. » Puis Clarisse entame la marche, en mesurant bien ses pas, et en comptant à chaque fois, sur un ton très monotone et qui a en même temps quelque chose d’un peu enfantin : « Un… Deux… Trois… Quatre… » Les clochards ne les suivent pas.

 

[V-5 : Veronica Sutton, Gordon Gore, Eunice Bessler : Harold Colbert] Veronica Sutton et Gordon Gore, affligés par ce qui vient de leur arriver, avaient d’abord erré un peu aléatoirement… Mais ils se reprennent enfin – et reviennent vers le 250 Geary Street. Ils montent à l’étage, où ils entendent l’étrange mélopée du Pr Colbert ; ils toquent à la porte, et Eunice Bessler va leur ouvrir. Ils savent tous à quoi s’en tenir… Consciente de son rôle à jouer dans le rituel, Eunice retient son impulsion de se jeter dans les bras de son amant. Gordon, de toute façon, lui intime de ne pas le toucher : il est contaminé – il n’y a aucun doute… Mais s’ils peuvent leur venir en aide… Probablement pas – d’autant qu’il ne faut pas interrompre le Pr Colbert, il l’a clairement signifié à Eunice.

 

[V-6 : Clarisse Whitman] Dans le Royaume, Clarisse Whitman continue de guider les autres. À voix haute : « À droite, 905 pas. Un… deux… trois… »

 

 

 

 

[V-7 : Eunice Bessler : Harold Colbert] Dans l’appartement, la mélopée du Pr Colbert s’interrompt enfin ; il s’assied sur le canapé, en faisant signe à Eunice Bessler de s’asseoir à côté de lui. Il lui tend la dague – elle servira à l’identifier comme le « maître » du « Fantôme-qui-marche » qui va apparaître. Eunice accepte – mais aimerait savoir à quoi s’attendre : à quoi ressemblera cette créature ? « Sans doute pas à un vieux drap avec deux trous pour les yeux… » Effectivement. Mais la décrire n’a rien d’évident… Elle est humanoïde, et bipède, dans une certaine mesure ; mais d’autres éléments relèvent plutôt du poisson, d’autres de l’insecte, tout cela mélangé… Le trait le plus caractéristique, ce sont ses membres très longs, et qui, pour les bras, s’achèvent en doigts ou griffes totalement disproportionnés. « Je suppose qu’en comparaison, Max Schreck, dans le Nosferatu de Murnau, est un modèle de beauté ? » L’actrice arrache un sourire au très las Pr Colbert ; « Oui, je suppose. Je n’aurais pas pensé à présenter les choses ainsi… » Mais, après un silence pesant, le Pr Colbert ajoute : « J’ai un peu modifié le rituel. Je… Je vais vous accompagner là-bas. Je… Je ne pouvais pas me contenter de vous envoyer seule affronter pareil péril. Mais c’est bien vous qui aurez le contrôle sur le "Fantôme-qui-marche". Quant à la suite… Il faudra trouver comment revenir. Impossible d’en savoir davantage à l’avance – seulement que l’on ne pourra pas, sur place, invoquer un autre Vagabond dimensionnel, cela ne fonctionnera pas. Je n’en sais pas plus que vous, à ce stade. Mais revenir est la condition cruciale pour fermer ce "vortex". Au moins temporairement. » Eunice est prête. Le Pr Colbert explique qu’il leur faut attendre, pas bien longtemps : le « Fantôme-qui-marche » sera bientôt là.

 

[V-8 : Eunice Bessler : Harold Colbert ; l’Esprit de Pebble Hill] Quelques minutes très pesantes défilent en effet. Puis, sans effets spéciaux particuliers, là où il n’y avait rien, il y a maintenant la hideuse créature décrite par le Pr Colbert. Elle n’émet pas le moindre bruit. Elle ne bouge presque pas – seuls ses longs bras ballants se déplacent, tandis que ses doigts très fins sont comme agités de léger soubresauts. Elle fixe ceux qui l’ont appelée. Harold Colbert se tourne vers Eunice Bessler et lui adresse un signe du menton. L’actrice reprend son souffle… mais elle ne sait pas quel ordre donner. « C’est un voyageur – il faut lui donner une destination ! » Mais l’actrice est pétrifiée… et le « Fantôme-qui-marche » s’approche d’elle, il la renifle… Le Pr Colbert sait qu’il faut faire vite ; il arrache la dague de cuivre des mains de Eunice, s’entaille la paume de la main, et, en fixant de ses yeux la créature, dans un soupir : « Emmène-nous voir l’Esprit de Pebble Hill. » Le « Fantôme-qui-marche » saisit le Pr Colbert de son bras gauche, et Eunice Bessler de son bras droit : il les plaque tous deux contre son corps, son cuir visqueux et ruisselant d’une sécrétion à l’odeur presque insoutenable – l’actrice a brièvement en tête l’image d’une mère serrant contre sa poitrine de fragiles nourrissons à allaiter… D’un seul coup, tout se fige autour d’elle. Le temps se dilate… Ils disparaissent.

 

VI : AU CŒUR DU ROYAUME

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (08 + épilogue)

[VI-1 : Eunice Bessler : Harold Colbert] Eunice Bessler et Harold Colbert… volent ? Dans les bras du Vagabond Dimensionnel... Ils ont rejoint ce monde grisâtre et mouvant – et, passé un temps d’acclimatation d’une durée indéterminée, oui, ils ont le sentiment d’être quelque part dans le « ciel », et que ce gris un peu plus sombre loin, très loin en dessous d’eux, comme à des kilomètres, des milliers de kilomètres, doit être quelque chose comme un « sol »… C’est infiniment loin – et pourtant l’actrice distingue finalement comme des points noirs, minuscules, et les identifie enfin comme étant des humains… Des prisonniers dérisoires d’un monde morne dont ils ne pourront jamais s’échapper. Le contrôle sur le « Fantôme-qui-marche » ne durera pas éternellement, il faut trouver un endroit où « atterrir » ! D’autant que l’actrice perçoit, tout près d’elle, le souffle haché du Pr Colbert – un vieil homme au bord de la syncope… Il lui est impossible de prononcer un mot. Eunice balaye des yeux le paysage… quand elle se retrouve à un de ces endroits très précis qui permettent de voir le « pilier » colossal (des centaines de kilomètres de hauteur ?) qui soutient ce monde ; elle comprend que c’est là leur destination, et donne mentalement l’ordre au « Fantôme-qui-marche » de les déposer au plus près. La créature obéit. Elle suit l’itinéraire précis qui fait que le « vortex » ne disparaît plus sous leurs yeux. Elle se déplace à une vitesse ahurissante...

 

[VI-2 : Zeng Ju, Trevor Pierce : Clarisse Whitman] Pendant ce temps, Zeng Ju et Trevor Pierce suivent toujours leur guide Clarisse Whitman. Ils en arrivent à ce moment étrange du « code » qui leur indique d’aller « en bas ». Et, subitement, tandis que Clarisse compte le premier pas dans cette direction, c’est comme si le monde s’inclinait de 90° : oui, ils prennent la direction d’ « en bas », avec la sensation de marcher sur un mur… et, paradoxalement, c’est alors qu’ils empruntent cette direction invraisemblable qu’ils prennent toute la mesure du « pilier » jaillissant vers le ciel ! C’est une sensation particulièrement déconcertante… Les perspectives, l’orientation, l’équilibre – tout est faussé, et incompréhensible. Ils suivent cependant toujours leur guide : « Trois cent quatre-vingt-seize… Trois cent quatre-vingt-dix-sept… Trois cent quatre-vingt-dix-huit… Trois cent quatre-vingt-dix-neuf… Quatre cents. S’arrêter. Tourner à gauche. » Et là, le « pilier », qui avait disparu quelque temps, réapparaît brusquement… et ils sont exactement à sa base.

 

[VI-3 : Trevor Pierce, Zeng Ju : le chaman du grizzli, Clarisse Whitman ; Yog-Sothoth] Mais ils n’y sont pas tout seuls… À quelque distance, impossible à déterminer précisément, se trouve un vieil homme – avec une peau d’ours sur la tête. Trevor Pierce reconnaît aussitôt en lui « l’homme du tableau »… Zeng Ju n’a jamais vu ledit tableau, mais qu’importe : il part dans cette direction. Derrière, Clarisse Whitman, de son timbre enfantin : « Vous savez, c’est lui qui m’a appris les indications. Vous croyez que c’est un piège ? » Mais le domestique chinois ne craint plus les pièges… La jeune fille, cependant, ne s’attarde pas – elle laisse là ses compagnons de route, et repart qui sait où. Mais Zeng Ju n’y prête pas attention : il s’avance d’un pas déterminé vers le chaman, dont il devient possible de discerner les traits – il a un air un peu narquois… Il a aussi un couteau de cuivre passé à sa ceinture. Zeng Ju l’interpelle. Dans un anglais très approximatif et haché, le vieil Indien dit : « Vous n’arriverez pas. Vous ne faites pas changer. J’ai fait changer. Vous êtes une nourriture pour le Dieu. Il ne fait pas attention. Rien. Jamais attention. Offrandes, c’est l’attention à moi. Votre monde mort. Le monde est maintenant toujours Yog-Sothoth. » Zeng Ju enrage : il ne se laissera pas faire ! L’Indien devrait le redouter ! Mais ce n’est de toute évidence pas le cas.

 

[VI-4 : Eunice Bessler, Zeng Ju : Harold Colbert, le chaman du grizzli] C’est alors qu’arrivent, dans les bras du « Fantôme-qui-marche », Eunice Bessler et le Pr Harold Colbert. La créature les dépose toutefois… de l’autre côté du chaman, par rapport à leurs amis contaminés. Et le vieil Indien les a vus. Zeng Ju aussi ! Il n’en revient pas… Mais les traits du chaman se sont durcis : à la différence des victimes de la Noire Démence, l’actrice et le vieux professeur représentent une potentielle menace pour ses plans – il s’avance vers eux, le couteau de cuivre en main…

 

[VI-5 : Eunice Bessler, Zeng Ju, Trevor Pierce : Harold Colbert, le chaman du grizzli] Le Pr Colbert est dans un triste état. Eunice Bessler lui reprend la dague égyptienne – le « Fantôme-qui-marche » émet un sifflement… puis se jette sur le professeur ! Et il se met à dévorer ses entrailles… L’actrice brandit sa dague – terrifiée par le Vagabond dimensionnel et par l’Indien ; elle n’est certes pas en mesure d’intimider ni l’un, ni l’autre… Le chaman semble déterminé à la tuer de ses mains. Zeng Ju réalise que ses armes ne l’ont pas suivi dans le Royaume… Peu importe : il vaincra l’Indien à mains nues ! Il court dans sa direction – avec une célérité qui surprend tout le monde ! Trevor Pierce, lui, ne pense qu’à une chose : partir d’ici ! Il est obnubilé par la dague de Eunice, qu’il réclame à grands cris… Mais autour d’eux, les sphères gravitant autour du pilier commencent à changer d’aspect : elles tendent à s’agglomérer, constituant comme des bras, ou des tentacules, d’une longueur et d’une épaisseur cyclopéennes, et qui s’abattent aléatoirement çà et là – qui se trouverait dessous serait immédiatement écrasé ! Le chaman, lui, continue d’avancer vers les nouveaux arrivants – sa vitesse est stupéfiante, au point où le pourtant très véloce Zeng Ju ne peut que suspecter quelque chose de surnaturel… Eunice Bessler, terrifiée, veut fuir le chaman – mais elle est bien plus lente que lui… Il est déjà presque à côté d’elle ! Zeng Ju fait appel à toutes ses ressources : il le rattrape, et parvient in extremis à l’atteindre d’un coup de pied – les dégâts sont plus ou moins importants, mais, surtout, il a pris l’Indien par surprise, qui est contraint de s’arrêter dans sa course, et ne parvient pas à planter son couteau dans le corps de Eunice. Trevor Pierce en profite pour se rapprocher de l’actrice, en hurlant : « La dague ! Il faut invoquer le fantôme ! » Les tentacules s’abattent autour d’eux, sans pour l’heure leur faire de dégâts… Zeng Ju, lui, assène un nouveau coup inattendu au chaman : l’adversaire encaisse bien, mais le domestique lui fait mal, à force ! Eunice, qui est toujours à portée du couteau de l’Indien, recherche le soutien de Trevor – lequel lui crie de lui lancer la dague égyptienne. Mais le chaman a pesé la menace constituée par Zeng Ju, et se retourne vers lui – ses traits sont déformés par la rage, au point où il n’a plus grand-chose d’humain ; il porte un vicieux coup de couteau contre le domestique chinois… qui parvient à l’esquiver ! Mais un immense tentacule s’abat juste à côté de lui – il a failli être écrasé… Eunice affolée donne la dague à Trevor, qui ne cessait de la réclamer. Mais Zeng Ju se concentre sur le chaman du grizzli – un nouveau coup imprévu renverse l’Indien, sonné, qui lâche son couteau ! Trevor a la dague de Eunice en main – il semble à peine réaliser qu’il n’a clairement pas le temps d’invoquer un « Fantôme-qui-marche » dans ces circonstances… Le journaliste indécis plante finalement le couteau dans la poitrine du chaman du grizzli – tandis qu’un tentacule s’abat... qui broie impitoyablement l’héroïque Zeng Ju ! Trevor fixe la dague dans ses mains, l’air ahuri – Eunice également, qui se souvient un peu tard de tout ce que lui avait dit feu le Pr Colbert : l’importance de revenir pour accomplir vraiment le rituel, le fait qu’une victime de la Noire Démence n’est pas en mesure de le faire, et qu’une nouvelle invocation d’un Vagabond dimensionnel ne serait pas non plus efficace en pareil endroit… Ses regrets ne durent guère : elle aussi meurt écrasée par un des « bras » jaillissant du vortex.

 

[VI-6 : Trevor Pierce] Le journaliste Trevor Pierce se retrouve seul – avec tout le poids de l’erreur qu’il a commise. Ses amis sont morts. Et les tentacules ne lui feront pas la grâce de l’achever rapidement : victime de la Noire Démence, incapable d’accomplir quoi que ce soit, il réalise peu à peu que le Royaume… est désormais et à jamais son monde. Son désir ardent de fuir ne s’accomplira…

 

Jamais.

 

ÉPILOGUE

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (08 + épilogue)

À San Francisco, Gordon Gore et Veronica Sutton, dans les jours qui suivent la disparition de leurs amis, ne tardent guère à constater qu’ils présentent tous les symptômes de la contamination par la Noire Démence. Ce n’est pas une surprise pour eux… Mais, contrairement aux autres victimes de cette maladie, ils disposent de quelques connaissances quant à ce qu’elle implique : ils savent que, pour survivre, il leur faut rester dans le Tenderloin. Ils se plient à cette exigence. Leur train de vie confortable, ou même bien plus que ça, n’est bientôt plus qu’un souvenir, puis n’est plus rien du tout ; le dilettante et la psychiatre sont réduits à la condition de clochards – pour un temps, ils perçoivent cette descente aux enfers, et en souffrent ; bientôt, ils n’y prêtent plus la moindre attention : le fait est accompli.

 

Ils étaient des personnalités, à San Francisco : le richissime et fantasque playboy, la psychiatre militante aux idées bien arrêtées… Pendant un temps, sans doute s’est-on interrogé sur leur disparition ? Un temps très bref : tous deux avaient rédigé leurs testaments avant de se livrer à cette ultime virée dans le Tenderloin, après tout. Et qui aurait bien pu penser à les trouver dans ce quartier malfamé ? Eux-mêmes, à vrai dire, n’ont pas cherché à se manifester comme étant toujours en vie – même malades. Quelle qu’en soit la raison – la honte, peut-être ? Le désespoir ? Qu’importe : on les oublie bientôt, ils n’étaient que « de passage sur cette terre ». Ils ont un nouveau rôle social : celui de clochards – on les ignore en conséquence. On ne les voit pas ramper dans les flaques d’eaux, fouiller désespérément dans les poubelles… Peut-être ne voulaient-ils pas qu’on les voie ainsi ? Comme si leur opinion avait la moindre importance… Non. Le monde se désintéresse d’eux – il y a tant de choses plus importantes.

 

Très vite, à vrai dire : un mois et demi après leur contamination, c’est le Krach de Wall Street. Peut-être Gordon en a-t-il de vagues échos – la une d’un journal oublié, ironiquement passée « de l’autre côté »… Probablement ne sait-il même plus ce que tout cela signifie, de toute façon. Peut-être la population des clochards du Tenderloin s’accroît-elle, en conséquence ? Peut-être – mais cela n’intéresse personne ; au mieux, cela en effraie quelques-uns… Moins toutefois que des financiers hypothétiques se jetant du haut des buildings – des gens qui comptent, ou qui comptaient… Le temps passe – on les oublie à leur tour.

 

La Noire Démence s’avère pourtant avoir un effet singulier – dont Gordon et Veronica n’ont pas vraiment conscience : tant qu’ils restent dans le Tenderloin, c’est comme si la maladie… les avait rendus immortels. Ils sont faibles, pourtant : sous-alimentés, transis par le froid… Mais le Tenderloin, d’une certaine manière, les protège. Oui, ils sont immortels… mais ils ne sont même pas en mesure de peser combien cette immortalité est absurde. Des années passent – des décennies, des siècles si ça se trouve. Ils ne savent rien de l’évolution du monde autour d’eux – ils s’en désintéressent, comme ce monde se désintéresse d’eux.

 

Ils n’ont même pas conscience de ce que, progressivement, le monde entier... devient le Tenderloin. Le chaman du grizzli est mort – mais le passage reste ouvert, et les ultimes germes de la Noire Démence ont leur propre immortalité ; d’une certaine manière, Veronica et Gordon, quelques autres aussi peut-être, sont les garants de cette pérennité. Elle continue donc d’affecter toujours davantage de victimes – de ces pauvres hères dont on détourne instinctivement le regard, « par pudeur » disent certains. On les ignore – jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne pour les ignorer.

 

Parce que tout le monde est devenu comme eux.

 

De temps en temps – qui sait, avec des dizaines d’années d’écart à chaque fois, si ça se trouve ? – Gordon Gore croise Parker Biggs dans les ruelles du Tenderloin, aux portes du Royaume. Le temps qui passe ne l’affecte pas davantage – et n’affecte pas non plus son comportement. Après des années, le gangster reconnaît encore celui qui fut une des plus grandes fortunes de San Francisco – et, toujours, il le pointe alors du doigt, en ricanant comme un méchant petit garçon : « Toi aussi, ah ah ! Comme les autres ! »

 

THE END

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L'Appel de Cthulhu (V7) : La Pierre onirique

Publié le par Nébal

L'Appel de Cthulhu (V7) : La Pierre onirique

L’Appel de Cthulhu (V7) : La Pierre onirique, Contre le Chaos Rampant, [Call of Cthulhu: The Dreaming Stone], Sans-Détour, [1997] 2017, 80 p.

LA FIN DU RÊVE

 

Et voilà : j’en arrive aujourd’hui (après Les Contrées du Rêve, Kingsport, la cité des brumes, Le Sens de l’Escamoteur et Murmures par-delà les songes, à la cinquième et dernière chronique en rapport avec le financement participatif de l’édition « Prestige » des Contrées du Rêve pour la septième édition de L’Appel de Cthulhu, chez Sans-Détour ; il y a encore du matériel en sus, en forme de goodies plus ou moins gadgétoïdes mais le plus souvent très beaux et très appréciables, mais je peux difficilement en dire davantage ici…

 

L’aventure s’achèvera donc avec La Pierre onirique, une campagne se passant (presque) intégralement dans les Contrées, écrite par Kevin Ross, et publiée originellement en 1997 ; elle fut semble-t-il longtemps la seule campagne de ce type pour L’Appel de Cthulhu, même si, depuis, et partie intégrante de ce crowdfunding, il y a eu au moins Le Sens de l’Escamoteur pour explorer davantage cette matière bien rare (et le passage des années se fait ici sentir, car sur une base assez proche, les développements sont finalement tout autres).

 

À la différence des quatre autres titres précédemment traités, La Pierre onirique n’est pas disponible à la vente seul : c’est un contenu exclusif de l’édition « Prestige » des Contrées du Rêve – ce qui se traduit notamment par son absence de numérotation au dos. Mais je suppose que c’est aussi ce qui « justifie » quelque chose d’un peu mesquin : c’est le seul des cinq livres du trouvage de corbeau à ne pas être relié en dur… Pas grave, mais un peu dommage.

 

Par ailleurs, tant qu’on en est aux considérations matérielles, il faut relever que la taille n’est pas forcément très révélatrice : le bouquin fait 80 pages, une soixantaine si on enlève les annexes, et c'est donc le plus court des cinq en termes de pagination, très nettement. Pour autant, la campagne n’est pas forcément brève – elle est d’une taille standard, qui vaut bien par exemple Le Sens de l’Escamoteur, et pourrait même aller au-delà. Il faut dire que le contenu est très dense, d’autant sans doute que, autre bizarrerie, l’éditeur a ici déclaré la guerre aux sauts de page : tout le texte est présenté en continu, les différents épisodes (ou scénarios) de la campagne ne se voyant pas distingués matériellement au-delà du sommaire : on a un seul très gros chapitre. Ce que je re-trouve un peu mesquin. Cela n’a sans doute encore rien de dramatique, mais cela n’aide pas à s’y repérer et à naviguer aisément entre les divers éléments utiles, a fortiori sur le vif.

 

Par contre, de manière plus positive, les illustrations sont assez nombreuses et généralement assez chouettes – notamment celles renvoyant au bestiaire, assez développé ; et les aides de jeu, tout spécialement en fin de volume, où elles sont en pleine page, sont très belles et incomparablement plus lisibles que ce à quoi nous avait habitués Sans-Détour avec la V6 de L'Appel de Cthulhu. J’espère (et suppose) que l’éditeur poursuivra sur cette lancée, c’est très appréciable.

 

PIERRE QUI ROULE ET CHAOS QUI RAMPE

 

La Pierre onirique est une campagne qui se passe donc presque intégralement dans les Contrées du Rêve – presque, car il y a un prologue et un épilogue dans le Monde de l’Éveil ; par contre, entre les deux, il n’y a pas de possibilités de retour, même très temporaire, un trait semble-t-il commun à ce genre de scénarios.

 

Dès lors, nulle surprise à cet égard, mais disons-le au cas où pour les éventuels lecteurs novices : l’aventure qui nous est ici proposée n’a peu ou prou rien à voir avec votre séance « classique » de L’Appel de Cthulhu ; les investigateurs deviennent des aventuriers, et l’Amérique des années 1920 cède la place à un univers de fantasy coloré, bigarré, ouvertement surnaturel – et peut-être plus propice aux rencontres mouvementées avec des créatures à passer au fil de l’épée (votre calibre .38 ne fera pas le voyage, lui).

 

Cependant, nous commençons bien dans le Monde de l’Éveil, les investigateurs sont des occultistes qui ont régulièrement eu maille à partir avec un rival du nom de Byron Humphrey. Celui-ci, toutefois, semble désireux (mais pourquoi ?) d’enterrer la hache de guerre, et requiert l’aide des PJ concernant une étrange pierre sur laquelle il a tout récemment mis la main – un artefact dont il ne doute pas qu’il a des propriétés occultes d’importance.

 

Certes : cette Pierre onirique est une émanation de Nyarlathotep, le Chaos Rampant – une sorte de piège, autant le dire, attirant ses victimes dans les Contrées du Rêve pour y emprisonner leurs âmes… Et le piège se met en place, qui expédie d’abord Byron Humphrey et la Pierre onirique elle-même dans les Contrées, puis les investigateurs, qui n’ont guère d’autre choix, s’ils entendent revenir un jour sur Terre, que de se lancer sur la piste de leur rival et de son curieux artefact…

 

À LA POURSUITE D’UN RÊVE (OU : POUR LA SUITE, ÇA SE PASSE LÀ-BAS)

 

Par chance pour nos héros, la piste de Byron Humphrey n’est guère difficile à suivre : l’arrogance cultivée du bonhomme fait qu’il ne passe pas inaperçu, et il se trouvera toujours un aimable citoyen des Contrées pour indiquer la direction prise par le zouave.

 

L’occasion de pérégrinations dans les Contrées, qui couvrent une vingtaine de pages assez denses : de la Caverne de la Flamme aux Terres Interdites, en passant par le Bois Enchanté, le fleuve Oukranos (et la terrible malédiction de son dieu) ou encore la jungle de Kled, et Hlanith…

 

C’est un monde fascinant et riche, très coloré, abondant en opportunités de rencontres et d’aventures. L’ensemble se coule tout naturellement dans un mode de fantasy probablement pas inconnu des joueurs de manière générale, mais affiche cependant la singularité de l’univers onirique lovecraftien qui, pour être intéressant, doit justement s’émanciper de ce canon global (largement postérieur). Kevin Ross connaît ses Contrées, et multiplie les saynètes qui en témoignent – il déploie beaucoup d’efforts en ce sens.

 

Mais, du coup, ces pérégrinations sont dirigées : il s’agit de suivre la (double) trace de Byron Humphrey et de la Pierre onirique, et l’on sait toujours très facilement où il faut se rendre. La densité du scénario peut tout d’abord donner l’impression de multiples rebondissements qui devraient être savoureux en tant que tels, mais ça ne prend pas : passé ce mince et fragile vernis, les joueurs n’ont tout simplement aucune prise sur l’aventure à ce stade, et enchaînent mollement les rencontres qui sont finalement souvent autant de diversions imposées – l’abus des tables de rencontre (j’y reviendrai) en est peut-être le plus triste témoignage.

 

MAN IN THE MOON (SANS JIM CARREY)

 

Concernant ce dirigisme très marqué, la donne change un peu, tout de même, quand on en arrive au cœur de la campagne (après quoi il y aura de nouvelles pérégrinations de retour dans les Contrées, sur un mode assez proche de celui qui précède, à ceci près que les rôles seront alors inversés : cette fois, ce sont les PJ qui seront poursuivis).

 

Et ce cœur, c’est donc un voyage sur la Lune, où un suppôt de Nyarlathotep du nom de Vredni Vorastor, plus connu sous le sobriquet de l’Homme dans la Lune, vit dans un incroyable palais, avec Byron Humphrey pour invité, et sans doute aussi, à terme, les investigateurs eux-mêmes – en attendant que son Boss Nyarlathotep fasse la tournée de sa succursale lunaire pour bouffer les âmes de tout ce joli monde.

 

Se rendre sur la Lune n’a rien d’évident, même si quelques pistes sont clairement soulignées dans le bouquin, impliquant une galère noire des hommes de Leng, avec un capitaine veule et répugnant (et éventuellement des compagnons de route, pour la baston...) ; ici, exceptionnellement, les PJ ont toutefois un minimum de choix – par ailleurs, à condition de bien travailler l’ambiance, le voyage spatial et onirique pourrait susciter quelques beaux moments.

 

Sur la Lune, le palais est abondamment détaillé, avec un plan adéquat, et nombre de développements sur ses habitants, entités singulières comme Vredni Vorastor et sa (très, très) glauque promise Lucerna, ou sous-fifres génériques au service de l’Homme dans la Lune. Il y a ici une ambiance de non-sens morbide qui pourrait évoquer un Lewis Carroll ayant rejoint le côté obscur (du miroir) ; je suppose qu’il n’y a dès lors rien d’étonnant à ce que La Pierre onirique, sous cet angle, m’ait à plusieurs reprises rappelé un bouquin de jeu de rôle bien plus récent, le fascinant (et injouable me concernant) A Red and Pleasant Land, pour Lamentations of the Flame Princess.

 

Toutefois, le temps presse : Nyarly arrive, il faut s’être barré avant qu’il ne sonne à la porte. C’est le moment-clef de la campagne, où les PJ doivent organiser l’évasion de Byron Humphrey et la leur, sans oublier de reprendre au passage la Pierre onirique – et tant qu’à faire le bidule à ramener au dieu Oukranos pour éviter de faire les frais de sa colère (si les joueurs y pensent encore).

 

Dès lors, nouveau lien avec A Red and Pleasant Land, le palais fantastique de l’Homme dans la Lune ressemble tout de même un peu, en fin de compte, à un bon vieux donjon des familles, avec une adversité conséquente (voire plus que ça), et des courses-poursuites haletantes (théoriquement…), qui ne prendront fin qu’avec le retour des PJ dans le Monde de l’Éveil.

 

SITES DE RENCONTRES (ADOPTE UN MONSTRE SUR MYTHIC DE CTHULHU)

 

Ultime illustration d’un gros problème de la campagne à mes yeux, corollaire de son dirigisme marqué : la multiplication recommandée des rencontres plus ou moins en lien avec la « quête principale », si j’ose m’exprimer ainsi – et des rencontres souvent tirées sur des tables aléatoires, comme s’il n’y en avait pas déjà assez comme ça (et il y en a plus qu’assez). Si ce n’est pas systématique (ouf), nombre de ces rencontres, aléatoires ou pas, peuvent dériver vers la baston pure : non, décidément, ce n’est pas votre partie lambda de L’Appel de Cthulhu. C’est une aventure de fantasy plus qu’à son tour héroïque, et assez old school dans son traitement – trop, probablement. Et finalement pas très enthousiasmante, même si Kevin Ross s’amuse avec les singularités de l’univers onirique lovecraftien.

 

Notons d’ailleurs que ces (bien trop) nombreuses rencontres peuvent s’avérer très coriaces – notamment chez Vredni Vorastor, of course. En fait, cela a un impact sur les rares décisions que peuvent prendre les joueurs, quand le scénario les y autorise, ou plutôt semble les y autoriser : il y a tant d’optiques résolument suicidaires que la « bonne » solution, la plus raisonnable ou la moins déraisonnable, apparaît très clairement – cela ne fait donc que renforcer le dirigisme omniprésent de La Pierre onirique.

 

Peut-on alors se passer de ces rencontres ? Probablement pour bon nombre d’entre elles – et au premier chef celles générées aléatoirement sur des tables. Mais faut voir, parce que cela revient en même temps à déshabiller un peu vertement la campagne : à trop vouloir tailler dans le gras, on risque fort de se retrouver en face d’un navrant squelette – ce qu’est au fond la quête de La Pierre onirique…

 

(BAILLE)

 

Il y aurait peut-être un équilibre à trouver entre les deux, mais, pour dire les chose, c’est un effort que je n’ai pas envie de fournir : tout ça ne m’emballe pas. Tout ça m’ennuie, même – me fait bailler…

 

Et c’est peut-être dommage, oui – car il y a de bonnes idées, çà et là, des rencontres amusantes exceptionnellement, et un peu plus souvent de beaux morceaux d’ambiance, dans les Contrées, dans l’espace, sur la Lune…

 

Il y a quelques blagues, aussi – dont une, ultime, par ce vilain trickster de Nyarlathotep. Disons-le : ça ne suffit pas à changer la donne. Clairement pas. Même si jouer ce vilain tour aux joueurs pourra faire jubiler les plus sadiques des Gardiens.

 

La Pierre onirique, sans être à proprement parler calamiteuse, est finalement une campagne assez médiocre, et qui a peut-être aussi pris un coup de vieux ; le contraste avec Le Sens de l'Escamoteur, campagne bien plus récente et assez proche dans son point de départ, est marqué. En l’état, c’est le moins intéressant des cinq suppléments de l’édition « Prestige » des Contrées du Rêve.

 

Ceux qui n’ont pas investi dans le financement participatif n’ont donc pas forcément beaucoup de regrets à avoir concernant ce bonus exclusif, qui demeure pourtant un apport bienvenu pour les autres – même en étant une campagne globalement ratée, La Pierre onirique renferme davantage de matériau exploitable que bien des goodies, ne serait-ce que pour se poser la question pas si simple de ce qu’il est possible et souhaitable de faire dans les (ou avec les) Contrées du Rêve, et ce qu’il vaut mieux éviter.

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Lovecraft : sous le signe du chat, de Boris Maynadier

Publié le par Nébal

Couverture : photographie de Lovecraft et Felis par Frank Belknap Long

Couverture : photographie de Lovecraft et Felis par Frank Belknap Long

MAYNADIER (Boris), Lovecraft : sous le signe du chat, Aiglepierre, La Clef d’Argent, coll. KhThOn, 2017, 58 p.

SOMETHING ABOUT CATS

 

Ainsi que NOUS LE SAVONS, les chats sont les Maîtres du Monde, et les responsables d’un Grand Complot cryptiquement baptisé « Internet », qui n’est jamais qu’une machine de propagande uniquement destinée à perpétuer leur adoration servile pour les siècles des siècles, amiaou.

 

Déjà, avant cela, ces conna… ces êtres supérieurs avaient œuvré à leur propre gloire en usant de l’hypnose kawaii pour s’accaparer l’attention et le génie d’écrivains notables, dès lors tournés en zélés propagandistes. Parmi ces sbires qui étaient autant de navrants pantins, Lovecraft occupe une place particulièrement chère à mon cœur.

 

À dire le vrai, l’omniprésence du gentleman de Providence dans la pop-culture contemporaine, avec un rythme de parutions lovecraftiennes ou para-lovecraftiennes proprement hallucinant ces derniers mois, en s’associant avec le Culte des Chats, a tout de la conjonction fatale dont devrait résulter l’anéantissement de l’humanité : BOUM. Heureusement, les chats, c’est vraiment des branleurs, et ils ont encore besoin de nous – ce qui repousse d’autant l’apocalypse.

 

Reste que nous avons ici une « étude », un tout petit bouquin (une cinquantaine de pages à la louche – il y en a d’autres exemples à La Clef d’Argent), consacrée à ce sujet : Lovecraft et les chats. Tout amateur du pôpa de Cthulhu, sans même avoir à creuser bien loin, sait qu’il adorait les chats : ils reviennent souvent dans ses nouvelles (« Les Chats d’Ulthar » en tête, bien sûr, mais il y a bien d’autres exemples – « Les Rats dans les murs », ainsi, devrait nous intéresser tout particulièrement), plus souvent encore dans sa volumineuse correspondance, et il leur a également consacré des poèmes et, trait peut-être plus marquant, des essais, ou du moins des articles, d’un sérieux variable – ainsi quand il oppose les chats et les chiens, ou peut-être davantage encore amis/partisans des chats et amis/partisans des chiens (moi je suis plutôt chiens, et, oui, vous avez raison de vous en foutre).

 

Mais reprenons : tout amateur de Lovecraft sait donc qu’il adorait les chats – comme il sait qu’il adorait les glaces, et détestait les fruits de mer, les températures trop basses, et les étrangers forcément menaçants. Cela fait d’une certaine manière partie, à la fois du personnage, c’est indéniable, et du mythe que l’on a progressivement et commodément construit autour de lui, et qui constitue une figure stéréotypée et excentrique aisée à reproduire, un pitch idéal de quatrièmes de couverture et d’articles de la presse généraliste plus ou moins bien informée (et ce de longue date, voyez A Weird Writer in Our Midst). Ce genre d’indications biographiques n’est pourtant, le plus souvent (oui, dans ma mauvaise blague qui précède, le dernier exemple est une importante exception), que d’une utilité au mieux douteuse pour cerner le personnage ; ces anecdotes, dit autrement, ne sont le plus souvent guère édifiantes, et peuvent même s’avérer perverses quand on en dérive un peu trop légèrement des interprétations globalisantes.

 

Par chance, Boris Maynadier, dans ce tout petit ouvrage, a le bon goût de rester humble dans son analyse, en ne prétendant pas expliquer l’œuvre de Lovecraft par sa vie, ou l’inverse, au seul prisme des chats. Néanmoins, il entend montrer que cette relation particulière de l’auteur à la gent féline n’est pas forcément si anecdotique que cela, et qu’il est possible d’en retirer quelques enseignements utiles.

 

DEVENIR-ANIMAL (OU : TOUT LE MONDE VEUT DEVENIR UN CAT, MAIS CERTAINS PLUS QUE D’AUTRES)

 

Pour ce faire, Boris Maynadier a recours à la notion de « devenir-animal », empruntée aux Mille Plateaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Ce qui ne me facilite pas la tâche, car je ne sais rien de tout cela… Ça fait au moins vingt ans que plein de gens bien me disent qu’il faut que je lise Deleuze et Guattari, ou Deleuze dans sa carrière solo, ce que, non, je n’ai toujours pas fait… Faudra un jour, j’imagine.

 

Définir cette notion, du coup, n’a rien d’évident pour moi – d’autant que Boris Maynadier, ici, ne s’y attarde guère. Faut-il dès lors considérer que cette idée devrait être un acquis préalablement à la lecture de cette étude ? A contrario, cela m’a surtout fait m’interroger sur la pertinence même de cette notion, prise isolément ou appliquée à Lovecraft…

 

Retenons-en tout de même, trait essentiel dans cette étude, l’idée d’une appréhension non anthropomorphe de l’animal, qui seule peut fonder le désir plus ou moins conscient de s’incarner en lui, ou peut-être plus exactement d’en adopter les attributs (irrémédiablement non humains). De ceci Lovecraft était semble-t-il bien conscient, lui qui, dans sa correspondance notamment, admettait volontiers que gagater ainsi qu’il le faisait parfois devant tel chaton, en lui associant des connotations et qualificatifs humains, était pour ainsi dire « anti-philosophique » ; ce constat ayant pu l’inciter à des rapports et questionnements plus profonds... ou pas.

 

Autre trait semble-t-il important, mais que je comprends moins bien, aussi ne vais-je pas trop m’engager à cet égard : il y aurait, dans le devenir-animal, une notion de réciprocité, ou un aspect mutuel. Mais je serais bien en peine d’en dire davantage, con de moi…

 

Certes, « Tout le monde veut devenir un cat ». Mais Lovecraft plus que les autres ! Sur la base de cette notion de devenir-animal, dont je ne perçois sans doute pas très bien la pertinence, dans l’absolu ou en l’espèce, donc, Boris Maynadier va se livrer à une double lecture, mais relativement modérée, de la vie et de l’œuvre de Lovecraft – un auteur dont la passion bien connue des chats est ainsi supposée dépasser le stade un peu creux de l’anecdote pour toucher à quelque chose de bien plus important, si l’on se gardera d’aller jusqu’à parler d’ « essentiel ».

 

PÉRÉGRINATIONS NOCTURNES ENTRE PROVIDENCE ET ULTHAR (SOMETHING ABOUT KAT)

 

Bien sûr, les chats sont partout, dans la vie et l’œuvre de Lovecraft – nombre d’éléments ici rappelés sont bien connus, des « Chats d’Ulthar » au Nigger-Man (quel nom bien trouvé !) qui était le chat de Lovecraft enfant et qui avait disparu au pire moment… avant de revenir par la grande porte, d’une certaine manière, en tant que personnage dans « Les Rats dans les murs », bien des années plus tard.

 

Les chats, ou peut-être plus exactement le rapport aux chats, rythment la biographie de Lovecraft parallèlement à d’autres événements bien davantage mis en avant (comme de juste), comme surtout la double et doublement désastreuse expérience du mariage et de New York – avec à la clef le salutaire retour à Providence.

 

Ce qui nous vaut des développements assez intéressants sur le rapport au territoire, par exemple, y compris au regard du nomadisme – un comportement presque systématiquement associé à un très fort sens du territoire, ce qui n’est paradoxal que vu de loin. Il est vrai qu’il est très tentant, ici, d’envisager un Lovecraft-cat, aussi bien dans ses errances nocturnes en ville (Providence et New York au premier chef), que dans les pérégrinations dont notre auteur, décidément pas si « reclus » que cela, serait très coutumier passé le retour à la ville de ses ancêtres, dès lors base arrière d’expéditions fréquentes et parfois relativement lointaines.

 

D’autres analyses sont sans doute un peu plus convenues, encore que pas toujours, et il y a probablement assez de matière pour s’y attarder un peu de temps à autre – ainsi de ces quelques paragraphes prenant un peu d’avance sur la suite des événements, après la mort de Lovecraft, pour interroger la cohorte de super-héros « animalisés » au regard du devenir-animal, d’une certaine chauve-souris à une certaine araignée, mais il en est des centaines d’autres exemples, bien sûr ; revenir à Lovecraft, ici, peut faire sens, mais dans un jeu des contraires – car Lovecraft et l’idée même (posthume de toute façon) du super-héros, bon… Il semblerait, ici, que le « devenir-animal » soit donc plus profond (au sens le plus strict, en l’opposant à la superficialité entendue de la même manière) chez le gentleman de Providence que chez les super-slips – ce qui, en soit, n’est peut-être pas si étonnant.

 

Mais on en apprend toujours, hein ? Il est par exemple un point, au regard de la biographie féline de Lovecraft, qui est forcément très important ici, mais que je ne connaissais pas du tout : la Kompson Ailouron Taxis, soit « Société des Chats Élégants », abrégée en Kappa Alpha Tau (Lovecraft, à cette époque, vivait non loin de l’université Brown de Providence et de ses fraternités étudiantes), ou tout simplement… KAT. Cette association était exclusivement composée de félins du voisinage, Lovecraft lui-même n’y étant toléré, à peine, qu’en tant que « membre honoraire » au statut radicalement inférieur. Ses lettres des années 1930 fourmillent semble-t-il d’allusions aux plus éminents membres de ce club, avec une emphase caractéristique… qui, là encore, n’exclut jamais totalement la tendresse, voire la gagaterie. Cette correspondance, même tardive, ne manque par ailleurs pas d’allusions à l’œuvre antérieure de l’auteur ; quand tel chat, qui s’était longtemps absenté, se manifeste de nouveau, Lovecraft saisit sa plume, extatique : « Des nouvelles d’Ulthar ! »

LES CHATS, C’EST VRAIMENT DES BRANLEURS (ET ILS ONT BIEN RAISON)

 

En même temps, la fraternité Kappa Alpha Tau permet de prendre toute la mesure du devenir-félin de Lovecraft. Les titres des chapitres de cette étude indiquent en effet une certaine progression cohérente, chez l’auteur lui-même, désigné à chaque fois par un qualificatif fortement connoté : « le promeneur », « le rêveur », « l’outsider », « le gentleman », « l’amateur ». Ce qui nous donne une clef (d’argent) au regard de la miaougraphie de Lovecraft.

 

Ou, plus exactement, il s’agit d’un rappel ? En fait, notre auteur lui-même a pu se montrer très explicite, quand il lui est arrivé de s’interroger, avec plus ou moins de sérieux, sur son goût pour les chats. Dans un fameux article largement conçu comme une blague, dans un contexte social précis favorable à ce genre d’exercices ludiques, Lovecraft oppose donc chiens et chats. Son adoration pour les seconds, la mesure n’étant guère de mise ici, passe forcément par le mépris des premiers et de leurs adulateurs : c’est que le chat est un animal aristocratique, et l'héritier d'une culture millénaire de raffinement, remontant au moins aux pharaons – le chien, lui, est servile, roturier, vulgaire ! Lovecraft lui-même étant comme de juste un gentleman, son devenir-animal est tout désigné.

 

Gentleman, et « amateur », car les deux qualificatifs, même distingués dans le plan, sont en fait indissociables ; or Lovecraft ne se percevait pas autrement. L’écriture, pour lui, n’était certainement pas un métier – sous cet angle, il se situait aux antipodes de son camarade de correspondance Robert E. Howard, qui s’assumait parfaitement en écrivain professionnel ; notre gentleman ne manquait pas de le regretter…

 

Le « travail », de manière générale, très peu pour lui – au point du refus obstiné, que d’aucuns seraient prompts à juger « puéril » ou « immature ». L’attachement à l’argent de même – quand bien même la misère guette. Lovecraft ne peut pas travailler, et ne le veut pas davantage. Même s’il ne peut pas vraiment se le permettre, à mesure que le capital familial est entamé. Le modèle aristocratique du chat est aussi un éloge de l’oisiveté – qui n’est pas nécessairement la paresse, nous dit-on. Comme je rejoins ici Lovecraft… ou j’aimerais le faire ? Avec un soupçon de Lafargue en prime, quant à moi – peu lovecraftien, sans doute, mais qu’importe.

 

Cette tendance à l’oisiveté, qui témoigne en même temps et peut-être avant tout d’une lutte acharnée contre le temps (pour en obtenir les précieuses heures dévolues à ce qui compte vraiment : lire, écrire, voir les amis, voyager…), s’accorde par ailleurs très bien à la philosophie matérialiste de Lovecraft – Boris Maynadier remontant aux sources épicuriennes. Mais le point essentiel, et souligné, est probablement le rejet de ce que Max Weber avait analysé dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme – car rien ne saurait être davantage étranger à Lovecraft. Citons-le, dans « La Quête d’Iranon » (passage repris dans le présent petit volume, p. 42, dans une traduction de Paule Perez) :

 

— Tout le monde doit travailler à Teloth, répondit l’archonte. Ici, c’est la loi.

— Pourquoi travaillez-vous ? répliqua Iranon. N’est-ce pas pour vivre et être heureux ? Et si vous ne travaillez que pour travailler davantage, quand trouverez-vous le bonheur ? […]

— Tu es un curieux jeune homme, et je n’aime ni ton visage ni ta voix. Les paroles que tu prononces sont des blasphèmes, car les dieux de Teloth ont dit que le travail était bon. Nos dieux nous ont promis un paradis de lumière. Après la mort, nous connaîtrons le repos éternel, et une froideur de cristal où personne ne tourmentera son esprit avec la pensée ou ses yeux avec la beauté.

 

Confirmation : les chats, c’est vraiment des branleurs.

 

Et ils ont bien raison.

 

INDICIBLE ET ALTÉRITÉ FÉLINE

 

L’analyse globalement très mesurée de Boris Maynadier se risque, dans les dernières pages, à avancer des choses peut-être moins bien assises, si pas inintéressantes. Par ailleurs, elles font sans doute sens au regard de la notion de devenir-animal – mais, ne l’ayant pas très bien comprise quant à moi…

 

D’une certaine manière, c’était inévitable. Si le devenir-animal est notamment caractérisé par l’anti-anthropomorphisme, que l’on peut retourner en altérité, le fait que Lovecraft, dans son œuvre en prose mais aussi dans des travaux critiques (comme Épouvante et surnaturel en littérature), se soit autant penché sur la notion d’altérité, avec des créatures résolument aliènes, des écologies, des comportements, des langues, etc., qui le sont tout autant, sans même aller jusqu’au prisme ultime de l’indicible, néanmoins toujours envisageable, cela nous incite à des rapprochements bien naturels, mais dont la conclusion ne coule en fait pas de source. Que la réflexion lovecraftienne sur l’altérité, prenant pour base des créatures non anthropomorphes, ait pu entretenir une relation complexe, éventuellement en forme de boucle de rétroaction, avec son devenir-animal conscient, c’est une chose – pour autant, Nigger-Man n’est pas le moins du monde « La Couleur tombée du ciel », et l’altérité féline n’exclut pas, dans le corpus lovecraftien, des comportements que l’on pourrait très légitimement juger anthropomorphes : « Les Chats d’Ulthar » en sont à vrai dire un exemple particulièrement frappant – ces créatures non humaines s’y livrent à une très humaine vengeance… qui n’a pas grand-chose à voir, pour ainsi dire rien, avec l’indifférentisme cosmique caractéristique de l’œuvre lovecraftienne ultérieure, surtout à partir de « L’Appel de Cthulhu ». Mais, encore une fois, chercher une cohérence globale dans l’ensemble de l’œuvre de Lovecraft est sans doute illusoire.

 

En même temps, les félins aristocratiques et oisifs, ça n'est pas exactement anti-anthropomorphe.

 

Notons enfin que, sous la plume de Boris Maynadier, même sans trop forcer le trait, ce questionnement chez Lovecraft permet une réflexion plus globale, dans une perspective écologique, dont je ne suis pas bien certain qu’elle soit très pertinente au regard de l’analyse féline de la vie et de l’œuvre de notre auteur. Disons que c’est, de manière un peu scolaire, l’ouverture qui « conclut la conclusion »…

 

TOURNER EN RONRON

 

Car on peut apprécier, dans cette brève étude, la mesure dont fait généralement preuve l’auteur. Il ne prétend pas tout expliquer, s’il prétend expliquer quoi que ce soit. Son propos est seulement d’envisager la question du rapport aux chats de Lovecraft sous un angle qui ne soit pas purement anecdotique. À cet égard, j’imagine que l’étude est plutôt réussie, car, sans révolutionner l’exégèse lovecraftienne, elle autorise des remarques pertinentes, et pas toutes aussi convenues qu’elles en ont l’air – ce qui est appréciable.

 

Le petit ouvrage n’en a pas moins ses faiblesses. Un peu scolaire dans son déroulé (en tout cas, j’en ai eu l’impression), Lovecraft : sous le signe du chat succombe régulièrement à un travers un peu plus agaçant, à savoir la répétition. Le plan y est peut-être pour quelque chose, mais c’est surtout au sein de chaque chapitre que j’ai eu ce ressenti, où les mêmes éléments reviennent sans cesse, quitte à ce que cela passe par des paraphrases parfaitement inutiles car guère éclairantes. En somme, l’ouvrage aurait sans doute gagné en force en étant un brin écourté – oui, je sais, c’est moi qui écris ça, je suis à peine un peu gonflé…

 

Reste que, régulièrement, on a l’impression de tourner en rond.

 

(Rond.)

 

(Petit Patapon.)

 

(Pata-pata-patapon.)

 

Paille et poutre, oui, mais c'est quand même un peu regrettable, je trouve. Pas rédhibitoire, cela dit.

 

Lovecraft : sous le signe du chat n’a rien d’une lecture indispensable, sans doute. Pareille étude s’adresse au premier chef aux amateurs fanatiques du gentleman de Providence – les amoureux des chats sans être amoureux de Lovecraft y trouveraient peut-être leur Kwiskas, mais sans grande certitude. L’idéal serait probablement d’être à la fois fan de Lovecraft, des chats et de Deleuze et Guattari – ce qui existe forcément.

 

Forcément.

 

Mais, de mon côté, je ne peux guère me rattacher qu’au seul Lovecraft ; c’est peu, en définitive. Ceci dit, c’est une lecture agréable, et j’y ai bien trouvé quelques trucs à creuser. Je suppose que c’est très bien comme ça.

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L'Appel de Cthulhu, de Lovecraft et Baranger

Publié le par Nébal

L'Appel de Cthulhu, de Lovecraft et Baranger

LOVECRAFT (Howard Phillips) et BARANGER (François), L’Appel de Cthulhu, [The Call of Cthulhu], une nouvelle de H.P. Lovecraft, illustrations de François Baranger, traduction [de l’anglais (États-Unis)] de Maxime Le Dain, préface de John Howe, Paris, Bragelonne, coll. Les Récits de Howard Phillips Lovecraft illustrés par François Baranger, [1926, 1928, 2012] 2017, [64 p.]

LE GRAND LOVECRAFT ILLUSTRÉ

 

Comme une confirmation (parue un peu avant) du contenu de Lovecraft au prisme de l’image : François Baranger, illustrateur qui avait peut-être surtout fait parler de lui (très diversement) en science-fictionnie pour son gros roman Dominium Mundi, a livré il y a peu une superbe interprétation de la plus célèbre des nouvelles du gentleman de Providence, « L’Appel de Cthulhu ».

 

Globalement, je ne suis pas très « beaux livres ». J’en ai peu dans ma bibliothèque, et rares sont les textes pour lesquels je suis près à débourser un peu plus de sous pour en acquérir une version joliment illustrée. Il y a bien quelques exceptions, et, clairement, au premier chef, Tolkien – ce qui entre en résonnance avec le présent volume, puisqu’il est préfacé par John Howe, un des plus fameux illustrateurs du philologue oxonien (avec Alan Lee et quelques autres, comme peut-être Ted Nasmith, dont j’avais apprécié Le Silmarillion). Tout récemment, par ailleurs, même si ça n’a pas été l’élément déterminant de mon implication dans le financement participatif, j’ai pu apprécier, avec un ravissement certain, les très beaux livres de « l’intégrale » de Clark Ashton Smith chez Mnémos, tandis qu’au format « beau livre » le Gotland de Nicolas Fructus et Thomas Day avait indéniablement de la gueule (sans même parler, un peu plus ancien mais toujours par Nicolas Fructus, de Kadath).

 

Mais justement, puisque je tourne visiblement autour : si j’ai lu et relu Lovecraft, je n’ai pas forcément eu le réflexe de le faire dans des éditions illustrées. Non que j’adhère à la thèse souvent avancée, et un peu trop légèrement à mon sens, de l’impossibilité supposée de représenter Lovecraft (thèse qui revient ici dans la préface de John Howe, bizarrement) : une nouvelle comme « L’Appel de Cthulhu », à vrai dire, incite à la représentation, même si elle a bel et bien un caractère de défi – simplement, pas tant au regard du thème de « l’indicible », ça se joue à un autre niveau. C’est seulement que ce que j’avais pu voir jusqu’à présent était plus (Breccia, Druillet…) ou moins enthousiasmant (en faisant la part des adaptations, car ce n'est certes pas tout à fait la même chose).

 

L’acquisition de cette version illustrée de L’Appel de Cthulhu n’avait donc rien d’une certitude fanique, me concernant – d’autant que, prompt à la dépense « au poids », réflexe certes idiot, je ne suis pas vraiment porté à mettre 25 € dans une nouvelle déjà lue. Ce prix, pourtant, n’a à l’évidence rien d’une escroquerie en l'espèce, je suppose même qu’on peut le trouver plutôt généreux, au regard du magnifique objet-livre, enrobé d’une belle jaquette. Car le travail accompli est admirable – et feuilleter un tantinet l’ouvrage incite déjà à la compulsion d’achat. Son format démesuré (je ne m’attendais pas à ça, ça a été une grosse surprise) y participe aussi – de manière très appropriée, puisque la démesure est sans doute au cœur du propos.

 

UNE NOUVELLE TOUJOURS AUSSI FHTAGN

 

Cette chronique, pour l’essentiel, va concerner le travail d’illustration effectué par François Baranger. J’ai régulièrement eu l’occasion de dire quelques mots de la nouvelle « L’Appel de Cthulhu » (le plus récemment, c’était dans ma bibliographie raisonnée en vingt-cinq titres figurant dans Lovecraft : au cœur du cauchemar), et ne me sens pas forcément d’y revenir une fois de plus, du moins pas maintenant.

 

Cela ne m’a pas empêché de relire cette nouvelle (ici dans la traduction de Maxime Le Dain). Oui, encore une fois. Et le bilan demeure : cette nouvelle est toujours aussi fhtagn ! Elle fait partie de ces rares textes que je peux lire et relire sans me lasser – mieux, que je trouve encore meilleurs à chaque relecture. C’est un immense chef-d’œuvre, d’une richesse admirable.

 

Ce qui n’exclut pas des aspects éventuellement critiquables : outre la question du racisme (j’y reviendrai brièvement, mais c’est bel et bien, des « grands textes » de Lovecraft, un de ceux où ce fâcheux trait de l’auteur s’exprime le plus ouvertement, sans aller jusqu’au « Cauchemar d’Innsmouth »), et celle encore plus bateau de son hyperadjectivite cyclopéenne et impie, je n’ai pu m’empêcher de vaguement pouffer au regard d’un procédé que j’avais certes déjà remarqué, hein, mais sur lequel je me suis davantage penché à l’occasion de cette relecture : la tendance du narrateur à dire « il ne faut surtout pas parler de tout ça, je n’aurais jamais dû le lire, je ne dois pas l’écrire, personne ne doit le faire, ne me lisez pas, je vais détruire ce manuscrit », etc., justement en écrivant ce rapport… Ce qui se retrouve ailleurs dans la bibliographie lovecraftienne (je suppose qu’on pourrait parler des Montagnes Hallucinées, où c’est peut-être un peu plus subtil), et constitue probablement un avatar, tout de même plus acceptable, de la pratique du journal intime rempli jusqu’à la toute dernière minute, quitte à coucher sur le papier ses délires terminaux avec une ponctuation malmenée (si je me souviens bien, Frank Belknap Long va plus loin encore dans « Les Chiens de Tindalos », avec son narrateur qui écrit son hurlement de terreur – une anticipation bien risible du « Castle of Aaaaarrrrrrggghhh » des Monty-Python…).

 

Mais c’est un détail. L’essentiel, c’est que cette nouvelle demeure toujours aussi forte, et unique, relecture après relecture, et qu’elle y gagne même toujours en intérêt. C’est ce qui fait les chefs-d’œuvre.

 

(Oh, en parlant de « détails », mais là c’est la mise en page qui est concernée : je renâcle souvent à la lecture en grand voire très grand format ; même le jeu de rôle, où c’est pratique courante, me pose des difficultés à cet égard – trop de texte en une seule page, avec des colonnes, je trouve souvent ça fatiguant, sans être en mesure de dire pourquoi… Mais ça n’a pas du tout été le cas ici : au-delà du plaisir des yeux tenant à la qualité des illustrations, la mise en page a su demeurer équilibrée pour que la lecture suive un rythme continu, très adapté à la progression des images, et très agréable en tant que tel. Je note aussi le jeu bien vu de l’article de journal représenté tel quel au tout début de la troisième partie de la nouvelle.)

 

AUTOUR DE LA NOUVELLE

 

Rapidement, mentionnons qu’il y a une sorte de très bref paratexte. Et tout d’abord une préface de John Howe, donc, un des plus fameux illustrateurs de Tolkien, notamment, et à vrai dire une star en son domaine – je suppose que François Baranger a dû frétiller, et il y avait de quoi, en obtenant pareil parrainage.

 

Ceci étant, le contenu même de cette préface est inégalement pertinent – John Howe semblant même avancer que Lovecraft n’a été que « peu » illustré. Ce qui est absurde : il l’a été énormément ! Mais rarement « bien »… Je vous renvoie à Lovecraft au prisme de l’image, une fois de plus – entre autres ; les amateurs de BD pourront aussi jeter un œil au Guide des comics lovecraftiens de Patrice Allart, par exemple.

 

Ceci étant, ce qui m’a le plus déstabilisé dans cette préface, même si vous pourrez trouver ça mesquin de ma part, c’est cette très déconcertante note de bas de page (de celles qui sont fatales, ça arrive…) expliquant que « L’Horreur surnaturelle dans la littérature », texte de 1927, est « non traduit en français »… Il existe à ma connaissance trois traductions françaises différentes d’Épouvante et surnaturel en littérature. Aheum. Bon, ce manque de sérieux ne semble pas affecter le reste du bouquin. Mais qui a commis cette note ? Je doute que le traducteur de la nouvelle, Maxime Le Dain, ait pu faire pareille bourde, il semble connaître sa matière… Bon, ça n’a rien de grave, mais voilà, quoi.

 

En parlant de notes : l’ouvrage se conclut sur une « Note de l’éditeur », un bref paragraphe un peu embarrassé portant sur le racisme de Lovecraft. Quand j’ai vu ça, j’ai d’abord haussé un sourcil, mais, au fond, ça n’a rien de bien problématique. À vrai dire, cette note a peut-être davantage de quoi faire hausser les sourcils dans ses protestations (relevant à mes yeux de l’évidence) de ce que l’on peut et doit toujours lire Lovecraft dans un monde où le racisme navrant de l’auteur jure et pas qu’un peu, que dans le constat un peu désabusé (et indéniable) de ce racisme. Mais OK. Si l’on y tient, ça me va. Peut-être même cela sera-t-il profitable à certains lecteurs, les novices surtout.

 

Au moins, ce n’est pas cette abomination, entrevue il y a quelque temps de cela sur Internet, d’un guignol américain ayant publié une édition de « The Call of Cthulhu » expurgée de son vocabulaire tendancieux – un délire puritain très américain, « F-word » et compagnie (enfin, plutôt « N-word », ici…), mais, surtout, une consternante démonstration de bêtise : ledit guignol croit-il vraiment que c’est le lexique de Lovecraft qui pose problème, au regard de la question de son racisme ? Tout particulièrement dans une nouvelle telle que « L’Appel de Cthulhu » ?! Ça, ça me sidère et ça m’énerve, ce révisionnisme idiot : on ne récrit pas, bordel. Qui plus est de manière aussi stupide. Heureusement, la « Note de l’éditeur », ici, ne va pas du tout dans ce sens – en fait, qu’elle se « cache » un peu en toute dernière page du volume m’a presque fait sourire, eh…

VOIR LA DÉMESURE

 

Mais venons-en à l’essentiel : les illustrations de François Baranger.

 

Le choix d’une nouvelle telle que « L’Appel de Cthulhu » a ses conséquences, au regard des principes d’illustration. Bien loin des textes qui mettent le plus en avant le concept d’indicible, comme « La Couleur tombée du ciel » ou, dans un autre registre, « La Musique d’Erich Zann », ou de ceux qui usent de divers procédés pour « cacher » le monstrueux, comme « Celui qui hantait les ténèbres », « L’Appel de Cthulhu » fait partie de ces récits (avec également, je suppose, d’autres choses comme Les Montagnes Hallucinées ou « Dans l’abîme du temps ») où Lovecraft montre, sans ambiguïtés. Ce n’est pas un hasard s’il y a tant de représentations picturales de Cthulhu lui-même (incomparablement plus que de tout autre Grand Ancien), et cela ne doit pas uniquement, je crois, à la célébrité de la nouvelle, envisagée de manière « abstraite » : si l’auteur use d’un certain nombre de procédés pour exprimer ce que sa représentation a de déconcertant (par exemple, la description en forme d’inventaire à la Prévert, à la fois dragon et pieuvre, etc., ou « l’anti-description » consistant à dire ce que la chose n’est pas plutôt que ce qu'elle est), il n’en reste pas moins que, dans la nouvelle, et à plusieurs reprises, on voit Cthulhu.

 

On le voit d’abord au travers d’objets d’art le figurant : le bas-relief de Wilcox, la statuette trouvée par Legrasse dans le bayou, celle enfin trouvée à bord du bateau fantôme ; c’est le procédé de l’ekphrasis (je vous renvoie à l'article de Denis Mellier dans le numéro 1044 d'Europe), dont la plus célèbre utilisation, chez Lovecraft, se trouve dans la nouvelle « Le Modèle de Pickman » (nouvelle d’ailleurs contemporaine de « L’Appel de Cthulhu », ce n’est probablement pas un hasard).

 

Mais, à la toute fin de la nouvelle, on voit directement Cthulhu… ou, plus exactement, Johansen et ses hommes le voient directement ; nous, nous ne le voyons qu’au travers du récit de Johansen, tel que le narrateur nous le rapporte – procédé de distanciation courant, et à vrai dire essentiel, dans cette nouvelle (dont l’emploi le plus vertigineux se trouve dans les rapports de Legrasse décrivant le Culte de Cthulhu à partir des informations que lui transmettent les adeptes de Louisiane, comme Castro).

 

Cependant, si Lovecraft nous montre Cthulhu, il insiste au moins dans une égale mesure sur son caractère résolument non humain, aliène. Peut-être pas, toutefois, avec autant d’audace que dans certains textes ultérieurs (« La Couleur tombée du ciel », Les Montagnes Hallucinées, « Dans l’abîme du temps ») : Cthulhu, d’une manière ou d’une autre, demeure largement anthropomorphe. Mais, dans le texte, il se singularise surtout par la démesure – et c’est le parti adopté par François Baranger dans ses illustrations, de manière très pertinente : il se montre ici fidèle à l’esprit de la nouvelle, et peut-être davantage que bien des représentations pourtant jugées « canoniques » de Cthulhu, mais autrement timides au regard des proportions. Le Cthulhu de François Baranger, comme celui de Lovecraft, fait des centaines de mètres de hauteur – et c’est ainsi, classiquement, en comparaison, que ressort l’insignifiance de l’humanité, réduite à la taille insectoïde : l’horreur cosmique peut donc s’exprimer ainsi, même avec une créature qui n’est pas aussi frontalement « inhumaine » que bien d’autres, ultérieures, du bestiaire lovecraftien. En fait, au-delà de Lovecraft, je tends à croire que François Baranger a pu piocher dans les kaijû eiga : une illustration prophétique montre d’ailleurs Cthulhu ravageant une mégalopole, tel un avatar apocalyptique de Godzilla. Pourtant, là encore, même les plus colossaux des kaijû font figure de nains au regard de la démesure de ce Cthulhu-là. Avouons par ailleurs que le très grand format du livre est particulièrement propice à ce genre d’effets d’échelle – le résultat est très convaincant.

 

Mais le caractère non humain de l’ensemble relève aussi d’un autre procédé, à savoir la figuration de R’lyeh – à maints égards bien plus problématique que celle de Cthulhu. Il y a ces « angles étranges » qui défient la description et la représentation. François Baranger, pour rendre cette (ces) dimension(s), a, je crois, eu recours à deux principes de figuration : la démesure, une fois de plus (le monolithe d’abord aperçu par les marins vaut bien Cthulhu lui-même à cet égard), et le choix d’angles de vue incongrus, avec des jeux de perspective déconcertants. Le résultat manque peut-être un peu d’audace, mais pas de pertinence – et produit assurément son effet, même s’il aurait peut-être été possible d’aller plus loin.

 

Notons enfin, corollaire de tout ce qui précède, l’emploi d’une palette connotée, qui privilégie, outre les ombres noires se fondant dans les angles des pages pour laisser de la place à l’écrit, à des teintes bleuâtres ou verdâtres qui conviennent aussi bien à la créature Cthulhu qu’à son environnement océanique, que François Baranger représente déchaîné et intimidant de par sa majesté infinie mais tourmentée, nouvel effet d’échelle achevant de dissoudre l’humanité dans le néant, via quelque maelstrom où plongera nécessairement la risible car minuscule barque où les rares survivants s’entassent dans le vain espoir d’échapper à l’inéluctable.

 

DES GRANDS ANCIENS ET DES HOMMES

 

Vous me direz peut-être que j’ai commencé par la fin, avec Cthulhu, R’lyeh, et l’océan déchaîné. C’est parfaitement exact, mais j’ai mes raisons : c’est là que les illustrations de François Baranger sont les plus saisissantes, et c’est aussi là qu’il s’attarde le plus, en raison d’une mise en page qui associe à chaque « planche » toujours un peu moins de texte, ce qui a pour double conséquence de multiplier les illustrations en modifiant le rythme de lecture, pour coller davantage à l’action. Et c’est très pertinent, très à propos. De la sorte, outre qu’il respecte les effets produits par le texte de Lovecraft, l’illustrateur, à la fois, se fait plaisir et nous fait plaisir…

 

Il se passe bien des choses d’ici-là, cependant – les deux premières parties de la nouvelle ne sont pas aussi spectaculaires que la troisième et dernière (à quelques exceptions près, j'y reviendrai), mais François Baranger ne les néglige bien sûr pas pour autant. Simplement, ces moments du récit mettent davantage l’accent sur les personnages humains, comme de juste. C’est – forcément ? – un peu moins enthousiasmant, car la sidération n'est pas de mise, mais ça demeure très bien fait.

 

Et quelques visions s’avèrent particulièrement saisissantes – je relèverais bien, par exemple, l’artiste hurlant dans son lit à l’asile, dans un dortoir où il souffre seul, un classique du genre, mais qui produit à n’en pas douter son effet, ou, plus inattendu, l’inspecteur Legrasse déboulant dans le congrès des archéologues, attirant les regards dans son costume hard-boiled (chapeau mou, imperméable, cigarette au bec et volutes de fumée) passablement anachronique (cette scène de flashback est supposée avoir lieu en 1908), mais finalement pertinent (et sans doute aussi amusant).

 

Cette scène, par ailleurs, est l’occasion de mentionner que les séquences « humaines » de cette édition illustrée de L’Appel de Cthulhu peuvent faire usage d’une palette de couleurs plus étendue, et comprenant des couleurs plus « chaudes » que les séquences maritimes et cthulhiennes : ici, par exemple, le jaune. Effet de contraste, dès lors, entre les moments « en retrait » où l’action est en pleine lumière, et ceux, comme le dortoir de l’asile, ou telle remise abritant de dangereuses archives, où la nuit, les ombres, les recoins inaccessibles, le froid même, envahissent la page avec un caractère bien autrement menaçant ; ceci dit, les couleurs chaudes du jour produisent nécessairement des ombres, où patientent par exemple quelques « métis » prêts à commettre un sale coup…

 

Mais, en fin de compte, là aussi, la démesure peut être de la partie. Une des scènes les plus fortes de cette version illustrée, mais à vrai dire aussi de la nouvelle « pure », est la cérémonie prétendument « vaudou » dans le bayou de Louisiane, à laquelle Legrasse et ses hommes de la police de la Nouvelle-Orléans entendent mettre un terme. L’action est ici « humaine », donc, mais envisagée par François Baranger avec une certaine distance qui met en valeur l’inquiétante folie païenne du rituel meurtrier. Par ailleurs, la progression des illustrations est là encore en parfaite adéquation avec le rythme du texte, et rapporter ce qu’il en est pourra peut-être en témoigner. Nous voyons d’abord les fourgons de policiers s’enfonçant dans la très menaçante végétation du bayou, tordue, pourtant éclairée par un lointain brasier au centre haut de l'image, brasier que l’on sait plus menaçant encore – illustration efficace, mais au prix éventuellement d’un nouvel anachronisme, qui passe peut-être moins bien que celui précédemment cité (les véhicules, vus de loin certes, me paraissent un peu trop modernes pour 1907 ?) ; ensuite, image plus connotée encore, mais bienvenue, nous voyons les policiers (sans visage du fait de la luminosité réduite) s’enfoncer dans ce qui, à ce stade, relève de la jungle la plus sauvage, percluse d’ombres inquiétantes et même hostiles ; enfin, contraste marqué et saisissant, nous voyons, de loin, et pourtant dans l’intégralité d’une double page heureusement grotesque, le brasier du sacrifice humain dans toute sa splendeur satanique, qui, à nouveau, réduit l’humanité à la plus sordide insignifiance – celle, matérialiste, de la simple viande morte offerte à des dieux qui n’en ont que faire, si même ils existent. C’est très fort, très efficace.  

 

VIVEMENT LA SUITE !

 

Jugement qui vaut donc pour l’ensemble de l’ouvrage. François Baranger a accompli un très beau travail, qui met superbement en valeur le génial texte de Lovecraft. Dans le champ si périlleux de l’illustration lovecraftienne, il a su faire preuve du talent et de la pertinence nécessaires pour se situer d’emblée tout en haut de la pyramide.

 

Or il semblerait que cet Appel de Cthulhu doive être suivre par d’autres titres – il est présenté comme faisant partie, déjà, d’une série ou collection intitulée « Les Récits de Howard Phillips Lovecraft illustrés par François Baranger » (ce qui a le mérite d’être clair). Je suis très emballé à l’idée de voir paraître d’autres volumes dans ce goût-là

 

Ou à vrai dire dans un autre goût tout autant ? Car il y a une multiplicité des registres lovecraftiens. L’Appel de Cthulhu joue donc de la monstration et de la démesure, mais je serais curieux de voir comment François Baranger se débrouillerait avec des textes plus ambigus à cet égard, voire jouant plus ouvertement de l’idée d’indicible – ce qui laisserait aussi du champ pour les récits oniriques des Contrées du Rêve, dans un genre presque diamétralement opposé.

 

Je ne sais pas ce que l’avenir et François Baranger nous réservent – mais je suis curieux, et j’ai un a priori plus que favorable, après l’éclatante réussite de cet Appel de Cthulhu.

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