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L'Appel de Cthulhu (V7) : Murmures par-delà les songes

Publié le par Nébal

Couverture de Loïc Muzy

Couverture de Loïc Muzy

L’Appel de Cthulhu (V7) : Murmures par-delà les songes, Sans-Détour, 2017, 128 p.

 

ATTENTION : contient des SPOILERS, surtout pour les derniers scénarios…

JE RÊVAIS – D’UN AUTRE MONDE (TA, TA-DAN, TA, TA-DAN…)

 

Pour tout un tas de raisons, j’ai fait une pause de plusieurs mois, mais il me faut bien, maintenant, revenir sur le contenu de l’édition « Prestige » des Contrées du Rêve pour la septième édition de L’Appel de Cthulhu – me restait en effet deux livres à chroniquer, Murmures par-delà les songes et, contenu exclusif cette fois, La Pierre onirique. Après Les Contrées du Rêve au sens le plus strict, Kingsport, la cité des brumes, et Le Sens de l’Escamoteur, va donc aujourd’hui, toujours sous une superbe couverture de Loïc Muzy, pour Murmures par-delà les songes, un recueil inédit de huit scénarios de création 100 % Qualité France – ce qui le singularise doublement dans ce financement participatif.

 

Plusieurs auteurs se sont attelés à la tâche, parmi lesquels il faut sans doute mettre en avant Tristan Lhomme, responsable de trois de ces huit scénarios, et Cyril Puig, qui en a signé deux – d’autant plus que ces cinq scénarios, me concernant, sont clairement, et de très loin, les plus intéressants du lot.

 

Murmures par-delà les songes s’inscrit parfaitement dans le contexte des Contrées du Rêve, en proposant huit aventures qui abordent l’univers onirique lovecraftien de manière variée, où le cauchemar perce différemment sous les décors typiquement chatoyants. Il faut noter, d’ailleurs, que cet univers autorise des scénarios éventuellement lovecraftiens sans être cthulhiens pour autant – c’est même assez récurrent : plusieurs scénarios sont garantis sans tentacules indicibles, mais n’en ont pas moins leur saveur particulière et tout à fait pertinente – je ne parle pas de sans gluten, pour le coup. La place de l’horreur est d’ailleurs plus ou moins fondamentale, certains scénarios semblent la remiser de côté, mais, au fond, c’est peut-être affaire de connotations : il y a un monde (ou deux) entre le survival frénétique de « La Malédiction de Leng » et le mélodrame sous-jacent à « La Vapeur des soupirs », scénario qui paraît d’abord bien autrement léger, mais la douleur et le remords s’y expriment pourtant d’une manière subtile et finalement pas moins oppressante.

 

Parallèlement, d’autres réflexes rôlistiques associés à L’Appel de Cthulhu ont pu survivre à cette transposition : l’enquête y conserve globalement une part importante. Mais d’autres approches sont envisageables, louchant sur la fantasy plus classiquement rôlistique, sans toutefois pousser le bouchon trop loin : si un scénario (« Entre deux rives », probablement le pire…) avance, après la référence à Gary Myers, auteur qui me demeure inconnu, qu’il pourrait être abordé « à la Brian Lumley » (et de suite, c’était pas hyper engageant pour moi…), même celui-ci fait pourtant en sorte de ne pas verser outre-mesure dans les excès héroïques et martiaux, et, oui, les donjons ne sont nulle part du lot.

 

Le monde de l’Éveil, en miroir de ces Contrées qu’arpentent surtout les PJ, est plus ou moins important dans ces huit scénarios – il l’est surtout dans « Le Trésor des doges » et « L’Onirographe », tandis que « La Malédiction de Leng » a pour objet essentiel de jouer sur l’ambiguïté du passage entre les deux mondes (et y parvient habilement). A contrario, « La Morte et le chevalier » l’exclut presque totalement. L’approche dominante, cependant, consiste à panacher les deux mais de manière déséquilibrée, en mettant avant tout l’accent sur les Contrées du Rêve, tout en prenant soin de ménager des incursions brèves mais fortes et cruciales dans le monde de l’Éveil : c’est ainsi que procèdent « La Vapeur des soupirs », « Entre deux rêves », « Le Vice et la vertu » et « Rêve d’antan » (encore que ça pourrait peut-être se discuter pour ce dernier). Le point de départ varie, mais le procédé est récurrent.

 

Bon, autant faire d’emblée une sorte de bilan au format le plus lapidaire – pour les cultistes pressés… Globalement, j’ai bien aimé, voire plus que ça, ce recueil – inégal comme tous les recueils, mais le bon grain l’emporte sur l’ivraie. Concrètement ? Allez, du pire au meilleur…

 

Il y a ce que je n’ai pas (du tout) aimé : « Le Trésor des doges », scénario d’Éric Dubourg, et surtout « Entre deux rêves », signé Raphaël et Alicia Hamimi.

 

Il y a ce que j’ai trouvé… « sans plus » – le correct mais pas très enthousiasmant : cela concerne un unique scénario, « L’Onirographe », d’Éric Dedalus.

 

Il y a ce que j’ai aimé, franchement aimé même, beaucoup aimé souvent – mais avec parfois quelques tout petits bémols (pas insurmontables, loin de là), le cas échéant : Tristan Lhomme figure ici pour deux de ses scénarios, « La Morte et le chevalier » et « Rêve d’antan » ; les deux scénarios de Cyril Puig, « Le Vice et la vertu », et « La Malédiction de Leng », relèvent également de cette catégorie, sans doute un peu trop vaste.

 

Il y a, enfin, ce que j’ai adoré – un scénario absolument brillant comme je n’en ai que bien trop rarement lu : « La Vapeur des soupirs », une merveille signée (à nouveau) Tristan Lhomme.

 

Bon, essayons de détailler un peu tout ça, maintenant… En suivant l’ordre du recueil. Et en essayant de ne pas trop SPOILER, mais, bon, hein : si vous êtes joueurs, méfiance… Vers la fin de cet article, surtout, je tends à me lâcher un peu...

 

LE TRÉSOR DES DOGES

 

Murmures par-delà les songes s’ouvre sur « Le Trésor des doges », un scénario signé Éric Dubourg – principal auteur, sauf erreur, du supplément maousse Byzance An 800, que j’ai, qu’il me faudra lire, car je suis curieux… mais, en même temps, si j’en ai toujours repoussé la lecture, c’est que j’éprouve quelques craintes, des préconçus sans doute – mais que le présent scénario tend hélas à conforter.

 

Il commence à Venise (ah bon ?). Et l’auteur aime visiblement jouer à l’historien comme au guide touristique : l’exposition est passablement pointue, avec moult détails d’une utilité rôlistique, eh bien… un peu douteuse. Il se fait plaisir, et en soit ça n’est pas inintéressant dans l’absolu – mais ça ne sert à rien ; pire, c’est même régulièrement hors-sujet. Pour le coup, oui, je craignais un peu quelque chose du genre…

 

Mais c’est d’autant plus problématique que le « scénario », sur cette base, est atrocement convenu et terne – au point de la caricature, en fait. Une vente aux enchères, oh (avec tout le catalogue détaillé à l’excès), un problème pendant ladite, ah, oui, c’est qu’il y avait un sacré (…) artefact voire plus, et, alléchés, des figures notables de l’occultisme, éventuellement empruntées à d’autres lovecrafteries rôlistiques…

 

Incluant notamment le duc Jean Floressas Des Esseintes, la variation sur Huysmans dans la campagne « mythique » (…) Terreur sur l’Orient-Express. En fait, ce gros machin est ici régulièrement rappelé à notre bon (enfin, plus ou moins bon…) souvenir, au point où le présent scénario pourrait éventuellement… s’y insérer, disons, de manière neutre, ou constituer un épisode alternatif – hélas tristement redondant, aux plans de l’intrigue (on se débarrasse probablement du vilain objet magique exactement comme dans « Terres Oniriques Express », et on suggère de toute façon de faire intervenir ce train bien particulier) comme de l’ambiance (Des Esseintes peut rappeler l’épisode « Nocturne » à Lausanne, les communistes et les fascistes s’affrontent en arrière-champ comme dans « Note pour note » à Milan, etc.). Tout ceci en rappelant que la campagne… compte justement un épisode vénitien, « La Mort (et l’amour) dans une gondole ». Oui, quand même. Faut-il y voir un digest ?

 

Mais, même en fermant l’œil sur ce procédé, ou en lui accordant davantage de pertinence que je ne le fais, quel ennui ! Classiquement, le scénario tourne très vite à la poursuite du méchant sorcier qui a chopé l’artefact impie, artefact qu’il faudra ensuite détruire – comme un certain anneau, mais pas avec la même ampleur narrative, on est censé faire dans le one-shot, hein. La traque passe donc du monde de l’Éveil aux Contrées du Rêve, mais comme « pour la forme », sans vraie conviction. Les excès de précision de l’introduction vénitienne ne sont plus de la partie, c’est peu dire : cette fois, les détails manquent, pour ce périple onirique qui devrait être long, mais s’avère expédié sans plus s’y attarder. Au final, c’est convenu, c’est fade, c’est terne – je ne vois absolument aucune raison de faire jouer un truc aussi ennuyeux et aussi peu « impliqué ».

 

Mauvaise entrée en matière, donc…

 

LA VAPEUR DES SOUPIRS

 

Le contraste n’en est que plus marqué avec le scénario suivant, « La Vapeur des soupirs », dû à Tristan Lhomme – qui est clairement le grand moment de ce supplément. C’est un scénario que j’ai trouvé absolument génial de bout en bout, même s’il faut bien noter qu’il peut être assez délicat à maîtriser (sa conclusion, du moins).

 

C’est un scénario pas cthulhien pour un sou. Pour autant, et à la différence, par exemple, à mes yeux du moins, du scénario suivant, « Entre deux rêves », il s’inscrit bien dans l’univers onirique des Contrées, et en travaille les aspects les plus intéressants, tout en en dérivant des choses bien différentes, pas forcément très « canoniques » (si pas « hérétiques » pour autant), mais dont la pertinence est telle que l’expérience globale en profite énormément.

 

Ainsi du ton, qui est très habilement travaillé. Au départ, le scénario a quelque chose de « léger » en apparence, l’auteur avançant qu’on pourrait le jouer « à la Princess Bride », par exemple. Ce qui peut inclure des moments assez drôles, et pourtant pas totalement drôles – ainsi avec le génial et cruel personnage du « terrible pirate », que j’adore, y a pas d’autre mot. Mais cette impression de superficialité s’avère bientôt erronée, à mesure que le fond de l’affaire se dévoile progressivement – bien plus subtil que tout ce que les personnages pouvaient supposer. Ce qui opèrera surtout lors d’une incursion dans le monde de l’Éveil, plus ou moins présentée comme « optionnelle » – de même que les moments les plus tournés vers « l’action » à vrai dire –, mais qui me paraît tout de même fort utile.

 

C’est à la vérité d’un mélodrame qu’il s’agit – ou peut-être plus exactement d’un drame psychologique et social tout à la fois, bien loin de l'horreur cosmique, le fantasme lourd de remords d’une desperate housewife ; autant dire d’un personnage pour lequel le rêve est une échappatoire vitale (cela vaut aussi pour le « terrible pirate », au fond). Lovecraft lui-même n’aurait sans doute pas présenté les choses ainsi (on sait ce qu’il en est de l’absence des femmes dans son œuvre), et pourtant, dans l’esprit (ou l’inconscient ?), je crois que ça colle. C’est en même temps un beau détournement, malin et saisissant, du cliché pulp de la « damsel in distress », et tout à la fois un très complexe dilemme où aucune solution n’est intrinsèquement « bonne », comme de juste.

 

Pourtant, au gré des multiples conclusions proposées, il en est peut-être qui pourront apparaître comme étonnamment positives, pour un jeu aussi connoté que L’Appel de Cthulhu. On ne s’attend pas exactement, quand on joue à ce Grand Ancien, à vivre ou voir une histoire d’amour… Et ça aussi, le vieil oncle Theobald, ça l’aurait sans doute rendu tout chose. Mais c’est très bien fait, c’est juste, c’est fort.

 

Ce genre d’exercice est pourtant périlleux, du scénario qui met (plus ou moins) en avant une couche de « méta », on va dire, supposée transcender l’expérience, mais pouvant tout aussi bien ne constituer guère plus qu’une fanfaronnade d’auteur un peu trop malin pour son propre bien. Sauf que Tristan Lhomme, ici, dose avec habileté ses effets et son propos, pour un résultat qui s’avère rôlistiquement savoureux, enthousiasmant, palpitant, en même temps qu’intelligent et pertinent dans sa dimension de « commentaire » (que ledit commentaire porte sur Lovecraft, le jeu de rôle, le rêve, la société contemporaine, etc.). « La Vapeur des soupirs », c’est du (bon) Alan Moore rôlistique – ou du Neil Gaiman ? On peut penser à Sandman, ici – par exemple ce couple de pseudo-super-héros vivant dans un univers factice à la Little Nemo

 

J’ai adoré – vraiment. C’est clairement le sommet du recueil, et le reste peut paraître un peu pâlichon en comparaison. Pourtant, les bons (même si moins bons) scénarios ne manquent pas, par la suite, qui valent bien qu’on les estime individuellement. Mais il y en a aussi quelques-uns de mauvais – enfin, un surtout, un seul en fait… Celui qui suit immédiatement.

ENTRE DEUX RÊVES

 

« Entre deux rêves », donc, un scénario de Raphaël et Alicia Hamimi. Et qui, à mes yeux du moins, ne fonctionne pas du tout. Je ne sais pas vraiment par où commencer, à vrai dire…

 

Peut-être parce que ce scénario est d’emblée assez confus ? Dans ses premières pages, il explicite avec plus ou surtout moins de clarté quelques concepts qui lui sont propres et s’intègrent avec une pertinence variable dans la « mythologie », au sens large, des Contrées du Rêve. Bon, c’est le truc, avec les Contrées : c’est un univers à la fois cohérent et fluctuant, susceptible de mille lectures – respecter un supposé « canon » de bout en bout ne fait pas forcément sens, et, en bien des occasions, ce genre d’apports s’avère tout à fait profitable. Mais, ici… C’est pas clair. Dans l’absolu comme sur un plan plus fonctionnel – directement associé aux enjeux du scénario.

 

Une remarque toute personnelle, ici – parce que j’abuse, si ça se trouve, c’est peut-être juste moi qui… Mais la plume des auteurs m’a paru d’une lourdeur redoutable, qui participe de ce sentiment général de confusion et d’hermétisme. J’ai écarquillé les yeux à plusieurs reprises, notant même des tournures un peu pachydermiques comme « … telles les écumes de mer dansant par vagues sur les étendues d’eau… », ou, dans le paragraphe suivant, « … longent les berges luxuriantes qui bordent… », ce qui ne m’a pas aidé. Je sais : on n’est pas là pour faire de la littérature, sans doute ; mais justement – ça m’a fait l’effet d’une tentative pas vraiment heureuse pour ce faire…

 

Or tout ce dispositif, fond et forme, présenté comme crucial, s’avère d’un usage finalement limité en jeu – ou qui, du moins, n’aurait en rien nécessité tant de précautions conceptuelles. Car le scénario à proprement parler s’avère tristement commun. Dans l’entrée en matière, les auteurs tentent quelque chose de potentiellement intéressant, avec ces PJ membres d’un cirque qui doivent décrire leur spectacle, mais la suite est téléphonée, linéaire – et, pire encore, le risque est non négligeable, de ce que les joueurs deviennent bientôt davantage des spectateurs que des acteurs du récit, en dehors d’une brève séquence de devinettes formalisée sans vraie nécessité, pour une « révélation » qui en est peut-être une pour les personnages (vaudrait mieux), mais certainement pas pour les joueurs (et sur ce mode, même si pas totalement équivalent, on a régulièrement lu bien autrement convaincant et même enthousiasmant – voyez par exemple « Étoiles brûlantes », dans Terreurs de l’au-delà). C’est tout de même bien fâcheux. Que la conclusion du scénario soit dès le départ gravée dans le marbre, mais surtout de la sorte, avec un deus ex machina que les PJ côtoyaient depuis la première minute de jeu, c’est encore plus fâcheux.

 

Mais la subtilité de la mise en place est aussi contredite à un plan davantage fondamental, peut-être, en ce que la trame de fond est tristement manichéenne – dans les faits comme dans la symbolique (lumière contre ténèbres, etc.). Et c’est bien cet aspect qui domine, à terme : la nature des personnages, leurs artefacts, le monde autour d’eux – toute cette fausse complexité est vite réduite à une eschatologie… eh bien, de cirque.

 

Ce qui ressort tout particulièrement dans ce choix que je ne m’explique pas (sinon comme une vague forme d’affectation ?), consistant à mettre en scène un personnage historique, en l’espèce le Sar Joséphin Péladan, pour lui faire jouer un rôle a priori sans rapport aucun avec sa biographie – non que je puisse prétendre m’y connaître en la matière, mais, franchement, je n’arrive tout simplement pas à faire le lien, pour le très peu que j’en sais, entre l’excentrique guignol des salons de la Rose-Croix, qui a bel et bien existé, et le ténébreux méchant en carton de ce scénario, une sorte de sous-Napoléon de l’occulte, dénué de la moindre consistance. Quant à extraire malgré tout de sa biographie quelques éléments à mettre en scène… Ben, faut voir comment et pourquoi : la passion du bonhomme pour l’art du Quattrocento, ici, débouche sur la création d’une ville onirique « inspirée de Rome et de Florence », et qui s’appelle Quattrocento. Ce qui me paraît tout de même un peu bizarre, et j’ai haussé un ou deux sourcils. Clairement, un personnage totalement fictif aurait été plus pertinent, à tous points de vue – ça n’est pas la première fois, certes. D’aucuns diront : histoire, viol, enfants – mais les mioches ici sont au mieux quelconques.

 

Un scénario inutilement confus, mal branlé, finalement bien banal et même simpliste, plus que linéaire (au point de l’absence de véritable impact des décisions des PJ), et dont la lecture, au plan du style tout particulièrement, m’a fait l’effet d’un calvaire : je crois que le bilan est sans appel…

 

LA MORTE ET LE CHEVALIER

 

Mais Tristan Lhomme is back, et remonte le niveau avec « La Morte et le chevalier » (même si pas au point de « La Vapeur des soupirs ») ; encore une histoire d’amour triste, tiens ! Avec quelque chose d’arthurien – et qui, dans son entrée en matière, aurait pu être monty-pythonesque : un chevalier noir qui exige un combat à des inconnus…

 

Cette dimension qui peut paraitre d’abord humoristique est pourtant un leurre, même si elle aura l’occasion de ressurgir de temps à autre ; la mélancolie authentique et pourtant excessive du chevalier endeuillé en est peut-être un également ? Au fond, cette histoire, même sous couvert de conte de fées, car c’en est une autre dimension importante, est bien davantage un policier de type whodunit, très « Agatha Christie », j’ai trouvé – avec un voyage contraint en trois étapes, pour les funérailles de l’épouse assassinée du chevalier, voyage au cours duquel nos investigateurs (car c’est bien de cela qu’il s’agit, même contre leur gré, même en armure) doivent percer à jour les intentions et petits secrets de tout un microcosme de compagnons de route, qui ont bien évidemment tous quelque chose à cacher, encore qu’ils n’en soient pas forcément tous très conscients.

 

Et il faut agir vite : trois jours, pas un de plus. Et pas d’intervention extérieure qui tienne, ici : loin d’être inéluctable, comme dans le triste scénario qui précède, la conclusion dépendra intégralement des actions des PJ – et c’est ainsi à eux d’orienter le conte de fées vers telle ou telle chute, de la plus niaise à la plus gore, avec divers degrés entre les deux pôles…

 

C’est très amusant – et d’une taille idéale pour un one-shot vraiment one-shot. L’idée d’associer ce registre policier très classique à une esthétique chevaleresque de fantasy est bien trouvée, et l’ensemble devrait s’avérer savoureux.

 

Ceci toutefois à condition que les PJ entrevoient assez tôt leur rôle dans cette affaire, quitte à être un peu « poussés » au tout début (car aucun des PNJ, ici, n’est censé leur dire ce qu’ils doivent faire au juste, ils doivent en prendre l’initiative ; ce qui est très bien, mais le piège serait d'un peu trop s'éterniser dans la passivité).

 

Mais ça devrait très bien le faire ; ça n’est pas aussi fort que « La Vapeur des soupirs », c’est bien plus appeldecthulhuïstiquement correct, mais c’est clairement un bon scénario.

 

LE VICE ET LA VERTU

 

Ce que j’ai envie de dire également pour « Le Vice et la vertu », de Cyril Puig – mais en relevant que ce scénario-ci présente toutefois quelques aspects qui me paraissent moins satisfaisants, et qui auraient bien besoin d’être retravaillés par le Gardien pour que tout fonctionne au mieux jusqu’au bout.

 

En effet, le début du scénario me paraît incomparablement plus intéressant et réussi que sa fin – peut-être un problème récurrent de l’auteur, car il y a aussi de ça dans le scénario suivant, « La Malédiction de Leng », mais qui m’a paru plus constant tout de même.

 

Et il y a un autre problème, ici – pas absent du scénario suivant non plus, mais davantage marqué dans celui-ci… et qui, pour le coup, pourrait ramener aux défauts de « Entre deux rêves » : c’est passablement linéaire, avec même une scène ultra-dirigiste au milieu de l’aventure, et la fin connaîtra probablement un ersatz de deus ex machina. Et pourtant, j’ai trouvé ça bien meilleur… Diantre !

 

C’est que les bonnes idées ne manquent pas – ainsi, dès le départ, celle de conférer aux personnages (des prétirés en principe) une stature proprement mythologique dans les Contrées du Rêve, et qui pourtant s’associe très bien avec leur dimension plus classique d’investigateurs. Ceci dans un cadre à la fois chatoyant et menaçant, qui retranscrit bien l’atmosphère des Contrées du Rêve – en l’espèce, plane sur l’univers onirique une menace terrible, fatale, en forme d’épidémie de mélancolie…

 

Mais le scénario repose aussi sur une bascule qui « justifie » le dirigisme forcené de la scène qui la précède immédiatement – et là, attention, cette fois je vais SPOILER ouvertement !

 

Adonc, nos personnages, qui se croyaient natifs des Contrées du Rêve, comprennent enfin qu’ils sont en vérité des rêveurs – là encore, on a la même chose dans « Entre deux rêves »… et pourtant cela fonctionne bien mieux ici ! En raison d’un choc bien autrement ample et douloureux : les rêveurs… sont des enfants de huit à dix ans. Et pas n’importe quels enfants – des petits Éthiopiens dans un camp de réfugiés, de nos jours (idée de base, susceptible d’adaptations à d’autres contextes historico-politiques, pouvant inclure des choses aussi mignonnes que la Shoah, etc.) ; autant dire un de ces endroits sur Terre qui s’avèrent plus cauchemardesques que tous les cauchemars. Tout est donc affaire de contraste, et le rêve y prend tout son sens.

 

Mais cela requiert une certaine subtilité ! Disons-le, un thème pareil est forcément casse-gueule : une inadvertance passagère peut aisément transformer cette idée pertinente mais dangereuse en une très désagréable putasserie. Gare, donc : le Gardien doit mûrir la bascule et les scènes qui en découlent, et, à l’évidence, tous les joueurs ne seront pas adaptés à pareil scénario.

 

À vrai dire, le travail du Gardien doit être d’autant plus appliqué que la description de ces événements m’a paru un peu trop hâtive, là où la complexité et l’éventuelle dangerosité du propos auraient bien été accompagnés de quelques détails supplémentaires. Par exemple, le camp n'est pas situé (je crois qu'il gagnerait à l'être), même si l'on peut pencher pour l'Europe de l'Est ; et j'aurais apprécié d'en savoir davantage sur l'organisation interne du camp, et la place qu'y occupe « le Rat », de manière bien plus précise ; j'imagine qu'on pourrait dénicher sur Internet de la doc sur les « passeurs », mais...

 

Reste que c’est un bon scénario, là encore, j'y tiens – même avec ses défauts, il est bien pensé, fort, fait pour remuer les tripes : s’il n’y parvient pas, c’est que quelque chose a merdé quelque part. Mais il n’est pas fait pour toutes les tables, et le même soin n'a pas été apporté à la rédaction de ses différentes parties, je trouve.

LA MALÉDICTION DE LENG

 

« La Malédiction de Leng », toujours de Cyril Puig, est plus classique, globalement, mais peut-être aussi plus convaincant sur la durée. Je l’ai beaucoup aimé, en fait, ce scénario – même s’il n’est à nouveau pas sans défauts ; notamment, là encore, le début est probablement mieux conçu que la fin – assez ouverte par ailleurs.

 

Ce scénario n’entretient pas avec les Contrées du Rêve les mêmes rapports que les autres figurant dans ce supplément, dans l'ensemble. Comme, surtout, « Le Trésor des doges » et, plus loin, « L’Onirographe », il débute dans le monde de l’Éveil, et s’y attarde quelque peu. Mais peut-être pas autant qu’on serait tenté de le croire ? C’est que Cyril Puig joue de l’ambiguïté du plateau de Leng – à la fois dans notre monde, et dans les Contrées. D’une certaine manière, ici, ce ne sont donc pas les personnages qui voyagent, mais le monde autour d’eux

 

Le cadre est chouette, par ailleurs : de nos jours (en principe), un observatoire astronomique paumé dans un plateau sibérien, loin de tout. Lovecraft, initialement, avait semble-t-il localisé son plateau de Leng en Asie, plutôt dans l’Himalaya, cela dit, alors que nous serions ici plutôt du côté des contreforts nordiques, disons (avec un personnage de nomade toungouze pour faire le liant). En même temps, cette station scientifique coupée du monde renvoie à une autre localisation, plus tardive : celle, dans l’Antarctique, des Montagnes Hallucinées. Et Cyril Puig fait d’une pierre deux coups, j’imagine, car tout cela rappelle aussi énormément, comme de juste, The Thing, de John Carpenter…

 

C'est qu'au fond il en découle un survival d’abord très classique, mais aussi très bien fait – et vraiment flippant : bien mené, ça doit être un sacré cauchemar… En fait de références littéraires, pour le coup, je penserais peut-être surtout à La Maison au bord du Monde, de William Hope Hodgson ?

 

Mais ce survival se singularise tout de même par certains aspects, qui le rendent bien plus intéressant (là encore, gros SPOIL).

 

En premier lieu, il y a les PJ – tous des Russes, issus d’un bled sibérien à peine moins paumé, et qui se connaissent tous depuis l’enfance, dont ils ont toutefois hérité des cauchemars plus ou moins collectifs. Or l’ambiguïté du plateau de Leng a ici un effet particulier : les scientifiques (ou autres) adultes sont « aidés » par leurs avatars enfantins – les rêveurs (ce qu’ils avaient oublié) qui sont restés dans les Contrées, où le temps n’a pas la même signification… Mais tous leurs conseils, d’apparence « fantomatique », sont-ils bons à prendre ? Il en est un de particulièrement désagréable…

 

En second lieu, eh bien, justement : c’est de rêveurs qu’il s’agit – à même de remodeler le monde dans l’instant : l’auteur propose ici une variante intéressante dans le cadre d’un survival en huis-clos, car elle en anéantit finalement les règles – dans ce bâtiment où sont enfermés les PJ, il n’y a pas, pour l’heure, de porte de derrière, ou de fenêtres au rez-de-chaussée… mais il pourrait très bien y en avoir dans quelques minutes seulement ! Quant aux courses-poursuites dans un environnement fluctuant, où les couloirs se ferment, se tordent, etc., au gré des fantaisies labyrinthiques des poursuivants, puis peut-être également des poursuivis… J’aime beaucoup ce principe !

 

Qui peut emprunter, j’imagine, à des films comme Dark City, Matrix ou Inception (à titre personnel, pas trop aimé le premier, OK pour le deuxième, pas eu envie de voir le dernier), ou à d’autres choses qui se cachent éventuellement derrière, comme un certain nombre de récits de Philip K. Dick. Quelque chose que l’on retrouvera dans le scénario suivant, « Rêve d’antan », sous une forme peut-être un peu plus subtile.

 

Un très bon scénario, donc – un très beau cauchemar, classique dans l’ensemble, mais peut-être moins qu’on le croirait au départ…

 

RÊVE D’ANTAN

 

Suit « Rêve d’antan », ultime scénario signé Tristan Lhomme, qui le qualifie lui-même de « Inception barbare au pays des archétypes ». Et, oui, il y a de ça !

 

Les PJ y sont amenés à remodeler l’histoire, ou plutôt la préhistoire – des événements qui se sont produits il y a bien longtemps de cela, mais dont on a perdu depuis bien longtemps le souvenir ; la mise au jour d’un impressionnant tumulus, pourtant, va ramener les héros – oui, exceptionnellement : les héros – dans un temps antédiluvien, où s’est joué, dans l’ignorance la plus totale de nos contemporains, l’avenir de l’humanité.

 

Côté références littéraires lovecrafto-compatibles, je serais tenté de chercher dans deux directions ; chez Lovecraft lui-même, dans « Polaris », qui est le plus vieux récit des Contrées du Rêve, et par ailleurs, à l’en croire, celui qui avait déjà été écrit avant qu’il ne découvre l’œuvre de Lord Dunsany – ce qui peut expliquer que, dans le cadre alors pas le moins du monde défini ni même envisagé des Contrées, le ton soit très différent du chatoiement baroque qu’on y associerait par la suite. Mais il faut y ajouter, j’imagine, Robert E. Howard – et ce au-delà des allusions relativement ouvertes que sont « Les Vers de la terre » (qui renvoie surtout à Bran Mak Morn) ou la Valusie (qui renvoie plutôt à Kull, mais a, depuis Lovecraft même, intégré le lexique cthulhien dérivé) : il y a quelque chose de fondamentalement barbare, ici (même si je privilégierais donc le lien avec les Pictes de Bran Mak Morn plutôt qu’avec le bien plus célèbre Conan) ; et le jeu marqué sur les archétypes peut renvoyer à plusieurs récits howardiens, notamment ceux jouant de la « mémoire raciale », avec par exemple le personnage récurrent de James Allison (une nouvelle telle que « La Vallée du Ver » met justement en avant ces archétypes héroïques).

 

Quoi qu’il en soit, l’ambiance est superbe – qui incite à l’approfondissement d’ordre anthropologique, avec une belle galerie de personnages archétypaux et pourtant… humains ? C’est en fait peut-être cette humanité le problème – avec un chef de tribu du nom de « Ours » qui a commis des erreurs (l’amûr, tûjûrs l’amûr…), et en a payé le prix fort, avec le risque que tout son peuple, voire toute l’humanité que l’on entrevoit derrière le petit groupe, en paye à son tour le prix, fatal.

 

Mais il y a donc des héros, qui peuvent intervenir. Pas, cependant, de la manière la plus classiquement « héroïque », épée en main : le premier combat contre les ennemis de l’humanité n’en est pas un, c’est spécifiquement une scène d’horreur – il y aura bien, en définitive, un vrai combat, conçu pour résonner de hauts-faits épiques, mais, d’ici-là, ce que les héros doivent faire, c’est comprendre ce qui s’est passé… et changer rétroactivement le cours des événements.

 

Ici, même chose que dans « La Morte et le chevalier » : dans l’idéal, personne ne dira aux PJ ce qu’ils doivent faire, cela doit dépendre entièrement de leurs initiatives personnelles – mais, avouons-le, ce comportement n’est pas forcément très évident… En même temps, le scénario en joue – avec une sorte de chamane stupéfaite de constater que les héros de la prophétie n’ont aucune idée de ce qu’ils doivent faire : un vague humour absurde au cœur de la tragédie épique !

 

Mais cette liberté d’action a son corollaire : le scénario, même en comptant quelques passages obligés, s’avère finalement assez ouvert. En même temps, il est bien censé amener à une conclusion autrement solide et ferme que dans nombre de scénarios qui précèdent…

 

Un bel exercice d’équilibriste, pour un scénario à nouveau très convaincant, tout particulièrement dans l’ambiance barbare et l’implication des PJ. Et, là encore, c’est idéalement calibré pour du one-shot.

 

L’ONIROGRAPHE

 

Reste un dernier scénario, « L’Onirographe », signé Éric Dedalus, pas mauvais à proprement parler, mais tout de même bien inférieur à ceux de Tristan Lhomme et de Cyril Puig, me concernant. On fait ici dans le « correct », le « sans plus ». Ça se tente, mais sans grand enthousiasme – il y a bien mieux à faire, d’autant que c’est assez convenu.

 

Dès l’entrée en matière, qui joue assez banalement de l’amnésie : la partie s’ouvre sur le procès d’un des investigateurs, qui n’a aucune idée de ce qu’il fait là… Mais il est bientôt libéré – de manière plus ou moins crédible, à vrai dire.

 

Il s’agit dès lors d’expliquer comment l’investigateur a pu commettre ce geste criminel guère dans ses manières – or une épidémie de crimes incongrus pointe tout droit sur un voleur de rêves : un homme que la guerre a définitivement écarté des Contrées, et qui ne peut y retourner qu’à l’aide d’une machine de sa conception, qui vampirise l’imaginaire de ses « patients » infortunés… ou demandeurs ! Mais, mort sur Terre (il n’en sait rien, et le scénario connaît peut-être une autre défaillance au plan de la crédibilité dans les rapports que peuvent entretenir les PJ avec l’assassin…), il vit maintenant dans les Contrées – dans une vaste bibliothèque où il a pour ambition de collecter et conserver tous les rêves de l’humanité.

 

Tout cela n’est sans doute pas bien original, et c’est dès lors plus ou moins enthousiasmant… En fait, ce qui m’a le plus parlé, dans ce scénario un peu médiocre, c’est le cadre strasbourgeois des investigations des PJ dans le monde de l’Éveil – pourtant optionnel, mais plutôt intéressant : l’épidémie de tuberculose, la percée, le souvenir encore proche de la Première Guerre mondiale…

 

L’autre point intéressant est ce PNJ d’un artiste qui ne veut plus rêver, tout en sachant très bien que cela revient à tirer un trait sur sa carrière de peintre : c'est un bon personnage, mais pas suffisant, à lui seul, pour rendre le scénario vraiment intéressant.

 

D’où un résultat sans vraie saveur – pas mauvais, juste pas vraiment enthousiasmant…

 

DÉMENTS ET VERVEINES

 

Le bilan est tout de même clairement positif. Ce genre de recueil connaît presque invariablement des hauts et des bas. C’est le cas ici, mais les hauts l’emportent clairement : sur les huit scénarios proposés, cinq me paraissent valoir le coup, et ils ne sont pas forcément si nombreux, les suppléments de scénarios qui peuvent en dire autant. Ils sont encore moins nombreux, ceux qui contiennent quelque chose d’aussi fort que « La Vapeur des soupirs »…

 

Murmures par-delà les songes est aussi une réussite sous un autre rapport : c’est une illustration très convaincante des possibilités très variées offertes par le cadre des Contrées du Rêve. On voit bien, ici, que, dans l’idéal, il ne s’agit pas d’un banal univers de fantasy comme les autres, mais bien de quelque chose d’assez singulier et en même temps susceptible de bien des variations, dans des genres très différents, et presque toujours avec un appréciable à-propos. Les scénarios qui concluaient Les Contrées du Rêve en donnaient sans doute une idée bien moins éloquente et palpitante, à vrai dire…

 

Un bon supplément, donc, que cet inédit parfaitement françouais.

 

Quant à moi, je conclurai prochainement ces chroniques de l’édition « Prestige » des Contrées du Rêve avec le dernier des cinq suppléments dans la boîte, l’exclusivité du financement participatif : La Pierre onirique – à un de ces jours…

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Lovecraft au prisme de l'image, de Christophe Gelly et Gilles Menegaldo (dir.)

Publié le par Nébal

Lovecraft au prisme de l'image, de Christophe Gelly et Gilles Menegaldo (dir.)

GELLY (Christophe) et MENEGALDO (Gilles) (dir.), Lovecraft au prisme de l’image : littérature, cinéma et arts graphiques, illustration de couverture et postface de Nicolas Fructus, Cadillon, Le Visage Vert, coll. Essais, 2017, 354 p.

LE MALENTENDU DE L’INDICIBLE

 

Les excellentes éditions du Visage Vert avaient déjà publié quelques essais auparavant, mais nous sommes là devant un gros morceau qui me parle tout particulièrement : forcément, on y tourne autour de Lovecraft… Mais au travers d’une thématique qu’il me paraît d’autant plus important de traiter que l’on tend souvent, instinctivement peut-être, ou du fait de la répercussion mécanique de quelques vieux stéréotypes, à l’interpréter de manière, sinon totalement erronée (mais ça se discute), du moins de manière critiquable car bien trop simpliste – et c’est le rapport global de Lovecraft et de son œuvre à l’image.

 

Car il y a ici comme un malentendu, je crois. Le style « gras » de Lovecraft, qui n’est pas la moindre des difficultés à surmonter pour approcher puis analyser son œuvre, passe entre autres par la réitération presque maniaque d’un lexique dont il est dès lors aisé (et bien légitime, disons-le) de ricaner à l’occasion : « cyclopéen », « non euclidien », etc. Tout un vocabulaire qui a quelque chose d’un marqueur identitaire : quand on lit « cyclopéen », on sait que l’on est chez Lovecraft, ou chez quelqu’un qui le pastiche – ou du moins les probabilités sont-elles élevées.

 

Mais, dans ce vocabulaire, il est un terme un peu plus problématique que les autres : celui d’ « indicible ». Il est vrai qu’il revient très souvent, avec des variantes, sous la plume de Lovecraft. Mais, ici, ce n’est pas tant le qualificatif en lui-même qui présente des difficultés, plutôt ce que l’on a déduit ultérieurement, quand l’œuvre de Lovecraft, gagnant en puissance au sein de la pop culture, et notamment au cinéma et en bande dessinée, a été « représentée » sous un angle visuel.

 

Entendre par-là que l’on a pris le mot un peu trop au pied de la lettre : on a dit que Lovecraft ne montrait pas, là où les arts graphiques et/ou visuels, par essence, voulaient montrer – d’où une supposée impossibilité d’adapter pertinemment Lovecraft dans ces médias. Vision peut-être héritée d’une conception trop rigide de la littérature fantastique, à la Todorov ? Lovecraft ne rentre clairement pas dans les clous, ici : son horreur est matérielle, « objective », l’intime et l’incertitude ne le passionnent guère… Au cinéma, on peut supposer aussi, en parallèle, un héritage de la manière tant louée de Jacques Tourneur (et à bon droit, mais, je le crains, parfois au détriment d'autres approches pas moins valables) – et là, pour le coup, la question se complique, car La Féline, dans le fond, pourrait avoir quelque chose de vaguement lovecraftien, si la forme est tout autre.

 

Car, pour résumer la question de manière un peu lapidaire, si le mot même d’ « indicible » revient souvent chez Lovecraft, il ne faut pas se méprendre sur sa signification et ses usages. Il est certes des nouvelles où l’auteur joue littéralement de la carte de l’indicible – ne serait-ce que le texte, par ailleurs fort médiocre, qui porte ce titre ; globalement, j’ai l’impression que ça n’a le plus souvent guère réussi à l’auteur, même si on peut compter des exceptions plus qu’appréciables, au point de la litote, notamment « La Musique d’Erich Zann » et, bien sûr, « La Couleur tombée du ciel ».

 

Mais, finalement, et tout particulièrement dans les récits associés au « Mythe de Cthulhu », notion critiquable mais qui garde un certain impact, l’approche est tout autre – pour faire simple, Lovecraft va commencer par dire que telle chose horrible est « indicible », mais, ensuite, il va malgré tout la dire, ou du moins tenter de le faire. Jusqu’à l’hyperbole, en fait – participant peut-être de ce style « gras » ? J’avais été très intéressé par ce qu’en avait dit Denis Mellier dans son article « Voir la lettre, entendre l’innommable : Lovecraft et la terreur graphique », dans le récent numéro de la revue Europe consacré en même temps à Lovecraft et Tolkien ; ailleurs, le même Denis Mellier (qui ouvre la discussion dans le présent ouvrage) avait pu parler d’un auteur à la fois « rhéteur » et « pornographe »… Deux qualifications très justes pour désigner le gentleman de Providence (qui aurait sans doute adoré la seconde, hum).

 

Dès lors, Lovecraft use de « trucs » pour dire l’indicible – ainsi du procédé de l’ekphrasis, par exemple dans « Le Modèle de Pickman », mais aussi dans, autres exemples, « L’Appel de Cthulhu » ou Les Montagnes Hallucinées. Il n’y a en effet pas de mystère à ce que l’indicible Cthulhu, notamment, ait été si souvent représenté, et globalement de manière assez proche : Lovecraft le dit bel et bien, même en opérant de manière indirecte, donc, via sa figuration, dans le texte même, sous la forme d’un objet d’art visuel, ou en usant d’autres astuces, comme l’analogie en apparence oxymorique ou la description par la négative. De même, les Choses Très Anciennes des Montagnes Hallucinées, bien loin de ne pas être dites, se voient accorder une description très longue et extrêmement pointue, s’étendant sur plusieurs pages, lors de la fameuse scène de leur dissection – au point en fait où c’est l’excès de précision qui rend la figuration difficile, néanmoins toujours possible.

 

Ceci, chez Lovecraft lui-même – mais se pose ensuite la question de son adaptation visuelle. Sur cette base, toutefois, ayant éclairé ce malentendu, on comprend bien que la représentation graphique de l’œuvre lovecraftienne est possible – et pas nécessairement contradictoire dans son principe même. Maintenant, elle peut opérer de bien des manières différentes, et chaque médium produit sans doute des difficultés qui lui sont propres, au-delà de la seule prise en compte de ce fait essentiel qu’une représentation graphique « directe » et une description littéraire ne font pas appel aux mêmes procédés et ne suscitent dès lors pas les mêmes effets. Et c’est ici que, oui, il peut y avoir contradiction – mais souvent dans le fait de vouloir coller à la lettre du texte, encore que, comme on le verra plus loin, un Breccia puisse constituer un éloquent contre-exemple. Reste que, de Breccia justement à Carpenter en passant par le jeu de rôle L’Appel de Cthulhu, ou, pourquoi pas, par le théâtre, la représentation graphique de l’univers lovecraftien est possible, et absolument pas « hérétique ».

 

Autant d’aspects que ce recueil, pour partie issu d’un colloque organisé à l’Université de Clermont-Ferrand en 2013, peut mettre en lumière : on y verra comment l’œuvre lovecraftienne a pu être représentée, au cinéma, en bande dessinée, éventuellement sous d’autres formes encore (je note, et j’apprécie, que le jeu de rôle y a sa place, même limitée ; ce n’est probablement pas très courant encore aujourd’hui dans ces communications très académiques sur Lovecraft, son œuvre et son influence, et je le regrette) ; ceci après avoir envisagé le rapport de Lovecraft lui-même à l’image.

 

L’ensemble, disons-le d’emblée, est de très bonne tenue – illustré, au passage (en couleurs) ; il est régulièrement assez pointu, par ailleurs (il y a à vrai dire tout un lexique, qu’il s’agisse de sémiotique ou de concepts artistiques, qui, je plaide coupable, m’a dépassé en plus d’une occasion…). L’ouvrage développe donc avec pertinence une réflexion plus que bienvenue, pour battre en brèche quelques préconçus qu’il est bien temps de remettre en cause, à l’heure où l’œuvre lovecraftienne, plus que jamais, occupe une place centrale dans la culture populaire, au point d’avoir très largement dépassé le seul cercle un peu trop fermé d’un fandom souvent rigide quant à ce qui lui appartient en propre.

 

Je vais tâcher d’en dire un peu plus, en respectant les quatre grandes parties de Lovecraft au prisme de l’image, et en envisageant succinctement, à l’intérieur, les divers articles dans l’ordre où ils sont présentés.

 

LOVECRAFT ET L’IMAGE

 

Si le gros de ce volume concerne les adaptations visuelles de Lovecraft, dans divers médias, il faut néanmoins commencer, comme de juste, avec l’auteur lui-même, et son rapport à l’image. C’est l’objet de cette première partie, qui illustre (…) bien la complexité, ou si l’on préfère la richesse, de cette problématique.

 

Denis Mellier, « Nouvelles notes – à distance : 1995-2012 – sur la poétique de l’excès chez Lovecraft et ses solutions graphiques »

 

C’est donc Denis Mellier qui ouvre le bal, avec « Nouvelles notes – à distance : 1995-2012 – sur la poétique de l’excès chez Lovecraft et ses solutions graphiques ». Comme le titre de l’article, à sa manière alambiquée, en témoigne, l’auteur livre ici tout d’abord une rétrospective de son propre rapport à Lovecraft au cours de dix-sept années de recherches – une approche qui peut déconcerter tout d’abord par son caractère autocentré, mais qui s’avère au fond tout à fait pertinente, d’autant qu’elle permet de revenir sur certains thèmes clefs, comme l’ekphrasis, la « poétique de l’excès » donc, la dimension « pornographique » de la description lovecraftienne, etc.

 

En fin d’article, toutefois, l’auteur s’éloigne de Lovecraft à proprement parler, pour envisager, dans la logique même de ce recueil, plusieurs de ses adaptations visuelles – mais ici essentiellement sous l’angle de la bande dessinée ; ce qui inclut Alberto Breccia, Philippe Druillet, Horacio Lalia, Alan Moore (et Jacen Burrows), etc. – en fait, cet article, même sans vraiment envisager d’autres adaptations visuelles importantes, au cinéma tout particulièrement, introduit bel et bien l’ensemble du recueil, car nous aurons par la suite l’occasion de revenir sur tous ces noms, et d’autres encore, en approfondissant de manière générale ces développements introductifs, intrinsèquement pertinents. Très bonne entrée en matière, donc.

 

Lauric Guillaud, « Les arrière-fables textuelles et picturales dans At the Mountains of Madness : approche généalogique de la novella de Lovecraft »

 

Lauric Guillaud est un autre exégète dont j’ai régulièrement croisé le nom dans les études contemporaines françaises sur et autour de Lovecraft. Il livre ici un article intitulé « Les arrière-fables textuelles et picturales dans At the Mountains of Madness : approche généalogique de la novella de Lovecraft » (un titre qui évoque un tantinet sa récente publication aux éditions de l’Œil du Sphinx, Lovecraft : une approche généalogique de l’horreur au sacré, que j’ai et qu’il me faut lire sous peu – la couverture, aheum, particulièrement immonde, semblant la rattacher elle aussi aux Montagnes Hallucinées, mais j’imagine que cela peut aller au-delà).

 

Il s’agit tout d’abord – et pour le coup la dimension de l’image est peut-être remisée de côté, même s’il est toujours utile de se pencher sur les motifs de la description littéraire – d'envisager des textes antérieurs à celui de Lovecraft, qui l’ont influencé (à l’évidence Les Aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket, d’Edgar Allan Poe) ou qui ont pu le faire (le journal de l’expédition de Lewis et Clark à l’aube du XIXe siècle – à mon sens et de très loin les développements les plus intéressants de cet article, car je ne connaissais absolument rien de tout ça), mais aussi d’autres qui ne l’ont probablement pas influencé mais ont eu à gérer des problèmes similaires (en l’espèce, Le Sphinx des glaces, de Jules Verne, « suite » à Arthur Gordon Pym – ce qu’est aussi à sa manière le court roman de Lovecraft). Des choses très pertinentes dans tout cela, et tout à fait intéressantes, mais donc plus ou moins dans le sujet du recueil.

 

L’article, toutefois, se conclut bel et bien sur des développements concernant les inspirations graphiques de Lovecraft, en se penchant sur le cas des peintures de Nicholas Roerich, très souvent citées dans le texte même du gentleman de Providence – lequel, on le sait, n’était pas du genre à dissimuler ses inspirations.

 

Éric Lysøe, « "The strange and disturbing Asian paintings of Nicholas Roerich: le référent pictural et ses fonctions dans At the Mountains of Madness »

 

Mais c’est là bien davantage le sujet même de l’article suivant – en apparence, du moins : « "The strange and disturbing Asian paintings of Nicholas Roerich: le référent pictural et ses fonctions dans At the Mountains of Madness », dû à Éric Lysøe. Les illustrations en couleurs sont ici tout à fait bienvenues.

 

Cependant, si les développements concernant cette inspiration sont tout à fait pertinents, et finalement complémentaires par rapport à l’approche de Lauric Guillaud, l’article envisage bien d’autres questions en rapport avec Les Montagnes Hallucinées – et, là encore, plus ou moins dans la dimension graphique qui fait l’objet du recueil : on y est clairement quand on traite des représentations classiques de l’aventure polaire, mais on s’en éloigne un peu (qu’importe – c’est intéressant) quand on envisage les procédés littéraires et éventuellement rhétoriques désignés par les termes un peu ronflants de translatio et d’amplificatio (le premier m’a davantage intéressé, notamment dans cette idée d’associer à l’Antarctique des éléments originellement rapportés à d’autres lieux, et donc notamment à l’Asie, comme le titre de l’article le montre assez clairement ; l’amplificatio me paraît revenir sur l’idée d’une « poétique de l’excès » déjà envisagée, même à la hâte).

 

Si les développements sur la récurrence du chiffre 5 me paraissent plus ou moins pertinents (mais assurément dans le registre de la xénobiologie), j'ai apprécié par contre les quelques paragraphes consacrés à l’écriture des Choses Très Anciennes, et rebondissant sur la figuration textuelle, chez Lovecraft, des langues imprononçables telles que les glyphes de R’lyeh – et, effectivement, il y a bien ici quelque chose de l’ordre de la représentation graphique qui valait d’être mentionné (et l’était déjà dans le numéro d’Europe précité, d’ailleurs).

 

Roger Bozzetto, « Lovecraft, peintre de l’impensable »

 

Suit « Lovecraft, peintre de l’impensable », communication de Roger Bozzetto – encore un critique lovecraftien très souvent croisé dans ce genre d’ouvrages, mais qui m’a plus d’une fois laissé un peu sceptique (tout particulièrement dans Europe, d’ailleurs) ; ici, j’imagine que ça va.

 

Cet article assez bref envisage, même si un peu trop succinctement je crois, divers sujets intéressants – en poursuivant d’ailleurs sur la figuration des langues extraterrestres, ce qui débouche plus largement sur l’emploi des italiques chez Lovecraft (oui, ça relève aussi du visuel, de l’image).

 

Mais on y trouve aussi des remarques sur les procédés rhétoriques fréquents dans la description lovecraftienne que sont la prétérition et l’oxymore – ce qui est sans doute très juste.

 

Julien Schuh, « L’image chez Lovecraft »

 

L’ultime article de cette première partie est dû à Julien Schuh, et s’intitule très sobrement (et trop vaguement, je crois) « L’image chez Lovecraft ». Si son entrée en matière m’avait laissé un peu perplexe – avec ses par ailleurs belles illustrations en guise de « modèles » pour les développements qui suivraient –, j’ai au final été tout à fait convaincu par cet article qui m’a paru constituer une approche assez originale du rapport de Lovecraft à l’image et des procédés de description auxquels il avait recours, ceci en relevant des spécificités dans trois types de représentations : le schéma occultiste, le graphique, etc., scientifique, et enfin l’art contemporain non figuratif.

 

Ce dernier aspect est probablement celui qui m’a paru le plus intéressant : en l’espèce, l’auteur use comme modèle d’une peinture futuriste – certains des articles précédents, notamment en tournant autour de Roerich, avaient déjà relevé les protestations générales d’incompréhension de Lovecraft à l’encontre du futurisme, du cubisme, etc., autant de mouvements picturaux qu’il tendait à amalgamer dans un même mépris, de manière aussi erronée que significative. Pourtant, ils lui fournissaient en même temps un substrat utile à ses descriptions les plus folles, a fortiori quand la géométrie « non euclidienne » était de la partie – une dimension éventuellement inattendue de l’indicible, chargée de principes esthétiques touchant peut-être même à l’éthique. Tout cela m’a paru très pertinent, très intéressant.

LOVECRAFT ET LE CINÉMA

 

Philippe Met, « H.P. Lovecraft tel qu’en outsider le cinéma le change »

 

Nous passons maintenant à la partie consacrée au cinéma lovecraftien, avec l’article de Philippe Met intitulé « H.P. Lovecraft tel qu’en outsider le cinéma le change »… dont je suppose qu’il a pour propos d’introduire le reste, mais sans vraie certitude : défaut de concentration de ma part peut-être, mais j’ai trouvé cet article assez confus, tantôt très général (avec un point qui reviendra systématiquement : le peu d’estime accordé par Lovecraft au septième art), tantôt très précis ; son objet, d’autant plus, m’a paru difficile à déterminer (le ton éventuellement agressif y est peut-être pour quelque chose).

 

J’en retiens surtout les aspects les plus personnels et approfondis, concernant l’adaptation en film muet de L’Appel de Cthulhu par Andrew Leman (globalement, les films de la H.P. Lovecraft Historical Society, soit celui-ci et The Whisperer in Darkness de Sean Branney certes dans une bien moindre mesure, sont bien notés dans cet ouvrage, et j’en suis heureux, car ce cinéma semi-professionnel m’a globalement beaucoup plu, fait avec l’amalgame idéal de passion, de sérieux et de recul, saupoudré d’astuce, qui manque bien trop souvent aux réalisations censément plus professionnelles), et, surtout, avec plus d’ampleur comme de précision, les inspirations lovecraftiennes telles qu’elles ressortent du cinéma de Lucio Fulci – vague sentiment de frustration, donc, au sortir de cet article, car sur ce dernier point notamment, j’aurais apprécié d’en lire bien davantage, et plus structuré.

 

Christophe Chambost, « La vérité sur le cas de Charles Dexter Ward : l’effroi et l’excès dans The Haunted Palace (Roger Corman, 1963) et The Resurrected (Dan O’Bannon, 1991) »

 

L’article suivant s’intitule « La vérité sur le cas de Charles Dexter Ward : l’effroi et l’excès dans The Haunted Palace (Roger Corman, 1963) et The Resurrected (Dan O’Bannon, 1991) », et est dû à Christophe Chambost. Il s’agit de livrer une étude comparative approfondie de deux adaptations plus ou moins avouées du court roman de Lovecraft L’Affaire Charles Dexter Ward, à savoir The Haunted Palace de Roger Corman (parfois connu chez nous sous le titre La Malédiction d’Arkham), et The Resurrected, par Dan O’Bannon (connu notamment pour avoir été le scénariste d’un autre film lovecraftien, mais sans le dire : Alien, le huitième passager de Ridley Scott).

 

Ici, j’ai un problème : je n’ai vu aucun de ces deux films… Dès lors, je ne peux pas livrer un retour vraiment pertinent sur cette étude. Elle m’a paru très convaincante, cependant – approfondie, réfléchie, subtile.

 

Un aspect qui m’a particulièrement intéressé est la dimension poesque du film de Corman – qui constituait donc un moment d’une série de films à succès, bel et bien inspirés par Poe dans d’autres cas, et faisant généralement figurer Vincent Price en bonne place au générique : The Haunted Palace prétendait être adapté « du poème » d’Edgar Allan Poe et « d’une histoire » d’un H.P. Lovecraft alors beaucoup moins banquable, même si l’inspiration essentielle du récit était bien le court roman du gentleman de Providence. Cependant Christophe Chambost montre très bien en quoi le film est effectivement plus poesque que lovecraftien (Corman ne faisant de toute façon pas mystère de ses inclinations : il adorait Poe et ne prisait guère Lovecraft), avec des arguments de poids tenant à l’époque du récit, à l’esthétique gothique, au procédé de la résurrection de Joseph Curwen tenant plus du double et du fantastique psychologique que du mélange très lovecraftien de science et de magie, ou encore au thème de l’épouse décédée que l’on souhaite ressusciter, figure récurrente chez Poe.

 

En même temps, la comparaison des deux films témoigne de ce qu’un même texte lovecraftien est susceptible d’adaptations très différentes, et, au fond, aussi pertinentes en tant que telles : le détour poesque est clairement un outil valable, le grotesque pas moins.

 

Gilles Menegaldo, « Lovecraft à l’écran : adaptations, hommages, réécritures »

 

Suit un article de Gilles Menegaldo, un des deux maîtres d’œuvre du recueil (l’autre étant Christophe Gelly), intitulé « Lovecraft à l’écran : adaptations, hommages, réécritures ». Il s’agissait en fait d’une relecture, me concernant, car cet article figurait déjà dans le numéro spécial Lovecraft/Tolkien de la revue Europe.

 

Même sentiment dès lors : l’article, un peu trop lapidaire dans un premier temps (mais avec là aussi quelques bons points accordés au film muet d’Andrew Leman), convainc véritablement dans ses développements plus amples et très justes consacrés à l'excellent L’Antre de la folie, de John Carpenter.

 

Relevons quand même autre chose : ces trois registres avancés par le titre, de l’adaptation, de l’hommage et de la réécriture – c’est en effet une nomenclature qui aura l’occasion de revenir dans cet ouvrage ; Rémi Cayatte, plus loin, distinguera la citation, la réécriture ou prolongation, et l’hommage – l’optique me paraît donc assez proche, et en même temps la variance du premier terme est considérable, la citation étant à maints égards l’antonyme de l’adaptation, dans le cadre de cette réflexion ; or ces écarts de nomenclature sont éventuellement révélateurs, j’imagine, de ce que l’on attend en priorité d’une œuvre « lovecraftienne », chez les deux auteurs mais aussi au-delà. Il est vrai que la notion d’adaptation est éminemment problématique : la plupart des communications figurant dans ce recueil y reviennent, avec les mêmes références de base – surtout A Theory of Adaptation, de Linda Hutcheon.

 

Pierre Jailloux, « Présence de l’indicible : found footage et poétique lovecraftienne »

 

L’ultime article de la section consacrée au cinéma est probablement le plus original. Dans « Présence de l’indicible : found footage et poétique lovecraftienne », Pierre Jailloux dresse un parallèle, peut-être a priori surprenant, pourtant très vite étonnamment pertinent, entre l’œuvre de Lovecraft et les films d’horreur jouant du principe du found footage, soit de l’utilisation narrative de « documents retrouvés », supposés en tant que tels attester de l’authenticité du récit horrifique, même et surtout fantastique. Plus précisément, l’auteur s’intéresse aux films relativement récents qui ont repris et développé la formule du Projet Blair Witch, de Daniel Myrick et Eduardo Sanchez (on n’y trouve pas donc les précédents de type Cannibal Holocaust, etc., certes guère dans le ton).

 

Dans les deux cas, on s’interroge aussi bien sur les procédés du canular que sur les choix de montrer ou de cacher – de l’ensemble du recueil, c’est, à mon sens, avec la lecture plus loin de Breccia, l’article qui traite le plus spécifiquement et justement de la thématique de l’indicible ; car le fait demeure que ces principes de tournage ont essentiellement pour but d’objectiver l’horreur : en cela, indicible ou pas, ils se rapprochent effectivement beaucoup de certains procédés lovecraftiens, notamment dans des textes tels que Les Montagnes Hallucinées, où l’assise du récit est renforcée par l’emploi de documents « scientifiques », en tant que tels « irréfutables » (Popper doesn’t like this), ce qui s’étend en même temps à d’autres objets matériels ayant valeur de preuves.

 

Le cas de la photographie est remarquable, qui est supposée constituer intrinsèquement une preuve objective, voire la preuve la plus objective qui soit, car, en tant que telle, figeant forcément le réel en étant infalsifiable (ce qu'elle n'était pourtant déjà pas à l'époque de Lovecraft) : cela se produit notamment dans Les Montagnes Hallucinées, donc, mais aussi bien sûr dans « Le Modèle de Pickman », où la chute n’aurait pas d’effet autrement, et également dans « Celui qui chuchotait dans les ténèbres », où les procédés de ce type sont en fait multipliés, ainsi avec l'ajout décisif de l’enregistrement sonore. Plusieurs articles dans ce recueil, en fait, reviennent sur ces connotations associées à la photographie, qui peuvent donc aller au-delà.

 

Je ne peux pas forcément pousser plus avant le retour critique ici, car j’ai trop de lacunes concernant ce registre cinématographique. J’ai certes vu quelques-uns de ces films, comme, outre Le Projet Blair Witch, [REC] de Jaume Balaguero et Paco Plaza, mais je ne sais absolument rien des Paranormal Activity et compagnie ; je suppose que voir Cloverfield, au regard de cette thématique, serait instructif, mais l’article m’a paru d’autant plus pertinent quand il montre que les ressorts du canular utilisés se passent très bien de la bestiole cyclopéenne à tentacules. Je relève aussi le titre de Noroi : the Curse, film japonais de Shiraishi Kôji dont je n’avais jamais entendu parler…

 

Quoi qu’il en soit, cet article m’a paru très pertinent, et tout à fait enthousiasmant.

LOVECRAFT ET LA BANDE DESSINÉE

 

Christophe Gelly, « Neonomicon (2010) by Jacen Burrows and Alan Moore : monstrosity and adaptation after Howard Phillips Lovecraft »

 

Nous en arrivons à la troisième partie du recueil, qui est consacrée à la bande dessinée. Avec une bizarrerie pour commencer : l’article de Christophe Gelly, qui a co-dirigé le recueil avec Gilles Menegaldo… est en anglais, cas unique dans l’ouvrage ; en fait, ce même article, mais en français, avait été publié dans un ouvrage immédiatement antérieur, en septembre dernier ! Bon...

 

L’article s’intitule donc « Neonomicon (2010) by Jacen Burrows and Alan Moore : monstrosity and adaptation after Howard Phillips Lovecraft », titre qui parle de lui-même, je suppose – encore que l’insistance sur la monstruosité ne soit pas si limpide que cela ; il y a forcément des éléments concernant le Profond dans la piscine, mais cela va semble-t-il bien au-delà, dans la figure du cultiste, ou, de manière plus originale, dans l'emploi d'une langue incompréhensible car résolument aliène, prolongement ici de la drogue aklo de Johnny Carcosa.

 

La réflexion sur le travail d’adaptation, au plan du scénario comme au plan du graphisme (mais je note qu’ici Christophe Gelly parle surtout de la mise en page – sauf erreur, Alan Moore, depuis fort longtemps, s’arroge totalement cet aspect de la création de bandes dessinées, davantage du moins que le scénariste lambda : le barbu de Northampton, on ne va pas se leurrer, importe ici largement plus que le dessinateur Jacen Burrows...), cette réflexion donc est autrement intéressante à mes yeux, question du langage exceptée.

 

À vrai dire, le travail de Moore sur Lovecraft est probablement un vrai type idéal de l’adaptation lovecraftienne, qui reprend et développe bon nombre des éléments envisagés dans l’ensemble du recueil quant à la notion même d’adaptation.

 

Une limite, peut-être ? Sauf erreur, la première partie de Neonomicon, « The Courtyard », est en fait… elle-même une adaptation d’une plus-ou-moins-adaptation, puisqu’il s’agissait originellement d’une nouvelle lovecraftienne d’Alan Moore, et non d’un récit conçu originellement pour la bande dessinée. Je n’ai pas l’impression que ça ressortait ici, mais ma mémoire me joue peut-être des tours (et, au passage, ça me fait potentiellement mentir concernant la question de la mise en page telle que je l’ai évoquée plus haut : Moore n’y a pas forcément pris part, exceptionnellement).

 

L’article a une autre limite, mais qu’on ne saurait lui reprocher – et c’est que, depuis cette étude, la problématique a sans doute été chamboulée par la suite du travail lovecraftien accompli par Alan Moore et Jacen Burrows, à savoir la mini-série Providence. Laquelle est à mon sens bien plus convaincante que Neonomicon, même si j’ai appris à réviser mon jugement initial… eh bien, sur ces deux bandes dessinées, en fait. Outre qu’au final elles n’en font qu’une ! Et, au regard des thématiques de Lovecraft au prisme de l’image, mais peut-être surtout de la quatrième partie, « transmédiale », je suppose qu’il y aurait beaucoup, mais alors vraiment beaucoup de choses à dire concernant le bluffant épisode 11 de Providence...

 

Jérôme Dutel, « Dessiner celui qui est d’ailleurs : une étude autour de Lovecraft et la bande dessinée »

 

Jérôme Dutel livre ensuite, comme d’autres dans cet ouvrage (notamment Christophe Chambost précédemment, concernant le cinéma), une étude comparative, intitulée « Dessiner celui qui est d’ailleurs : une étude autour de Lovecraft et la bande dessinée ». Il s’agit donc de comparer et d’analyser plusieurs adaptations en bande dessinée de la même nouvelle de Lovecraft, « Je suis d’ailleurs », certes pas la plus facile à illustrer !

 

Il y a de nombreuses adaptations de ce texte, pourtant – cet article ne se veut probablement pas exhaustif, mais évoque à l’occasion quelques curiosités confidentielles. Toutefois, il se focalise essentiellement sur quatre adaptations, toutes traduites en français par ailleurs, et qui sont signées Horacio Lalia, Tanabe Gô, Hernán Rodriguez et Erik Kriek. La malédiction de mon inculture frappe encore, car je n’ai pour l’heure lu que deux de ces adaptations, celles de Lalia et de Kriek (j’avais causé de cette dernière ici) – aucune des deux ne m’ayant vraiment convaincu… Il est vrai que j’ai tendance, en matière de BD lovecraftienne, à juger tout bien fade en comparaison avec le travail extraordinaire de Breccia – mais ça, c’est pour l’article suivant.

 

Ici, quoi qu’il en soit, l’analyse serrée des diverses adaptations (avec des développements touchant aussi bien le nombre de pages, la place du texte, le choix ou non de la vue subjective, l’effet de la chute, etc.) démontre avec pertinence la multiplicité des approches possibles, si leur pertinence est mise dans la balance. Les choix de Lalia et de Kriek ne m’ont donc pas vraiment parlé, mais Rodriguez et surtout Tanabe ont l’air autrement plus audacieux et ambitieux – et en même temps plus pertinents (en notant, dans le cas de ce dernier, que la narration propre au manga y a sa part) ; ce que je note précieusement, il me faudra y jeter un coup d’œil...

 

Karen Vergnol-Rémont, « Lovecraft ou les couleurs du cauchemar : une étude d’Alberto Breccia »

 

L’ultime article de cette section consacrée à la bande dessinée rend hommage au Maître – oui, le Maître ! Qui n’est autre qu’Alberto Breccia. Karen Vergnol-Rémont, dans « Lovecraft ou les couleurs du cauchemar : une étude d’Alberto Breccia », dissèque la manière dont l’illustrateur argentin adapte « Celui qui hantait les ténèbres », à sa manière bien spécifique, faisant usage de nombre de techniques, de l’encre de Chine au collage (bien sûr, en fait de « couleurs du cauchemar », nous sommes ici dans un traitement remarquable du noir et blanc).

 

Le résultat, admirable, et dont quelques aperçus sont donnés ici (ce n’était pas le cas dans l’article précédent, ce que j’ai trouvé un peu regrettable), est aussi l’occasion de revenir à la décidément perfide question de l’adaptation, surtout quand elle se pique de fidélité – notion qui fait hausser les sourcils de tous les intervenants. Ici, toutefois, il est aussi instructif de relever quand Breccia est fidèle (notamment dans le traitement de l’obscurité, essentielle au récit – ainsi quand on aborde les errances de Blake dans l’église plongée dans les ténèbres), et quand il ne l’est pas (par exemple en faisant sauter le prologue annonçant d’emblée la mort de Blake). La référence au texte original est particulièrement instructive ici.

 

Bien sûr, il faut y ajouter, à mon sens l’atout majeur de Breccia en la matière, son jeu très subtil concernant la trouble notion d’indicible. Avec un art consommé, et immédiatement identifiable, passant par la multiplicité des techniques graphiques, l’Argentin me paraît parvenir merveilleusement bien à montrer en ne montrant pas, ou, plus encore, à ne pas montrer en montrant – enfin, je me comprends… Il fait ainsi appel à l’imagination du lecteur, supposé relier les points et dégager les ombres, mais à sa manière qui lui est propre et inaliénable – instaurant ainsi une véritable collaboration avec le lecteur qui, au fond, renvoie à semblable collaboration dans le cas de la description littéraire.

 

Attention : cet article est très enthousiaste, ainsi que je le suis moi-même – autant pour la pondération académique. Je relève cependant qu’il se montre parfois bien répétitif – et il y a quelque chose d’étrange dans le ton, globalement… Mais cela demeure un beau moyen de témoigner du talent fou de Breccia.

LOVECRAFT FIGURE TRANSMÉDIALE

 

Isabelle Périer, « Adaptation et transmédialité : Kadath, la Cité Inconnue »

 

Et nous en arrivons à la quatrième et dernière partie de Lovecraft au prisme de l’image, plus mystérieuse dans son intitulé : « Lovecraft figure transmédiale ». J’ai toutefois l’impression que cette dernière notion ne s’applique véritablement qu’aux deux premiers des quatre articles rassemblés dans cette ultime section.

 

Et tout d’abord à celui d’Isabelle Périer, intitulé « Adaptation et transmédialité : Kadath, la Cité Inconnue ». L’autrice, hélas, est décédée bien prématurément le 17 septembre dernier, ce qui confère un ton particulier à cette lecture – et dissuade sans doute de se montrer trop critique sur un point qu’en toutes autres circonstances j’aurais sans doute trouvé bien plus problématique, à savoir que l’autrice elle-même a travaillé sur un des deux ouvrages qu’elle étudie dans le présent article.

 

En effet, l’optique transmédiale, ici, porte sur deux ouvrages d'inspiration lovecraftienne, mais relativement « indirecte », et en même temps fortement liés entre eux, à savoir Kadath : le Guide de la Cité Inconnue, très bel ouvrage publié en son temps (à l’occasion en fait de la publication de la nouvelle traduction des Contrées du Rêve par David Camus, et c’est un aspect essentiel de la conception du présent beau volume) dans la collection « Ourobores » des éditions Mnémos (et associant Raphaël Granier de Cassagnac, David Camus, Mélanie Fazi et Laurent Poujois pour le texte, et Nicolas Fructus pour de splendides illustrations ; l'idée même de la récente « réédition », non illustrée et linéaire, me dépasse franchement), et Kadath, aventures dans la Cité Inconnue, jeu de rôle paru ultérieurement aux XII Singes, mais directement inspiré du précédent (et auquel, donc, Isabelle Périer avait participé).

 

C’est donc enfin – mais de manière d’autant plus douloureuse – l’occasion de traiter du jeu de rôle lovecraftien dans un contexte éditorial et académique globalement encore très frileux à l’égard de ce loisir, qui a pourtant eu, sans doute, une importance cruciale dans la contamination de la culture populaire globale par Lovecraft et son « mythe », et a constitué une porte d’entrée sans pareille pour bon nombre de lecteurs qui étaient d'abord des joueurs.

 

Le résultat est tout à fait intéressant. Au travers d’entretiens choisis, nous assistons en quelque sorte aux secrets de la conception du guide chez Mnémos – un ouvrage qui m’avait beaucoup plu en son temps, mais c’est ici l’occasion de peser à quel point tout cela était malin. Quant au jeu des XII Singes, dont je connaissais l’existence mais sans y avoir jamais jeté un œil, il semble lui aussi être bien plus inventif que ce que je supposais benoîtement (à ceci près que le poème cité est une fâcheuse antipub).

 

Un article très instructif, donc – au-delà de sa seule dimension rôlistique, certes plus qu’appréciable, il offre une belle occasion de réfléchir à la notion d’adaptation (et/ou citation, prolongation/réécriture, hommage, etc.) sous un angle différent, mais aussi de jouer des outils modernes du canular et de la création collective/partagée dans un univers étendu, avec quelque chose de jouissif en même temps qu’édifiant, et peu ou prou unique en son genre.

 

Rémi Cayatte, « Howard Phillips Lovecraft : acteur majeur de la culture populaire moderne »

 

L’article suivant, dû à Rémi Cayatte, s’intitule « Howard Phillips Lovecraft : acteur majeur de la culture populaire moderne ». Un titre très ambitieux – et, je le crains, cette ambition n'était guère approprié dans ce contexte de publication : si la nomenclature, déjà envisagée, des citations, réécritures/prolongations et hommages, me paraît pertinente, sur un format pareil elle implique de faire des choix guère satisfaisants : le sujet est trop vaste. Avis tout personnel, et qui se discute – mais, dans chaque catégorie (incluant les jeux de rôle, les jeux vidéo, les séries, etc.), on est tenté d’évoquer mille autre cas passés sous silence, et qui, parfois, auraient peut-être été davantage instructifs que ceux retenus. Le problème, certes, de toute sélection.

 

Mais l’article envisage ensuite une autre question, en cherchant à comprendre comment nous en sommes arrivés là. Quelques pistes sont bien évoquées, mais qui, éventuellement, encourent le même reproche que la précédente partie de l’article. Il y a des idées intéressantes, mais qui auraient appelé des développements bien plus conséquents – car c’est là une question d’une extrême complexité, et, notez bien, je n’ai quant à moi aucune idée solidement établie permettant d’éclairer ce phénomène en apparence très improbable (au-delà de cette idée d’un univers « open source »).

 

L’article, en soi, n’est pas mauvais, et il contient nombre de choses intéressantes et pertinentes, mais j’ai tout de même le sentiment qu’il est plus frustrant que convainquant, au regard de l’extrême complexité du questionnement, rendu plus difficile encore par l’abondance du matériau source (prohibant certes toute entreprise se voulant exhaustive, c'est aujourd'hui parfaitement impensable). Je suppose que l’on peut le voir comme la première étape d’une réflexion – auquel cas c’est un geste très louable et sans doute nécessaire.

 

Arnaud Moussart, « Night Gaunts de Brett Rutherford : entre illustration et (re)création »

 

Après quoi Arnaud Moussart, dans « Night Gaunts de Brett Rutherford : entre illustration et (re)création », traite, allons bon, de théâtre lovecraftien – le parent pauvre dans les arts inspirés par le gentleman de Providence.

 

L’article commence par s’interroger sur ce statut, en le rapportant à ce que nous savons (pas grand-chose, globalement) du rapport de Lovecraft lui-même au théâtre.

 

Après quoi, il s’agit de se pencher sur un rare cas d’adaptation théâtrale (et dans un contexte bien particulier, la pièce n’a semble-t-il été jouée que deux fois, et une seule dans son état final, qui plus est pas dans un théâtre à proprement parler ?), à savoir Night Gaunts de Brett Rutherford.

 

Ici, je m’avoue largué : ma méconnaissance presque totale du genre théâtral, et mes préjugés à la louche en la matière, ne m’ont certes pas facilité la lecture de cet article – et, à vrai dire, ce qui est rapporté du propos même et des procédés plus encore de la pièce Night Gaunts va bien trop dans le sens de mes bêtes préjugés pour m’autoriser à en discuter sereinement – d’autant que, forcément, je ne l’ai ni lue ni vue.

 

Cependant, la réflexion d’Arnaud Moussart paraît des plus pertinente, et fait preuve d’un esprit critique bienvenu.

 

Christopher L. Robinson, « Les Necronomicons de H.R. Giger »

 

Reste un dernier article, qui nous renvoie quand même pas mal à ceux portant sur la bande dessinée, même si l’approche est différente ; un dernier article, donc, abondamment illustré, dans lequel Christopher L. Robinson se penche sur « Les Necronomicons de H.R. Giger » – l’occasion, tiens donc, de revenir à Alien, après l’évocation de Dan O’Bannon par Christophe Chambost.

 

Mais nous sommes devant un cas-limite : il est difficile, ici, de parler d’adaptation, voire tout bonnement impossible – et, globalement, les univers de Lovecraft, le gentleman puritain obsédé par l’horreur cosmique, et de Giger, tout de biomécanoïdes qui sont autant d’assemblages pervers et morbides d’organes sexuels et d’armes à feu dans les ombres d'un futur glauque, n’ont tout de même pas grand-chose de commun. Qu’importe à ce stade si Giger lui-même sème dans ses œuvres des allusions limpides à Lovecraft et plus particulièrement à son Necronomicon ?

 

Eh bien, pas tout à fait. L’article est en effet parfaitement pertinent, car il pose ainsi une question très intéressante, relative au pouvoir des mots : chez Giger, ce n’est pas tant le fond lovecraftien qui constitue une inspiration, que l’emploi d’un lexique immédiatement signifiant, et suffisant de lui-même à créer un univers secondaire riche de connotations à servir parfois, à détourner d’autres fois.

 

En fait, l’idée de ces « mots de pouvoir » pourrait renvoyer à une lecture ésotérique, qui serait bien entendu erronée à s’en tenir au seul Lovecraft, mais peut davantage faire sens dans le contexte post-hippie qui voit naître l’œuvre de Giger, avec son lot de parodie voire d’imposture délibérée (et d’argumentaire commercial, dont, à terme sinon au départ, les références lovecraftiennes font également partie). La simple citation, on le voit, peut susciter des études très intéressantes – mais cette idée du pouvoir des mots, eu égard au lexique du « Mythe de Cthulhu », est encore une autre illustration, et des plus éloquente, de la contamination de la culture populaire moderne par un Lovecraft omniprésent.

 

COME AND SEE

 

Un bien bel ouvrage, donc, que ce Lovecraft au prisme de l’image – et qui a peut-être quelque chose de salutaire, car il est bien temps de revenir sur certains préconçus tenant à l’impossibilité supposée de figurer l’univers lovecraftien, dans le contexte d’une culture populaire qui ne cesse pourtant de le faire, si c’est avec plus ou moins de réussite ; par ailleurs, on appréciera l’ouverture de la problématique à des champs moins évidents que les inévitables cinéma et bande dessinée.

 

Une lecture de choix, donc, pour une problématique que l’on n’a certes pas fini de creuser.

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CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (07)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (07)

Septième séance du scénario pour L’Appel de Cthulhu intitulé « Au-delà des limites », issu du supplément Les Secrets de San Francisco.

 

Vous trouverez les éléments préparatoires (contexte et PJ) ici, et la première séance . La précédente séance se trouve quant à elle .

 

Tous les joueurs étaient présents, qui incarnaient donc Bobby Traven, le détective privé ; Eunice Bessler, l’actrice ; Gordon Gore, le dilettante ; Trevor Pierce, le journaliste d’investigation ; Veronica Sutton, la psychiatre ; et Zeng Ju, le domestique.

 

Une note concernant les règles : avant cette séance, je suivais les prescriptions du scénario (V6) et diminuais progressivement les scores liés à la perception des personnages affectés par la Noire Démence. Un système un peu lourd, pas très pratique à gérer sur le vif – a fortiori quand se pose la question de la perception différente de deux mondes… De simples malus fluctuants auraient pu y remédier, mais la V7 offre une solution beaucoup plus simple pour gérer tout cela, avec ses jets à -1 et -2 selon les circonstances ; ça me paraît convenir davantage, à tous points de vue, et c’est donc désormais cette méthode que j’emploie.

 

Toujours à propos de la Noire Démence : le joueur incarnant Bobby Traven ayant été absent à plusieurs reprises dans les dernières séances, il m’a paru plus simple et cohérent de considérer le détective privé comme ayant été contaminé lui aussi, ce qui permet d’expliquer autrement ses « absences » – de toute façon, aux dés, ça avait été très limite le concernant...

I : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 10 H – AMERICAN UNION BANK, 105 MONTGOMERY STREET, FINANCIAL DISTRICT, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (07)

[I-1 : Gordon Gore, Zeng Ju : Veronica Sutton, Trevor Pierce, Harold Colbert, Daniel Fairbanks, Timothy Whitman, Clarisse Whitman, Bridget Reece, Lucy Farnsworth] Gordon Gore et Zeng Ju avaient fait un bout de chemin avec Veronica Sutton et Trevor Pierce, lesquels se rendaient à l’Embarcadero pour y retrouver Harold Colbert et se rendre ensemble à la Collection Zebulon Pharr ; Gordon et son domestique, eux, devaient se rendre à l’American Union Bank, dans Financial District, pour remettre à Daniel Fairbanks, le secrétaire de Timothy Whitman, les documents compromettant concernant sa fille Clarisse ; après quoi le dilettante comptait faire de même concernant les autres victimes du chantage qu’ils avaient pu identifier – les parents de Bridget Reece et de Lucy Farnsworth. Gordon ne s’attarde pas auprès du secrétaire de Timothy Whitman : il fait ce qu’il a à faire, courtoisement, et quitte aussitôt les lieux.

 

[I-2 : Gordon Gore, Zeng Ju : Trevor Pierce] En effet, Gordon Gore a d’autres préoccupations en tête, bien plus pressantes – l’état de Zeng Ju, qui se dégrade à vue d’œil… À l’évidence, le domestique est de plus en plus affecté par la Noire Démence : l’aggravation de son état s’accélère – le trajet dans les rues de San Francisco suffit à en prendre conscience ; Zeng Ju vit presque totalement dans un autre monde, maintenant – ne percevant presque plus rien de celui-ci, ce qui rend son comportement très étrange. Communiquer est de plus en plus difficile, mais, à l’occasion, le dilettante parvient encore à capter l’attention de son domestique – l’enjoignant à lui parler, sans cesse, à lui dire ce qu’il voit. Zeng Ju ne prétend plus que tout va bien : il sait que ça ne rimerait plus à rien. Autour de lui, le monde se mue toujours un peu plus en une grisaille terne et floue, aux formes diluées dans une masse brumeuse de sphères en mouvement – une sensation très déconcertante, et tout aussi inquiétante… Tout semble se fondre dans ce décor morbidement indéterminé, y compris Gordon Gore lui-même : son interlocuteur n’est plus guère qu’une ombre indécise, dont les paroles sont atténuées, jusqu'à devenir presque inaudibles. Il n’y a qu’une seule exception : Zeng Ju confirme qu’il percevait Trevor Pierce tout à fait « normalement ». Mais, de manière générale, le si stoïque domestique ne cache pas être effrayé par ces phénomènes étranges, tout en assurant son employeur qu’il fera tout son possible pour l’aider, lui… Il ne veut pas être un poids pour le dilettante – qui l’assure qu’il ne le sera jamais. Le souci de Gordon n’est pas feint – mais il croit aussi que la perception altérée de Zeng Ju pourrait être mise à profit pour comprendre ce qu’il en est de cet « autre monde », et ainsi trouver comment ramener le domestique dans le « vrai monde » ; et il compte bien tout faire pour guérir son vieil ami.

 

[I-3 : Gordon Gore, Zeng Ju : Arnold Farnsworth, Lucy Farnsworth] Gordon Gore est donc très inquiet – et il expédie les visites aux Reece et aux Farnsworth, même s’il a confirmation, de la part d’Arnold Farnsworth, de ce que sa fille Lucy sera rapatriée dans la journée du Napa State Hospital. Bien loin de signifier la fin de l’enquête, ces remises en mains propres des documents compromettants s’apparentent pour le dilettante à de pénibles formalités au milieu de problèmes bien autrement pressants…

 

II : DU JEUDI 5 DANS L’APRÈS-MIDI AU VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929 DANS LA JOURNÉE – QUARTIERS DE MISSION DISTRICT ET DU TENDERLOIN, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (07)

[Je reprends ici les affaires avec Bobby Traven ; comme il a été absent à plusieurs reprises, et, en termes de jeu, que la Noire Démence l’a affecté très brutalement (avec un jet de SAN très sévère), son état se dégradant à très grande vitesse, j’ai considéré que le personnage était littéralement « dans le flou » quant à son emploi du temps la veille au moins (à vue de nez depuis son retour de Berkeley dans l’après-midi – son comportement à l’Université avait déjà déconcerté ses camarades Veronica Sutton et  même Trevor Pierce, pourtant lui aussi malade), ainsi que le jour même ; géographiquement, il en va plus ou moins de même, cependant le détective, qui connaît San Francisco comme sa poche, parvient encore suffisamment à se repérer pour se déplacer seul dans la ville – essentiellement ici dans les quartiers (populaires) de Mission District, où il réside, son appartement étant en même temps son agence, et du Tenderloin, où il a ses habitudes et où la présente enquête l’a conduit à plusieurs reprises. Au plan psychologique, par nature, Bobby est globalement dans le déni – mais pas au point de s’aveugler totalement, et il essaye, à sa manière plus ou moins avouée, de prendre les choses en main.]

 

[II-1 : Bobby Traven : « Fatty » George Hopkins] La bizarrerie de ce qui se produit autour de lui incite Bobby Traven, en réaction, à adopter un comportement « pratique »… et à se prémunir contre toute menace. Son arme ayant été confisquée par la police suite à l’altercation au Petit Prince, le détective fait jouer ses contacts dans le Tenderloin pour se procurer un nouvel automatique .45 ; trouver un revendeur ne lui pose pas de difficultés particulières, « Fatty » George Hopkins a ce qu’il lui faut, comme toujours, mais le détective n’est pas en état de négocier un bon prix – qu’importe : il a une arme.

 

[II-2 : Bobby Traven] Mais, surtout, Bobby Traven constate que le Tenderloin a l’air un peu plus « stable » à ses yeux que Mission District et tous les endroits qu’il a traversés, tant bien que mal, pour parvenir dans le quartier des « restaurants français ». Les soucis de perception demeurent, mais Bobby a l’impression de mieux percevoir… « certaines choses » – qui ressortent, du coup, sur le fond gris plus ou moins uniforme.

 

[Réussite extrême sur un jet d’Intelligence]

 

Et le détective comprend plus ou moins ce qui se produit : cette impression de relative « stabilité », ici, tient à ce qu’il se trouve dans ce quartier des « choses » (des bâtiments, des objets, des gens…) qui sont à la fois dans les deux mondes où il erre – car c'est bien ce qu'il fait, d'une certaine manière, même s'il ne saurait pas forcément trouver les mots pour le dire. Or, ceci, il ne l’a constaté nulle part ailleurs : c’est propre au Tenderloin. Son regard est ainsi attiré par quelque chose qu’il aurait trouvé très anecdotique en toutes autres circonstances : un vol de moineaux – les oiseaux se dessinent très clairement sur le fond grisâtre du ciel (lequel est à vrai dire à peine discernable du sol...). Mais, d’un seul coup, les moineaux « s’arrêtent »… et tombent brutalement par terre. Or la vision de Bobby fluctue : il voyait les oiseaux voler dans le vide, mais, au moment du choc, le détective a vu qu’il se trouvait en fait ici, dans le « vrai » San Francisco, un immeuble qui était invisible dans le monde « gris » ; les oiseaux se sont écrasés contre une façade qui se trouvait là mais qu’ils ne voyaient pas plus que lui, sinon par intermittences. Bobby cherche à repérer si d’autres que lui, sur place, ont vu ce phénomène, mais ça ne semble pas être le cas. Il approche de l’immeuble en question – qui « clignote », d’une certaine manière, entendre par-là qu’alternativement le détective le voit et ne le voit pas. Par contre, les cadavres des moineaux se détachent bien sur la masse grise informe qui constitue désormais l’essentiel du décor pour Bobby. Le détective, dès lors, remarque que d’autres éléments très discrets se détachent de la sorte – qu’il ne pouvait pas voir auparavant du fait de la distance : c’est le cas, par exemple, d’une petite flaque d’eau de pluie, mais aussi d’un morceau de tissu qui dépasse d’une poubelle – dont le contenu exact est indécis, il y a parfois bien plus, d’autres fois seulement cette pièce, probablement la manche d’une chemise déchirée. Ce n’est pas seulement visuel : Bobby peut toucher ces éléments qui ressortent ; il tente aussi de toucher la façade de l’immeuble intermittent, et la sent bien – mais à cet égard aussi la sensation est en fait variable, plus « molle », plus indécise : tantôt l’immeuble est bien là, tantôt c’est comme s’il n’y était plus totalement… Bobby s’approche alors de la poubelle, et s’empare (normalement) du morceau de tissu ; pour le reste, il sent qu’il y a, ou qu’il doit y avoir, autre chose, mais il ne peut pas saisir quoi que ce soit d’autre pour autant – ses diverses perceptions sont parfois contradictoires, elles ne « collent » pas.

 

[Nouvelle réussite extrême, cette fois sur un jet de Chance !]

 

Détaillant les environs, perplexe, le détective remarque qu’il y a plusieurs clochards par ici, et, chose singulière, ou plutôt un autre témoignage de ce que ses sens « fluctuent », ils sont le plus souvent très distincts, comme les autres éléments ressortant sur le décor uniforme de masses grisâtres et mobiles, mais ils sont parfois davantage « flous » – et c’est seulement dans ce dernier cas, paradoxalement, que le détective remarque qu’ils arborent tous les « taches d’ombre » associées à la Noire Démence ; ils perdent toute trace de cette infection quand ils redeviennent bien distincts – mais Bobby alterne toujours entre les deux visions, selon un rythme totalement aléatoire. Le détective est stupéfait par tout ce à quoi il assiste – mais il parvient pourtant à conserver un calme olympien. Il comprend qu’il y aura moyen de tirer parti de toutes ces expériences, à condition de bien en peser toutes les implications… Et, pour cela, il lui faut en parler à d’autres personnes, qui pourront peut-être envisager les choses d’une manière différente. Il est toujours dans le flou en ce qui concerne le temps qui s’est écoulé, mais il prend la direction du Manoir Gore, avec une certaine résolution…

 

III : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 11 H – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (07)

[III-1 : Eunice Bessler : Gordon Gore, Jonathan Colbert] Pendant ce temps, Eunice Bessler est restée au manoir de son amant Gordon Gore, sur Nob Hill, pour y veiller sur Jonathan Colbert – leur « invité ». Eunice l’a trouvé assez coopératif et ouvert, finalement – elle ne se méfie pas spécialement de lui, mais suppose qu’ils ne peuvent pas se permettre de lui faire confiance à 100 %.

 

[III-2 : Eunice Bessler : Jonathan Colbert ; Gordon Gore] Jonathan Colbert s’est attardé dans son lit, et ne se lève que vers 11 h. Très décontracté, il s’offre un petit déjeuner copieux, sous la surveillance « amicale » de Eunice Bessler. Il la regarde avec un grand sourire un peu carnassier :

« Va me falloir te peindre, la p’tite… »

C’était convenu – l’actrice y était d’abord très hostile, mais s’est laissé convaincre au fur et à mesure que l’attitude du peintre se faisait plus conciliante :

« Très bien, M. Colbert. Mais habillée ! »

OK… Jonathan Colbert sait que Gordon Gore peint à ses heures, et demande à Eunice de lui montrer son matériel. Entendu :

« Mais ne touchez à rien ! »

Le peintre fait la moue :

« Il va falloir que je touche, si je dois peindre… »

Eunice n’est visiblement pas très à l’aise dans son rôle de « gardienne ». Le matériel de Gordon Gore est jugé d’une qualité « douteuse » par le jeune peintre – plus exactement, ça coûte cher, mais ce n’est pas forcément ce qui se fait de mieux, et il ne s’attendait à vrai dire pas à autre chose.

 

[III-3 : Eunice Bessler : Jonathan Colbert : Gordon Gore] Jonathan Colbert rassemble ce dont il a besoin, et se tourne vers son hôtesse et modèle :

« Habillée, donc. C’est un peu dommage… L’histoire de l’art compte bon nombre de nus admirables, bien assez pour qu’on ne s’en offusque pas. T’es vraiment du genre à faire dans la moraline, la p’tite ? »

Sans hésitation et avec de la voix :

« OUI. Oui, M. Colbert. »

Le peintre semble réfléchir un moment, puis [maladresse sur un jet de Chance de Eunice Bessler] :

« Ça y est ! Ah mais oui ! Ah, d’accord… C’était toi, hein, dans ce navet, là… Two-Guns Billy and the Lonely Girl of the Plains, c’est ça ? »

Oui : Eunice Bessler a bien joué dans ce très, très mauvais western à l’eau de rose…

« Oui. Et votre opinion, vous pouvez vous la mettre où je pense ! J’ai beaucoup aimé tourner ce film ! Et ce fut une expérience très enrichissante, croyez-moi !

– Ouais, effectivement, j’espère que t’as palpé un peu, parce que c’était vraiment de la merde… En même temps, dans ce film, t’étais vraiment pas farouche, hein… La p’tite…

– Vous apprendrez, M. Colbert, qu’il y a des choses que l’on peut faire devant une caméra que l’on ne ferait pas devant des inconnus.

– Oh, j’en doute pas, la p’tite. Et ça marche aussi avec les appareils photos, d’ailleurs. »

Eunice coupe court aux grivoiseries narquoises :

« Dites-moi plutôt où vous voulez me peindre. Dans le salon ? »

Jonathan Colbert ne sait pas, il ne connaît pas assez la maison… Puis :

« Quel endroit ferait particulièrement enrager M. Gore ? »

Eunice, cette fois, joue le jeu, avec un sourire de connivence : Gordon accorde une grande valeur à sa cave à vin… L’idée plaît bien au peintre : il pourra jouer avec l'éclairage… « et déboucher une bouteille ou deux ». Ils s’y rendent – Colbert félicite Eunice pour cette bonne idée :

« Je ne pensais pas que quelqu'un qui joue dans d’aussi mauvais films pourrait faire preuve de sensibilité artistique. »

 

[III-4 : Eunice Bessler : Jonathan Colbert ; Veronica Sutton] Ils s’installent – et le peintre change de ton tandis qu’il prépare son matériel.

« Eh bien… Eunice… Je peux t’appeler Eunice, hein ?

– Non. Mlle Bessler.

– Bon, Mlle Bessler… Je voulais simplement discuter de choses un peu plus sérieuses… »

Le ton employé par Jonathan Colbert est en effet tout autre. Hier soir, ils avaient parlé de ce qui était arrivé à ces filles… Il était trop en colère pour rebondir là-dessus. Mais… De quoi parlaient-ils, au juste ? Il n’en a absolument aucune idée. Il a arrêté de fréquenter ces filles, et c’est tout, en ce qui le concerne. Les malheurs qui leur seraient arrivés, cette histoire de maladie, de taches noires… Il n’y comprend rien – lui-même n’est pas malade, en tout cas, mais… Eunice lui parle de l’état de ces filles – changées, après coup, comme « absentes » de ce monde… Le corps couvert de taches étranges… Elles étaient méconnaissables, et c’était très inquiétant. Mais l’étonnement, l’incompréhension même de Jonathan Colbert ne font pas de doute aux yeux de Eunice – il est parfaitement sincère, à tous points de vue. Mais elle lui demande alors : tout ça… le laisse froid ? Qu’elles soient dans cet état… catatonique ?

« Je n’ai rien vu de tout ça… Ça devrait me faire quelque chose ? Peut-être. Si je les voyais… Mais je ne vois pas le rapport avec moi, en fait. Je suis… J’ai beaucoup de défauts, Mlle Bessler, je ne te l’apprends pas. Je suis sans doute très égocentrique – je l’admets. J’en ai pris conscience, et appris à faire avec. Ça fausse peut-être mes perceptions. Mais, non, je ne vois pas le rapport avec moi – et visiblement, il devrait y avoir un rapport avec moi. »

Eunice est un peu agacée : ces filles, tout ça leur est arrivé juste après qu’elles l’ont fréquenté ! Bien sûr, qu’il y a un rapport avec lui ! Peut-être n’est-il effectivement pas conscient de sa responsabilité, mais… Le peintre, tout en travaillant (et donnant des indications à son modèle, en ne jouant plus vraiment la carte de la grivoiserie, même s’il a sans doute dans l’idée de faire adopter à l’actrice une posture « juste un peu coquine », et Eunice joue le jeu), poursuit :

« Justement. Votre copine, là… La vieille avec une canne…

Mme Sutton.

Ouais. Elle avait parlé des Indiens, ce genre de trucs. Ça m’a surpris – parce que je voyais encore moins le rapport. Qu’est-ce que mon goût… ma peur des Indiens vient faire dans tout ça ? »

À vrai dire, Eunice n’est pas la plus à même de l’éclairer à ce sujet. Peut-être que de la peindre aura un certain effet – elle est consentante, même s’il s’agit de faire le cobaye…

« La vie est courte. Il faut l’enrichir de toutes les expériences. »

Colbert est on ne peut plus d’accord. Mais il se concentre dès lors sur son travail – pour un résultat honnête sans être exceptionnel.

 

IV : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 14 H – COLLECTION ZEBULON PHARR, MOUNT TAMALPAIS AND MUIR WOODS

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (07)

[IV-1 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert ; Yog-Sothoth, Aleister Crowley] Veronica Sutton et Trevor Pierce sont à la Collection Zebulon Pharr, quelque part sur les flancs du mont Tamalpais. Ils parcourent le Necronomicon, avec l’assistance du Pr. Harold Colbert, qui se montre d’une extrême gravité ; cette lecture ne le laisse pas indifférent, même si, à l’observer, il ne fait aucun doute qu’il a beaucoup étudié le livre de l’Arabe dément Abdul al-Hazred. Mais Trevor revient sur le sort permettant l’invocation des « Fantômes-qui-marchent », que le professeur disait avoir appris dans le livre de Pedro Maldonado, Mythes des chamans du grizzli rumsens ; qu’est-ce que ça a donné ?

« M. Pierce, j’ai dit que j’avais appris ce sortilège, pas que je l’avais lancé ; mais, ayant recoupé les sources, je pense qu’il fonctionne – de même pour celui permettant d’invoquer l’Esprit de Pebble Hill… Mais celui-ci, je ne m’y risquerais jamais. »

Mais Trevor parlait d’un univers « différent », « parallèle » ? Concernant les « Fantômes-qui-marchent », oui, on peut sans doute présenter les choses ainsi – même si leur fonction est justement de vagabonder entre les mondes. Mais…

« Concernant Yog-Sothoth, si c’est bien de Yog-Sothoth qu’il s’agit… C’est plus compliqué que cela. Le "Tout en un et un en tout" n’est pas une entité résidant dans un autre espace, un autre temps : il est l’espace, et il est le temps. L’idée de l’invoquer… n’en est que plus problématique. Il est lui-même le monde, dans toutes ses potentialités. »

Trevor a du mal à croire que le Pr. Colbert n’ait de tout cela qu’une connaissance livresque – c’est pourtant le cas :

« Je suis un vieil universitaire, pas un de ces… "sorciers". J’ai pu en fréquenter – de plus ou moins avancés dans ces études occultes. Les théosophes sont le plus souvent risibles, la Golden Dawn à peu près autant pour l’essentiel… Il y a des individus plus étranges, comme ce M. Crowley et les plus… "compétents" de ses disciples… Je m’en méfie, à vrai dire. Parce que je sais que certains de ces pouvoirs, et notamment ceux que je vous ai rapportés, sont parfaitement authentiques. Mais, oui, ma culture est essentiellement livresque. Avec une exception : ce symbole des Anciens, que j’ai beaucoup étudié – mais justement parce qu’il n’a pas pour objet d’invoquer telle ou telle entité, avec en tête la folie de prétendre conclure un de ces pactes méphistophéliques auxquels on associe le plus souvent la magie ; bien au contraire, il a pour fonction de s’en prémunir, de s’en protéger. Ceci, je n’ai pas fait que l’étudier : je l’ai pratiqué. Mais, ainsi que je vous l’avais dit, du fait de l’essence même de Yog-Sothoth, "Clé et Porte", ce signe ne sera d’aucune utilité à son encontre : on ne l’empêche pas de passer, il est déjà partout – car il est, littéralement, le partout. C’est différend concernant les vagabonds dimensionnels : eux, on peut les empêcher de passer tel ou tel seuil, disons. »

 

[IV-2 ; Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert ; Jonathan Colbert] Veronica Sutton demande au Pr. Harold Colbert si son fils Jonathan avait connaissance de semblables textes et sortilèges, mais il ne le pense pas. Oh, certes, il a amplement eu l’occasion, depuis son enfance, de jeter un œil au contenu de sa bibliothèque… Mais le professeur ne pense pas qu’il s’y intéressait plus que ça.

« Je me trompe peut-être, puisqu'il a su "emprunter" le livre de Maldonado »

Mais rien au-delà. Cependant, c’est un problème dont il aimerait discuter avec les investigateurs : ils disent avoir retrouvé son fils, mais que l’accès à la Collection Zebulon Pharr demeurait nécessaire ; ils semblent bien établir un lien entre tout cela, impliquer son fils dans ces affaires occultes… C’est qu’ils ne lui ont pas tout dit – et il serait temps qu’ils le fassent. Veronica s’exécute : à l’origine, il s’agissait de simples soupçons, mais Jonathan Colbert semble bien se trouver au centre de toutes ces… « manifestations » étranges et maléfiques – la Noire Démence au premier chef. Et il y a ces tableaux très déconcertants… que le Pr. Colbert n’a jamais vus – rien depuis que Johnny a quitté l’appartement familial. Veronica, qui n’a pas vu ces tableaux, fait un signe de tête à Trevor Pierce : lui les a vus… et il a vu aussi le signe que lui a adressé Veronica – au stade où il en est de la Noire Démence, cela n’a plus rien d’évident !

 

[IV-3 : Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert ; Irena Kreniak, Gordon Gore] Quoi qu’il en soit, Trevor Pierce confirme les propos de Veronica Sutton, et rapporte aussi l’effet malsain du portrait du vieux chaman indien, confirmé par la galeriste qui l’a brièvement exposé, Mme Irena Kreniak. Le journaliste précise même qu’en raison de cet effet, Gordon Gore a renoncé à acquérir ce tableau !

« Quel effet ? » demande le Pr. Colbert : il lui faut en savoir davantage.

Trevor décrit le tableau avec précision : l’Indien revêtu d’une peau de grizzly, ces « sphères » en mouvement… Son propre discours fait s’interrompre le journaliste : il a acquis récemment une expérience bien particulière de ces formes étranges et mobiles… Harold Colbert perçoit bien ce trouble, mais le journaliste a encore suffisamment conscience de ce qui se passe autour de lui pour détourner tout soupçon – il renvoie simplement aux évocations figurant dans les différents textes qu’ils ont parcouru ici-même, et qui semblent correspondre. Quoi qu’il en soit, pareil tableau n’avait rien d’habituel – d’une certaine manière, c’est comme s’il venait d’un autre monde… Et, très soudainement, le journaliste s’agace – il est de plus en plus sensible à pareilles sautes d’humeur :

« Vous savez très bien à quoi je fais allusion, ne jouez pas au plus malin ! »

Colbert est très surpris par ce brusque changement de ton – Veronica le perçoit bien, non sans une certaine gêne… L’état de son camarade se dégrade à vue d’œil, pour qui sait voir ! La psychiatre cherche à calmer le journaliste, mais celui-ci, toujours assez brusque, lâche enfin :

« Il n’a qu’à venir le voir, ce tableau ! Il verra bien de quoi on parle ! »

Veronica suppose que ça pourrait être une bonne idée – et le Pr. Colbert aussi : il va les accompagner à la Russian Gallery.

 

[IV-4 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert ; Yog-Sothoth] Toutefois, avant de quitter la Collection Zebulon Pharr, il faut régler la question des sortilèges. Veronica Sutton s’avoue troublée par les révélations figurant dans ces divers livres… Mais elle croit le Pr. Colbert, quand il les assure de l'efficacité de ces rites. Ce savoir pourrait s’avérer utile – et elle a conscience des risques que cela implique. Toutefois, c’est bien l’invocation de l’Esprit de Pebble Hill qui l’intéresse – un rituel qui demande du temps, l’investissement de plusieurs personnes… Le professeur est surpris, et inquiété, par cette requête, après toutes ses mises en garde – Trevor Pierce aussi, à vrai dire… qui, lui, est bien plus intéressé par le sortilège permettant d’appeler et de contrôler les « Fantômes-qui-marchent ». Harold Colbert a cependant promis de les aider dans cette affaire, et entreprend d’enseigner à ses deux interlocuteurs les savoirs impies qui les intéressent…

 

[L’expérience s’avère très perturbante pour Veronica, qui cumule les pertes importantes de SAN depuis qu’elle est arrivée à la Collection Zebulon Pharr… Mais Trevor aussi est affecté – d’où ces sautes d’humeur ; toutefois, le concernant, la Noire Démence est bien autrement préoccupante à cet égard, et, pour l’heure, même ‘il est engagé sur une pente fatale, le journaliste bénéficie de son étonnante force de caractère, qui le protège encore… pour un temps.]

 

V : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 14H30 – RUES DU TENDERLOIN, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (07)

[V-1 : Gordon Gore, Zeng Ju : Jonathan Colbert, Andy McKenzie, Bobby Traven] Gordon Gore et Zeng Ju ont achevé leur tournée des victimes du chantage exercé par Jonathan Colbert et Andy McKenzie. Mais l’état du domestique se dégrade à vue d’œil, ce qui préoccupe énormément le dilettante – c’est bien sûr lui qui conduit, à ce stade… Il propose enfin à son employé, avant de rentrer au Manoir Gore, sur Nob Hill, de faire un détour par le Tenderloin, qui en est relativement proche. Zeng Ju accepte. Gordon roule lentement, jaugeant les réactions du domestique. Celui-ci, comme Bobby Traven avant lui, ressent bien qu’il y a ici un degré supplémentaire de « stabilité », mais c’est moins franc – c’est surtout que le domestique est moins serein que le détective : il a le sentiment d’être plongé dans un chaos permanent, qui rend l’expérience moins édifiante, outre qu'il appris certaines choses très inquiétantes à l'origine de sa condition... Rien de plus, dès lors – ses pensées sont trop confuses ; et expliquer à Gordon ce qu’il ressent est plus compliqué encore. Le dilettante, un peu déçu, admet que l’expérience n’est pas concluante – ce qu’il garde cependant pour lui… Ils retournent au Manoir Gore.

 

VI : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 15 H – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (07)

[VI-1 : Gordon Gore, Zeng Ju, Eunice Bessler : Jonathan Colbert] Gordon Gore et Zeng Ju ne tardent guère à arriver à destination. Le dilettante n’était vraiment pas ravi à l’idée de laisser sa maîtresse Eunice Bessler en compagnie de ce goujat de Jonathan Colbert… Mais celle-ci se porte très bien : quand le dilettante et le domestique se garent devant la demeure, elle est en train de critiquer le portrait que vient de réaliser le jeune peintre :

« C’est... intéressant, M. Colbert »

Elle ne pouvait probablement pas livrer opinion plus cruelle ; mais c’est qu’elle est bien entrée dans le jeu de Johnny, ce qui amuse ce dernier…

« Les vêtements, sans doute. Peindre les corps nus est beaucoup plus intéressant et gratifiant. Plus tard, peut-être ? »

On sonne à la porte – le peintre a encore le temps de chuchoter que « tout est négociable »… Eunice guide aussitôt son amant, sceptique, devant le tableau ; il fait la moue – le jeune homme a fait bien plus intéressant… Avec un grand sourire :

« Il n’a pas su rendre hommage à votre beauté, ma chère Eunice.

– Manque d’implication », explique Colbert.

 

[VI-2 : Bobby Traven, Gordon Gore, Zeng Ju : Trevor Pierce] Mais on sonne à nouveau à la porte : c’est Bobby Traven ! Et cela faisait quelque temps que les autres ne l’avaient pas vu… Il apparaît bientôt, à son comportement confus, qu’il est lui aussi affecté par la Noire Démence, et il ne le nie pas. Gordon Gore lui explique que c’est également le cas de Zeng Ju (ce dont le détective se doutait – par ailleurs, ils se voient très bien mutuellement, là où le domestique a de plus en plus de mal à distinguer quoi que ce soit de notre monde, Bobby étant encore à un stade un peu moins avancé), mais aussi de Trevor Pierce (absent ; et, le concernant, Bobby n’en avait pas la moindre idée). Le détective, de manière très professionnelle, fait le récit de tout ce qu’il a pu constater dans le Tenderloin, plus « stable » que tout autre endroit de la ville pour ce qu’il en sait, avec tout de même de sérieux bémols (l’histoire du vol de moineaux, tout particulièrement, en témoigne) ; il rapporte aussi ses perceptions présentes – notamment le fait qu’il distingue beaucoup mieux Zeng Ju que toutes les autres personnes dans l’assistance, lesquelles tendent de plus en plus à devenir de simples ombres très fugaces…

 

[VI-3 : Gordon Gore, Bobby Traven, Zeng Ju : Jonathan Colbert, Andy McKenzie, Veronica Sutton, Hadley Barrow, Charles Smith, Trevor Pierce, Harold Colbert] Bobby Traven constate, par ailleurs, que le morceau de tissu qu’il avait ramassé dans une poubelle du Tenderloin demeure parfaitement visible à ses yeux maintenant qu’il a quitté le quartier. Il le montre à ses interlocuteurs : Zeng Ju aussi le distingue parfaitement – les autres également, en fait, mais pour eux ce n’est que le très vulgaire et très sale reliquat d’une manche de chemise, tout à fait banal…Gordon Gore suppose que cette pièce de tissu, à l’instar du détective et du domestique, est à la fois dans les deux mondes. Peut-être est-ce le cas d’autres choses encore – par exemple dans les endroits que Jonathan Colbert et Andy McKenzie ont fréquentés ? Ou d’autres – comme Zeng Ju ? Ils auraient pu « contaminer » ces objets en les touchant ? Mais le dilettante a perdu le détective, ici :

« Un monde parallèle ? Qu’est-ce que c’est ? »

Bobby en avait pourtant l’intuition, ses faits et gestes l’ont montré, mais formaliser ainsi la question… Gordon rapporte leurs découvertes – et notamment celles de Veronica Sutton, à partir de ses entretiens d’ordre psychiatrique avec le Dr. Hadley Barrow, et ceux d’ordre anthropologique avec le Pr. Charles Smith.

 

[Bien sûr, cela restait très théorique ; les derniers développements, les plus concrets, sont encore inconnus de Gordon Gore, puisqu'ils proviennent du travail de Veronica Sutton, Trevor Pierce et Harold Colbert à la Collection Zebulon Pharr, dont ils ne sont pas encore revenus.]

 

Quoi qu’il en soit, certaines choses sont spécialement visibles pour les malades, qui n’ont rien de particulier pour les autres. Gordon Gore encourage ses amis à ouvrir les yeux, et, tant que c’est encore possible, à les informer de ce qu’ils perçoivent… Un petit tour de la propriété – les endroits fréquentés par les malades – ne révèle cependant aucun objet qui suscite ce genre de réactions.

 

[VI-4 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Bobby Traven, Zeng Ju : Jonathan Colbert ; Clarisse Whitman] Mais Jonathan Colbert, qui a assisté à ces échanges en se faisant tout petit (même s’il avait commencé par lancer quelques sarcasmes à l’encontre de Gordon Gore, il a vite changé de comportement en constatant le profond sérieux de l’assistance), est des plus perplexe : il ne comprend rien à ce dont les autres parlent, mais y perçoit sans doute quelque chose d’inquiétant… et son comportement laisse supposer (à Eunice Bessler tout particulièrement) qu’il entrevoit la possibilité qu’il ait une certaine responsabilité dans tout ça, même sans comprendre de quoi il s’agit au juste. Gordon aussi le perçoit, et invite le peintre à s’exprimer : Colbert ne comprend rien à cette histoire de fous… Mais… S’il y a un lien avec lui… Et avec ces filles… Le peintre patine, visiblement mal à l’aise. Gordon l’encourage à poursuivre : il voit bien ce qu’il en est – il ne s’agit pas de l’accuser de quoi que ce soit, mais de guérir des malades ! Jonathan Colbert acquiesce, l’air grave. Quand ils ont parlé de ces petits objets… Peut-être que Clarisse Whitman était bel et bien affectée, elle aussi ?

« Vous savez, quand elle m’accusait de voler… des trucs. Moi, j’étais persuadé que c’était elle qui les faisait disparaître, pour me faire une scène… Mais… Je me demande… Peut-être qu’elle était déjà… Et qu’elle faisait passer ces objets… "Ailleurs" ? Sans même s’en rendre compte ? »

Et il fixe alors Bobby Traven :

« Où est passé le morceau de tissu que vous aviez en main, Monsieur ? »

Tous se retournent d’un même mouvement vers le détective – lequel voit bien qu’il a toujours le morceau de tissu en main, et Zeng Ju le voit aussi… Mais aucun des autres. Le détective, étonné, lève la main pour montrer qu’il le tient toujours… mais les autres ne voient que sa main vide. Le silence s’éternise, puis le peintre reprend :

« Une fois, c’était une brosse à cheveux… Puis une boucle d’oreille… Même un verre d’eau… »

Tous les objets que le détective touche disparaissent-ils de la sorte ? Gordon se lève brusquement : une expérience ! Qu’il fume ce cigare ! Bobby accepte volontiers – et, comme de juste, rien de spécial ne se produit ; si ce n’est que le détective n’a jamais fumé un aussi bon cigare ! Gordon a l’air déçu – amer, même :

« Eh bien, profitez-en, puisque c’est ça ! »

Eunice avance que cela ne fonctionne peut-être que pour les objets ayant un caractère « personnel » ?

« Une brosse à cheveux, une boucle d’oreille… »

Mais cela ne tient pas : le morceau de tissu déniché par Bobby dans une poubelle n’avait assurément rien de personnel. Eunice ne désarme pas :

« Mais c’était une manche de chemise ! Quelque chose qui va près du corps ! Comme la brosse, comme la boucle ! »

Mais Jonathan Colbert a aussi parlé d’un simple verre d’eau, sans rien de particulier…

 

VII : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 16H30 – SAN FRANCISCO FERRY BUILDING, EMBARCADERO, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (07)

[VII-1 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert ; Randolph Coutts, Gordon Gore, Irena Kreniak, Jonathan Colbert] Veronica Sutton, Trevor Pierce et le Pr. Harold Colbert ne se sont pas davantage attardés à la Collection Zebulon Pharr : Randolph Coutts les a raccompagnés en voiture à la gare, après quoi ils ont gagné le ferry, traversé le Golden Gate, et, de l’Embarcadero, vont rejoindre le quartier bohème de North Beach, où se trouve la Russian Gallery – mais le journaliste, qui s’y était déjà rendu avec Gordon Gore, a fait remarquer lors de la traversée que, sans même parler de sa condition actuelle (les effets de sa désorientation sont de plus en plus visibles de ses camarades ; le bateau constitue une épreuve terrible, très déstabilisante !), leur employeur serait de toute façon un bien meilleur interlocuteur que quiconque d’entre eux, face à la galeriste Irena Kreniak : après tout, c’est lui qui a l’argent, et qui a acheté toutes ces toiles… Un peu hésitante d’abord (craignant que le Pr. Colbert en profite pour tirer les vers du nez au dilettante, concernant son fils Jonathan), la psychiatre s’est finalement rendue aux raisons du journaliste – et elle a téléphoné au Manoir Gore en arrivant à l’Embarcadero : elle a eu un peu de mal à s’expliquer, cherchant ses mots et semblant oublier ce qu’elle était au juste en train de faire, jusqu'aux raisons de son appel à vrai dire, mais, quoi qu’il en soit, Gordon Gore va les rejoindre à la galerie (il laisse les autres chez lui, avec Jonathan Colbert).

 

VIII : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 16H30 – RUSSIAN GALLERY, 408 FRANCISCO STREET, NORTH BEACH, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (07)

[VIII-1 : Gordon Gore : Irena Kreniak ; Jonathan Colbert] En fait, Gordon Gore arrive même un peu en avance, et, sans plus attendre, pénètre dans la galerie, où Irena Kreniak l’accueille à bras ouverts. Après avoir échangé quelques banalités, le dilettante demande à la propriétaire de la Russian Gallery si personne n’est venu, depuis la dernière fois, pour voir cet étrange tableau de Jonathan Colbert figurant un vieil Indien (les seize toiles de nu ont bien été livrées, merci)… Mais non : personne ne l’a vu – il est resté dans la réserve, à sa place, et elle n’en a parlé à personne. Son client aurait-il changé d’avis ? Souhaiterait-il l’acheter également ? C’est peut-être le cas, oui. La galeriste conduit le dilettante dans la réserve, devant le tableau…

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[VIII-2 : Gordon Gore : Irena Kreniak ; Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Gordon Gore se perd à nouveau dans la contemplation de cet étrange portrait… Il sent qu’il y a quelque chose d’anormal, à même de susciter le malaise. Mais – est-ce parce qu’il en a vu d’autres dans l’appartement de Jonathan Colbert et Andy McKenzie ? – il a toutefois le sentiment de mieux résister à cette étrange attirance… Ça ne le laisse pas indifférent pour autant. Toutefois, il peut ainsi examiner plus sereinement la toile, et sa très grande valeur, au-delà, ne fait aucun doute à ses yeux. Irena Kreniak en est elle aussi consciente, à l’évidence : M. Gore comprendra sans doute que ce tableau exceptionnel sera un peu plus coûteux que les autres… Ce n’est à l’évidence pas un problème pour le dilettante. La galeriste avance le prix de 100 $ (Gordon s’y connaît, et ça les vaut) – elle précise aussi que Jonathan Colbert, « quand il aura de nouveau donné signe de vie », ne manquera pas de louer le bon goût autant que la générosité de M. Gore… Avec sa désinvolture habituelle, le dilettante sort son portefeuille – qui contient cette somme invraisemblable, et même bien plus encore… À en juger par l’air ravi et stupéfait autant qu’intimidé, d’une certaine manière, de la galeriste, il apparaît clairement qu’elle ne conclut pas ce genre de transactions tous les jours ! Et Gordon, sur un air de confidence, ajoute qu’il se pourrait que Jonathan Colbert soit « retrouvé » sous peu… En tant que mécène, il entend œuvrer à la « réhabilitation » du jeune peintre – et souhaite y associer Irena Kreniak et la Russian Gallery. La galeriste est bouche bée – mais le carillon de l’entrée se fait entendre, elle prie Gordon Gore de bien vouloir l’excuser un bref instant, il lui faut accueillir ses clients… Et elle se rend de son pas un peu traînant dans la salle d’exposition principale.

 

[VIII-3 : Veronica Sutton, Trevor Pierce, Gordon Gore : Harold Colbert, Irena Kreniak ; Jonathan Colbert] Les nouveaux venus sont bien sûr Veronica Sutton, Trevor Pierce et Harold Colbert ; de lui-même, Gordon Gore les rejoint depuis la réserve, devançant même Irena Kreniak. Celle-ci reconnaît Trevor, qu’elle appelle par son nom – mais il ne l’entend pas… Au bout de quelques secondes un peu gênantes, cependant, il la voit qui lui tend la main, et réagit donc avec un temps de retard – d’une main molle… La galeriste ne s’y arrête pas, et suppose que Gordon Gore connaît également ces deux autres personnes ? C’est bien le cas, et il fait les présentations : Mme Veronica Sutton, et… M. Harold Colbert. Irena Kreniak est interrompue dans son élan, et le dilettante confirme, à son regard interloqué, qu’il s’agit bien du père de Jonathan Colbert… Très souriante, Mme Kreniak se dit enchantée, et félicite le professeur : son fils a un immense talent ! Le dilettante, qui ne tient pas à ce que ces échanges s’éternisent, mentionne aussitôt qu’il a fait l’acquisition d’un dernier tableau du jeune homme – qu’ils le suivent dans la réserve, pour y jeter un œil avant qu’il ne soit emballé ! Il se comporte un peu comme en pays conquis, mais la propriétaire ne va certainement pas lui faire le moindre reproche… Et tout le monde de se rendre dans la réserve – y compris le Pr. Colbert, qui a tout de même l’air un peu indécis, et Trevor, qui est visiblement dans le vague.

 

[VIII-4 : Gordon Gore, Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert] Or Gordon Gore fait bien attention à la réaction du Pr. Harold Colbert quand il voit le tableau – mais aussi à celle de Trevor Pierce. Lequel ressent à nouveau l’effet d’ « aspiration »… mais plus fort que jamais ! Car le tableau, avec ses sphères mouvantes, se fond parfaitement dans la masse grisâtre et fluctuante dans laquelle s’enfonce le journaliste de manière générale… Il a en fait la sensation que ce n’est pas tant lui-même qui est « attiré » à l’intérieur du tableau – mais le monde entier ! Le fait de distinguer parfaitement le vieil Indien n’est pas non plus pour le rassurer… Quant à Harold Colbert, même s’il garde pour l’essentiel sa contenance, Gordon constate qu’il se fige – mais son comportement ne traduit pas le même abandon inquiétant que Trevor, et il demeure semble-t-il parfaitement lucide.

 

[VIII-5 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Harold Colbert, Irena Kreniak ; Jonathan Colbert] Veronica Sutton, toutefois, n’avait elle non plus jamais vu semblable tableau auparavant… et son esprit déjà chamboulé par les expériences et les révélations à la Collection Zebulon Pharr semble presque sur le point de s’effondrer. La psychiatre, est-ce un réflexe défensif… ne sait subitement plus du tout où elle se trouve, ce qu’elle y fait et qui sont ces personnes autour d’elle – notamment cet homme assez âgé qui la regarde en haussant le sourcil… Or il semble comprendre ce qui l’affecte, et, en détachant bien les mots, d’une voix impérieuse :

« Mme SUTTON, je crois qu’il faudrait que nous discutions. »

Et visiblement pas devant Irena Kreniak... Gordon Gore comprend à son tour ce qui se produit et joue le jeu. Il va falloir emballer ce tableau, après quoi ils raccompagneront le professeur chez lui ? Tandis que Veronica se reprend peu à peu, Gordon, qui n’osait pas envisager cette hypothèse auparavant :

« À moins que vous ne préfériez nous suivre chez moi ? »

Où se trouve son fils Jonathan

 

[VIII-6 : Trevor Pierce, Gordon Gore, Veronica Sutton : Harold Colbert, Irena Kreniak ; Jonathan Colbert] Mais Trevor Pierce est dans de toutes autres dispositions :

« Vous n’avez pas vraiment vu le tableau, hein ? Vous tous ! Vous ne l’avez pas vu comme moi je l’ai vu ! Il faut voir le tableau ! Vraiment le voir ! Comme moi ! Il faut voir les sphères SORTIR ! »

Gordon Gore prend le journaliste par le bras :

« Nous en parlerons au manoir. »

Et il quitte la réserve, en entraînant également Veronica Sutton, presque aussi perdue que le journaliste mais par nature bien moins démonstrative, ainsi que Harold Colbert, qui a pris sa décision : il va les suivre au Manoir Gore. Irena Kreniak, un tantinet décontenancée, reste seule dans la réserve, à emballer le tableau de Jonathan Colbert… Le temps qu’elle achève sa tâche, ses clients se reprennent petit à petit. Mais Veronica, l’air affolé, ne cesse de demander l’heure au dilettante ; elle a oublié sa montre, et… Il fallait qu’elle fasse quelque chose… Mais quoi… Ah ! Oui : nourrir ses chats ! C’est bien l’heure – n’est-ce pas ? N’est-ce pas ? Quelle heure est-il ? Etc. Gordon fait de son mieux pour lui répondre et la calmer, la galeriste sort de la réserve avec le tableau emballé, et ils quittent enfin les lieux, sur d’ultimes politesses de la part du dilettante, à l’adresse d’une Irena Kreniak parfaitement stupéfaite par ces comportements très inattendus… Quant à Gordon, il ne manque pas de noter que Mme Sutton à son tour semble… perdue ?

 

IX : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 17H30 – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (07)

[IX-1 : Eunice Bessler, Zeng Ju, Bobby Traven : Jonathan Colbert] Eunice Bessler était restée au Manoir Gore, en compagnie de Zeng Ju, Bobby Traven et Jonathan Colbert. Elle les a tous surveillés attentivement – l’état du domestique était particulièrement préoccupant, il semblait ne plus avoir aucune prise sur la réalité (Bobby bien davantage). Colbert, par ailleurs, était visiblement affecté par leur discussion : il ne faisait plus montre de la même nonchalance narquoise… et fumait cigarette sur cigarette.

 

[IX-2 : Gordon Gore : Harold Colbert, Jonathan Colbert] Les autres reviennent de la Russian Gallery – mais Gordon Gore demande au Pr. Harold Colbert de bien vouloir patienter un peu devant la porte, avant de le suivre à l’intérieur du manoir. Le dilettante pénètre donc seul dans la résidence, et se rend aussitôt auprès de Jonathan Colbert, lui expliquant qu’ils ont « un invité » qui pourra les aider dans cette affaire – il ne dit pas explicitement qu’il s’agit du père du peintre, mais suppose que celui-ci le comprendra de lui-même et saura se préparer à ces retrouvailles… Visiblement, c’est bien le cas : les traits de Jonathan se font plus durs, colériques même, mais il ne dit rien – se contentant d’allumer une autre cigarette en baissant la tête. Gordon va chercher les autres, et d’abord le Pr. Colbert : il peut maintenant entrer.

 

[IX-3 : Gordon Gore : Harold Colbert, Jonathan Colbert] Harold Colbert, qui, lui, avait eu le temps de se préparer à ces retrouvailles, s’avance lentement dans le grand salon, où se trouve son fils Jonathan, affalé dans un canapé. Le jeune homme relève la tête. L’échange n’est pas des plus chaleureux :

« Johnny

— Papa… »

Puis le silence s’éternise. Harold est visiblement un peu ému, tout de même, et s’assied gauchement dans un fauteuil. Il n’ose pas prendre l’initiative de la conversation, et, plus généralement, il ne sait pas comment réagir – au point où il se tourne enfin vers Gordon Gore. Le dilettante explique au peintre qu’il a pris l’initiative d’inviter son père parce que, comme il a pu le constater, le temps presse – leurs amis malades sont dans un triste état, et il leur faut agir au plus vite. Pour cela, il faut comprendre ce qui s’est produit, et le Pr. Colbert leur sera d’une aide indispensable à cet effet.

[IX-4 : Gordon Gore, Zeng Ju, Eunice Bessler : Jonathan Colbert] Jonathan Colbert se lève, et approche de la toile empaquetée du vieux chaman indien – se doutant que c’est bien de cela qu’il s’agit. Gordon Gore le rejoint et défait l’emballage, puis pose le portrait sur une commode – Zeng Ju repère aussitôt ce nouvel élément du décor, mais presque… comme une bouée de sauvetage ? Il en est affecté, mais n’en a pas spécialement peur. Eunice Bessler, qui n’avait jamais vu le tableau elle non plus, perçoit son caractère hors-normes, mais guère plus. L’attitude de Jonathan est complexe : alors qu’il fixe le tableau, son langage corporel explique aussi bien l’attirance, le dégoût, la peur, la colère…

 

[IX-5 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Harold Colbert, Jonathan Colbert] Harold Colbert prend enfin la parole – c’est une des dernières œuvres de Johnny ?

« Oui. »

Suggérée par ses rêves, à en croire Mme Sutton ?

« Oui. »

Le professeur soupire :

« Ça s’était déjà produit – pas avec l’Indien. »

Il se tourne vers Veronica, et lui demande ce qu’elle en pense. Il regarde également Gordon Gore, mais le dilettante se sent trop dépassé pour répondre quoi que ce soit. La psychiatre fait le lien avec les chamans du grizzli rumsens – mais au-delà… C’est certain ; le professeur renvoie à la légende évoquée par Pedro Maldonado dans son livre – selon laquelle tous les chamans du grizzli n’avaient pas été exterminés, mais certains avaient pu partir « ailleurs » ; ils avaient disparu, non péri ; et ils attendaient…

« Il ne fait aucun doute que le vieil Indien représenté sur cette toile est l’un d’entre eux, et peut-être même…

— Le dernier », complète son fils.

Harold Colbert acquiesce – ajoutant après un bref silence :

« Jonathan, il faut que tu saches que… Ce n’est pas ta faute. Tu n’es pas coupable. »

Le peintre baisse la tête – en colère. Et son père reprend :

« Il reste que ce tableau est un… un passage. On se sent aspiré par le tableau – j’ai bien vu comment vous y avez réagi. Mais c’est un leurre : en fait, c’est exactement le contraire qui se produit – c’est avant tout ce que représente le tableau, cet autre monde, qui vient dans notre monde. C’est le principe de la magie sympathique, en l’espèce. »

Veronica le comprend – mais que vient faire Jonathan dans tout cela ?

« Eh bien, je suppose que le chaman a identifié Johnny comme étant un de ces rares individus pouvant lui être utiles, et, en le manipulant via ses rêves, il l’a amené à réaliser cette peinture – et d’autres. »

De temps en temps, le professeur se tourne vers son fils, quêtant son approbation – le peintre se contente de hocher la tête sans un mot.

« De la sorte, Johnny a offert au chaman… un ancrage. Lui permettant de passer dans notre monde. »

 

 

[IX-6 : Trevor Pierce : Harold Colbert, Jonathan Colbert] Le Pr. Harold Colbert s’interrompt quelque temps. Il lâche un soupir, puis reprend :

« C’est une chose – mais cela va bien au-delà, même si je ne peux pas prétendre comprendre les intentions de ce chaman. On peut le supposer débordant de haine et de rancœur, toutefois… Mais je crois que c’est ici que se noue le lien avec la Noire Démence. L’étude statistique dont avait parlé M. Pierce témoigne de la récurrence du phénomène, et je ne serais pas surpris si l’on trouvait, à chacun de ces pics de contamination, un artiste, « professionnel » ou simplement quelqu'un de doué avec ses mains, qui aurait représenté ce chaman ou un autre, de quelque manière que ce soit, pour en permettre l’accès dans notre réalité – la véritable motivation de ce vagabondage entre les dimensions étant la Noire Démence. Je suppose que, oui, cela relève au moins pour partie de la vengeance… Mais peut-être pas seulement. »

Trevor Pierce a saisi le discours du Pr. Colbert (ce qui n’avait rien d’évident dans son état), et lâche sur un ton passablement agressif que le vieux bonhomme est bien pour quelque chose dans tout ça, même s’il se dédouane. Le professeur répond sèchement que c’est possible, qu’ils en ont déjà parlé à la Collection Zebulon Pharr, et que ce n’est pas le moment. Puis il se retourne vers son fils :

« Mais Johnny n’est visiblement pas malade. Tu n’y es pour rien, tu ne pouvais pas le savoir… mais je crois que tu as fait office de "porteur sain". »

Ce que Trevor juge encore plus suspect, ainsi qu’il le marmonne…

[IX-7 : Eunice Bessler, Trevor Pierce Gordon Gore : Jonathan Colbert, Harold Colbert] Mais Eunice Bessler coupe Trevor Pierce : comment Jonathan Colbert a-t-il été contaminé ? Par ses rêves, répond Harold Colbert… La comédienne s’en doutait – mais c’est qu’elle entend aller plus loin : et si l’on brûlait ces tableaux, et que l’on empêchait Jonathan de peindre ? Ne pourrait-on pas enrayer ainsi l’épidémie ? Mais le professeur ne le pense pas : le passage a déjà eu lieu – le pic actuel de la Noire Démence, justement, en témoigne ! Et quant à ses victimes présentes… C’est trop tard : le professeur ne pense pas qu’on puisse les sauver (ce qui jette un froid dans l'assistance…). Leur seul espoir est d’enrayer l’épidémie pour qu’il n’y ait pas de nouveaux cas. Trevor, narquois, dit que Harold Colbert n’en sait absolument rien – on devrait quand même tenter de brûler le tableau ! Eunice, même si c’est elle qui avait fait cette suggestion, suppose que cela ne reviendrait qu’à brûler l’argent de Gordon Gore… « Et alors ! Il en a plein ! » hurle Trevor. Quant à Jonathan Colbert : « Brûlez-le si vous voulez. Celui-ci, les autres, tous… Ça ne servira à rien : je crois que mon père a raison – je le sens… »

 

[IX-8 : Veronica Sutton : Jonathan Colbert, Harold Colbert ; Andy McKenzie] Veronica Sutton interroge Jonathan Colbert à ce propos ; peut-être cela tient-il à ses souvenirs de ses rêves les plus récents ? Le peintre répond qu’il n’avait pas pour habitude, avant, de se souvenir de ses rêves… Mais il se reprend aussitôt :

« Si, il y a quelques années, pendant un moment… »

Mais, récemment, c’était autre chose : ce vieil Indien a hanté ses rêves toutes les nuits pendant un certain temps, tout récemment encore – d’où ces autres tableaux, dans l’appartement qu’il louait avec « ce crétin d’Andy McKenzie »… Mais, depuis deux, trois jours environ, plus rien. Il ne savait pas quoi en penser – mais suite aux explications de son père, il croit comprendre, maintenant, que cela signifiait simplement que le chaman du grizzli n’avait plus besoin de lui.

 

[IX-9 : Gordon Gore, Trevor Pierce : Jonathan Colbert, Harold Colbert] Mais Gordon Gore intervient : cela signifierait donc qu’il est passé ? Et qu’il est autonome ? Jonathan Colbert le croit – mais Harold Colbert l’interrompt :

« Dans une certaine mesure. Je ne peux jurer de rien, bien sûr… Il a visiblement eu besoin de cette magie sympathique pour venir ; il n’en a probablement pas besoin pour rester – un peu. Mais cet être s’est exilé depuis des siècles dans un tout autre monde, foncièrement différent… Je ne pense pas qu'il ait totalement coupé les ponts, par ailleurs ; il est peut-être lui aussi dans les deux mondes, à sa manière, sans doute bien plus assurée que celle de ses victimes. »

Trevor Pierce, toujours aussi narquois :

« Vous qui connaissez par cœur tout le Necronomicon, vous devez bien savoir quoi faire, hein ? »

Les attaques du journaliste agacent de plus en plus le Pr. Colbert :

« Je vous ai déjà dit de ne pas prendre ce sujet à la blague ! Ça ne me fait pas du tout rire…

— Mais tout de même, c’est vous l’universitaire…

Écoutez, enfin ! Le problème avec ce type d’ouvrages est qu’on ne les comprend jamais totalement – parce qu’ils ouvrent des perspectives sur des choses qui nous dépassent. J’ai bel et bien une certaine expérience de ces livres ; ça ne fait pas de moi un puits de science infini, parfaitement au fait des horreurs que ces entités ou leurs sbires peuvent entreprendre. »

 

[IX-10 : Eunice Bessler, Trevor Pierce, Zeng Ju, Bobby Traven : Harold Colbert] Mais alors, que faire ? À écouter le Pr. Colbert, Eunice Bessler a l’impression qu’ils sont totalement désarmés, qu’ils ne peuvent absolument rien tenter… Non : il est certes trop tard pour empêcher le passage, ou pour sauver les victimes déjà contaminées par la Noire DémenceTrevor Pierce explose :

« Alors c’est comme ça ! Zeng Ju, Bobby et moi, on n’a plus qu’à plier bagage, et tant pis ! »

Mais le domestique (est-ce parce qu’il a perçu dans « leur » monde l’agitation du journaliste ?) revient brièvement parmi ses interlocuteurs, demandant poliment mais fermement à Trevor de se calmer – une intervention qui stupéfie tout le monde, à ce stade. Le silence s’instaure…

 

[IX-11 : Veronica Sutton, Eunice Bessler : Harold Colbert, Jonathan Colbert] Puis le Pr. Colbert reprend : si l'on ne reviendra pas sur ce qui s'est déjà produit, donc, il doit pourtant demeurer possible d’empêcher la Noire Démence de faire davantage de dégâts, présentement et à l’avenir. Se tournant vers Veronica Sutton, il lui rappelle l’extrait de Mythes des chamans du grizzli rumsens, dans lequel Pedro Maldonado rapportait que, pour vaincre la malédiction qu’est la Noire Démence, il fallait pénétrer volontairement dans « ce royaume », et y trouver la piste menant à « la source », qui serait en même temps le chemin du retour. Dire ce que tout cela signifie au juste… Par ailleurs, qui pourrait exiger d’eux qu’ils se lancent dans pareille aventure, qui à tout prendre relève du suicide ? Eunice Bessler est stupéfaite par la gravité des propos du professeur ; se tournant vers Veronica :

« Il est sérieux, là ? »

Oui : il est parfaitement sérieux. Elle-même l’est tout autant.

« Vous aussi, Eunice, vous devriez l’être. »

La starlette baisse humblement la tête. La psychiatre se retourne vers Harold Colbert ; elle croit comprendre ce qu’il suggère… Mais d’abord, elle veut l’entendre confirmer que Jonathan Colbert ne constitue plus en tant que tel une menace – elle se méfie de ses sentiments paternels, si elle ne le dit pas… Mais il a l’air parfaitement sincère. Veronica se tourne vers le peintre, et, sur un ton sévère :

« Maintenant que vous êtes conscient de ce qui s’est produit et de votre rôle dans cette affaire, sans doute saurez-vous prendre vos responsabilités pour tenter d’y remédier ? »

Le peintre a quelque chose du gamin pris en faute et grondé par la maîtresse… Il a perdu toute son arrogance. Mais il acquiesce : il ne sait pas ce qu’il faut faire, mais il jure qu’il n’avait aucune intention de faire du mal à ces filles, ou quoi que ce soit d’autre…

 

[IX-12 : Gordon Gore, Veronica Sutton : Jonathan Colbert ; Clarisse Whitman] Par ailleurs, Jonathan Colbert le maintient : il n’a aucune idée d’où Clarisse Whitman peut bien se trouver… Gordon Gore suppose qu’il faut continuer l’enquête dans le Tenderloin, et il est approuvé par le Pr. Colbert : si ce quartier correspond bien à Pebble Hill… Cela semble recouper les découvertes de Mme Sutton au Napa State Hospital : les malades ne peuvent survivre que dans le Tenderloin. Si elle ne s'y trouve pas, ils ne la trouveront nulle part.

 

[IX-13 : Gordon Gore, Veronica Sutton, Eunice Bessler : Harold Colbert, Jonathan Colbert ; Clarisse Whitman] Mais Gordon Gore poursuit : il ne faudrait donc pas seulement enquêter dans les ruelles du Tenderloin ; ceci ne permettrait que de retrouver Clarisse Whitman... Mais, pour mettre fin à l’épidémie de Noire Démence, il faudrait donc aller dans cet autre monde ! Mais comment faire ? Le tableau, si c’est bien un passage ? Non : il a rempli son office, et, contrairement aux apparences, son objet était de permettre à quelque chose venant de l’autre côté de passer dans notre monde – pas l’inverse. Mais… il y a d’autres moyens – deux, et tout aussi fous, voire suicidaires, l'un que l'autre : être contaminé par la Noire Démence… ou faire appel aux « Fantômes-qui-marchent ». Veronica Sutton se demande toutefois s’il ne serait pas possible également de contrer le chaman, et peut-être la maladie, via les rêves... L’hypothèse est pertinente, mais le Pr. Colbert ne sait absolument pas ce que cela pourrait donner – et, là encore, le chaman est déjà passé par les rêves, il n’en a probablement plus besoin… Le témoignage de Jonathan semble montrer que c’est bien ce qui s’est produit. Eunice Bessler, elle, ne comprend absolument rien à ce dont ils parlent…

« Mais, dans les films, dans les moments les plus sombres, il y a toujours quelqu'un qui trouve une solution ! »

Silence…

 

[IX-14 : Gordon Gore, Trevor Pierce : Harold Colbert] Les perspectives sont pour le moins déprimantes. Mais Gordon Gore se pose en homme d’action : le temps presse ! Il leur faudra donc retourner dans le Tenderloin, puis trouver comment gagner « cet autre monde ». Le dilettante espère que le Pr. Colbert saura faire tout son possible pour les y aider – il est le plus compétent en ces matières. Harold Colbert le concède : il ne peut pas se désister, à ce stade.

« Y a intérêt ! » maugrée Trevor Pierce

Le dilettante pousse son avantage : le professeur viendra avec eux. Humblement, Colbert acquiesce.

 

[IX-15 : Trevor Pierce : Harold Colbert] Trevor Pierce s’en félicite, moqueur – mais que faire pour « les couteaux de métal pur » ? Tout le monde le regarde, l’air éberlué – mais il explique que ces artefacts étaient mentionnés par Pedro Maldonado dans Mythes des chamans du grizzli rumsens ; ayant étudié le sortilège d’invocation des « Fantômes-qui-marchent » avec le Pr. Colbert, il sait que ce sont des objets indispensables à l’exécution du rituel.

 

[Trevor a enchaîné les réussites exceptionnelles à des jets d’Intelligence et de Pouvoir : sa compréhension du rituel d’invocation est absolument remarquable pour un novice en la matière ; mais lui-même n’en est en rien surpris… Ce n’est pas seulement qu’il comprend ce qu’il faut faire, c’est aussi qu’il sait être en mesure de le faire, avec une force de conviction débordante !]

 

Le professeur confirme ses dires : de tels objets sont requis – pour quelle raison exactement ? Nous n’en savons rien, et c’est bien pourquoi nous parlons de magie, même si c’est probablement une solution de facilité… Les chamans du grizzli rumsens utilisaient des couteaux de cuivre, plus précisément. Le professeur devrait pouvoir en trouver, ou des équivalents tout aussi utiles, via ses contacts ou au pire la Collection Zebulon Pharr – qui contient de nombreux artefacts, pas seulement des livres.

 

[IX-16 : Veronica Sutton, Zeng Ju, Bobby Traven, Trevor Pierce, Gordon Gore, Eunice : Harold Colbert ; Clarisse Whitman] Il faut donc agir au plus tôt. Dès que possible, ils retourneront dans le Tenderloin, en quête de Clarisse Whitman. Après quoi, tout indique que Zeng Ju, Bobby Traven et, malgré qu’il en ait, Trevor Pierce, se retrouveront très vite dans la situation des clochards du quartier, totalement perdus entre deux mondes… Il faudra donc, pour les autres, trouver comment passer dans l’autre monde, sans doute en recourant aux « Fantômes-qui-marchent », et avec l’assistance du Pr. Harold Colbert, lequel va rassembler d’ici-là les artefacts et connaissances utiles pour la réalisation du rituel. Le ton très définitif de Gordon Gore ne change pas forcément grand-chose au sentiment général : tout cela est très mal engagé… Et Veronica Sutton, une fois cette décision prise, retourne à son cabinet à la lisière de Fisherman’s Wharf – elle nourrit ses chats… pour la dernière fois ? Elle rédige un testament ainsi qu’une lettre à destination de la concierge, afin qu’elle s’occupe de ses félins adorés au cas où il lui arriverait malheur… À vrai dire, Gordon, retiré dans son bureau, fait exactement la même chose. Eunice Bessler seule semble conserver le sourire – en façade du moins…

 

À suivre…

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CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

Sixième séance du scénario pour L’Appel de Cthulhu intitulé « Au-delà des limites », issu du supplément Les Secrets de San Francisco.

 

Vous trouverez les éléments préparatoires (contexte et PJ) ici, et la première séance . La précédente séance se trouve quant à elle .

 

Le joueur incarnant Bobby Traven, le détective privé, était absent. Étaient donc présents Eunice Bessler, l’actrice ; Gordon Gore, le dilettante ; Trevor Pierce, le journaliste d’investigation ; Veronica Sutton, la psychiatre ; et Zeng Ju, le domestique.

I : JEUDI 5 SEPTEMBRE 1929, 19H – APPARTEMENT 302, 250 GEARY STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

[I-1 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju : Veronica Sutton ; « Robert Larks », « Jason Middleton », Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Gordon Gore, Eunice Bessler et Zeng Ju se trouvent dans le Tenderloin, où ils ont remonté la piste de « Robert Larks » et « Jason Middleton », soit très probablement Jonathan Colbert et Andy McKenzie. Ils ont maintenant une troisième adresse où se rendre, au 250 Geary Street, toujours dans le quartier, et espèrent cette fois qu’ils occupent toujours les lieux. Gordon appelle Veronica Sutton pour lui donner l’adresse, et lui dire d’intervenir si trop de temps s’écoule sans qu’elle ait de leurs nouvelles, puis les trois associés se rendent sur place, à pied, tandis qu’autour d’eux le quartier commence à s’animer, avec l’ouverture des « restaurants français » pour la soirée.

 

[I-2 : Gordon Gore, Zeng Ju, Eunice Bessler] L’immeuble de Geary Street offre le même spectacle aux investigateurs que les deux précédents : c’est assez miteux en façade, probablement bien plus encore à l’intérieur. Gordon Gore remarque que nombre de fenêtres ont les volets fermés, qui ne doivent pas être ouverts très souvent – c’est un quartier où l’on vit la nuit… Le dilettante s’avance vers l’entrée, mais Zeng Ju le retient : se rendre de suite tous les trois au troisième étage pourrait faire paniquer leurs cibles, mieux vaudrait envoyer d’abord un « éclaireur »… Le domestique va s’en charger, les autres le suivront à quelque distance, mais patienteront dans la cage d’escalier le temps qu’il jauge la situation. Gordon a confiance en lui – même s’il a remarqué qu’il avait ces derniers temps quelques absences, à l’occasion… Eunice Bessler l’a remarqué de même, et elle est plus sceptique, si elle n’en fait pas état devant le Chinois.

 

[I-3 : Zeng Ju, Gordon Gore, Eunice Bessler] Zeng Ju s’avance dans le couloir du troisième (et avant-dernier) étage : c’est très sale, glauque même, sombre enfin car il n’y a aucune fenêtre et l’éclairage électrique est défaillant ; il y a un semblant de décoration à base de plantes en pot anémiées, mais qui en rajoutent en fait dans la misère. L’appartement 302 est situé à droite par rapport à l’escalier, le 301 se trouve de l’autre côté. Le domestique s’avance discrètement devant la porte de l’appartement 302 – fermée, visiblement pas bien solide. Il tend l’oreille, mais n’entend strictement rien… Zeng Ju retourne à la cage d’escalier pour faire son rapport à Gordon Gore et Eunice Bessler – rien, si ce n’est ces « bruits étranges »… mais ils ne venaient sans doute pas de l’appartement ? Il ne sait même pas s’il les a entendus… Gordon fronce les sourcils : « Vous avez un problème, mon bon Zeng ? Qu’est-ce qui vous arrive ? » Le domestique lui dit de ne pas s’inquiéter, mais avance qu’il vaudrait mieux que le dilettante fasse à son tour un repérage tandis que lui-même reste avec Mlle Bessler. Par contre, il affirme que la porte ne résistera pas à un bon coup d’épaule.

 

[I-4 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju] Gordon Gore s’avance, Eunice Bessler guère loin derrière, tandis que Zeng Ju ferme la marche. Le dilettante et sa maîtresse n’ont aucunement besoin de coller leur oreille à la porte pour entendre les échos d’une conversation animée à l’intérieur de l’appartement 302 – que le domestique ne perçoit toujours pas, cependant. Impossible de vraiment distinguer les propos, mais il y a deux hommes à l’intérieur, et le ton est à la dispute. Eunice Bessler se tourne vers ses compagnons : ils sont sûrs de vouloir y aller « façon cowboys » ? Gordon en est persuadé : il faut jouer de la surprise – et y aller arme en main pour dissuader ces dangereux énergumènes de faire quelque bêtise que ce soit. Sauf que le palier n’était probablement pas le lieu pour en débattre… Zeng Ju fait signe à Gordon de baisser d’un ton, mais les bruits de conversation en provenance de l’appartement s’interrompent, silence absolu... Gordon s’écarte, supposant qu’un personnage va sortir et qu’il faudra le maîtriser – Zeng fait de même de l’autre côté de la porte. Quelques minutes s’écoulent, puis la discussion reprend, sur un ton plus posé.

 

[I-5 : Gordon Gore, Zeng Ju] Gordon Gore fait signe à Zeng Ju – il va essayer d’ouvrir la porte, mais, si ça ne fonctionne pas, le domestique devra aussitôt agir. La porte est verrouillée – les deux hommes se jettent contre elle et l’enfoncent sans difficulté. Elle donne sur un couloir, au bout duquel se trouve une pièce, celle d’où venaient les bruits de conversation, qui ont aussitôt cessé. Gordon tente le bluff : « On ne bouge plus ! Jetez vos armes ! Police de San Francisco ! » Il sait ne pas être très crédible… Tous trois s’avancent dans le couloir, le dilettante jetant rapidement un œil sur la pièce à sa droite – une chambre dans un état de saleté impressionnant.

 

[I-6 : Zeng Ju, Gordon Gore, Eunice Bessler : Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Mais dans le salon, plus qu’en désordre, les attend un Jonathan Colbert parfaitement éberlué. Zeng Ju le menace aussitôt : « Mains en l’air ! » Andy McKenzie est également présent – à la différence de son associé, lui dégaine aussitôt un couteau à cran d’arrêt : Gordon Gore le braque à son tour en lui disant de jeter son arme. Ça ne semble pas impressionner l’escroc, qui s’avance couteau en main : « Qu’est-ce que vous foutez ? C’est chez nous, dégagez, bordel ! Cassez-vous ! »  Pour lui, les menaces des investigateurs sont clairement du flan… [double échec critique, de Gordon et de Eunice Bessler !] D'un ton moqueur : « Vous croyez que z’allez m’faire peur avec vos joujoux en plastique ? »

 

[I-7 : Gordon Gore, Zeng Ju : Andy McKenzie, Jonathan Colbert] Gordon essaye de tirer dans le genou d'Andy McKenzie – mais rate, et la balle s’égare dans le plancher. L'escroc est très surpris (Jonathan Colbert de même), mais il réagit aussitôt, et se jette avec son couteau sur l’intrus le plus proche, qui se trouve être Zeng Ju ; le domestique cherche à faire feu également, mais ne se montre pas plus habile… Par chance, McKenzie [échec critique !] se prend les pieds dans le tapis tandis qu’il cherche à planter sa lame dans le corps du Chinois, et il échappe son arme ! Gordon crie à son domestique de maîtriser l’escroc désarmé (sans succès…) tandis que lui-même s’occupe de Colbert.

 

[I-8 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju : Jonathan Colbert ; Clarisse Whitman] Mais Jonathan Colbert ne cherche pas le moins du monde à se battre : les bras ballants, paumes ouvertes, il n’en revient pas de ce qui se produit sous ses yeux : « Mais qu’est-ce que… Qu’est-ce que vous foutez, bon sang ? » Gordon Gore lui répond de calmer « son copain », et tout se passera bien – Eunice Bessler ajoutant même qu’ils ne lui veulent pas de mal. « Et vous nous tirez dessus ?! » Colbert se laisse tomber dans un fauteuil : « Bon, et maintenant, on fait quoi, on attend les flics ensemble ? Qu’est-ce que vous voulez, bon sang ? » Gordon lui demande où se trouve Clarisse Whitman. « Qu’est-ce que j’en sais ? Rien à foutre. » Colbert se relève, il semble vouloir gagner la sortie en jouant des épaules : « On peut pas rester ici, merde ! » Les investigateurs ont du coup un peu oublié McKenzie, qui essaye discrètement de ramasser son couteau – Gordon le braque à nouveau : « Une dernière fois : ne bougez plus ! » Mais il continue de s’adresser à Colbert : plusieurs riches jeunes filles ont disparu, ils savent que le peintre était lié à chacune d’elles, qu’il a fait chanter leurs parents, et que Clarisse demeure introuvable. Attendre la police ? Pourquoi pas ! C’est Colbert qui a quelque chose à craindre d’elle, pas eux ! [En fait, il y a une bonne part de baratin ici, les investigateurs ayant tout récemment eu affaire à la police du Tenderloin, qui leur avait confisqué leurs armes – si les policiers mettent la main sur eux, dans ce même quartier, avec sur eux ces nouvelles armes dont ils viennent de faire usage, le crédit de Gordon ne suffira pas forcément à les tirer du pétrin…] Le peintre est cette fois un peu intimidé. McKenzie, de son côté, jette un œil par la fenêtre donnant sur Geary StreetZeng Ju, agacé, le maîtrise.

 

[I-9 : Gordon Gore, Eunice Bessler : Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Il faut faire vite. Gordon Gore continue de braquer alternativement Jonathan Colbert et Andy McKenzie, mais dit à Eunice Bessler de fouiller l’appartement pour mettre la main sur les photos compromettantes. Il dit en même temps au peintre que, s’il coopère avec eux pour les photos, ils peuvent partir très vite, se rendre chez lui, et discuter de tout ça loin de la menace de la police. Mais l’artiste n’est pas convaincu… Eunice fouine : tandis que les quatre hommes restent dans le salon, très sale, avec des déchets et des bouteilles vides un peu partout, elle se rend dans une chambre qui parvient à être encore pire, et par ailleurs dénuée de la moindre décoration ou du moindre mobilier en dehors d’une commode, avec rien d’intéressant à l’intérieur.

 

[I-10 : Gordon Gore : Jonathan Colbert ; Clarisse Whitman] Pendant ce temps, dans le salon, Gordon Gore tente une autre approche – celle de l’amateur d’art… Jonathan Colbert n’en revient pas : « C’est votre manière de demander des autographes ?! » Mais le dilettante ne se démonte pas : il a acheté l’intégralité des œuvres exposées à la Russian Gallery, après tout. Mais, oui : le temps presse ; en d’autres circonstances, il aurait été ravi de s’entretenir de peinture, mais le fait est que la disparition de Clarisse Whitman passe en priorité. Après, cependant… Il réitère donc son offre : que Colbert lâche les photos et le suive à Nob Hill, tout le monde y gagnera. L’artiste, qui panique à l’idée de l’arrivée de la police, accepte enfin de jouer le jeu.

 

[I-11 : Eunice Bessler, Gordon Gore : Jonathan Colbert] Jonathan Colbert se rend dans la chambre où ne se trouve pas Eunice Bessler, et Gordon Gore le suit : la chambre est sale, mais beaucoup moins que le reste de l’appartement ; c’est visiblement la chambre de Colbert, car s’y trouve une dizaine de tableaux – la plupart représentant un vieil Indien, comme celui de la Russian Gallery.

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

Un autre tableau a l’air différent, mais le dilettante prend soin de ne pas le regarder de trop près… Le peintre rassemble des documents sur un bureau : des lettres, des enveloppes, un bloc-notes, des photos, des négatifs… Il met tout cela dans une grande sacoche. Puis, sur le point de quitter la pièce, il se fige et regarde en arrière – ses tableaux : « Je ne peux pas les laisser ici… » Gordon l’assure qu’ils viendront les chercher plus tard.

 

[I-12 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju : Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Gordon Gore et Jonathan Colbert retournent dans le salon : il faut partir ! Zeng Ju, même embarrassé par Andy McKenzie, aimerait fouiller davantage… mais la sirène de la police se fait entendre ! Gordon décide d’y aller au bluff – il quitte l’appartement accompagné du peintre, qui le laisse prendre la sacoche. Eunice Bessler les suit. Zeng Ju dit à McKenzie de les suivre aussi – mieux vaut ne pas avoir affaire à la police, dans son cas ! Mais l’escroc est du genre à se débattre et à faire le mariole par principe… Le domestique le repousse d’un violent coup de pied et ne s’en embarrasse pas davantage, il rejoint les autres au deuxième étage… et, finalement, l’escroc les suit maintenant de son plein gré ! Gordon, Eunice et Zeng Ju se débarrassent de leurs armes en les cachant dans des plantes en pot miteuses du couloir (le domestique remarque que McKenzie a aussitôt tendu la main pour s’emparer d’un des flingues, mais s’est vite interrompu dans son geste, en le regardant…), et font mine de descendre, espérant encore pouvoir sortir de l’immeuble sans plus de difficultés…

 

[I-13 : Gordon Gore, Eunice Bessler : Andy McKenzie, Jonathan Colbert] Mais le bruit ne laisse aucun doute : les policiers sont au rez-de-chaussée. Le petit groupe s’arrête, et Gordon Gore demande à Andy McKenzie s’il ne connaît personne dans l’immeuble, à même de les dissimuler pour un temps, mais ça n’est pas le cas. Le dilettante soupire : « Changement de plan. Il va falloir tenter le bluff. On remonte à l’appartement. » Ce qui lui vaut aussitôt un sarcasme de la part de Jonathan Colbert – les gens de la Haute s’y connaissent, en bluff… Mais va falloir se décider ! « Les fascistes arrivent ! » Colbert et McKenzie, le premier furieux, le second perplexe, obtempèrent néanmoins. Tous retournent à l’appartement, et s’installent comme ils peuvent, qui sur une chaise fragile, qui sur un fauteuil défoncé avec des ressorts qui sortent aux endroits les plus inconfortables… Eunice Bessler jette à nouveau un œil au salon – et remarque que, dans ce désordre effarant, les éléments compromettants ne manquent pas, dont des bouteilles d’alcool, vides pour la plupart, ainsi que des pipes et des sachets d’opium entamés ; McKenzie s’en rend compte exactement au même moment, et, livide, se précipite dans sa chambre : « Oh putain, l’opium, putain, merde… » À en juger par les sons qui en émanent, l’escroc ne se montre pas des plus doué pour dissimuler tout cela… Eunice remarque aussi une chose : la cheminée a tout récemment servi – on est pourtant encore en été.

 

[I-14 : Gordon Gore, Eunice Bessler : Jonathan Colbert] Gordon Gore explique à Jonathan Colbert comment il pense procéder – un demi-mensonge seulement, car il s’agirait de parler d’une visite d’un amateur d’art fortuné à un jeune peintre talentueux, et c’est effectivement une chose dont il compte s’entretenir avec lui. Colbert, méprisant, lui fait la remarque que ça n’explique pas vraiment les coups de feu qui ont attiré les flics… « Ils venaient d’ailleurs, on ne sait pas où ; et on remerciera les policiers pour leur diligence, c’était tout de même fort inquiétant. » Colbert n’y croit pas deux secondes : d’autres personnes habitent dans cet immeuble, qui diront que les coups de feu venaient bien d’ici (Eunice Bessler se demande au passage s’il ne faudrait pas trouver et dissimuler les impacts de balles, mais, dans cette saleté…). Et le peintre n’a aucune envie de se rendre au poste ! « Leur parole contre la nôtre », répond Gordon sur un ton très calme. « Ouais… Les industriels et les fascistes qui négocient… »

 

[I-15 : Zeng Ju, Eunice Bessler : Jonathan Colbert] Le temps manque, les policiers arrivent sur le palier. Rapidement, Zeng Ju avance qu’ils pourraient justifier les coups de feu par l’apparition d’un rat dans l’appartement : « Mlle Bessler aurait paniqué, et… » Jonathan Colbert explose de rire : « Y a un cadavre de rat juste derrière ce fauteuil ! On venait de le trouver quand vous êtes arrivés… Vous avez du cul, en fait ! » C’était même une des raisons de la dispute entre les deux colocataires [le scénario précise bel et bien qu'il y a un cadavre de rat derrière le fauteuil...]. Problème : ils n’ont plus leurs armes… Elle s’en est débarrassée par la fenêtre après coup ? « Bon sang, c’est ridicule… Ils ne goberont jamais un truc pareil… Ils ne sont quand même pas idiots à ce point… »

 

[I-16 : Eunice Bessler, Zeng Ju, Gordon Gore] Les policiers frappent à la porte de l’appartement, même dégondée : « Police ! Ouvrez ! » Eunice Bessler joue la panique : « Ne tirez pas, Messieurs, je vous en prie ! Je viens vous ouvrir ! » Deux agents se trouvent devant la porte, dont l’un braque par réflexe la comédienne… mais se sent vite idiot et baisse son arme : « Qu’est-ce qui s’est passé, ici ? On nous a signalé des coups de feu en provenance de cet étage… » Eunice, toujours les mains en l’air : « C’est un terrible malentendu, vous n’allez pas en croire vos oreilles… » Mais Zeng Ju prend son relais, volubile, jouant la comédie en s’adressant à Gordon Gore : « Vous voyez bien, Monsieur, je vous avais dit qu’il ne fallait pas confier une arme à Mademoiselle ! » Les policiers éberlués n’ont pas le temps d’intervenir que Eunice, dans son rôle, glisse : « Il y avait un rat, voyez-vous… » Mais un agent l’interrompt : combien de personnes y a-t-il dans cet appartement ? « Montrez-vous, tous ! Dans le couloir ! » Gordon obéit, faisant celui qui trouve la réaction de la police disproportionnée : « Ce n’était qu’un rat, après tout… Si on avait su… » Les policiers n’en reviennent pas : « Vous prétendez avoir tiré… sur un rat ?! » La prestation de Eunice les avait déjà désarmés – aussi improbable soit cet alibi, ils semblent presque disposés à croire que la comédienne aurait pu faire quelque chose d’aussi stupide ! Gordon indique d’ailleurs le cadavre du rat aux policiers : « Vous voyez bien… » Mais Zeng Ju ajoute de lui-même que, Mlle Bessler ayant raté sa cible, il a dû achever la sale bête d’un coup de savate…

 

[I-17 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju : Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Mais que faisaient-ils ici, de toute façon ? Gordon Gore joue sa carte : indiquant Jonathan Colbert, il explique que c’est un jeune peintre talentueux (« Voyez les tableaux dans cette chambre… »), et qu’il lui a rendu visite avec ses amis afin de lui offrir de devenir son mécène. « Voyez-vous, j’avais beaucoup aimé l’exposition de ce jeune homme à la Russian Gallery ; c’est que je suis un amateur d’art… Je m’appelle Gordon Gore, peut-être avez-vous entendu parler de moi ? » Pas du tout… ou presque : le nom a fait tiquer un des deux agents, qui digère visiblement l’information, mais s’en tient là pour l’heure. Les policiers exigent qu’ils sortent tous sur le palier – au passage, Jonathan Colbert explique qu'il y a quelqu'un d'autre dans l'appartement, son colocataire, qui reste planqué dans sa chambre : « Un problème avec les uniformes... » Un des deux policiers s’y rend aussitôt : « Pas un geste ! » Les investigateurs entendent un bruit de fenêtre que l'on ouvre avec peine, bientôt suivi par la voix d’Andy McKenzie : « OK, OK, on se fâche pas… » Le policier ramène l’escroc sur le palier avec les autres. Puis il retourne dans l’appartement, y jeter un œil : « Bon sang, qu’est-ce que ça pue, ici… Eh, mais… Oui, il y a bien un rat mort ! Ça vous arrive, de faire le ménage ? » Puis il ressort sur le palier : « Bon, va falloir vous expliquer… Le mécénat, le rat... Où est l’arme ? Donnez-moi l’arme ! » Eunice Bessler, penaude, explique qu’elle l’a jetée par la fenêtre… « Tirer sur un rat, jeter l’arme ? Mais… » Zeng Ju intervient à nouveau : « C’est ce que je me tue à dire à M. Gore ! Il ne faut pas lui donner d’arme ! Elle ne sait pas tirer, et elle est beaucoup trop nerveuse ! À vrai dire, elle n’a pas toute sa tête… » Le policier ébahi demande de quelle arme il s’agissait – un Derringer, avoue Eunice… Mais c’est une arme à un coup, on a signalé deux coups de feu ? Ah non, elle n’a tiré qu’une seule fois ! Et le domestique : « C’était bien suffisant ! » Le policier qui les interroge, à son grand étonnement, semble trouver leur histoire, aussi improbable soit-elle… crédible.

 

[I-18 : Gordon Gore] L’autre policier, qui était resté en retrait, est beaucoup plus décontracté que son collègue. Il s’adosse à un mur, arborant un léger sourire : « Bon, j’imagine que ça va se régler comme d’habitude… » Oui, il sait très bien qui est Gordon Gore – et que son compte en banque est bien approvisionné. Le dilettante, sans la moindre pudeur, attrape aussitôt son portefeuille et en sort une liasse de billets. « Nous nous comprenons bien. » Mais la somme de 20 $ paraît bien trop limitée à l’agent : « Vous souhaitez faire un tour au commissariat, M. Gore ? Vous êtes presque un habitué de la maison, après ce qui s’est passé au Petit Prince » Gordon rajoute 20 $. « OK. Et maintenant : qu’est-ce que c’était le truc intéressant sur lequel on risquait de tomber dans cet appartement ? » Mais rien – ces jeunes gens ont sans doute une vie un peu dissolue, mais rien que de très anecdotique…

 

[I-19 : Gordon Gore : Andy McKenzie ; « Robert Larks »] Le policier sourit toujours – et se tourne vers Andy McKenzie, qu’il connaît, visiblement : « Bon, McKenzie, qu’est-ce que t’as foutu, encore ? » L’escroc balbutie… Le policier exige de palper chacun des individus présents, à la recherche d’une arme, mais ne trouve rien – à part un petit couteau minable que l’escroc gardait dans sa chaussette… Puis il s’adresse à tous – mais d’abord à Gordon Gore : « Alors, comment on va régler ça… L’aspect financier, c’est fait… Troubles de voisinage : on est dans le Tenderloin… Écoutez : je vais noter les noms des personnes ici présentes, et garder ça pour moi, comme une garantie, disons – si jamais vous faisiez une bêtise de plus, du genre qu’on ne pardonnera pas gentiment… » Tous donnent leur vrai nom – sauf McKenzie, qui répond : « Robert Larks ! » Le flic notant les noms le regarde d’un air totalement navré en émettant un profond soupir… L’interrogateur reprend : « Bon, ça, c’est fait… Évidemment, vous n’avez pas d’armes sur vous – il aurait été très fâcheux que vous soyez armés, après les événements du Petit Prince. Il y a certes le Derringer de Mlle Bessler, qui a malencontreusement disparu dans une ruelle – il a sans doute fini à la poubelle, ou dans la poche d’un clochard de passage, on finira bien par le retrouver… Comme on trouvera peut-être des choses dans cet immeuble, dans les pots de fleurs par exemple… Bon, ça, à terme, et ça ne vous concernera plus, n’est-ce pas ? Allez… Ça devrait le faire. » Il s’interrompt un moment, puis, toujours à Gordon Gore : « Vous avez besoin de McKenzie ?

— Pas plus que ça, non…

— C’est qu’il faudrait que je ramène quelqu’un, et il m’a l’air tout désigné pour ça. McKenzie, tu nous suis. » Ce n’est clairement pas une question.

 

[I-20 : Gordon Gore : Jonathan Colbert] Le policier ajoute qu’il ne veut plus les voir dans le coin, tous autant qu’ils sont, et notamment dans cet appartement – que la police va s’empresser de fouiller de toute façon, et vite, pas question qu’ils y soustraient quoi que ce soit. Mais Gordon Gore revient sur la question des tableaux de Jonathan Colbert : il aimerait vraiment les emporter... Le policier, sceptique, semble retenir un sarcasme, mais demande à voir de quoi il s’agit – en compagnie du dilettante, ainsi que du peintre. Tous trois se rendent dans la chambre de Colbert – la partie la moins sale de l’appartement. On y trouve une bonne dizaine de tableaux, donc, et la plupart, très ressemblants, représentent le même vieil Indien – le policier n’y réagit pas vraiment, même si cette répétition l’interloque visiblement : un truc d'artiste, faut croire... Gordon, cependant, continue de louer le talent de Colbert auprès de l’agent, qui n’y comprend goutte – le peintre, quant à lui, semble repenser à quelque chose, et prend dans la commode quelques lettres, sans que le policier ne proteste. Ce dernier, alors, s’est avancé vers le dernier tableau, visiblement différent des autres – et c’est comme s’il se perdait dans la contemplation de la toile. Gordon se doute de ce qui se produit, et, en prenant garde de ne pas laisser errer ses yeux, s’interpose entre le policier et l’œuvre pour le sortir de sa transe. « Vous avez vu ce que vous vouliez voir ? » Le policier reste muet pendant cinq ou six secondes, puis secoue la tête : « Oui ? M. Gore ? Pardon, vous disiez ? » Le dilettante se sent attiré par le tableau, mais dispose de la force de caractère pour ne pas le contempler. Il pose la main sur l’épaule du policier, et ils rejoignent les autres sur le palier.

 

[I-21 : Andy McKenzie, Jonathan Colbert] Le policier reprend : « Alors, McKenzie... Troubles de voisinage, tapage nocturne… Contrebande et consommation d’alcool, contrebande et consommation d’opium… Sans doute d’autres choses, on y rejettera un œil plus tard. Le petit Andy va refaire un tour à San Quentin, faut croire [une prison d’État, sur une île de la baie]. » Il pousse l’escroc dans la cage d’escalier, tandis que son collègue, d’un signe de la tête, signifie aux investigateurs et à Jonathan Colbert qu’il leur faut déguerpir, sans un mot de plus, et qu’ils ne doivent pas revenir ici (il garde un œil sur eux pour s’assurer qu’ils ne restent pas en arrière…).

 

[I-22 : Zeng Ju : Gordon Gore] Ils rentrent au manoir Gore en taxi – sauf Zeng Ju, qui ramène quant à lui la voiture de Gordon Gore… mais il ne se sent clairement pas à l’aise : ses perceptions sont vraiment affectées par la Noire Démence, sa conduite devient dangereuse… Il échappe à l’accident, mais c’est tout de même de pire en pire…

 

II : JEUDI 5 SEPTEMBRE 1929, 20H – CABINET DE VERONICA SUTTON, 57 HYDE STREET, FISHERMAN’S WHARF, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

[II-1 : Veronica Sutton : Lucy Farnsworth, Arnold Farnsworth, Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju, Jonathan Colbert, Trevor Pierce] Veronica Sutton, pendant ce temps, travaille à son cabinet à la bordure de Fisherman’s Wharf, compulsant les notes qu’elle a prises, notamment au Napa State Hospital et à l’Université de Californie à Berkeley. Tandis que la soirée avance, elle réalise qu’il lui faut faire quelque chose à tout prix, qui lui était complètement sorti de la tête : il est impératif de rapatrier Lucy Farnsworth à San Francisco, voire dans le Tenderloin ! Les éléments qu’elle a rassemblés ne laissent pas de place au doute : si la jeune femme atteinte de la Noire Démence demeure au Napa State Hospital, elle ne va guère tarder à mourir en raison de sa sous-alimentation… Il lui faudrait contacter Arnold Farnsworth, mais le meilleur moyen pour cela serait de passer par Gordon Gore… Elle appelle au manoir Gore vers 21h – à cette heure-là, Gordon, Eunice Bessler et Zeng Ju sont rentrés du Tenderloin, avec Jonathan Colbert. Elle leur explique donc la situation – mais, tant qu’à faire, mieux vaut pour elle les rejoindre sur place (Trevor Pierce, qui ne se sentait pas très bien et n’a guère progressé loin des autres, fait de même).

 

III : JEUDI 5 SEPTEMBRE 1929, 22H – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

[III-1 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju : Jonathan Colbert, Veronica Sutton] Au manoir Gore, Jonathan Colbert maugrée mais sans faire autrement de difficultés. Il n’épargne pas Gordon Gore de ses sarcasmes : « Nob Hill, hein… C’est là qu’habite mon père. Mais vous êtes beaucoup plus friqué. Un de ces industriels, hein… » Plutôt un héritier. Mais le dilettante y insiste : le jeune homme va devoir collaborer avec eux – il serait fâcheux qu’il retombe entre les mains de la police… « Me prenez pas pour un con : vous êtes pas dans les meilleurs termes avec les flics, vous non plus. » C’est vrai – mais il a de l’argent. Pas le peintre – et il renouvelle son offre de mécénat, en interrogeant Colbert sur ce « nouveau style » qu’il a développé, très différent de ses œuvres les plus académiques, mais tout autant de ses portraits de prostituées. Le peintre réclame de l’opium pour en parler – mais Gordon ne lui en accordera qu’ensuite : « D’abord, discuter – notamment avec Mme Sutton, quand elle nous aura rejoints. » Mais Colbert en a aussi après Eunice Bessler : « Mignonne, la petite… Je pourrais la peindre… » Elle éclate aussitôt : « Hors de question ! Après ce qui est arrivé aux autres… Vous ne toucherez pas un pinceau en ma présence ! » Zeng Ju, par ailleurs, ne se tient jamais bien loin, visiblement aux aguets…

 

[III-2 : Gordon Gore : Jonathan Colbert ; Clarisse Whitman, Andy McKenzie, Bridget Reece, Lucy Farnsworth] Mais Gordon Gore revient à ce qui le préoccupe vraiment : le sort de Clarisse Whitman, dont Jonathan Colbert n’a toujours pas dit quoi que ce soit. Le peintre répond qu'il se souvient à peine d’elle – et prétend devoir faire un effort pour la distinguer des « autres ». Oui, il l’a vue pour la dernière fois… Il y a trois ou quatre jours. Au Petit Prince – là où ils ont foutu le bordel… et grillé son gagne-pain. Il n’a plus la moindre ressource, maintenant… Mais pour revenir à Clarisse ? « Une dinde, comme il y en a plein… La pauvre petite fille riche… D’un ennui mortel. Une voleuse, aussi… Qu’un pauvre type dans la rue vole pour survivre, ça ne me fait rien, mais une bourgeoise comme elle… Je n’avais aucune envie de poursuivre cette relation. Ce qu’elle a fait après, c’est pas mes oignons. » Est-ce qu’elle avait des taches noires sur le corps ? Pas la dernière fois que Colbert l’a vue nue. Le chantage ? Oui – c’est pour ça qu’il s’était associé à ce crétin de McKenzie… Si M. Gore veut lire les lettres, etc., libre à lui – le peintre ne fait pas de difficultés et donne au dilettante les (nombreux) documents, incluant photographies et négatifs (dont ceux de Clarisse), qu’il avait rassemblés dans sa chambre de Geary Street. Il les passe d’abord en revue, toutefois : « Mmmh… Qui c’était, celle-là ? Ah ! Oui… Bon… Rien à foutre… Rien à foutre… Rien à foutre… » Puis il cesse : que le dilettante satisfasse ses « fantasmes de papier ». Mais ce comportement très désinvolte agace Gordon, qui ne mâche pas ses mots : il traite ces jeunes femmes comme des objets ! Comment peut-on être aussi méprisant… « Ces gamines sont des gosses de riches. Les parents de ces bourgeoises sont des oppresseurs, des exploiteurs du prolétariat, qui n’ont pas le moindre respect pour leur main-d’œuvre corvéable à merci. Bientôt, ces pauvres jeunes filles feront de même – ou, sinon elles, du moins leurs gentils maris issus de la même classe d’esclavagistes ! Alors ne me parlez pas de morale… » Gordon n’en démord pas : au moins trois de ces jeunes femmes ont été brisées en passant entre les mains de Jonathan Colbert – parfois malades, peut-être même mourantes ! Colbert trouve que le dilettante en fait « un peu trop »… mais ce n’est pourtant pas le cas. Gordon examine à la hâte les lettres – il repère quelques noms, dont, outre celui de Clarisse Whitman, ceux de Bridget Reece et de Lucy Farnsworth… et bien d’autres jeunes femmes, semble-t-il des étudiantes à la California School of Fine Arts pour un certain nombre d’entre elles. Il s’arrête sur une lettre de Clarisse :

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[III-3 : Veronica Sutton, Trevor Pierce, Gordon Gore, Zeng Ju : Jonathan Colbert ; Andy McKenzie, Harold Colbert] Veronica Sutton est arrivée durant la conversation (ainsi que Trevor Pierce, d’ailleurs), et prend maintenant le relais de Gordon Gore pour interroger Jonathan Colbert. Ses coucheries ne les intéressent en rien – ses opinions pas davantage. Ses centres d’intérêt, en même temps… Il s’est récemment pris de passion pour les Indiens ? Leurs rites ? Ils le fascinent, à en croire ses œuvres les plus récentes ? « Ce n’est pas qu’ils me fascinent, Madame, c’est qu’ils me font peur. Ces tableaux… La vieille peau vous en a peut-être montré un autre à la Russian Gallery. Mon cauchemar I, Mon Cauchemar II, Mon Cauchemar III… De la terreur pure et simple. Tout droit jaillie de mes rêves. » Gordon lève les yeux des lettres : « Vous peignez ces tableaux en toute conscience ? Ou dans un état second ? Ils font un drôle d’effet... » Le peintre explique qu’il dormait à moitié quand il a réalisé ces portraits – et qu’il rêvait encore : il avait le vieil Indien devant les yeux tout du long ! Et tout qui bougeait autour de lui… « Le vieux chaman… Le dernier de sa race… » Mais les chamans du grizzli ont disparu depuis très longtemps, remarque Trevor (que Zeng Ju regarde d’un air étonné, inclinant la tête, fronçant les sourcils… ce qui n’échappe pas à Gordon). Colbert répond : « Pas dans mes rêves. Pas celui-là. Je ne sais pas pourquoi il s’en est pris à moi… » Le ton de Veronica s’adoucit : il faut qu’il leur parle – qu’il reprenne tout depuis le début. Car il y avait bien un début ? Le peintre n’en sait rien : un jour, le vieil Indien était là, et il devait le peindre. Trevor lui demande si c'est l’Indien qui lui a dit de voler le livre de son père sur les Costanoans ? Non : Jonathan Colbert l’a… « emprunté » de sa propre initiative, en quête de réponses. Qu’il n’a pas trouvées, de toute façon… « J’ai à peine eu le temps d’y jeter un œil. Un soir, ce crétin de McKenzie, complètement défoncé, a trouvé qu’il faisait "un peu trop froid", et a fait du feu avec les pages de ce livre ! Bon sang, quand je pense que j’ai dû m’acoquiner avec un imbécile pareil… » Gordon suppose qu’on a les amis qu’on mérite… et qu’il devrait s’entretenir de ses cauchemars avec son père : après tout, c’est bien le Pr Harold Colbert le spécialiste. « Pas de ces choses-là, et j’ai pas envie d’avoir affaire au vieux. »

 

[III-4 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Trevor Pierce : Jonathan Colbert ; Lucy Farnsworth, Clarisse Whitman] Quoi qu’il en soit, Jonathan Colbert est… « l’invité » de Gordon Gore, souffle Eunice Bessler, tant qu’on n’aura pas retrouvé ces jeunes filles qu’il a soustraites à leurs parents. « "Soustraites" ? Le portrait que vous faites de moi… Je ne les ai pas enlevées. Je ne les ai pas séquestrées – je ne suis pas comme vous ! Elles sont venues de leur plein gré. On a eu du bon temps ensemble – vraiment bon, pour elles comme pour moi. Après, eh bien, on se lasse… C’est la vie… C’est un comportement certainement pas illégal, et même pas immoral, sauf pour les pires pères-la-pudeur ! Vous, vous me faites la morale, dans votre manoir dégoulinant d’un fric dont vous avez hérité, sans jamais rien faire pour le gagner…  Vous êtres très mal placé pour ça. Votre amourette avec la petite, là, c’est vraiment autre chose ? Vous allez oser le prétendre devant moi ? » Gordon ne relève pas – il revient sur Lucy Farnsworth malade… et sur Clarisse Whitman. Colbert en a assez : « JE-NE-SAIS-PAS-OÙ-ELLE-EST ! » Et les clochards ? Les taches d’ombre des malades ? Mais Colbert ne fait plus attention à Gordon. Trevor Pierce ne lui en demande pas moins si lui-même n’a pas de ces taches noires : « Non. Si c’est une maladie vénérienne ou quoi, je suis propre. Peut-être que ces filles ont fricoté avec d’autres que moi… » La lettre de Clarisse semble évoquer ces vagabonds malades, pourtant… « Une lubie à elle. On parle d’une fille qui m’écrivait des lettres depuis chez moi, là… Qu’elle laissait sur le matelas, pour me faire la surprise ! Pas très futée… » Il jette un œil à la lettre : « Ah ! Les objets qui disparaissaient… Vous voyez ? C’est ce que je vous disais : elle m’accusait de voler des objets, elle me faisait des scènes pour ça… Complètement mythomane : c’était il qui me volait des petits trucs… En permanence. Une voleuse, comme tous ceux de son espèce – juste d’une manière moins métaphorique. »

 

[III-5 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Trevor Pierce : Jonathan Colbert ; Andy McKenzie, Harold Colbert] Le bonhomme est assurément désagréable, mais aux yeux des investigateurs, notamment Gordon Gore et Eunice Bessler, il a l’air parfaitement sincère – et le dilettante, d’une certaine manière, le concède. Jonathan Colbert s’en aperçoit, et poursuit sur ton plus calme, jouant son avantage : « Je ne suis pas le kidnappeur que vous imaginiez. On peut trouver que je me suis mal comporté avec ces filles, mais seulement au sens où je ne suis pas… un gentleman ; je n’en suis pas un, et je n’ai jamais prétendu l’être. Et, oui, j’ai fait des sales trucs dans cette affaire, je le reconnais : le chantage, c’était une connerie – pas mon idée, celle de McKenzie, mais je sais que ça ne m’exonère pas de ma responsabilité : je vais tâcher d’en tirer des leçons. Que je sois confronté à la justice ou pas, pour ça, ou pour l’alcool, que sais-je… L’opium – j’attends toujours ma pipe, d’ailleurs… Mais je ne suis pas un monstre, un kidnappeur, un violeur, un type qui bat les filles… Vraiment pas. » Trevor Pierce est un peu narquois : « Mais c’est vous la victime du chaman du grizzli. » Colbert ne relève pas. Gordon, par contre, l’assure que, s’il rend toutes les photos, ainsi que les négatifs, aux parents que le peintre a fait chanter, sans doute ne pousseront-ils pas les choses au-delà, par crainte du scandale, et le dilettante va faire en sorte que ça se passe comme ça ; si le peintre peut l’assurer qu’il ne recommencera pas… Colbert acquiesce sans prendre le temps d’hésiter : il sait très bien quel est son intérêt – et, à l’évidence, il n’est pas fier de son association avec McKenzie. Mais ils ont toujours besoin de la coopération du peintre – et, par ailleurs, ils lui font part de l’inquiétude de son père : non, ce n’est pas la crainte du scandale qui l’anime, lui, mais bien un amour paternel sincère ; et le Pr Harold Colbert, quoi qu’en pense Jonathan, est un homme assez intelligent et ouvert pour admettre que son fils doit devenir un artiste plutôt qu’un médecin ou un avocat.

 

[III-6 : Trevor Pierce : Jonathan Colbert] Mais Jonathan Colbert doit donc les aider – pas forcément de la manière qu’il supposait, c’est tout… Trevor Pierce, ainsi, lui demande si, dans ses rêves qu’il a couchés sur des toiles, il n’a jamais vu… un endroit, précis, identifiable. Le peintre hésite ; puis : « Ce n’est pas facile à expliquer… Mais ces sphères… C’est un endroit. Mais pas seulement. Vous savez… Je suis pas un spécialiste, mais c’est un peu comme ce que dit… Ce Juif, là… Non, pas FreudEinstein, voilà. Il a écrit des trucs bizarres, sur le temps, l’espace, ou l’espace-temps… Je crois que c’est quelque chose dans de goût-là – je peux pas en jurer : moi et les équations… En même temps… Il y a des… des implications, derrière tout ça, qui peuvent fasciner un artiste… Le temps, l’espace, une seule chose… » Jonathan Colbert est lancé, et difficile à arrêter – mais il est aussi extrêmement confus. Il ne maîtrise pas son discours, mais sa fascination pour le sujet ne fait aucun doute.

 

[III-7 : Gordon Gore, Eunice Bessler : Jonathan Colbert] Au fur et à mesure que la conversation a perdu de son caractère inquisiteur initial, Jonathan Colbert s’est calmé et a fait preuve de davantage de bonne volonté. Gordon Gore va veiller à ce qu’il vive dans les meilleures conditions chez lui, le temps de régler l’affaire. Il pourrait en profiter pour peindre, d’ailleurs ! Suggestion qu’appuie Eunice Bessler : Gordon pourrait peut-être organiser une exposition… Colbert retrouve tout de même de sa morgue : s’il doit peindre, très bien, mais il lui faut un modèle, dit-il en tournant son regard vers la jeune comédienne… Finalement, l’idée ne déplaît pas, ni à Eunice, ni au dilettante ! Elle posera « habillée », bien sûr…

 

[III-8 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Jonathan Colbert, Arnold Farnsworth ; Lucy Farnsworth] Ils laissent alors Jonathan Colbert à sa pipe d’opium. Mais Veronica Sutton explique donc son inquiétude concernant Lucy Farnsworth à Gordon Gore : elle ne doit pas rester au Napa State Hospital, il lui faut revenir à San Francisco, voire dans le Tenderloin ! Et il faudra garder un œil sur elle. Gordon fait confiance à la psychiatre, et, même s’il est un peu tard, considérant qu’il y a urgence, il téléphone de ce pas à Arnold Farnsworth – mais c’est une demande très inhabituelle, et le magnat du fret ne voit pas pourquoi il obéirait à la suggestion du dilettante ; Gordon lui passe alors Veronica, qui se montre efficace dans son rôle de caution médicale et scientifique : Arnold Farnsworth veut bien tenter l’expérience, et, dans un premier temps, va rapatrier sa fille Lucy chez lui, dans Pacific Heights – où le Dr Sutton pourra la visiter, le cas échéant.

 

[III-9 : Zeng Ju] Après quoi tous vont se coucher… mais Zeng Ju ne se sent vraiment pas bien : ses perceptions de son environnement sont toujours plus affectées, le monde autour de lui change, prenant des teintes grisâtres, parcouru de mouvements incompréhensibles, et ses yeux comme ses oreilles, d’autres organes sensoriels également d’une manière plus insidieuse, semblent se fixer de plus en plus sur un autre monde, aux dépends du nôtre. À ce stade, ce trouble se lit en permanence sur son visage, comme dans ses gestes, et il n’est plus en état de dissimuler son affliction – de ceci, il est parfaitement conscient…

 

[III-10 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Zeng Ju, Trevor Pierce ; Lucy Farnsworth] Outre Zeng Ju, qui avait compris ce qui se passait depuis quelque temps déjà, Veronica Sutton et Gordon Gore plus encore ont également constaté que Trevor Pierce aussi présentait des bizarreries comportementales assez semblables à celles qu’ils avaient constaté chez le domestique : le journaliste n’en est peut-être pas tout à fait au même stade de l’infection, mais il est très clairement lui aussi victime de la Noire DémenceGordon et Veronica en discutent ; ils ne savent pas quoi faire… mais la psychiatre est certaine d’une chose : il ne faut surtout pas les confier à une institution médicale, qui s’empresserait de les adresser au Napa State Hospital, où ils se trouveraient dans la même situation que Lucy Farnsworth. Les perspectives ne sont guère optimistes, mais, pour la psychiatre, le seul moyen de les sauver (peut-être…) serait d’avancer au plus vite dans leur enquête… Gordon acquiesce – et il faudra aussi les garder à l’œil, et veiller à ne pas les laisser conduire, ou prendre des initiatives avec des armes… Ils en parleront tous ensemble ultérieurement.

 

IV : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 8H – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO

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[IV-1 : Gordon Gore : Daniel Fairbanks ; Clarisse Whitman, Lucy Farnsworth, Bridget Reece] Le matin suivant, Gordon Gore prépare son rapport téléphonique quotidien à Daniel Fairbanks. Cette fois, il a vraiment beaucoup de choses à lui apporter – les photographies de Clarisse Whitman et leurs négatifs, ainsi que des lettres (il y a aussi beaucoup de photos d’autres modèles – Gordon met de côté tout ce qui concerne Lucy Farnsworth et Bridget Reece, mais il y en a bien d’autres, et, bien sûr, rien de tout cela ne sera donné à Fairbanks). En passant davantage de temps sur les lettres écrites par les jeunes filles séduites par Jonathan Colbert, il constate par ailleurs que Clarisse n’était pas la seule à faire référence à des disparitions d’objets – trois autres jeunes filles font de même, chaque fois pour des petites choses très anecdotiques : une boucle d’oreille, un soutien-gorge, etc.

 

[IV-2 : Gordon Gore : Daniel Fairbanks ; Clarisse Whitman, Bridget Reece] Gordon Gore, à 9h, appelle Daniel Fairbanks. Il n’y va pas par quatre chemins : « Je n’ai pas encore retrouvé Clarisse, mais j’ai les photos et les négatifs. » Tout ? « Tout. » D’autres éléments qui pourraient être compromettants ? Rien qui le concerne – mais des photos et négatifs concernant d’autres jeunes filles, qu’il donnera à leurs parents, sans bien sûr mentionner devant eux le nom de Clarisse Whitman, pas plus qu’il ne donnera ici à Fairbanks les noms de ces autres victimes. Il a appris que Clarisse avait été vue il y a trois ou quatre jours de cela au Petit Prince – le restaurant où ils ont fait un esclandre : à bon droit, car elle s’y trouvait sans doute. [C’est faux – c’était bien sûr Bridget Reece qui s’y trouvait à ce moment-là.] Ils se rapprochent donc du but de leur enquête – enfin, si cela intéresse vraiment Fairbanks de retrouver la jeune fille ? « Bien sûr, M. Gore. Je vous prierai de passer dans la matinée au siège de l’American Union Bank pour me remettre les photographies et les négatifs. Je vous y attends. »

 

[IV-3 : Gordon Gore, Zeng Ju : Lucy Farnsworth, Bridget Reece] C’est de toute façon ce que comptait faire Gordon Gore – qui en profitera pour faire la tournée des familles impliquées qui lui sont connues (dont les Farnsworth et les Reece – certains noms ne lui disent absolument rien). Zeng Ju l’accompagnera.

 

 

[IV-4 : Veronica Sutton, Zeng Ju : Trevor Pierce ; Harold Colbert] Toutefois, avant que Veronica Sutton et Trevor Pierce ne se rendent à l’Embarcadero pour y retrouver Harold Colbert, Zeng Ju va s’entretenir en privé avec la psychiatre. Il lui confesse que son état s’aggrave – ses sens lui font défaut, le monde change autour de lui… Il ajoute que « M. Trevor », à la différence de tous les autres, lui apparaît très distinctement, sans le moindre parasitage, aussi suppose-t-il qu'il est également malade. Il s’en remet à la femme de science – lui ne sait plus quoi faire… et n’ose même pas prononcer le nom de Noire Démence. Pourtant, il ne cache pas à Veronica que des taches noires sont apparues un peu partout sur son corps – même si pas encore sur le visage ou tout autre endroit qui serait visible. La psychiatre ne se montre guère optimiste : tout indique que le domestique rejoindra bientôt les victimes de la Noire Démence errant dans le Tenderloin… Mais ils ne baisseront pas les bras : il y a forcément une solution ! La psychiatre a foi en la science. Il faudra par contre que Zeng Ju lui rapporte tout ce qu’il verra de cet « autre monde » : toute information est pertinente. Par ailleurs, elle s’entretiendra également avec Trevor. Zeng Ju acquiesce – sans cacher qu’il lui est difficile de parler de tout ceci en public : il se sentira plus libre si Mme Sutton veut bien faire office d’interlocutrice privilégiée.

 

[IV-5 : Zeng Ju, Veronica Sutton : Ling] D’ailleurs, à vrai dire… Il y a autre chose : si sa situation devait empirer, Zeng Ju souhaite que Mme Sutton, en qui il a toute confiance et qu’il admire, devienne pour sa fille, Ling, qui vit à Chinatown, comme une marraine… « Ling est une jeune fille intelligente et gentille ; elle a été bien éduquée, Madame. » Veronica est surprise par cette demande, et ne sait d’abord trop comment réagir – d’autant qu’elle ne connait guère Zeng Ju… et qu’elle n’a jamais eu l’âme d’une mère. Mais elle se dit enfin très touchée, flattée également, par la confiance du domestique, et fera tout son possible pour venir en aide à la jeune fille, si cela devait s’avérer nécessaire.

 

[IV-6 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Zeng Ju, Trevor Pierce, Jonathan Colbert] Veronica Sutton ne tarde guère à expliquer l’état de Zeng Ju (sans mentionner sa requête) à Gordon Gore, qui devra garder un œil sur lui – quant à elle, elle fera de même avec Trevor Pierce. Gordon n’est guère surpris – mais une chose l’étonne : Jonathan Colbert ne semble pas du tout infecté, lui… Il semble bien y avoir un lien, pourtant, avec ses cauchemars… C’est comme s’il voyageait lui aussi entre les mondes, mais seulement dans son sommeil… Il faudrait peut-être qu’il les accompagne, dorénavant, ce serait peut-être un atout…

 

[IV-7 : Eunice Bessler, Gordon Gore, Zeng Ju : Jonathan Colbert] Pour le moment, la loyauté de Jonathan Colbert demeure cependant des plus douteuse… Quelqu’un doit rester avec lui. Eunice Bessler avait d’abord songé accompagner Gordon Gore et Zeng Ju, mais il vaut mieux qu’elle demeure au manoir Gore – et si Colbert devait faire son portrait, eh bien…

 

V : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 10H – SAN FRANCISCO FERRY BUILDING, EMBARCADERO, SAN FRANCISCO

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[V-1 : Veronica Sutton, Trevor Pierce, Gordon Gore, Zeng Ju] Veronica Sutton et Trevor Pierce doivent alors se rendre à l’Embarcadero, pour y retrouver le Pr Harold Colbert et se rendre avec lui à la Collection Zebulon Pharr. Mais le Ferry Building ne se trouve pas très loin du siège de l’American Union Bank, dans Financial District, aussi font-ils un bout de chemin avec Gordon Gore et Zeng Ju. En route, le dilettante discute discrètement avec Trevor : son état ne leur a pas échappé – comme celui de Zeng Ju. Le journaliste balaie cette inquiétude : « Un peu de migraine, rien de plus… » Mais Gordon n’y croit pas un instant : « Je crois – nous croyons – que vous êtes atteint par la Noire Démence ; le dissimuler ne servira à rien. » Il faut que Trevor fasse attention à certaines actions – mieux vaut qu’il ne conduise pas, par exemple –, et il faut aussi leur rapporter ce qu’il voit, ce qu’il entend, etc. : cela pourrait s’avérer d’une importance cruciale. Le journaliste continue pourtant de traiter le sujet à la blague…

 

[V-2 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert] Puis les deux binômes se séparent, et Veronica Sutton et Trevor Pierce poursuivent en direction de l’Embarcadero. Le Pr Harold Colbert, très ponctuel, les y attend – l’air grave, vêtu d’un grand imperméable. Il voit arriver ses deux compagnons de route : « Vous êtes prêts ? » Oui. Très bien : ils doivent donc en savoir un peu plus sur leur destination… Ils vont prendre le ferry pour longer San Francisco par le nord-est, puis traverser le Golden Gate, immédiatement au nord de la ville, après quoi ils prendront le train, qui les fera passer dans la forêt de Muir Woods et sur les pentes du Mont Tamalpais, le point culminant de la région, avec ses 785 mètres d’altitude. C’est un peu paradoxal, mais, oui, la très secrète Collection Zebulon Pharr se situe dans cette zone très fréquentée, où une voie ferrée a été construite, pour permettre aussi bien aux touristes qu’aux San-franciscains désireux d’un peu de calme de faire de jolies randonnées dans la nature…

 

VI : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 11H – TRAIN DE MUIR WOODS ET DU MONT TAMALPAIS

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[VI-1 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert ; Jonathan Colbert, Gordon Gore] La traversée en ferry, qui prend un peu moins d’une heure, est pour le moins maussade, avec un Pr Harold Colbert passablement renfermé… L’ambiance est lourde, et Veronica Sutton pas plus que Trevor Pierce n’osent briser la glace… Pourtant, ils ont un sujet de discussion tout trouvé : Jonathan Colbert ! De brefs apartés convainquent les investigateurs qu’il leur faut en parler, ils ne peuvent garder pareille chose secrète (et si le Pr Harold Colbert apprenait par la suite qu’ils avaient trouvé son fils mais n’en avaient pas fait état, cela pourrait vraiment compliquer les choses…). C’est Trevor qui prend l’initiative d’aborder le sujet avec le professeur, une fois installés à bord du train de Muir Woods : ils ont retrouvé son fils – il est en bonne santé, et n’a absolument rien à craindre, de la justice ou de qui que ce soit. Le professeur est stupéfait : « Vous avez trouvé Jonathan ? Où est-il ? » Trevor fait le mystérieux : « Il est… en lieu sûr. Pour le moment, nous ne… » Mais Harold Colbert furibond l’interrompt : « M. Pierce ! Je fais des sacrifices considérables en vous conduisant à la Collection Zebulon Pharr, il serait bien temps de me rendre la pareille ! Où est mon fils ? Mme Sutton ? » La psychiatre n’insiste pas : Jonathan Colbert se trouve à la résidence de M. Gore. Il s’y trouve depuis la veille au soir – pour l’heure, il ne semble pas disposé à voir son père, mais sans doute cela pourra-t-il changer dans un délai assez bref… « Je comprends que vous ayez hâte de lui parler, mais il ne faut pas le brusquer – s’il lui en prenait la fantaisie, nul ne pourrait le retenir de disparaître à nouveau dans la ville… » Le parti de l’honnêteté paye – la surprise passée, le théologien se rend aux arguments de la psychiatre.

 

[VI-2 : Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert ; Jonathan Colbert] « Mais… Ce voyage à la Collection Zebulon Pharr est donc toujours d’actualité ? Maintenant que vous avez trouvé mon fils ? » Trevor Pierce, un peu séché par la réaction de son interlocuteur, maugrée : « Oui, plutôt, oui… » Harold Colbert soupire : c’est donc qu’ils ont davantage de choses à lui apprendre… Veronica Sutton, un peu embarrassée, explique qu’il y a bel et bien un lien entre Jonathan Colbert et les éléments « occultes » qui les intéressent – ses cauchemars ne laissent guère de doute à ce propos. Il ne semble pas avoir agi dans une intention malveillante (enfin, à cet égard…), mais il est bien lié à tout cela, oui. Trevor ajoute qu’il est visiblement dépassé par les événements, et qu’un peu de repos en lieu sûr ne lui fera pas de mal… Harold Colbert demeure grognon, mais suppose qu’il devra se contenter de ça pour l’heure.

 

[VI-3 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert, Randolph Coutts] La discussion s’arrête là. Le décor a beau être splendide, l’ambiance est pesante. Puis le train s’arrête à une petite gare sur les flancs du Mont Tamalpais, et Harold Colbert fait signe à Veronica Sutton et Trevor Pierce de descendre : ils sont attendus ici par Randolph Coutts, de Coutts & Winthrop, qui les conduira en voiture à la Collection Zebulon PharrCoutts est un avocat presque caricatural, dans sa mise et ses manières – on le devine très bourgeois, très conservateur ; cependant, il est tout sauf bavard, et le trajet, le long de petites routes de montagne, est à nouveau très maussade…

 

VII : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 12H – COLLECTION ZEBULON PHARR, MOUNT TAMALPAIS AND MUIR WOODS

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[VII-1 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Randolph Coutts, Harold Colbert] La voiture arrive enfin à destination – une très charmante et riche demeure de style hispanique : tout sauf l’endroit où l’on penserait chercher quelque chose d’aussi exceptionnel et secret que la Collection Zebulon PharrRandolph Coutts invite ses passagers à descendre, et Harold Colbert prend les devants – il est à vrai dire le seul à qui l’avocat se soit adressé : concernant Veronica Sutton et Trevor Pierce, il semble se contenter du fait… qu’ils sont deux, ainsi que convenu avec le professeur. Il n'y a même pas eu de présentations.

 

[VII-2 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Randolph Coutts, Harold Colbert] Randolph Coutts a sorti un énorme trousseau de clefs : pénétrer dans la villa n’est guère un souci, à vue de nez, mais, à l’intérieur, le petit groupe doit passer par de nombreuses portes, solides, qui deviennent au fur et à mesure de véritables sas, visiblement très sécurisés – le contraste est flagrant entre la demeure très aérée et lumineuse, vue de l’extérieur, et ce qu’elle contient effectivement : c’est une vraie forteresse, à ce stade… au sein de laquelle Coutts procède sans un mot, se repérant sans la moindre difficulté dans son volumineux trousseau – puis dans un autre au moins aussi volumineux, qu’il sort une fois arrivé au premier sous-sol ! Contournant méthodiquement tout un dispositif très pointu de mesures de sécurité, ils gagnent enfin le troisième sous-sol – où se trouve la Collection Zebulon Pharr à proprement parler. On y trouve de nombreuses bibliothèques, très remplies, et dont le contenu est à l’évidence d’une valeur exceptionnelle, avec d’antiques codex, des rouleaux, etc., mais aussi une belle variété d’incunables – sans même compter les artefacts non livresques (dont des sculptures, des tableaux, des instruments de musique, des armes, etc.), également nombreux et presque intimidants tant ils respirent l’ancienneté, la rareté et la singularité. Tout cela est étrangement organisé : au premier abord, on pourrait trouver cela anarchique, mais le classement est en fait pertinent et très méticuleux. On y trouve enfin des espaces de travail savamment agencés – tables, bureaux, pupitres… Il n’y a bien sûr personne en dehors de Veronica Sutton, de Trevor Pierce, de Harold Colbert et de Randolph Coutts – et le silence a quelque chose d’oppressant. L’avocat s’était visiblement déjà entretenu avec le professeur, car, sans un mot, il conduit le petit groupe dans un espace un peu séparé du reste – ce qui implique d’abord de passer par un couloir assez long, offrant l’accès à une chambre forte dont la porte blindée est très impressionnante ; ils ne s’y arrêtent pas, cependant, et poursuivent jusqu’à une autre pièce au bout du couloir, très sécurisée elle aussi même si pas de manière aussi flagrante, et c’est le saint des saints de la Collection Zebulon Pharr, un espace de travail abritant les pièces les plus précieuses de l’ensemble (les bibliothèques sont beaucoup moins denses, mais pas moins fascinantes à ce stade ; de même pour les vitrines abritant des artefacts), tout cela surmonté d’un portrait de Zebulon Pharr lui-même.

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[VII-3 : Randolph Coutts, Harold Colbert] Randolph Coutts se tient debout à côté de la porte : de toute évidence, même s’il va se faire discret et ne pas empiéter sur leur travail, il ne va pas quitter la salle tant que les visiteurs s’y trouveront. Il adresse un signe de la tête au Pr Harold Colbert : à lui de prendre le relais, qu’ils fassent ce qu’ils ont à faire. Le théologien a visiblement ses habitudes ici, et se rend de lui-même à l’endroit qui les intéresse – il n’est pas intimidé par la collection, pourtant une certaine émotion se lit quand même sur ses traits. Il conduit Veronica Sutton et Trevor Pierce à une table, avec trois chaises, et sur la table a été disposé un livre, spécialement tiré des rayonnages : le manuscrit espagnol originel des Mythes des chamans du grizzli rumsens – et, justement, au-dessus de la table, on trouve un autre portrait : celui de Pedro Maldonado lui-même.

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[VII-4 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert] Harold Colbert invite Veronica Sutton et Trevor Pierce à s’installer : « Vous lisez l’espagnol ? » Pas la psychiatre – le journaliste baragouine quelques mots, suffisamment pour se débrouiller à l’oral avec ses contemporains san-franciscains, mais il doute de pouvoir s'en sortir avec un manuscrit de la fin du XVIIIe siècle… Dans ce cas, le professeur va les assister dans leurs recherches et faire office de traducteur ; mais il précise qu’il les a aussitôt conduits devant cet ouvrage précisément parce qu’ils avaient eu l’occasion d’en discuter : à l’évidence, la collection regorge de sources très diverses – s’ils ont d’autres sujets de recherche, qu’ils lui en parlent, et il fera en sorte de les guider dans les trésors de la Collection Zebulon Pharr. Mais, déjà, des pistes sur cet ouvrage en particulier ? Oui : Veronica veut en apprendre davantage sur « l’Esprit de la Colline » et les « Fantômes Qui Marchent » ; Trevor a du mal à formuler sa requête, mais il souhaiterait en apprendre davantage sur « un… un lieu, atemporel… une dimension parallèle, peut-être », en lien avec les chamans du grizzli… Le théologien parcourt avec les investigateurs les pages de Mythes des chamans du grizzli rumsens, en leur traduisant à la volée certains passages – par exemple celui-ci, dans le chapitre 18 :

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[VII-5 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert ; Charles Smith, Jonathan Colbert] Le Pr Harold Colbert laisse à Veronica Sutton et Trevor Pierce le temps de digérer les informations, mais ne retient pas quelques marmonnements indistincts de temps à autre ; la psychiatre a remarqué qu’il a tiqué quand il leur a traduit les noms de « Clé » et de « Porte ». Trevor demande si la maladie évoquée pourrait être la Noire Démence : le terme n’existait sans doute pas à l’époque, mais cela y ressemble, oui. Et cela recoupe les informations fournies par le Pr Charles Smith, à Berkeley. Veronica constate que le texte correspond bien à son interrogation sur des entités surnaturelles, mais elle a du mal à faire la distinction entre ces créatures... Le Pr Colbert pense pouvoir la renseigner : il a traduit assez « littéralement » le texte de Maldonado, mais il pense que le moine s’est trompé en distinguant deux entités qui seraient « Clé » et « Porte » – d’autres sources (« nous aurons peut-être l’occasion d’y revenir ») permettent de supposer que les deux termes s’appliquent à une même entité ; au-delà, il y a une sorte de principe hiérarchique, après tout guère surprenant dans quelque panthéon que ce soit – c’est « un peu… comme Satan et les démons à son service » : « Clé et Porte » domine, les « Fantômes Qui Marchent » obéissent. Mais l’analogie judéo-chrétienne a ses limites, il ne l’emploie ici, et à regret, que par facilité… On peut en retenir que les « Fantômes Qui Marchent » sont inférieurs, des sortes de monstres, et « assez fondamentalement stupides », tandis que l’entité « Clé et Porte » a un caractère divin et supérieur. Veronica remercie le professeur pour ses explications ; Maldonado a-t-il livré une « description physique » de ces créatures ? Pas « Clé et Porte », non, mais c’est le cas pour les « Fantômes Qui Marchent », même si le livre ne comprend pas d’illustrations les concernant : ces êtres monstrueux ont des formes éventuellement changeantes, mais quelques caractères demeurent – une macrocéphalie prononcée et surtout des membres très longs, avec des doigts très longs également, se prolongeant en griffes encore plus longues. De vraies créatures de cauchemar... La psychiatre demande ensuite à Harold Colbert s’il sait quel est cet endroit qu’il a désigné en anglais par « Pebble Hill » [« la colline du caillou », en gros] : le livre de Maldonado n’est pas très précis à cet égard… mais les investigateurs avaient parlé du Tenderloin, et le professeur croit que ça correspond parfaitement. Trevor est méditatif : « Des créatures extraterrestres… » Harold Colbert suppose que l’on pourrait les envisager ainsi, oui – mais précise : « Pas comme dans ces pulps, vous savez, il ne s’agit pas ici d’êtres en provenance d’une autre planète, voyez ça plutôt comme… oui, une sorte de dimension parallèle. » Le théologien s’interrompt, mais reprend très vite : « Et encore, ce n’est pas vraiment cela non plus. Vous voyez, c’est tout le problème avec cette entité "Clé et Porte" – d’une certaine manière, elle implique par elle-même toutes les potentialités, dans le temps comme dans l’espace, et pas un unique endroit différent. » Mais le journaliste a autre chose en tête : au vu des centres d’intérêt « particuliers » du professeur, est-ce vraiment un hasard si son fils Jonathan s’est retrouvé à rêver de pareils mondes et créatures ? « Je me suis posé la question, M. Pierce. Il est possible qu’il y ait un lien – que mes activités, mes recherches, aient influé sur le cours des événements. Mais je n’ai pas de certitude à cet égard. En effet… D’une certaine manière, ça supposerait une intention – et même une intention maligne. Or je ne crois pas que ça se joue à ce niveau-là… Pas avec pareilles entités, qui sont bien au-dessus de ce genre de préoccupations. Mais je me rends bien compte en vous en parlant que ces entités, que j’envisageais de manière abstraite disons, semblent bien opérer sur Terre via des agents intermédiaires humains – et, du côté de ces derniers, les intentions malignes sont bel et bien envisageables. »

 

[VII-6 : Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert] Le Pr Harold Colbert s’interrompt à nouveau. Puis : « Croyez-vous en la magie ? » Trevor Pierce lui répond que oui – pas Veronica Sutton, même si elle suppose que ce monde renferme bien des choses inexplicables par la science actuelle, qui peuvent dès lors passer pour de la magie. « Je ne pouvais pas espérer meilleure réponse. » Le théologien explique que c’est ce qui fait des Mythes des chamans du grizzli rumsens un livre « dangereux » : s’il se contentait de rapporter du folklore, il ne différerait guère de 99 % des travaux d’ethnographie, du Rameau d’or de Frazer à ces innombrables monographies que personne ne consulte jamais, et qui abondent dans les sociétés d’histoire locale – comme ces ouvrages, il ne présenterait aucun caractère menaçant. Mais voilà : il contient des sorts. Pedro Maldonado s’était renseigné avec une grande méticulosité sur les rites des chamans du grizzli, même en passant par l’intermédiaire des Ohlones ou des Miwoks. Il a ainsi consigné des sortilèges, avec suffisamment de précision pour qu’on puisse les apprendre… et en faire usage. Mais c’est aux investigateurs de voir s’ils souhaitent les apprendre, ou pas – s’ils le lui demandent, le Pr Colbert leur traduira ces passages, avec toute la précision nécessaire. Veronica lui demande s’il les a lui-même appris – le théologien répond que c’est le cas pour « un des deux : il y en a un qui a pour objet, à la fois, d’invoquer et de congédier l’Esprit de Pebble Hill ; l’autre permet d’invoquer et de contrôler un Fantôme Qui Marche – ce sont deux choses tout à fait différentes… Il y a quelques années, je m’étais appliqué à apprendre ce dernier sortilège – mais je n’ai même jamais simplement envisagé d’apprendre l’autre : il est beaucoup trop dangereux… » Trevor prend la chose à la blague : « Vous voulez nous envoyer dans une autre dimension ? » Mais le professeur est mortellement sérieux : « Si vous comptez mener cette enquête à terme, je ne garantis pas que vous puissiez éviter de vous retrouver dans des endroits fort étranges. Et dangereux. » Le journaliste est perplexe, et adresse un regard inquiet à Veronica, qui ne se prononce pas pour l’instant.

 

[VII-7 : Veronica Sutton : Harold Colbert ; Hadley Barrow] Mais le Pr Harold Colbert s’adresse justement à Veronica Sutton : « Vous connaissiez déjà le nom de "Fantômes Qui Marchent" avant de venir ici, et je vous sais lectrice d’ouvrages anthropologiques, dans une optique éventuellement comparatiste. Ces désignations sont propres aux Indiens de la région – mais vous ne serez pas surprise d’apprendre que ces mythes correspondent à d’autres de par le monde, qui peuvent les éclairer d’un jour différent. C’est pour partie l’objet de mes recherches – ainsi de ce Symbole des Anciens, ce pentagramme que l’on retrouve aussi bien en Égypte, en Chine, que sais-je… Ces "Fantômes Qui Marchent" semblent correspondre à ce que l’on appelle ailleurs des "Vagabonds dimensionnels", terme sans doute moins poétique mais plus évocateur. Quant à "l’Esprit de Pebble Hill"… Je n’ai pas de certitude à cet égard. Mais l’association des termes "Clé et Porte"… m’évoque une autre désignation. Avez-vous entendu parler de Yog-Sothoth ? » La question fait sursauter Veronica : ce nom figurait dans la retranscription d’un entretien avec une victime de la Noire Démence, que le Dr Hadley Barrow leur avait fait lire, au Napa State Hospital… Elle l’explique au professeur, dont les traits se durcissent : « C’est ce que je redoutais… » Le professeur se lèvre, parcourt les rayonnages environnants, et en sort un livre, qu'il ouvre à une page précise et soumet aux investigateurs :

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[VII-8 : Harold Colbert] « Vous voyez ce qui est dit à propos de la Clé et de la Porte ? Du temps, de l’espace… » Puis le Pr Harold Colbert va chercher un autre ouvrage encore : « Celui-ci est intéressant, aussi… Je suppose qu’il peut faire sens, eu égard aux questions que vous vous posiez… »

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[VII-9 : Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert ; Jonathan Colbert] Trevor Pierce est très perplexe : le livre de Maldonado semblait dire qu’il fallait se rendre dans cet autre monde, pour en revenir… Mais ces autres documents donnent bien davantage l’impression d’un voyage sans retour ! Harold Colbert lui répond : « C’est assurément un risque… Il existe des rites, des protections – mais sans doute inutiles en pareil cas : le Symbole des Anciens ne serait d’aucune utilité, ici… »

 

[VII-10 : Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert ; Jonathan Colbert] Mais faut-il comprendre que Jonathan Colbert se rend dans ce monde quand il rêve et en revient au réveil, demande Trevor Pierce ? C’est possible, oui… Le Pr Colbert rappelle au Dr Sutton qu’ils avaient évoqué la question de cette « épidémie de rêves » qui avait eu lieu durant le printemps 1925, et qui affectait tout particulièrement les artistes tel Jonathan – la psychiatre s’en souvient très bien. À cette occasion, quelques rares études avaient fait mention d’entités assez comparables à Yog-Sothoth : « Je ne sais pas si ce nom vous dit quelque chose, mais on avait parlé de Cthulhu, dans sa cité engloutie de R’lyeh » L’épidémie a cessé brusquement, et on n’y est plus revenu : « Dans votre profession, Mme Sutton, personne n’a bien compris de quoi il s’agissait… » Mais ces noms, ces phénomènes, n’étaient pas inconnus d’autres chercheurs – dont le Pr Harold Colbert ; et ce thème d’entités pénétrant les rêves de certains individus et les façonnant n’avait rien d'une surprise pour un petit cercle d’initiés. Via ces rêves, ces entités pouvaient amener leurs victimes… à faire certaines choses...

 

[VII-11 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert] Le Pr Harold Colbert s’interrompt, il semble mûrement réfléchir à ce qu’il va dire. Puis : « Il y a… un autre livre. Le plus dangereux de tous. Il pourrait vous apporter quelques éclaircissements, je pense. » Le professeur demande aux investigateurs s’ils souhaitent avoir accès à ce livre – mais il insiste sur les dangers que cela représente, pour la santé mentale tout particulièrement… Il peut leur en traduire quelques passages sélectionnés, toutefois – à moins qu’ils ne lisent eux-mêmes le latin ? Veronica Sutton a un niveau relativement correct, mais l’aide du professeur sera sans doute la bienvenue… Mais il faut sans doute préparer le terrain, de toute façon. Le professeur explique qu’il s’agit d’un livre fort ancien, et très rare : de cette édition en particulier, on ne connaît que quatre exemplaires de par le monde – que la Collection Zebulon Pharr dispose d’un de ces volumes n’est pas pour rien dans sa réputation comme dans sa valeur. Le titre originel de ce livre était Al Azif ; il avait été écrit, vers 730, par un Arabe dément du nom d’Abdul al-Hazred. Le livre a été traduit en grec par Théodore Philetas, vers 950, qui lui a donné le titre sous lequel il est passé à la postérité : le Necronomicon. Tous les exemplaires des versions arabes et grecques ont disparu. La plus vieille édition existant encore est la traduction latine par Olaus Wormius, datant de 1228, et c’est cette version que l’on trouve dans la Collection Zebulon Pharr. « Mais comprenez bien que c’est littéralement un livre qui rend fou. Il contient… des révélations, mais à ne pas entendre au sens chrétien, c’est d’un autre ordre – il s’agit de chambouler toutes les perspectives, en particulier en ce qui concerne la place de l’homme dans l’univers. Abdul al-Hazred avait compris cette chose que les croyants, quels qu’ils soient, ne peuvent tout simplement pas accepter : que l’homme n’est pas au centre de l’univers, pire, qu’il n’a absolument aucune espèce d’importance – et qu’il n’a aucune idée du monde dans lequel il vit… » Le livre peut en donner une idée – et cela peut s’avérer fatal. Solennellement, le Pr Harold Colbert répète sa question : veulent-ils travailler sur ce livre ? Veronica Sutton est très étonnée par ce discours – et connaît un sursaut de rationalisme : le professeur serait-il complètement fou ? Impossible de le déterminer – mais le ton employé par Harold Colbert n’a rien de celui d’un illuminé. Pense-t-il vraiment qu’ils y trouveront des choses utiles ? Oui. De quoi guérir la Noire Démence ? Probablement pas : il craint que ce soit trop tard, les personnes affectées ne s’en remettront jamais… « Avec une chance incroyable, peut-être pourrons-nous éviter que cela se produise encore à l’avenir – mais cela n’a rien de certain, absolument rien. » Veronica demeure perplexe, elle adresse quelques regards interrogatifs à Trevor Pierce, qui est tout aussi sceptique… et qui, en outre, a de plus en plus de mal à se concentrer : il est malade, après tout… et il a bien relevé ce que le professeur disait concernant l'impossibilité de toute guérison. Mais Veronica et lui finissent par acquiescer.

 

[VII-12 : Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert, Randolph Coutts] Le Pr Harold Colbert invite donc Trevor Pierce et Veronica Sutton à sortir de la pièce où ils se trouvent, et, accompagné de Randolph Coutts, toujours très discret, il les conduit à la chambre-forte aperçue dans le couloir. Le professeur et l’avocat effectuent ensemble toute une procédure complexe et chronométrée pour ouvrir la lourde porte blindée, d’une épaisseur incroyable. Elle donne sur une petite pièce, totalement dénuée de la moindre décoration, et au fond de laquelle se trouve un bureau, avec un unique livre dessus, qui y est enchaîné : le Necronomicon

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

[VII-13 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert] Le Pr Harold Colbert, visiblement ému, invite ses compagnons à s’asseoir, et feuillette le précieux grimoire à la recherche d’un passage qui, suppose-t-il, devrait intéresser Veronica Sutton et Trevor Pierce… La psychiatre pourrait essayer de lire d’elle-même le texte en latin, mais, pour l’heure, elle préfère laisser au professeur le soin de traduire.

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

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Utopiales 2017/La Méthode Scientifique : l'espace-temps selon Lovecraft

Publié le par Nébal

Utopiales 2017/La Méthode Scientifique : l'espace-temps selon Lovecraft

Lors des Utopiales 2017, le vendredi 3 novembre plus précisément, scène Shayol, j’ai eu le plaisir de participer à l’enregistrement en direct de l’émission de France Culture La Méthode Scientifique, présentée par Nicolas Martin.

 

Le thème de l’émission était L’Espace-temps selon Lovecraft, et, pour en discuter, étaient également présents Gilles Dumay et Raphaël Granier de Cassagnac.

 

L’émission peut s’écouter en podcast sur le site de France Culture – vous la trouverez ici.

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Et si le diable le permet, de Cédric Ferrand

Publié le par Nébal

Et si le diable le permet, de Cédric Ferrand

FERRAND (Cédric), Et si le diable le permet (une étrange aventure de Sachem Blight & Oxiline), illustrations de Melchior Ascaride, Bordeaux, Les Moutons Électriques, coll. Les Saisons de l’Étrange, 2017, 265 p.

Ma critique se trouve dans le Bifrost n° 88, pp. 86-87. Elle sera ultérieurement mise en ligne sur le blog de la revue, et j’en donnerai alors le lien, en même temps que je publierai ici même une version plus longue.

 

N’hésitez pas à réagir d’ores et déjà !

 

EDIT : la critique de Bifrost est en ligne sur le blog de la revue, ici.

 

Suit une version plus développée...

UNE ÉTRANGE AVENTURE DE SACHEM BLIGHT ET OXILINE

 

Montréal, 1930. Sachem Blight a beau être canadien (de Toronto) et avoir bourlingué de par le vaste monde en quête du frisson de l’aventure, c’est une destination fort exotique pour lui – une ville entre deux mondes, où les communautés anglophone et francophone ne se mêlent guère et, plus qu’à leur tour, se méprisent. En cela, c’est un terrain de jeu qui vaut bien les confins de la Perse ou de l’Afrique noire.

 

Mais Sachem Blight, en cette époque troublée qui suit de peu le krach de Wall Street, l’année précédente seulement, ne crache pas sur le travail. Son truc, c’est de retrouver les gosses de riches qui, pour une raison ou une autre, devant souvent à la naïveté, se rebellent contre leur ascendance et prennent la poudre d’escampette pour vivre par eux-mêmes, et ne tardent guère à le regretter. Cette fois, c’est le fils de l’architecte du tout nouveau pont dit « du Havre », à Montréal, chantier colossal sur le point d’être achevé, qui s’est fait la malle – ça change un peu des princesses enlevées, mais pas forcément tant que cela.

 

Toutefois, mettre la main sur le fugitif s’annonce ardu, dans cette ville qui est un monde en elle-même. Sachem Blight aurait bien besoin d’aide – surtout pour s’entretenir avec ces Canadiens français qui ne parlent même pas le « français de France ». Ça tombe bien : par une improbable coïncidence (sinon, ça ne serait pas drôle), la demi-sœur de Sachem, Oxiline, végète dans une institution religieuse pour jeunes filles, et il est bien temps de sortir l’adolescente de sa réclusion quasi monastique. D’autant qu’elle s’y connaît probablement bien davantage en joual – le sociolecte du français québécois propre à Montréal.

 

Et notre duo de choc de mener sa petite enquête – qui s’avère bien vite fort étrange ; il y a bien plus, là dedans, que la disparition d’un jeune homme de bonne famille ; quelque chose qui sent la secte… et peut-être bien pire encore.

 

UN ÉCRIVAIN DERRIÈRE L’ÉCRAN (OU CTHULHU OR NOT CTHULHU)

 

Troisième roman de Cédric Ferrand aux Moutons Électriques, Et si le diable le permet témoigne plus que jamais de la double casquette de l’auteur, à la fois écrivain et rôliste. Mais peut-être d’une manière un peu différente ? Wastburg et Sovok étaient deux (doubles) projets spécifiques à l’auteur – que le jeu de rôle ait précédé le roman, ou l’inverse. Dans Et si le diable le permet, Cédric Ferrand se réfère cette fois à un titre qui lui est extérieur, et pas des moindres : ni plus ni moins que le fameux L’Appel de Cthulhu, un des jeux de rôle les plus pratiqués depuis sa création en 1981 par Sandy Petersen.

 

L’Appel de Cthulhu, bien sûr, est censé émuler les récits d’horreur cosmique de Lovecraft et de ceux qui ont manié le « Mythe de Cthulhu » dans sa foulée. Même à s’en tenir au seul champ littéraire, les notions de « lovecraftien » ou de « cthulhien » sont déjà assez compliquées, impliquant de se poser plusieurs questions : qu’est-ce qu’un récit lovecraftien ? Le « Mythe de Cthulhu » est-il une notion pertinente ? « Lovecraftien » et « cthulhien », est-ce la même chose ? Pouvez-vous me prouver que la réédition des horreurs de Brian Lumley ne relève pas du crime contre l’humanité ? Etc. Or, d’une certaine manière, la question se complique encore quand on évoque le jeu de rôle – car L’Appel de Cthulhu, sur ces bases communes, a constitué peu à peu sa propre mythologie, ses propres codes… et ses propres clichés. Je vous renvoie à ce propos à ce que Tristan Lhomme pouvait en dire en guise de « préface » au chouette Musée de Lhomme, il vous en parlera avec bien plus de compétence que moi.

 

Or on retrouve ledit Tristan Lhomme en exergue de Et si le diable le permet – avec cette citation frappée au coin du bon sens :

 

Et puis, c’est quoi "une histoire de Cthulhu" ? Si c’est le jeu littéraire qui consiste à inventer des dieux qui sentent le poisson et des livres rédigés avant l’invention de l’écriture, c’est mort depuis… hum… Brian Lumley ? Si c’est l’écriture d’histoires dans la perspective du "matérialisme cosmique" lovecraftien, à mon avis, nous n’en sommes pas sortis avant longtemps.

 

L’auteur lui-même avait présenté son roman comme étant « un pulp lovecraftien » ; mais est-ce bien le cas ?  Ce n’est pas garanti. La citation de Tristan Lhomme, aussi bienvenue soit-elle, est peut-être un peu ambiguë à cet égard (et en même temps très à propos), parce qu'elle pourrait laisser supposer que le roman qui suit relèverait de la lovecrafterie pour orthodoxe à poil dur – la version Joshi-compatible, et qui a sans doute ma préférence ; or ce n’est probablement pas cela que nous trouverons dans Et si le diable le permet.

 

D’autant que cette optique narrative ne se marie pas forcément très bien avec la mise en avant du caractère pulp – au sens zeppelins, nazis et dynamite – qui est une autre tendance de la littérature « lovecraftienne » ainsi que des jeux de rôle « lovecraftiens », même en empruntant au moins autant à Indiana Jones et compagnie qu’aux austères contes macabres du gentleman de Providence, pas exactement porté sur l’action trépidante de manière générale. Mais, Et si le diable le permet, est-ce un pulp, alors ? Eh bien… probablement guère plus. Le roman relève sans doute de la fiction populaire, mais pas dans ce registre – ou pas vraiment.

 

Non : si Et si le diable le permet doit (?) être envisagé comme « un pulp lovecraftien », c’est au regard de la pratique rôlistique de L’Appel de Cthulhu. Sans être à proprement parler la novélisation d’une partie effectivement jouée, le roman de Cédric Ferrand abonde en clins d’œil et autres sourires de connivence à l’adresse du public rôliste ou, précise éventuellement l’auteur, de ceux qui ont joué en leur temps et considèrent qu’ils ne peuvent plus le faire. C’est une dimension essentielle du roman, à mes yeux du moins.

LES INVESTIGATEURS ET LE GARDIEN DES ARCANES

 

Et ça vaut aussi bien pour les « investigateurs » que pour le « Gardien des Arcanes ».

 

Les PJ, dans ce roman, sont donc Sachem Blight et sa demi-sœur Oxiline – et ils sont tous deux très réussis, foncièrement attachants. Le premier, le « héros » de l’aventure, a donc beaucoup voyagé, sur tous les continents ; en cela, il peut rappeler bien des « investigateurs historiques », dans les fameuses grosses campagnes élaborées par Chaosium, etc., comme Les Masques de Nyarlathotep, qui font voyager les PJ vers les destinations les plus exotiques ; pour autant, s’il a déjà entrevu des choses « bizarres », il ne s’est jamais vraiment frotté au surnaturel à proprement parler – et encore moins au « Mythe de Cthulhu ». Par ailleurs, cette expérience étonnante pour un trentenaire ne l’a guère mûri pour autant. En fait, Sachem Blight, globalement compétent dans sa partie, ne se montre pas pour autant toujours très futé : ses préjugés et ses obsessions peuvent l’égarer, à l’occasion, et, surtout, sa tendance à se bagarrer pour un rien lui nuit pas mal – le laissant plus qu’à son tour sonné sur le trottoir, et dans l’impossibilité de revenir fouiner dans cet endroit crucial pour son enquête... dont il vient tout juste d’être expulsé manu militari. Même avec ses atours de bourlingueur et sa façade de gros dur, le personnage a quelque chose d’un peu loser qui contribue à le rendre plus attachant encore.

 

Oxiline, dans les seize ans, n’est pas en reste. La jeune fille a végété bien trop longtemps dans une institution religieuse étouffante, sans contact avec son père (celui de Sachem) et guère plus avec sa mère, folle au dernier degré (dit-on). Elle a hâte de sortir de sa réclusion – que son demi-frère vienne l’en tirer, c’est la plus grande des bénédictions, et elle se montre très reconnaissante envers celui qu’elle appelle affectueusement « Rusty ». Mais, contrairement à ce dernier, elle n’a aucune expérience du vaste monde, qu’elle entend bien découvrir au plus tôt. Qu’elle n’en sache rien, tour à tour, lui sert, en lui permettant d’envisager les choses un peu différemment, ou la dessert – et méchamment, car ce monde est hostile. Bien plus futée que son enquêteur de demi-frère, bien plus passionnée en même temps, elle a un don pour trouver les pistes les plus fructueuses – et tout autant pour mettre les pieds dans le plat, car c’est peu ou prou la même chose. Elle aussi a donc sa maladresse – qui, là encore mais d’une manière subtilement différente, contribue à la rendre attachante.

 

Mais ce sont bien des investigateurs de L’Appel de Cthulhu : autant dire qu’ils ne comprennent pas grand-chose à l’intrigue à laquelle ils se trouvent mêlés, longtemps du moins, et ce en dépit de la multiplication, tout autour d’eux, des panneaux clignotants : « L’ENTITÉ INDICIBLE EST PAR-LÀ ». En chemin, ils s'égarent dans mille rencontres « optionnelles » pas exactement utiles dans la perspective de leur enquête, l’un comme l’autre. Et, bien sûr, Sachem, plus qu’à son tour, ne trouve rien de mieux à faire que de jouer des poings, pour un résultat parfaitement navrant (et joliment cocasse) – et ce alors même que Montréal en 1930 n’a pas grand-chose à voir avec la proverbiale taverne où débutent, par une bagarre le cas échéant, tant d’aventures donjonneuses… Un atavisme ?

 

Le Gardien des Arcanes (l’écrivain ?) n’est toutefois pas épargné, et Cédric Ferrand s’amuse visiblement beaucoup, là encore, à parsemer ce roman d’easter eggs rôlistiques qui sentent le vécu. À plusieurs reprises, nous l’entrevoyons en Gardien/Démiurge déployant son complot plus que tordu à grands renforts de ricanements sataniques surjoués. Mais nous ne le voyons tout aussi souvent, voire bien plus… désespérer que les investigateurs passent sans cesse au travers des mailles de son filet pervers et, pire encore, sans même s’en rendre compte ! Peut-être est-ce pour cela, alors, qu’il se replie si souvent sur l’Accessoire Ultime : le guide Baedeker de Montréal…

 

C’est une dimension importante du roman – je dirais même essentielle. Il contient beaucoup de choses qui ne parleront peut-être qu’aux rôlistes, ou qui leur parleront plus particulièrement disons, mais pas uniquement ceux ayant beaucoup pratiqué L’Appel de Cthulhu d’ailleurs, même si ces derniers constituent tout de même une cible de choix. Ce qui n’est pas sans poser problème – car ce sous-texte follement fun risque d’échapper à des lecteurs non-rôlistes. Pour autant, Et si le diable le permet n’est pas réservé à la seule Population Dégénérée Qui Jette Des Dés Bizarres, et je suppose qu’on peut le lire avec plaisir sans cette expérience particulière – reste qu’une dimension non négligeable du roman risque alors de passer peu ou prou à la trappe, je tends à le croire.

 

DU BON USAGE DU BAEDEKER...

 

Or cela a son impact sur la narration. Et si le diable le permet, tout pulp qu’il prétende être, est certes un roman relativement court, et enjoué par ailleurs, mais il adopte un rythme en fait assez lent, plutôt surprenant pour le coup, et ce jusqu’à sa toute fin ou presque. Dans les retours que j’ai pu lire çà et là, c’est une dimension souvent pointée du doigt, et souvent pour y voir un écueil du roman. Je n’en suis pas persuadé pour ma part, car Cédric Ferrand sait raconter une histoire, et joue là encore des codes du jeu de rôle L’Appel de Cthulhu d’une manière assez délicieuse.

 

C’est tout particulièrement vrai en ce qui concerne le côté « guide Baedeker » d’Et si le diable le permet. L’utilisation de cet ancêtre du Guide du routard, etc., est un trait récurrent de la conception de cadres de jeu dans L’Appel de Cthulhu – et le terme revient souvent dans les critiques, pouvant se voir accoler des connotations positives, mais, au moins aussi souvent et peut-être davantage, ayant des relents de reproche. Le Baedeker est bien une ressource privilégiée des suppléments intitulés Les Secrets de… (New York, Marrakech, tous deux immondes, plus intéressants sont San Francisco, le Kenya, je ne sais pas ce qu'il en est de Lyon, etc.). La « baedekerisation », dès lors, désigne souvent des suppléments un peu fainéants, se contentant de lister des choses aussi narrativement inutiles que les horaires d’ouverture des bureaux de poste ou le coût d’un billet de tramway dans telle ou telle ville, sans véritable apport ludique.

 

Mais le terme figure également dans le roman, dès le début (et je suis d'autant plus enclin à y voir un clin d’œil appuyé), quand Sachem Blight déplore que le monde « extérieur » perde ainsi de son cachet, à être toujours un peu plus connu et codifié – avec par ailleurs le risque (mais c’est la raison même de son métier d’enquêteur), pour des gens un peu trop crédules, de penser qu’en 1930 l’on peut vivre à Lhassa comme on vivrait à Toronto : pour Sachem Blight, ça n’est certainement pas le cas. Et, pour le coup, il est difficile, ici, de ne pas penser à l’exotisme éventuellement light et assurément « baedekerisé » des campagnes telles que Les Masques de Nyarlathotep, encore que la « baedekerisation » puisse en fait concerner de manière plus frontale des destinations un peu moins exotiques, néanmoins étrangères (l’exemple le plus éloquent étant probablement la bien trop décevante à mon goût campagne Terreur sur l’Orient-Express).

 

Reste que le Baedeker est un outil de choix pour qui conçoit ou maîtrise des scénarios ambitieux de L’Appel de Cthulhu – et Cédric Ferrand s’amuse beaucoup avec. Son roman est ainsi parsemé d’anecdotes sur Montréal, ville qu’il connaît bien pour y vivre depuis longtemps, mais sans doute bien exotique pour un lecteur français lambda. Il a pu faire la remarque que ses précédents romans, Wastburg et Sovok, traitaient d’une certaine manière de Montréal, mais sur un mode « déguisé ». Et si le diable le permet ne s’embarrasse pas de cette pudeur, et constitue, en même temps qu’un roman, un guide édifiant des particularités de la métropole québécoise et de ses environs. Au-delà de la seule visite de bâtiments de caractère, on y apprend donc plein de choses, du plus terrible (comme l’explosion de Halifax, en 1917) au plus trivial, avec énormément de choses entre les deux, incluant, liste non exhaustive, aussi bien des notations gastronomiques que l’évocation de figures historiques (dont par exemple Adrien Arcand, nazillon canadien dont l’auteur a pu dire qu’il était d’une certaine manière à l’origine du projet du roman), la construction du « Pont du Havre » qui fournit son motif au récit, ou l’histoire par le menu de l’établissement catholique pour jeunes filles où s’ennuie Oxiline, sans même parler des légendes indiennes locales (forcément) ou du résultat des élections municipales. Avec parfois des aperçus plus globaux, cependant – les financiers qui se défenestrent à Montréal comme à New York, ou les physiciens et chimistes qui se tapent mutuellement dessus, ce qui n’a sans doute pas lieu qu’à McGill.

 

Mais c’est bien un roman – comme cela pourrait être un bon scénario : l’érudition façon Baedeker ne tombe paradoxalement jamais comme autant de cheveux sur la soupe, mais s’intègre avec fluidité dans le récit. « Objectivement », bon nombre de ces anecdotes sont « inutiles » au regard de la résolution du scéna… du roman, mais peu importe, car elles s’insèrent avec naturel, donc, sont souvent intéressantes voire passionnantes, parfois amusantes également, et, enfin, contribuent et pas qu’un peu à l’ambiance de l’aventure – ce qui est au moins aussi essentiel, et probablement davantage, que la seule mécanique du « whodunit », etc. C’est donc le bon usage du Baedeker.

… ET DES COMPÉTENCES LINGUISTIQUES

 

Dans un registre sans doute assez proche et pourtant différent, Cédric Ferrand use, avec succès, d’un autre outil d’ambiance aussi bien que narratif, consistant en, disons, des « jeux linguistiques ». Ils occupent une place non négligeable dans le roman, car nous sommes très vite confrontés aux insuffisances d’un Sachem Blight incapable de vraiment s’entretenir avec les Canadiens francophones de Montréal. Son mauvais français ne lui permet pas de comprendre un traître mot au joual employé par les autochtones – et c’est ici qu’Oxiline s’avère tout particulièrement utile, d’ailleurs.

 

Le roman appuie sur la coupure entre les communautés anglophone et francophone de la métropole – et, dit comme ça, effectivement, il y avait déjà de ça dans Wastburg, ce qui m’avait très certainement échappé à l’époque. Mais le roman évoque ces difficultés sur un ton assez léger, limite badin, même si jamais acide, et encore moins méprisant : la dimension politique sous-jacente est là, et traitée avec sérieux. Reste que Cédric Ferrand manie bien ce thème, et d’une manière qui s’avère aussi drôle que pertinente.

 

Ainsi d’abord du mauvais français de Sachem Bligh. Canadien anglophone, de Toronto, il a sans doute roulé sa bosse un peu partout, mais ça n’en a pas fait de lui un linguiste. Et son français consiste en transpositions littérales d’expressions anglaises – ce qui est souvent très drôle. D’où moult quiproquos et une incompréhension fondamentale, qu’à un second niveau le joual vient compliquer davantage encore. Heureusement, Oxiline est là – maîtrisant aussi bien « le français de France » que celui du Québec, et celui, plus spécifique encore, de Montréal.

 

Ce qui nous vaut des dialogues très colorés, très fleuris, souvent drôles – mais ils le sont parce que Cédric Ferrand prend soin d’y injecter un certain naturel, toujours. Pour un « Français de France », ça a sans doute quelque chose d’argotique, qui participe de l’amusement, mais demeure la certitude, au fond, d’une langue à part entière, avec ses codes : à l’évidence, on peut oublier ici les pseudo-imitateurs franchouilles qui parodient lourdement l’accent québécois, warf warf, on peut oublier tout autant les « câlisse » et les « tabarnak », re-warf warf, car cela va bien au-delà, et c’est autrement pertinent.

 

Par ailleurs, cela illustre les merveilles de la contextualisation – car ces dialogues, heureusement sans envahissantes notes explicatives, demeurent parfaitement compréhensibles alors même qu’ils emploient un vocabulaire totalement inconnu de la grande majorité des lecteurs français (dont bien sûr votre serviteur).

 

UN SOUCI DE RYTHME

 

Mais, même si j’ai beaucoup apprécié Et si le diable le permet au regard de son abondant contenu anecdotique et de ses jeux linguistiques, le fait est que le roman souffre sans doute d’un problème de rythme, qui y est lié. Maints lecteurs l’ont souligné, que ces anecdotes, etc., n’enchantaient pas autant que moi, et c’est sans doute bien légitime. Au fond, l’intrigue peut paraître assez secondaire dans ce roman, comme un prétexte à ce contenu tout autre – ce qui ne me gêne pas vraiment, mais pourra assurément écarter bien des lecteurs.

 

Ce problème de rythme est probablement indéniable. Mais, pour ma part, il est surtout ennuyeux à la toute fin du roman, qui m’a fait l’effet d’être fâcheusement précipitée. Jusqu’alors, le roman prend vraiment son temps, il est une balade avant que d’être une aventure, au rythme de la marche et non du sprint, et si l’enquête s’enrichit parfois de découvertes inattendues, « objectivement », bon nombre de scènes « ne servent à rien » dans l’optique la plus utilitariste du récit. Pas un problème pour moi, car cela participe de l’ambiance. La fin, c’est autre chose… Car Cédric Ferrand nous balance tout en dix pages, en donnant limite l’impression d’expédier le bouzin, comme s’il était bien temps de passer à autre chose.

 

Et là, je n’ose guère poursuivre dans ma lecture « rôlistique » du roman. J'imagine qu'on pourrait y voir un Gardien aux abois et consterné par l'incompréhension des investigateurs quant à ce qui se passe, dès lors contraint de tout lâcher en mode didactique sur cinq minutes de confrontation ultime qui foire de toute façon, mais, euh, là, ça serait sans doute pousser le bouchon un peu trop loin… De même, m’a-t-on justement fait remarquer, pour l’idée d’une partie à conclure dans l’urgence, pour qu’un joueur ait le temps de choper le dernier métro…

 

Est-ce l’effet d’une conception narrative devant beaucoup à l’improvisation ? C’est possible. Et j’avouerai volontiers, quant à moi, que je n’ai jamais vraiment su conclure mes scénarios perso « improvisés »… Ce qui ne change rien au problème – et peut-être d’autant plus que nous parlons bel et bien d’un roman, ici, pas d’une séance de jeu de rôle en petit comité.

 

C’est une faiblesse marquée d’Et si le diable le permet – celle qu’il faut mettre en avant, le cas échéant, outre que la dimension « rôlistique » de la narration pourra ne pas parler à tout le monde.

 

« À SUIVRE »…

 

Heureusement, ce n’est pas au point de véritablement nuire à la note globale du roman, qui reste avant tout distrayant et malin – même si éventuellement aux yeux d’un lectorat relativement spécifique.

 

Soyons francs, ça n’a rien d’inoubliable, ça n’est certainement pas un chef-d’œuvre, et ça ne vaudra pas à son auteur le prix Nobel de littérature, mais ce n’était probablement pas l'idée. En l’état, Et si le diable le permet demeure un court roman tout à fait amusant, souvent drôle, et probablement plus futé qu’il n’en a l’air. Ça coule tout seul – et, pour ma part en tout cas, je l’ai donc lu avec beaucoup de plaisir. Pour dire les choses, si je ne suis pas très « lecture à la plage » (c’est bien sûr la plage, le problème, pas la lecture), je suppose que l’on pourrait tenter l’expérience, avec une bonne marge de réussite. Et que ça remplacerait utilement bien des lectures estivales en mode « automatique ».

 

Et ensuite ? Cette « étrange aventure de Sachem Blight & Oxiline » est censée inaugurer une série. L’emballage du roman joue de cette carte, et l’épilogue, très amusant, se conclut sur cette annonce : « Sachem Blight et Oxiline reviendront dans Le Tour du monde en un jour. » Très honnêtement, en refermant le livre, je ne savais pas si cette mention relevait du lard ou du cochon… Mais Cédric Ferrand a semblé évoquer à plusieurs reprises son travail sur une nouvelle aventure de son duo héroïque. Serait-ce donc vrai ? Je n’en sais rien – mais j’avoue que ça ne serait pas pour me déplaire… [EDIT : depuis la rédaction de cette chronique, le projet éditorial des Saisons de l'Étrange a été lancé, et l'hypothèse d'un nouveau roman semble donc beaucoup plus concrète.] Alors, si jamais, en route pour une nouvelle aventure étrange !

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CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (05)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (05)

Cinquième séance du scénario pour L’Appel de Cthulhu intitulé « Au-delà des limites », issu du supplément Les Secrets de San Francisco.

 

Vous trouverez les éléments préparatoires (contexte et PJ) ici, et la première séance . La précédente séance se trouve quant à elle .

 

Tous les joueurs étaient présents, qui incarnaient donc Bobby Traven, le détective privé (qui s'est toutefois absenté en fin de partie) ; Eunice Bessler, l’actrice ; Gordon Gore, le dilettante ; Trevor Pierce, le journaliste d’investigation ; Veronica Sutton, la psychiatre ; et Zeng Ju, le domestique.

I : MERCREDI 4 SEPTEMBRE 1929, 19H – CHEZ FRANCIS, 59 O’FARRELL STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (05)

[I-1 : Zeng Ju : Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Tandis que ses associés se rendaient à la Résidence Reece, Zeng Ju préférait enquêter sur le terrain en fouinant dans les rues du Tenderloin, d’abord à proximité du Petit Prince, dans l’espoir de trouver un indice lui permettant de mettre la main sur Jonathan Colbert et/ou Andy McKenzie. Il espère, sinon tomber par hasard sur les deux hommes, du moins rencontrer un habitué du quartier qui pourrait le renseigner.

 

[I-2 : Zeng Ju : Eugénie ; Bobby Traven, Jonathan Colbert] Mais déambuler simplement dans les rues ne donne rien. Cela dit, c’est le moment où le quartier commence à s’animer, avec l’ouverture des « restaurants français »… à l’exception bien sûr du Petit Prince, fermé par la police. Zeng Ju décide d’aller boire un verre dans un de ces établissements, pour y dénicher des informations ; par le plus grand des hasards, il se rend ainsi Chez Francis, où Bobby Traven a ses habitudes (il n’en sait rien). Il y est bientôt accosté par une souriante serveuse qui se fait appeler Eugénie. Elle lui tend la carte, où les noms des alcools sont à peine déguisés – va pour un whisky canadien. Mais il essaye de discuter avec elle : sans doute connaît-elle bien le quartier ? Il est à la recherche d’un artiste, un peintre qu’on lui a recommandé, mais impossible de dégoter son adresse… Un jeune homme du nom de Jonathan Colbert, il sait qu’il traîne dans le quartier. Eugénie y réfléchit un instant, puis sourit : oui, ça lui dit vaguement quelque chose. Ce n’est pas un habitué de la maison, mais le quartier est petit, on connaît un peu tout le monde… Que veut-il faire avec lui ? Des affaires – ou plus exactement c’est ce que souhaite faire son employeur, qui est tombé sur une toile du jeune peintre qui lui a beaucoup plu. Oh, elle, ce qu’elle en dit… Mais que Monsieur veuille bien patienter, elle va voir si elle peut lui dégoter quelque chose. Eugénie se retire, et se rend dans le couloir attenant aux cuisines, au fond du restaurant.

 

[I-3 : Zeng Ju : Francis ; Eugénie, Gordon Gore, Bobby Traven, Jonathan Colbert, Parker Biggs] Eugénie en ressort quelques minutes plus tard, mais ne revient pas à la table de Zeng Ju – elle a du travail auprès d’autres clients. Par contre, dans sa foulée, un homme encore assez jeune, très décontracté, sort du couloir et se rend aussitôt à la table du domestique de Gordon Gore : c’est Francis, ainsi qu’il se fait appeler (en vérité, ça doit être « John quelque chose », ainsi que Bobby Traven le sait parfaitement), et c’est le patron de ce « restaurant français ». Alors, il s'agit de parler affaires ? Effectivement – Zeng Ju lui répète ce qu’il a dit à Eugénie. Il se passe quelques secondes de silence – et puis le domestique se rend compte que Francis lui parlait, que les lèvres de son interlocuteur bougeaient, mais il n’entendait rien pour autant… Et c’est comme si le son revenait d’un seul coup, brusquement, en plein milieu d’une phrase. Perturbé, Zeng Ju présente ses excuses à Francis, lui demandant de bien vouloir répéter ce qu’il venait de dire. Le propriétaire du « restaurant français » est un peu interloqué, mais reprend volontiers : oui, il voit bien le bonhomme… En fait, le peintre a fait le tour du quartier, ses nus sous le bras, pour… « épicer » la décoration des « restaurants français ». Francis n’a pas trouvé ses œuvres du meilleur goût (« C’est un établissement de qualité, ici ! »), aussi n’ont-ils pas fait affaires. Mais ce Jonathan Colbert a persévéré, et trouvé au moins un gogo dans « la concurrence » : il a cru comprendre que Parker Biggs, du Petit Prince, l’avait pris sous son aile – mais le Petit Prince est fermé, une sombre histoire de bagarre… Peut-être le peintre a-t-il placé ses toiles ailleurs dans le quartier, mais Francis en doute : « Biggs est plutôt du genre exclusif. Personne n’a envie de lui marcher sur les pieds, faut dire. »

 

[I-4 : Zeng Ju : Francis ; Jonathan Colbert, Gordon Gore] Quoi qu’il en soit, dénicher Jonathan Colbert ne s’annonce pas évident ; sauf erreur, il n’avait même pas laissé d’adresse où le contacter à Francis, quand il était venu le démarcher en personne. Mais… Le patron va vérifier quelque chose dans son bureau. Zeng Ju le remercie, et attend qu'il revienne à sa table, ce qui ne demande que quelques minutes : en fait, si, le peintre lui avait bien donné une adresse, mais en lui expliquant qu’il allait déménager dans les jours qui suivaient – la nouvelle adresse, Francis ne la connaît pas. Mais si l’ancienne intéresse le domestique de Gordon Gore… La voici : appartement 3, 412 Eddy Street ; c’est bien dans le Tenderloin. Il n’en sait pas plus. Zeng Ju le remercie chaleureusement : le propriétaire ou les anciens voisins de Colbert pourront peut-être le renseigner quant à son domicile actuel ! Francis lui adresse un grand sourire : « C’est ce que je me suis dit. Bon, maintenant que vous avez cette information, il va quand même falloir la mériter un petit peu… Deux billets de dix ? » La somme est un peu élevée, elle dépasse le niveau des dépenses courantes de Zeng Ju, mais il avait pu piocher un peu dans la caisse de Gordon Gore – il a tout juste de quoi payer, mais il ne lui reste plus que quelques cents d’ici à ce qu’il retourne au manoir de Nob Hill. Zeng Ju termine son verre, puis quitte Chez Francis.

 

II : MERCREDI 4 SEPTEMBRE 1929, 19H – CERCLE DE BOXE AMATEUR DE L’USINE DE GLACE CARVER, 17 ALABAMA STREET, MISSION DISTRICT, SAN FRANCISCO

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[Nous avions alors joué une scène impliquant Bobby Traven, mais qui ne pouvait pas s’insérer logiquement dans le récit, ce que j'aurais dû remarquer de manière plus explicite sur le moment... Je l’ai donc supprimée de ce compte rendu, et me contenterai ici de la résumer pour mémoire. Le détective privé partait du nom de « grizzli » évoqué au Napa State Hospital, mais dont il ne pouvait pas avoir connaissance, et considérait que cela devait être le surnom d’une brute, éventuellement employée par la pègre ; il voulait alors se renseigner auprès de ses amis d’un cercle de boxe amateur, mais ça ne donnait absolument rien – plein de types dans ce milieu pourraient s’affubler de ce sobriquet. Des recherches du même ordre dans ses dossiers ou les journaux ne donnent rien de plus. Fausse piste. Et il n’y a pas de communauté amérindienne à San Francisco ou quoi que ce soit du genre – là aussi, de toute façon, Bobby Traven n’avait aucune raison valable d’enquêter à ce propos...]

 

III : MERCREDI 4 SEPTEMBRE 1929, 21H – RESTAURANT SACREBLEU !, 102 GEARY STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO

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[III-1 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Veronica Sutton, Trevor Pierce : Bridget Reece, Byrd Reece, Zeng Ju] Il est environ 20h30 quand Gordon Gore, Eunice Bessler, Veronica Sutton et Trevor Pierce achèvent de s’entretenir avec Bridget Reece et son père Byrd. Et Eunice a son idée de la suite de leur programme : elle a une faim de loup ! Ils décident donc de dîner dans un restaurant (impensable de retourner pour ce faire au manoir en l’absence de Zeng Ju, cuisinier hors-pair), et, tant qu’à faire, supposent que le Tenderloin, et plus précisément Geary Street, conformément à l’adresse imprécise que leur avait donnée Bridget, serait un bon choix. Ils y trouvent un restaurant appelé Sacrebleu !, qui a bonne réputation, servant vraiment de la cuisine française authentique ; bien sûr, c’est aussi un bordel, mais de qualité supérieure.

 

[III-2 : Veronica Sutton, Trevor Pierce, Gordon Gore : Curtis Ashley, Nicolas Robinson, Jonathan Colbert] À l’initiative de Veronica Sutton, ils profitent de ce repas pour faire le point sur les éléments qu’ils ont découverts dans la journée. La psychiatre est très intéressée par ce qu’a déniché Trevor Pierce dans l’article de Curtis Ashley sur les statistiques de la Noire Démence. Serait-il possible de retrouver ce journaliste ? Cela paraît difficile : cette feuille socialiste n’est plus éditée, et Trevor n’a pas trouvé d’autres mentions de ce nom. Mais peut-être serait-il possible d’en trouver la trace via des contacts socialistes ou syndicalistes… Veronica fait la remarque que le Pr Nicolas Robinson, de la California School of Fine Arts, avait mentionné que Jonathan Colbert fréquentait là-bas des cercles gauchistes ; peut-être pourrait-on y apprendre quelque chose ? Gordon Gore trouve effectivement la piste intéressante – mais tout cela est bien vague, et, quant à lui, il ne sait pas à qui s’adresser… Lui, les socialistes… Il ne s’intéresse pas à la politique – il trouve ça vulgaire ; mais surtout les socialistes… En tant que collectionneur d’art, il aime les gens qui cherchent à se distinguer, voyez-vous ! Gordon se tourne donc vers Trevor : « Allez-y, mon vieux, c’est pour ça que je vous paye, après tout ! » Son sourire, même amical, met le journaliste socialisant mal à l’aise...

 

[III-3 : Trevor Pierce, Veronica Sutton : Zebulon Pharr] Mais ce que dit Trevor Pierce de la Collection Zebulon Pharr intéresse aussi énormément Veronica Sutton ; en fait, elle en avait déjà vaguement entendu parler : la Collection n’est pas un mythe, elle existe bel et bien, aucun doute à cet égard. Elle ne sait pas où elle se trouve, mais se souvient qu’elle est gérée par un cabinet d’avocats, via une fondation ; elle n’a plus le nom du cabinet en tête, mais pense pouvoir le trouver assez facilement dans ses dossiers. Toutefois, la Collection n’est délibérément pas facile d’accès ; on ne peut pas simplement s’y rendre et se voir accorder l’entrée… Dans tous les cas, il faudrait une recommandation.

 

IV : MERCREDI 4 SEPTEMBRE 1929, 22H – 412 EDDY STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO

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[IV-1 : Zeng Ju : Francis, Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Zeng Ju se rend à l’adresse que lui a donnée Francis, et où il espère trouver une piste l’amenant à Jonathan Colbert et/ou Andy McKenzie. Eddy Street est une des principales artères du Tenderloin. L’immeuble, ou sa façade du moins, ne fait pas trop miteux, mais le domestique ne se fait aucune illusion sur l’état de l’intérieur ; ce genre d’immeubles est dévolu aux loyers très bas et peu scrupuleux, voire tout bonnement aux marchands de sommeil.

 

[IV-2 : Zeng Ju : Jonathan Colbert] Zeng Ju pénètre à l’intérieur de l’immeuble, ça ne présente pas de difficulté particulière. Par contre, il y a une loge de concierge – mais la brute qui l’occupe tient plus du videur qui fait dégager les mauvais payeurs, à l’évidence. Le domestique s’adresse au gardien, lui expliquant qu’il cherche un jeune peintre du nom de Jonathan Colbert, on lui a donné cette adresse, et… « Ben c’est pas la bonne. Qu’est-ce tu veux ? » Zeng Ju commence à répondre : « Eh bien, je suis mandaté par... » Mais il est aussitôt interrompu : « T’es mandaté par mon cul. » Le domestique interloqué tente de reprendre, mais la réplique ne se fait pas attendre : « Bon, le Chinetoque, tu dégages ! » La brute se lève lentement en faisant gonfler ses muscles. Zeng Ju ne bouge pas. Le costaud reprend : « T’es encore là ? Tu sais compter ? Tu sais compter jusqu’à dix ?

Oui, Monsieur, je sais compter jusqu’à dix.

Et à l’envers ? Tu sais faire ? Jusqu’à zéro ? Attends, j’vais t’montrer : dix, neuf, huit, six... »

Zeng Ju débarrasse le plancher : « Au revoir, Monsieur. » La brute retourne s’asseoir à sa place.

 

[IV-3 : Zeng Ju : Gordon Gore] Dehors, Zeng Ju peste – il faut qu’il retrouve des armes, puisqu’on lui a confisqué les siennes quand il a été emmené au poste après l’échauffourée au Petit Prince ! Face à un type pareil, ça pourrait s’avérer utile… Il va faire une virée à Chinatown à cet effet. D’ici-là, il se rend dans un café (un vrai, exceptionnellement !), non loin, pour appeler au Manoir Gore, afin de savoir si son employeur s’y trouve, mais ce n’est pas le cas, et il n’a aucune idée d’où le chercher ainsi que ses associés. Rentrer au manoir ne lui servirait à rien, il décide donc de faire le pied de grue à proximité du 412 Eddy Street pour guetter les entrées et les sorties – en pure perte.

 

V : MERCREDI 4 SEPTEMBRE 1929, 23H – RESTAURANT SACREBLEU !, 102 GEARY STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO

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[V-1 : Gordon Gore : Amélie ; Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Le repas touchant à sa fin, Gordon Gore tente de parler de Jonathan Colbert avec une serveuse du nom d’Amélie, venue s’assurer de ce qu’ils sont satisfaits (c’est bien le cas). Comme à son habitude, le dilettante joue de son nom : « Vous avez peut-être entendu parler de moi ? » Eh bien, non, pas du tout… En fait, la jeune femme ne voit pas ce qu’un peintre viendrait faire dans un quartier tel que celui-ci, porté sur le… « pragmatisme ». Et McKenzie ? La serveuse le regarde d’un air suspicieux : McKenzie est sans doute un nom très répandu, mais… Andy McKenzie, précise Gordon – semble-t-il un ami du peintre, il se pourrait qu’ils vivent ensemble. Il n’en sait pas davantage – la serveuse non plus, à ceci près que « si votre peintre est un ami d’Andy McKenzie, il faudra le prévenir qu’il a de très mauvaises fréquentations... » Gordon joue le naïf : « Comment ça ?

C’est un escroc, un minable. Vous avez l’air de bonne famille, Monsieur, ne vous fatiguez pas à retrouver ce type, il n’en vaut vraiment pas la peine…

Eh bien, je le note, merci, mais raison de plus pour retrouver ce Colbert, s’il est sous l’influence de McKenzie... »

Elle explose de rire : « L’influence de McKenzie ?! Ça, c’est la meilleure ! Il n’a aucune influence. Ce tocard va prétendre avoir tout le monde dans sa poche : il connaît les Combattants Tong, il a des amis à la mairie… Tu parles ! C’est une petite frappe. Il ment, c’est tout ce qu’il sait faire – sauf qu’il ment mal, en fait… Protéger votre ami de son "influence" ne devrait pas être bien compliqué, du coup. Et il n’est pas dangereux : il joue le hargneux, mais n’en a pas les moyens pour être crédible... » Gordon demande lors à Amélie si elle aurait une idée d’où trouver Andy McKenzie – c’est qu’il prend bonne note de ses opinions, mais il n’a pas le choix, il lui faut le dénicher… Mais elle n’en sait rien – et tant mieux, en ce qui la concerne : « Le jour où ce restaurant devra faire affaire avec McKenzie, il sera bien temps de mettre la clef sous la porte ! »

 

[V-2 : Eunice Bessler, Trevor Pierce : Parker Biggs, Zeng Ju] Les investigateurs n’ont rien de plus à faire ici ; ils sortent du restaurant, et flânent quelque temps dans Geary Street, dans l’espoir un peu vain de tomber sur une de leurs proies… Ce n’est bien évidemment pas le cas. [J’avais demandé à ce qu’un des joueurs fasse un test de Chance pour le groupe, et ils ont désigné Eunice Bessler… qui a obtenu un échec critique, d’où la conséquence suivante.] Trevor Pierce, aux aguets, entend les bribes d’une conversation, où il devine que les potins se mêlent vaguement d’une sorte de panique : il semblerait que Parker Biggs, on ne sait vraiment pas comment, se serait échappé de l’hôpital où les policiers l’avaient placé pour le rabibocher (il en avait bien besoin, Zeng Ju pensait même lui avoir cassé la jambe, à tort faut-il croire) avant de l’envoyer en prison… La nouvelle jette un froid, mais tous sont fatigués, et ils décident de rentrer chez eux pour dormir.

 

VI : JEUDI 5 SEPTEMBRE 1929, 1H – CABINET DE VERONICA SUTTON, 57 HYDE STREET, FISHERMAN’S WHARF, SAN FRANCISCO

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[VI-1 : Veronica Sutton : Zebulon Pharr, Randolph Coutts, Miles Winthrop] Mais Veronica Sutton, une fois arrivée à son cabinet à la lisière de Fisherman’s Wharf, ne compte pas se coucher immédiatement. Elle commence par retrouver le nom du cabinet d’avocats gérant la fondation Zebulon Pharr : il s’agit de Coutts & Winthrop, dans South of Market. Elle se rafraîchit aussi les souvenirs concernant Pharr lui-même ; c’était un anthropologue du XIXe siècle, originaire de la côte Est, mais qui s’était rendu ensuite dans la Bay Area, dès lors sa base arrière pour d’autres expéditions de par le monde ; il fut un des premiers anthropologues à véritablement travailler sur le terrain – il était très crédible, et on prétend qu’il a constitué, au fur et à mesure que son intérêt pour l’occultisme se développait, une collection unique au monde.

 

[VI-2 : Veronica Sutton : Charles Smith] Veronica Sutton jette ensuite un œil à sa bibliothèque, pour voir si elle peut y repérer des éléments utiles, d’ordre anthropologique ou occulte, suite aux découvertes qu’elle avait faites au Napa State Hospital. En priorité, elle se penche sur le folklore indien de la région, mais elle manque d’ouvrages suffisamment approfondis pour se montrer utiles… Il faudra qu’elle consulte un spécialiste – elle en connaît, à vrai dire, notamment Charles Smith, qui enseigne à l’Université de Californie, à Berkeley.

 

[VI-3 : Veronica Sutton : Sir James George Frazer] Cependant, elle trouve quelque chose dans sa belle édition étendue en treize volumes du Rameau d’or, de Sir James George Frazer – un de ses ouvrages fétiches : elle se souvenait qu’il avait évoqué des légendes propres à la région de San Francisco, et c’est bien le cas – une histoire concernant les « chamans du grizzli » ; ils auraient disparu à une époque non précisée, mais la légende prétend qu’ils ne sont pas morts, comme on le croyait, mais se sont en fait transportés dans le « monde des esprits », où ils errent à jamais ; si Frazer en parle, c’est surtout parce que c’est pour lui l’occasion, dans une optique comparatiste, de se livrer à un développement sur le principe de la magie sympathique – des représentations des chamans permettraient de les ramener dans notre monde, ou plus généralement de faire la bascule entre notre monde et celui des esprits. Mais la légende était catégorique : ces chamans ne pouvaient être atteints d’une manière ou d’une autre (et détruits, notamment) que dans le monde des esprits, pas dans le monde « réel ». Par ailleurs, la magie sympathique, ici, ne fonctionne pas vraiment à la façon du Portrait de Dorian Gray : s’en prendre à la représentation ne produit pas d’effet sur le sujet représenté (la magie sympathique doit donc être relativisée sous cet angle). Fatiguée, et pas en mesure de trouver quoi que ce soit de plus (notamment concernant cet étrange « Yog-Sothoth »), la psychiatre va se coucher.

 

VII : JEUDI 5 SEPTEMBRE 1929, 8H – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO

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[VII-1 : Gordon Gore, Veronica Sutton : Daniel Fairbanks, Timothy Whitman, Clarisse Whitman, Jonathan Colbert, Andy McKenzie, Bridget Reece, Lucy Farnsworth, Byrd Reece] À leur habitude, les investigateurs se retrouvent au manoir de Gordon Gore, sur Nob Hill, à 8h, afin de préparer le rapport quotidien que le dilettante doit faire à Daniel Fairbanks, le secrétaire de Timothy Whitman. Le problème est qu’il n’ont pas forcément grand-chose de concret à lui rapporter… Veronica Sutton considère qu’il faut parler de la Noire Démence, mais le dilettante se méfie : il a essayé de l'évoquer par deux fois, et les deux fois le secrétaire l’a envoyé bouler… Il faut établir un lien direct entre cette menace et Clarisse Whitman. Par ailleurs, Gordon avait soigneusement évité de mentionner le nom de Jonathan Colbert, ce qui devient de plus en plus difficilement tenable… Parler d’Andy McKenzie, alors ? Il y a aussi les cas de Bridget Reece et Lucy Farnsworth : Gordon avait parlé de ces deux filles semble-t-il liées à leur affaire, mais sans mentionner leur nom (seul celui de Bridget était connu lors du précédent rapport) ; en même temps, Fairbanks avait clairement exprimé que c’était pour lui un avancement majeur de l’enquête – en fait la seule raison de prolonger leur contrat… Mais Gordon avait promis à Byrd Reece de rester discret. Par contre, parler du chantage, même de manière évasive ?

 

[VII-2 : Gordon Gore, Bobby Traven : Daniel Fairbanks ; Timothy Whitman, Andy McKenzie, Clarisse Whitman, Lucy Farnsworth, Bridget Reece, Arnold Farnsworth] Mais il est trop tard pour atermoyer : il est 9h, Gordon Gore doit appeler Daniel Fairbanks, qui, comme d’habitude, décroche aussitôt. « Mon Dieu, Fairbanks, c’est à croire que vous dormez à côté du téléphone ! » Bien, le rapport : il se souvient sans doute de ces deux jeunes filles mentionnées hier à la même heure ? Il ne peut pas révéler leur identité – certes, M. Whitman est son patron, mais il a promis aux intéressés de se montrer discret, et c’était le seul moyen d’obtenir des informations utiles : homme d’honneur, il ne reprendra pas sa parole. Il n’en a pas moins des choses à dire – notamment qu’une de ces familles au moins a fait l’objet d’un chantage : la fille avait posé nue pour des photographies , et les maîtres-chanteurs menaçaient ses parents de les divulguer dans la presse, sauf paiement d’une rançon conséquente… Un de ces maîtres-chanteurs a été identifié, une petite frappe du nom d’Andy McKenzie, qui se livre à ses activités douteuses dans le Tenderloin. Leurs efforts se concentrent sur lui, il faut qu’ils mettent la main dessus. Silence… « Autre chose, M. Gore ?

Eh bien, c’est déjà pas mal, non ?

Je suppose qu’il y a des jours avec et des jours sans, et que je ne peux pas vous en blâmer. J’espère toutefois que vous obtiendrez au plus tôt des résultats davantage probants. Il va de soi que le contrat qui nous lie n’est pas indéfiniment extensible.

Il y a bien autre chose, même si cela risque de ne pas vous faire plaisir… C’est en rapport avec cette maladie dont nous vous avions déjà parlé, et qui ne vous intéressait pas. Nous avons consulté des spécialistes, des psychiatres notamment – l’existence de cette épidémie est un fait. Et tout porte à croire que Mlle Whitman a pu être contaminée.

Et qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

Des deux jeunes filles que nous avons retrouvées, l’une présentait des signes de contamination, et l’autre en était gravement affectée. »

C’est un demi-mensonge : Lucy Farsnworth était à l’évidence contaminée (Gordon évoque les taches sombres partout sur son corps, ses absences...), mais Bridget Reece n’en présentait pas le moindre symptôme. Finalement, Gordon décide de lâcher le nom de la première – l’information n’était pas un grand secret. Oui, il s’agit bien de la fille d’Arnold Farnsworth, le magnat du fret. Fairbanks admet que, pour la première fois, Gordon Gore a bien établi un lien entre cette « maladie » et la disparition de Mlle Whitman. Le secrétaire continue de penser que c’est une piste très secondaire, mais il transmettra à M. Whitman – cela risque de l’inquiéter, évidemment... Raison de plus de faire preuve de célérité dans la résolution de cette enquête. Bobby Traven ne participe pas à la conversation, mais, de ce qu’il entend, il presse Gordon à se montrer plus offensif : « Il sait quelque chose ! Il veut pas nous le dire, mais il sait quelque chose ! » Le dilettante lui intime de se calmer, puis reprend le combiné et demande au secrétaire si lui n’aurait pas non plus des choses à leur apprendre ? Qui pourraient leur permettre d’aller plus vite ? Fairbanks hésite un instant, puis : « Disons simplement que vous toucherez un bonus conséquent si vous mettez rapidement la main sur les photographies et les négatifs. Au revoir, M. Gore. » Il raccroche.

 

[VII-3 : Bobby Traven, Trevor Pierce, Gordon Gore : Daniel Fairbanks, Byrd Reece, Timothy Whitman] Bobby Traven trépigne : il avait raison, Fairbanks cachait quelque chose ! Il a toujours trouvé le secrétaire suspect, et c’est un aveu ! Trevor Pierce pense de même : le chantage était de la partie dès le départ… Mais cela ne le met pas en joie. Pour Bobby, cela va plus loin : ces rapports, c’est seulement pour contrôler que les investigateurs vont dans la bonne direction, mais sans se mouiller ! Il sait très bien ce qu’ils sont censés trouver ! Gordon Gore, que la véhémence du détective privé fatigue (et son langage ordurier tout autant), se montre bien autrement modéré – c’est davantage une question de confiance, et Daniel Fairbanks, à cet égard, n’est pas Byrd ReeceD’autant qu’il est dans une position subordonnée par rapport à Timothy Whitman. Pour Trevor, la conscience de classe du dilettante l’aveugle…

 

[VII-4 : Gordon Gore, Zeng Ju, Eunice Bessler : Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Gordon Gore est un peu agacé : « Passons ! » Zeng Ju saisit la balle au bond : ils ont deux adresses, plus ou moins précises, où chercher Jonathan Colbert et Andy McKenzie, et c’est cela qui compte, présentement. Le domestique détaille sa déconvenue au 412 Eddy Street, avec « ce molosse qui n’estime pas beaucoup les Asiatiques ». Eunice Bessler avance que ce gardien pourrait adopter un comportement tout autre à l’égard d’une jeune fille comme elle…

 

[VII-5 : Eunice Bessler, Gordon Gore, Zeng Ju : Clarisse Whitman, Bridget Reece, Lucy Farnsworth, Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Eunice Bessler marque une brève pause… puis elle reprend, avec un enthousiasme marqué : et si elle servait d’appât, d’ailleurs ? Pas seulement vis-à-vis de cette brute ! Elle a un profil assez proche de celui de Clarisse Whitman et Bridget Reece, probablement aussi de Lucy Farnsworth… Et si elle se faisait à son tour passer pour une jolie jeune fille de bonne famille, un peu rebelle, un peu bohème, et pas le moins du monde farouche – qui serait toute disposée à poser nue, et donc prête à tomber dans les filets de Jonathan Colbert et Andy McKenzie ? Gordon Gore relève avant toute chose que cela lui paraît bien périlleux ; Zeng Ju, pour sa part, suppose que cela pourrait marcher, mais le danger est effectivement conséquent, la jeune actrice a besoin de « protection »… Eunice dégaine son Derringer, un sourire éclatant aux lèvres : « Je sais me défendre ! Contre une personne, en tout cas... » Le domestique lui fait entendre que « ces gens-là sont probablement habitués à ce qu’on leur brandisse une arme autrement impressionnante sous le nez. Il nous faudra assurer votre sécurité. » Gordon Gore, qui revient à la question du 412 Eddy Street, concède que les options du charme et de l’intimidation sont également envisageables – dans ce cas, mieux vaudrait sans doute commencer par le charme…

 

[VII-6 : Veronica Sutton, Trevor Pierce, Bobby Traven, Zeng Ju, Eunice Bessler, Gordon Gore : Charles Smith, Jonathan Colbert, Andy McKenzie, Arnold Farnsworth] En tout cas, l’emploi du temps de Veronica Sutton (qui s’impatiente un brin) est tout trouvé : elle va se rendre à Berkeley pour y discuter avec son ami Charles Smith, l’anthropologue. Trevor Pierce propose de l’accompagner – ainsi que Bobby Traven, même si la psychiatre semble douter que ce soit une bonne idée… Zeng Ju est de toute façon un peu sceptique concernant cette virée universitaire : ils ont des pistes directes conduisant à Jonathan Colbert et Andy McKenzie, qui sont autrement prioritaires ! Et il faut assurer la sécurité de Mlle Eunice : le domestique craint que, Gordon Gore et lui, ça ne soit pas suffisant ; mieux vaudrait pour Bobby rester avec eux, plutôt que de perdre son temps dans cet « autre monde », auquel il ne comprend rien, qu’est le campus de l’Université de Californie ! Eunice concède qu’elle se sentirait plus en sécurité si le détective privé surveillait ses arrières. Bobby l’admet – mais il lui faut récupérer une arme, dans ce cas ; il a ses contacts… De toute façon, ainsi qu’elle le précise, si Eunice doit jouer la comédie, elle ne le fera pas dans la matinée (elle doit déjà passer chez elle pour trouver les tenues les plus appropriées) : Bobby peut accompagner Veronica et Trevor à Berkeley le matin, et rentrer à temps pour assurer la protection de la starlette. Zeng Ju, quant à lui, va également récupérer une arme auprès de ses contacts à Chinatown. Ils se retrouveront en milieu de journée au Manoir Gore, et décideront d’un plan d’action plus précis à ce moment-là. Quant à Gordon Gore, il va tâcher de contacter Arnold Farnsworth.

 

VIII : JEUDI 5 SEPTEMBRE 1929, 11H – UNIVERSITÉ DE CALIFORNIE, BERKELEY

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[VIII-1 : Veronica Sutton, Trevor Pierce, Bobby Traven : Charles Smith] Veronica Sutton, Trevor Pierce et un Bobby Traven un peu fébrile (ce qui ne rassure pas exactement les deux autres) se rendent donc à l’Université de Californie, à Berkeley, de l’autre côté de la baie de San Francisco, ce qui implique à nouveau de prendre le ferry ; toutefois, le voyage est plus court que celui de la veille au Napa State Hospital, qui prenait bien trois heures – cette fois, une grosse heure suffit. Arrivés sur le campus, ils se rendent au bureau de Charles Smith, de la faculté d’anthropologie – un vieil ami de Veronica, qui les reçoit très cordialement. Ainsi qu’elle en avait prévenu Trevor et Bobby, la psychiatre entend présenter sa requête sous un jour strictement professionnel, et elle aborde donc la conversation avec ce biais. Qui prend plus ou moins… mais à vrai dire Smith n’y attache pas grande importance, et parle de toute façon ouvertement.

 

[VIII-2 : Veronica Sutton : Charles Smith ; Hadley Barrow, Ishi, Alfed Louis Kroeber, Pedro Maldonado] Veronica Sutton parle néanmoins d’un de ses patients dont le tableau clinique la rend perplexe, et qui l’amène à se poser des questions sur le folklore des Indiens dans la région de la Bay Area. C’est un domaine que Smith connaît bien, certes – mais Veronica pourrait-elle se montrer plus précise ? Il a du mal à faire le lien avec un cas psychiatrique… Veronica lui demande s’il a déjà entendu parler de la Noire Démence, mais ce n’est pas le cas : « Démence ? C’est effectivement davantage votre partie… Il y aurait donc un rapport avec les populations indiennes locales? » Aucune certitude, mais elle a quelques hypothèses à explorer à ce propos. Elle fait un bref récapitulatif de ce qu’elle sait sur la Noire Démence, et explique que le Dr Hadley Barrow, du Napa State Hospital, lui avait montré la retranscription d’un entretien où une victime de cette affection parlait d’un certain « chaman du grizzli » ; et il semblerait que des références similaires aient surgi dans d’autres cas. Cela lui dit-il quelque chose ? Cette fois, oui, tout à fait. « D’ailleurs, les symptômes que vous avez décrit me rappellent quelque chose, maintenant – c’est seulement que je n’avais pas fait l’association avec cette qualification de Noire Démence. Et c’est bien en rapport avec les chamans du grizzli. » Toutefois, pour aborder utilement cette question, il faut sans doute disposer de quelques bases concernant la présence indienne dans la région de San Francisco et plus largement de la baie. Smith ne sait pas quelles sont les connaissances de Veronica en la matière – ainsi qu’il l’exprime très courtoisement. La psychiatre admet n’avoir que quelques connaissances superficielles en l’espèce – elle a bien quelques notions d’anthropologie, mais probablement à une échelle davantage globale, comparatiste… Charles Smith, professeur jusqu’au bout des ongles, est au fond ravi de livrer à son amie un petit cours sur les tribus costanoanes…

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (05)

Quand les Espagnols sont arrivés dans la région, ils ont qualifié l'ensemble des Indiens qui s'y trouvaient de Costanos ou Costanoans (« ceux de la côte »). En réalité, il fallait distinguer deux tribus, les Miwoks au nord de la baie, les Ohlones au sud et à l'emplacement actuel de San Francisco.

 

Leur style de vie était proche, mais il y avait pourtant des différences significatives – et notamment concernant leurs langues respectives. Toutefois, ils restaient ensemble enracinés dans l'âge de pierre, sans avoir vraiment développé d'agriculture ou d'artisanat. Ils menaient une vie semi-nomade, sur la base de petits groupes constitués en clans, et de taille très variable (aussi bien trente individus, ou cinq seulement) ; chaque groupe était placé sous l'autorité d'un chef (en fait chargé des seules questions de « frontières » entre bandes, au sein du groupe il n'avait guère de pouvoir) et d'un chaman. Il s'agissait de peuples très paisibles et pacifiques ; les différends internes comme externes étaient réglés le plus souvent par des « duels d'insultes », et si le combat devenait nécessaire, c'était de sorte à ce qu'il s'interrompe après quelques blessures superficielles. Un sujet qui me passionne, à vrai dire ! Et je ne vous apprends rien, Mme Sutton : entre la réalité des faits et le portrait encore très prégnant de l’Indien forcément sauvage et assoiffé de sang, la distance est souvent considérable...

 

En matière religieuse, les différences étaient davantage marquées. Les Miwoks adoraient surtout Wuyoki (« Vieil Homme Coyote »), dieu des morts. Les Miwoks décédés étaient censés voyager vers l'ouest après s'être élancés d'une falaise dans les eaux de la baie. Les âmes jugées fidèles par Wuyoki demeuraient alors avec lui dans la félicité et pour l'éternité, dans une sorte de paradis du nom d'Ute-Yomigo. Offrandes et rituels étaient pratiqués pour favoriser ce passage dans les meilleures conditions.

 

Les Ohlones aimaient « Vieil Homme Coyote » et d'autres dieux miwoks, mais leur culte était davantage animiste, portant sur les esprits de la nature. Les chamans communiquaient avec ces esprits, et les Ohlones accordaient une grande importance aux rêves et aux présages.

 

Ça, c’était avant la venue des Blancs. Mais, avec l'arrivée des Espagnols dans la région, surtout à partir de la fin du XVIIIe siècle, les populations costanoanes ont très vite diminué – du fait de la violence des conquérants, mais aussi des épidémies qu'ils avaient amenées avec eux. Les survivants ont été « assimilés » (réduits en esclavage pour bon nombre d'entre eux). Quand la Californie est devenue américaine, au milieu du XIXe siècle, on a officiellement jugé qu'il n'y avait plus assez d'Indiens dans la région pour les reconnaître en tant que groupe. Le dernier Indien « sauvage » est capturé en 1911 – comme vous le savez sans doute, il s'agit d'Ishi, avec lequel a beaucoup travaillé mon éminent collègue, le Pr Kroeber.

 

Voici pour l’essentiel – ou le plus notoire. Mais ces préalables étaient indispensables pour appréhender les sujets que je vais aborder maintenant, et qui concernent davantage votre requête, Veronica. En effet, quelques rares mentions dans de très vieux documents, eux-mêmes fort rares, évoquent une troisième tribu qui aurait vécu dans la région avant l'arrivée des Espagnols, sans plus guère laisser de traces ensuite : il s'agit des Rumsens, tribu au sein de laquelle les chamans, dits « chamans du grizzli », exerçaient un pouvoir particulier ; au point, en fait, où l’expression désignait la tribu entière !

 

Miwoks et Ohlones, tout paisibles qu'ils aient été, détestaient les Rumsens, en qui ils voyaient de cruels sorciers offrant à de sombres divinités des sacrifices humains... tandis que ces créatures maléfiques se disposaient parfois sur le chemin des morts désireux de rejoindre Ute-Yomigo pour les distraire de cette route et s'en repaître. C'en est arrivé au point où Miwoks et Ohlones se sont alliés pour livrer combat contre les Rumsens – à l'échelle de la région, proprement une guerre d'extermination, et abondant en cruelles exactions de part et d'autre.

 

Quand les Espagnols sont arrivés, il n'y avait plus trace des Rumsens, et rares étaient ceux, parmi les Miwoks et les Ohlones, qui se montraient désireux de leur en parler ; ceux-là ne s'étendaient par ailleurs pas sur les raisons de cette guerre d’annihilation : les Rumsens étaient mauvais et devaient être détruits, point.

 

Les sources concernant les Rumsens, et plus encore les chamans du grizzli, sont donc très limitées, évoquant tout au plus une magie noire qu’on peut, à gros traits, rapprocher à certains égards du vaudou (comme l'utilisation de poupées à l'effigie d'individus à posséder ou affliger), ou provoquant des tempêtes sur la côte ou la baie... Le peu que les Espagnols du temps ont pu consigner se trouve dans un livre datant de 1781, dont le titre, en anglais, donnerait quelque chose comme Mythes des chamans du grizzli rumsens ; son auteur était un moine franciscain, un certain Pedro Maldonado. Très peu d'exemplaires en ont été conservés, mettre la main dessus est une tâche compliquée – il n’y en a même pas d’exemplaire dans la bibliothèque de l’Université, c’est dire ! Mais cet ouvrage contient semble-t-il des informations très intéressantes.

 

En fait, j’y ai eu un accès… de seconde main, disons. Et il y a quelque temps de cela. Mais j’en ai conservé quelques souvenirs ! Et c’est là que nous rejoignons peut-être votre Noire Démence : en effet, certains Ohlones auraient déclaré que les chamans du grizzli pouvaient maudire des hommes à l’aide d’une « ombre maléfique ». Les Ohlones maudits sombraient dans la folie, parce que cette malédiction envoyait leur esprit dans le royaume des sombres entités vénérées par les Rumsens, tandis que leur corps restait prisonnier, coquille peu ou prou vide, sur Terre. Du coup, la victime était… entre deux mondes. Littéralement. Intéressant, non ? Bien sûr, si l’on accorde quelque crédit à cette vieille légende, c’était avant tout tragique : les êtres maudits, irrémédiablement fous, ne tardaient guère à mourir – et au premier chef ceux qui tentaient de partir : rester dans la région pouvait permettre de survivre plus longtemps, car c’était le seul endroit où l’esprit et le corps demeuraient un tant soit peu… « unifiés », disons.

 

Je n’en sais pas forcément beaucoup plus. Il y a sans doute matière à creuser, mais cela nécessiterait des fouilles autrement ciblées et précises… Et dans des sources difficilement accessibles, comme le compte rendu de Maldonado.

 

Est-ce que ça répond tout de même à votre question, Veronica ?

 

[Note « méta » : le tableau qui est ici dressé de l’histoire indienne dans la Bay Area vient du supplément Les Secrets de San Francisco, tant dans ce scénario que dans les éléments plus généraux du guide. Il ne faut bien sûr pas prendre ce qui est dit ici au pied de la lettre – surtout dans la mesure où la tribu locale des Rumsens, qui existait bel et bien (en fait, il s’agissait d’un sous-groupe au sein des Ohlones), n’avait pas davantage disparu que les autres avant l'arrivée des Blancs ; c'était même la première tribu costanoane rencontrée par les Espagnols ! Aujourd’hui, parmi les rares descendants de ces peuples, le sentiment communautaire a pu prendre un autre aspect qu’en 1929, sans doute, et l’on trouve des individus qui affichent volontiers leur identité ohlone et éventuellement rumsen. D'autant plus, bien sûr, que les Rumsens historiques n’avaient absolument pas cette réputation magique et maléfique… J’avoue que les libertés prises par l’auteur avec l’histoire d’un peuple entier ont un peu interloqué le vilain Social Justice Necromancer en moi – même si pas au point de disqualifier le scénario, que j’aime beaucoup par ailleurs. Je suppose qu’on peut faire avec, sur le monde du traitement pulp des Yézidis ou du vaudou à l’époque même où se situe le scénario...]

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[VIII-3 : Veronica Sutton : Charles Smith ; Pedro Maldonado] Veronica Sutton remercie son collègue : c’est passionnant, et, oui, sans doute exactement ce qu’elle cherchait ! Mais… cette « zone » où le corps et l’esprit demeuraient relativement unifiés, peut-on la localiser ? Les sources telles que Mythes des chamans du grizzli rumsens en disent-elles davantage à ce propos ? Charles Smith prend le temps de réfléchir à la question – de faire le tri dans ses souvenirs. Cela ne donne pas grand-chose : « C’était une colline, de cela je suis certain – très probablement une des collines sur lesquelles a été bâtie San Francisco depuis ; mais cela n’est pas d’un grand secours, avec les quarante et quelques collines que compte l’agglomération… Il y a peut-être des informations plus précises chez Maldonado»

 

[VIII-4 : Trevor Pierce, Veronica Sutton : Charles Smith ; Curtis Ashley] Trevor Pierce, très discret jusqu’alors, décide de prendre la parole. Il évoque plus frontalement la Noire Démence au Pr Smith, là où Veronica Sutton s’était montrée davantage évasive. L’épidémie est un fait constaté, et elle frappe régulièrement – il évoque l’étude statistique de Curtis Ashley. L’anthropologue est un peu déconcerté – voire mal à l’aise… Tout ceci, c’est du folklore. Ces histoires de chamans aux pouvoirs étranges, qui provoquent des tempêtes, qui font appel à des entités d’un autre monde… Ce sont des histoires tout à fait intéressantes, il ne dit certainement pas le contraire – tout particulièrement ce qui concerne ces individus maudits dont l’esprit et le corps sont irrémédiablement séparés ! Mais cela reste des légendes… Trevor ne s’avoue pas vaincu : les Miwoks, les Ohlones, avaient-ils des moyens de mettre un terme à cette malédiction ? « Eh bien, ils ont fait un choix assez radical, oui, en exterminant les Rumsens... » Smith le répète : il n’en sait pas davantage, au débotté – il faudrait faire des recherches plus spécifiques. Mais, en tout cas, il n’a pas souvenir d’avoir jamais lu quelque chose à propos d’un « remède » à la malédiction des chamans du grizzli ; au mieux, les victimes semblaient devoir… « s’en accommoder », en ne quittant pas la zone où ils étaient relativement « entiers », et pourtant toujours « partagés ». Trevor a l’air déçu, et ça n’échappe pas au Pr Smith : « Des légendes… Nous parlons de très vieilles histoires, cela fait plus de deux siècles que les Rumsens ont été éradiqués de la surface de la Terre… Nous n’avons que quelques vieilles sources, et sans doute pas des plus fiables de toute façon. »

 

[VIII-5 : Veronica Sutton : Charles Smith ; Ishi, Pedro Maldonado] Veronica Sutton reprend la parole : outre ces sources livresques, est-il inconcevable que des descendants des Ohlones ou des Miwoks, aujourd’hui même, puissent les renseigner à ce sujet – de par leur tradition orale, disons ? Le professeur d’anthropologie en doute – en fait, il est même convaincu que c’est impossible. Ils ont été assimilés depuis si longtemps… Le cas d’Ishi était vraiment à part. S’il se trouve encore aujourd’hui des descendants des Ohlones ou des Miwoks, sans doute ne se considèrent-ils plus  que comme des Américains et des San-franciscains ; leur passé… Surtout un passé aussi trouble ! Eh bien, il est très improbable qu’ils puissent encore en dire quoi que ce soit, quand bien même ils le voudraient. En fait, Maldonado lui-même en faisait la remarque : les Miwoks et les Ohlones qu’il avait pu rencontrer à cette époque où ils étaient encore nombreux dans la région rechignaient à parler des Rumsens ; si c’était déjà le cas en 1781, alors, en 1929, après un siècle et demi d’assimilation forcée sinon d’extermination…

 

[VIII-6 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Charles Smith] Veronica Sutton revient cependant aux découvertes de Trevor Pierce – en assurant Charles Smith qu’elle comprend très bien sa réticence à envisager la question sous cet angle parfaitement absurde. Les dates de « pics » de l’épidémie ne lui évoquent rien, en rapport avec les mythes des Indiens costanoans ? « Eh bien, par définition, ces dates sont largement postérieures à l’annihilation des Rumsens, et même, à vrai dire, à l’assimilation des Miwoks et des Ohlones ; dès lors, elles ne peuvent rien signifier pour moi... » Il prend cependant le temps de les examiner. « Un instant, il y a peut-être quelque chose... » Il se creuse visiblement la tête. Puis : « Les intervalles… Oui, ils ont visiblement un caractère assez cyclique… Oui, ce genre de cycles semblent pouvoir, à vol d’oiseau du moins, être associés avec les pratiques cultuelles des chamans du grizzli… Vous voyez, ça fait, disons, dans les huit années, en moyenne – rien de très précis. Je crois que certaines sources évoquaient des moments, périodiques, des « saisons » mais au-delà de l’échelle d’une année, où les rites étaient censément plus efficaces. Notamment ceux… Comment les appelaient-ils, déjà… Il y avait… Il y avait « l’Esprit de la colline », mais surtout ceux qui permettaient de l’aborder, de se rendre dans le mondes des esprits, ou des entitésAh, oui ! Les « Fantômes qui marchent » ! C’était ainsi qu’ils les désignaient, il me semble. Quant à dire ce que ça signifie au juste… Entendons-nous bien : j’extrapole à partir de vos données contemporaines… Mais, si vous y tenez, cela pourrait, très éventuellement, correspondre aux cycles des chamans du grizzli, oui... Que ce soit significatif ou pas. »

 

[VIII-7 : Trevor Pierce : Charles Smith ; Curtis Ashley] Trevor Pierce note tout ceci précieusement, puis revient à l’étude statistique : le Pr Smith aurait-il entendu parler de l’auteur, ce Curtis Ashley ? Il avait l’air très bien renseigné, peut-être aurait-il pu le contacter, ou un autre anthropologue de Berkeley… Cela ne dit absolument rien au professeur, non.

 

[VIII-8 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Charles Smith ; Zebulon Pharr, Alfred Louis Kroeber, Harold Colbert] Veronica Sutton reprend la parole : toujours eu égard à ces recherches, la psychiatre s’était dit qu’il y aurait peut-être des choses à trouver dans la Collection Zebulon Pharr. Qu’en pense le Pr Smith ? C’est très possible, oui – mais, s’il connaît la Collection de nom, il n’y a hélas jamais eu accès. Zebulon Pharr avait certes longtemps étudié les Indiens de la région, avant que ses recherches ne prennent un tour plus… moins… Bref. Mais oui : s’il était un endroit, par exemple, où l’on pourrait trouver un exemplaire de Mythes des chamans du grizzli rumsens, par exemple, ce serait sans doute là-bas. « Et bien d’autres choses ! Cette Collection, c’est un peu un fantasme d’anthropologue... » Veronica lui demande s’il sait pourquoi elle est si difficile d’accès. « C’était une volonté de Zebulon Pharr lui-même. Quant à dire ce qui la motivait… Je crois que c’était le type de bonhomme qui, à force d’avoir fricoté avec l’occulte dans ses recherches scientifiques, s’est convaincu que ces lectures pouvaient comprendre une certaine vérité, une vérité dangereuse entre de mauvaises mains… Une vérité qui pourrait s’avérer nuisible aux curieux, ou aux autres... De l’hermétisme, oui – au mieux une conception élitiste du savoir qui n’est certainement pas la mienne, et pas davantage celle de cette Université, plus généralement. C’est sans doute très regrettable… Des "livres dangereux", prétendent ceux qui croient à ces fadaises… Quelle ineptie. Zebulon Pharr a été un grand scientifique, c’est indéniable ; mais, à la fin de sa vie, il avait sans l’ombre d’un doute sombré dans la folie. C’est bien triste. » Un cas éloquent de paranoïa, admet la psychiatre. Mais, pour revenir à la Collection : le professeur saurait-il auprès de qui elle pourrait obtenir une recommandation pour y avoir accès ? Il n’en est pas bien sûr – s’il avait une quelconque certitude en l’espèce, il n’aurait pas manqué d’en faire usage lui-même, à vrai dire. Certaines sommités pourraient en avoir les clefs – des gens qui s’intéressent à ces matières, mais attention, de manière très sérieuse : « Pas question d’en donner l’accès à des charlatans du type de la Théosophie, ou que sais-je… L’idée était bien d’en réserver l’usage à ceux qui le méritaient. » Il faut chercher auprès de grands spécialistes – probablement davantage en matière de savoir ésotérique qu’en anthropologie, hélas. Trevor Pierce lui demande s’il pourrait leur conseiller un tel « spécialiste » de ce type. « C’est le souci. Mr Kroeber est assurément un grand anthropologue, mais l’occultisme ne l’intéresse pas le moins du monde – je ne pense pas qu’il fasse l’affaire. D’autres davantage, peut-être… [Très bonne réussite au jet de Chance de Veronica] Le Pr Harold Colbert ? Il a travaillé sur ce genre de choses – il a écrit un livre qui fait autorité, Symbole des Anciens, ou quelque chose comme ça ; et c’est à coup sûr un expert en matière de symbolisme médiéval – un domaine qui fricote plus qu’à son tour avec l’ésotérisme ; c’est notoire, d’ailleurs, la direction catholique du Jesuit College où il enseigne a émis des réserves à ce sujet – si les Jésuites ne s’en séparent pas, c’est parce qu’il est un intellectuel assurément brillant ; mais un peu hétérodoxe, oui… Je ne le connais pas personnellement, ceci dit. » Veronica et Trevor échangent un regard lourd de sous-entendus… Ils ne s’attardent guère plus, et quittent Berkeley après avoir abondamment remercié le Pr Smith.

 

IX : JEUDI 5 SEPTEMBRE 1929, 12H – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (05)

[IX-1 : Gordon Gore, Eunice Bessler : Arnold Farnsworth] Gordon Gore, resté à son manoir, où Eunice Bessler répète avec sérieux et talent le rôle qu’elle devra jouer dans la soirée, obtient sans grandes difficultés le numéro de téléphone personnel d’Arnold Farnsworth, qu’il appelle en milieu de journée.

 

[IX-2 : Gordon Gore : Arnold Farnsworth ; Lucy Farnsworth] Gordon Gore demande à Arnold Farnsworth des nouvelles de sa fille Lucy ; dans un soupir, le magnat du fret admet qu’elle est très malade, elle a été envoyée dans une institution psychiatrique, et le diagnostic n’est… pas favorable. Farnsworth avait cru comprendre que Gordon Gore était pour quelque chose dans la découverte de sa fille, et l’en remercie – quand bien même le dilettante redoute d’être arrivé trop tard. Il explique les circonstances – son enquête sur la disparition d’une autre jeune fille issue d’une bonne famille de San Francisco ; c’est ainsi qu’ils sont tombés par hasard sur Lucy – et, peu de temps après, ils ont découvert une troisième jeune fille de bonne famille passée par le même parcours : cela n’a rien d’une coïncidence… Peut-être la maladie même y est-elle liée ? Gordon et ses associés, quoi qu’il en soit, n’ont pas encore pu mettre la main sur la demoiselle qu’ils cherchaient – et ils s’inquiètent de plus en plus de ce qui a bien pu lui arriver.

 

[IX-3 : Gordon Gore : Arnold Farnsworth ; Lucy Farnsworth] Aussi les circonstances de la disparition de Lucy Farnsworth pourraient-elles s’avérer éclairantes et même décisives au regard de l’enquête de Gordon Gore, si Arnold Farnsworth veut bien en parler… Le magnat du fret hésite tout d’abord, puis décide de répondre aux questions du dilettante – il se sent redevable à son égard. Il ne s’est rendu compte de la disparition de sa fille qu’un peu trop tard, il l’admet – ou, plus exactement, il a laissé passer quelques jours avant de réagir. Il a alors contacté la police, mais cela n’a rien donné, ou presque : tout juste s’il a appris que sa fille aurait été entraînée dans le Tenderloin par « un artiste » ; Gordon avance qu’il s’agissait d’un peintre, plus précisément, et Farnsworth acquiesce – reste qu’il n’en sait pas davantage, et on ne lui a pas donné de nom. Le dilettante lui explique que cet homme a été mouillé dans la disparition de chacune des trois jeunes filles, c’est lui qu’ils recherchent. Gordon Gore, en assurant Mr Farsnworth de sa discrétion, ainsi qu’il l’a fait pour les deux autres pères délaissés, demande si on a essayé de le faire chanter. Le magnat du fret le confirme – une lettre reçue quelques jours après la disparition de Lucy, alors qu’il avait déjà confié l’affaire à la police ; oui, la lettre était accompagnée de photographies… La police n’a rien fait à cet égard ; mais, maintenant, sa fille est entre la vie et la mort, c’est bien plus important que quelques portraits salaces… Gordon ne l’en assure pas moins que, s’il met la main sur les photos et les négatifs, il les lui donnera, afin d’éviter que la réputation de Lucy n’en soit écornée. Farnsworth l’en remercie, alors que le dilettante précise aussi qu'il va chercher s’il y a… un « antidote » à la maladie de sa fille. Le magnat du fret n’a pourtant plus aucun espoir…

 

X : JEUDI 5 SEPTEMBRE 1929, 16H – 412 EDDY STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO

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[X-1 : Gordon Gore, Eunice Bessler Zeng Ju : Jonathan Colbert] En milieu d’après-midi, Gordon Gore et Eunice Bessler (pleinement dans son rôle) accompagnent Zeng Ju au 412 Eddy Street, l’ancienne adresse de Jonathan Colbert, où un molosse faisant office de concierge l’avait refoulé. Le domestique chinois conduit. Ils décident ensemble de laisser faire Eunice seule, dans un premier temps – bien entendu, mieux vaut pour Zeng Ju ne pas se montrer… Gordon et lui débarqueront si la comédienne se met à hurler !

 

[X-2 : Eunice Bessler : Zeng Ju, Jonathan Colbert, Robert Larks, Jason Middleton] Eunice Bessler pénètre dans l’immeuble ; la brute est à sa place, et l’actrice est un peu intimidée par sa carrure, mais prend sur elle ; le gardien, de son côté, est subjugué par la beauté de la jeune femme [réussite exceptionnelle de Eunice au jet d’Apparence], et son comportement en est largement affecté – beaucoup moins agressif qu’envers Zeng Ju… Quand il demande à Eunice s’il peut l’aider, celle-ci lui explique qu’elle cherche Jonathan Colbert – il lui avait donné cette adresse… Mais le gardien dit ne jamais avoir entendu ce nom. Il travaille ici depuis longtemps ? Quelques années, oui… Eunice joue la naïve : c’est curieux, elle avait vu le peintre il n’y a pas si longtemps que cela… Quelques mois tout au plus… « C’était pour poser nue pour lui – des choses artistiques ; oh, mais, je ne devrais peut-être pas vous le dire... » La brute rougit. Peut-être la jeune femme a-t-elle le numéro de l’appartement ? C’est le cas : le 3. Le molosse se creuse la tête : « Ouaip. Y avait un artiste, là, mais son nom c’était pas Colbert. Y s’était installé avec un aut’ type, p’t-êt’ des pédés, je sais pas… Euh… Alors les noms, c’était… Euh… Oui, voilà : Robert Larks et Jason Middleton» Des noms qui ne disent rien à Eunice… « De toute façon, sont plus là. L’appartement a été repris par un type, j’peux vous jurer qu’c’est pas un peintre, euh euh. » Mais peut-être saurait-il où ont déménagé ces deux messieurs ? Ouais, ils avaient laissé une adresse pour faire suivre… La brute semble sur le point de demander à Eunice de payer pour l’information, puis jette un œil sur sa poitrine, et baisse les yeux en rougissant à nouveau… Il retourne dans sa loge, fouine dans des papiers épars, et en ressort avec une nouvelle adresse : appartement 5, 206 Hyde Street (c’est toujours dans le Tenderloin). Eunice le remercie avec un sourire horriblement charmeur, et, pour la forme, une petite pièce que le molosse chérira jusqu’à la fin de ses jours…

 

[X-3 : Eunice Bessler, Gordon Gore, Zeng Ju] Eunice Bessler fait un détour avant de rejoindre Gordon Gore et Zeng Ju. Son amant était visiblement anxieux, et le domestique redoutait que le gardien ne se montre violent, mais rien de la sorte ! Un véritable agneau ! Et elle a obtenu une nouvelle adresse, ainsi que deux noms suspects… Ils s’y rendent aussitôt. Blagueur, entre deux félicitations pour l’art et le charme de sa compagne, Gordon dit : « Espérons que le gardien ne sera pas une femme... » Eunice lui répond : « Dans ce cas, mon cher Gordon, ce sera à vous de faire la démonstration de vos talents ! » Zeng Ju conduit jusqu’à la nouvelle adresse, non loin de toute façon.

 

XI : JEUDI 5 SEPTEMBRE 1929, 16H – JESUIT COLLEGE, FULTON STREET & PARKER AVENUE, RICHMOND DISTRICT, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (05)

[XI-1 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Charles Smith, Harold Colbert, Zebulon Pharr, Judith Colbert, Jonathan Colbert] De leur côté, Veronica Sutton et Trevor Pierce, suite à la suggestion de Charles Smith, souhaitent rencontrer à nouveau le Pr Harold Colbert, afin le cas échéant qu’il leur accorde sa recommandation pour accéder à la Collection Zebulon Pharr. À cette heure de la journée, et en prenant en compte la réaction de Judith Colbert quand ils s’étaient rendus à leur appartement de Nob Hill, ils choisissent plutôt de rendre visite à l’universitaire au Jesuit College, dans Richmond District, où il enseigne la théologie. Veronica se souvient de l’impression que lui avait fait le Pr Colbert lors de leur précédent entretien : les relations avec son fils Jonathan étaient assurément houleuses, mais il demeurait un père aimant ; que les investigateurs enquêtent sur le jeune homme attisait sa méfiance, et, à l’évidence, il ne fera rien qui pourrait avoir des conséquences judiciaires pour son héritier – attention, donc, le terrain est glissant. Mais la psychiatre se souvient aussi que le théologien lui avait accordé une attention toute particulière, comme s’il la « testait », d’une certaine manière...

 

[XI-2 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert ; Jonathan Colbert] Veronica Sutton et Trevor Pierce patientent quelque temps, que le Pr Colbert achève son cours, après quoi il accepte de les recevoir dans son bureau – une pièce assez grande, meublée avec goût et méticuleusement rangée ; le professeur garde sa collection d’ouvrages anciens pour son domicile personnel, mais les livres abondent ici également, qui sont davantage des outils de travail très régulièrement consultés. Le professeur a toujours l’air un peu méfiant, et l’atmosphère est pesante, mais il prend enfin la parole : du nouveau ? Ont-ils appris quelque chose concernant Jonathan ? Pas exactement, confesse Veronica ; c’est que leurs recherches ont pris un tour assez inattendu, et ils auraient besoin de l’aide du professeur… Elle parle des compagnes de Jonathan Colbert, et de ce qu’ils ont appris depuis : la Noire Démence qui affecte au moins l'une d’entre elles, surtout. Et cela pourrait avoir un lien avec ses recherches d’ordre occulte. Harold Colbert est un peu perplexe : « Mes recherches ? Comme vous présentiez les choses, je pensais plutôt à une maladie… vénérienne, autant le dire. Quel rapport avec mes recherches ? Et avec mon fils… Je ne vois pas du tout où vous voulez en venir. »

 

[XI-3 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert ; Charles Smith, Zebulon Pharr, Jonathan Colbert] Veronica Sutton perçoit bien qu’il lui faut jouer davantage franc jeu. Dans la foulée de Trevor Pierce, un brin maladroit, elle évoque alors leur entretien avec le Pr Charles Smith, à Berkeley, qui a cité le nom du Pr Colbert comme faisant partie des sommités locales pouvant avoir accès à la Collection Zebulon Pharr – ils auraient grand besoin d’y consulter certains documents ; et c’est bel et bien en rapport avec la Noire Démence, et éventuellement avec Jonathan Colbert – ils n’ont aucune envie de nuire à ce dernier, mais il y a là un phénomène d’une extrême gravité, requérant une approche pluridisciplinaire, mêlant médecine, anthropologie et éventuellement occultisme. Harold Colbert admet avoir accès à la Collection, et pouvoir les recommander pour y avoir accès à leur tour ; mais il ne comprend pas bien pourquoi il devrait le faire… « Mme Sutton, je n’apprécierais vraiment pas d’être… "utilisé" en pareille affaire. Comme vous le savez, l’accès à la Collection Zebulon Pharr est limité, et il y a de très bonnes raisons à cela. Si vous ne me donnez pas une justification impérative, je ne vais pas vous recommander. D’autant que je ne comprends toujours pas ce que tout ceci pourrait bien avoir à faire avec mon fils. » Veronica ne peut s’empêcher de remarquer que son interlocuteur est bien moins souriant que la fois précédente – il est mortellement sérieux. La psychiatre, secondée par le journaliste, avance que Jonathan Colbert pourrait être lui-même en danger, comme porteur de la maladie. « Mais quel rapport avec la Collection Zebulon Pharr ? »

 

[XI-4 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert ; Harold Hadley Copeland] Tandis que Veronica Sutton patine un peu dans son argumentaire, les yeux du timide journaliste Trevor Pierce se promènent sur les divers ouvrages figurant dans la bibliothèque du Pr Harold Colbert ou sur son bureau. Nombre de ces livres sont très pointus, et le dépassent complètement. Un attire plus particulièrement son attention, en raison du nom de son auteur – à savoir le Pr Colbert lui-même : il s’agit de Symbole des Anciens, dont la couverture arbore un pentagramme. Il remarque un autre livre – ou plutôt une brève brochure, sans doute tirée à fort peu d’exemplaires, et sur laquelle le Pr Colbert travaille probablement ces derniers temps ; le titre en est Les Tablettes de Zanthu, et il est visiblement dédicacé à même la couverture par son auteur, du nom de Harold Hadley Copeland.

 

[XI-5 : Veronica Sutton : Harold Colbert ; Jonathan Colbert, Charles Smith, Zebulon Pharr, Pedro Maldonado] Veronica Sutton poursuit : cette maladie semble être en rapport avec la mythologie des chamans du grizzli rumsens. Cette fois, elle constate qu’elle a attiré l'attention du Pr Colbert, et qu’il la prend soudain beaucoup plus au sérieux – mais elle perçoit aussi, chose très diffuse mais que son bagage de psychiatre lui permet de comprendre, que son interlocuteur… a peur. Il l’invite cependant à continuer, et elle brode sur les similitudes entre la malédiction des Rumsens condamnant leurs victimes à errer entre deux mondes, et la Noire Démence. Colbert émet un profond soupir : « Les chamans du grizzli rumsens… La dernière fois que j’ai vu Jonathan, il m’avait fait part de son intérêt pour les peuplades indiennes de la région ; c’était assez inattendu, parce qu’il ne s’était jamais intéressé à ces questions auparavant. Et… Les chamans du grizzli… Vous avez entendu parler du livre Mythes des chamans du grizzli rumsens » Veronica explique que le Pr Smith l’avait mentionné. « Un livre très rare… J’en avais un exemplaire, pourtant. Qui a disparu de ma bibliothèque à l’époque de cette dernière visite de mon fils. Je suis à peu près persuadé qu’il l’a emporté, si je n’en avais pas fait grand cas jusqu’alors… Je sais aussi qu’il s’en trouve un autre exemplaire dans la Collection Zebulon Pharr, oui. » Profond soupir. Puis : « Que savez-vous au juste de ce livre, ou plutôt de ce genre d’ouvrages ? » La psychiatre dit avoir une idée de leur contenu, du fait de son intérêt pour l’anthropologie, et indirectement pour l’occultisme, et… « Je n’en suis pas si sûr, Mme Sutton. Voyez-vous, en fait "d’occultisme"… Comprenez bien qu’il s’agit de livres parfaitement sérieux – rien à voir avec les inepties des illuminés et des escrocs, théosophes, Rose-Croix, Aube Dorée, que sais-je… Non, nous parlons d’un savoir extrêmement rare et d’autant plus précieux, mais aussi dangereux. C’est à la fois la raison d’être de la Collection Zebulon Pharr, et de son accès restreint. Il y a des livres qui sont dangereux, oui – qu’il faut aborder avec une certaine préparation, pour ne pas en subir les effets les plus pervers. Même un livre en apparence aussi innocent que celui de Pedro Maldonado peut s’avérer dangereux. »

 

[XI-6 : Trevor Pierce : Harold Colbert ; Pedro Maldonado] Trevor Pierce mentionne alors le Symbole des Anciens du Pr Colbert – est-ce un de ces livres « dangereux » ? Traite-t-il spécifiquement des Indiens ? Non – c’est une étude comparatiste, à travers le monde et l’histoire, englobant même la préhistoire : la symbolique du pentagramme, au-delà de la seule littérature judéo-chrétienne, éventuellement dans l’Égypte ancienne ou la Chine antique… et en bien d’autres endroits et bien d’autres époques. Un livre dangereux ? Non – plutôt un moyen de se prémunir contre les risques d’autres ouvrages quant à eux dangereux ; ce qui peut inclure celui de Maldonado, mais d’autres sont bien pires.

[XI-7 : Veronica Sutton : Harold Colbert ; Zebulon Pharr, Jonathan Colbert] Le Pr Colbert se retourne vers Veronica Sutton : « Cessons de tourner autour du pot. Dites-moi précisément, sans ambage, ce que vous comptez faire avec les informations contenues dans la Collection Zebulon Pharr. Cela décidera une bonne fois pour toutes de ma recommandation ou de son absence. » La psychiatre joue le jeu – revenant notamment sur « l’emprunt » par Jonathan Colbert de l’exemplaire de Mythes des chamans du grizzli rumsens appartenant à son père. Harold Colbert pèse tous ces arguments ; il ne cache pas vraiment qu’il a peur de ce que son fils a peut-être fait, ou pourrait s’apprêter à faire… « Je vais vous aider. Mais je veux un engagement de votre part, que vous ne chercherez pas à nuire à Jonathan de quelque façon que ce soit. Prévenir ses éventuelles exactions, très bien – c’est ce qu’il faut faire, je ne vais pas me voiler la face parce qu’il s’agit de mon fils. Mais je ne veux pas entendre parler de prison ou que sais-je ; je veux retrouver mon fils, et faire en sorte, moi-même, qu’il ne s’égare plus. C’est entendu ? » Veronica acquiesce – précisant qu’elle est médecin, pas policière.

 

[XI-8 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert ; Randolph Coutts, Miles Winthrop, Zebulon Pharr] Harold Colbert explique alors qu’il va rédiger une lettre d’introduction à remettre à MM. Coutts ou Winthrop, à leur cabinet d’avocats : « Elle contiendra ma recommandation, et je les presserai de vous ouvrir au plus vite l’accès à la Collection Zebulon Pharr – qui ne se trouve pas à San Francisco, au passage, mais de l’autre côté du Golden Gate, sur les pentes du mont Tamalpais. J’espère que vous en ferez bon usage. Une dernière précision, Mme Sutton : vous êtes de toute évidence une intellectuelle, la curiosité fait partie de vos attributs, et il en va de même, je suppose, pour M. Pierce, journaliste de son état… Mais ces livres sont dangereux. Faites preuve d’une extrême précaution. » Il se tait un instant, puis, dans un soupir : « Je travaille moi-même sur ce genre d’ouvrages depuis fort longtemps ; je pense m’être relativement… blindé contre leurs dangers, sans pour autant prendre à la légère leurs périls ; mais quelqu’un comme vous, qui s’y jetterait tête baissée et sans préparation… Je ne plaisante pas. »

 

[XI-9 : Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert ; Randolph Coutts, Miles Winthrop, Zebulon Pharr] Mais Trevor Pierce l’interrompt peu ou prou : peut-être pourrait-il les accompagner, alors ? Cela permettrait d’aller plus vite, et de bénéficier de son savoir dans une matière si redoutable… Harold Colbert est surpris, mais pèse le pour et le contre. Enfin : « Vous avez sans doute raison, M. Pierce. Je pourrais vous assister dans cette affaire, et je serais un bien mauvais conseiller si, après vous avoir infligé ce sermon, je vous refusais mon aide. » Le journaliste et la psychiatre le remercient. Il faut tout de même prévenir MM. Coutts et Winthrop, il va leur téléphoner, mais sans doute pourront-ils se rendre à la Collection Zebulon Pharr dès demain dans la matinée. « Retrouvez-moi tous les deux, personne d'autre, à l’Embarcadero, demain matin à 10h. » Veronica Sutton perçoit toujours la peur dans les manières du Pr Colbert, mais aussi la détermination – en tout cas, il est assurément très sérieux. Trevor et elle prennent congé.

 

XII : JEUDI 5 SEPTEMBRE 1929, 17H – 206 HYDE STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (05)

[XII-1 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju : Robert Larks, Jason Middleton] Le 206 Hyde Street présente une configuration assez similaire au 412 Eddy Street, mais paye encore moins de mine. C’est pire encore à l’intérieur, où il n’y a cette fois pas de gardien – des individus squattent les couloirs et les escaliers, souvent de la viande soûle, et d’une misère flagrante. Gordon Gore et Eunice Bessler s’interrogent sur la marche à suivre – aller directement à l’appartement 5, questionner d’abord les squatteurs… Mais ils sont interrompus par Zeng Ju qui dit – très fort, il crie presque – ne pas avoir entendu ce dont ils parlaient, en multipliant les excuses. Gordon le lui répète, et suppose qu’ils peuvent mentionner les noms de Robert Larks ou Jason Middleton en rejoignant l’appartement…

 

[XII-2 : Eunice Bessler, Gordon Gore : Robert Larks, Margaret] Eunice Bessler ne tergiverse pas davantage. Elle s’approche d’un homme entre deux âges, effondré contre un mur et visiblement ivre : « Bonjour ! Nous cherchons le peintre, il est bien ici ? » Le type est à moitié endormi. « C’que vous v’lez… V’m’offrez un verre ? » Eunice se tourne vers Gordon Gore, qui tire un billet de son portefeuilles : « Avec ça, vous pourrez vous en payer plein. » Le peintre est-il donc chez lui ? Deux types qui vivent ensemble – l’un d’eux est un peintre. L’appartement 5. Le regard de l’ivrogne s’illumine : « Ah, les pédés ! Nan, nan, z’habitent plus ici… C’est des sales types. M’faisaient chier quand j’étais tout peinard tranquille ici… J’emmerdais personne à ronfler dans mon coin, mais z’aimaient pas ça, eux, y en a même un des deux, le Robert, là, m’donnait des coups d’pied. Z’ont bien fait d’partir, parce que moi j’allais pas m’laisser faire éternellement ! » Sait-il où ils sont partis ? Non, ils se sont fait dégager d’ici, il faudrait demander à Margaret – la propriétaire ; le grand appartement du rez-de-chaussée, à droite. Ils remercient l’ivrogne et s’y rendent de ce pas.

 

[XII-3 : Gordon Gore, Eunice Bessler : Margaret ; Robert Larks, Jason Middleton, Parker Biggs, Bridget Reece, Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Ils toquent à la porte, puis entendent une voix de rombière qui braille : « Ouais, ouais, j’arrive ! » La porte s’ouvre sur une bonne femme entre deux âges, plutôt ronde, et passablement alcoolisée elle aussi. Gordon Gore prend l’initiative : ils cherchent deux amis à eux – Eunice Bessler précise : « Robert et Jason. » La propriétaire est de mauvais poil, et peine invraisemblablement à s’allumer une cigarette. « Des amis ?

Plutôt des connaissances. En fait, ils nous doivent de l’argent…

Ah ben moi aussi ils m’en doivent ! Même que c’est pour ça qu’ils ont dégagé… Oh, mais j’sais où y sont allés, hein ! Faut pas croire !

Vous pourriez nous le dire ? On pourrait récupérer votre argent en même temps que le nôtre…

Mais pourquoi j’dirais ça à des "amis" d’ces connards… Vous v’lez m’escroquer vous aussi, c’est ça ? »

Eunice donne un coup de coude à Gordon en chuchotant : « Billet ! » Le dilettante ne fait pas de manières, et sort un billet de 10 $ qu’il tend à la rombière. Elle hésite deux secondes pour la forme, puis s’en empare : « Ouais, j’ai leur adresse. Oh, m’l’avaient pas laissée, hein… Biggs. C’est lui qui m’a dit.

Biggs… Vous voulez dire le patron du Petit Prince ?

Ben ouais, y en a pas d’autres… C’est lui qui m’a renseignée. M’avait rencardée, au cas où… Z’allez y aller pour récupérer mon argent, alors ?

Oui, et le nôtre aussi »

Margaret va fouiner dans ses papiers, dans une grande commode occupant tout un mur de la cuisine, et où ils ne sont pas le moins du monde rangés. Cela demande un peu de temps, mais elle tombe enfin sur l’adresse que lui avait donnée Parker Biggs : appartement 302, 250 Geary Street, toujours dans le Tenderloin. Cela semble correspondre aux souvenirs de Bridget Reece, cette fois ! « Sont là-bas, Larks et Middleton. Et m’doivent de l’argent ! Faut m’rapporter mon argent ! » Eunice lui demande combien ils lui doivent. La propriétaire se fige un moment, puis : « 60 $ !

Disons 70 avec les intérêts.

Ouais, voilà, exactement, j’avais oublié les intérêts... »

Ils laissent là Margaret, et quittent l’immeuble – à ce qu’il semblerait, ils connaissent enfin l’adresse actuelle de Jonathan Colbert et Andy McKenzie...

 

À suivre...

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Providence, t. 3 : L'Indicible, d'Alan Moore et Jacen Burrows

Publié le par Nébal

Providence, t. 3 : L'Indicible, d'Alan Moore et Jacen Burrows

MOORE (Alan) & BURROWS (Jacen), Providence, t. 3 : L’Indicible, [Providence #9-12], couleurs de Juan Rodriguez, traduction [de l’anglais] par Thomas Davier, Nice, Panini France, coll. Best Of Fusion Comics, 2017, [n.p.]

RÉTROACTION

 

Troisième et dernier tome de Providence, la série lovecraftienne d’Alan Moore et Jacen Burrows, censée (plus ou moins, comme d’hab’) mettre un terme à la carrière BD du génial scénariste de Watchmen, From Hell et tant d’autres merveilles (sur ce blog, outre Neonomicon, finalement un prologue à la présente série, d’une certaine manière, j’avais eu l’occasion de parler de Top 10, V pour Vendetta, La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, Suprême et un chouia de Tom Strong). Cet ultime volume comprend donc les épisodes 9 à 12 de la série américaine, et a été publié en français peu ou prou dans la foulée de ces derniers, datés sauf erreur de cette même année 2017.

 

Nous en arrivons donc à la conclusion d’une entreprise bien moins innocente qu’il n’y paraissait, et dont je n’ai longtemps su que penser. Mais, comme souvent chez Moore ? l’aventure se conclue sur un feu d’artifices qui amène à repenser tout ce que nous avons lu avant – et sans doute faudrait-il relire l’ensemble pour en apprécier pleinement la portée, ou en tout cas davantage qu’au premier coup d’œil. Ce qui n’est pas inhabituel chez Moore, dont nombre de BD, même très efficaces à la première lecture, gagnent considérablement à être relues, encore et encore : Watchmen en est à mon sens le meilleur exemple – à chaque fois, j’y découvre des choses à côté desquelles j’étais passé jusqu’alors…

 

Providence, finalement, s’inscrit sans doute dans cette tendance – mais avec un ressenti différent, car l’accueil à la première lecture était sans doute moins unilatéralement enthousiaste. En fait, le premier tome de Providence m’avait tout d’abord fait le même effet que Neonomicon : j’avais trouvé ça assez mineur – pas mauvais, mais bien éloigné de ce que Moore avait pu faire de mieux, et par ailleurs un peu décevant dans l’optique Moore + Lovecraft, qui semblait faite pour moi… Je n’en avais pas retenu grand-chose, en tout cas – mais le deuxième tome a changé la donne, me convainquant bien davantage, mais aussi m’amenant à reconsidérer le premier, et, en fait, tout autant Neonomicon ; et cet effet s’est répété avec ce troisième et dernier tome, pour l’ensemble là encore – d’aucuns diraient même pour la carrière de l’auteur, j’imagine.

 

BACK IN BLACK

 

Nous retrouvons donc, en 1919, le jeune Robert Black, ex-journaliste new-yorkais, qui, suite au décès de son amant, s’est lancé dans un périple en Nouvelle-Angleterre afin d’y collecter des idées pour un livre, faisant écho à sa manière au principe des « livres qui tuent » dont Robert W. Chambers lui avait fourni le modèle avec son Roi en Jaune. Sauf que sa quête d’un vieux livre arabe l’a amené à envisager les choses sous un autre œil : son projet consiste maintenant à mettre en lumière un fond occulte latent dans la Nouvelle-Angleterre contemporaine, une sorte de mythologie proprement américaine, sur laquelle broder des histoires délicieusement étranges… ou effrayantes.

 

C’est qu’en chemin, Black a fait bien des rencontres fascinantes – pour la plupart (ou bien toutes ?) liées à la Stella Sapiente, une sorte de société ésotérique dont le propos le laisse encore perplexe, mais dont les moyens et les relations semblent pour le moins conséquents. Par ailleurs, notre héros a vécu quelques expériences traumatisantes, qu’il suppose avoir été d’ordre hallucinatoire – car rien d’autre ne saurait l’expliquer. Son séjour à Manchester (Nouvelle-Angleterre, hein), tout particulièrement, s’était avéré traumatisant…

 

Mais, depuis, il a fait du chemin – et sa halte à Boston l’a conduit à rencontrer d'autres écrivains. Autour de la figure tutélaire de Lord Dunsany, que Black ne connaissait pas le moins du monde, sont apparus deux écrivains américains plus que discrets, car cantonnés aux publications du journalisme amateur (encore une chose dont Black n’avait pas idée, que ce sous-monde littéraire bien éloigné des canons de l’édition traditionnelle) : un certain Randall Carver, tout d’abord, qui l’a mis sur la piste d’un autre jeune auteur, semble-t-il assez excentrique, du nom de Howard Phillips Lovecraft…

 

Ce dernier réside à Providence, Rhode Island – et Black va lui rendre une visite prolongée.

 

I AM PROVIDENCE: THE LIFE AND TIMES OF H.P. LOVECRAFT

 

Eh oui, nous y sommes enfin – et l’architecture scénaristique de Moore, façon clef de voûte, joue dès lors plus frontalement de la polysémie du titre même de « Providence », en confrontant le lecteur, non plus seulement au « Mythe de Cthulhu » revisité sur un mode cohérent (voir plus loin), mais aussi au mythe entourant la personne même de H.P. Lovecraft. À peine entraperçu jusqu’alors, outre qu’il fallait composer avec l’ambiguïté de son alter ego Randall Carver, l’écrivain occupe maintenant une place essentielle dans le récit, même si vu uniquement à travers les yeux (et les écrits, de manière significative) de Robert Black.

 

En tant que tel, il constitue un personnage – un trait récurrent de la fiction lovecraftienne, et à vrai dire du vivant même de l’auteur : voyez « Les Mangeuses d’espace », nouvelle de Frank Belknap Long que l’on considère souvent comme étant le premier pastiche du « Mythe de Cthulhu », mais, toujours du vivant de l’auteur, on pourrait aussi mentionner « Le Tueur stellaire » (ou « Le Visiteur venu des étoiles ») de… Robert Bloch. Bien sûr, le procédé s’est souvent avéré périlleux – combien de mauvais pastiches, au fil des décennies, jouant de l’image stéréotypée de l’auteur, et de manière au mieux gratuite… Il y a des exceptions, cependant.

 

Et Moore s’en tire très bien, car il traite de son sujet avec une immense intelligence – qui passe aussi par les ambiguïtés entre le personnage présenté comme étant véritablement Lovecraft, le personnage nommé Randall Carver et qui lui doit beaucoup via bien sûr Randolph Carter (ce qui amène à se poser la question essentielle à la série du « travestissement » des noms des personnages lovecraftiens, question qui m’intriguait beaucoup depuis le premier volume – mais il se trouve que c’est Lovecraft lui-même, dans ces pages, qui en fournira l’explication, d’une portée considérable ! Pour le coup, c’est sans doute bien plus malin que ça n’en a l’air...), et enfin les allusions limpides pour le lecteur si incompréhensibles (pour l’heure…) pour le jeune Robert Black à un certain « Rédempteur » essentiel à la mystique tordue de la Stella Sapiente ; autant d’éléments qui avaient été mis en place dans le tome 2 de Providence, et sur lesquels ce tome 3 brode avec toujours autant d’astuce et de pertinence.

 

Moore opère un contraste étonnant, à ce niveau, car il mêle enfin, à tant d’éléments empruntés à la fiction lovecraftienne, et tant d’allusions contextuelles à une Nouvelle-Angleterre pas forcément moins fantasmatique que celle de la vallée du Miskatonic, un Lovecraft qui, pour le coup, a l’air authentique pour l’essentiel. Mais cela fait sens ! Ce troisième tome, et il me faudra y revenir, témoigne de ce que Moore connaît très bien, non seulement l’œuvre lovecraftienne, mais aussi la biographie de l’auteur – et enfin la critique lovecraftienne. Ce qui ne signifie en rien qu’il asservit son récit à la « réalité » – bien plutôt que les variantes qu’il opère ne font sens qu’à la condition de savoir avec suffisamment de précision ce qu’il en était au juste.

 

En notant au passage que ce Lovecraft, pour le coup, est celui de 1919. Il n’écrit donc véritablement des nouvelles que depuis très peu de temps – en fait, depuis deux ans seulement (« La Tombe » et surtout « Dagon » en 1917, texte dont la parution est justement contemporaine du récit), et ses rares publications se cantonnent au registre du journalisme amateur ; il faudrait attendre encore quatre ans pour que le nom de l’auteur figure dans un pulp, un certain Weird Tales qui n’existait même pas à l’époque… On est donc très loin de bien des aspects « canoniques » de la biographie de Lovecraft telle qu’elle est souvent résumée ou mise en scène : les pulps ne sont pas encore de mise, les « révisions » non plus, Sonia Greene pas davantage, et New York, sans même parler de Cthulhu et compagnie ; ce Lovecraft ne sait encore rien de Clark Ashton Smith, et Robert E. Howard, à cette date, est âgé de treize ans seulement – peut-être achète-t-il son premier pulp…

 

Mais ce Lovecraft est déjà un personnage, d’une certaine manière – et les traits ne manquent pas, réels ou ludiquement extrapolés, qui en font une figure excentrique voire pittoresque. En 1919, on pouvait à vrai dire avec une certaine légitimité l’envisager encore comme « le Reclus de Providence », ainsi qu’il le prétendait lui-même d’une certaine manière, et ce ne serait plus le cas quelques années plus tard à peine ; par contre, il est déjà, même si sans doute depuis peu, ce correspondant acharné qui écrit des dizaines et des dizaines de lettres, sans cesse – Black s’en étonne dans son journal, ça le fascine. D’autres traits sont plus marqués, qui loucheraient éventuellement sur la caricature, si Lovecraft lui-même ne s’en délectait pas autant, comme d’une construction consciente et pleinement assumée : le personnage emploie une langue contournée qui doit plus à la rhétorique des essayistes et poètes du XVIIIe siècle anglais qu’au « dialecte » américain de son temps (une dimension plus ou moins bien rendue par la traduction). Il latinise volontiers les noms, ou, plus globalement, abuse systématiquement des pseudonymes pour désigner ses camarades – qu’il le veuille ou non, Robert Black est d’emblée et à jamais « Robertus », pour Lovecraft. Il joue au vieillard, aussi – un vieillard de vingt-neuf ans, guère plus âgé que ses interlocuteurs ; il n’est même pas exclu qu’un certain nombre d’entre eux soient plus âgés que lui… Qu’importe : pour le « jeune » Robert Black comme pour tous les autres, Lovecraft se désigne expressément comme étant son « Grandpa Theobald »… Et, bien sûr, il est intarissable sur les beautés de sa ville comme de la Nouvelle-Angleterre, érudit même si sans méthode, grand connaisseur de Poe et journaliste amateur d’un enthousiasme débordant.

 

Au-delà du pittoresque, cependant, il y a des choses plus douloureuses. À ces charmantes manies, il faut sans doute en associer d’autres moins aimables – mais on relèvera que Moore n’insiste guère sur le conservatisme et surtout le racisme de l’auteur, pourtant un thème latent de la BD, et, bien sûr, plus ouvertement, de The Courtyard (surtout ?) et Neonomicon au sens strict, avant Providence. C’est dit en passant, sans rien en dissimuler, mais sans non plus qu’il faille y attacher davantage d’importance. Bien sûr, dans l’optique du personnage de Robert Black, la question de l’homophobie est plus fructueuse – même si peut-être davantage artificielle ? L’astuce, qui permet de bien faire passer cette thématique dans le récit, sans y insister mais en en jouant avec justesse, consiste à évoquer la figure de Samuel Loveman, et sa poésie qui réveille bien des échos chez Black (plus tard, le procédé suscitera un nouvel écho avec la figure de Robert H. Barlow, notamment). Peut-être faut-il y associer également l’ambiguïté de ce Lovecraft exhibant devant son visiteur inverti (le sait-il ?) une vieille photo de famille où Susan, sa mère, habillait le petit garçon en petite fille, « selon la mode du temps » ?

 

En fait, le personnage de Susan a une certaine importance ici, au travers d’une scène très douloureuse où Black accompagne Lovecraft à l’asile où sa mère est internée depuis très peu de de temps alors (cette même année 1919, en fait ; elle mourra en 1921). Ici, la façade du « reclus » excentrique se fissure, et c’est l’humanité sous-jacente qui perce.

 

Cela participe aussi d’une chose qui ne coulait pas forcément de source (surtout dès que la question du racisme intervient, plus particulièrement ces dernières années) : dans son récit, Moore semble faire preuve d’une immense sympathie pour le personnage de Lovecraft – et cela ressort notamment des extraits du journal de Robert Black, à la suite cette fois des seuls épisodes 9 et 10 ; le jeune homme, homophobie du gentleman ou pas, semble réagir comme tous ceux ou presque qui ont eu l’occasion de fréquenter HPL dans la « vraie vie », vouant au personnage une intense sympathie teintée de fascination, voire de la conviction d’avoir affaire à un génie. Et non sans humour de part et d’autre. Certes, c'est tout de même le point de vue d'un personnage...

RELEVER LES SOURCES

 

Bien sûr, ce troisième tome abonde en références marquées à l’œuvre lovecraftienne – mais peut-être d’une manière différente par rapport aux deux premiers, car seuls les épisodes 9 et 10, ici, jouent vraiment le même jeu (complété par le journal de Black), voire uniquement le neuvième : le onzième, qui conclut véritablement la BD de la plus brillante des manières, a une approche globalement très différente, tandis que le douzième constitue un épilogue renvoyant bien davantage à Neonomicon.

 

Le neuvième épisode est titré « Outsiders », ce qui fait bien sûr écho à « Je suis d’ailleurs » (« The Outsider »), avec un pluriel bienvenu et là encore polysémique. Mais, comme souvent dans Providence, les références proprement lovecraftiennes de l’épisode vont chercher dans d’autres récits, de préférence à celui qui lui donne son titre – pour l’essentiel, ici, « De l’au-delà » (« From Beyond »), L’Affaire Charles Dexter Ward et « Celui qui hantait les ténèbres ».

 

Le dixième épisode s’inscrit dans la continuité de ces références, mais introduit un biais intéressant via son titre, « The Haunted Palace », qui renvoie pour partie à Poe, figure tutélaire de l’épisode, mais aussi, je suppose, au film du même nom signé Roger Corman, également connu en français sous le titre La Malédiction d’Arkham, et qui, sous prétexte d’adapter Poe, adaptait en fait Lovecraft et plus particulièrement… L’Affaire Charles Dexter Ward. Ce que je trouve assez bien vu, pour le coup – car cela introduit d’une certaine manière l’épisode suivant.

 

Les épisodes 11 et 12 sont extrêmement riches en termes de citations, mais sur un tout autre mode. On relèvera du moins ici leurs titres, « The Unnamable » tout d’abord, soit « L’Indicible » (qui fournit son titre d’ensemble à ce troisième volume), terme qui renvoie probablement davantage aux procédés lovecraftiens (plus ou moins) typiques qu’à la nouvelle très mineure portant ce nom (et faisant figurer un certain Carter que l’on suppose bien être Randolph Carter), d’inspiration décadente et au contenu parodique marqué – ce qui peut faire sens, en même temps.

 

Quant à l’épisode 12, il est titré « The Book ». C’est le nom du premier sonnet des Fungi de Yuggoth, mais, bien sûr, cela renvoie sans doute avant tout au propos même de la série, que ce soit de manière littérale (la quête de Robert Black pour le « livre qui rend fou ») ou plus métaphorique (l’effet même des écrits lovecraftiens tel qu’il est rendu dans les épisodes 11 et 12).

 

CORRÉLER LES INFORMATIONS

 

Ceci, c’est le « travail » du lecteur – qui s’avèrera d’une tout autre ampleur dans l’épisode 11. Mais il constitue, au choix, la source ou le reflet d’un autre travail de corrélation, accompli ici par Robert Black, endossant bien sûr sans s’en douter les atours de l’investigateur lovecraftien corrélant des documents, et dont le narrateur de « L’Appel de Cthulhu » fournirait l’exemple le plus saisissant quelques années plus tard.

 

Or, ainsi que nous avons eu l’occasion de le constater tout particulièrement dans le tome 2, notre ex-journaliste et wannabe-romancier est plus ou moins compétent dans l’exercice – car sa méthode certes très professionnelle, associée à une aisance sociale remarquable, est parfois amoindrie dans ses effets par des préconçus de divers ordres, et notamment ceux l’amenant à systématiquement rationaliser (même via Jung, pour ce que ça vaut) tout ce qu’il découvre, en s'aveuglant volontairement ; dans la scène impliquant Pitman et les goules, cela relevait presque de la comédie… Est-ce véritablement un travers ? Probablement pas tout à fait, car un lecteur aussi rationnel que Black lui-même ne saurait le blâmer de ne pas percevoir la dimension occulte de ses découvertes, et ce alors même qu’elle est justement supposée constituer l’objet précis de ses recherches.

 

Bien sûr, Moore joue de ce décalage entre son personnage et son lecteur – et, d’une certaine manière, Lovecraft faisait de même dans ses fictions : c’est le propre de l’écrivain, a fortiori quand il est connoté « genre » ; il s'amuse avec un lecteur supposé savoir en gros à quoi s'attendre. Mais le scénariste est ici tout particulièrement habile, qui dissémine çà et là les pièces de son puzzle : le lecteur se fait à son tour investigateur, avide de comprendre ce qui se passe avant que l’auteur ne lui fasse le cadeau presque narquois de « l’explication », via Robert Black… ou bien malgré lui. Mais il est aussi émotionnellement impliqué par rapport audit personnage, ce jusqu’à l’ultime moment – celui où la corrélation portera enfin ses fruits, pour révéler une réalité d’essence globalisante, sur un mode qu’on dirait aujourd’hui conspirationniste peut-être, et parfaitement terrible ; Black a ainsi bel et bien écrit son « livre qui rend fou », en dernière mesure – seulement, c’est l’auteur qui en est ressorti fou…

 

Et personne d’autre ? À moins bien sûr que quelqu’un, bien plus tard, en guise d’épilogue, s’aventure en frissonnant dans les cahiers du jeune homme, sachant que s’y trouve la clef permettant de comprendre ce qui s’est passé depuis – et sans se faire d’illusions quant au potentiel morbide de cette compréhension. Mais, à ce stade, c’est le monde qui sera devenu fou.

 

THESE GO TO ELEVEN

 

Mais d’ici-là, justement, il nous faut découvrir ce qui s’est passé. Et c’est l’objet de l’épisode 11, véritable conclusion de la série – un épisode brillant, non, proprement bluffant, où la magie de Moore opère une fois de plus, qui captive, secoue, assomme, et réveille le lecteur, plus ou moins dans cet ordre. À n’en pas douter le très grand moment de la série, et sans doute un des très grands moments de l’ensemble de la carrière scénaristique de l’auteur.

 

L’épisode commence à peu près « normalement », passée l’hallucination initiale sur le mode du rêve vaguement rigolard. Nous y retrouvons un Robert Black bouleversé par sa révélation de l’épisode précédent – littéralement, il n’est plus le même homme, presque plus que l’ombre de lui-même. C’est qu’il a compris – et, pire que tout, il a compris quelle a été sa part dans la conspiration souterraine dont il supposait qu’elle ne ferait que constituer un bon sujet pour une œuvre de fiction.

 

Cela fait-il de Black un démiurge, si Lovecraft doit être un rédempteur ? Probablement pas – son insignifiance, en définitive, ressort peut-être d’autant plus de ses hauts faits bien involontaires, car il se noie dans les conséquences : l’abîme de la compréhension l’engloutit plus sûrement que celui de l’incompréhension initiale – cette supposée innocence que les investigateurs lovecraftiens en viennent systématiquement à regretter, une fois qu’elle leur est définitivement devenue inaccessible du fait même de leur curiosité fatale.

 

C’est que, derrière Robert Black, et après lui, et au-delà, c’est le monde qui prend le premier rôle – un monde à jamais chamboulé par le génie du Rédempteur. L’épisode change alors du tout au tout, et pourtant dans une transition habile, délaissant progressivement Black pour une évolution condensée mais non moins saisissante de la propagation de la maladie lovecraftienne à travers le monde et tout au long d’un siècle.

 

Providence, comme nombre de bandes dessinées scénarisées par Alan Moore (même si le cas le plus éloquent est probablement La Ligue des Gentlemen Extraordinaires), est une série d’une extrême érudition, riche à chaque page, voire à chaque case (en prenant en compte le parti-pris « cinématographique » de la présente série), de nombreuses allusions souvent bien moins gratuites qu’elles n’en ont l’air. Même si je suppose connaître un peu mieux, même si sans vraie méthode, Lovecraft, sa vie, son œuvre, sa postérité, que le lecteur moyen, je sais parfaitement que je suis passé à côté de nombre de ces références et allusions – comme toujours. Peut-être même la majorité.

 

L’épisode 11 est à cet égard plus redoutable encore – car il s’éloigne de la seule référence précise à Lovecraft lui-même et à ses récits pour envisager ce qui s’est produit après la mort de Lovecraft en 1937 – même si, dans le contexte temporel de la BD, c’est en fait l’année 1919 qui constitue donc la charnière. Ici, Moore verse donc dans l’analyse de la diffusion autant que des représentations d’une œuvre, au prisme de l’histoire éditoriale comme de celle de la critique lovecraftienne. En même temps, tout cela est encore moins gratuit que jamais, et l’effet, pour qui s’intéresse à la matière, est parfaitement... bluffant, oui.

 

Dans ces cases, nous croisons, outre des références à des fictions lovecratiennes au sens strict (comme surtout « Horreur à Red Hook », mais avec les ambiguïtés qu’impliquent aussi bien Neonomicon que le premier tome de Providence, ou sinon « Le Modèle de Pickman », « La Clef d’argent », L’Affaire Charles Dexter Ward, « L’Abomination de Dunwich », « Le Cauchemar d’Innsmouth », « La Maison de la sorcière », « Le Monstre sur le seuil »...), des personnalités telles que Clark Ashton Smith, Edwin Baird, Sonia Greene, August Derleth, Donald Wandrei, Robert E. Howard, Robert H. Barlow, Frank Belknap Long, William Burroughs, le « Simon » du Necronomicon ou encore Jorge Luis Borges, tandis que bien d’autres sont également évoqués sans apparaître à l’image, incluant Arthur Machen, Lord Dunsany ou Allen Ginsberg. Et sans doute beaucoup d’autres, explicitement ou par allusion, à côté desquels je suis passé une fois de plus

 

Mais tout ceci est au service d’une vision d’ensemble parfaitement cohérente, et qui parvient à faire sens en tirant parti du caractère nécessairement elliptique de cette narration, qui consacre une seule case à chaque événement. On y assiste, à proprement parler, à la propagation de la vision lovecraftienne, puis à ses dérives, notamment sous deux angles, qui sont sa « geekisation » à base de peluches Cthulhu rigolotes, et, comme en parallèle, sa bâtardisation pseudo-ésotérique.

 

L’effet global est incroyable – c’est de la magie (pardon, magick), purement et simplement. Tandis que tourne sans cesse sur le gramophone un disque titré « You Made Me Love You » (Love… craft ? Ou Moore, dont certains pourraient juger qu’il se livre ici, en parfaite connaissance de cause, à une démonstration façon fan-service m’as-tu-vu de son incroyable brio narratif ? « These go to eleven... »), le lecteur fasciné succombe à l’enchantement et bannit les préventions qui pouvaient lui rester pour se livrer à l’adoration pure et simple de ce qu’il lit.

 

D'une certaine manière, c’est ici que s’achève la BD – cet incroyable épisode apporte la véritable conclusion aux recherches littéraires de Robert Black. Peut-être une conclusion plus allusive, sur cette base, aurait-elle fait sens. Mais Alan Moore a encore plus d’un tour dans son sac, et, à mesure que le diamant parcourt le sillon, il fait dériver les découvertes de Black, via Malone à Red Hook, vers l’enquête policière se prolongeant sur plusieurs décennies – en dernier ressort, et comme par un effet de contamination intertextuelle, qui fait sens, les personnages de Neonomicon ressurgissent, environnés de Maigres Bêtes de la Nuit, pour achever l’édifice mooresque ; au regard de ses bandes-dessinées explicitement lovecraftiennes, car Neonomicon et Providence ne constituent plus dès lors qu’un unique ensemble insécable, et peut-être d’une œuvre entière.

BOUCLER LA BOUCLE

 

De la sorte, Alan Moore boucle en effet la boucle. C’est comme si Providence constituait une parenthèse – une grosse parenthèse, contenant en fait l’essentiel. L’histoire reprend là où Neonomicon s’était achevé, parce que Providence, non seulement explique ce qui s’est passé, mais, en fait, le suscite à proprement parler.

 

À vrai dire, ça n’est pas forcément très original en tant que tel. À résumer le pitch à sa plus simple expression, cette contamination du monde par le pouvoir du verbe, et du verbe lovecraftien en l’espèce, a même probablement quelque chose d’un peu rebattu ; et, formellement, la boucle faisant que la dernière page de la série répond en tous points ou presque à la première, ça relève sans doute un peu de la coquetterie. Mais qu’importe ? D’une certaine manière, ce qui compte ici, ce n’est peut-être pas tant l’histoire que la manière de la raconter – bien au-delà de semblables effets de manche narratifs et/ou visuels. Et, à cet égard, le contenu devient subitement plus pertinent, en tant qu’analyse de la fiction lovecraftienne mais aussi de ce sur quoi elle a débouché, bon gré mal gré, et en égale mesure en tant qu’auto-analyse d’un auteur qui, à l’heure de raccrocher les gants (dit-il, mais ce n’est pas la première fois…), examine l’idée même de récit au prisme de sa propre carrière, envisagée comme l’illustration systématique et exhaustive de cette idée.

 

Sans doute peut-on trouver ici de nombreux échos de La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, mais aussi, moins souvent cité, de Suprême – série dans laquelle on trouvait déjà, de manière significative, cette même structure narrative en forme de boucle, certes sur un ton plus léger. Mais, de manière peut-être moins explicite, Providence renvoie sans doute tout autant à la conspiration ésotérique totalisante de From Hell, elle-même précédée par la conspiration de Watchmen, dont le cœur résidait après tout dans un complot réalisé, sinon conçu, par des auteurs de fiction, et empruntant des traits Tentaculaires-Et-Indicibles qui n’auraient pas dépareillé chez Lovecraft, ou, peut-être plus exactement, dans une extrapolation de Lovecraft – plus ou moins cheap le cas échéant, délibérément.

 

CINÉMASCOPE

 

J’imagine que le dessin de Jacen Burrows, au-delà de son académisme un peu fade (les couleurs n'arrangeant rien), participe pourtant de cette approche, notamment du fait de sa dimension « cinématographique », en fait sensible dans les deux premiers tomes, mais qui ne m’a vraiment accroché que dans celui-ci. En effet, la mise en page de la BD, relativement sobre (ce n’est pas, par exemple, Prométhéa, qui s’autorisait bien des folies et des expérimentations dans ce registre, tout en questionnant là encore l’idée de récit), implique presque systématiquement des pages composées de quatre cases en forme de bandes occupant toute la largeur de la page.

 

Ce format finalement inattendu confère au récit une dimension « cinémascope », qui, pourtant, n’extériorise pas autant la narration qu’on pourrait le croire, dit comme ça – bien au contraire, à plusieurs reprises dans la série, ce qui inclut d’ailleurs significativement cette première et cette dernière pages dont je parlais un peu plus haut, la bande « cinémascope » correspond à une vision subjective, même si pas forcément celle de Robert Black. En fait, dans le présent volume, l’épisode 9 joue énormément de ce principe, en alternant la réalité perçue par Black, agitant par exemple la main devant ses yeux (FPS !), avec la vision tout autre qu’en ont, successivement, ce Henry Annesley qui correspond au Tillinghast de « De l’au-delà », puis, mais en pleine page d’autant plus éloquente, Susan Lovecraft. Et c’est bien le propos !

 

Tout est bien affaire de regard – qui est aussi affaire de perception. Il y a de toute évidence une réflexion poussée à cet égard, dans le texte comme dans le graphisme ; et l’ensemble constitue donc cette manière de raconter une histoire, qui dépasse peut-être l’histoire en elle-même, chez l’auteur de littérature ou de bande dessinée s’affichant consciemment comme un artisan.

 

COHÉRENCES INTERNES

 

Ceci étant, la pertinence de cette approche peut demeurer problématique à d’autres égards – et c’est, je crois, ce qui explique ma perplexité à l’égard de l’ultime épisode de Providence, le choc constitué par l’épisode 11 immédiatement antérieur y ayant sans doute eu sa part.

 

C’est la question de la cohérence – qui me paraît essentielle dans la bande dessinée. J’avais noté, concernant le premier volume, que l’ambition de Moore, que je comprenais alors très mal (et sans doute pas beaucoup mieux aujourd’hui), semblait être au moins pour partie de dégager une cohérence d’ensemble dans l’œuvre lovecraftienne – mais en prenant en fait le contre-pied de la cohérence « forcée », maladroite et stérile que Derleth lui avait infligée, notamment au travers de sa conception erronée d’un « Mythe de Cthulhu » qui préoccupait fort peu Lovecraft lui-même. Car les tentatives de rendre l’ensemble lovecraftien cohérent, au mépris des préoccupations de l’auteur, mais cette ambition n’en était pas moins très compréhensible et tentante, ont toujours été plus ou moins convaincantes – le jeu de rôle L’Appel de Cthulhu en a fourni des exemples variés, du meilleur au pire.

 

L’approche de Moore était assurément plus réfléchie et pertinente que la plupart, et au premier chef celle de Derleth. Et je suppose qu’il peut être utile de relever que les nouvelles mises en scène, et plus encore celles qui fournissent les titres des douze épisodes (pas tous empruntés à Lovecraft, d’ailleurs), renvoient souvent à des textes jugés « mineurs », et en tout cas « indépendants » du « Mythe de Cthulhu » formalisé par Derleth ; c’est d’ailleurs sensible dans ce troisième et dernier volume comme dans les précédents. En fait, Moore semble délibérément tourner autour de Cthulhu, mais sans jamais vouloir le mettre en scène – ce qui compte, semble-t-il, c’est plutôt le substrat philosophique et peut-être plus encore narratif de la nouvelle « L’Appel de Cthulhu » ; pas le Grand Ancien en lui-même.

 

Or il y a ici une rupture singulière de ton – puisque cet ultime épisode ouvre les vannes, si j’ose dire ; car le ton devient plus humoristique, en même temps… Je ne sais pas s’il faut y voir une ultime contradiction, ou, au contraire, comme une sorte de message parfaitement sérieux – mais assurément provocateur, en forme de pied de nez ?

 

Rapportant ma lecture du tome 2 de Providence, j’étais revenu sur cette déclaration de Moore disant en substance que Cthulhu, à force de peluchisation kawaï, etc., ne faisait plus peur, et qu’il était bien temps de revenir à cette émotion primordiale au cœur de l’œuvre lovecraftienne comme de l’analyse par Lovecraft du genre qu’il avait fait sien, dans Épouvante et surnaturel en littérature. C’était à mon sens et pour une bonne part ce qui faisait la réussite de Providence à partir de son intriguant épisode 4 – là où les trois premiers opéraient dans un autre registre, globalement, qui m’avait laissé bien plus froid. Cela n’excluait pas des passages proprement grotesques, au point parfois du rire, mais d’un rire vaguement gêné et teinté de malaise – tandis que l’horreur la plus brute, chargée à son tour de malaise, semblait toujours guetter l’arrivée du lecteur au tournant d’une nouvelle page, et avec le cas échéant un caractère explicite, sexe et sang, guère dans les mœurs du gentleman de Providence

 

Dans le douzième et dernier épisode, ce n’est plus vraiment le cas. Apocalypse ou non, et sans préjuger du contenu de fond pouvant s’avérer bien plus subtil que cela, la tendance globale est passée à l’outrance, en fait de grotesque, et le rire n’est jamais bien loin (même noir, même jaune). Littéralement, l’esprit même de la peur s’incarne dans la chair – et cette réification le rend finalement bien moins terrible, d’une certaine manière… Ce qui vaut bien sûr pour cette parodie très cliché de la Nativité (au passage, je ne sais pas ce que ça donne dans le texte anglais, mais dans cette traduction le personnage de Lovecraft désigne systématiquement sa naissance comme étant sa « nativité »), peut-être en réponse à la parodie de la Passion du Christ à la fin de « L’Abomination de Dunwich ». Mais ce n'est qu'un exemple, et il y en aurait bien d'autres.

 

Entre-temps, nous avons vu défiler les peluches de Cthulhu dans l’épisode 11. Alors, ultime contradiction ? Ou constat, plus ou moins nihiliste, qu’il nous faudra bien faire avec… et que, heureusement, la peur, chez Lovecraft, emprunte mille avatars qu’on aurait bien tort de réduire à l’unique prêtre céphalopode ? On peut toujours avoir peur chez Lovecraft, car Lovecraft ce n'est pas que Cthulhu (et encore moins sa peluche). Ce qui pourrait faire sens, sans que j’adhère totalement au propos…

 

Maintenant, je suis probablement passé à côté de pas mal de choses, dans ce problématique épisode 12. Il y a sans doute bien mieux à en dire...

COMPRENDRE LOVECRAFT ?

 

Reste un dernier point que j’aimerais envisager. Pas le plus simple – et certainement pas le plus « objectif »…

 

Il y a quelques mois de cela, sur je ne sais plus quel forum (probablement Casus NO, je crois), un intervenant avait condamné la série Providence comme nulle, en déplorant, en substance, que Moore « ne comprenait rien à Lovecraft ». Je n’étais pas intervenu, parce que tout cela n’était sans doute pas très clair pour moi… Mais aujourd’hui, je suis tenté de répondre enfin (c’est bien la peine) : je crois que Moore, au contraire, comprend très bien Lovecraft. Providence, à y revenir globalement, témoigne page après page de ce que Moore maîtrise son sujet, quel qu’il soit : Lovecraft, son œuvre, le genre horrifique, l'écriture de fiction…

 

Cela va plus loin que la seule lecture, même particulièrement attentive, des œuvres en elles-mêmes : l’auteur a visiblement compulsé la critique lovecraftienne, ce qui ressort tant des thèmes qu’il traite que de sa manière de concevoir Lovecraft en personne, ou d’orienter son récit au gré des préoccupations de tel ou exégète. Ici, nous trouvons la couverture du H.P. Lovecraft: A Critical Study de Donald R. Burleson… et là, bien sûr, nous trouvons S.T. Joshi en personne, nommément, comme un des principaux personnages de l’épisode 12 ! Un tour pour le moins hardi, et je ne sais pas ce qu’en pense le plus grand spécialiste mondial de Lovecraft (qui m’a l’air un peu ronchon, parfois, au-delà de sa compétence et de son talents indéniables…).

 

Mais je ne pense pas que ce soit « gratuit ». Providence, à tout prendre, est aussi une lecture critique de Lovecraft. Chaque épisode incitait à revenir sur tel ou tel pan de l’œuvre du maître, pour en tirer des conclusions éventuellement très diverses. En fait, la critique s’insinuait tout particulièrement dans les pages du « journal » ou « cahier de réflexions » de Robert Black – et, comme rappelé plus haut, celui-ci avait tendance à rationaliser à tout crin, comme un exégète revenant tardivement sur l’œuvre, cette fois perçue comme telle, serait porté à le faire. En fait, c’est ce que j’apprécie beaucoup dans la figuration de S.T. Joshi dans l’épisode 12 : il interprète Lovecraft – car il est bien le plus grand spécialiste de l’auteur ; et il l'interprète à sa manière (dominante et largement mienne), matérialiste, rationaliste, etc. Et, chose intéressante, ses interprétations dans la BD peuvent dès lors revenir sur d’autres, émises par des personnages qui ne sont quant à eux rien d'autre en vérité, et que son érudition l’autorise à relativiser voire à contester. À plusieurs reprises, il dit « non », ou « je ne crois pas », ou « je n’en suis pas sûr »… Comme s'il s'adressait au scénariste, d'une certaine manière !

 

Comme tel, en effet, il peut contrevenir à ce que nous pourrions être portés à interpréter comme la lecture proprement moorienne de l’œuvre lovecraftienne – dans un débat d’idées où tout ne se vaut pas, mais où persiste néanmoins un « mystère » susceptible de plusieurs lectures. En fait, S.T. Joshi prend ici, d’une certaine manière, davantage assurée car davantage consciente, la posture rationnelle d’un Robert Black avant lui – malvenue au moment des événements car bien trop « innocente », elle fait sens, et pleinement, en dernière mesure.

 

Moore, en face, ne joue finalement pas tant de la carte « occulte » qu’on serait tenté de lui accoler, car il est probablement bien trop sérieux pour cela, même voire surtout dans ce domaine « magick » cher à son cœur – dans l’épisode 11, il traitait après tout « Simon » à sa juste mesure… Cette approche nourrit à l’évidence son histoire, mais comme au-delà de Lovecraft, et en maniant avec précaution et dès lors pertinence la thématique si souvent navrante de « l’initié malgré lui ».

 

Finalement, tout cela se rejoint peut-être dans la sympathie pour l’auteur, et la passion pour son œuvre. Y accoler tant de lectures, c’est rendre hommage à sa complexité, et à son génie.

 

Et quand Moore paraît « violer » la doxa lovecraftienne, il le fait très clairement en pleine connaissance de cause. J’en suis maintenant persuadé : s’il peut faire tout cela, ce n’est pas parce qu’il ne comprend rien à Lovecraft, et qu'il s'en moque, mais bien au contraire parce qu’il le comprend très bien – il faut des idées claires pour faire ce qu’il en fait.

 

RELECTURE

 

Oui – une lecture, ou relecture. Respectueuse et audacieuse en égale mesure. En tant que telle, c’est aussi un appel du pied à relire par soi-même Lovecraft – en dépassant les certitudes que l’on croit avoir acquises, le cas échéant, car la personnalité Lovecraft, dans la critique, et le regard sur son travail, ont sans doute eu bien des occasions d’évoluer depuis 1937 (et 1971). Et donc, lire et relire aussi sur Lovecraft, et autour de Lovecraft…

 

Et sans doute relire aussi Alan Moore ? J’imagine qu’il prêche aussi pour sa paroisse… Le sorcier de Northampton n'est pas sans arrogance. Mais Providence semble donc avoir ceci de commun avec ses plus grandes réussites que c’est une œuvre très dense, et qui gagne probablement à la relecture : je vais laisser couler un peu d’eau sous les ponts cyclopéens, mais, le moment venu, je ne doute pas que je m’attellerai à cette tâche, peut-être même crayon à la main (c’est tentant, dangereux mais tentant…), et y découvrirai bien des choses qui me sont passées par-dessus la tête – si ça se trouve au point d’invalider totalement ces trois comptes rendus probablement fastidieux.

 

D’ici-là ? Conclure… Temporairement. Providence m’avait tout d’abord fait un effet plus que mitigé – à vrai dire, depuis Neonomicon, j’étais sans doute passé un peu en mode « Prends ta retraite, génie de la BD, tu n’as plus le mojo »… Relire Neonomicon, et accueillir d’un œil plus favorable le tome 2, m’a amené à reconsidérer ce premier jugement. Et aujourd’hui, même avec cette incertitude concernant le dernier épisode en forme d’épilogue consistant essentiellement en ruptures de ton, mon jugement est plus favorable encore – avec notamment la conviction de ce que l’épisode 11 figure parmi les réalisations les plus impressionnantes d’Alan Moore en bande dessinée ; et il en compte plus d’une à son actif…

 

À relire, donc. Et Lovecraft aussi. Et sur lui et autour de lui.

 

Quant à Moore ? Eh bien, peut-être lire Jérusalem, le moment venu… Même s’il fait un peu peur, le gros machin.

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The Sorcerer Departs: Clark Ashton Smith (1893-1961), de Donald Sidney-Fryer

Publié le par Nébal

The Sorcerer Departs: Clark Ashton Smith (1893-1961), de Donald Sidney-Fryer

SIDNEY-FRYER (Donald), The Sorcerer Departs: Clark Ashton Smith (1893-1961), foreword of the publisher [Philippe Gindre], Dole, La Clef d’Argent, coll. Silver Key Press, [1963, 2007] 2008, 64 p.

KLARKASH-TON, ENFIN !

 

C’était il y a peu encore une de mes plus scandaleuses lacunes dans le domaine des littératures de l’imaginaire (je ne vois guère que celle concernant Robert Silverberg pour rivaliser... et perdurer là maintenant) : je n’avais pour ainsi dire quasiment jamais lu quoi que ce soit de Clark Ashton Smith – et le « quasiment » a quelque chose de passablement mesquin à ce stade. Certes, il y avait bien eu une nouvelle ici, une autre là, mais vraiment pas grand-chose : sauf erreur, je n’avais jamais lu de lui, à cette date, que ses deux nouvelles figurant dans Tales of the Cthulhu Mythos, à savoir « The Return of the Sorcerer » (titrée « Talion » chez nous) et « Ubbo-Sathla », lues en français il y a fort longtemps de cela, et, unique volume à son nom, bien plus récemment, La Flamme chantante.

 

Il faut dire que, lire Smith, en France… On avait bien édité un certain nombre de ses œuvres il y a quelques décennies de cela (au mieux à partir de la fin des années 1960, l’auteur était déjà mort), notamment chez NéO : autant de livres épuisés depuis fort longtemps et jamais réédités. Si l’on excepte quelques publications, essentiellement d’ordre poétique, à La Clef d’Argent, éditeur pour le moins confidentiel (qui a donc également publié, mais en anglais, le petit livre dont je vais vous parler aujourd’hui), et l’étrange et coûteux petit volume de La Flamme chantante chez Actes Sud (oui) en 2013, il était devenu peu ou prou impossible de lire Smith dans la langue de Bernard Werber. Certes, j’aurais pu le lire en anglais… Mais…

 

Et puis l’événement tant attendu s’est enfin produit : Mnémos, qui a décidément adopté ces dernières années une ligne très patrimoniale, a lancé un financement participatif pour une nouvelle édition des récits de Clark Ashton Smith consacrés à ses principaux univers récurrents, Zothique tout d’abord, puis Averoigne, Hyperborée et Poséidonis. Le trouvage de corbeau a connu un beau succès, qui a débouché sur la publication d’un très beau coffret comprenant trois très beaux volumes, reliés, avec signet, illustrés, absolument superbes, trois volumes dans lesquels les quatre dits univers sont exhaustivement abordés, ainsi que quelques autres récits de fantasy en guise de bonus, et dans de nouvelles traductions (les anciennes étaient semble-t-il très critiquables – ce qui ne me surprend pas vraiment).

 

L’occasion rêvée de lire – enfin ! – Clark Ashton Smith en français. Occasion que j’ai aussitôt saisie, même en prenant mon temps pour déguster (je n’ai pas fait dans le binge-reading, comme on dit) : j’ai ainsi achevé il y a peu la lecture du premier de ces trois volumes, consacré aux univers de Zothique et d’Averoigne, et le résultat a été à la hauteur de mes attentes – ou, non : mieux que ça ! Je vous en parlerai très bientôt ici même…

 

Toutefois, avant de m’étaler, avec plus ou moins de compétence, sur Zothique et Averoigne, il m’a paru opportun de consacrer un article préalable à l’auteur et à son œuvre. Deuxième effet Kiss Cool : la parution du beau coffret chez Mnémos m’a donc aussi incité à ressortir de ma bibliothèque de chevet ce petit ouvrage paru à La Clef d’Argent, ou plutôt Silver Key Pess, puisqu’il a été publié en anglais, oui, petit ouvrage qui prenait la poussière depuis bien trop longtemps, et dont je ne doute pas qu’il constitue une introduction utile à l’œuvre littéraire de Clark Ashton Smith – ce, sous toutes ses formes.

 

DE MENTOR À DISCIPLE

 

L’auteur est Donald Sidney-Fryer, sans doute un des plus fameux, voire le plus fameux, des connaisseurs de la vie et de l’œuvre de Clark Ashton Smith. Un nom, dès lors, que j’avais régulièrement eu l’occasion de croiser dans mes lectures portant sur la critique lovecraftienne – après tout, on juge souvent Smith indissociable de Lovecraft, et, si l’on y adjoint Robert E. Howard, nous avons ainsi « les Trois Mousquetaires » de Weird Tales ; par ailleurs des amis de plume, qui ont beaucoup correspondu, s’ils ne se sont jamais rencontrés. J’avais donc lu quelques articles ici ou là, dus à notre auteur – pas grand-chose, mais suffisamment pour m'en faire une vague idée, ou plus raisonnablement pour intégrer son association essentielle avec Clark Ashton Smith ; par exemple en le reconnaissant dans un des personnages figurant dans le roman de Fritz Leiber Notre-Dame des Ténèbres.

 

Contrairement à la plupart des autres critiques smithiens semble-t-il, Donald Sidney-Fryer a pour sa part rencontré Clark Ashton Smith, à deux reprises, dans les quelques années précédant sa mort en 1961. Deux rencontres marquantes, qui ont pu donner au jeune poète qu’il était alors l'impression d’avoir trouvé un mentor – peu ou prou le sentiment que ledit mentor avait pu ressentir, une cinquantaine d’années plus tôt, avec George Sterling. Ce lien très fort a décidé de la carrière de notre auteur, tant poétique (et ce jusqu’à nos jours, s’il faut sans doute mettre en avant ses Songs and Sonnets Atlantean, mais aussi ses performances scéniques) que critique (essentiellement en rapport avec Clark Ashton Smith, mais pas uniquement, car l’auteur s’est aussi intéressé à d’autres des « romantiques californiens », incluant notamment George Sterling et Nora May French, ainsi qu’à d’autres sujets encore, comme le ballet, etc.).

 

En 1963, soit environ deux ans après la mort de Smith, et probablement du fait de l’indifférence généralisée à l’égard de ce décès tant dans les milieux poétiques que dans ceux de la science-fiction et de la fantasy, constat rageant, Donald Sidney-Fryer a livré « The Sorcerer Departs », qui est probablement le premier article « bio-bibliographique » d'ampleur consacré au Barde d’Auburn, et qui reste une référence importante aujourd’hui. À l’époque, l’article figurait dans une anthologie hommage intitulée In Memoriam: Clark Ashton Smith, mais il a ensuite été réédité, sous forme de livre indépendant, en 1997, chez la maison bien nommée Tsathoggua Press, puis, dix ans plus tard, sous la forme du présent petit volume, à l’enseigne française de La Clef d’Argent. L’essai initial a connu quelques retouches éparses à fins d’actualisation, mais l’essentiel n’a pas bougé – et l’essentiel, ici, c’est l’enthousiasme, la passion proprement dévorante.

 

LE POÈTE D’ABORD

 

La vie de Clark Ashton Smith a été globalement banale, pour ne pas dire terne – ce qui n’en fait sans doute pas un sujet idéal pour une biographie. Au point, en fait, où rien ne semble offrir une prise adéquate pour « mythifier » le quotidien du poète, comme on l’a fait, plus ou moins consciemment, pour Lovecraft, et probablement aussi, encore qu’à un tout autre degré, pour Howard. Le relatif ermitage à Auburn, Californie, État rarement quitté ; un épisode mêlant tuberculose et dépression qui aurait ses conséquences sur le long terme ; un mariage très tardif… Admettons, mais pas grand-chose à se mettre sous la dent – du moins dans le registre sensationnaliste.

 

Mais la biographie littéraire se passera très bien de ce registre. Il y a bien des choses à dire, concernant la vie et l’œuvre de Smith – mais dans une optique sensiblement différente, ai-je l’impression, que ce dont on a l’habitude avec les deux autres « mousquetaires ».

 

Cela tient peut-être à l’extraction culturelle du personnage ? Car, bien plus que Lovecraft ou Howard, Smith était un poète avant que d’être un conteur – un conteur hors-pair, certes… Mais les avis semblent unanimes : Smith était d'abord et surtout un immense poète ; et c’est bien pour cela que George Sterling l’a pris sous son aile, tout jeune homme. Dans les années 1910, dès la parution de son premier recueil, The Star-Treader and Other Poems, le jeune barde californien suscite l’attention plus que bienveillante de la critique – d’aucuns voient bientôt en lui l’égal de Keats. Deux autres recueils, ultérieurs, confirmeront cette première impression, Ebony and Crystal en 1922, et Sandalwood en 1925. Son long poème The Hashish-Eater, en 1920, est porté au pinacle comme une œuvre d’une parfaite conception, d'un imaginaire incomparable, et d’une force immense, n'ayant d'égale que son importance.

 

Mais personne ne s’y trompait à l’époque – et certainement pas Smith lui-même, mais Sterling pas davantage : le jeune poète, si « différent », s’envisageant lui-même comme plus anachronique encore que Lovecraft (avec qui il entre en contact au début des années 1920 via Samuel Loveman), ne pouvait probablement pas rencontrer le succès qu’il méritait, a fortiori de son vivant. En 1922, The Waste Land de T.S. Eliot bouleverse la poésie anglo-saxonne, et, davantage dans l’air du temps peut-être, suscite un écho dont n’aurait jamais pu rêver Smith pour son Hashish-Eater. Ceci dit, l’air du temps… Smith avait son opinion à ce propos : « The true poet is not created by an epoch; he creates his own epoch. » Il n’a à vrai dire rien fait pour arranger les choses : aussi célébrés par les critiques soient les recueils Ebony and Crystal et Sandalwood, leur diffusion très confidentielle, et c’est peu dire, ne pouvait tout simplement pas aider à sa reconnaissance en tant que grand poète.

 

Ce qu’il était pourtant – et d’une manière qui lui était propre : qui pouvait emprunter à Poe, l’idole de l’auteur comme elle l’était pour Lovecraft, qui pouvait aussi évoquer Sterling, mais était bien avant tout Clark Ashton Smith, et rien d’autre. L’auteur a semble-t-il tout particulièrement brillé, même si bien moins abondamment qu'en vers (on compte dans les 800 poèmes, ici), dans le registre du poème en prose (surtout dans Ebony and Crystal), registre jugé plus « français » qu’ « anglo-saxon », via l’influence déterminante de Baudelaire – l’autre grande idole de Smith, qui l’a même traduit à plusieurs reprises… alors même qu’il venait tout juste de se mettre à l’étude du français par ses propres moyens ! En fait, il a également écrit des poèmes en français, et plus tard, dans les mêmes conditions, en espagnol...

 

Baudelaire, bien sûr, fait le lien avec Poe – en qui on a pu voir le premier maître du poème en prose. Mais les admirations françaises de Clark Ashton Smith ne s’en tiennent pas à l’auteur des Fleurs du Mal et (surtout ?) du Spleen de Paris (ou Petits Poèmes en prose...). Lovecraft, entre autres, ne s’y trompait guère, qui voyait derrière le poète tant d’auteurs décadents (surtout) et symbolistes, voire des Parnassiens ; mais aussi, probablement, le Flaubert pré-décadent de La Tentation de saint Antoine, ou un Hugo, ou un Verlaine, ou un Rimbaud (on a pu avancer que le nom du continent de Zothique empruntait à l’Album zutique de ce dernier, œuvre méchamment parodique, mais, euh, je ne sais pas trop, quand même, ça sonne comme une blague…). Autant de références que Donald Sidney-Fryer, que sa page Wikipédia qualifie de « francophile », cite volontiers lui-même.

 

La singularité essentielle de Smith demeure – et son statut de poète avant tout.

 

LE CONTEUR DANS LA CONTINUITÉ DU POÈTE

 

Mais Clark Ashton Smith n’avait rien d’un personnage unilatéral. Sa bonne presse, même confidentielle, dans le milieu de la poésie n’excluait pas d’autres approches de l’écriture, ou même d’autres arts : le poète était aussi sculpteur (mais plutôt vers la fin de sa vie) et dessinateur, outre qu’il ne rechignait pas le moins du monde aux tâches manuelles.

 

Il donne un peu l’impression, à tort ou à raison, d’un homme plus ou moins lunatique, ou en tout cas prompt à s’investir à fond dans une tâche pour un temps, avant de la remiser de côté brutalement pour s’impliquer de toutes ses forces dans une autre chose encore, etc. Il y a donc des phases dans la biographie artistique de Smith : après une période, dans les années 1910 et l’essentiel des années 1920, où Smith écrit et publie beaucoup de poésie, ce qui n’exclut certes pas l’évolution (ainsi bien sûr de l’intérêt pour la forme rare du poème en prose, mais cela peut valoir également, semble-t-il, pour son emploi des alexandrins, tout aussi rare en langue anglaise), il consacre environ une décennie à l’écriture de fictions (entre 1928 et 1938), exercice qu’il avait déjà pratiqué dans ses années de formation longtemps auparavant (dans un registre sous haute influence des Mille et Une Nuits et du Vathek de William Beckford, ce qui perdurerait – noter ici encore que ces mêmes références ont été cruciales pour Lovecraft), mais totalement abandonné depuis ; ces dix années lui suffisent à produire pas loin de 140 nouvelles, soit la quasi-totalité de ses fictions sur l’ensemble de sa carrière ! Mais, pour quelque raison que ce soit là encore (on a pu avancer que la mort rapprochée de ses parents ainsi que de H.P. Lovecraft aurait joué un rôle), Smith met à nouveau de côté la fiction à l’aube des années 1940 pour ne quasiment plus y revenir jusqu’à sa mort en 1961 ; il écrit encore de la poésie durant ces vingt années, mais beaucoup moins que dans les années 1910 et 1920, et confesse alors volontiers prendre bien plus de plaisir à sculpter des formes étranges…

 

Mais cette inconstance, que l’on serait très tenté d’établir, est peut-être trompeuse ? Si Donald Sidney-Fryer, poète lui-même, voit avant tout en Smith un grand poète, ce n’est certainement pas pour dénigrer ses récits de science-fiction et de fantasy (la plupart des premiers étant publiés par Hugo Gernsback dans Wonder Stories, la quasi-totalité des seconds dans Weird Tales, en dépit d’un Farnsworth Wright plus qu’à son tour frileux – et même parfois scandalisé par ce que le Barde d’Auburn, volontiers grivois, lui soumettait !) ; il a des mots éloquents à l’encontre d’une certaine intelligentsia littéraire portée à la détestation des pulps. De toute façon, les récits de Smith n’ont guère besoin d’être ainsi défendus : leur brio parle pour eux – je ne vais pas m’attarder sur le sujet ici, cela attendra bien mon retour sur Zothique et Averoigne.

 

Mais voilà : pour Donald Sidney-Fryer, séparer ces deux pans de l’œuvre de Clark Ashton Smith ne fait pas vraiment sens. À l’en croire, les poèmes en prose à partir d’Ebony and Crystal préparaient le terrain aux nouvelles de Zothique et compagnie – au point, en fait, où ces récits de fantasy devraient être envisagés comme des « développements » sur une base de poèmes en prose… voire, tout simplement, comme des poèmes en prose par eux-mêmes. Il est vrai que l’auteur, retournant à Poe via Baudelaire, célèbre notamment « Le Masque de la Mort Rouge » comme semblable poème en prose, et peut-être le meilleur de tous. À ce compte-là, « L’Empire des Nécromants » pourrait très bien être considéré comme un poème en prose, certains textes comme « Le Sombre Eidolon » affichant plus encore cette tendance, en brodant paradoxalement sur la référence possible à La Tentation de saint Antoine, même si le meilleur exemple, pour nous en tenir encore au cycle de Zothique, serait peut-être l’excellent « Xeethra »… Hors Zothique, on pourrait probablement citer « Ubbo-Sathla », etc.

 

Il est vrai par ailleurs qu’il y a une identité de méthode, notamment dans l’usage délibéré de cette langue très riche, sonore, rythmée, porteuse d’hallucinations grandioses et de périples fantastiques, dont le propos est, de l’aveu même de l’auteur, de « transporter » le lecteur ailleurs via le choc délicieux d’un exotisme radical, peu ou prou extraterrestre, et soigneusement élaboré.

 

Pour autant, je ne suis pas tout à fait convaincu, ici – sans doute parce que, à tort ou à raison, j’ai du mal à adopter l’expression « poèmes en prose » pour qualifier des textes qui, aussi beaux, musicaux et chatoyants soient-ils, sont tout de même construits sur la base d’une narration… même en ayant bien conscience de ce qu’elle ne constitue régulièrement qu’un prétexte. Alors, oui, peut-être...

 

RECONNAISSANCE

 

Je ne me sens pas de m’étendre davantage sur le sujet ici : il sera bien temps d’y revenir, et en détail le cas échéant, au fil de mes chroniques des trois tomes de « l’Intégrale Clark Ashton Smith » (qui n’en est pas une, mais fait tout de même son poids) parue chez Mnémos ; très bientôt, donc, Zothique et Averoigne.

 

Mais justement : je n’ai eu l’occasion de lire ces textes en français que tout récemment, précisément du fait de cette salutaire entreprise éditoriale. Et la situation n’est pas forcément meilleure en Anglo-saxonnie, si ça se trouve… Le constat dépité de Donald Sidney-Fryer, déplorant le silence mesquin autour de la mort de Clark Ashton Smith en 1961, est peut-être toujours valable ? Espérons que cela na durera pas.

 

Car il est tout de même fâcheux qu’un auteur aussi visiblement doué, et dans tant de registres, ne soit plus guère « connu » aujourd’hui que comme étant « le type avec qui Lovecraft correspondait, là » (et c’est un fan de Lovecraft qui écrit ça, oui ; un fan, par ailleurs, qui ne s'est pas comporté autrement jusqu'alors, mea culpa). Mon premier vrai contact avec l’œuvre smithienne, aussi tardif soit-il, m’a très tôt persuadé de l’injustice de cette situation : pareil corpus mériterait bien d’être connu et loué pour lui-même ! Ceci, en outre, pour les seules fictions de l’auteur ; or Donald Sidney-Fryer, le disciple, n’est certes pas le seul à porter au pinacle la poésie de Smith ! C’est là un domaine qui me dépasse, je plaide coupable… Mais il y a donc du boulot, globalement.

 

Le petit livre de Donald Sidney-Fryer peut s’avérer très utile dans cette tâche. Je n’ai pas eu l’impression, à le lire, d’un travail d’une finesse critique extrême ; et qui ne s’intéresserait qu’aux seules fictions de Klarkash-Ton pourrait renâcler devant cette étude qui met clairement la poésie en avant. Toutefois, c’est je suppose une bonne voire une très bonne introduction à la vie et à l’œuvre d’un auteur singulier et brillant, dont on ne peut qu’espérer qu’il resurgisse enfin en pleine lumière : il le mérite assurément, et nous l’avons trop longtemps oublié.

 

À bientôt, donc, en Zothique et en Averoigne...

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L'Appel de Cthulhu (V7) : Le Sens de l'Escamoteur

Publié le par Nébal

L'Appel de Cthulhu (V7) : Le Sens de l'Escamoteur

L’Appel de Cthulhu (V7) : Le Sens de l’Escamoteur, [Call of Cthulhu: The Sense of the Sleight-of-Hand Man], Sans-Détour, [2013] 2017, 139 p.

RÊVE D’OPIOMANES

 

Retour à l’édition « Prestige » des Contrées du Rêve, pour la septième édition française de L’Appel de Cthulhu : après Les Contrées du Rêve à proprement parler, et Kingsport, la cité des brumes, deux suppléments de bonne à très bonne tenue, mais quelque peu antiques le cas échéant, on passe à tout autre chose avec Le Sens de l’Escamoteur, une campagne cette fois, conçue par Dennis Detwiller (qui a écrit le supplément mais a aussi semble-t-il réalisé la majeure partie de ses illustrations, dans un style qui m’a laissé perplexe au départ mais que j’ai fini par trouver finalement assez sympathique) en 2013 pour Chaosium, et qui demeurait inédite en français.

 

Le Sens de l’Escamoteur est une campagne forcément différente de la quasi-totalité de celles au riche catalogue de L’Appel de Cthulhu, dans la mesure où elle se passe presque entièrement dans les Contrées du Rêve – si l’on excepte un bref prologue et un tout aussi bref a priori épilogue – lesquels sont censés prendre place à New York en 1925, même si je suppose qu’une autre grande ville pourrait faire l’affaire, et peut-être aussi une autre date. Noter une chose, cependant, même si elle n’est explicitement avancée qu’en toute fin de volume : cette campagne pourrait éventuellement constituer une sorte de prologue assez bizarre à la grosse campagne Les Masques de Nyarlathotep (laquelle doit ressortir bientôt chez Sans-Détour, adaptée à la septième édition française de L’Appel de Cthulhu, mais en même temps que Le Jour de la Bête, campagne autrefois titrée Les Fungi de Yuggoth, qui peut jouer ce même rôle avec davantage d’ampleur ; je suppose à vue de nez que ces deux options sont incompatibles, mais à vrai dire je n’en sais rien).

 

Reste que le Monde de l’Éveil est largement hors-sujet dans Le Sens de l’Escamoteur. D’ailleurs, même les personnages qui y sont spécialement créés en tout début de partie… sont en fait rapidement laissés de côté, compétences intellectuelles mises à part (sauf erreur). En effet, ces PJ, qui ont un point commun, celui d’être toxicomanes (a priori opiomanes, mais des aménagements sont envisageables), sont violemment propulsés de manière « physique » dans les Contrées du Rêve, où ils occupent de nouveaux corps... Sur cette base, leur tâche est toute trouvée : leur mode spécifique d’arrivée dans les Contrées leur interdit d’en partir comme un rêveur lambda – il leur faut trouver un moyen « physique » de regagner le Monde de l’Éveil. D’où leur « quête », dans cet univers de fantasy très coloré et chatoyant : trouver comment partir.

 

Et c’est bien d’une campagne de fantasy qu’il s’agit, où les réflexes habituels d’investigation n’ont guère leur place. Les personnages vont devoir voyager énormément, et, au cours de ces périples plus ou moins maîtrisés, ils feront quantité de rencontres terribles et merveilleuses… Par ailleurs, il s’agit d’une campagne souple, globalement non linéaire, où les opportunités de voyages et de rencontres sont très diverses – peut-être la dimension la plus agréable de la campagne, d’ailleurs.

 

Allez, explorons tout ça. Et, cela va de soi, je vais bien évidemment SPOILER comme un porc, tenez-vous-le pour dit...

 

APPROCHE...

 

Les toxicos abandonnées dans les Contrées... Un point de départ intéressant, non ? Je le crois. Reste que la première approche de la campagne n’est guère aisée, notamment du fait d’une présentation un peu déconcertante – c’est peut-être secondaire, mais un petit effort, ici, aurait été très appréciable (et niveau traduction et relecture aussi, comme d'hab', quoi...).

 

En effet, la campagne s’ouvre sur trois brefs « scénarios » (« Deux Esprits semblables », « Les Tong et M. Lao » et « La Vie dans un rêve »), qui n’en sont en fait pas du tout. Ces pages mélangent indications générales sur la campagne, dimension narrative propre au prologue new-yorkais et règles spécifiques dans le contexte des Contrées du Rêve, d’une manière passablement bordélique, et vraiment pas claire… Les redondances sont nombreuses, tandis que certains points essentiels ne sont que très hâtivement exposés au détour d’un ligne perdue au milieu d’une page. Et c’est dommage, parce qu’il vaut mieux avoir les idées claires concernant tout ceci, avant de se lancer véritablement dans l’aventure. C’est un souci de rédaction, pas insurmontable sans doute, mais vaguement ennuyeux tout de même.

 

Une chose à noter : comme souvent avec les scénarios impliquant les Contrées du Rêve, j’ai l’impression, Le Sens de l’Escamoteur prend régulièrement quelques distances avec le background censément canonique figurant dans le supplément Les Contrées du Rêve. En tant que tel, ça n’est pas forcément un problème. Par contre, il faut relever que cela peut avoir certaines conséquences plus ou moins techniques – par exemple, concernant les langues des Contrées.

 

ET ENCOCHES

 

Mais, surtout, il y a un point de règles qui change considérablement par rapport au supplément Les Contrées du Rêve, et qui concerne la Compétence « Rêver » – soit celle dont font usage les rêveurs pour modifier la nature même du Rêve autour d'eux, à la manière d’un « rêve dirigé ». Dennis Detwiller n’est pas satisfait par le système très simple employé jusqu’alors, dont il recommande expressément de ne pas faire usage, et il en propose un autre, dont la pertinence me laisse tout de même un peu sceptique : c’est le système des « encoches ».

 

L’idée, en gros, est que les investigateurs ne peuvent véritablement influencer le Rêve qu’en fonction de leur prise de conscience de ce que leur environnement est malléable ; dès lors, leur perception d’infimes changements dans le décor leur donne le pouvoir de susciter d’autres changements. Dans le principe, ça me paraît assez intéressant, mais je crains qu’en pratique cela ne devienne vite artificiel, et peut-être même lourd… Car le Gardien a la main, ici. C’est à lui de glisser dans ses descriptions de subtils changements censés mettre la puce à l’oreille des joueurs. Quand le Gardien perçoit qu’un PJ a remarqué une variation, il lui accorde une encoche ; plus il a d’encoches, et plus ses tentatives ultérieures de modeler le Rêve auront des chances de réussir – mais, plus drastiquement, il faut de toute façon un nombre minimum (mais variable) d'encoches pour s’y essayer : la capacité à façonner le songe, pour les PJ, n’existe donc pas en toutes circonstances.

 

Ce qui complique potentiellement la donne, c’est que tout ceci est censé se faire de manière implicite. Le Gardien gère tout cela, et doit agir avec subtilité – le but n’est certainement pas que le PJ braille : « Hey, là, truc bizarre, encoche ! » Le Gardien doit comprendre que le joueur a remarqué l’altération, mais sans qu’aucun des deux ne le dise expressément. D’ailleurs, les joueurs ne sont censés rien savoir des encoches et de leur utilité, pas même le nombre d’encoches dont ils disposent, dont le compte est secrètement tenu par le Gardien, et encore moins le nombre d’encoches dont ils ont besoin pour modeler le Rêve, en fonction de leurs intentions

 

Je redoute, à vue de nez, que les modifications subtiles de l’environnement (dont quelques exemples sont suggérés en tête de chaque scénario) ne finissent par alourdir inutilement les descriptions, tandis que l’indécision générale quant à ce qui est faisable et dans quelles conditions viendrait tout bonnement diminuer drastiquement voire anéantir la possibilité même du rêve dirigé. Ce que je trouverais un peu dommage, parce que c’est une particularité amusante de l’idée même des Contrées du Rêve…

 

Bien sûr, ce n’est qu’une impression d’après lecture, et je peux très bien me tromper – vos retours d’expérience sont bienvenus, si jamais.

DE NEW YORK À SARKOMAND

 

Mais approchons maintenant le récit. La campagne est donc censée débuter à New York en 1925. Les personnages sont tous des toxicomanes, et lourdement endettés auprès de leur fournisseur commun, le fourbe M. Lao. À noter : en dépit de ce lien qui les rapproche, les personnages ne sont alors pas censés se connaître ; ils ne sont que des clients, mutuellement indépendants.

 

Avoir des dettes auprès d’un trafiquant de drogues associé aux Tong, et au service duquel nombre de gorilles sont prêts à poutrer les clients indélicats, n’est déjà pas, à la base, une très bonne idée. Pourtant, la vérité est bien pire – car M. Lao est un adorateur de Nyarlathotep, en cheville avec les Hommes de Leng et les Bêtes Lunaires des Contrées du Rêve ! Et les clients à sec tels que les PJ sont une aubaine pour lui – car sa vraie tâche sur Terre consiste à exiler à Sarkomand des individus dotés d’un certain potentiel (concrètement, un niveau de POU élevé), dont les plus sinistres habitants des Contrées sauront assurément quoi faire… Et le Chaos Rampant lui-même a semble-t-il ses plans, certes incompréhensibles, concernant les PJ !

 

Aussi M. Lao force-t-il ces derniers à découvrir les effets d’une nouvelle drogue, appelée « bywandine » (aucune idée de comment ça se prononce), laquelle les projette dans les Contrées, de manière « physique », au sens où ils n’y sont pas seulement en rêvant eux-mêmes, et n’ont d’autre possibilité pour retourner dans le Monde de l’Éveil que de trouver un portail leur permettant de faire « physiquement » le voyage en sens inverse. Ils ne sont pas censés le savoir à ce moment-là de la partie, mais leurs « vrais » corps sont d'ores et déjà désintégrés, et ils ne les retrouveront jamais… D’ici-là, ils atterrissent donc dans un horrible charnier de Sarkomand, au milieu d'une pile de corps sans âme : tous occupent un nouveau réceptacle, donc, avec ses caractéristiques (notamment) physiques propres, et l’expérience peut assurément s’avérer déstabilisante.

 

Mais ils ne peuvent pas rester là sans rien faire, aussi déboussolés soient-ils. A priori, ils ne savent alors rien des Contrées du Rêve et de leur mode de fonctionnement, mais ils comprendront rapidement qu’il leur faut fuir les terribles menaces qui pèsent sur eux dans les ruines de Sarkomand – où il ne ferait pas bon s’attarder, surtout la nuit…

 

Ce n’est toutefois que progressivement qu’ils prendront conscience de leur « quête » : trouver ce portail leur permettant de retourner dans le Monde de l’Éveil (et, croient-ils, les pauvres fous, ah, ah, ah, de réintégrer leurs « vrais » corps…). À cette fin, ils pourront croiser divers personnages à même de les éclairer quelque peu sur tout cela. Déjà, à Sarkomand, ils peuvent rencontrer semblable personnage, appelé Le Percepteur, un esclave veule et guère aimable, mais non sans ressources, ne serait-ce que parce que lui, au moins, sait ce que sont les Contrées.

 

Mais, dans l’immédiat, il s’agit donc de quitter Sarkomand. Comment ? Et pour quelle destination ? C’est tout le propos, ma bonne dame : la campagne, non linéaire, après ce préambule à Sarkomand, et avant l’étape finale, qui sera très certainement le Bois Enchanté à côté d’Ulthar, où tout le monde sait qu’il se trouve un portail comme celui que cherchent les PJ, la campagne donc propose d'ici-là divers modes de déplacement, alternatifs ou successifs, ainsi que diverses destinations, en fait probablement des étapes. Le Gardien est régulièrement incité à alambiquer le périple des PJ, en variant les plaisirs, avec éventuellement de très fâcheux retours en arrière, mais, en tout cas, rien n’impose aux rêveurs d’emprunter les trois modes de déplacement, pas plus que de se limiter à un seul, ou de se rendre ou pas aux quatre destinations autres qu’Ulthar.

 

La souplesse est essentielle, et l’improvisation a son importance ; heureusement, le supplément est probablement bien mieux conçu à cet égard que ce que les trois premiers « scénarios » pouvaient laisser craindre. J’imagine cependant que le Gardien ferait bien d’être un minimum expérimenté avant de s’y lancer, car il faut manier pas mal de choses différentes et faire preuve de souplesse, donc, tandis que les joueurs n’ont pour leur part pas forcément besoin d’être très capés – en notant cependant que l’adversité est assez conséquente, où que se rendent les PJ, d’autant qu’il y a régulièrement des « erreurs fatales » impossibles à rattraper : l’éventualité de ce que l’un ou plusieurs des personnages périssent dans leur quête est relativement élevée, et, pour le coup, la possibilité de fournir des PJ de remplacement n’est pas toujours si évidente...

 

TROIS MANIÈRES D’ERRER

 

Quelques mots, sans me montrer trop exhaustif, sur les différents modes de déplacement offerts aux PJ – au nombre de trois, qui ont chacun leur propre « scénario » (qui n’en est peut-être pas tout à fait un, mais tout de même bien plus que les trois « scénarios » du préambule).

 

À Sarkomand, les PJ peuvent donc emprunter un des trois moyens suivants pour fuir la ville : ils peuvent partir par la mer, en « empruntant » une galère noire des Hommes de Leng (ah, ouais, quand même…) ; ils peuvent partir à pied, et probablement tenter de gagner Inquanok, la ville humaine la plus proche ; ou ils peuvent s’aventurer dans le Monde Souterrain… à leurs risques et périls.

 

Mais les chapitres consacrés à ces divers modes de déplacement ne concernent pas que les seuls voyages partant de Sarkomand. En fait, le Gardien est incité à y piocher des éléments par-ci par-là, et il en restera normalement bien assez pour un autre voyage, impliquant un tout autre point de départ, et une tout autre destination ; multiplier les approches du voyage serait incontestablement un plus.

 

En bateau

 

La première opportunité de voyage à être développée consiste à prendre la mer – et très probablement en « empruntant » une galère noire des Hommes de Leng, donc. Ce qui, disons-le, n’a rien d’évident – ou ne devrait rien avoir d’évident… J’ai du mal à envisager cette éventualité comme crédible, et ça s’applique aussi, bien sûr, à la capacité des PJ à manœuvrer le bateau.

 

Mais admettons. Au-delà de cette difficulté initiale, ce n’est pas la pire des solutions… Il y a certes des dangers en mer, incluant une flotte pirate psychopathe et une titanesque créature appelée Chimère des Nuages, mais c’est aussi l’occasion de mettre la main sur une sorte d’ « artefact » qui n’en est pas un, à savoir l’Œil de Nodens, qui pourra s’avérer très utile par la suite ; eh, c'est qu'il faut au moins ça pour affronter Nyarlathotep et ses sbires...

 

Le vrai souci pour les PJ, concernant ce procédé, est peut-être ailleurs – et, pour le coup, il ne figure donc pas dans ce chapitre de voyage. Et c’est que les diverses cités des Contrées du Rêve, le plus souvent, voient d’un très mauvais œil les galères noires des Hommes de Leng… Certaines sont disposées à commercer avec ces esclaves des Bêtes Lunaires (car ils n'ont pas idée de ce qu'il en est, en principe), mais d’autres auront tendance à leur fermer l’accès à leurs ports, sinon à tirer à vue… Mais, là, la situation diffère pour chaque « destination ».

 

À pied (en surface)

 

Le voyage à pied est également envisageable. À s’en tenir au seul chapitre qui lui est consacré de manière générale, c’est probablement le mode de locomotion le plus sûr. Nombre de rencontres sont décrites, incluant des choses très inquiétantes et des brigands en guise d’ersatz des pirates, mais aussi d’autres figures beaucoup plus sympathiques. En fait, ce moyen de locomotion est probablement le plus à même de faire prendre conscience, hors les murs, de ce que les Contrées du Rêve sont à la fois fascinantes, belles, apaisantes, etc., et terribles, redoutables, cauchemardesques. Quelques voyages à pied seraient donc très appropriés – mais justement : rien n’impose que les rêveurs empruntent toujours le même mode de déplacement, aussi peut-on les panacher au fil de la campagne…

 

Mais ce caractère relativement paisible, de manière générale, doit régulièrement être pondéré par les spécificités des villes faisant office de destinations, dont les chapitres adéquats consacrent régulièrement quelques paragraphes au voyage, par voie de terre ou autre, dans leur direction. Ainsi, dans l’hypothèse où les joueurs choisiraient de fuir Sarkomand à pied, et probablement pour se rendre à Inquanok, la grande ville humaine la plus proche, il faudrait également se pencher sur le chapitre consacré à Inquanok pour déterminer comment se déroule le voyage, car il pose les principes de la traque des PJ par des Hommes de Leng, ou, pire encore, évoque leur rencontre potentielle avec des Araignées de Leng bien plus redoutables…

 

Mais je vous le garantis : il y a bien, bien pire.

 

Via le Monde Souterrain

 

Oui, bien, bien pire, c’est le Monde Souterrain… Avec un périple qui peut facilement s’éterniser, et dans les pires des conditions – dont l’obscurité n’est pas la moindre, propice à bien des scènes d’horreur percutantes. C’est un aspect très particulier des Contrées du Rêve – et très enrichissant : au moins une excursion dans le Monde Souterrain serait sans doute très bienvenue dans la campagne, par principe. Mais attention, c’est mortifère… Et tout cela pourrait facilement virer à l’interminable course-poursuite dans les ténèbres, avec, tapis dans l’ombre, quantité de goules, de ghasts et de gugs ; ces derniers sont peut-être tout particulièrement à craindre, car ils représentent une menace littéralement colossale, et ont des spécificités qui en font des antagonistes de choix dans la perspective d’un survival désespéré dans le noir.

 

Les PJ peuvent certes croiser des personnages plus aimables dans le Monde Souterrain : la goule Madaeker peut jouer un grand rôle dans la campagne (y compris à sa toute fin), en fournissant nombre d’informations pertinentes aux rêveurs ; et il faut sans doute aussi mentionner Graal l’Ancien, dans un registre bigger than life qui ne devrait pas laisser indifférent.

 

Reste que c’est le mode de déplacement le plus dangereux – et de loin. Le Sens de l’Escamoteur fait partie de ces suppléments pour L’Appel de Cthulhu, relativement nombreux j’ai l’impression, qui aiment bien semer dans leurs paragraphes des remarques du genre : « Si les investigateurs sont assez stupides pour faire ceci ou cela », etc. Cela revient particulièrement souvent dans ce chapitre, même si également dans quelques autres ; et, dans tous les cas, les PJ, à la suite de mauvais choix, risquent plutôt deux fois qu'une de se retrouver dans une situation inextricable, dont ils n’ont absolument aucune chance de se tirer vivants. Et, pour le coup, intégrer des personnages de remplacement n’a décidément rien d’évident...

QUATRE DESTINATIONS (OU ÉTAPES)

 

Quel que soit le mode de déplacement choisi par les joueurs, et qui peut donc changer régulièrement, la campagne décrit quatre villes (plus ou moins habitées…) où les PJ peuvent aboutir – sans jamais d’obligation. Chacune de ces « étapes » a sa singularité, en proposant généralement comme une sorte de « sous-quête » (ou plusieurs), permettant aux Rêveurs de se rapprocher à terme de leur but, le Bois Enchanté situé près d’Ulthar (cette dernière destination, à la différence des quatre autres, étant en principe obligatoire, je n’en traiterai qu’ultérieurement et séparément). Ces quatre destinations sont plus ou moins « probables », fonction des choix des joueurs, mais toutes offrent d’appréciables opportunités d’aventure – et de bien cruels dilemmes, souvent.

 

Inquanok

 

On commence donc par Inquanok, la ville la plus proche de Sarkomand. Du coup, le moyen le plus logique de s’y rendre serait, en tout début de campagne, à pied depuis la ville maudite ; c’est d’ailleurs la seule ville accessible à pied dans ces conditions, l'océan sépare Sarkomand et Inquanok des autres villes développées dans la campagne. Comme dit plus haut, ce périple peut s’annoncer difficile, car Hommes de Leng et Araignées de Leng seront probablement de la partie, à ce stade ; mais ce n'est certes pas insurmontable.

 

Une fois à Inquanok, trait relativement récurrent, les rêveurs, du fait de leur statut particulier en tant qu’allogènes par excellence, se verront offrir la possibilité d’intervenir dans la politique de la cité en tranchant un bien complexe débat qui demeure au point mort. Mais, pour cela, il leur faudra accomplir une « quête », consistant à se rendre auprès d’un oracle mécanique aux environs du sinistre plateau de Leng… Un moyen sans doute un peu artificiel mais qui vaut ce qu’il vaut, pour les PJ, de poser au sage à vapeur des questions qui les intéressent plus directement – et au premier chef, bordel, comment quitter cet endroit ! Heureusement, le dilemme politique de base est assez intéressant – et quand les PJ devront choisir, il faudra faire en sorte qu’ils en pèsent bien les conséquences, éventuellement redoutables… dans les deux cas.

 

Outre les rencontres de Sarkomand à Inquanok, ce chapitre décrit donc aussi plusieurs rencontres entre Inquanok et l’oracle. Certaines sont intéressantes, que ce soit au regard de l’ambiance ou de l’action, mais une est à mon sens de trop – des morts-vivants qui me paraissent trop balaises, au risque d’anéantir très tôt le groupe (puisqu’il y a de fortes chances que l’aventure d’Inquanok arrive vite dans la campagne, à vue de nez, si elle doit arriver).

 

Globalement, avec ce petit bémol, c’est assez intéressant – en fait, cela confirme une chose déjà sensible dans les chapitres de « voyage » : les rencontres intéressantes ne manquent pas, dans l'ensemble de la campagne, PNJ ou vilaines bébêtes dans une égale mesure.

 

Lhosk

 

Le chapitre consacré à Lhosk est de loin le plus long de l’ensemble du volume, et donc des quatre « destinations ». Il faut dire que c’est une ville commerçante, en tant que telle propice aux potins et aux échanges de toute sorte – avec des boutiques très bien achalandées, où faire de bonnes affaires, ou de très mauvaises, et où apprendre beaucoup de choses.

 

Là encore, les PJ pourront être amenés à intervenir dans la politique de la ville, dans une atmosphère de complots particulièrement sordides au cœur même de la puissante famille Tha ; mais, à la différence de ce qui peut se passer à Inquanok, on ne vient pas les chercher à cet effet : c’est à eux de décider s’ils interviennent ou pas. Cependant, certaines découvertes antérieures peuvent leur forcer un peu la main…

 

Mais un point crucial des aventures dans cette ville concerne la relation ambiguë qu’entretient le port de Lhosk avec les Hommes de Leng et leurs galères noires – une question en fait directement liée à l’intrigue politique au sein de la famille Tha. Du coup, si les PJ arrivent en ville à bord d’une galère noire volée, forcément, la suite des opérations en sera impactée, en bien ou en mal… Mais c’est surtout l’occasion, en dehors du seul trajet oppressant entre Sarkomand et Inquanok, de mettre en avant la traque impitoyable que les Hommes de Leng imposent aux PJ. Car les Hommes de Leng, du fait des bon soins de la branche corrompue de la famille Tha, ont largement infiltré la ville…

 

Ce qui débouche sur une idée très intéressante, plus ou moins en forme de dilemme. Fonction des choix des PJ, ceux-ci pourront être amenés à révéler à la populace de Lhosk cet horrible secret : les Hommes de Leng ne sont pas ce qu’ils prétendent ! En fait, ils ne sont même pas humains ! Le problème, c’est que cette révélation a de fortes chances de déboucher sur des émeutes très sanglantes… Se débarrasser de ses ennemis n’est jamais sans conséquences !

 

Ilek-Vad

 

L’atmosphère est bien différente à Ilek-Vad, la Cité du Crépuscule, issue des rêves de son créateur et roi, Randolph Carter, peut-être le plus grand des rêveurs de la Terre… Bien plus que Lhosk, et encore bien plus qu’Inquanok, Ilek-Vad est l’occasion, avant Ulthar, de plonger les PJ dans la féerie urbaine des Contrées du Rêve, qui est d’un autre registre que la féerie rurale qu’ils ont pu apprécier en voyageant à pied ; cette féerie urbaine peut aussi rappeler à leurs bons souvenirs les magnifiques récits de Lord Dunsany… Dans tous les cas, l’ambiance onirique et paisible de cet univers est très joliment rendue. Et, bien sûr, encore qu’il y ait un risque d’artificialité à soigneusement prendre en compte, une rencontre aussi hors-normes que celle de Randolph Carter peut déboucher sur quantité d’informations utiles aux PJ quant aux Contrées du Rêve, à leur histoire et à leur culture ; rares sont ceux qui maîtrisent aussi bien le sujet que le Roi du Crépuscule.

 

Mais ce scénario est aussi celui qui met le plus le « Mythe » en avant. Dennis Detwiller a choisi de broder sur la biographie de Carter postérieure à celle du « cycle » qui lui est associé chez Lovecraft, longtemps connu sous le titre de Démons et merveilles de par chez nous (en y adjoignant même « L’Indicible », allons bon). Et ce Randolph Carter-ci, sans le moins du monde s’en rendre compte, et ses sujets pas davantage, est en proie aux machinations de Nyarlathotep – car le Chaos Rampant est rancunier, et n’a certes pas apprécié d’être dupé par le rêveur dans ses aventures oniriques en quête de Kadath l’inconnue… Or c’est là un ennemi commun avec les PJ, qui devraient toujours un peu plus s’en rendre compte. Mais libérer Randolph Carter de cette insidieuse menace (qui est tout autant son addiction à une drogue appelée pazu – ce qui devrait parler aux PJ...) ne sera guère aisé. Bien sûr, il ne s’agit certainement pas de se battre avec L’Homme Noir… Mais plus probablement d’accompagner le Roi Du Crépuscule dans un redoutable voyage onirique orchestré par le Grand Ancien – et de lui fournir l’opportunité de se battre, lui. Bien sûr, ce n’est pas sans péril : c’est, après le Monde Souterrain, à nouveau un moment de la campagne où les stup… les mauvaises décisions des PJ peuvent très vite s’avérer irrémédiablement fatales. Prudence, donc…

 

Mais, à condition de faire attention à ce caractère mortifère, et à pondérer les informations reçues de Carter afin qu’elles ne tournent pas à l’encyclopédisme lassant d’exhaustivité, ce scénario s’avère assez intéressant, et doté d’une très belle ambiance – reproduisant vraiment l’atmosphère si particulière des récits « dunsaniens » de Lovecraft ; ce qui, on ne le répètera jamais assez, n’a décidément rien d’évident.

 

Sarnath

 

Le cas de Sarnath est sans doute un peu à part : cette ville dont il ne reste plus que des ruines depuis fort longtemps ne sera probablement accessible qu’à des PJ choisissant de voyager par le Monde Souterrain, en principe.

 

Mais le propos est bien de confronter les PJ à un nouveau dilemme, directement hérité de la nouvelle de Lovecraft « La Malédiction de Sarnath » ; plus exactement, l’idée est que la malédiction de Bokrug et des Êtres d’Ib continue de peser sur les descendants des habitants de Sarnath, et au premier chef ceux du grand-prêtre de l’époque de la destruction d’Ib. La ville d’Ilarnek, non loin, où se sont réfugiés les rares descendants de Sarnath, a donc instauré une pratique barbare de sacrifice humain annuel, censé en outre leur assurer la prospérité. Et le sacrifié, quand les PJ arrivent sur place, juste à temps pour le sauver sans vraiment savoir ce qu'ils font, est un très sale type… Il s’agit donc de voir si les PJ vont interférer avec cette pratique, et si oui comment.

 

Mais j’avoue n’avoir pas été totalement convaincu par ce scénario, où les options des joueurs sont finalement bien plus limitées qu’elles en donnent tout d'abord l’impression. Il y a quelques scènes d’horreur sympathiques par-ci par-là, impliquant le cas échéant Bokrug lui-même, mais ça reste à mon sens « l’étape » la plus faible de la campagne.

ET D’ULTHAR...

 

Les trois chapitres de voyage et les quatre étapes présentés jusqu’ici avaient donc, d’une certaine manière, un caractère « optionnel ». Mais la fin de la campagne est destinée à rassembler les ficelles d’une manière qu’on ne qualifiera pas pour autant de dirigiste, car les PJ disposent de plusieurs options pour envisager leur retour dans le Monde de l’Éveil ; cependant, il leur faudra pour ce faire emprunter forcément le portail situé dans le Bois Enchanté, ce qui impliquera très probablement de passer d’abord par la ville d’Ulthar toute proche.

 

Comme Ilek-Vad un peu plus haut, Ulthar est l’occasion de plonger dans la féerie urbaine typique des récits les plus « dunsaniens » de Lovecraft – et, comme Ilek-Vad, Ulthar est un endroit paisible, plus propice à l’émerveillement qu’à la terreur. Bien sûr, les chats sont omniprésents (et il est possible que les joueurs, à Ilek-Vad, se soient lié d’amitié avec un félin paria, ce qui pourrait joliment pimenter le séjour), mais les PJ auront aussi l’occasion de croiser quelques personnages charismatiques autant que sympathiques, dont le bourgmestre et le mystérieux « Gardien des Rêves ».

 

L’aventure se charge à nouveau d’inquiétude et de danger au sortir de la ville, ou plus exactement quand les PJ gagnent le Bois Enchanté où se trouve le portail qui leur permettra de rentrer chez eux. Mais ils ne pourront s’y rendre la fleur au fusil, car pénétrer le bois est censément impossible (les rêveurs sont nombreux à en provenir, et fournissent une partie de son cachet à la région, à errer de par les Contrées un sourire béat sur les lèvres, mais le voyage en sens inverse est complètement différent), idée dont je ne sais trop que penser.

 

Surtout, les PJ auront à composer avec les manœuvres des fourbes zoogs, bien plus redoutables qu’ils n’en ont l’air. Il y a ici une idée que je trouve très intéressante, consistant à orchestrer pour certains PJ tombés dans un piège des petites créatures un « faux retour » à New York, pas totalement faux cependant… car pouvant d’une certaine manière avoir des conséquences bien réelles lors de leur « vrai retour » ultérieur ! Gérer ce phénomène n’est sans doute pas très évident, et procurera quelques suées au Gardien, mais le résultat me paraît devoir être tout à fait pertinent et ludique.

 

À NEW YORK

 

Et les PJ parviennent enfin à rentrer chez eux ! Mais dans d'autres corps que les leurs, une fois de plus… Ce qui ne manquera pas de les perturber à nouveau, voire bien plus que cela. D’autant qu’ils se « réveillent » dans un asile, ayant intégré la dépouille de patients catatoniques, et sortir de là, puis se rendre à New York même (ils sont dans l’État, pas dans la ville), ne s’annonce guère aisé.

 

Mais cette ultime phase de la campagne, passé cette bonne idée de départ, ne me paraît pas très satisfaisante. En fait, elle me semble illustrer une difficulté récurrente : comment finir véritablement une campagne ? Cela n’a rien d’évident de manière générale – et je ne vous parle même pas de mes soucis dans les scénarios que j’improvise, arf… Finalement, ici, retrouver M. Lao et se venger ne procure aucune satisfaction. La frustration est sans doute une émotion à ne pas mépriser en pareil cas, mais je ne suis pas bien certain que cela fonctionne vraiment ici ; peut-être… Quant au fait d’honorer le « pacte » éventuellement passé avec la goule Madaeker, il induit une scène certes joliment cracra, mais qui manque de panache pour une conclusion, et me paraît plutôt fonctionner à la manière d’un « stinger », disons. C'est bien sûr à débattre.

 

Reste cependant cette suggestion, voulant que Le Sens de l’Escamoteur puisse d’une certaine manière constituer un prologue à la grosse campagne des Masques de Nyarlathotep ; terrain que je ne me sens pas d’explorer plus avant, d’autant que je suis supposé bientôt jouer ladite mythique campagne (pas maîtriser, hein : jouer), et j’ai hâte !

 

HEUREUX QUI COMME ULYSSE

 

Le bilan en fin de lecture est très correct. Si l’on veut bien ne pas trop s’attarder sur quelques faiblesses çà et là (car il y en a : pour résumer, une présentation un peu confuse au départ, le système des encoches plus ou moins pertinent, le caractère parfois trop mortifère de certaines séquences – surtout quand une seule mauvaise décision s’avère vite irrémédiablement fatale –, un scénario à Sarnath un peu terne, une fin qui présente le risque de ne pas se montrer à la hauteur de ce qui précède), l’aventure proposée est assez séduisante, elle ne manque pas de bonnes idées et de rencontres colorées, et en cela elle parvient étonnamment bien à conjuguer la terreur et l’émerveillement, comme dans les récits de Lovecraft situés dans les Contrées du Rêve.

 

J’apprécie aussi la souplesse de la campagne, avec ses différents modes de voyage et ses différentes étapes, toutes riches de possibilités, et pour le coup intelligemment agencées et présentées.

 

Clairement, maîtriser cette campagne, je n’en ferais pas une priorité, mais l’exercice de la campagne située peu ou prou intégralement dans les Contrées du Rêve s’annonçait très périlleux, et le résultat est probablement meilleur que ce que je pensais – car inventif et usant au mieux de la singularité de ce contexte qu’il serait bien trop navrant de réduire à un énième univers d’heroic fantasy comme les autres.

 

Pas indispensable, non, mais intéressant.

 

Je continuerai d’explorer l’édition « Prestige » des Contrées du Rêve prochainement – probablement avec le recueil de scénarios français et inédits Murmures par-delà les songes. Stay fhtagn !

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