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La Jeune Fille aux camélias, de Suehiro Maruo

Publié le par Nébal

La Jeune Fille aux camélias, de Suehiro Maruo

MARUO Suehiro, La Jeune Fille aux camélias, [Shôjo tsubaki 少女椿], traduction [du japonais] et adaptation [par] Satoko Fujimoto et Éric Cordier, Paris, Éditions IMHO, [1984] 2016, 160 p.

Retour à Maruo Suehiro, avec un de ses plus célèbres titres, La Jeune Fille aux camélias. Une relecture, en fait : cette BD avait été ma deuxième lecture de l’auteur, après son adaptation de L’Île panorama d’Edogawa Ranpo. Sauf qu’à l’époque, La Jeune Fille aux camélias m’avait laissé passablement froid – ou perplexe… Du coup j’ai sans cesse retardé ma chronique, au point où il était devenu impensable car absurde d’en livrer une. Depuis, cependant, j’ai lu d’autres BD de Maruo : d’abord L’Enfer en bouteille, que j’ai bien aimé sans plus ; ensuite et surtout, La Chenille, une autre adaptation d’Edogawa Ranpo – or j’ai adoré cette dernière BD, et supposé qu’il pourrait être intéressant de revenir après coup à La Jeune Fille aux camélias… C’est aujourd’hui chose faite, et mon indifférence initiale, sinon ma perplexité, n’est plus qu’un mauvais souvenir. Je suppose que cela n’est pas si étonnant : certains auteurs se gagnent, se méritent, il faut les apprivoiser – ou peut-être vaudrait-il mieux formuler les choses dans l’autre sens : il faut s’y éduquer. Concernant Maruo, j’en suis convaincu.

 

La Jeune Fille aux camélias, de son prénom Midori, est semble-t-il un personnage récurrent dans le répertoire du kamishibai, ce « théâtre » reposant sur des illustrations, qui semble avoir eu une certaine influence sur le développement du manga (voyez en tout cas la Vie de Mizuki) ; c’est un personnage de petite fille (douze ans, dans la BD) soumise aux pires avanies – nous en connaissons bien des avatars en Occident, mais Maruo m’incite à privilégier le cas de Justine…

 

Ici, dans un cadre années 1920 (disons fin Taishô, début Shôwa) visiblement typique de l’auteur, Midori, abandonnée par son père, jetée à la rue après la mort de sa mère, tombe entre les griffes d’un cirque, ou plus exactement d’un freakshow qui ne manque pas de nous évoquer le Freaks de Tod Browning – ou, bien, bien postérieure à la BD de Maruo (qui date de 1984), la quatrième saison d’American Horror Story, tiens : je viens de voir ça, j’ai bien aimé… Or, si, dans le film de Tod Browning, les vrais monstres n’en ont pas l’apparence, ici, la hideur physique est une incarnation de la hideur morale. Ces freaks sont des êtres répugnants ; non que leur totale licence soit répréhensible (on est chez Maruo, hein), mais ce microcosme est profondément sadique, chaque monstre se vengeant de ses propres souffrances sur qui se trouve plus faible que lui ; tout au fond de ce puits des sévices sans cesse répercutés, il y a Midori – elle prend pour tout le monde, soumise à des vexations qui s’apparentent à de la torture, physique comme morale, et éventuellement sexuelle ; en notant cependant que La Jeune Fille aux camélias n’est pas à cet égard une BD aussi crue et frontale que La Chenille – nous sommes assurément dans de l’ero guro, ici, avec tous ces monstres, ces séquences folles, ces sévices impensables, mais on ne fait pas vraiment dans la pornographie, en tout cas pas au sens le plus strict ; bien, par contre, dans un certain érotisme malsain ; vraiment très malsain…

 

Mais c’est semble-t-il l’apanage des spectacles de monstres : les finances sont désastreuses. Le patron, qui suinte la perversion, accapare le peu d’argent gagné par ses employés, qui crient famine, mais il est bien conscient qu’il lui faut trouver quelque chose pour relancer ses affaires, sous peine de devoir baisser le rideau… C’est alors qu’il rencontre Masamitsu le Magnifique – un nain, et un prestidigitateur doué, dont le clou du spectacle consiste à entrer et sortir sans l’ombre d’une difficulté dans une bouteille. Il y a forcément un truc, non ? Forcément…

 

Masamitsu rencontre un immense succès – or il a aussitôt pris Midori sous son aile : assistante, envisagée d’abord paternellement, mais bientôt amante. Ce qui ne manque pas de susciter la jalousie et la haine des monstres… Mais Masamitsu le Magnifique semble doté de bien étranges pouvoirs, décidément ; et est-il véritablement l’homme bon qui a charmé Midori et a pansé ses plaies ?

 

Il n’y a pas forcément grand-chose de plus à dire concernant le scénario (original, là où les BD de Maruo que j'avais lues jusqu'alors étaient souvent des adaptations). Il demeure assez minimaliste, au point presque de l’abstraction, notamment dans les dernières séquences – de plus en plus dénuées de dialogues. Noter que le texte très, euh, « poétique » ? dès les toutes premières pages, ne facilite pas non plus la tâche du lecteur à cet égard (ça n’était sans doute pas évident à traduire, pour le coup… Au passage, j’ai regretté qu’à plusieurs reprises les kanji du décor ne soient pas traduits en note). Le sens (?) à accorder à tout cela n’est du coup pas si évident – au-delà même de l’ambiance surréaliste qui caractérise la BD dès le départ, et qui se déchaîne avec la colère de Masamitsu.

 

L’interprétation de la fin est du coup assez ouverte ? Je suppose… On y croise pêle-mêle l’actualité d’alors, les freaks en folie, Masamitsu indéfini dans tout ce qui sépare le démon méphistophélique et le bon samaritain (on a du mal à croire en un bon samaritain...), tandis que Midori, perdue dans le monde comme dans son inconscient, se confronte de la sorte à l’image de ses parents – tout ceci sous la neige. À tout prendre, le rêve tourne assez clairement au cauchemar – peut-être parce qu’il ne pourrait en être autrement, mais que faut-il en penser au juste ? Forfait…

 

Dans une improbable (et hilarante) mini-pièce de théâtre qui conclut la BD, Maruo « déclare » que, la BD achevée, elle ne lui appartient plus ; ou, plus exactement, empruntant les traits (ou les mots) de Tsuji Jun, il lance que ce n’est pas à l’auteur de commenter son œuvre ; « devenant » Terayama Shûji, il ajoute que le non-sens peut constituer du sens (peut-être), suscitant ce commentaire éloquent de « Nabokov » : « … foufoune… » Plus loin, avec « Tsuji » pour interlocuteur et critique, « Maruo » explique (?) avoir voulu caricaturer un certain sentimentalisme japonais, mais qu’on l’a pris au premier degré, bon… Que faire de tout ça ? Ben, ce que vous voulez, j’imagine…

 

Ceci étant, l’intérêt essentiel de La Jeune Fille aux camélias réside de toute façon dans son dessin – qui est tout simplement parfait, et bien mis en valeur par le choix de la bichromie : dans les premières séquences, qui évoque un cauchemar à la « Figures infernales », le rouge s’invite dans le noir et blanc, et bientôt le domine, qui pare le spectacle grotesque et sadique de teintes de sang, de feu et d’abîme. Après quoi, le trait extrêmement fin de Maruo n’est pas noir, mais bleu sombre, ce qui produit un rendu intéressant.

 

Les tableaux totalement surréalistes du calvaire de Midori, mais aussi, tout autant, ceux de ses rêveries naïves, produisent des pages complexes et saisissantes, très réfléchies, réalisées avec une attention immense, qui sont autant d’œuvres à part entière. En outre, il y a toujours, dans ces planches, quelque chose qui remue, quelque chose qui « n’est pas normal », et qui renforce encore la puissance du trait – cela peut être aussi bien la folie des freaks affichant une sorte d’anti-humanité (l’apanage notamment d’une femme-serpent bien différente de celle d’Umezu Kazuo, outre l’incarnation du harcèlement sexuel qu’est la momie), ou la mise en avant de la naïveté et de la fragilité de Midori, dont les yeux, périodiquement, adoptent une taille démesurée, avec les cils adéquats, qui en font un personnage de shôjo (eh) très naïf et enfantin, à la fois totalement à sa place et totalement décalé dans ce contexte grotesque (et là, pour le coup, j’ai repensé à La Femme-serpent d’Umezz – mais Midori, à vrai dire, aurait pu figurer dans d’autres de ses BD, au-delà de ces traits ponctuellement appuyés).

 

La relecture a donc été bénéfique, et, maintenant, j’ai pu apprécier La Jeune Fille aux camélias à sa juste valeur : c’est bel et bien un très bon titre, un Maruo de qualité – même si, pour l’heure, ma BD préférée de ce maître de l’ero guro demeure la bien plus frontale La Chenille. Il me faudra de toute façon approfondir tout ça…

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No Guns Life, vol. 3, 4 et 5, de Tasuku Karasuma

Publié le par Nébal

No Guns Life, vol. 3, 4 et 5, de Tasuku Karasuma

KARASUMA Tasuku, No Guns Life, vol. 3, [No • Guns • Life ノー・ガンズ・ライフ], traduit [du japonais] et adapté en français par Miyako Slocombe, Bruxelles, Kana, coll. Big, [2014] 2016, 234 p.

No Guns Life, vol. 3, 4 et 5, de Tasuku Karasuma

KARASUMA Tasuku, No Guns Life, vol. 4, [No • Guns • Life ノー・ガンズ・ライフ], traduit [du japonais] et adapté en français par Miyako Slocombe, Bruxelles, Kana, coll. Big, [2014] 2017, 226 p.

No Guns Life, vol. 3, 4 et 5, de Tasuku Karasuma

KARASUMA Tasuku, No Guns Life, vol. 5, [No • Guns • Life ノー・ガンズ・ライフ], traduit [du japonais] et adapté en français par Miyako Slocombe, Bruxelles, Kana, coll. Big, [2014] 2017, 210 p.

No Guns Life, suite, avec les tomes 3, 4 et 5 – soit tout ce qui est paru en français pour l’heure. Les deux premiers tomes, sans avoir rien de révolutionnaire, mais alors absolument rien, m’avaient suffisamment accroché, avec leur chouette ambiance, l’excellent personnage principal qu’est Jûzô Inui et sa tête de flingue, de bons personnages gravitant autour de lui et quelques idées bizarres saupoudrées çà et là, pour que je dépasse sans peine quelques aspects moins enthousiasmants – notamment le caractère très convenu et déjà-lu de ce cyberpunk noir, du genre à citer abondamment ses références, une vague érotisation des personnages féminins guère convaincante en plus d’être inutile, ou un dessin certes d’une personnalité appréciable, mais régulièrement au prix de la lisibilité, notamment dans les scènes de combat. Ces trois nouveaux tomes sont clairement dans la continuité, atouts et désavantages se perpétuent, encore qu’en connaissant quelques évolutions ; globalement, je crois que la série s’améliore, en fait, même si, là encore, sans jamais atteindre quoi que ce soit de bouleversant.

 

Je ne vais pas m’étendre outre mesure sur l’histoire de ces trois tomes – simplement en donner les grandes lignes pour se faire une idée du contenu. Même sous cette forme très lapidaire, toutefois, ça n’exclut pas quelques SPOILERS, inévitablement…

 

La trame de fond demeure : cette ville indéfinie, mégalopole tentaculaire à l’ombre de la corporation omniprésente Berühren ; si les yakuzas des deux premiers tomes sont cette fois un peu en retrait, les deux autres factions principales, d’une part l’Agence pour la Reconstruction et son « Bureau des Mesures Anti-Extends », ou EMS, et d’autre part les terroristes réac du Spitzbergen (qui sont encore nimbés d’un voile de mystère, cela dit), sont toujours de la partie. Bien sûr, sur cette base, il y a forcément des complots dans tous les sens, des agents infiltrés, des traîtres, de la corruption à tout va, du cynisme, du fanatisme, de la folie pure, des révélations en pagaille à base de régiments de squelettes dans absolument tous les placards, etc. Le cocktail de base technoir, nous sommes en terrain connu.

 

Le tome 3 poursuit, plus qu’il ne conclut, le tome 2. Il s’ouvre donc sur la révélation, pour notre héros Jûzô Inui du moins, de ce que le grand héros de la guerre, le premier extend, Mega Armed Sai, est un putain de gros connard psychopathe – pour l’affronter, il faut au moins quelqu'un d’aussi furieusement taré et meurtrier que lui… comme un Jûzô Inui privé de ses sacro-saintes clopes (je diminue en ce moment ma propre consommation, et compatis donc avec l’homme à tête de flingue – tout en me disant que ça serait bien pratique d’avoir cette tête de flingue, des fois, surtout dans ces circonstances). Mais l’affaire ne s’arrêtera pas là – l’affrontement, au fond, ne résout rien, et initie, plutôt qu’il ne conclue, un nouveau fil rouge dans la BD, qui ne révolutionne rien là encore, mais plusieurs de ces fils sont dès lors en place, qui complexifient l’univers mais jamais au prix de la cohérence. L’apparition d’un nouveau personnage secondaire, un jeunot vif et débrouillard du nom de Colt, va également dans ce sens… même si c’est en définitive un autre fil rouge qui prend de l’importance dans les derniers chapitres – du genre pas surprenant du tout, car foncièrement logique : est impliqué dans tout cela Victor, le frère de Mary, la géniale et dingue ingénieure dans l’ombre de Jûzô Inui ; de manière tout aussi convenue mais acceptable, le tome suivant nous « révélera » que le privé lui-même est lié à Victor… et que cela n’a rien d’un hasard si notre héros n’est jamais bien loin de Mary.

 

Le tome 4 part assez mal – avec l’excitée Pepper et sa triste dégaine de fantasme psycho qui rend visite à Jûzô Inui dans son bureau, accompagnée par un autre Gun Slave Unit ; l’affrontement entre les deux unités extends de même type ne passionne guère, et l’affaire ne se prolonge heureusement pas, même si les deux intrus n’ont probablement pas dit leur dernier mot. La suite est heureusement plus intéressante, qui retourne aux enquêtes de Jûzô Inui… même si, nous l’avons maintenant intégré, d’une manière ou d’une autre, ces enquêtes ne sauraient être indépendantes, et sont toutes liées entre elles, et aux gros complots qui forment la trame de cet univers de cyberpolar : il s’agit de mettre la main sur un extend « fantôme », qui persécute une pauvre petite fille riche qui a comme un préjugé à l’égard des hommes augmentés. Mais, en fait de main, il en est une autre qui intervient bientôt, baladeuse si l’on ose dire, la Chose de La Famille Addams à l’heure du transhumanisme… et nous en revenons donc, sans vraie surprise, mais non sans une certaine habileté narrative, à Victor, ses relations avec Mary aussi bien que Jûzô Inui – et ses idées un peu confuses quant aux extends ?

 

Le tome 5 poursuit cet arc, mais en s’autorisant quelques à-côtés étonnants – d’abord un épisode peu ou prou one-shot prenant pour base un gros pervers dans un salon de coiffure « pour extends » (…), ce qui est à la fois très con et relativement amusant ; ensuite une nouvelle enquête de notre héros, qui lui est confiée par… ben, une « femme fatale », disons ; le versant très chaudasse. Ceci dit, même si j’émettrai des réserves sur le vague érotisme, passablement gratuit voire maladroit, qui imprègne çà et là (assez rarement heureusement) les planches, ça, pour le coup, c’est assez bien vu – parce que sa liberté de ton met les autres personnages, et éventuellement les lecteurs, un peu mal à l’aise ; il y aurait de quoi commenter pas mal… En tout cas, c’est bien plus pertinent que de multiplier les angles incongrus en plans fesses et nichons ; et c’est peut-être justement la raison d’être de ce bref arc ? Cela dit, au-delà de l’érotisme et de l’humour affiché de ces séquences (la BD alterne toujours très bien gravité et comique), les trames de fond demeurent, qui, sans surprise une fois de plus, laissent entendre que notre héros a eu un passé un tantinet trouble durant la guerre – ce qui nous renvoie aussi bien à Victor qu’à Mega Armed Sai, Gondry, le pote GSU à Pepper, etc.

 

Les atouts de ces trois tomes demeurent globalement les mêmes que dans les deux premiers, mais avec peut-être une certaine accentuation dans le bon sens. Premier atout, sans doute : une ambiance cyberpunk noire tout simplement parfaite, qui ressort à la fois du graphisme, avec ses jeux d’ombre et de lumière, et d’éléments très bien vus de caractérisation des personnages – comme les cigarettes de Jûzô Inui. Ce dernier est toujours l’excellent personnage principal qu’il était dans les deux premiers tomes, attachant en dépit de son allure inquiétante, expressif alors même qu’il n’a pas de visage ; cela vaut à vrai dire pour d’autres extends, qui arborent comme des masques de nô, remplissant cette double fonction paradoxale. Le détective est par ailleurs plus complexe qu’il n’en a l’air, ce qui vaut aussi pour les principaux personnages secondaires de la série : tout d’abord, dans l’entourage immédiat du détective, Mary, son ingénieure fracasse, et Tetsurô, ce petit con qui veut bien faire mais ne pige pas grand-chose à ce qu’il fait... et cache peut-être certaines choses, le petit coquin ; mais d’autres personnages, plus éloignés, ont également du potentiel sinon encore de la matière, comme Olivia, l’ambiguë chef-ou-pas-chef de l’EMS, dont les relations avec Jûzô Inui sont très compliquées – utilement. Je ne me prononcerai pas encore en ce qui concerne Victor, mais tous ceux que je viens de citer évoluent progressivement, et pas seulement dans leur rapport au héros : ils ont une vie propre, et ça, c’est très appréciable. Mais, çà et là, d’autres personnages bien plus secondaires peuvent aussi constituer de bonnes surprises, et je crois que c’est le cas de la cliente nympho du tome 5 – voire des gérants et clients du salon de coiffure dans ce même volume, en dépit du grotesque de la séquence, amusant mais parfois à l’extrême limite de la lourdeur – un jeu d’équilibriste périlleux.

 

J’ai déjà mentionné, dans ma chronique des deux premiers tomes et dans celle-ci, combien l’érotisation forcée, même rare (ouf), des personnages féminins de la BD était poussive. Rien ne l’illustre mieux, ici, outre les couvertures des tomes 3 et 4, que le personnage de Pepper (tome 4), qui est vraiment une caricature – mais peut-être était-ce le propos… Il y a, de manière générale, des cases dont on se passerait, un peu puériles, un peu beauf – pas très réussies de toute façon, ou disons plus exactement que ça ne réussit pas trop à Karasuma Tasuku. C’est d’autant plus flagrant que ses principaux personnages féminins, Pepper exceptée, bénéficient d’un character design assez soigné, et qui leur confère le cas échéant bien davantage de personnalité, et avec bien davantage de pertinence ; si Pepper n’est que nichons, et si Olivia peine parfois à être autre chose que des lèvres pulpeuses (il y a des progrès la concernant, cela dit), Mary, elle, gagne à avoir l’air décalquée en permanence – ses cernes attirent bien davantage l’attention que ses gambettes, et c’est tant mieux ; graphiquement, et narrativement, elle est un très bon personnage – la piste à suivre en ce qui me concerne.

 

Mais justement : le dessin. Il bénéficie d’une certaine personnalité, assez indéniable – mais qui a son revers, dans des scènes d’action que je trouve bien trop souvent illisibles sinon brouillonnes, et la saturation des cases par les onomatopées n’arrange rien à l’affaire. C’était un problème marqué dans les deux premiers tomes, à mes yeux, ça l’est toujours dans les trois qui nous intéressent aujourd’hui. Cependant, je crois qu’il y a eu un certain progrès à cet égard ? Globalement – pas seulement dans les scènes de baston, en fait –, j’ai l’impression que Karasuma Tasuku a fait évoluer son style vers davantage de sobriété (sans être sobre à proprement parler, loin de là !), et ça me paraît assez profitable. Cependant, il y a un risque, ici, dont j’ai bien conscience : le style graphique de l’auteur ne risque-t-il pas, alors, de perdre en personnalité, de devenir « lambda » ? Je suppose qu’on ne peut pas tout à fait l’exclure – mais pour l’heure ça n’est pas le cas, et j’ai l’impression que l’on progresse vers un certain équilibre très appréciable.

 

Le bilan de ces trois tomes est donc globalement le même que celui des deux premiers : No Guns Life ne révolutionne rien, absolument rien, et entretient un jeu dangereux avec les codes et les clichés, qui pourrait être fatal à terme à la série, mais qui est très bien géré pour l’heure. L’ambiance très réussie, les personnages plus complexes qu’ils n’en ont tout d’abord l’air, l’improbablement charismatique Jûzô Inui en tête, quelques idées tordues enfin qui s’insinuent dans la trame pour rompre avec le déjà-lu et renouveler l’intérêt du lecteur, sont autant d’atouts qui font de cette lecture un moment agréable et convaincant, même si certainement pas impérissable.

 

Je lirai probablement la suite, quand elle sortira…

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Le Journal de mon père, de Jirô Taniguchi

Publié le par Nébal

Le Journal de mon père, de Jirô Taniguchi

TANIGUCHI Jirô, Le Journal de mon père, [Chichi no koyomi 父の暦], traduction [du japonais par] Marie-Françoise Monthiers, [s.l.], Casterman, coll. Écritures, [1995] 2016, 274 p.

Le Journal de mon père est antérieur de quatre ans à Quartier lointain, dont j’avais déjà parlé ici, mais les deux BD ont clairement nombre de thématiques et de procédés en commun – au point où mieux vaut, je suppose, ne pas en enchaîner la lecture. Toutefois, là où Quartier lointain s’autorisera un prétexte (et guère plus) « fantastique » ou « SF », Le Journal de mon père s’en tient à un réalisme très épuré.

 

Il y a bien quelque chose de cinématographique ici, mais qui renvoie assez probablement à Ozu Yasujirô – d’autant que le thème traité par Taniguchi dans cette BD (qui a quelques légers accents autobiographiques) est tout de même très proche de celui sur lequel le réalisateur n’a cessé de revenir : la dissolution de la famille traditionnelle japonaise. Ce qui tend à m’effrayer un peu, dois-je dire… Mais Taniguchi, ici, et Ozu ailleurs je suppose (je ne l'ai pas pratiqué au-delà du Voyage à Tôkyô, je le confesse...), ont ce talent qui leur permet de rendre ces histoires a priori bien lointaines pour moi, et idéologiquement trop chargées dans une perspective généralement conservatrice qui me répugne (il n’y a guère que le travail et la patrie qui m’inspirent autant de méfiance voire de dégoût que la famille, et d'ailleurs le travail a sa part ici également, même si peut-être de manière plus ambiguë), de rendre ces histoires donc incroyablement poignantes, à la limite des larmes ou même au-delà, et en même temps sans jamais faire dans le pathos presse-bouton – en fait, l’épure dont je parlais plus haut joue sans doute un rôle essentiel ici.

 

Il y faut cependant un angle d’approche – et ce sera la relation père-fils, ou plutôt les regrets d’un fils ne réalisant que bien trop tard qu’il ne savait rien de son père et s’était mal comporté avec lui. Car le père vient de mourir, et notre héros, Yamashita Yoichi, ne peut plus à ce stade servir les excuses habituelles pour reporter le voyage retour à la ville natale, Tottori (semble-t-il celle de Taniguchi lui-même – en tout cas, l’auteur en profite pour glisser des événements historiques locaux dans son récit, en l’espèce un terrible incendie) ; même s’il faut que son épouse lui force un peu la main… Là-bas, les lieux, les personnes, oubliés depuis si longtemps, des années d'absence sous de faux prétextes, éveillent des souvenirs – des images à interpréter. Lors de la veillée funèbre, comme de juste, on échange les anecdotes sur le défunt ; l’admirable personnage de l’oncle fait progressivement dérailler la nostalgie paisible vers quelque chose de plus douloureux : il adore son neveu, mais, tout de même, Yoichi s’est comporté comme un petit con avec son pauvre père…

 

C’est que Yoichi avait élaboré inconsciemment une image de son père qui biaisait ses représentations de la réalité. Coiffeur de son état, le père est présenté comme un bourreau de travail qui n’était jamais là pour ses enfants ; par opposition, Yoichi a idéalisé sa mère… qu’il n’a pourtant pas revue depuis qu’il était un petit garçon ! Car ses parents se sont alors séparés – la mère reprochant entre autres au père de ne vivre que pour son travail ; elle est partie, et n’a plus revu ses enfants… Ce qui n’a pas empêché Yoichi de la magnifier dans ses souvenirs, et l’image du père n’en a été que davantage affectée : tous les torts lui revenaient. En fait, là aussi, dans la répartition des rôles sociaux, et cette image (souvent parfaitement juste) du père qui ne fait que travailler, il y a quelque chose d’un tableau moral du Japon qui sous-tend l’ensemble de la BD.

 

Mais, outre que la perception faussée d'un enfant est un principe clef de l'exposition, Taniguchi est trop subtil pour dire les choses de but en blanc. Il procède avec une extrême délicatesse, une grande douceur – qui s’avère parfois être une fausse douceur, car, à peine sous la surface, demeurent des choses très douloureuses. Ce qui est merveilleux, dans cette grande sobriété dans l’exposition, c’est comment l’auteur dissèque, mais sans appuyer donc, les mécanismes si complexes de l’anamnèse, de la nostalgie, du remords – au point où le lecteur ne peut se retenir d’opérer semblable travail de redoutable remémoration ; je ne saurais le cacher, les images de mon propre père m’ont assailli, je crois que c’est le mot, tout au long de ma lecture – me révélant des sentiments sous-jacents dont je n’avais pas bien conscience… Cette même subtilité vaut pour d’autres aspects de la bande dessinée : les relations entre les hommes et les femmes, et entre les parents et les enfants, notamment. Mais le processus de remémoration entamé silencieusement par Yoichi, dans une perspective presque auto-analytique, est vraiment ce qui m’a le plus marqué.

 

Épure, sobriété, subtilité, délicatesse, sont autant de mots d’ordre du dessin en même temps que du scénario. Des BD de Taniguchi que j’ai lues (encore assez peu : Quartier lointain, donc, Le Sommet des Dieux, Le Gourmet solitaire), je crois bien que Le Journal de mon père est celle qui m’a le plus parlé au plan graphique, justement pour cette raison – la confrontation permanente de la démesure et de l’intime dans Le Sommet des Dieux produit assurément des merveilles, dûment récompensées, mais le registre est ici tout autre, faussement « simple », avec des traits doucement appuyés qui renforcent l’impression, récurrente dans ce registre, et comme toujours à plus ou moins bon droit, de ce que nous appellerions de par chez nous la « ligne claire ». La composition des planches est admirable d’équilibre, mais toujours dans cette perspective première d’épure et de sobriété – en s’autorisant cependant des jeux peut-être plus complexes avec le principe de la photographie, qui joue un certain rôle dans l’histoire, au-delà des seules têtes de chapitre, et constitue un véhicule très approprié de l’émotion et de la remémoration, d’une extrême finesse.

 

Il est regrettable que Casterman, ici comme ailleurs, ait joué de la carte « le plus français des mangakas ». Commercialement, c’était sans aucun doute pertinent (tandis que, dans l’absolu, on est en droit de se demander ce que cela peut bien vouloir dire et en quoi ce serait un compliment), mais cela a eu les vilaines conséquences graphiques habituelles : sens de lecture occidental, donc adaptation des planches en principe en miroir, et, problème qui d’habitude ne m’affecte pas même dans ces tristes conditions, mais là oui, des soucis récurrents de phylactères dont la lecture n’est guère intuitive. Il y a peut-être une autre édition en sens de lecture japonais, je ne sais pas…

 

Mais, au-delà de ce traitement éditorial, Le Journal de mon père demeure une vraie réussite – une BD incroyablement juste, extraordinairement poignante. Même sur la base d’un thème qui devrait me laisser indifférent au mieux, hostile au pire, à en juger par ce que sont mes principes, ou ce que je prétends qu’ils sont, le fait est que j’ai complètement joué le jeu, au fil d’une lecture en même temps douloureuse et lumineuse, qui a suscité en moi des images équivalentes à celles que Yamashita Yoichi se remémore, dans le silence intimidant de la nostalgie empreinte de culpabilité.

 

C’est parfaitement admirable.

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Gunnm, t. 9 : La Conquête de Zalem (édition originale), de Yukito Kishiro

Publié le par Nébal

Gunnm, t. 9 : La Conquête de Zalem (édition originale), de Yukito Kishiro

KISHIRO Yukito, Gunnm, t. 9 : La Conquête de Zalem (édition originale), [Gannmu 銃夢], traduction depuis le japonais [par] David Deleule, Grenoble, Glénat, coll. Manga Seinen, [1990-1995, 2013] 2018, 252 p.

Eh bien, nous y arrivons… La fin de Gunnm ! Ou du moins de la série originelle, car il y a eu depuis des prolongements, d’abord Gunnm Last Order, à la réputation pas top semble-t-il, ensuite Gunnm Mars Chronicle, dont je ne sais absolument rien, si ce n’est que la publication française en avait été entreprise parallèlement à cette reprise de Gunnm-tout-court en « édition originale » (et dont la traduction, notamment, me laisse parfois sceptique, ç’a été vrai tout du long). Mais Gunnm-tout-court s’arrête donc là – et il y a une vraie fin, même si avec suffisamment de portes ouvertes pour broder séquelles et préquelles.

 

À vrai dire, c’est un peu la ruée, dans ce neuvième tome très dense, qui doit rassembler pas mal de ficelles pour aboutir à une conclusion. Et, du coup, cela peut être un tantinet indigeste, je suppose… En fait, j’avais lu cet ultime tome il y a quelque chose comme deux semaines de cela, sans avoir le temps de le chroniquer dans la foulée ou disons dans les jours qui suivaient – pour faire mariner un peu. Mon ressenti… était un peu perplexe, disons. Mais, histoire d’en livrer une chronique pas trop totalement à l’ouest (dans l’idée, mais je suppose qu’elle le sera quand même), j’ai préféré relire ce neuvième tome avant de vous en causer – et bien m’en a pris, je crois, parce que c’est beaucoup mieux passé ; il y a des choses qui ne fonctionnent pas très bien à mes yeux, toujours, mais globalement ça se tient, et, oui, c’est une vraie fin, et probablement une bonne fin ; ce qui n’était vraiment pas gagné.

 

Nous avions laissé Gally seule contre tous ou presque, et quasiment en morceaux, atteindre enfin sa némésis Desty Nova, avec l’assistance du fiston chelou dudit savant dingue et flanophile, Kaos. Gally, qui s’est endurcie avec toutes ces années passées dans les Badlands, n’a pas exactement envie de faire dans la demi-mesure, et compte bien massacrer Desty Nova sans faire de manières, et tant pis pour ses connards d'employeurs sur Zalem. Mais une chose la ronge : quel est donc le secret des Zalémiens, justement ? Ce qui a rendu fou Ido, au point où il s’est réfugié dans une autre vie bienheureusement amnésique ? Je mets la balise SPOILER au cas où, mais cette « révélation » apparaît à la page 14, hein… Adonc, ni une, ni deux, Desty Nova découpe son crâne et exhibe la micropuce qui a remplacé son cerveau – car tel est le sort de tous les citoyens de Zalem quand ils atteignent l’âge de 19 ans, et c’est la condition de leur citoyenneté…

 

Bon. La découverte de ce secret, systématiquement, rend tous les Zalémiens dingues, et je suppose que, dans leur position, cela peut se comprendre, aussi les scènes illustrant leur folie, qu’elle tienne de la catatonie ou de l’automutilation précédant le geste authentiquement suicidaire, fonctionnent ma foi plutôt bien. Le rapport de Lou à cette révélation s’avère d’ailleurs plus subtil et convaincant que ce à quoi nous avait habitué le personnage, et c’est tant mieux – elle y gagne enfin de la chair et de l’âme, même stockée dans une micropuce. Reste que, de mon point de vue de lecteur bien éloigné de tout ça, ce terrible secret est de suite beaucoup moins terrifiant et scandaleux… On avance d’ailleurs (Desty Nova sauf erreur) que, cerveau cybernétique et corps organique, ou l’inverse comme pour Gally, ça n’est jamais qu’une question d’assemblage… C’est l’approche du savant fou, elle n’est donc probablement pas canonique, mais, après tout, la perspective transhumaniste de la série depuis ses tout premiers épisodes constituait à mes yeux un de ses atouts majeurs, et je tends donc à lui donner raison. Mais bon. D’une certaine manière, je conçois bien que ce « secret » soit constitutif d’une fin correcte pour la série, qui tient ses promesses ; c’est vraiment à titre très personnel que cet aspect de l’histoire me laisse passablement froid – de même à vrai dire pour les autres institutions de Zalem ici décrites, quand on y met enfin les pieds, et qui orientent absolument sans surprise la techno-utopie vers quelque chose qui tient bien davantage de la dystopie (chambres de suicide et expérience grandeur nature sur un mode typique de la thématique des arches stellaires, et, donc, disons auto-mutilation volontaire, qui est en même temps un auto-aveuglement) ; sans parler de la « justification » du nom même de la cité des nuages, mf…

 

Cela fonctionne donc, sans être forcément très enthousiasmant en ce qui me concerne. Mais, à mon sens, ce tome de conclusion contient suffisamment de bons moments ailleurs pour que l’ensemble en bénéficie, dont ces moments en rapport avec Zalem et ses secrets – notamment dans la manière de l’affrontement entre Gally et Desty Nova. Notez, il n’est pas dénué de trucs un peu lourds, le retour d’Eli au premier chef, dont on se serait très bien passé – tandis que le grand finale de Den vaut essentiellement pour le rôle ambigu de la petite Koyomi dans tout ça ; les errances plus ou moins psychiques de Kaos y sont forcément liées, et parlent plus ou moins. Non, ce qui est vraiment bon à mes yeux, et en même temps pas vraiment surprenant dans l’absolu, c’est que le combat se déroule dans le crâne même de Gally – que Desty Nova soumet à des rêves et cauchemars, tour à tour poignants et terribles, teintés de regrets aussi ; une ou des vies alternatives, parfois heureuses – insupportablement heureuses ; moyen de questionner la prédestination martiale de Gally. Dans ces scènes tantôt horribles, tantôt plus calmes et sereines que d’usage, le dessin toujours très bon de Kishiro Yukito brille tout particulièrement, sur un mode parfois sensible qui renvoie aux premiers tomes de la BD – les époques d’Ido et de Yugo… Un autre aspect intéressant de ces passages réside dans l’amorce d’une réévaluation du personnage de Desty Nova – dingue et dangereux sans doute, mais bien plus que cela en même temps ; s’il a commis suffisamment d’horreurs pour que l’on souhaite y mettre un terme, et si ce trifouillage de la mémoire et des sensations de Gally/Alita en fait d’ailleurs partie, il est quelques moments pourtant où, dans le rôle du tonton excentrique, il se révèle étrangement humain – et pas si éloigné d’un Ido, jusque dans leur désir partagé et un peu perturbant de « jouer à la poupée » avec Gally/Alita ; peut-être était-ce aussi le désir secret de Kishiro Yukito – voire, horreur glauque, des lecteurs de Gunnm ? Gally parviendra certes à fuir ce rêve – mais pour réaliser qu’elle n’en a absolument aucun, ce qui est plutôt douloureux…

 

Mais je disais donc que cet ultime tome était très dense – et il reste encore deux aspects à mentionner, plus rapidement, mais liés. Le plus intéressant à mon sens est ce flashback dans lequel Gally découvre enfin la Yôko qu’elle était – une militaire martienne impitoyable, à l’époque d’un conflit entre Mars et la Terre, pardon, Röte et Blau ; Gally est horrifié par ce dont elle se souvient enfin, mais l’épisode a aussi pour fonction de justifier… eh bien, le point de départ même de la BD : comment ce cerveau organique dans un corps hétéroclite en lambeaux a pu finir dans la Décharge, où Ido le trouvera, toujours en état de marche, quelques siècles plus tard… Noter que la BD prend soin de ménager un grand flou sur une durée de 200 ans au moins, laissant de la marge pour des épisodes ultérieurs – en tant que tel, le procédé, bien employé, n’est pas frustrant, mais vraiment intrigant.

 

Enfin, les destins de Gally et de Zalem doivent s’unir. Les fantasmes de Den et de la Décharge s’associent également aux illusions aveugles des Zalémiens – tandis que Desty Nova s’engage plus avant, même follement, sur la voie d’un semblant de rédemption. Sans vraie surprise, Gally nous offre donc un finale christique, non sans une certaine grâce cela dit – une manière de boucler la boucle, ou, plus exactement, de relier les mondes. La forme même de ce sacrifice donne tout d’abord une vague impression d’improvisation (notamment les rôles de Desty Nova et aussi de Lou dans tout ça, avec des équivalents gadgétoïdes de deus ex machina), mais, là encore, en définitive, cela fonctionne ; et, comme de juste, un épilogue ouvre à nouveau quelques portes pour raconter d’autres histoires…

 

Arrivé au terme de cette BD, quel est mon ressenti global ? Positif – largement, je crois. En commençant par une évidence : le dessin de Kishiro Yukito est vraiment très bon, et progresse même de tome en tome. Le personnage de Gally est très réussi. Quelques autres personnages de même – Ido dès le départ, plus tard Kaos même s’il a ses moments pénibles, et finalement Desty Nova ; d’autres noms pourraient sans doute être avancés. Il y a eu des hauts et des bas, sans doute ; comme je l’ai dit dans tous mes comptes rendus depuis le troisième volume, le principal bas de la série est clairement, en ce qui me concerne, le pénible arc du motorball. Le tournant madmaxien à partir du tome 6 m’a bien plu, par contre. Il y a des choses qui fonctionnent très bien du début à la fin, cela dit – et notamment cette veine plus ou moins transhumaniste, sur un socle cyberpunk, qui autorise une sorte de gore très improbable mais d’autant plus enthousiasmant. Et des choses qui fonctionnent beaucoup moins bien dès les premières occurrences, pour compenser – le catalogue de coups spéciaux et d’armes de destruction massive, avec des notes de bas de case régulièrement crétines à la manière d’un Shirow Masamune dans The Beurk in the Shell… Mais les qualités l’emportent clairement sur les défauts : Gunnm est un bon manga de SF, et un bon manga d’action ; peut-être pas tout à fait à la hauteur de son culte, même si j’y ai participé non sans une certaine nostalgie adolescente – néanmoins bien au-dessus du lot, pas l'ombre d'un doute à ce sujet.

 

Ce que confirme en définitive cet ultime tome, très dense : tout ne se montre pas totalement convaincant, mais les bons moments rachètent sans peine les moins bons, et c’est une conclusion appréciable à une série de qualité.

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Serpent rouge, de Hideshi Hino

Publié le par Nébal

Serpent rouge, de Hideshi Hino

HINO Hideshi, Serpent rouge, [Akai hebi 赤い蛇 ; Red Snake], traduction [du japonais] et adaptation [par] Satoko Fujimoto et Éric Cordier, Paris, IMHO, [1983, 2000] 2nde édition 2012, [192 p.]

Après Panorama de l’enfer et L’Enfant insecte (et quelques embrouilles de datation, aheum…), troisième virée dans l’univers malsain de Hino Hideshi, avec Serpent rouge – qui date a priori (je dis bien a priori…) de 1983, ce qui en ferait a priori (je dis bien a priori…) une BD contemporaine de Panorama de l’enfer. Cela se tiendrait, j’imagine, parce que le style est très proche, graphiquement comme dans certains des thèmes illustrés.

 

Nous adoptons le point de vue d’un petit garçon – pas exactement un héros –, qui vit dans une bien étrange demeure aux dimensions palatiales, cernée par une forêt impénétrable et menaçante. À l’intérieur comme à l’extérieur, c’est un labyrinthe – comme dans ces cauchemars éprouvants dans lesquels on erre en boucle, sans jamais de possibilité de s’échapper. Le petit garçon déteste cette maison d’aspect autrement traditionnel, qui lui fait peur ; il aimerait la fuir, mais toutes ses tentatives s’avèrent tristement vaines…

 

Il a ses raisons. Mais les plus fortes d’entre elles ne tiennent pas tant à la maison en elle-même qu’à ceux qui l’habitent – la propre famille du petit garçon. Une bande de malades ! Et comme un écho de la famille du peintre narrateur de Panorama de l’enfer. Trois générations sous un même toit, et, là encore, une allure très traditionnelle... Façade respectueuse qui ne dissimule absolument rien de l'ignominie sous-jacente. Ici, le grand-père incarne l’autorité – hideux vieux bonhomme défiguré par un répugnant furoncle, que « soigne » quotidiennement sa belle-fille, avec des œufs et avec ses pieds. La grand-mère a complètement pété les plombs, et se prend pour une poule : couver « ses » œufs, voila la seule chose qui compte pour la vieille peau, qui caquette en permanence. Le père ? Une brute stupide et cruelle – son domaine est le poulailler, son régal la décapitation des poules « ingrates », celles qui ne pondent pas. Son épouse s’en tire mieux – mais elle s’insère parfaitement dans l’ambiance délétère de la maison, en accompagnant, d’une certaine manière, la folie des autres ; sa relation avec son beau-père est quasi sexuelle. Le petit garçon, enfin, a une grande sœur – qu’il épie par un trou dans la cloison, le vilain voyeur ; la jeune fille tournant à la jeune femme raffole des vers, et s’emploie bientôt à explorer les prémices d'une sexualité torturée, ce qui en fait l’héritière toute désignée de ces deux générations de branques.

 

Mais les choses vont mal tourner – oui, encore plus mal. Un mauvais rêve rituel détraque ce système, qui était fonctionnel même en étant fou, et la famille entière va sombrer dans la plus hallucinée des catastrophes…

 

L’effet est assez proche de celui produit par Panorama de l’enfer : c’est incroyablement malsain. Il y a, dans chaque page, de quoi se sentir très mal à l’aise. Le virage grand-guignol de la BD, et même outrancièrement gore, n’y change rien – les traits d’humour noir déglingué y participent, et de même le style graphique caractéristique de Hino Hideshi, avec ses dimensions humoristiques et/ou « super-deformed », qui donnent tout d’abord une trompeuse impression de naïveté enfantine, et au premier chef ces grands yeux tout ronds qui sont sa marque de fabrique. C’est proprement (non, salement) fascinant, et très, très dérangeant.

 

Mais, en comparaison avec les deux autres titres de l’auteur que j’ai lus, Serpent rouge appuie peut-être plus encore ces sensations désagréables en y associant de manière assez franche un contenu charnel, sexuel même, moins frappant (sinon absent ?) dans L’Enfant insecte et Panorama de l’enfer. Rien de pornographique au sens fort, mais c'est tout de même saisissant. Ce sont les personnages féminins qui introduisent ce thème : en mettant de côté la grand-mère (mais en relevant qu’elle est obsédée par la procréation, à sa manière volaille – mais cette obsession traverse en fait toute la BD), la mère et la sœur se distinguent d’emblée par leurs traits – elles n’ont rien à voir avec les caricatures que sont tous les autres personnages ; ce sont des femmes encore belles (mais pas à jamais…) ou qui le deviennent ; elles sont associées au désir sexuel passablement pervers, passant par un fétichisme glauque ou le voyeurisme. La mère massant de son pied le furoncle du grand-père pour en faire quotidiennement jaillir le pus noie ainsi la BD dans les sécrétions corporelles toujours renouvelées, et les gémissements orgasmiques du vieil homme soumis à cette délicieuse torture ne laissent guère de doute quant au sens exact de cette relation. La sœur, quant à elle, évoque, d’abord avec ses vers adorés, ensuite avec le très phallique serpent rouge du titre, qui sème le chaos dans la demeure, une obsession masturbatoire typique d’une sexualité qui est en train de dépasser le stade de l’éveil (et elle-même génératrice de chaos, plus que tout autre chose), mais qui en retour en favorise l’éveil chez le petit garçon voyeur, répugné mais fasciné. Tous ces aspects se mêlent à des tableaux très gores, avec une cohérence marquée qui tire la BD du côté du registre ero-guro.

 

Cet aspect frontal, on s’en doute, n’enlève en tant que tel rien au contenu allégorique ou symbolique du récit comme de ses séquences. La maison est un labyrinthe de chair en même temps qu’un abattoir, et la retranscription matérielle de l’inconscient torturé du petit garçon, avec pour habitants autant de fantasmes obscènes. Elle relève du cauchemar halluciné – un délicieux cauchemar, car l’enfant si terrorisé par la folie ambiante y participe, avec son désir de ne pas en manquer une miette ; dimension au moins aussi importante que ses pulsions destructrices, et sans doute plus inconsciemment charnelles : Eros et Thanatos sont dans un bateau, et tous deux tombent à l’eau.

 

(L'eau ?)

 

Mais le malaise est bien la force de Serpent rouge. Cette BD ne m’a certes pas surpris (le mot est faible !) comme l’avait fait en son temps l'incroyable Panorama de l’enfer, qui reste celle que je préfère, mais son effet demeure saisissant. Le dessin de Hino Hideshi est absolument parfait, et d’un à-propos constant. Si regret il doit y avoir (?), c’est peut-être dans la relative précipitation de l’intrigue (et de la chute, qui n’en est pas vraiment une tant elle est attendue), passé la longue et géniale mise en place consistant en la présentation de la famille de dingues – ce ne sont alors plus que hurlements et giclées de fluides visqueux, sang et autres, dans une ronde folle et outrancière, qui en rajoute toujours davantage dans l’horreur glauque. Ces pages dont le texte a largement fui (onomatopées mises à part), on les tourne peut-être un peu trop vite, aussi la lecture de la BD ne prend-elle guère de temps – une erreur sans doute, car il vaudrait mieux s’attarder sur ces planches, avec tout ce qu’elles ont de répugnant ; l’amalgame de fascination et de dégoût est après tout une clef du travail de Hino Hideshi.

 

Une réussite, donc – et qui noue le bide avec un brio rare. J’ai préféré Panorama de l’enfer, plus fou encore et en même temps infusé d’éléments autobiographiques qui parviennent à insinuer dans l’horreur gore quelque chose de douloureusement poignant, mais Serpent rouge m’a bien davantage parlé que L’Enfant insecte, très bonne BD sans doute, et qui présage de la suite, mais qui demeure, au moins visuellement, plutôt sage. Serpent rouge est du côté de la folie pure, charnelle, suintante, gore, et ne manque pas de produire son effet ambigu…

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No Guns Life, vol. 1 et 2, de Tasuku Karasuma

Publié le par Nébal

No Guns Life, vol. 1 et 2, de Tasuku Karasuma

KARASUMA Tasuku, No Guns Life, vol. 1, [No • Guns • Life ノー・ガンズ・ライフ], traduit [du japonais] et adapté en français par Miyako Slocombe, Bruxelles, Kana, coll. Big, [2014] 2016, 244 p.

No Guns Life, vol. 1 et 2, de Tasuku Karasuma

KARASUMA Tasuku, No Guns Life, vol. 2, [No • Guns • Life ノー・ガンズ・ライフ], traduit [du japonais] et adapté en français par Miyako Slocombe, Bruxelles, Kana, coll. Big, [2014] 2017, 228 p.

Une fois n’est pas coutume, c’est l’excellente revue Atom qui a attiré mon attention sur ce manga de Karasuma Tasuku, un auteur jusqu’alors très méconnu de par chez nous. Il s’y est ajouté une opération promotionnelle, avec ces deux premiers tomes pour le prix d’un… Occasion, larron – et au final ? Je ne suis pas parfaitement convaincu, mais demeure bel et bien intéressé, suffisamment pour avoir envie de lire la suite.

 

Nous sommes dans un futur plus ou moins proche – après une terrible guerre qui a vu des massacres sans nom. Lors du conflit sont apparus les extends – des hommes auxquels on greffait des implants destinés à en faire des machines à tuer. Maintenant, la guerre est finie… et les gens ont peur de leurs « sauveurs ». D’autant qu’il y a des intérêts colossaux en jeu, qui voient s’opposer diverses factions : la cynique mégacorpo Berühren à l’origine des extends, et dont le building noir trône au centre de la ville comme un certain monolithe ; le gouvernement et son « agence pour la reconstruction » ou plus précisément son « bureau des mesures anti-extends », aux intentions ambiguës et aux moyens qui ne le sont pas moins ; les réactionnaires du Spitzbergen, qui ne rechignent pas au terrorisme anti-extends ; les yakuzas du Kyûseikai…

 

Tout ce qui fait le cyberpunk, mais No Guns Life affiche d’emblée la couleur : NOIR. Les références, pas seulement graphiques, à l’univers du polar hard-boiled, abondent. Reste à associer ces différents éléments, mais les modèles ne manquent pas. Rien d’étonnant sans doute à ce que l’auteur cite George Alec Effinger parmi ses influences, mais on pourrait tout aussi bien évoquer Blade Runner, de manière plus consensuelle. C’est, à vrai dire, peut-être une limite de la BD, à l’horizon du moins : elle cite beaucoup. Et, côté mangas, notamment, il est impossible de ne pas penser à Gunnm, si l’on cite aussi systématiquement, et en ce qui me concerne ça ne joue pas en faveur de No Guns Life, les BD de Shirow Masamune (aheum...) ; le premier tome comprend par ailleurs une référence jugée explicite à Matsumoto Leiji, mais qui m’a tout aussi bien évoqué Akira (le gamin bizarre aux facultés étranges du nom de Tetsurô). Il y aurait sans doute bien d’autres exemples.

 

Sur ces bases, pas évident de livrer quelque chose qui parvienne à se singulariser suffisamment pour avoir un intérêt propre. Karasuma Tasuku, pourtant, y parvient – en usant de nouveaux des codes/clichés, mais cette fois pour en tirer quelque chose d’éventuellement... bizarre. C’est pour une bonne part son héros qui l’y autorise : Jûzô Inui, détective privé. Forcément… Mais ce « private eye » n’est pas comme les autres – de toute évidence : c’est un extend, considérablement retouché, et dont la tête même… a été remplacée par un énorme revolver ! Un Gun Slave Unit, disait-on pendant la guerre… Une créature très ironique – car cette arme très intimidante, Jûzô Inui ne peut pas en faire lui-même usage : la gâchette se trouve derrière sa tête, inaccessible pour lui – il faut que quelqu’un d’autre tire… mais Jûzô Inui ne conférera pas ce privilège à n’importe qui ! Idée à la fois débile et géniale, et qui suscite des développements intéressants (notamment, à vrai dire, dans l’épisode « one shot » qui avait précédé la série, et que l’on trouve à la fin du tome 2).

 

Mais cela débouche sur un autre atout pas si évident : la BD met en scène un personnage principal qui n’a littéralement pas de visage. Sa simple présence est plus qu’inquiétante, et l’impossibilité de lire les sentiments sur un Colt Python ne le rend que plus intimidant et dérangeant. Pourtant, le canon comme le barillet donnent sous certains angles et sous une certaine lumière la sensation d’un visage, et même d'yeux – on croit y lire quelque chose… et peut-être à bon droit ? Car Jûzô Inui n’est pas aussi froid que sa tête métallique : oui, il ressent pas mal de trucs. Et si cette allure, pour lui, peut d’abord donner l’impression d’une malédiction, elle constitue pour le personnage un atout indéniable – en contribuant et pas qu’un peu à son étonnant charisme. À vrai dire, les personnages secondaires (tous, en y incluant Mary, la technicienne de génie, qui rappelle beaucoup l’Edward Wong Hau Pepelu Tivrusky IV de Cowboy Bebop, une autre référence évidente) sont considérablement effacés (et moins intéressants), dans l’ombre de Tête-De-Flingue. Le méchant du tome 2 ne s’en tire pas si mal, cela dit...

 

Les histoires, par ailleurs, sont globalement assez convenues pour l’heure. Là encore, la série baigne dans les codes du cyberpunk et du noir, avec le risque qu’ils virent aux clichés. Cependant, l’auteur se montre assez malin, et sait, régulièrement, relancer la sauce en infusant dans ses enquêtes plus ou moins déjà lues des éléments davantage « bizarres ». Cela tient parfois du détail, relevant par ailleurs de la caractérisation des personnages – un exemple éloquent : Jûzô Inui qui fume clope sur clope… comme un bon privé en imper et chapeau mou, mais il a une très bonne raison de le faire ! L’impact cosmétique n’en est que plus marqué – et ludique… Mais la BD bénéficie d’autres idées assez futées, qui tordent suffisamment les codes pour entretenir l’intérêt du lecteur – par exemple, à la fin du tome 1, avec ce gamin qui se veut héroïque et commet la terrible boulette « d’emprunter » le corps de notre monolithique héros… mais ne le met que davantage en danger, car il ne sait pas en faire usage ; plus globalement, d’ailleurs, la naïveté de ce personnage tranche intelligemment sur la dureté de Jûzô Inui – même si cette dernière est parfois une façade. Le deuxième tome comprend également de bons moments du même ordre – et, par ailleurs, il se montre plus habile, je crois, dans l’alternance entre humour et gravité. Clairement, ça ne révolutionne absolument rien, mais j’ai lu ça avec un plaisir indéniable.

 

Reste un point à mon sens plus problématique : le dessin. Karasuma Tasuku a un style, et maîtrise les jeux d'ombres. Son découpage n'est pas spécialement barré, mais il est efficace. Comme dit plus haut, le personnage à l’allure si étrange de Jûzô Inui est brillamment employé, le dessin mettant en valeur ce que son apparence a de profondément dérangeant, mais aussi son improbable charisme, et peut-être même son ressenti. Les autres personnages sont moins marquants – et les personnages féminins un peu trop érotisés, je suppose, même si on a lu bien, bien pire, ça demeure raisonnable (ils sont généralement plus complexes qu'ils n'en ont tout d'abord l'air, et ça c'est toujours bon à prendre).

 

Ce qui m’ennuie un peu plus, ce sont les scènes d’action – que je trouve globalement illisibles, d’autant qu’elles sont régulièrement saturées d’onomatopées qui ne font que compliquer encore la lecture. No Guns Life mêle donc polar et cyberpunk, mais avec une approche tout de même assez musclée – si les combats ne sont pas systématiques, loin de là, ils occupent néanmoins une place non négligeable dans la narration ; or j’ai vraiment du mal à m’y repérer… même si j’ai l’impression que le tome 2 marque déjà un certain progrès à cet égard ? Nous verrons bien…

 

Car, oui, j’ai envie d’en lire davantage. Encore une fois, No Guns Life ne révolutionne rien… Mais il y a dans ces deux premiers tomes suffisamment de bonnes idées, notamment autour du personnage étonnant de Jûzô Inui, pour entretenir ma curiosité. Un de ces jours, je vous toucherai donc sûrement un mot de la suite.

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One-Punch Man, t. 05 : Amoché mais resplendissant, et t. 06 : La Prédiction, de One et Yusuke Murata

Publié le par Nébal

One-Punch Man, t. 05 : Amoché mais resplendissant, et t. 06 : La Prédiction, de One et Yusuke Murata

ONE et MURATA Yusuke, One-Punch Man, t. 05 : Amoché mais resplendissant, [Wanpanman ワンパンマン : Zutaboro ni kagayaku ズタボロに輝く], œuvre originale de One, traduction [du japonais par] Frédéric Malet, Paris, Kurokawa, coll. Shônen, [2012] 2016, [208 p.]

One-Punch Man, t. 05 : Amoché mais resplendissant, et t. 06 : La Prédiction, de One et Yusuke Murata

ONE et MURATA Yusuke, One-Punch Man, t. 06 : La Prédiction, [Wanpanman ワンパンマン : Daiyogen 大予言], œuvre originale de One, traduction [du japonais par] Frédéric Malet, Paris, Kurokawa, coll. Shônen, [2012] 2017, [208 p.]

Bon, allez, il est bien temps d’arrêter les frais… Dans ma dernière chronique de One-Punch Man, qui portait sur les tomes 3 et 4, j’avais été suffisamment convaincu par l’humour délirant du tome 3 pour envisager de jeter un œil sur la suite, là, comme ça, en passant… Ce que j’ai fait, donc, avec ces tomes 5 et 6… qui sont hélas parfaitement dans la lignée du tome 4, lequel m’avait beaucoup déçu.

 

À mes yeux d’ignare en shônen, le grand atout de la série était clairement son humour, son goût pour la parodie autant que pour l’absurde. C’est semble-t-il bel et bien ce qui a fait le succès du manga originel de One sur le ouèbe, et qui a permis à la série de se développer dans cette version papier adaptée par Murata Yusuke ainsi que dans une version animée qui a semble-t-il beaucoup plu (je n’y connais rien). À maints égards, One-Punch Man est un shônen avec plein de baston, mais qui en rigole et fait mumuse avec les codes du genre.

 

Ou du moins est-ce la théorie… Car, à ce stade du manga papier, cela fait trois tomes que l’humour est presque totalement aux abonnés absents, et que l’accent est uniquement mis sur la baston, la baston, la baston. Les spécialistes vous diront que, même dans ces épisodes, One-Punch Man casse quelques codes du nekketsu, et c'est bien possible, mais, pour un lecteur lambda ou moins que ça dans mon genre, c’est une dimension totalement hermétique, et ne demeure que la baston, la baston, la baston. On pourrait assez légitimement en conclure que One-Punch Man est devenu ce dont il se moquait.

 

Je ne connais à peu près rien au shônen, ou au nekketsu. Aussi mes références en la matière sont-elles très aléatoires… Mais, à la lecture de ces tomes, j’ai eu un peu le sentiment très navrant que j’avais ressenti, gamin, quand je regardais Dragon Ball au Club Dorothée truc. Dragon Ball, c’était cool : frais, drôle, de bons personnages… Déjà, à l’époque, mon intérêt pour la série avait diminué dans les pénibles séquences de tournoi semble-t-il typiques du nekketsu, avec la montée en puissance des adversaires ; mais, globalement, OK. Puis il y a eu ce moment bizarre où Dragon Ball est devenu Dragon Ball Z… et où je me suis mis à détester ce que j’avais adoré. L’humour n’était plus de mise, chaque épisode se focalisait sur la baston, ou peut-être autant et même davantage sur les poses badass des héros et des vilains, portés à avoir les dents qui grinçaient et la goutte au front – entre le résumé des épisodes précédents et le teaser de la suite, on n’avait pas grand-chose d’autre. Le trait qui demeurait, c’était le plus mécanique : la montée en puissance, toujours davantage, et le défi héroïque.

 

J’ai toujours trouvé ça chiant à mourir, et n’ai visiblement pas changé à cet égard. Ces tomes 5 et 6 de One-Punch Man en témoignent : au Roi des Profondeurs, qui constitue l’antagoniste dans la quasi-totalité du tome 5 (après avoir déjà bouffé de la place dans le tome 4), et qui était tellement plus balaise que tous ses prédécesseurs, succède un nouvel ennemi, ou plutôt un petit groupe d’ennemis, extraterrestre, qui latte tout le monde (dont l’intégralité du casting de la « classe S » des héros, les « meilleurs des meilleurs »), sauf Saitama, dans le tome 6 – sur presque toute sa durée là encore. Un schéma typique se répète, avec tous les héros censément super-badass (malgré leur nom ridicule, le cas échéant) qui se font tous latter la tranche, tandis que cette buse de Saitama progresse tranquillou (en sachant que le principe même de la BD implique qu'il triomphe des adversaires les plus redoutables avec un unique coup de poing, ce qui devrait pourtant contredire la mécanique même de la montée en puissance) – tandis que son « disciple » Genos nous commente l’action en voix off. Ad nauseam.

 

Ce schéma se répercute aussi dans le soupçon (infinitésimal) de dimension drama de la série : inévitablement, Saitama sauve tout le monde, mais on ne le prend jamais au sérieux – contrairement aux autres héros, si classe, il est considéré par la population civile comme un imposteur, au mieux, éventuellement une menace. C’est systématique. Problème : Saitama lattant du monstre, en dépit des apparences, ce n’est pas du comic de super-héros façons disons Marvel – dans son principe même, il ne peut pas être un Spider-Man ou un X-Man ; dans ces comics, il faut que le lecteur s’intéresse au moins dans une égale mesure à, mettons, Spider-Man, et à Peter Parker – c’est bien pourquoi l’action, essentielle, ne bouffe en principe pas l’intégralité des épisodes. C’est sans doute inenvisageable avec Saitama, dont l’essence est d’être une caricature passablement ridicule et superficielle, y compris au plan graphique (même si, à l’occasion, la BD louche ostensiblement sur le drama « pédagogique », dans les épisodes bonus notamment – ici, c’est flagrant dans celui du tome 6, qui porte sur le suicide et est bien lourdingue). Que Saitama ne puisse pas véritablement jouer ce rôle, de ma part, n’a rien d’un reproche, c'est un constat : ça n’est tout simplement pas le propos de la série.

 

Non, One-Punch Man, son rayon, son prétexte, son propos, ça devrait être l’humour, la parodie, la débilité, l’absurdité… C’était ce qui faisait la réussite des meilleurs épisodes antérieurs. Mais, à moins d’être en mesure de se satisfaire d'une unique réplique idiote çà et là, noyée dans soixante pages de poses badass, de grincements de dents et de baston toujours plus plus… Non, tout cela n’a absolument plus rien de drôle. Et le sentiment se renforce sans cesse de ce que One-Punch Man est devenu ce dont il se moquait, en remisant de côté ses singularités initiales au profit (si j’ose dire) d’un récit devenu parfaitement mécanique et sans âme.

 

Notez, même si ce n’est de toute évidence pas ma came, et que je dois me résoudre à arrêter les frais, je ne prétends pas « objectivement » que One-Punch Man est une mauvaise série – elle a ses fans, nombreux, qui s’y connaissent probablement bien davantage que moi en la matière (euphémisme). C’est surtout que nous n’avons pas les mêmes critères, je suppose… Et, par ailleurs, j’admets volontiers que le dessin de Murata Yusuke est très bon – spectaculaire, dynamique, lisible… Irréprochable à vrai dire – bon, en mettant comme d’hab’ de côté la question du floutage un peu trop récurrent… Oui, c’est du très bon boulot ; mais, en ce qui me concerne, cela ne suffit pas.

 

Il est bien temps d’arrêter les frais – j’ai d’autres choses à lire, qui me parleront davantage, et sans peine.

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La Chambre rouge, d'Edogawa Ranpo / La Chenille, de Maruo Suehiro et Edogawa Ranpo

Publié le par Nébal

La Chambre rouge, d'Edogawa Ranpo / La Chenille, de Maruo Suehiro et Edogawa Ranpo

EDOGAWA Ranpo, La Chambre rouge, [Imomushi 芋虫 ; Ningen isu 人間椅子 ; Ni haijin 二廃人 ; Akai heya 赤い部屋 ; Nisen dôka 二銭銅貨], récits policiers traduits du japonais par Jean-Christian Bouvier, Arles, Philippe Picquier, coll. Picquier poche, série L’Asie en noir, [1923, 1926-1927, 1929, 1990] 1995, 125 p.

La Chambre rouge, d'Edogawa Ranpo / La Chenille, de Maruo Suehiro et Edogawa Ranpo

MARUO Suehiro et EDOGAWA Ranpo, La Chenille, [Imomushi 芋虫], traduction du japonais par Miyako Slocombe, postface de Miyako Slocombe, Poitiers, Le Lézard Noir, [2009-2010] 2017, 162 p.

Je poursuis ma découverte des œuvres d’Edogawa Ranpo, cette fois avec un bref recueil de nouvelles – même si ce que j’en avais lu jusqu’alors n’était clairement pas du genre à s’étendre inconsidérément. Toutefois, au-delà de cette question de format, je relève aussi que La Chambre rouge est également une bonne occasion de se pencher sur le versant eroguro de l’auteur, registre dont on en a fait le maître voire l’initiateur, mais c’était une dimension relativement discrète de mes lectures antérieures, privilégiant le policier bizarre, éventuellement épicé certes d’une pincée de perversion ; mais, ici, tout spécialement avec la nouvelle « La Chenille », qui ouvre le bal, c’est du frontal – comme en témoigne l’adaptation BD de ladite nouvelle par Maruo Suehiro, fan d’Edogawa Ranpo devant l’éternel, et qui y revient ici après notamment L’Île panorama pour un résultat bluffant : j’avais jusqu’à présent bien aimé ce que j’avais lu de Maruo, mais sans jamais être véritablement enthousiaste – or, cette fois, si !

 

« La Chenille », la nouvelle d’Edogawa Ranpo, a tout d’une étape séminale du registre eroguro. N’en déplaise à l’habillage du recueil La Chambre rouge, et plus largement de cette série des œuvres du premier grand maître du récit policier japonais, « La Chenille » n’a absolument rien d’un policier – il n’y a pas même à cet égard la vague ambiguïté (un peu artificielle par ailleurs) de courts romans tels que L’Île panorama ou La Bête aveugle. La nouvelle met en scène un couple bien singulier : le prometteur lieutenant Sunaga est revenu estropié de la guerre russo-japonaise – il est maintenant un homme-tronc, et défiguré, incapable d’entendre comme de parler, incapable de faire quoi que ce soit sans l’assistance de sa femme Tokiko. C’est elle qui constitue notre point de vue – l’épouse dévouée, hypocritement célébrée pour sa vaillance par un entourage réduit à peau de chagrin. Mais la souffrance de Tokiko se mue petit à petit en une forme de délectation au spectacle de la souffrance de son époux – sa position de supériorité lui autorise tous les sadismes. En même temps, les époux, au-delà de l’artifice du crayon en bouche pour dessiner quelques lettres mal assurées sur un bout de papier, ne peuvent plus guère communiquer qu’au travers d’une sexualité bestiale. La folie guette, et Tokiko a les pleins-pouvoirs…

 

C’est une nouvelle brillante – très noire, très dérangeante ; le malaise suinte littéralement de ces quelques pages, qui ont choqué en leur temps (les militaires, tout spécialement, n’appréciaient pas, on s’en doute), et conservent de quoi choquer aujourd’hui encore. La situation grotesque décrite par Edogawa Ranpo est compensée par la subtilité du portrait psychologique de Tokiko – qu’elle permet et justifie, en même temps. Difficile de rester indifférent face à cette scène outrancière et répugnante, qui noue le ventre… et ceci alors même que, sous la souffrance et la perversion, il demeure peut-être quelque chose de l’amour ?

 

L’adaptation en BD par Maruo, disponible dans une très belle édition au Lézard Noir, est brillante à son tour – voire plus que cela. Donnant davantage d’ampleur au court récit d’Edogawa Ranpo, le dessinateur, de son trait sûr et fin, et au fil de compositions parfaites, dresse, au-delà de la scène réitérée fondant le récit, abordée de manière frontale, aussi bien un tableau réaliste et fouillé du Japon de la fin de Meiji (puis peut-être de Taishô), qu’un portrait psychologique approfondi et subtil de Tokiko. La BD est beaucoup plus explicite que la nouvelle, aussi – mais le médium y est sans doute pour quelque chose ; encore que, pour le coup, le caractère ouvertement pornographique de la BD tranche sur la relative « propreté » des œuvres finalement sages de Maruo que j’avais pu lire jusqu’alors, tout particulièrement L’Île panorama et L’Enfer en bouteille. Là aussi, le dessinateur en rajoute sur le texte initial, mais avec pertinence – notamment en inscrivant ses fantasmes dans le contexte culturel de l’époque, ainsi de la dégustation de bananes… À vrai dire, ces déviances participent de l’arrière-plan fouillé de l’adaptation, au même titre que les nombreuses allusions à la poésie ou aux spectacles populaires de ce temps, voire, pourquoi pas, aux publicités « modernes » qui parasitent les pages au même degré que la vaine et et d’autant plus répugnante propagande militaire, dont le terrible aboutissement perce à l’horizon – ce ne sont pas là des choses si différentes (Edogawa Ranpo se défendait, plus ou moins sincèrement, d’avoir écrit une nouvelle politique, mais je tends à croire que la BD l’est bien davantage). Et, bien sûr, l’ensemble est visuellement splendide : Maruo y retrouve la maestria de sa précédente adaptation d’Edogawa Ranpo, L’Île panorama (je ne parle que de ce que j’ai lu...), et va peut-être même au-delà – aussi parce que l’érotisme fondamentalement pervers et le tableau méticuleusement gore du récit lui permettent d’aller au bout de ses délires, le meilleur hommage que l’on puisse rendre à ce texte séminal du registre eroguro. C’est pour ainsi dire parfait : cette fois, oui, j’ai été plus que convaincu par le travail de Maruo.

 

Le recueil La Chambre rouge comprend toutefois quatre autres nouvelles, que l’on aurait bien tort de remiser de côté. Deux sont très bonnes, et valent bien « La Chenille », chacune dans son registre : « La Chaise humaine », et « La Chambre rouge ». « La Chaise humaine » est une nouvelle totalement surréaliste, absurde, absolument incroyable – et pourtant très bonne. Si elle revêt davantage des atours policiers, c’est sur un mode essentiellement pervers, où la délectation pour les crimes incongrus et les fantasmes les plus sordides l’emporte largement sur la mécanique bien huilée des enquêtes à résoudre, hors de propos ; on peut penser à La Bête aveugle. Ici, un homme a conçu un fauteuil dans lequel il peut se dissimuler au nez de tous ; l’artifice est d’abord supposé lui permettre de commettre des vols, mais le hideux ouvrier découvre bientôt que sa machine lui permet aussi de se repaître du contact charnel avec de jolies femmes, qui ne s’en rendent absolument pas compte ! Une expérience qu’il lui faut communiquer... à une femme. La folie absolue de ce récit participe bizarrement de sa réussite – mais aussi ses ultimes twists, qui parviennent à être inventifs dans le fond alors même qu’ils ont quelque chose de très mécanique dans le principe, pour le coup un trait commun à toutes ces nouvelles ; chose appréciable, ces ultimes astuces participent souvent, comme ici, d’une forme savoureuse de mise en abyme pouvant évoquer le très chouette court roman La Proie et l’ombre.

 

Ce qui se vérifie en tous points avec l’autre grande réussite du recueil : « La Chambre rouge ». Même si ce n’est pas sans poser problème : le lecteur un peu formaté, si les récits ne le sont pas nécessairement, voit arriver la chute (ou presque, car Edogawa Ranpo a littéralement plus d’un tour dans son sac) ; mais qu’importe, au fond – l’art du récit est là, et cet orateur tout juste introduit dans un cercle d’esthètes de la décadence, et qui révèle à ses confrères comment il a accompli quatre-vingt-dix-neuf meurtres parfaits, mais d’un genre bien singulier, fascine, répugne, réjouit et ravit. C’est très habile, bourré d’idées – presque trop ? Je ne le pense pas pour ma part, mais, dans la brève présentation du texte, l’auteur explique qu’on avait parfois trouvé dommage qu’il mette autant de bonnes idées dans un seul récit…

 

Les deux nouvelles restantes sont un bon cran en dessous, si elles demeurent d’une lecture agréable ; c’est surtout qu’il s’agit de récits moins matures, parmi les premiers publiés par l’auteur, et cela se sent. « Deux Vies cachées » (sans doute une erreur dans le titre français dans cette édition, il faudrait lire « Deux Vies gâchées »…) est une variation sur le crime commis en état de somnambulisme ; nous savons d’emblée que l’auteur entend retourner les clichés liés à ce thème, aussi voyons-nous très vite où il veut en venir, même s'il complique utilement son propos avec un second twist, lui aussi éminemment prévisible, mais qui convainc bien davantage, en rendant plus subtile la psychologie des protagonistes, jusqu’à une conclusion où, de manière finalement assez étrange, une forme de perversion resurgit à bon droit – noter au passage que cette nouvelle également, antérieure de cinq ans à « La Chenille », figure un « héros » rentré estropié de la guerre, même si pas dans les mêmes proportions que le lieutenant Sunaga.

 

Reste enfin « La Pièce de deux sens », qui fut en 1923 la première nouvelle publiée par Edogawa Ranpo, et dans laquelle il ne fait certes pas mentir son pseudonyme, empruntant ouvertement aux œuvres d’Edgar Allan Poe, notamment « Le Scarabée d’or » et « La Lettre volée ». C’est un récit très tortueux, passablement puéril sans doute (car débordant d’idées très juvéniles), d’autant qu’il s’avère en définitive parfaitement futile – pourtant, ce dernier caractère contribue en fait à rendre la nouvelle plus sympathique ; c’est, littéralement, une blague… mais les blagues peuvent être douloureuses : à la fin du divertissement pointe quelque chose de plus subtil au plan psychologique, peut-être annonciateur de l’oeuvre à venir ?

 

Un bon recueil, donc – voire très bon, peut-être même plus encore. Mes premières lectures d’Edogawa Ranpo m’avaient régulièrement laissé un peu sceptique, mais j’ai l’impression que, plus je le lis, et plus je suis charmé. Je ne sais pas s’il en va de même pour les BD de Maruo Suehiro, mais La Chenille en tout cas est une splendide réussite, qui vaut largement le détour. Autant dire que je n’en ai pas fini, ni avec l’un, ni avec l’autre.

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Vie de Mizuki, vol. 3 : L'Apprenti, de Shigeru Mizuki

Publié le par Nébal

Vie de Mizuki, vol. 3 : L'Apprenti, de Shigeru Mizuki

MIZUKI Shigeru, Vie de Mizuki, vol. 3 : L’Apprenti, [Boku no isshô ha GeGeGe no rakuen da ボクの一生はゲゲゲの楽園だ], traduit et adapté du japonais par Fusako Saito et Laure-Anne Marois, Paris, Cornélius, coll. Pierre, [2005] 2014, 493 p.

Nous y arrivons : L’Apprenti est le troisième et dernier tome de la monumentale Vie de Mizuki, autobiographie en BD du grand mangaka Mizuki Shigeru. Un sacré boulot… Le premier tome, L’Enfant, m’avait collé une immense baffe : indépendamment, c’était un chef-d’œuvre. Le deuxième tome, Le Survivant, m’avait sans doute un petit peu moins parlé, bizarrement car les événements qu’il narre, horribles, sont la meilleure occasion de l’ensemble de mêler la grande et la petite histoire, au travers d’un vécu très légitimement traumatique – cela restait une excellente BD, toutefois. Et L’Apprenti ? J’avais lu pas mal de retours le situant encore un cran en dessous, même si toujours plus que recommandable… Après avoir tourné la dernière page, je ne suis pas vraiment de cet avis : c’est au moins au niveau du tome 2.

 

Finalement, c’est à se demander si l’expérience tellement terrible de la Deuxième Guerre mondiale, avec ce qu’elle implique tout à la fois d’intimité et de distance, dans le cadre plus global d’une évocation très détaillée, très documentaire, parfois, des horreurs du conflit, expérience par nature au cœur de cette BD autobiographique, n’était donc pas celle qui s’accommodait le moins bien d’un traitement manga ? Ce qui à la fois tombe sous le sens... et ne veut rien dire. C’est peut-être un peu bête de présenter les choses ainsi – et cela nécessiterait du moins quelques développements supplémentaires ; mais à vrai dire je ne sais pas comment gérer cet aspect… Le rapport de Mizuki lui-même à ce qu'il raconte prohibe forcément toute critique qui se prétendrait « objective », ici.

 

Mais les épisodes antérieurs et postérieurs à la guerre bénéficient bien d’une relative légèreté, même s’il y a des moments très durs malgré tout. Surtout dans le premier tome, je suppose – avec le déluge de baffes ; ce troisième volume ne manque cependant pas de notes plus graves, fournissant son arrière-plan historique – ce qui inclut le tremblement de terre de Kobe, ou les attentats au gaz sarin par la secte Aum Shinrikyô, d’ailleurs contemporains ; mais Mizuki évoque aussi les Jeux Olympiques de Tôkyô, la « fin supposée » de l’hégémonie du PLD, etc. Cette relative légèreté autorise peut-être une lecture plus sereine – là où les séquences militaires, cauchemardesques, demandent davantage à être « digérées ». En fait, je tends à croire qu’il serait pertinent d’y revenir un de ces jours, maintenant que j’ai lu l’ensemble…

 

La gravité n’est donc pas absente de ce troisième tome, mais le ton demeure plus léger, oui – sans surprise : la situation précaire des mangakas comporte son lot de moments pénibles, mais qu’il est difficile de mettre sur le même plan que le cauchemar de la guerre de l’Asie-Pacifique, ses millions de morts ou la perte d’un bras… Mais, surtout, ce troisième tome a recours à une temporalité plus flexible que le tome 2, qui se montrait parfois extrêmement pointilleux dans l’évocation du déroulé de la guerre, presque jour par jour parfois : cette fois, mécanisme certes initié dans les dernières séquences du tome précédent, les ellipses sont nombreuses, et parfois très longues – car, si l’on débute en gros là où le tome 2 s’était arrêté, approximativement vers 1960, la BD s’achève dans les premières années du XXIe siècle (la dernière date explicitement citée est 2001, la BD est parue en 2005).

 

Ce qui a une autre conséquence. Ce troisième tome s’intitule L’Apprenti ? Mais Mizuki est bien loin de n’être qu’un apprenti tout du long – à moins bien sûr d’y associer un contenu métaphorique, ce qui se tiendrait, je suppose. Dans les premières pages, nous retrouvons notre mangaka, de moins en moins jeune (il a bien la quarantaine quand il commence à percer, ses collègues sont souvent bien moins âgés), et qui galère auprès des éditeurs de mangas, d’abord ceux du système des librairies de prêt, ensuite ceux des magazines. Mizuki s’étend (mais avec pertinence) sur sa situation très précaire, ni plus ni moins que celle de ses collègues cela dit : le travail acharné et qui paye mal, les commandes exigeantes qui ne sont finalement pas payées ni publiées, l’économie improbable de ces différents réseaux et l’absence d’une véritable protection juridique pour les forçats de la planche… À ce stade, Mizuki est encore L’Apprenti au sens le plus « strict ».

 

Mais ça ne dure pas éternellement : vers le milieu des années 1960, la situation de Mizuki change, car il se met à percer (notamment avec Kitaro le Repoussant). Sans transition aucune, l’apprenti mangaka devient le Maître Mizuki ! Le travail, pourtant, à l’en croire, n’en est pas moins dur et aliénant : Mizuki doit toujours bosser autant – dans les années 1990 encore il s’en plaindra ! Mais, s’il ne souffre plus, heureusement, de la précarité de ses années de galère, il doit faire face à d’autres difficultés – essentiellement la responsabilité à l’égard de ses assistants. Parmi lesquels quelques noms « célèbres », du moins pour qui s’y connaît véritablement en mangas, ce qui n’est hélas pas mon cas – mais il y a beaucoup de développements intéressants sur l’histoire de la BD japonaise, ce qui va au-delà de l’évocation de ces seuls artistes : Mizuki parle de l’édition, des débuts de la revue Garo, ce genre de choses. Là encore, il me faudra y revenir quand j’aurai davantage de bagage… Quoi qu’il en soit, d’une certaine manière, les assistants font partie de la famille du Maître : durant ses années de galère, nous l’avons vu se marier, puis avoir des enfants… Sans s’y étendre, ce n’était pas le propos : en fait, on a vraiment l’impression que la situation de ses assistants le préoccupait bien davantage !

 

C’est que Mizuki, comme dans les deux premiers tomes, ne livre pas exactement un autoportrait flatteur. Avec sa famille tout particulièrement (sa femme surtout, nulle romance dans toute cette histoire), mais parfois aussi avec ses assistants, il se comporte régulièrement en vrai connard. Mais, en même temps, demeure cette idée marquante du tome 1 que cela tient peut-être avant tout à ce qu’il était totalement inadapté socialement : Mizuki n’est pas méchant, mais insouciant au point du manque d’empathie… Apparent ? C'est ainsi qu’il se décrit, mais c’est peut-être pour partie un biais : comment quelqu’un d'aussi dénué d’empathie pourrait-il livrer une œuvre pareille ?

 

Cette ambivalence sera d’une certaine manière au cœur de la dernière partie de la BD. Car Maître Mizuki est désormais davantage en mesure de gérer son emploi du temps… Et il a la bougeotte. D’abord, il fait ce qu’il aurait dû faire depuis bien longtemps : il retourne, après plusieurs décennies, en Nouvelle-Guinée, d’abord accompagné de survivants japonais comme lui – des pages très fortes où l’on pèse tout le poids du traumatisme de la guerre ; mais il s’agissait surtout de retrouver la tribu qui lui avait sauvé la vie, sur la fin du conflit, alors qu’il se croyait condamné par la perte de son bras et par la malaria… Les liens persistent, les amis sont toujours là – et les voyages se multiplieront. Avec la tentation de fuir définitivement le Japon ?

 

Car il y aura aussi bien d’autres voyages ! Au Mexique, au Bhoutan, en Australie… Ce qui motive ces excursions ? Le désir fanatique d’en apprendre toujours davantage sur les yôkai ! Mizuki se présente comme quelqu’un qui croit sincèrement à ces créatures qu’il a contribué à populariser. Pour lui, il va de soi que les yôkai ne se trouvent pas qu’au Japon – il parcourt le monde en ethnographe, et ramène de ses voyages statuettes, masques, enregistrements sonores, qui l’immergent toujours un peu plus dans le monde des esprits…

 

Du lard ou du cochon, dans tous ces récits ? À l’étranger comme au Japon, les années plus sereines de Maître Mizuki, qui a pu remiser de côté la souffrance et la galère de la première moitié de sa vie, sont aussi et peut-être surtout l’occasion de raconter quantité de petites histoires souvent très drôles, et qui n'ont clairement pas grand-chose voire rien d'autobiographique : l’assurance garantissant l’accès au paradis (qui débouche sur une histoire de doppelgänger), la gestion rationnelle de l’adultère, les funérailles de son tigre de mère – mais aussi, donc, la possession par un yôkai affamé (la femme de notre auteur craignant qu’il ne la mange !), ou encore une excursion dans les pyramides aztèques après avoir dégusté des champignons… Tout cela est très drôle, oui – décousu, sans doute, la fin de la BD n’a peut-être pas la cohérence de ce qui précède, mais le résultat est très enthousiasmant, et tire le volume vers le haut. Jusqu'à ces dernières planches où l'auteur vieillissant sent la mort approcher, raison de plus de se renseigner sur les yôkai de par le monde...

 

Un troisième tome à la hauteur, donc – avec son ton spécifique, finalement. Même s’il y a des hauts et des bas sur les trois volumes, le fait demeure : Vie de Mizuki est une BD extraordinaire – et il me faudra lire sous peu d’autres œuvres du grand mangaka Mizuki Shigeru.

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Lady Snowblood : l'intégrale, de Kazuo Koike et Kazuo Kamimura

Publié le par Nébal

Lady Snowblood : l'intégrale, de Kazuo Koike et Kazuo Kamimura

KOIKE Kazuo et KAMIMURA Kazuo, Lady Snowblood : intégrale, [Shurayuki-hime 修羅雪姫], traduit [du japonais] et adapté en français par Samson Sylvain, postfaces de Kazuo Kamimura, Osamu Tanba et Yû Aku, Bruxelles, Kana, coll. Sensei, [1972] 2017, 1388 p.

L’argument promotionnel est… étonnant ? Ou pas : le manga qui a inspiré Kill Bill, vous dit-on ! Mouais… Semblerait que ce soit indirectement – Tarantino a surtout aimé les adaptations filmiques du présent manga, et retenu l’idée d’un rape and revenge (d’action, pas d’horreur) dans un cadre nipponisant … Bon, qu’importe : je n'ai de toute façon pas aimé Kill Bill, ce n’est donc pas ce qui m’a incité à l’achat de ce très gros volume (plus de 1400 pages – autant dire que ce n’est pas un format très maniable, j’en ai chié comme j’en avais chié avec Capitaine Albator, dans la même collection et les mêmes circonstances).

 

Non, ce qui m’a attiré, c’est autre chose – ou deux choses, plus exactement : le nom de Koike Kazuo au scénario, car ma lecture des six premiers tomes de Lone Wolf and Cub (série qui avait été entamée un poil avant celle-ci, mais grosso merdo les deux sont contemporaines) a constitué une sorte de baffe perpétuelle, appelant à être prolongée ; et le dessin très étonnant mais très pertinent de Kamimura Kazuo, auteur dont je ne savais rien, et qui semble avoir surtout été connu pour des mangas sensibles et figurant de touchants personnages féminins, à l’opposé de l’outrance d’exploitation plus typique de Koike – même si c’est justement la conjonction de ces deux Kazuo, qui sont tout autant deux tempéraments presque radicalement opposés, qui est supposée faire la force de Lady Snowblood.

 

« Supposée »… car je n’ai pas vraiment été convaincu pour ma part. Fouinez rapidement sur le ouèbe, vous trouverez plein de critiques louangeuses, très bien assises pour certaines d’entre elles, et qui vous parleront d’un chef-d’œuvre – y compris dans des « institutions » pas spécialement connues pour priser les bisseries ultraviolentes. Mais, quant à moi… Eh bien, j’ai aimé certaines choses – d’autres, beaucoup moins…

 

Le pitch : nous sommes vers la fin du XIXe siècle – en pleine ère Meiji. Et ça, pour le coup, c’est d’emblée un atout de la BD, un contexte vraiment très intéressant, et, comme à son habitude (ou du moins comme dans Lone Wolf and Cub), Koike Kazuo fait mumuse avec la doc, pour un résultat régulièrement intéressant, tournant autour de la thématique forte de la modernisation/occidentalisation du Japon : cela va des émeutes suscitées par la conscription en 1873 à l'enseignement de la gymnastique suédoise (!), en passant par la « façade » du Rokumeikan, idéale pour abriter des scandales en tous genres, l’ensemble étant sous-tendu par la ferveur xénophobe qui tourne du sonnô jôi initial au (pré-)nationalisme agitant bientôt l'armée, prise dans un rapport ambigu entre les derniers échos du mythe samouraï (on évoque Saigô Takamori, etc.) et la fidélité fanatique à l'empereur, incarnation du « Japon pays des dieux » ; mais le scénariste envisage aussi bien la littérature feuilletonesque du temps… et la sexualité qui va avec. Globalement, c’est bien vu, tout ça.

 

Mais le pitch, disais-je ! Une femme accouche en prison, et y laisse la vie ; sachant qu'elle ne retrouverait jamais la liberté, elle a délibérément conçu cet enfant pour obtenir vengeance de ceux qui l'ont violée et qui ont massacré sa famille – elle avait tué un des cinq responsables, et c’est bien pour quoi elle a fini en cellule, mais il en reste quatre, trois hommes et une femme… Sa fille, Yuki (« Neige »), devra la venger – c’est, littéralement, sa raison d'être. L’enfant, qui ne pourra jamais être innocente, est élevée hors de la prison, mais on lui rappelle sans cesse sa tâche, et elle est formée, physiquement et moralement, pour l’accomplir : elle devient Lady Snowblood, tueuse impitoyable, qui vend ses services d’assassin, mais ne perd jamais de vue qu’elle a quatre cibles qui importent bien plus que toutes celles que l’on peut lui désigner contre rémunération…

 

Du pur Koike. Le bonhomme, décidément, aimait les assassins ! Ses trois séries les plus célèbres, dans l’ordre de parution Lone Wolf and Cub, Lady Snowblood donc, et Crying Freeman, mettent toutes en scène un tueur à gages en guise de « héros » ambigu. Mais il y a aussi, dans ce pitch, ce genre de bizarreries baroques qui font tout le sel de ces personnages : les conditions de la conception de Yuki, et sa raison de vivre, sont un écho pertinent du rônin Ogami Ittô poussant le landau du petit Daigorô, ou du porte-flingue qui pleure quand il tue… Oui, le personnage est bon – et peut-être justement parce qu’il est, par la force des choses, réduit à sa mission ; le problème, c’est ce qu’on en fait… c’est-à-dire pas grand-chose, hélas.

 

Mais, pour en finir d’abord avec les atouts de la BD, il me paraît clair que le scénariste se fait ici voler la vedette par le dessinateur. Kamimura Kazuo, semble-t-il guère un habitué de ce type de mangas, donc, a un style très particulier, sobre et élégant (jusque dans son extrême violence) ; le découpage n’est pas spécialement audacieux, mais la composition produit des effets étonnants et séduisants – la BD, à vrai dire, abonde en séquences muettes, et ce sont sans doute les planches les plus réussies… Bien sûr, il faut aussi prendre en compte les personnages : « dessinateur de femmes », Kamimura Kazuo confère une grâce cruelle, inquiétante autant que sexy, à la redoutable Yuki – mais il sait aussi injecter dans ses cases une salutaire dose de caricature pour les autres personnages, très utile pour la caractérisation. L’effet est très différent du style plus « viril » et chargé de Kojima Goseki dans Lone Wolf and Cub, mais les deux approches sont très pertinentes, chacune à sa manière. Même si, oserais-je une petite critique ? La lisibilité des scènes d’action est ici régulièrement problématique à mes yeux (pour le coup, Kojima Goseki est plus qualifié).

 

Un bon cadre, bien traité ; un bon pitch, outrancier, radical, une proposition forte suscitant un personnage fort ; un dessin inventif et élégant… De quoi faire de Lady Snowblood le chef-d’œuvre que l’on dit ! Ou pas… Car j’ai pour ma part trouvé cela passablement médiocre, en dépit (ou en raison) de ces prémices très alléchantes.

 

Si le dessin de Kamimura Kazuo peut, j’imagine, justifier à lui seul que l’on s’intéresse à cette BD, le scénario de Koike Kazuo m’a bien vite déçu. Globalement, c’est assez fainéant… L’audace initiale cède bientôt la place à la routine, et parfois presque à la démission : Koike laisse Kamimura briller sur la base de trois maigres lignes d’intrigue. Après Lone Wolf and Cub, qui, pour ce que j’en ai lu du moins, trouvait toujours comment se renouveler, savait appâter avec brio et surprendre le moment venu, Lady Snowblood donne l’impression d’une série de pure exploitation, qui se contente de perpétuer des codes bien mollassons.

 

Ce qui ressort tout particulièrement d’une dimension très marquée et vite pénible de la BD : son caractère érotique prononcé. Yuki use de ses charmes comme d’une arme – elle a sans doute bien raison, mais cela conduit assez vite à des scènes fâcheusement répétitives, et qui n’en manquent que davantage d’impact. Pour le coup, je n’ai pas pu m’empêcher de faire un lien avec l’excellent épisode « Saltimbanque », dans le tome 4 de Lone Wolf and Cub – à vrai dire, il est probablement contemporain de Lady Snowblood, et il pourrait bien y avoir un lien marqué entre les deux séries à ce moment charnière, je suppose. Mais ce qui fonctionnait superbement avec Ogami Ittô, au point où la tueuse aux seins tatoués lui volait la vedette, tourne tellement à la routine, ici, que les vagues sourires amusés des premières occurrences cèdent assez vite la place à des soupirs un peu navrés. La sexualité occupe une place importante dans Lady Snowblood, de toute évidence ; dans l’absolu, c’est pertinent – et Koike fait ici aussi péter la doc, parfois à bon escient : il y a, surtout vers le début, quelques scènes bien vues à cet égard. Le problème, à mes yeux, c’est que l’angle « exploitation » est tellement marqué, et bientôt systématique, que ces scènes, toujours les mêmes ou peu s’en faut, tournent à l’exercice pénible, à la répétition pour la forme, qui bouffe de la page sans faire avancer l'histoire. Il y avait sans doute de quoi faire, avec ces hommes tous répugnants qui ne songent qu’au viol – et ne se contentent pas d’y songer, à vrai dire –, mais le traitement est en définitive décevant ; et le sentiment de la « sexploitation » (anticipant les roman porno, à vue de nez ?) est encore accru par les nombreuses scènes lesbiennes, bientôt systématiques, et qui tombent pourtant comme autant de poils pubiens sur la soupe miso.

 

Bien évidemment, nous ne voyons pas lesdits poils – et, pour le coup, il y a un truc assez amusant, même si pas suffisant à mes yeux pour justifier l’intérêt de la BD, et c’est comment les auteurs jonglent avec la censure ; je crois qu’ici ils s’amusaient comme des petits fous… De fait, on ne voit pas les organes génitaux, etc., mais le jeu avec le décor, les ustensiles, le cadrage, ne laisse guère de place à l’imagination (en dernier ressort, les dialogues en rajoutent pour qui en aurait encore besoin). On ne voit pas le phallus, mais on voit son ombre (!) ; la vulve est invisible, mais telle fleur en pot la figure sans guère d’ambiguïté ; et quantité de giclures liquides de circonstance remplacent utilement sperme et cyprine. Du coup, la BD montre finalement plus qu’elle ne cache, et elle a quelque chose d’étonnamment … explicite ? Et pourtant… Bon, je n’y connais à peu près rien en manga porno, ero-guro et compagnie, mais Lady Snowblood, sans « montrer » comme les (sans l’ombre d’un doute) très explicites (parfois) Maruo Suehiro ou Kago Shintarô, produit un effet particulier à cet égard – si les scènes n’étaient pas si convenues et gratuites dans le fond, cela aurait pu relever de l’excitation, je suppose.

 

Mais tout cela se répète et lasse bien vite. Il y a un schéma, qui est sans cesse reproduit. Yuki, à un moment ou à un autre, usera d’une identité d’emprunt et baisera pour approcher sa cible, trompera son partenaire (entre autres), puis se révèlera pour ce qu’elle est en prononçant un laconique « Lady Snowblood », après quoi elle se foutra à poil en plein combat, tranchera deux ou trois mains au passage (le « pour public averti » concerne donc la violence aussi bien que la sexualité, ça charcle sévère), tuera enfin sa cible, et partira son ombrelle sous le bras – avec un ersatz de sous-poésie en voix off pour exprimer la douleur de sa condition.

 

Ce schéma est sans doute l’illustration la plus criante de la démission de Koike Kazuo – de la fainéantise de son implication passé une situation de départ qui avait tout pour plaire. À Kamimura Kazuo de faire le job, dès lors : de son côté, ça marche très bien – le dessin est bien l’atout majeur de Lady Snowblood. Mes les automatismes de ce qui demeure de scénario, à l’épaisseur de papier OCB, m’ont progressivement éloigné du « récit ». J’ai lu ce (trop) gros volume à mon tour en mode automatique, « pour la forme », sans jamais me sentir impliqué, sans jamais y prendre le plaisir qui aurait dû découler logiquement de la mise en place alléchante de la BD.

 

D’où cette navrante conclusion : à titre personnel, ce « chef-d’œuvre » qu’est censément Lady Snowblood m’a fait l’effet d’une bisserie mollassonne, dont le brio visuel ne suffit pas à racheter le récit tristement indigent.

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