RIEN DE PLUS FASCINANT QUE LA MORT
Haut les cœurs, la chronique rôlistique du jour porte sur un jeu qui bat pas mal de records en matière de déprime – au point éventuellement de le rendre injouable ? Faudra forcément y revenir… De manière plus générale, d'ailleurs. Mais... Oui : disons, « pour joueurs avertis ».
Wraith : le Néant est le quatrième jeu du « Monde des Ténèbres » classique de White Wolf – après Vampire : La Mascarade, Loup-Garou : L’Apocalypse, Mage : L’Ascension, et avant Changelin : Le Songe. Et on y joue des morts – pas des vampires gogoths et sexy, des vrais morts : des Ombres, des fantômes… Que du fun ! Gobez donc un antidépresseur, mais servez-vous quand même un verre (d’un truc plutôt fort et en vérité pas très bon), mettez en fond sonore un truc chialard à crever, fermez les rideaux, et, vous qui entrez ici, blah blah blah…
J’ai un rapport particulier avec ce jeu. Ado, il me fascinait – vu de loin, déjà. Et à l’égal d’un Kult, « étrangement » publié en français (parfois approximatif…) par le même éditeur, Ludis. Deux choses bien extrêmes, et d’un esprit assez voisin au fond, l’idéal pour un ado passablement névrosé amateur de musique triste, triste, triste. Mais si, à l’époque, j’avais finalement laissé Kult dans les rayonnages (au point d’en accroître le fantasme avec les années), je m’étais par contre procuré Wraith, moi qui avais beaucoup, beaucoup joué à Vampire (comme MJ et comme joueur), et un tout petit peu à Loup-Garou (qui ne me parlait pas vraiment, voire pas du tout, par contre). J’avais lu Wraith, ça m’avait fasciné (je crois que le mot n’est pas trop fort), j’avais voulu le maîtriser et… ma foi, ça n’avait pas donné grand-chose. Je m’étais bien amusé à créer une Nécropole toulousaine, mais, au final, nos parties ressemblaient pas mal à celles des diverses déclinaisons de Vampire auxquelles nous jouions, soit un truc vach’ment préten… profond en théorie qui se transformait en bastonnade super-héroïque dans la pratique. Ne me jetez pas la pierre, je sais de source sûre que ça a été la même chose pour tous ceux qui ont joué à Vampire ! Mais c’était encore plus hors de propos avec Wraith – totalement absurde, totalement crétin (même si amusant ; mais ce jeu doit-il être amusant ? C'est un jeu, mais...). Je m’en rendais bien compte, sans rien pouvoir y faire : l’honnêteté impliquerait dès lors de dire que, non, je n’ai jamais joué à Wraith, parce nous sommes passés à côté, plus ou moins consciemment là encore.
Mais le jeu me fascinait, oui – dans son principe « inaccessible ». Au point où je me suis procuré, avec les années, la quasi-totalité de la gamme associée (dont la relative abondance m’a surpris, pour un jeu qui a dit-on beaucoup moins « marché » que tous ses cousins de l’Art•du•Conteur©) ; sans jamais la lire… J’ai eu envie d’y remédier – pas forcément dans l’optique d’y jouer (même si ça n’est pas totalement exclu non plus), c’est essentiellement de la curiosité à satisfaire, au niveau des concepts disons, et avec sans doute une certaine dose de masochisme pervers. Tous les dépressifs connaissent ça – ou beaucoup d’entre eux/nous.
UN UNIVERS HORRIBLE(MENT BON)
À maints égards, Wraith reprend certains poncifs des jeux•de•l’Art•du•Conteur©, dont, outre le système, le côté « c’est l’apocalypse moins deux secondes », etc. En même temps, il s’en éloigne utilement à plusieurs titres, même en usant d’expédients en apparence fort proches – ainsi de ces treize « Arcanos » (j’aurais envie d’écrire « Arcanoi », ça m’écorcherait quand même un tout petit peu moins l’oreille), qui évoquent à vue de nez les Disciplines vampiriques, etc., à ceci près que les Clans, Tribus, etc., ne sont en fait pas de rigueur ici : les Guildes anciennes sont supposées ne plus exister depuis longtemps, et ne plus jouer aucun rôle dans l’organisation du Royaume des Ombres. Par ailleurs, si les « grandes factions » qui régissent concrètement cette organisation, peuvent, vues de très loin, évoquer la Camarilla, les Anarchs et le Sabbat, dans les faits cette assimilation ne tient pas très longtemps, ou pas totalement : c’est encore autre chose. Ce n’est pas si anodin que c’en a l’air, car c’est un des moyens de mettre l’accent sur le personnage et sa singularité, en lui refusant des moules tout prêts – j’y reviendrai, c’est en fait un point essentiel.
Mais il nous faut y ajouter une autre différence cruciale : à proprement parler, Wraith ne se déroule pas dans le Mondes des Ténèbres, entendre par-là « sur Terre », mais, pour l’essentiel, dans une sorte de monde parallèle, superposé au monde des vivants, et en même temps séparé de lui par ce qu'on appelle le Voile ; les Ombres voient le monde des vivants (sous des teintes morbides...), mais l'inverse n'est pas vrai (normalement...). Le Royaume des Ombres, donc, est une sorte de « purgatoire » où rôdent les âmes des défunts, ou plus exactement de certains d’entre eux, dans l’attente, soit de la Transcendance qui les libérera totalement, soit de l’Anéantissement… qui est ma foi une autre forme de libération, mais plutôt du genre à terrifier les Ombres : dans Wraith, ce n’est certainement pas parce que vous êtes mort que vous n’avez plus rien à craindre. Cependant, l’âme (…) du jeu réside probablement en fait dans l’interaction entre le Royaume des Ombres et « notre monde ». C’est probablement là que réside l’intérêt majeur de Wraith – et en même temps ce qui le rend si difficile à maîtriser et à jouer.
Wraith est donc d’abord un univers : fascinant, très bien conçu, mais pas toujours des plus aisé à appréhender, que ce soit sur le plan métaphysique ou, disons, « géographique » (or le bouquin n’est pas toujours très clair à cet égard – intégrer la Tempête, le Labyrinthe, Stygia et les Rives Lointaines dans un monde qui est d’abord et avant tout le calque du nôtre n’est pas toujours aussi évident que c’en a l’air). Nous sommes introduits dans cet univers par une longue lettre vraisemblablement écrite par un Lord Byron fantomatique à une dame que je suppose être Mary Shelley (mais la traduction française ne s’en embarrasse guère, francisant ici « George » en « Georges »…). Et le tableau qui nous est dépeint est passablement cauchemardesque : c’est celui d’un monde parallèle totalement désespéré et en même temps horriblement cynique – comme si mourir, et être en mesure de voir les vivants mais sans plus pouvoir (normalement…) interagir avec eux, n’était pas déjà assez rude comme ça, le Royaume des Ombres, en fait de purgatoire, s’avère un enfer, une société totalitaire et en même temps anarchique, et où l’esclavage est la règle ; un aspect particulièrement brillant dans ce contexte (comme peut briller ce qui est noir) réside dans… son économie, qui repose sur les âmes ; et ce n’est pas une métaphore : les âmes sont possédées, réduites en esclavage, éventuellement fondues enfin dans les forges de Stygia, pour devenir des artefacts… ou des pièces de monnaie, les Oboli : littéralement, ce que vous avez dans votre porte-monnaie, ce sont les âmes de vos semblables – je vous laisse déterminer s’ils étaient vraiment plus malchanceux que vous. Ce qui est certain, c'est que la Révolution industrielle et le capitalisme dominant ont affecté le Royaume des Ombres comme notre monde, et, les âmes étant une richesse, les Ombres les plus cyniques n'ont pas manqué... eh bien, de capitaliser sur la mort. Littéralement là encore.
Un jeu du Monde des Ténèbres ne serait sans doute pas complet sans une dose de « haute politique » et de factions qui s’entredéchirent. Wraith connaît donc quelque chose du genre – mais que l’on ne peut véritablement appréhender qu’à la condition de se pencher sur l’histoire du Royaume des Ombres, qui, comme le Royaume lui-même, se superpose à celle que nous connaissons. Nous avons un excellent guide pour ce faire, même si pas forcément impartial – et que la traduction française… ne francise pas, cette fois, alors qu’il l’aurait fallu. « Herodotus », donc, nous narre les origines de ce monde, et c’est un auteur d’autant plus approprié que tout ceci est très « grec » à la base (ce qui ne vaut bien sûr pas pour la Terre entière ; on évoque rapidement d’autres Sombres Royaumes, celui d’Ivoire pour l’Afrique, et celui de Jade pour l’Extrême-Orient, en mentionnant encore plus rapidement que celui d’Obsidienne, pour l’Amérique, a été anéanti. Le voyage entre ces divers Royaumes est néanmoins présenté comme étant extrêmement compliqué – peu ou prou impossible, en fait. Le Royaume de Jade seul a fait l’objet de suppléments, deux sauf erreur, dans la foulée de ce qui avait été fait avec Les Vampires d’Orient, etc.).
La personnalité clef, ici, est un certain Charon – et si l'histoire du nocher originel, toujours dans le jeu de miroirs habituel du Monde des Ténèbres, n’est pas sans évoquer celle de Caïn pour les vampires, etc., elle est à mon sens beaucoup plus intéressante, car elle constitue une belle illustration du triste phénomène voulant que les héros les plus vertueux et les plus altruistes, dès lors qu’on leur confie le pouvoir, deviennent systématiquement d’odieux tyrans ; le trait est poussé très loin ici, car, comme dit plus haut, la Hiérarchie (la faction « officielle » de Wraith, celle qui a été fondée par Charon, l’équivalent de la Camarilla dans Vampire), depuis sa « capitale » de Stygia, s’est progressivement transformée en un régime proprement totalitaire – et avec quelque chose de très fasciste dans l’esprit, que renforce encore l’inspiration romaine de ces institutions, très marquée (sans même parler de l’esclavage et de la « destruction programmée et scientifique » des âmes dans une entreprise, ou plus exactement une imagerie, qui peut sans doute évoquer la Shoah – d’où un certain supplément controversé…).
La Hiérarchie se meurt, cependant – surtout depuis que Charon a disparu dans la Tempête lors du dernier grand Maelstrom (des vagues de destruction issues de la Tempête, l'espace indéfini qui sépare et relie les différents Royaumes, le cœur du néant, l’empire des spectres ; l’imminence d’un ultime Maelstrom constitue l’équivalent dans Wraith de la Géhenne de Vampire, etc – « fin du monde moins deux secondes »). L’emprise de Stygia s’amoindrissant, les différentes « Nécropoles » du Royaume des Ombres, qui se superposent aux villes de « notre monde », même si elles sont souvent rattachées à la Hiérarchie en théorie, sont en pratique largement autonomes, ce qui ne contribue pas qu’un peu à l’anarchie généralisée – l’anarchie au sens de chaos et de loi du plus fort. Pas forcément la plus souriante des alternatives au totalitarisme stygien, donc – mais cela dépend, en fait, variant considérablement de Nécropole à Nécropole.
Cependant, il existe d’autres « grandes factions », que l’on qualifie globalement de Renégats et d’Hérétiques – mais ces deux « groupes » n’en sont en fait pas, au-delà de la nomenclature de la Hiérarchie, bien pratique, car ils sont constitués d’une infinité de sous-groupes très divers, et éventuellement antagonistes. Les Renégats contestent le pouvoir de la Hiérarchie – mais cela peut aussi bien être par idéal que par intérêt : on trouve parmi les Renégats aussi bien des esclavagistes sans scrupules que des groupes entièrement voués à l’éradication de l’esclavagisme.
Les Hérétiques, quant à eux, rassemblent une myriade de sectes, aux idéologies là encore très diverses, qui refusent, pas tant la Hiérarchie dans son principe, que le dogme qu’elle a développé au fur et à mesure de son histoire : ils cherchent à atteindre la Transcendance, notamment en gagnant les Rives Lointaines, des « îles » éparpillées dans la Tempête et qui correspondraient aux divers « paradis » de toutes les fois du monde ; et c’est en cela qu’ils sont perçus comme une menace à éradiquer par la Hiérarchie.
Et au milieu de tout ça, les personnages des joueurs.
DES PERSONNAGES AU CŒUR DU RÉCIT – ET DES INTERACTIONS AVEC LES VIVANTS
Or les personnages, dans Wraith, sont véritablement au cœur du récit. Bon, tous les jeux de rôle le prétendent, avec plus ou moins de sincérité et d’effet – les jeux•de•l’Art•du•Conteur© y sont davantage encore disposés : Vampire, c’est censé être la lutte de la Bête contre l’Humanité, etc. , blah blah blah... Mais c’est trop souvent une façade, et, en définitive, votre Gangrel, là, est bien davantage défini par ses putains de griffes qui font des dégâts aggravés que par sa nièce hippie qui vit dans une caravane et que vous n’allez voir que tous les trente scénarios pour qu’elle vous file du PX ou de la Volonté. Le risque est dès lors grand qu’il se produise exactement la même chose pour Wraith… où ce serait bien plus nuisible encore.
Car les personnages Ombres ne sont vraiment pas du tout censés être ce genre de « super-héros » badass. D’ailleurs, les Arcanoi, et en cela encore ils se distinguent des Disciplines, etc., n’ont souvent pas grand-chose de spectaculaire, et seuls quelques-uns ont du potentiel grobillesque – ils sont minoritaires, largement. Comme dans tous les jeux•de•l’Art•du•Conteur©, on noircit des ronds sur la fiche de personnage, et on y passe sans doute un peu plus de temps quand il s’agit des Arcanoi (au passage, je n’ai aucune envie d’approfondir ici la question du système – je me contenterai de dire que cette mécanique, parfois vertement critiquée de nos jours, m’a toujours fait l’effet d’être simple et efficace ; le sentiment demeure après relecture). Cependant, ce qui compte vraiment, dans cette fiche, c’est tout autre chose : des éléments de background personnel qui ont certes des effets très concrets en jeu, y compris au niveau des règles, mais qui sont capitaux à tous les niveaux – oui, c'est ce qui compte vraiment.
Il y a certes les Historiques typiques de Vampire, etc., et ce sont globalement les mêmes (outre quelques variations spécifiques aux créatures jouées – par exemple, ici, le Memoriam, soit le souvenir que le défunt a laissé parmi les vivants). Mais deux autres types de traits sont bien davantage importants, et d’une manière qui me paraît autrement fondamentale que dans Vampire ou Loup-Garou (je ne me prononcerai pas pour ce qui est de Mage et de Changelin, que je n’ai pas pratiqués) : les Passions, et les Entraves. Ce sont des sentiments, d’une part, et d’autre part des personnes ou des objets auxquels sont associés des sentiments, qui relient encore l’Ombre au monde des vivants. Et tout est fait, ici, pour déjouer les calculs pénibles des minimaxeurs de service : ces traits sont fondamentaux, mais à la condition d’avoir véritablement du sens pour le personnage. Une entrave n’est pas un contact utile pour dégoter une info, ou une source occasionnelle de points de Volonté, c’est un personnage à part entière, ou un lieu, qui a une signification particulière pour l’Ombre – et si on ne joue pas cela, on ne joue pas à Wraith. Car c’est l’essence même, aux plans éthique et métaphysique, du jeu – et je crois que c’est bien un jeu où on peut parler d’éthique et de métaphysique sans que cela soit une triste et absurde prétention.
Le lien avec les Entraves, ainsi que les Passions, sont les premiers éléments de définition des personnages Ombres. Il peut être utile, dès lors, de fonder ces sentiments particuliers au travers d’une scène de Prélude – un dispositif déjà présent dans Vampire, où son intérêt me laissait pour le moins perplexe, mais qui me paraît davantage faire sens ici : il s'agit après tout de jouer la mort même du personnage.
Mais, de manière plus générale, il y a quelque chose d’un peu cruel à cet égard, qui est tout autant au cœur du jeu – et que les noms mêmes d’ « Entraves » et de « Passions » expriment : elles relient le personnage au monde des vivants, c’est entendu ; mais on peut le dire autrement : elles sont les obstacles à la Transcendance du personnage.
Or il faut y ajouter une dimension peut-être plus cruelle encore, et qui touche plus encore au cœur du jeu, et c’est qu’il est très difficile d’interagir avec ces éléments « terrestres » : les Ombres vivent dans un monde superposé au nôtre, mais, en principe, elles ne peuvent pas interagir avec ce qui se trouve au-delà du Voile – et, selon la Hiérarchie, elles ne le doivent pas, en outre. Les Ombres voient parfaitement le monde des vivants, mais les vivants (normalement...) ne les voient pas. Et c'est une expérience qui doit être frustrante, et même déprimante. En même temps, ces interactions, aussi difficiles ou limitées soient-elles, doivent jouer un rôle central dans le récit ; et c’est bien pourquoi nombre d’Arcanoi visent à contourner les limitations du Voile pour permettre d’interagir avec le monde des vivants – mais dans quelle mesure, et de quelle manière ? Ceci, c’est à la liberté du joueur…
… et éventuellement d’un autre. Car on en arrive ici à une des meilleures idées de Wraith, et en même temps une des plus difficiles à jouer : le Côté Sombre. Il s’agit d’une méthode pour dépasser le caractère souvent trop stérile de la lutte entre la Bête et l’Humanité dans Vampire, etc. – que trop de joueurs sans doute négligent totalement. Lorsque l’on crée un personnage dans Wraith, le Conteur (en théorie, mais il peut laisser aussi le joueur en décider, ou un autre joueur) crée en même temps son Côté Sombre, donc – c’est l’autre facette de la personnalité du, euh, personnage, la part de lui qui recherche l’anéantissement dans la Tempête, c’est le Mr Hyde, et bien plus encore. Le Côté Sombre a sa propre fiche (même si bien plus courte), il a ses propres Passions obscures (qui contredisent souvent les Passions du personnage, mais on peut se montrer bien plus subtil que cela), ainsi que des capacités qui lui sont propres, les Barbelures ; il a enfin un score fluctuant d’Angoisse qui, en atteignant un certain niveau, peut lui permettre de soumettre l'Ombre, ses Entraves, ses Passions, à la torture, mais aussi de prendre le pas sur la personnalité « positive » du personnage. Mais, pour gérer ce système, et le rendre plus utile en même temps que plus contraignant, Wraith pose pour principe que le Côté Sombre est joué par un autre joueur, dit le Guide du Côté Sombre. Autour de la table, d’une certaine manière, chaque joueur joue en fait deux personnages – le sien, et le Côté Sombre d’un autre ; son propre Côté Sombre est donc joué par un autre Guide. Cependant, sauf erreur, quand le Côté Sombre l’emporte, cette dissociation cesse – et c’est au joueur « normal » d’incarner son personnage, cette fois emporté par ses passions les plus sombres, et souvent autodestructrices… Le joueur est ainsi amené à interpréter son personnage d’une manière très différente – un beau défi de roleplay ! C’est un système que je trouve très intéressant – il avait par ailleurs un équivalent, mais un peu moins poussé je crois, dans Les Vampires d’Orient. Cependant, il n’est pas forcément aisé à mettre en scène, je le conçois…
UN JEU INJOUABLE ?
C’est sans doute le principal souci avec Wraith : c’est un jeu fascinant – mais peut-on vraiment y jouer ? Je crois que oui – je veux dire, y jouer vraiment, pas comme mes tentatives ineptes de par le passé… Seulement, cela représente un certain défi, qui ne peut être relevé qu’avec la table adéquate, et en prenant le soin de bien réfléchir au préalable à ce que l’on veut faire au juste.
Disons-le : ici, ce livre de base ne nous aide guère. D’un plan un peu chaotique, il manque d’éléments spécifiques pour bien appréhender à quoi devrait ressembler au juste une « vraie » partie de Wraith. On s’en rapproche exceptionnellement dans quelques « exemples », surtout ceux touchant aux Passions et aux Entraves – ceux liés à certains (certains seulement) des Arcanoi également. C’est déjà plus flou en ce qui concerne le Côté Obscur – un des éléments les plus complexes du jeu, pourtant.
En toute fin d’ouvrage, il y a bien comme un « mini-cadre » (Little Five Points, un quartier d’Atlanta – la ville entière a ultérieurement fait l’objet d’un supplément, Necropolis: Atlanta, soit l’équivalent de Chicago By Night, etc., pour Vampire… à ceci près que je n’ai pas l’impression qu’il existe pour Wraith d’autres suppléments de cet ordre ?), avec quelques pistes intéressantes, mais l’absence de tout scénario d’introduction, pour le coup, se fait cruellement sentir.
Or on ne peut (ou ne doit) sans doute pas jouer n’importe quoi, à Wraith. Même si la plus ou moins haute politique peut être de la partie, comme toujours (« On est manipulés ! On est manipulés ! »), même si on peut ménager ici ou là une petite baston avec des Légionnaires ou des Spectres, comme il vous plaira, le sentiment à la lecture de ce livre demeure que la « vraie » partie se joue ailleurs – dans les rapports des personnages avec leurs Entraves et leurs Passions, d’une part, avec leur Côté Sombre, d’autre part. Mais c’est ici que les éléments manquent pour s’en faire véritablement une idée, matériellement, disons.
Et cela peut avoir une autre conséquence : les Ombres des différents joueurs sont supposées constituer un groupe, appelé « Cercle » (équivalent de la Coterie, etc.), mais un véritable scénario commun peut-il véritablement progresser, si les joueurs sont si souvent appelés à l’introspection et aux entreprises toutes personnelles ? C’est sans doute faisable, je veux le croire, mais, oui, cela implique de bien réfléchir à ce que l’on compte faire. Ce qui est en même temps un défi intéressant pour toute la table : en toile de fond, le Conteur fait son Trône de fer fantomatique, mais tel joueur se lance dans une romance à la Ghost, tel autre enquête sur les circonstances de sa mort, encore un autre voit dans son décès un commencement plutôt qu’une fin, par exemple en matière d’activisme religieux, etc. Je m'en tiens à des clichés, ici, parce que c'est plus parlant, mais il y a beaucoup de choses à faire, notamment dans l'optique du drama – le risque étant que la cohérence au niveau du Cercle en prenne un coup au passage.
Bien sûr, il y a un autre risque : Wraith est un jeu extrêmement sombre, et l'expérience qu'il propose ne sera pas du goût de tous. Tout le monde n'aime pas réfléchir à la/sa mort, et le Royaume des Ombres est véritablement cauchemardesque ; d'aucuns pourraient même trouver cela de mauvais goût, je suppose, à ces deux égards, même si ce n'est certainement pas mon cas. Mais, oui, c'est à prendre en compte : une partie de Wraith, ce n'est pas (idéalement, toujours) l'exploration d'un donj' de base, ce n'est pas fun comme un jeu d'aventure lambda, et c'est bien plus glauque que le Cthulhu typique, ou, probablement, tout autre jeu du Monde des Ténèbres.
Tous ces risques doivent être pris en compte. Mais je crois que ça en vaut la chandelle – et que Wraith, dans son principe, est trop fascinant pour qu’on refuse d’envisager cette expérience.