Ursula K. Le Guin (1929-2018) : un hommage par ansible
Dans les premiers temps de ce blog, il y a de ça… longtemps, je livrais de temps à autre des articles en forme de nécrologies – activité aussi vaine que déprimante. Les personnalités appréciées tombent comme des mouches, mais au fond, puis-je vraiment dire que ces disparitions de célébrités m’affectent à titre personnel ? David Bowie serait peut-être l’exception – et encore. À l’évidence, d’autres disparitions sont bien plus concrètes à mes yeux et me touchent bien davantage – encore la semaine dernière, à vrai dire –, dont je ne peux pas parler ici…
Mais le cas d’Ursula K. Le Guin, décédée le 22 janvier, est peut-être un peu à part, pour le coup – et en lien avec ce blog, ce qui m’incite à lui consacrer cette brève note. En effet, ici-même, vingt-trois livres d’Ursula K. Le Guin (dont deux rassemblent en fait plusieurs titres) ont été chroniqués – ce qui en fait l’auteur le plus exposé (directement) sur ce blog. Lovecraft est à peu près au même niveau, mais il y a de la triche, car nombre des chroniques portant sur ce dernier se basent sur des publications très brèves et confidentielles de Necronomicon Press, etc., ce qui fausse un peu le décompte, sans même parler des très nombreuses « collaborations », etc. ; la différence, qui situe bien Lovecraft en tête, oui, c’est que j’ai beaucoup chroniqué des ouvrages sur Lovecraft ou autour de Lovecraft. Mais les autres auteurs les plus fréquemment chroniqués ici, les Ballard, les Tolkien, les Pratchett, etc., sont assez loin derrière Lovecraft et Le Guin. Ogawa Yôko, peut-être, mais via des omnibus...
C’est pas un concours, hein. Juste un témoignage de ce que l’œuvre d’Ursula K. Le Guin a beaucoup compté pour moi – elle faisait vraiment partie de mes autrices préférées, tout spécialement en science-fiction, dont elle incarnait pour moi le meilleur.
Le « cycle de l’Ekumen », tout particulièrement, contient nombre de chefs-d’œuvre, cet ensemble plus ou moins relâché développant des questionnements qui me touchent particulièrement, en usant des outils de l’anthropologie (hérités des prestigieux parents, le père surtout, Alfred Kroeber) pour explorer des sujets politiques et sociétaux complexes et passionnants. Je vous renvoie, le cas échéant, à l’article où j’ai secondé Erwann Perchoc, « Le Cycle de l’Ekumen : rapport sur les cultures humaines issues des expériences haïniennes, leurs histoires et leurs relations », dans le Bifrost n° 78, consacré à l’autrice, et que j’avais si longtemps, ainsi que bien d’autres, appelé de mes vœux. Mais l’essentiel du cycle a été chroniqué sur ce blog, avec une exception de taille, toutefois : La Main gauche de la nuit, qui fut mon premier Le Guin, avant que je ne démarre le blog, et qui m’avait collé une énorme baffe – un effet réitéré quelque temps plus tard, mais sur ce blog cette fois, avec Les Dépossédés. Ces deux livres, tout le monde doit les lire. Mais bien d’autres ouvrages du cycle doivent être mentionnés – notamment L’Anniversaire du monde, brillant recueil de nouvelles, même si d’un abord peut-être un peu austère mais à propos et qui en vaut la peine, ou encore Quatre Chemins de pardon ; un cran en dessous, néanmoins très bons en tant que tels, figurent, en un même volume, Le Nom du monde est Forêt et Le Dit d’Aka, mais aussi les premiers titres du cycle, Le Monde de Rocannon et Planète d’exil – le troisième roman de l’ensemble, La Cité des illusions, étant le seul à ne pas vraiment m’emballer. Je ne trancherai pas la question de l’appartenance ou pas au cycle de L’Œil du héron, mais, même mineur, il demeure une lecture appréciable. Mentionnons enfin quelques nouvelles dans Le Livre d’or de la science-fiction : Ursula Le Guin.
L’autrice avait bien sûr livré d’autres œuvres de science-fiction, « hors cycle » : L’Autre Côté du rêve, par exemple, ou, plus singulier et à mon sens bien plus intéressant, même si là encore pas toujours des plus facile à aborder, La Vallée de l’éternel retour. Cela vaut aussi pour la fantasy, ainsi avec Le Commencement de nulle part.
Mais, bien sûr encore, en fantasy, il faut accorder une place particulière à « l'autre grand cycle » d’Ursula K. Le Guin : celui de « Terremer ». Une œuvre séminale, même si je ne peux pour ma part la situer au même niveau que « l’Ekumen ». C’est surtout que la trilogie originelle (Le Sorcier de Terremer, Les Tombeaux d’Atuan et L’Ultime Rivage, trois romans rassemblés dans le volume sobrement intitulé Terremer) me paraît avoir un peu vieilli, sans avoir mal vieilli – et son côté « jeunesse » est peut-être plus flagrant, à tous les niveaux. Cela reste une lecture très recommandable, avec un très bel univers, et un sous-texte subtil et profond. Dans ce cycle, toutefois, ce que j’ai préféré, c’est le recueil de nouvelles Contes de Terremer (ne pas s’y méprendre, il n’y a pas de lien spécifique avec le film du fiston Miyazaki, pas très bien accueilli semble-t-il, et que je n’ai toujours pas osé voir). L’ensemble doit être complété avec deux romans plus tardifs, Tehanu et Le Vent d’ailleurs, qui m’ont moins marqué.
Ursula K. Le Guin écrivait encore assez récemment. Il y a une dizaine d’années seulement, elle avait par exemple livré une autre série de fantasy, la trilogie dite « Chronique des Rivages de l’Ouest », avec un positionnement éditorial « young adult » qui ne doit pas tromper : toutes choses égales par ailleurs, Dons, Voix et Pouvoirs ne sonnent pas forcément plus « jeunesse » que la trilogie originelle de Terremer, et même plutôt moins, à vrai dire, au-delà de la dimension initiatique marquée. Que ces couvertures hideusement connotées ne vous éloignent pas de la lecture de ces trois romans, car, dans leur registre de fantasy anthropologique, ils sont tout à fait convaincants, et même plus que ça.
Mais, dans un autre genre, peu de temps après, Ursula K. Le Guin avait également livré Lavinia, qui est probablement son dernier chef-d’œuvre. Ce roman résolument inclassable demeure une de mes lectures fétiches de l’autrice, et à vrai dire bien au-delà.
Du côté des « inclassables », se pose la question orsinienne… C’est mon moment de faiblesse – mon seul véritable échec avec l’autrice : je n’ai pas du tout accroché aux Chroniques orsiniennes, qui m’ont laissé sur le carreau… au point de l’abandon. Ce qui n’est pas normal. Il me faudra sans doute y revenir… Par contre, j’avais beaucoup apprécié le roman associé Malafrena. Dont j’avais extrait cette citation en une date de sinistre mémoire, et qui était remontée dans mon fil Facebook il y a très peu de temps :
Il y avait quelques volumes dépareillés du Moniteur, le journal du gouvernement français. Il examina l'un d'eux datant de 1809 et découvrit qu'il était le porte-parole des autorités, semblable en cela à tous les journaux qu'il avait lus jusqu'alors. Mais peu de temps après, il tomba sur un ouvrage du début des années quatre-vingt-dix. D'abord il ne se souvint pas de ce qui s'était déroulé à Paris à cette époque – les moines ne s'étaient pas montrés très compétents en matière d'histoire récente. Il arriva aux pages consacrées aux discours prononcés par MM. Danton, Mirabeau, Vergniaud ; ils lui étaient inconnus. De Robespierre il avait entendu prononcer le nom, en compagnie de ceux de Voltaire et du diable. Il revint aux années quatre-ving-dix et se mit à lire avec assiduité. Il avait dans les mains la Révolution française. Il lut ce discours dans lequel l'orateur exhortait le peuple à exprimer sa colère contre le temple des privilèges, et qui se terminait par « Vivre libre, ou mourir ! » Le papier journal jauni par l'âge s'effritait dans les mains du garçon ; sa tête était penchée sur les colonnes arides de paroles adressées à une Assemblée morte par des hommes décédés depuis trente ans. Il avait les mains froides comme si le vent soufflait sur lui, la bouche sèche. Il ne comprenait pas la moitié de ce qu'il lisait, ignorant à peu près tout des événements relatifs à la Révolution. Cela n'avait pas d'importance. Il comprenait qu'une révolution avait eu lieu.
Les discours étaient pleins de fanfaronnade, d'hypocrisie et de vanité ; de cela il avait conscience. Mais ils parlaient de la liberté comme d'une nécessité humaine au même titre que le pain et l'eau. Itale se leva et fit les cent pas dans la petite bibliothèque paisible, se frottant la tête et fixant d'un regard vide rayonnages et fenêtres. La liberté n'était pas une nécessité, c'était un danger : tous les législateurs de l'Europe n'avaient cessé de le répéter depuis dix ans. Les hommes étaient des enfants et devaient être gouvernés, dans leur propre intérêt, par les rares individus possédant l'art du commandement. Que voulait dire le Français Vergniaud en posant les termes d'un tel choix – vivre libre ou mourir ? Ce ne sont pas là des choix que l'on propose à des enfants. Ces mots s'adressaient à des hommes. Ils avaient une résonance sèche et étrangère ; ils manquaient de cette logique inhérente aux déclarations en faveur d'alliances ou de contre-alliances, de censures, de répressions, de représailles. Ils n'étaient pas raisonnables.
C’est qu’Ursula K. Le Guin était aussi une femme d’idées, et de combats, qu’ils s’expriment dans sa fiction ou dans de très nombreux essais : grande féministe, questionnant les identités et les genres avec acuité, anarchiste subtile, notamment dans son regard anthropologique – ardente par ailleurs à la défense des genres de l’imaginaire, ainsi qu’en témoigne en dernier ressort Le Langage de la nuit, recueil d’articles publié récemment aux Forges de Vulcains, et qui constitue ma lecture leguinienne la plus récente.
Il y a bien plus, nombre de romans, nouvelles et essais qu'il me reste à lire. Et d’autres aspects pourraient être envisagés, j’imagine, comme son œuvre poétique, qui m’est totalement inconnue, ou son activité de traductrice, qui a par exemple contribué à faire connaître dans le monde anglo-saxon et au-delà dans le monde entier l’excellent Kalpa Impérial d’Angélica Gorodischer.
Ursula K. Le Guin était une immense autrice – une figure majeure des littératures de l’imaginaire, sans plus d'équivalent. Non : une figure majeure de la littérature tout court. #UnNobelPourUrsulaLeGuin, sauf que c'est trop tard... Je lui dois certaines des plus belles et puissantes lectures dont ce blog a pu se faire l’écho. Bon vent, Madame – un vent d’ailleurs, bien sûr ; qu’il vous conduise à l’ultime rivage, et encore au-delà – car le monde est toujours plus vaste, et toujours plus riche de sa diversité, ainsi que vous l’avez si brillamment démontré au cours d’une carrière exemplaire.