Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Articles avec #theatre tag

La Tradition secrète du nô, suivi de Une journée de nô, de Zeami

Publié le par Nébal

La Tradition secrète du nô, suivi de Une journée de nô, de Zeami

ZEAMI, La Tradition secrète du nô, suivi de Une journée de nô, traduction [du japonais] et commentaires de René Sieffert, Paris, Éditions Gallimard, coll. Connaissance de l’Orient – UNESCO, coll. UNESCO d’œuvres représentatives, série Japonaise, [1960, 1985] 2010, 378 p.

Le nô est un art spécifique au Japon – et qui, en tant que tel, a suscité aussi bien la fascination que l’incompréhension de la part des Occidentaux. À vrai dire, les commentaires de René Sieffert dans le présent ouvrage, d’un ton quelque peu irrité, ont aussi pour fonction de combattre des idées reçues en la matière – tout spécialement en ce qui concerne le caractère « ésotérique » de ce spectacle, parfois pris un peu trop au pied de la lettre… Il s’agissait donc de remettre les pendules à l’heure ; le livre est construit dans cette optique, et, avouons-le, c’est tout à la fois pertinent… et un peu rude – car, guidés par René Sieffert, nous devons, sur plus de la moitié de l’ouvrage, affronter au préalable des textes théoriques passablement arides qui seuls garantissent, si l’on en croît le traducteur et commentateur, une appréhension pas trop faussée des pièces de nô à proprement parler en fin de volume – en l’espèce, une journée de nô, soit cinq pièces de nô entrecoupées par quatre pièces de kyôgen ; mais je reviendrai sur tout ça le moment venu.

 

J’ai parlé de pièces, et on range généralement le nô dans le théâtre – à l’instar d’autres genres plus tardifs comme le kabuki, à maints égards l’antithèse du nô, ou le jôruri/bunraku, théâtre de marionnettes. Mais le nô fait appel à bien des arts : s’il relève pour partie du théâtre, la danse, la musique et le chant y ont également un rôle crucial, tandis que le texte relève souvent de la poésie ; il faut y ajouter les masques, fameux, les costumes sobres et dignes, etc. Tout cela n’en rend l’accès que plus difficile aux non-initiés, sans doute…

 

Mais, si Chikamatsu Monzaemon est le grand dramaturge associé au théâtre de marionnettes notamment (je vous renvoie au premier tome des Tragédies bourgeoises), le grand nom du nô, trois siècles plus tôt (notre XIVe siècle), est celui de Zeami – qui a non seulement livré quantité de pièces constituant aujourd’hui une bonne part du répertoire classique du nô, mais a aussi livré les fruits de sa réflexion théorique dans plusieurs essais majeurs, quand bien même « secrets ».

 

Toutefois, il ne serait pas très juste de mentionner Zeami seul – car il y avait eu avant lui son père, Kan.ami : la plume de Zeami situe par principe tous ses apports personnels dans l’ombre du travail de son père, censément le vrai génie de l’histoire, dont il aurait systématisé le travail en le couchant sur le papier. C’est peut-être bien la vérité – mais divers indices laissent aussi croire que, d’une certaine manière, même avec une humilité non feinte, Zeami a fait de Kan.ami ce que Platon avait fait de Socrate : un personnage certes réel, mais qui se voit attribuer des œuvres peut-être indûment, car il constitue une justification bienvenue sous la forme d’une référence au passé toujours utile.

 

Dans un sens, ce livre en est la démonstration. Il est donc composé de deux parties : La Tradition secrète du nô, et Une journée de nô ; la première est entièrement le fait de Zeami, même s’il y revient presque systématiquement sur les apports de Kan.ami, tandis que la seconde comprend neuf pièces en tout, dont certaines sont sans l’ombre d’un doute signées par Zeami, mais pas d’autres, éventuellement bien plus tardives… et souvent bien moins bonnes, de l’aveu même du compilateur, traducteur et commentateur René Sieffert, qui justifie ses choix au nom de la représentativité – un argument qui, je l’avoue, m’a laissé un peu sceptique…

 

Mais d’abord La Tradition secrète du nô. Tout au long de sa carrière, des plus riche, Zeami est sans cesse revenu sur la réflexion théorique concernant son art. Cette réflexion est dite « secrète », ou « ésotérique », ce qui a suscité quelques fâcheux fantasmes… d’autant que le nô est régulièrement imprégné de religion, outre qu’il fait appel, en masse, à des fantômes, des divinités et des démons. Mais ces qualificatifs doivent être entendus de manière très prosaïque : à chaque génération, on transmet ces réflexions à un nouveau « maître » et à lui seul, non pour quelque raison « occulte », mais tout simplement… parce qu’il s’agit de « trucs » du métier – des ficelles davantage que des secrets, issues de la longue expérience de Kan.ami et Zeami, et destinées à demeurer dans leur lignée en guise d’héritage. Rien de plus !

 

Mais Zeami a donc consacré de nombreux essais à l’art du nô, certains trop « techniques » pour figurer ici, mais ce livre en compile six autres, dont, surtout, en tête, Fûshi-kaden, ou « De la transmission de la fleur de l’interprétation ». Cette « fleur », c’est une notion clef, riche de nuances voire tout bonnement polysémique, qui reviendra dans tous les autres essais : elle désigne, en simplifiant, ce qui est « intéressant » chez un acteur ou dans une pièce ; or ce qui est « intéressant » varie au fil du temps et des conditions (Zeami y revient sans cesse : le nô gagne à l’adaptation à l’audience, il ne doit certainement pas être figé – une leçon que l’on a sans doute bien vite oubliée, et jusqu’à aujourd’hui, le répertoire du nô ayant eu tendance à se « figer », et les « règles » de l’art par la même occasion…) ; ainsi, il y a la fleur de l’acteur débutant, une sorte de charme naturel – mais de peu de poids face à la fleur du vieux comédien accompli, qui enrichit sa pratique de l’art de la profonde compréhension qu’il en a acquis au fil des représentations et des réflexions. Mais l’adaptation et la nuance sont donc des notions primordiales.

 

Disons-le, ces essais, qui courent sur plus de cent pages après une introduction déjà copieuse (mais nécessaire) d’une soixantaine de pages, ont de quoi perturber le quidam simplement curieux de lire des pièces de nô ; l’ouvrage composé par René Sieffert développe une approche académique, qui ressort de notes de fin de volume abondantes et pointilleuses – mais c’est une chose que j’ai appréciée : à vrai dire, dans d’autres traductions signées René Sieffert, incluant Le Dit du Genji ou Le Dit des Heiké, les notes m’ont parfois cruellement manqué… Mais, à cette époque, l’éminent japonologue poursuivait donc l’approche entreprise, dans des conditions assez proches, au moment de sa traduction encore récente des Contes de pluie et de lune d’Ueda Akinari – et je ne m’en plains pas, bien au contraire.

 

Reste que ces essais sont austères, pointilleux, souvent trop abstraits par ailleurs pour qui ne saurait rien du nô ou peu s’en faut (heureusement, il y a donc cette longue introduction). Ceci étant, leur lecture n’est certainement pas inintéressante – et si la redondance peut fatiguer, et certaines notions demeurer obscures, c’est aussi une manière particulière d’appréhender le génie de Zeami, au travers de cette puissante réflexion théorique sur l’art qu’il avait fait sien. Et, après quelques premières pages assurément rudes, on commence à entrevoir ce dont parle au juste l’auteur – qui, tout « ésotériques » que soient ces essais, s’avère un pédagogue étonnamment doué, en sus d’un observateur et créateur d’une extrême finesse. Finalement, cette réflexion théorique est parfaitement à sa place ici – René Sieffert avait indubitablement raison à cet égard. Mais il faut s’avoir dans quoi on s’engage : si vous voulez « seulement » lire des pièces de Zeami, ce n’est peut-être pas la lecture la plus appropriée.

 

Les pièces – nous y arrivons. Passé la réflexion théorique de La Tradition secrète du nô, place à Une journée de nô. Car le nô, traditionnellement, ne consiste pas en pièces individualisées dans l’absolu, mais est organisé en journées – au sens propre : la représentation prend... une journée (concrètement, dix à douze heures, sauf erreur), et elle comprend en principe neuf pièces – cinq pièces de nô, à la succession prédéfinie, et quatre intermèdes comiques, les kyôgen, qui sont des sortes de farces destinées à relâcher la tension entre deux pièces de nô souvent pesantes.

 

Ces kyôgen sont tout sauf raffinés, à l’encontre des nôs ; ils évoquent, de notre côté du globe, la commedia dell’arte, ou les molièreries à la Scapin (dont le collège et le lycée m’ont définitivement écœuré), avec un classique personnage de valet, Tarôkaja, tantôt rusé, tantôt idiot, au cœur en tout cas de saynètes burlesques où de vains seigneurs font les frais de ses entourloupes. Le rythme est nerveux, les répliques plus « naturelles » ; oui, je suppose que c’est amusant…

 

Le nô, c’est autre chose. Outre que les nôs au programme des journées théâtrales changent en fonction des saisons (il y a des nôs de printemps, des nôs d’été, etc.), ils obéissent dans le cadre de la journée théâtrale à un ordre immuable : nôs « de divinités », « de fantômes de guerriers », « de fantômes de femmes » (jouées par des hommes, comme d’habitude et de manière générale), « de la vie réelle » (exceptionnellement sans masque et sans traitement surnaturel, à la différence des quatre autres pièces), et enfin « de démons » – les plus spectaculaires, bienvenues au terme d’une longue journée de spectacle.

 

L’enchaînement de ces pièces correspond à la progression « jo-ha-kyû » (ouverture, développement, finale), sur laquelle revient souvent Zeami dans sa réflexion théorique ; mais ce principe influe également sur la composition des pièces : la progression « jo-ha-kyû » se retrouve dans la pièce même. D’autant que, d’une certaine manière, le nô raconte souvent la même histoire, et de la même manière ? René Sieffert a pu dire que, dans le nô, il n’y avait qu’un seul personnage : c’est celui que l’on appelle le shite, soit l’actant, « celui qui fait » ; mais un autre personnage, le waki, a pour fonction de l’introduire. Dès lors, chaque pièce ou peu s’en faut obéit au schéma suivant : le waki, un voyageur, souvent un moine itinérant, arrive dans un lieu où il s’est produit quelque chose ; il s’entretient avec un habitant de ce lieu, qui est en fait le shite, mais qui n’a pas encore revêtu son masque – ils échangent sur le drame qui s’est noué en ce lieu, le shite dissimulant sa véritable identité ou ne l'avançant qu'à demi-mots ; puis il s’en va, en fait pour se préparer dans la « pièce au miroir », où il revêt le masque du shite sous sa véritable forme. Entre-temps, le waki discute des événements de la région avec un kyôgen (entendre par-là un acteur de la farce qui suivra), qui est un paysan des environs, et qui lui narre le drame en question sur un ton plus naturel. Puis revient le shite, avec son masque, qui emprunte la passerelle symbolique du passage entre les deux mondes ; c’est alors qu’il danse et chante, avec l’assistance des musiciens et du chœur. Éventuellement, l’esprit ainsi évoqué, qui raconte de la sorte une dernière fois son drame, sur un mode bien plus poétique, constituant le point culminant de la pièce, l'esprit, donc, trouve enfin le repos grâce aux prières du waki. Ce schéma est très répandu.

 

Le miracle, à cet égard, c’est peut-être que les pièces ne soient pas lassantes, à reprendre sans cesse ce même dispositif. Bien sûr, la qualité poétique du texte y est pour beaucoup – et les meilleures pièces sont aussi celles qui se montrent les plus subtiles, renvoyant à la notion de yûgen, déjà travaillée du temps de la poésie de Kamakura (voyez ma note sur De cent poètes un poème), mais qui connaît des développements cruciaux à l’époque de Zeami – lequel, dans ses essais, se montre pourtant réservé quant à ce que d’aucuns qualifient de yûgen et prisent avant tout dans ce registre : encore une fois, le génie de Zeami résidait notamment dans l’adaptation, l’évolution permanente… Il était un créateur, qui ne pouvait rester indéfiniment dans le cadre étroit des codes. Ses successeurs, en revanche... Par excès de révérence, peut-être ?

 

Mais du coup, dans cette journée de nô, il y a un contraste marqué entre les première et dernière pièces (Iwafune, « pièce à divinité » qui s’en tient à la multiplication des formules votives, et Sesshôseki, « pièce à démon » dont l’intérêt réside peut-être dans la forme prise par le démon, soit « une pierre qui tue » dans une région volcanique), deux pièces qui sont postérieures à Zeami et toutes dédiées à l’efficacité, tandis que les trois pièces centrales (le moment ha de la progression jo-ha-kyû) sont signées par Zeami lui-même, et bien plus subtiles, bien plus riches : Sanemori, « pièce à fantôme de guerrier », empruntant comme souvent au Dit des Heiké ; Yûgao, « pièce à fantôme de femme », brodant sur un épisode du Dit du Genji ; et enfin Semimaru, « pièce de la vie réelle » d’une grande perfection formelle. Ces trois pièces sont largement au-dessus des autres, toutes trois très belles, et bénéficiant de la traduction élégante de René Sieffert (qui prise souvent l’archaïsme, parfois un peu trop à mon goût, mais là ça m’a paru parfait de bout en bout).

 

Mais le nô ne devrait pas seulement se lire ; cependant, il demeure un spectacle déconcertant – sa lenteur, notamment, ou encore les interjections des musiciens et du chœur, les kakegoe, sur un fond musical qui a de quoi perturber tout Occidental… Tout cela n’en rend pas l’approche aisée. Je suppose que cela demande une forme d’ « éducation » : la maîtrise de certains codes est nécessaire à l’appréhension du spectacle. Le choix d’abord étonnant de faire précéder le texte de ces pièces de longs morceaux quelque peu obscurs de réflexion théorique, s’avère donc tout à fait pertinent – et le livre est beau et fascinant, comme peut l’être le nô, même pour qui n’y connaît rien. Reste quand même à voir et entendre du nô, ce qui s'annonce plus ardu...

Voir les commentaires

Lovecraft au prisme de l'image, de Christophe Gelly et Gilles Menegaldo (dir.)

Publié le par Nébal

Lovecraft au prisme de l'image, de Christophe Gelly et Gilles Menegaldo (dir.)

GELLY (Christophe) et MENEGALDO (Gilles) (dir.), Lovecraft au prisme de l’image : littérature, cinéma et arts graphiques, illustration de couverture et postface de Nicolas Fructus, Cadillon, Le Visage Vert, coll. Essais, 2017, 354 p.

LE MALENTENDU DE L’INDICIBLE

 

Les excellentes éditions du Visage Vert avaient déjà publié quelques essais auparavant, mais nous sommes là devant un gros morceau qui me parle tout particulièrement : forcément, on y tourne autour de Lovecraft… Mais au travers d’une thématique qu’il me paraît d’autant plus important de traiter que l’on tend souvent, instinctivement peut-être, ou du fait de la répercussion mécanique de quelques vieux stéréotypes, à l’interpréter de manière, sinon totalement erronée (mais ça se discute), du moins de manière critiquable car bien trop simpliste – et c’est le rapport global de Lovecraft et de son œuvre à l’image.

 

Car il y a ici comme un malentendu, je crois. Le style « gras » de Lovecraft, qui n’est pas la moindre des difficultés à surmonter pour approcher puis analyser son œuvre, passe entre autres par la réitération presque maniaque d’un lexique dont il est dès lors aisé (et bien légitime, disons-le) de ricaner à l’occasion : « cyclopéen », « non euclidien », etc. Tout un vocabulaire qui a quelque chose d’un marqueur identitaire : quand on lit « cyclopéen », on sait que l’on est chez Lovecraft, ou chez quelqu’un qui le pastiche – ou du moins les probabilités sont-elles élevées.

 

Mais, dans ce vocabulaire, il est un terme un peu plus problématique que les autres : celui d’ « indicible ». Il est vrai qu’il revient très souvent, avec des variantes, sous la plume de Lovecraft. Mais, ici, ce n’est pas tant le qualificatif en lui-même qui présente des difficultés, plutôt ce que l’on a déduit ultérieurement, quand l’œuvre de Lovecraft, gagnant en puissance au sein de la pop culture, et notamment au cinéma et en bande dessinée, a été « représentée » sous un angle visuel.

 

Entendre par-là que l’on a pris le mot un peu trop au pied de la lettre : on a dit que Lovecraft ne montrait pas, là où les arts graphiques et/ou visuels, par essence, voulaient montrer – d’où une supposée impossibilité d’adapter pertinemment Lovecraft dans ces médias. Vision peut-être héritée d’une conception trop rigide de la littérature fantastique, à la Todorov ? Lovecraft ne rentre clairement pas dans les clous, ici : son horreur est matérielle, « objective », l’intime et l’incertitude ne le passionnent guère… Au cinéma, on peut supposer aussi, en parallèle, un héritage de la manière tant louée de Jacques Tourneur (et à bon droit, mais, je le crains, parfois au détriment d'autres approches pas moins valables) – et là, pour le coup, la question se complique, car La Féline, dans le fond, pourrait avoir quelque chose de vaguement lovecraftien, si la forme est tout autre.

 

Car, pour résumer la question de manière un peu lapidaire, si le mot même d’ « indicible » revient souvent chez Lovecraft, il ne faut pas se méprendre sur sa signification et ses usages. Il est certes des nouvelles où l’auteur joue littéralement de la carte de l’indicible – ne serait-ce que le texte, par ailleurs fort médiocre, qui porte ce titre ; globalement, j’ai l’impression que ça n’a le plus souvent guère réussi à l’auteur, même si on peut compter des exceptions plus qu’appréciables, au point de la litote, notamment « La Musique d’Erich Zann » et, bien sûr, « La Couleur tombée du ciel ».

 

Mais, finalement, et tout particulièrement dans les récits associés au « Mythe de Cthulhu », notion critiquable mais qui garde un certain impact, l’approche est tout autre – pour faire simple, Lovecraft va commencer par dire que telle chose horrible est « indicible », mais, ensuite, il va malgré tout la dire, ou du moins tenter de le faire. Jusqu’à l’hyperbole, en fait – participant peut-être de ce style « gras » ? J’avais été très intéressé par ce qu’en avait dit Denis Mellier dans son article « Voir la lettre, entendre l’innommable : Lovecraft et la terreur graphique », dans le récent numéro de la revue Europe consacré en même temps à Lovecraft et Tolkien ; ailleurs, le même Denis Mellier (qui ouvre la discussion dans le présent ouvrage) avait pu parler d’un auteur à la fois « rhéteur » et « pornographe »… Deux qualifications très justes pour désigner le gentleman de Providence (qui aurait sans doute adoré la seconde, hum).

 

Dès lors, Lovecraft use de « trucs » pour dire l’indicible – ainsi du procédé de l’ekphrasis, par exemple dans « Le Modèle de Pickman », mais aussi dans, autres exemples, « L’Appel de Cthulhu » ou Les Montagnes Hallucinées. Il n’y a en effet pas de mystère à ce que l’indicible Cthulhu, notamment, ait été si souvent représenté, et globalement de manière assez proche : Lovecraft le dit bel et bien, même en opérant de manière indirecte, donc, via sa figuration, dans le texte même, sous la forme d’un objet d’art visuel, ou en usant d’autres astuces, comme l’analogie en apparence oxymorique ou la description par la négative. De même, les Choses Très Anciennes des Montagnes Hallucinées, bien loin de ne pas être dites, se voient accorder une description très longue et extrêmement pointue, s’étendant sur plusieurs pages, lors de la fameuse scène de leur dissection – au point en fait où c’est l’excès de précision qui rend la figuration difficile, néanmoins toujours possible.

 

Ceci, chez Lovecraft lui-même – mais se pose ensuite la question de son adaptation visuelle. Sur cette base, toutefois, ayant éclairé ce malentendu, on comprend bien que la représentation graphique de l’œuvre lovecraftienne est possible – et pas nécessairement contradictoire dans son principe même. Maintenant, elle peut opérer de bien des manières différentes, et chaque médium produit sans doute des difficultés qui lui sont propres, au-delà de la seule prise en compte de ce fait essentiel qu’une représentation graphique « directe » et une description littéraire ne font pas appel aux mêmes procédés et ne suscitent dès lors pas les mêmes effets. Et c’est ici que, oui, il peut y avoir contradiction – mais souvent dans le fait de vouloir coller à la lettre du texte, encore que, comme on le verra plus loin, un Breccia puisse constituer un éloquent contre-exemple. Reste que, de Breccia justement à Carpenter en passant par le jeu de rôle L’Appel de Cthulhu, ou, pourquoi pas, par le théâtre, la représentation graphique de l’univers lovecraftien est possible, et absolument pas « hérétique ».

 

Autant d’aspects que ce recueil, pour partie issu d’un colloque organisé à l’Université de Clermont-Ferrand en 2013, peut mettre en lumière : on y verra comment l’œuvre lovecraftienne a pu être représentée, au cinéma, en bande dessinée, éventuellement sous d’autres formes encore (je note, et j’apprécie, que le jeu de rôle y a sa place, même limitée ; ce n’est probablement pas très courant encore aujourd’hui dans ces communications très académiques sur Lovecraft, son œuvre et son influence, et je le regrette) ; ceci après avoir envisagé le rapport de Lovecraft lui-même à l’image.

 

L’ensemble, disons-le d’emblée, est de très bonne tenue – illustré, au passage (en couleurs) ; il est régulièrement assez pointu, par ailleurs (il y a à vrai dire tout un lexique, qu’il s’agisse de sémiotique ou de concepts artistiques, qui, je plaide coupable, m’a dépassé en plus d’une occasion…). L’ouvrage développe donc avec pertinence une réflexion plus que bienvenue, pour battre en brèche quelques préconçus qu’il est bien temps de remettre en cause, à l’heure où l’œuvre lovecraftienne, plus que jamais, occupe une place centrale dans la culture populaire, au point d’avoir très largement dépassé le seul cercle un peu trop fermé d’un fandom souvent rigide quant à ce qui lui appartient en propre.

 

Je vais tâcher d’en dire un peu plus, en respectant les quatre grandes parties de Lovecraft au prisme de l’image, et en envisageant succinctement, à l’intérieur, les divers articles dans l’ordre où ils sont présentés.

 

LOVECRAFT ET L’IMAGE

 

Si le gros de ce volume concerne les adaptations visuelles de Lovecraft, dans divers médias, il faut néanmoins commencer, comme de juste, avec l’auteur lui-même, et son rapport à l’image. C’est l’objet de cette première partie, qui illustre (…) bien la complexité, ou si l’on préfère la richesse, de cette problématique.

 

Denis Mellier, « Nouvelles notes – à distance : 1995-2012 – sur la poétique de l’excès chez Lovecraft et ses solutions graphiques »

 

C’est donc Denis Mellier qui ouvre le bal, avec « Nouvelles notes – à distance : 1995-2012 – sur la poétique de l’excès chez Lovecraft et ses solutions graphiques ». Comme le titre de l’article, à sa manière alambiquée, en témoigne, l’auteur livre ici tout d’abord une rétrospective de son propre rapport à Lovecraft au cours de dix-sept années de recherches – une approche qui peut déconcerter tout d’abord par son caractère autocentré, mais qui s’avère au fond tout à fait pertinente, d’autant qu’elle permet de revenir sur certains thèmes clefs, comme l’ekphrasis, la « poétique de l’excès » donc, la dimension « pornographique » de la description lovecraftienne, etc.

 

En fin d’article, toutefois, l’auteur s’éloigne de Lovecraft à proprement parler, pour envisager, dans la logique même de ce recueil, plusieurs de ses adaptations visuelles – mais ici essentiellement sous l’angle de la bande dessinée ; ce qui inclut Alberto Breccia, Philippe Druillet, Horacio Lalia, Alan Moore (et Jacen Burrows), etc. – en fait, cet article, même sans vraiment envisager d’autres adaptations visuelles importantes, au cinéma tout particulièrement, introduit bel et bien l’ensemble du recueil, car nous aurons par la suite l’occasion de revenir sur tous ces noms, et d’autres encore, en approfondissant de manière générale ces développements introductifs, intrinsèquement pertinents. Très bonne entrée en matière, donc.

 

Lauric Guillaud, « Les arrière-fables textuelles et picturales dans At the Mountains of Madness : approche généalogique de la novella de Lovecraft »

 

Lauric Guillaud est un autre exégète dont j’ai régulièrement croisé le nom dans les études contemporaines françaises sur et autour de Lovecraft. Il livre ici un article intitulé « Les arrière-fables textuelles et picturales dans At the Mountains of Madness : approche généalogique de la novella de Lovecraft » (un titre qui évoque un tantinet sa récente publication aux éditions de l’Œil du Sphinx, Lovecraft : une approche généalogique de l’horreur au sacré, que j’ai et qu’il me faut lire sous peu – la couverture, aheum, particulièrement immonde, semblant la rattacher elle aussi aux Montagnes Hallucinées, mais j’imagine que cela peut aller au-delà).

 

Il s’agit tout d’abord – et pour le coup la dimension de l’image est peut-être remisée de côté, même s’il est toujours utile de se pencher sur les motifs de la description littéraire – d'envisager des textes antérieurs à celui de Lovecraft, qui l’ont influencé (à l’évidence Les Aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket, d’Edgar Allan Poe) ou qui ont pu le faire (le journal de l’expédition de Lewis et Clark à l’aube du XIXe siècle – à mon sens et de très loin les développements les plus intéressants de cet article, car je ne connaissais absolument rien de tout ça), mais aussi d’autres qui ne l’ont probablement pas influencé mais ont eu à gérer des problèmes similaires (en l’espèce, Le Sphinx des glaces, de Jules Verne, « suite » à Arthur Gordon Pym – ce qu’est aussi à sa manière le court roman de Lovecraft). Des choses très pertinentes dans tout cela, et tout à fait intéressantes, mais donc plus ou moins dans le sujet du recueil.

 

L’article, toutefois, se conclut bel et bien sur des développements concernant les inspirations graphiques de Lovecraft, en se penchant sur le cas des peintures de Nicholas Roerich, très souvent citées dans le texte même du gentleman de Providence – lequel, on le sait, n’était pas du genre à dissimuler ses inspirations.

 

Éric Lysøe, « "The strange and disturbing Asian paintings of Nicholas Roerich: le référent pictural et ses fonctions dans At the Mountains of Madness »

 

Mais c’est là bien davantage le sujet même de l’article suivant – en apparence, du moins : « "The strange and disturbing Asian paintings of Nicholas Roerich: le référent pictural et ses fonctions dans At the Mountains of Madness », dû à Éric Lysøe. Les illustrations en couleurs sont ici tout à fait bienvenues.

 

Cependant, si les développements concernant cette inspiration sont tout à fait pertinents, et finalement complémentaires par rapport à l’approche de Lauric Guillaud, l’article envisage bien d’autres questions en rapport avec Les Montagnes Hallucinées – et, là encore, plus ou moins dans la dimension graphique qui fait l’objet du recueil : on y est clairement quand on traite des représentations classiques de l’aventure polaire, mais on s’en éloigne un peu (qu’importe – c’est intéressant) quand on envisage les procédés littéraires et éventuellement rhétoriques désignés par les termes un peu ronflants de translatio et d’amplificatio (le premier m’a davantage intéressé, notamment dans cette idée d’associer à l’Antarctique des éléments originellement rapportés à d’autres lieux, et donc notamment à l’Asie, comme le titre de l’article le montre assez clairement ; l’amplificatio me paraît revenir sur l’idée d’une « poétique de l’excès » déjà envisagée, même à la hâte).

 

Si les développements sur la récurrence du chiffre 5 me paraissent plus ou moins pertinents (mais assurément dans le registre de la xénobiologie), j'ai apprécié par contre les quelques paragraphes consacrés à l’écriture des Choses Très Anciennes, et rebondissant sur la figuration textuelle, chez Lovecraft, des langues imprononçables telles que les glyphes de R’lyeh – et, effectivement, il y a bien ici quelque chose de l’ordre de la représentation graphique qui valait d’être mentionné (et l’était déjà dans le numéro d’Europe précité, d’ailleurs).

 

Roger Bozzetto, « Lovecraft, peintre de l’impensable »

 

Suit « Lovecraft, peintre de l’impensable », communication de Roger Bozzetto – encore un critique lovecraftien très souvent croisé dans ce genre d’ouvrages, mais qui m’a plus d’une fois laissé un peu sceptique (tout particulièrement dans Europe, d’ailleurs) ; ici, j’imagine que ça va.

 

Cet article assez bref envisage, même si un peu trop succinctement je crois, divers sujets intéressants – en poursuivant d’ailleurs sur la figuration des langues extraterrestres, ce qui débouche plus largement sur l’emploi des italiques chez Lovecraft (oui, ça relève aussi du visuel, de l’image).

 

Mais on y trouve aussi des remarques sur les procédés rhétoriques fréquents dans la description lovecraftienne que sont la prétérition et l’oxymore – ce qui est sans doute très juste.

 

Julien Schuh, « L’image chez Lovecraft »

 

L’ultime article de cette première partie est dû à Julien Schuh, et s’intitule très sobrement (et trop vaguement, je crois) « L’image chez Lovecraft ». Si son entrée en matière m’avait laissé un peu perplexe – avec ses par ailleurs belles illustrations en guise de « modèles » pour les développements qui suivraient –, j’ai au final été tout à fait convaincu par cet article qui m’a paru constituer une approche assez originale du rapport de Lovecraft à l’image et des procédés de description auxquels il avait recours, ceci en relevant des spécificités dans trois types de représentations : le schéma occultiste, le graphique, etc., scientifique, et enfin l’art contemporain non figuratif.

 

Ce dernier aspect est probablement celui qui m’a paru le plus intéressant : en l’espèce, l’auteur use comme modèle d’une peinture futuriste – certains des articles précédents, notamment en tournant autour de Roerich, avaient déjà relevé les protestations générales d’incompréhension de Lovecraft à l’encontre du futurisme, du cubisme, etc., autant de mouvements picturaux qu’il tendait à amalgamer dans un même mépris, de manière aussi erronée que significative. Pourtant, ils lui fournissaient en même temps un substrat utile à ses descriptions les plus folles, a fortiori quand la géométrie « non euclidienne » était de la partie – une dimension éventuellement inattendue de l’indicible, chargée de principes esthétiques touchant peut-être même à l’éthique. Tout cela m’a paru très pertinent, très intéressant.

LOVECRAFT ET LE CINÉMA

 

Philippe Met, « H.P. Lovecraft tel qu’en outsider le cinéma le change »

 

Nous passons maintenant à la partie consacrée au cinéma lovecraftien, avec l’article de Philippe Met intitulé « H.P. Lovecraft tel qu’en outsider le cinéma le change »… dont je suppose qu’il a pour propos d’introduire le reste, mais sans vraie certitude : défaut de concentration de ma part peut-être, mais j’ai trouvé cet article assez confus, tantôt très général (avec un point qui reviendra systématiquement : le peu d’estime accordé par Lovecraft au septième art), tantôt très précis ; son objet, d’autant plus, m’a paru difficile à déterminer (le ton éventuellement agressif y est peut-être pour quelque chose).

 

J’en retiens surtout les aspects les plus personnels et approfondis, concernant l’adaptation en film muet de L’Appel de Cthulhu par Andrew Leman (globalement, les films de la H.P. Lovecraft Historical Society, soit celui-ci et The Whisperer in Darkness de Sean Branney certes dans une bien moindre mesure, sont bien notés dans cet ouvrage, et j’en suis heureux, car ce cinéma semi-professionnel m’a globalement beaucoup plu, fait avec l’amalgame idéal de passion, de sérieux et de recul, saupoudré d’astuce, qui manque bien trop souvent aux réalisations censément plus professionnelles), et, surtout, avec plus d’ampleur comme de précision, les inspirations lovecraftiennes telles qu’elles ressortent du cinéma de Lucio Fulci – vague sentiment de frustration, donc, au sortir de cet article, car sur ce dernier point notamment, j’aurais apprécié d’en lire bien davantage, et plus structuré.

 

Christophe Chambost, « La vérité sur le cas de Charles Dexter Ward : l’effroi et l’excès dans The Haunted Palace (Roger Corman, 1963) et The Resurrected (Dan O’Bannon, 1991) »

 

L’article suivant s’intitule « La vérité sur le cas de Charles Dexter Ward : l’effroi et l’excès dans The Haunted Palace (Roger Corman, 1963) et The Resurrected (Dan O’Bannon, 1991) », et est dû à Christophe Chambost. Il s’agit de livrer une étude comparative approfondie de deux adaptations plus ou moins avouées du court roman de Lovecraft L’Affaire Charles Dexter Ward, à savoir The Haunted Palace de Roger Corman (parfois connu chez nous sous le titre La Malédiction d’Arkham), et The Resurrected, par Dan O’Bannon (connu notamment pour avoir été le scénariste d’un autre film lovecraftien, mais sans le dire : Alien, le huitième passager de Ridley Scott).

 

Ici, j’ai un problème : je n’ai vu aucun de ces deux films… Dès lors, je ne peux pas livrer un retour vraiment pertinent sur cette étude. Elle m’a paru très convaincante, cependant – approfondie, réfléchie, subtile.

 

Un aspect qui m’a particulièrement intéressé est la dimension poesque du film de Corman – qui constituait donc un moment d’une série de films à succès, bel et bien inspirés par Poe dans d’autres cas, et faisant généralement figurer Vincent Price en bonne place au générique : The Haunted Palace prétendait être adapté « du poème » d’Edgar Allan Poe et « d’une histoire » d’un H.P. Lovecraft alors beaucoup moins banquable, même si l’inspiration essentielle du récit était bien le court roman du gentleman de Providence. Cependant Christophe Chambost montre très bien en quoi le film est effectivement plus poesque que lovecraftien (Corman ne faisant de toute façon pas mystère de ses inclinations : il adorait Poe et ne prisait guère Lovecraft), avec des arguments de poids tenant à l’époque du récit, à l’esthétique gothique, au procédé de la résurrection de Joseph Curwen tenant plus du double et du fantastique psychologique que du mélange très lovecraftien de science et de magie, ou encore au thème de l’épouse décédée que l’on souhaite ressusciter, figure récurrente chez Poe.

 

En même temps, la comparaison des deux films témoigne de ce qu’un même texte lovecraftien est susceptible d’adaptations très différentes, et, au fond, aussi pertinentes en tant que telles : le détour poesque est clairement un outil valable, le grotesque pas moins.

 

Gilles Menegaldo, « Lovecraft à l’écran : adaptations, hommages, réécritures »

 

Suit un article de Gilles Menegaldo, un des deux maîtres d’œuvre du recueil (l’autre étant Christophe Gelly), intitulé « Lovecraft à l’écran : adaptations, hommages, réécritures ». Il s’agissait en fait d’une relecture, me concernant, car cet article figurait déjà dans le numéro spécial Lovecraft/Tolkien de la revue Europe.

 

Même sentiment dès lors : l’article, un peu trop lapidaire dans un premier temps (mais avec là aussi quelques bons points accordés au film muet d’Andrew Leman), convainc véritablement dans ses développements plus amples et très justes consacrés à l'excellent L’Antre de la folie, de John Carpenter.

 

Relevons quand même autre chose : ces trois registres avancés par le titre, de l’adaptation, de l’hommage et de la réécriture – c’est en effet une nomenclature qui aura l’occasion de revenir dans cet ouvrage ; Rémi Cayatte, plus loin, distinguera la citation, la réécriture ou prolongation, et l’hommage – l’optique me paraît donc assez proche, et en même temps la variance du premier terme est considérable, la citation étant à maints égards l’antonyme de l’adaptation, dans le cadre de cette réflexion ; or ces écarts de nomenclature sont éventuellement révélateurs, j’imagine, de ce que l’on attend en priorité d’une œuvre « lovecraftienne », chez les deux auteurs mais aussi au-delà. Il est vrai que la notion d’adaptation est éminemment problématique : la plupart des communications figurant dans ce recueil y reviennent, avec les mêmes références de base – surtout A Theory of Adaptation, de Linda Hutcheon.

 

Pierre Jailloux, « Présence de l’indicible : found footage et poétique lovecraftienne »

 

L’ultime article de la section consacrée au cinéma est probablement le plus original. Dans « Présence de l’indicible : found footage et poétique lovecraftienne », Pierre Jailloux dresse un parallèle, peut-être a priori surprenant, pourtant très vite étonnamment pertinent, entre l’œuvre de Lovecraft et les films d’horreur jouant du principe du found footage, soit de l’utilisation narrative de « documents retrouvés », supposés en tant que tels attester de l’authenticité du récit horrifique, même et surtout fantastique. Plus précisément, l’auteur s’intéresse aux films relativement récents qui ont repris et développé la formule du Projet Blair Witch, de Daniel Myrick et Eduardo Sanchez (on n’y trouve pas donc les précédents de type Cannibal Holocaust, etc., certes guère dans le ton).

 

Dans les deux cas, on s’interroge aussi bien sur les procédés du canular que sur les choix de montrer ou de cacher – de l’ensemble du recueil, c’est, à mon sens, avec la lecture plus loin de Breccia, l’article qui traite le plus spécifiquement et justement de la thématique de l’indicible ; car le fait demeure que ces principes de tournage ont essentiellement pour but d’objectiver l’horreur : en cela, indicible ou pas, ils se rapprochent effectivement beaucoup de certains procédés lovecraftiens, notamment dans des textes tels que Les Montagnes Hallucinées, où l’assise du récit est renforcée par l’emploi de documents « scientifiques », en tant que tels « irréfutables » (Popper doesn’t like this), ce qui s’étend en même temps à d’autres objets matériels ayant valeur de preuves.

 

Le cas de la photographie est remarquable, qui est supposée constituer intrinsèquement une preuve objective, voire la preuve la plus objective qui soit, car, en tant que telle, figeant forcément le réel en étant infalsifiable (ce qu'elle n'était pourtant déjà pas à l'époque de Lovecraft) : cela se produit notamment dans Les Montagnes Hallucinées, donc, mais aussi bien sûr dans « Le Modèle de Pickman », où la chute n’aurait pas d’effet autrement, et également dans « Celui qui chuchotait dans les ténèbres », où les procédés de ce type sont en fait multipliés, ainsi avec l'ajout décisif de l’enregistrement sonore. Plusieurs articles dans ce recueil, en fait, reviennent sur ces connotations associées à la photographie, qui peuvent donc aller au-delà.

 

Je ne peux pas forcément pousser plus avant le retour critique ici, car j’ai trop de lacunes concernant ce registre cinématographique. J’ai certes vu quelques-uns de ces films, comme, outre Le Projet Blair Witch, [REC] de Jaume Balaguero et Paco Plaza, mais je ne sais absolument rien des Paranormal Activity et compagnie ; je suppose que voir Cloverfield, au regard de cette thématique, serait instructif, mais l’article m’a paru d’autant plus pertinent quand il montre que les ressorts du canular utilisés se passent très bien de la bestiole cyclopéenne à tentacules. Je relève aussi le titre de Noroi : the Curse, film japonais de Shiraishi Kôji dont je n’avais jamais entendu parler…

 

Quoi qu’il en soit, cet article m’a paru très pertinent, et tout à fait enthousiasmant.

LOVECRAFT ET LA BANDE DESSINÉE

 

Christophe Gelly, « Neonomicon (2010) by Jacen Burrows and Alan Moore : monstrosity and adaptation after Howard Phillips Lovecraft »

 

Nous en arrivons à la troisième partie du recueil, qui est consacrée à la bande dessinée. Avec une bizarrerie pour commencer : l’article de Christophe Gelly, qui a co-dirigé le recueil avec Gilles Menegaldo… est en anglais, cas unique dans l’ouvrage ; en fait, ce même article, mais en français, avait été publié dans un ouvrage immédiatement antérieur, en septembre dernier ! Bon...

 

L’article s’intitule donc « Neonomicon (2010) by Jacen Burrows and Alan Moore : monstrosity and adaptation after Howard Phillips Lovecraft », titre qui parle de lui-même, je suppose – encore que l’insistance sur la monstruosité ne soit pas si limpide que cela ; il y a forcément des éléments concernant le Profond dans la piscine, mais cela va semble-t-il bien au-delà, dans la figure du cultiste, ou, de manière plus originale, dans l'emploi d'une langue incompréhensible car résolument aliène, prolongement ici de la drogue aklo de Johnny Carcosa.

 

La réflexion sur le travail d’adaptation, au plan du scénario comme au plan du graphisme (mais je note qu’ici Christophe Gelly parle surtout de la mise en page – sauf erreur, Alan Moore, depuis fort longtemps, s’arroge totalement cet aspect de la création de bandes dessinées, davantage du moins que le scénariste lambda : le barbu de Northampton, on ne va pas se leurrer, importe ici largement plus que le dessinateur Jacen Burrows...), cette réflexion donc est autrement intéressante à mes yeux, question du langage exceptée.

 

À vrai dire, le travail de Moore sur Lovecraft est probablement un vrai type idéal de l’adaptation lovecraftienne, qui reprend et développe bon nombre des éléments envisagés dans l’ensemble du recueil quant à la notion même d’adaptation.

 

Une limite, peut-être ? Sauf erreur, la première partie de Neonomicon, « The Courtyard », est en fait… elle-même une adaptation d’une plus-ou-moins-adaptation, puisqu’il s’agissait originellement d’une nouvelle lovecraftienne d’Alan Moore, et non d’un récit conçu originellement pour la bande dessinée. Je n’ai pas l’impression que ça ressortait ici, mais ma mémoire me joue peut-être des tours (et, au passage, ça me fait potentiellement mentir concernant la question de la mise en page telle que je l’ai évoquée plus haut : Moore n’y a pas forcément pris part, exceptionnellement).

 

L’article a une autre limite, mais qu’on ne saurait lui reprocher – et c’est que, depuis cette étude, la problématique a sans doute été chamboulée par la suite du travail lovecraftien accompli par Alan Moore et Jacen Burrows, à savoir la mini-série Providence. Laquelle est à mon sens bien plus convaincante que Neonomicon, même si j’ai appris à réviser mon jugement initial… eh bien, sur ces deux bandes dessinées, en fait. Outre qu’au final elles n’en font qu’une ! Et, au regard des thématiques de Lovecraft au prisme de l’image, mais peut-être surtout de la quatrième partie, « transmédiale », je suppose qu’il y aurait beaucoup, mais alors vraiment beaucoup de choses à dire concernant le bluffant épisode 11 de Providence...

 

Jérôme Dutel, « Dessiner celui qui est d’ailleurs : une étude autour de Lovecraft et la bande dessinée »

 

Jérôme Dutel livre ensuite, comme d’autres dans cet ouvrage (notamment Christophe Chambost précédemment, concernant le cinéma), une étude comparative, intitulée « Dessiner celui qui est d’ailleurs : une étude autour de Lovecraft et la bande dessinée ». Il s’agit donc de comparer et d’analyser plusieurs adaptations en bande dessinée de la même nouvelle de Lovecraft, « Je suis d’ailleurs », certes pas la plus facile à illustrer !

 

Il y a de nombreuses adaptations de ce texte, pourtant – cet article ne se veut probablement pas exhaustif, mais évoque à l’occasion quelques curiosités confidentielles. Toutefois, il se focalise essentiellement sur quatre adaptations, toutes traduites en français par ailleurs, et qui sont signées Horacio Lalia, Tanabe Gô, Hernán Rodriguez et Erik Kriek. La malédiction de mon inculture frappe encore, car je n’ai pour l’heure lu que deux de ces adaptations, celles de Lalia et de Kriek (j’avais causé de cette dernière ici) – aucune des deux ne m’ayant vraiment convaincu… Il est vrai que j’ai tendance, en matière de BD lovecraftienne, à juger tout bien fade en comparaison avec le travail extraordinaire de Breccia – mais ça, c’est pour l’article suivant.

 

Ici, quoi qu’il en soit, l’analyse serrée des diverses adaptations (avec des développements touchant aussi bien le nombre de pages, la place du texte, le choix ou non de la vue subjective, l’effet de la chute, etc.) démontre avec pertinence la multiplicité des approches possibles, si leur pertinence est mise dans la balance. Les choix de Lalia et de Kriek ne m’ont donc pas vraiment parlé, mais Rodriguez et surtout Tanabe ont l’air autrement plus audacieux et ambitieux – et en même temps plus pertinents (en notant, dans le cas de ce dernier, que la narration propre au manga y a sa part) ; ce que je note précieusement, il me faudra y jeter un coup d’œil...

 

Karen Vergnol-Rémont, « Lovecraft ou les couleurs du cauchemar : une étude d’Alberto Breccia »

 

L’ultime article de cette section consacrée à la bande dessinée rend hommage au Maître – oui, le Maître ! Qui n’est autre qu’Alberto Breccia. Karen Vergnol-Rémont, dans « Lovecraft ou les couleurs du cauchemar : une étude d’Alberto Breccia », dissèque la manière dont l’illustrateur argentin adapte « Celui qui hantait les ténèbres », à sa manière bien spécifique, faisant usage de nombre de techniques, de l’encre de Chine au collage (bien sûr, en fait de « couleurs du cauchemar », nous sommes ici dans un traitement remarquable du noir et blanc).

 

Le résultat, admirable, et dont quelques aperçus sont donnés ici (ce n’était pas le cas dans l’article précédent, ce que j’ai trouvé un peu regrettable), est aussi l’occasion de revenir à la décidément perfide question de l’adaptation, surtout quand elle se pique de fidélité – notion qui fait hausser les sourcils de tous les intervenants. Ici, toutefois, il est aussi instructif de relever quand Breccia est fidèle (notamment dans le traitement de l’obscurité, essentielle au récit – ainsi quand on aborde les errances de Blake dans l’église plongée dans les ténèbres), et quand il ne l’est pas (par exemple en faisant sauter le prologue annonçant d’emblée la mort de Blake). La référence au texte original est particulièrement instructive ici.

 

Bien sûr, il faut y ajouter, à mon sens l’atout majeur de Breccia en la matière, son jeu très subtil concernant la trouble notion d’indicible. Avec un art consommé, et immédiatement identifiable, passant par la multiplicité des techniques graphiques, l’Argentin me paraît parvenir merveilleusement bien à montrer en ne montrant pas, ou, plus encore, à ne pas montrer en montrant – enfin, je me comprends… Il fait ainsi appel à l’imagination du lecteur, supposé relier les points et dégager les ombres, mais à sa manière qui lui est propre et inaliénable – instaurant ainsi une véritable collaboration avec le lecteur qui, au fond, renvoie à semblable collaboration dans le cas de la description littéraire.

 

Attention : cet article est très enthousiaste, ainsi que je le suis moi-même – autant pour la pondération académique. Je relève cependant qu’il se montre parfois bien répétitif – et il y a quelque chose d’étrange dans le ton, globalement… Mais cela demeure un beau moyen de témoigner du talent fou de Breccia.

LOVECRAFT FIGURE TRANSMÉDIALE

 

Isabelle Périer, « Adaptation et transmédialité : Kadath, la Cité Inconnue »

 

Et nous en arrivons à la quatrième et dernière partie de Lovecraft au prisme de l’image, plus mystérieuse dans son intitulé : « Lovecraft figure transmédiale ». J’ai toutefois l’impression que cette dernière notion ne s’applique véritablement qu’aux deux premiers des quatre articles rassemblés dans cette ultime section.

 

Et tout d’abord à celui d’Isabelle Périer, intitulé « Adaptation et transmédialité : Kadath, la Cité Inconnue ». L’autrice, hélas, est décédée bien prématurément le 17 septembre dernier, ce qui confère un ton particulier à cette lecture – et dissuade sans doute de se montrer trop critique sur un point qu’en toutes autres circonstances j’aurais sans doute trouvé bien plus problématique, à savoir que l’autrice elle-même a travaillé sur un des deux ouvrages qu’elle étudie dans le présent article.

 

En effet, l’optique transmédiale, ici, porte sur deux ouvrages d'inspiration lovecraftienne, mais relativement « indirecte », et en même temps fortement liés entre eux, à savoir Kadath : le Guide de la Cité Inconnue, très bel ouvrage publié en son temps (à l’occasion en fait de la publication de la nouvelle traduction des Contrées du Rêve par David Camus, et c’est un aspect essentiel de la conception du présent beau volume) dans la collection « Ourobores » des éditions Mnémos (et associant Raphaël Granier de Cassagnac, David Camus, Mélanie Fazi et Laurent Poujois pour le texte, et Nicolas Fructus pour de splendides illustrations ; l'idée même de la récente « réédition », non illustrée et linéaire, me dépasse franchement), et Kadath, aventures dans la Cité Inconnue, jeu de rôle paru ultérieurement aux XII Singes, mais directement inspiré du précédent (et auquel, donc, Isabelle Périer avait participé).

 

C’est donc enfin – mais de manière d’autant plus douloureuse – l’occasion de traiter du jeu de rôle lovecraftien dans un contexte éditorial et académique globalement encore très frileux à l’égard de ce loisir, qui a pourtant eu, sans doute, une importance cruciale dans la contamination de la culture populaire globale par Lovecraft et son « mythe », et a constitué une porte d’entrée sans pareille pour bon nombre de lecteurs qui étaient d'abord des joueurs.

 

Le résultat est tout à fait intéressant. Au travers d’entretiens choisis, nous assistons en quelque sorte aux secrets de la conception du guide chez Mnémos – un ouvrage qui m’avait beaucoup plu en son temps, mais c’est ici l’occasion de peser à quel point tout cela était malin. Quant au jeu des XII Singes, dont je connaissais l’existence mais sans y avoir jamais jeté un œil, il semble lui aussi être bien plus inventif que ce que je supposais benoîtement (à ceci près que le poème cité est une fâcheuse antipub).

 

Un article très instructif, donc – au-delà de sa seule dimension rôlistique, certes plus qu’appréciable, il offre une belle occasion de réfléchir à la notion d’adaptation (et/ou citation, prolongation/réécriture, hommage, etc.) sous un angle différent, mais aussi de jouer des outils modernes du canular et de la création collective/partagée dans un univers étendu, avec quelque chose de jouissif en même temps qu’édifiant, et peu ou prou unique en son genre.

 

Rémi Cayatte, « Howard Phillips Lovecraft : acteur majeur de la culture populaire moderne »

 

L’article suivant, dû à Rémi Cayatte, s’intitule « Howard Phillips Lovecraft : acteur majeur de la culture populaire moderne ». Un titre très ambitieux – et, je le crains, cette ambition n'était guère approprié dans ce contexte de publication : si la nomenclature, déjà envisagée, des citations, réécritures/prolongations et hommages, me paraît pertinente, sur un format pareil elle implique de faire des choix guère satisfaisants : le sujet est trop vaste. Avis tout personnel, et qui se discute – mais, dans chaque catégorie (incluant les jeux de rôle, les jeux vidéo, les séries, etc.), on est tenté d’évoquer mille autre cas passés sous silence, et qui, parfois, auraient peut-être été davantage instructifs que ceux retenus. Le problème, certes, de toute sélection.

 

Mais l’article envisage ensuite une autre question, en cherchant à comprendre comment nous en sommes arrivés là. Quelques pistes sont bien évoquées, mais qui, éventuellement, encourent le même reproche que la précédente partie de l’article. Il y a des idées intéressantes, mais qui auraient appelé des développements bien plus conséquents – car c’est là une question d’une extrême complexité, et, notez bien, je n’ai quant à moi aucune idée solidement établie permettant d’éclairer ce phénomène en apparence très improbable (au-delà de cette idée d’un univers « open source »).

 

L’article, en soi, n’est pas mauvais, et il contient nombre de choses intéressantes et pertinentes, mais j’ai tout de même le sentiment qu’il est plus frustrant que convainquant, au regard de l’extrême complexité du questionnement, rendu plus difficile encore par l’abondance du matériau source (prohibant certes toute entreprise se voulant exhaustive, c'est aujourd'hui parfaitement impensable). Je suppose que l’on peut le voir comme la première étape d’une réflexion – auquel cas c’est un geste très louable et sans doute nécessaire.

 

Arnaud Moussart, « Night Gaunts de Brett Rutherford : entre illustration et (re)création »

 

Après quoi Arnaud Moussart, dans « Night Gaunts de Brett Rutherford : entre illustration et (re)création », traite, allons bon, de théâtre lovecraftien – le parent pauvre dans les arts inspirés par le gentleman de Providence.

 

L’article commence par s’interroger sur ce statut, en le rapportant à ce que nous savons (pas grand-chose, globalement) du rapport de Lovecraft lui-même au théâtre.

 

Après quoi, il s’agit de se pencher sur un rare cas d’adaptation théâtrale (et dans un contexte bien particulier, la pièce n’a semble-t-il été jouée que deux fois, et une seule dans son état final, qui plus est pas dans un théâtre à proprement parler ?), à savoir Night Gaunts de Brett Rutherford.

 

Ici, je m’avoue largué : ma méconnaissance presque totale du genre théâtral, et mes préjugés à la louche en la matière, ne m’ont certes pas facilité la lecture de cet article – et, à vrai dire, ce qui est rapporté du propos même et des procédés plus encore de la pièce Night Gaunts va bien trop dans le sens de mes bêtes préjugés pour m’autoriser à en discuter sereinement – d’autant que, forcément, je ne l’ai ni lue ni vue.

 

Cependant, la réflexion d’Arnaud Moussart paraît des plus pertinente, et fait preuve d’un esprit critique bienvenu.

 

Christopher L. Robinson, « Les Necronomicons de H.R. Giger »

 

Reste un dernier article, qui nous renvoie quand même pas mal à ceux portant sur la bande dessinée, même si l’approche est différente ; un dernier article, donc, abondamment illustré, dans lequel Christopher L. Robinson se penche sur « Les Necronomicons de H.R. Giger » – l’occasion, tiens donc, de revenir à Alien, après l’évocation de Dan O’Bannon par Christophe Chambost.

 

Mais nous sommes devant un cas-limite : il est difficile, ici, de parler d’adaptation, voire tout bonnement impossible – et, globalement, les univers de Lovecraft, le gentleman puritain obsédé par l’horreur cosmique, et de Giger, tout de biomécanoïdes qui sont autant d’assemblages pervers et morbides d’organes sexuels et d’armes à feu dans les ombres d'un futur glauque, n’ont tout de même pas grand-chose de commun. Qu’importe à ce stade si Giger lui-même sème dans ses œuvres des allusions limpides à Lovecraft et plus particulièrement à son Necronomicon ?

 

Eh bien, pas tout à fait. L’article est en effet parfaitement pertinent, car il pose ainsi une question très intéressante, relative au pouvoir des mots : chez Giger, ce n’est pas tant le fond lovecraftien qui constitue une inspiration, que l’emploi d’un lexique immédiatement signifiant, et suffisant de lui-même à créer un univers secondaire riche de connotations à servir parfois, à détourner d’autres fois.

 

En fait, l’idée de ces « mots de pouvoir » pourrait renvoyer à une lecture ésotérique, qui serait bien entendu erronée à s’en tenir au seul Lovecraft, mais peut davantage faire sens dans le contexte post-hippie qui voit naître l’œuvre de Giger, avec son lot de parodie voire d’imposture délibérée (et d’argumentaire commercial, dont, à terme sinon au départ, les références lovecraftiennes font également partie). La simple citation, on le voit, peut susciter des études très intéressantes – mais cette idée du pouvoir des mots, eu égard au lexique du « Mythe de Cthulhu », est encore une autre illustration, et des plus éloquente, de la contamination de la culture populaire moderne par un Lovecraft omniprésent.

 

COME AND SEE

 

Un bien bel ouvrage, donc, que ce Lovecraft au prisme de l’image – et qui a peut-être quelque chose de salutaire, car il est bien temps de revenir sur certains préconçus tenant à l’impossibilité supposée de figurer l’univers lovecraftien, dans le contexte d’une culture populaire qui ne cesse pourtant de le faire, si c’est avec plus ou moins de réussite ; par ailleurs, on appréciera l’ouverture de la problématique à des champs moins évidents que les inévitables cinéma et bande dessinée.

 

Une lecture de choix, donc, pour une problématique que l’on n’a certes pas fini de creuser.

Voir les commentaires

Les Tragédies bourgeoises, t. 1, de Chikamatsu

Publié le par Nébal

Les Tragédies bourgeoises, t. 1, de Chikamatsu

CHIKAMATSU, Les Tragédies bourgeoises, t. 1, textes présentés et traduit du japonais par René Sieffert, [s.l.], Publications Orientalistes de France, coll. Les Œuvres capitales de la littérature japonaise, 1991, 301 p. [+ 8 p. de pl.]

 

« LE SHAKESPEARE JAPONAIS » ?

 

Je poursuis ma découverte progressive de la littérature classique japonaise avec, disons-le, un gros, un très gros morceau : Chikamatsu Monzaemon (1653-1725), né Sugimori Nobumori, considéré comme faisant partie des trois grands auteurs, globalement contemporains, de l’époque Edo, à la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles – si Bashô est le poète de son temps (et, non, merci, sans façon, en ce qui me concerne...), et Saikaku son romancier (là, oui !), Chikamatsu est son dramaturge.

 

L’Occident, toujours porté aux comparaisons jugées flatteuses mais mettant en avant sa propre culture, n’a dès lors pas manqué de qualifier Chikamatsu de « Shakespeare japonais », si tant est que cela veuille dire quelque chose. L’expression revient souvent, et jusque dans la longue et passionnante introduction de l’éminent traducteur et passeur René Sieffert (aux Publications Orientalistes de France, soit sa propre maison d’édition). Mais il en joue différemment, au fond, en reprenant le mot d’un traducteur et critique anglais qui, tout admirateur de Chikamatsu fût-il, affirmait et non sans raison qu’il n’y avait eu et qu’il n’y aurait jamais qu’un seul Shakespeare ; René Sieffert abonde, mais subvertit le mot : il n’y a eu et il n’y aura jamais qu’un seul Chikamatsu. Tâchons de voir pourquoi…

 

UNE ŒUVRE ABONDANTE, POPULAIRE ET INFLUENTE

 

Au fil d’une longue carrière s’étendant sur une cinquantaine d’années, Chikamatsu a livré plus de 150 pièces dans deux des trois registres classiques du théâtre japonais, le kabuki et, ce qui nous intéressera davantage, le jôruri, ou plus précisément le ningyô jôruri, c’est-à-dire le théâtre de marionnettes (que l’on appelle aujourd’hui le plus souvent bunraku, mais c’est une désignation bien plus récente) ; pour ce qui est du , ce n’est pas vraiment son registre, et il vaut mieux se référer, par exemple, à Zeami, qui lui est antérieur.

 

Mais cela va en fait plus loin que cela : concernant tout particulièrement le jôruri, Chikamatsu n’a pas seulement contribué, même abondamment, au répertoire – il a largement défini le genre même, qui acquiert avec lui ses lettres de noblesse, et tous les auteurs ultérieurs reprendront sans cesse les codes qu'il a dégagés.

 

Et ce sans véritablement avoir de prédécesseur : si Shakespeare, etc., pouvaient se référer aux tragédiens grecs, notamment, les auteurs japonais n’avaient semble-t-il pas vraiment ce genre de modèles prestigieux – même avec la Chine à côté, dont l’influence culturelle a bien sûr été cruciale. Qui plus est, outre ces modèles classiques absents, Chikamatsu devait composer avec la fermeture du Japon d’Edo (même avec ses quelques arrangements via les « études hollandaises ») ; pour René Sieffert, c’est là une dimension essentielle de l’auteur, et qui fait de son travail un tour de force sans commune mesure – ce qui justifie donc son « mot » concernant Shakespeare : Chikamatasu a fondé peut-être, remodelé au moins (et sur un mode définitif), codifié, critiqué, embelli, dépassé le théâtre japonais tout seul, d’une certaine manière, au cours d’une seule vie humaine…

 

À maints égards, Chikamatsu a d’ailleurs imposé dans ce domaine une forme de prédominance de l’auteur, là où, avant lui, on mettait en avant uniquement l’interprétation – par des acteurs qui étaient aussi chanteurs, et qui se livraient régulièrement à l’improvisation, ainsi dans le kabuki, et d’une manière qui peut rappeler, en Europe, la commedia dell’arte. Avec Chikamatsu, on s’attache davantage à un texte conçu à l’avance, et laissant moins de marge à l’improvisation, du moins en ce qui concerne les répliques – car ce texte demeure muet, le plus souvent, sur les indications de jeu, à la discrétion des interprètes, par ailleurs toujours à même de faire la démonstration de leurs talents de chanteurs, puisque chaque pièce comprend des passages chantés (les plus délicats à appréhender pour un lecteur occidental, par ailleurs…). Mais l’auteur a donc maintenant droit de cité – et la riche carrière de Chikamatsu, son succès populaire sur le moment, son influence incommensurable sur le théâtre ultérieur, doivent en fait pour une bonne part à une heureuse conjonction associant le bon auteur, le bon gérant de théâtre et le bon interprète (les deux derniers étant éventuellement une seule et même personne).

 

L’AIR DU TEMPS : LA BOURGEOISIE SUR LE DEVANT DE LA SCÈNE

 

Heureuse conjonction qui, bien sûr, doit aussi à l’air du temps… Chikamatsu, comme Bashô, comme Saikaku, était bien un homme de son temps, sans doute en était-il conscient d’ailleurs, et il a donc joué un rôle crucial dans l’évolution soudainement « bourgeoise » de la littérature classique japonaise – la parenté avec Saikaku est tout particulièrement marquée, car tous deux, loin de se complaire dans le seul registre « historique » avec ses nobles guerriers par paquets de douze (même s’ils ont aussi travaillé cette matière), ont eu l’audace de mettre en scène des bourgeois, des courtisanes, presque la lie de la société d’Edo dans le rigide système de castes des Tokugawa, d’inspiration néo-confucianiste – où il n'y avait guère que les burakumin pour être encore plus stigmatisés ; la lie, à ceci près que, principes ou pas, cette bourgeoisie de marchands disposait de la richesse... et bientôt du pouvoir ? Car, dans ce « monde flottant », celui de l’ukiyo-zôshi de Saikaku, mais aussi l’ukiyo-e des peintres, mouvement qui débute en gros à cette époque, si son âge d’or est un peu ultérieur, les bourgeois ont assurément leur place ; même plus au premier rang... mais sur la scène !

 

Il ne faut cependant pas s’y tromper : les vingt-quatre Tragédies bourgeoises rassemblées par René Sieffert dans cette édition en quatre tomes, dont voici le premier, comprenant six pièces comme les suivants, ne constituaient pas, du temps de Chikamatsu même, le versant de son œuvre qui suscitait le plus l’admiration des foules. En fait, à l’origine de ces pièces aujourd’hui jugées fondamentales, les circonstances ont eu un rôle crucial, et les textes en soi, d’abord des pis-aller d’une certaine manière, n’étaient pas tant considérés comme des œuvres en soi que comme des « bouche-trou » permettant de compléter une représentation autrement un peu courte.

 

« Un peu courte »… Selon les critères japonais du temps ! Car il faut bien intégrer que le théâtre japonais d’alors s’exprimait au travers de très, très longues représentations, durant une journée entière ! Quand on allait au spectacle, ce n’était pas à moitié…

 

Mais ces Tragédies bourgeoises, donc, ne constituaient pas, aux yeux mêmes de Chikamatsu comme des spectateurs de ses pièces alors, le cœur et l’essence de son œuvre (pour tout le monde, alors, ce sont les pièces historiques qui sont jugées prestigieuses, ce sont celles « qui comptent vraiment », le seul véhicule possible de l’art du dramaturge, avec ses codes, ses références et ses morceaux de bravoure). Ces pièces « vulgaires », si l’on ose dire, n’en ont pas moins eu, très tôt, un immense succès : la première pièce de Chikamatsu dans ce registre, Double Suicide à Sonézaki, était donc clairement conçue comme un bref bouche-trou, mais elle avait beaucoup plu – ce qui justifiait assurément que l’auteur, certes pas indifférent au succès commercial dans ce monde bourgeois, ait écrit vingt-trois autres pièces de jôruri dans le même registre… dont dix sur le même thème exactement, celui du « double suicide » (shinjû) ; « l’air du temps », plus que jamais...

LE THÈME ESSENTIEL DU SHINJÛ

 

Car ces Tragédies bourgeoises sont des sewa-mono, c’est-à-dire des pièces empruntant un cadre contemporain, et essentiellement inspirées par des faits-divers très récents, qui font l’actualité ou plus encore le scandale. Telle histoire qui passionne les bons bourgeois d’Ôsaka peut ainsi être mise en scène un ou deux mois seulement après les faits, et devenir œuvre théâtrale… Les noms sont parfois modifiés, ce n’est pas systématique, mais le propos demeure de toute façon limpide – au point où l’on ne peut plus parler d’allusions.

 

Le sewa-mono n’est pas à proprement parler une invention de Chikamatsu ; jeune homme, il assiste à des représentations de kabuki où les plus grands acteurs du temps improvisent sur de semblables faits-divers récents et que l’assistance entière connaît. Mais Chikamatsu, à partir de 1703 et du Double Suicide à Sonézaki, importe la matière dans le jôruri, et en imposant donc un texte en lieu et place de la seule improvisation virtuose.

 

Dès cette pièce, il use donc, et dès le titre, du thème du double suicide, ou shinjû, qui deviendrait emblématique du procédé, et serait par la suite presque tout naturellement associé à Chikamatsu (pas le seul cela dit à en faire usage). Sans trop m’étendre sur la question (je vous renvoie éventuellement à mon compte rendu de La Mort volontaire au Japon, de Maurice Pinguet), rappelons simplement que, au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, le Japon a connu comme une « épidémie » de « doubles suicides », c’est-à-dire des « suicides amoureux », où les amants malheureux car victimes des circonstances préfèrent mourir ensemble plutôt que de vivre séparés.

 

Or c’est aussi l’époque des pièces de Chikamatsu – et onze d’entre elles, donc, mettent en avant ce thème précisément (dont cinq dans ce seul premier tome). Il n’est certes pas le seul à en faire usage, au théâtre ou dans une forme d’édition populaire qui se développe alors, et c’est au point où le shinjû devient littéralement omniprésent, devient, autant le dire, une mode – sous deux aspects, le geste suicidaire initial, et son exploitation littéraire ultérieure. Dès lors, on n’a pas manqué de supposer que ces pièces, etc., avaient leur part de responsabilité dans cette vague de « doubles suicides » ! Et si, par nature, les pièces de Chikamatsu ne sont intervenues qu’après les premières occurrences du fait-divers (tout spécialement celle de Sonézaki, sur laquelle il reviendrait sans cesse, et d’autres comme lui), il y a tout de même là une certaine ambiguïté…

 

Je crois que ce n’est pas tout à fait la même chose que les accusations idiotes que ne cessent encore de porter, contre ce qui les dépasse, tels imbéciles à la vue courte, pour qui le théâtre, les romans, les films, les jeux de rôle, les jeux vidéos, en attendant la suite, ne sauraient être autre chose que des catalyseurs de violence ou d’autres comportements antisociaux… Peut-on exclure, dans le cas des Tragédies bourgeoises de Chikamatsu (et de ses nombreux collègues, ou dans les feuilles populaires, etc.), l’éventualité que le traitement artistique du shinjû ait pu le rendre « séduisant » ? On peut supposer, j’imagine, et sans se montrer trop hardi, qu’il a pu y avoir comme une boucle de rétroaction en l’espèce – rendant comme telle parfaitement vaine la quête de la causalité, en définitive… Ce qui a peut-être été alors le point de vue des autorités – au niveau du shogunat d’Edo, ou à Ôsaka : elles ont fini par critiquer cet engouement morbide, et par en rendre responsable les théâtres – allant même, je crois, jusqu’à prohiber l’emploi du terme de shinjû au moins dans les titres des pièces, expédient éloquent quant à son impuissance en l’affaire.

 

Ceci étant, pour s’en tenir à Chikamatsu, les onze pièces traitant du « double suicide » ne se contentaient pas d’être de simples redites. Dans le présent premier tome, comportant six pièces (comme chacun des trois qui suivent), c’est le thème primordial, mais il est susceptible de divers avatars : le Double Suicide à Sonézaki en est l’expression la plus « pure » et, d’une certaine manière, la plus « sèche » ; Une chanson de Satsuma n’y renvoie que par la bande, et est à la lisière du sewa-mono – c’est par ailleurs une pièce « positive », « de début d’année » (j’y reviendrai), comportant des éléments marqués de comédie ; Deux Livrets illustrés pour un double suicide joue de l’ambiguïté d’un cas-limite, où le double suicide n’est pas « complet », puisque pas accompli au même endroit, et entame par ailleurs une forme de réflexion méta-textuelle sur le thème du shinjû depuis Double Suicide à Sonézaki ; les deux pièces qui « se suivent », Crêpe écarlate rutilant feuillage de la lune des deutzies (oui, c'est le titre) et Crêpe reteint à la lune des deutzies, présentent cette fois un double suicide « authentique », mais d’une certaine manière décalé dans le temps, puisque l’homme survit à sa tentative de suicide de la première pièce, pour mettre fin à ses jours dans la seconde, bien après son amante donc. La dernière pièce de ce premier tome, À Horikawa le tambour des vagues, ne traite pas d’un cas de double suicide, exceptionnellement.

 

Mais toutes ces pièces, en tant que sewa-mono, se fondent bien sur des faits-divers le plus souvent très récents, quelques mois à peine – à l’exception d’Une chanson de Satsuma, qui renvoie à quelque chose de plus ancien, d’une quarantaine d’années environ ; c’est décidément un texte à part dans ce recueil, et j’ai du mal à le qualifier de « tragédie bourgeoise ». En fait, cette désignation retenue par René Sieffert est éventuellement critiquable...

 

BOURGEOISES

 

La dimension bourgeoise, globalement, est indéniable. Le fait est que la plupart des personnages de ces pièces sont des bourgeois – mais ne pas se tromper sur le terme, en y associant des connotations de fortune pas toujours pertinentes : si les marchands occupent une place de choix dans ces pièces, certains d’entre eux sont passablement pauvres – et l’argent, pour un homme qui s'avère en fait démuni, peut avoir un rôle déclencheur dans le double suicide. C’est le cas, de manière marquée, dans Double Suicide à Sonézaki, mais aussi dans les deux pièces, qui se suivent, du Crêpe… D’autres marchands sont plus « confortables », mais les deux types, ensemble, constituent une représentation finalement assez étendue de la bourgeoisie d’Ôsaka – surtout : c’est la capitale économique du pays, et sauf erreur la ville japonaise la plus peuplée alors (la carrière de Chikamatsu a débuté à Kyôto, où il a beaucoup écrit pour le kabuki, mais il s’installe à Ôsaka à peu près à l’époque des pièces de jôruri compilées dans ce volume – et il n’y a probablement pas de hasard à cet égard, si d’autres dimensions, économiques ou même personnelles, expliquent ce « déménagement »).

 

En fait, la dimension bourgeoise peut, tout autant et éventuellement davantage, être envisagée comme mettant en avant la roture, disons – opposée aux samouraïs, aux bushi ; d'autant plus opposée, en fait, que les marchands représentent la caste la plus basse de la société d'Edo. Chikamatsu lui-même était issu d’une famille de samouraïs, mais cela faisait plusieurs générations que ses ancêtres s’étaient tournés vers la médecine – ce qui était à l’origine sa propre vocation. Mais, visiblement, il ne porte pas les samouraïs dans son cœur… Il les raille volontiers dans ces pièces de jôruri, ces sewa-mono plus précisément (je suppose qu’il n’en va pas de même pour ses pièces historiques – même si l’actualité pouvait en fait ressurgir là encore : ainsi de l’affaire des quarante-sept rônin, toute récente, et qui a inspiré à Chikamatsu plusieurs pièces – un volume des Publications Orientalistes de France, sous la direction de René Sieffert, en rassemble sauf erreur deux, associées à deux autres pièces sur le même thème qui ne sont elles pas dues à notre auteur ; j’ai ça, je le lirai un de ces jours). Bien sûr, on peut supposer qu’il en rajoute un peu – car son public bourgeois se régalait sans doute à ces moqueries pour ces bushi intransigeants et hautains, qui les spoliaient du pouvoir politique alors même que leur fonction de guerriers avait quelque chose de totalement absurde dans le Japon pacifié d’Edo… Deux de ces six pièces usent de semblables personnages : Une chanson de Satsuma, pas tout à fait un sewa-mono donc, et une pièce « de début d’année », et À Horikawa le tambour des vagues ; la première a quelque chose de léger et propice à la comédie, grivoise le cas échéant, là où la seconde, même si pas totalement dénuée d’aspects humoristiques, est globalement bien plus grave, et, surtout, perfide, voire colérique : Chikamatsu se moque de ces samouraïs qui semblent juger « honorable » de massacrer des femmes ou des bourgeois sans défense – mais c’est une raillerie imprégnée de fiel… Reste que ces deux pièces sont « à part » dans ce volume, et, pour le coup, pas vraiment « bourgeoises », ou pas totalement dans le second cas – outre qu’Une chanson de Satsuma n’est pas une tragédie à mes yeux.

 

Mais ces considérations sur la bourgeoisie et la roture s’appliquent bien sûr avant tout aux hommes, dans ces pièces. Le cas des femmes est tout autre – car elles sont reléguées peu ou prou à deux rôles, l’épouse ou la courtisane ; leur statut « bourgeois » ou « samouraï » relève alors de la répercussion via les hommes en cause. Ces deux archétypes, cependant, peuvent prendre des formes en définitive assez variées, tout particulièrement sur le plan éthique – des plus admirables aux plus méprisables. Noter une chose, toutefois : dans les pièces de shinjû, ce sont systématiquement les femmes qui proposent le double suicide à leurs amants – ce qui correspondait parfois aux faits, mais pas toujours : Chikamatsu, dans ses sewa-mono, se montrait généralement assez fidèle aux événements, mais pas au point d’abandonner toute marge de manœuvre ; bien au contraire, dans l’intérêt de l’art, il se ménageait toujours des espaces de liberté – et à bon escient, parce que c’est souvent dans ces entorses à la réalité que se situent les plus beaux moments des pièces...

 

DES TRAGÉDIES ?

 

Mais qu’en est-il donc de la dimension « tragédie », mise en avant dès le titre par René Sieffert ? Elle me paraît beaucoup plus critiquable – j’aurais plutôt parlé de « drames » pour ma part, mais, certes, je manque de bagage et c’est peu dire…

 

À l’évidence, ce que nous raconte ici Chikamatsu n’est guère joyeux – a fortiori avec un thème omniprésent comme le double suicide ! Mais, ne pas s’y tromper, ces pièces ne sont pas unilatéralement « tragiques » : en fait, nombre d’entre elles (à l’exception notable de la première, d’où cette impression de « sécheresse » que je mentionnais plus haut) comprennent des éléments de comédie – et je suppose que cela peut bel et bien, cette fois, rapprocher Chikamatsu de Shakespeare ? Mais je ne devrais pas m’avancer sur ce terrain que je ne maîtrise pas le moins du monde…

 

Quoi qu’il en soit, ces inserts comiques peuvent prendre des formes très diverses : dans Deux Livrets illustrés pour un double suicide, par exemple, Chikamatsu s’auto-parodie (j’y reviendrai, c’est un point qui me paraît très intéressant à relever) ; les deux pièces du Crêpe..., peut-être pourtant les plus « tragiques » et poignantes du lot, contiennent une part non négligeable de satire, visant tant les bourgeois obsédés par leur commerce que les devineresses qui, au fond, sont leurs collègues en cupidité ; et dans À Horikawa le tambour des vagues, l’héroïne sous l’emprise du saké, car elle a un faible pour l’alcool, suscite quelques moments cocasses… même si, bien sûr, le spectateur/lecteur sait qu’il en découlera en fait des conséquences tragiques.

 

Il est un cas à part, et c’est la deuxième pièce, Une chanson de Satsuma. Même si elle use du thème (ou du procédé) du shinjû, cette pièce, dont j’ai déjà noté qu’elle n’était pas vraiment, voire pas du tout, « bourgeoise », ne me paraît pas davantage « tragique ». La comédie l’emporte clairement, avec la revue des valets qui ouvre la pièce et, surtout, des travestissements nombreux au sous-texte salace ; et le double suicide qui conclut la pièce « finit bien », puisqu’une intervention totalement miraculeuse, à la façon d’un deus ex machina, permet aux deux suicidants de survivre à leur geste fatal, et, mieux encore, de vivre ensemble et très heureux après cet « écart » ! Il y a une raison à cela : il s’agissait d’une pièce « de début d’année », et l’on jugeait qu’il aurait été « de mauvais augure » qu’elle se termine mal, dans ces circonstances : le public de la pièce désirait une fin heureuse, et une fin triste l’aurait sans doute « choqué », d’une certaine manière… Chikamatsu, et sans forcément que ce soit à regret, s’est donc plié à cette tradition plus ou moins formalisée. Notons au passage que Saikaku, quelques années plus tôt, avait raconté la même histoire dans un de ses romans, et lui avait lui aussi conféré une fin positive pour des raisons éditoriales assez proches (rappelons que l’anecdote fondant les deux récits était relativement ancienne, d’une quarantaine d’années à l’époque de la pièce, le roman de Saikaku ayant été publié vingt ans plus tôt ; elle avait d’ailleurs été traitée par bien d’autres auteurs que nos deux illustres « grands », et notamment sous la forme de la chanson populaire d’où dérive le titre de la pièce de Chikamatsu). Aussi ne puis-je envisager cette pièce comme une tragédie, et comme bourgeoise – par rapport au titre du recueil, elle est clairement en porte-à-faux.

LA STRUCTURE DES PIÈCES

 

Est-ce alors la « technique » qui fait que l’on peut qualifier ces pièces de « tragédies » ? C’est ce qu’avance semble-t-il René Sieffert, mais je ne suis guère plus convaincu. Cela implique d’envisager la structure des pièces dans leur ensemble – après quoi il faudra envisager leur forme, qui est liée.

 

Un point colle, sans doute, et c’est la structure en trois actes, systématique dans ces pièces. Le problème est ailleurs, et concerne les canons de l’unité de temps, et de l’unité de lieu. Sous ces deux aspects, la première pièce, Double Suicide à Sonézaki, fait illusion – elle respecte bien ces deux procédés, délai très bref et espace restreint, avec juste une petite variante, mais d’ordre essentiellement symbolique : le « cheminement » des amants vers le lieu où ils se donneront la mort, c’est-à-dire le michiyuki, qui est une des parties chantées de la pièce – c’est là un modèle qui sera sempiternellement repris dans les pièces suivantes, et le michiyuki était souvent perçu comme le point d’orgue des pièces, car celui où l’interprète pouvait exprimer sa virtuosité dans le chant. L'absence de décor dans le jôruri d'alors pouvait d'ailleurs renforcer cette impression d'unité de lieu.

 

Mais les autres pièces ne me paraissent pas correspondre à ce supposé principe : Une chanson de Satsuma s’étend sur plusieurs années, et implique des distances notables (c’est même un thème de la pièce, car le lointain fief de Satsuma, tout au sud de Kyûshû, y fait presque figure de terre barbare, et d’autant plus qu’il y est associé aux îles Ryûkyû, plus lointaines encore, et même pas japonaises à l’époque). Deux Livrets illustrés pour un double suicide affiche dans son principe même, et éventuellement dans son titre, que l’unité de lieu n’est pas respectée (même si Chikamatsu en joue pour la scène du michiyuki, de manière très maligne). Crêpe écarlate rutilant feuillage de la lune des deutzies pourrait à nouveau faire illusion, mais sa « suite », Crêpe reteint à la lune des deutzies, se déroule en deux endroits complètement différents, et s’étend là encore sur plusieurs mois. De même pour À Horikawa le tambour des vagues. Noter enfin que, dans plusieurs de ces pièces, on change de lieu à l’intérieur même d’un acte (le cas le plus flagrant étant peut-être l'acte II de Crêpe reteint à la lune des deutzies.

 

Mais c’est du pinaillage, j’imagine...

 

LA FORME DES PIÈCES

 

Quelques mots toutefois sur la forme des pièces – ce qui va au-delà de leur structure en trois actes, systématique.

 

Un point important à noter est que figure, dans chacune de ces pièces, plusieurs parties chantées, dont deux sont plus particulièrement importantes : celle qui ouvre la pièce, et celle qui, dans les pièces de shinjû, correspond au michiyuki. C’était un élément capital dans le jôruri, car le moment où l’interprète pouvait faire la démonstration de toute sa virtuosité – au point parfois où ces parties chantées étaient ensuite reprises par les spectateurs, devenant ainsi des chansons populaires ; c’est même une chose que Chikamatasu mentionne expressément – et par rapport à ses propres pièces, à deux reprises au moins dans ce volume ! Mais, pour un lecteur français, ces parties chantés – identifiées par l’emploi des italiques et l’absence de ponctuation – sont très problématiques… En effet, les codes japonais voulaient qu’elles soient d’une certaine manière hermétiques – ce qui peut renvoyer au théâtre , pour le coup, dont René Sieffert explique en introduction qu’il fascinait d’autant plus les Occidentaux qu’ils n’y comprenaient tout d’abord rien… En outre, ces parties chantées sont, dans le texte original, très riches de jeux de mots absolument intraduisibles (et éventuellement un peu gratuits…). C’est au point où, parmi les traducteurs du japonais, s’est posée la question : qu’en faire ? Plusieurs solutions ont été envisagées – incluant l’omission pure et simple ! Sinon, le rendu du « sens » s’il y en a un, le rendu phonétique, le rendu littéral – c’est ce dernier choix qui a été ici celui de René Sieffert. Et… Oui : c’est parfaitement incompréhensible.

 

D’autant, mentionnons-le à tout hasard, que René Sieffert, qui évoque la question dans son excellente introduction, a fait le choix de ne pas alourdir sa traduction par des notes – et ce de manière générale ; il y a bien un paratexte, consistant en une longue introduction et une très brève présentation, en deux pages à chaque fois, de chacune des pièces (en associant toutefois celles du Crêpe…), mais rien de plus ; le quatrième et dernier tome, semble-t-il, contiendrait un paratexte d’ensemble revenant sur les vingt-quatre Tragédies bourgeoises. On peut certes s’en passer pour les parties « normales » de la pièce, même si certaines assurément auraient été éclairantes – mais ces parties chantées, riches de clins d’œil et d’allusions accessibles aux seuls spectateurs japonais d’alors, n’en sont que plus hermétiques…

 

Cette difficulté mise à part, il faut relever un aspect peut-être étonnant pour les lecteurs occidentaux – car ces pièces de Chikamatsu ne sont pas formellement présentées comme le théâtre que nous connaissons, ainsi avec l’identification systématique des personnages en train de s'exprimer, ou les didascalies. Tout passait à l’origine, sauf erreur, par un unique interprète manipulant les marionnettes ; dès lors, cet interprète, « l’acteur » de la pièce, en récitait le texte (et le chantait parfois, donc), à la manière d’un chœur, décrivant le cas échéant les actions de ses marionnettes, mais aussi le décor brillant par son absence, en sus de tout ce que les pantins ne sauraient pouvoir exprimer : de fait, les pièces ont plutôt une allure de nouvelles, avec un narrateur omniscient, des répliques identifiées par les guillemets ou les tirets, des « dit-il », etc. Par contre, on ne trouve pas du tout d’indications de jeu dans le texte – cela, ce n’était pas à la charge de l’auteur, mais de l’interprète, qui, pour le coup, retrouvait dans ce domaine une marge de manœuvre dont le texte de Chikamatsu pouvait le priver en revenant sur le principe classique d’improvisation des répliques. L’impression de lire des nouvelles n’en est que plus forte.

 

L’AUTEUR RÉFLÉCHISSANT SUR SON ART

 

Enfin, un autre aspect fascinant de l’art de Chikamatsu est sa capacité à l’interroger lui-même. Dans cet ouvrage, cela ressort d’abord d’un très curieux texte dont René Sieffert donne quelques extraits dans son introduction – un entretien (posthume) avec l’auteur, le fait d’un passionné de théâtre et notamment de jôruri du nom de Hozumi Ikan, qui en avait fait la préface de son livre Naniwa miyagé, paru en 1740 (soit quinze ans après la mort de Chikamatsu). C’est une occasion saisissante de découvrir combien Chikamatsu a révolutionné le théâtre japonais, au travers d’une œuvre qu’il n’hésitait par ailleurs pas à remettre lui-même en question – et l’occasion aussi, peut-être, de témoigner de ce que les contemporains de Chikamatsu, ou certains d’entre eux du moins, pouvaient avoir conscience d’avoir affaire à un génie, dont le succès commercial n’avait d’égal que le talent artistique. Un document du plus bel intérêt, dont je ne sais s’il existe une traduction complète… Mais en voici un passage qui m’a semblé tout particulièrement intéressant :

 

« L’art est quelque chose qui se tient dans l’infime membrane qui sépare la vérité du mensonge. Il est exact que l’on s’ingénie de nos jours à reproduire la réalité au plus près, et que l’on prétend, par conséquent, dans un rôle de karô, reproduire le comportement et le discours d’un véritable karô, mais alors, a-t-on jamais vu le vrai karô d’un daïmyô se barbouiller le visage, comme le fait l’acteur, de rouge et de blanc ? Que si, par contre, sous prétexte qu’un vrai karô ne se farde point, l’acteur voudrait interpréter le rôle en se présentant sur la scène avec une barbe hirsute ou le crâne dégarni, où serait le divertissement ? L’infime membrane se situe dans l’espace qui sépare les deux, précisément. L’art est mensonge qui n’est pas mensonge, vérité qui n’est pas vérité, et le divertissement est dans l’intervalle entre les deux.

 

« Certaine dame du Palais avait un amant et ils éprouvaient l’un pour l’autre une vive passion, mais comme la femme vivait tout au fond des somptueux appartements auxquels l’homme n’avait pas accès, et qu’elle-même n’avait que très rarement l’occasion de l’entrevoir par les interstices d’un store, son désir de l’avoir près d’elle fut si fort qu’elle fit sculpter une image en bois de cet homme, image qui, à la différence d’une statue ordinaire, ne s’écartait pas d’un poil du modèle ; elle en avait fait reproduire les couleurs et le teint, cela va sans dire, et jusqu’au moindre pore de sa peau, de sorte que les orifices du nez ou des oreilles, ainsi que les dents de la bouche, avaient la forme et les dimensions exactes de l’original. Comme on avait façonné ce simulacre en présence de l’homme, la seule différence entre l’un et l’autre était dans le fait que l’un était animé, et l’autre non, mais lorsque la femme put voir l’image à ses côtés, cette imitation, pour parfaite qu’elle fût, la déçut au point qu’elle en éprouva une indicible horreur. Tant et si bien que son amour s’éteignit sur l’heure et que, ne pouvant supporter la présence de cet objet, elle le fit jeter dehors, dit-on.

 

« Tout bien réfléchi, à la lumière de cet exemple, quiconque prétendrait reproduire tel quel un être vivant, fût-ce une beauté comme Yô Kihi [Yang Guifei], ne manquerait pas de décevoir. Voilà pourquoi, et encore que toute image soit chose vaine, si, tout en reproduisant les formes par le pinceau ou le bois sculpté, et en s’attachant à le faire ressembler au modèle, on en traite néanmoins certaines parties à grands traits, c’est ceci, en définitive, qui sera le germe de la séduction qu’elle opérera sur les esprits. Le talent consiste donc, dans la recherche de la ressemblance avec l’original, à laisser subsister des parties tout juste esquissées, et c’est cet artifice même qui touchera les cœurs. Dans un dialogue dramatique de même, l’on aura souvent intérêt à user de pareils procédés. »

 

Mais, dans le cadre même de ce premier tome, cela va en fait bien plus loin, et c’est une chose qui m’a… fasciné ? Le mot n’est peut-être pas trop fort… Car Chikamatsu, dans ces six pièces, se livre parfois à une forme de méta-récit qui interroge directement son art, mais aussi le théâtre en général et son impact sur les spectateurs. On le voit ainsi faire des allusions à ses propres pièces, et notamment le Double Suicide à Sonézaki, mais aussi éventuellement à ses pièces historiques – le cas échéant, il s’auto-parodie, avec la complicité narquoise de ses spectateurs ! Mais il se montre parfois plus simplement factuel, en ce qui le concerne au premier chef, pour envisager de manière plus sérieuse l’art théâtral, ses procédés, ses effets sur le public – en fait, dans ses pièces de shinjû, Chikamatsu lui-même « s’inquiète » (sincèrement ?) de la « mode » du double suicide, et de l’attrait morbide éprouvé par les spectateurs pour ces faits-divers sordides à l'origine de ses propres pièces…

 

En fait, Chikamatsu est d’une certaine manière impitoyable – pour son art, pour ses sujets, pour ses personnages, pour son public. Et, tout en s’acquittant de sa tâche avec tout le brio que l’on est en droit d’atteindre d’un immense artiste tel que lui, qui était tout autant un auteur populaire, il n’épargne pas ses « clients » de ses piques, et au-delà des seules perfidies portant sur l’éthique bourgeoise – ainsi dans À Horikawa le tambour des vagues, pièce dont le titre, si « poétique » à nos yeux, déborde en fait de significations ; car l’histoire met bien en scène un maître de tambour… à ceci près que Horikawa, par contraste, désigne un ruisseau certes pas à même de produire des vagues, tambour ou pas ; dès lors, ce titre se veut d’une certaine manière une critique du contenu même de la pièce, basée sur une anecdote scabreuse mais, hélas, banale également – et on pourrait donc le rendre par… Beaucoup de bruit pour rien ? C'est en tout cas ce que suggère René Sieffert...

 

Je vais maintenant tâcher de dire quelques mots de ces six pièces.

DOUBLE SUICIDE À SONÉZAKI

 

Double Suicide à Sonézaki (que j’avais déjà lue sous le titre La Mort des amants à Sonézaki, dans la très bonne anthologie Mille Ans de littérature japonaise conçue et traduite par Nakamura Ryôji et René de Ceccatty) est donc la première des Tragédies bourgeoises de Chikamatsu, et donc une pièce de jôruri. Chikamatsu n’y accordait à la base guère d’importance, et c’est peu dire : la pièce était envisagée comme un expédient pour compléter une pièce historique – la « vraie » pièce de la représentation – qui s’était avérée un peu trop courte. Ça n’en est pas moins une pièce d’une grande importance – dans l’œuvre de Chikamatsu, et dans le cadre plus large du théâtre japonais, voire de la littérature japonaise… et pourquoi pas au-delà ? Très vite, en tout cas, c’est un succès, particulièrement inattendu, mais non moins palpable – les parties chantées notamment déchaînent l’enthousiasme des spectateurs. Pour Chikamatsu, son théâtre et son interprète, c’est là le signe qu’il faut persévérer dans cette voie.

 

La pièce, élaborée un peu à la va-vite, s’appuie donc sur un fait divers très récent. Comme dit plus haut, ce genre de sewa-mono n’était pas totalement inédit, et les représentations de kabuki, notamment, pouvaient y faire allusion, mais au travers de séquences improvisées par les acteurs. En jôruri, par contre, c’est une première – et surtout dans l’optique où le sujet était donc traité au travers d’un texte conçu préalablement, plutôt que d’être laissé aux aléas de l’inspiration des acteurs sur le vif.

 

L’histoire est on ne peut plus simple (et la pièce très courte à s’en tenir au seul volume du texte : une trentaine de pages ; les suivantes sont plus longues, mais guère) : un bourgeois, Tokubyôé, et une courtisane, O.Hatsu de la maison Tenma, s’aiment d’un amour impossible. L’hostilité du monde les incite à mourir ensemble et de leur propre main. À ce stade, c’est presque une épure…

 

Pourtant, la pièce n’est pas exemple de rebondissements, à même de susciter et d’entretenir l’enthousiasme des spectateurs. Et il y a par ailleurs cet ajout de Chikamatsu – un de ses « espaces de liberté » qu’il entendait conserver dans ses sewa-mono : l’ajout d’un personnage totalement fictif, du nom de Kuheiji, un très beau salaud qui, en fait, détourne complètement les motivations réelles du double suicide, à moins qu’il ne s’agisse de les sublimer dans un symbole éloquent. Kuheiji est censément un ami de Tokubyôé ; ce dernier, naïf, lui a prêté une forte somme d’argent, sous la promesse de la rembourser assez tôt, condition nécessaire au salut des deux amants… Mais Kuheiji s’avère un escroc : non seulement il ne rend pas l’argent à Tokubyôé, mais il va jusqu’à l’accuser d’être un menteur et, pire encore, un faussaire qui se serait emparé de son propre sceau pour forger une reconnaissance de dette totalement fictive ! Tokubyôé, du fait de ses accusations, est moqué, battu même, définitivement humilié – c’est bien pour cela qu’il n’a plus d’autre alternative que le suicide… De plus, en mettant ainsi une somme d’argent au cœur de la scène sentimentale, Chikamatsu appuie encore un peu sur la dimension bourgeoise du drame, pour un effet aussi douloureux que révoltant.

 

Double Suicide à Sonézaki s’avère bel et bien une très bonne pièce, et qui produit son effet – même si je suis assez logiquement passé à côté des deux parties chantées, la « visite touristique » qui ouvre la pièce (procédé qui reviendra souvent), et, bien sûr, le michiyuki.

 

UNE CHANSON DE SATSUMA

 

Une chanson de Satsuma est une pièce à part dans ce volume, comme je l’avais déjà avancé plus haut – et pas seulement parce que c’est, de loin, la plus longue du recueil en volume de texte. La distance par rapport aux événements narrés (distance temporelle, une quarantaine d’années, mais aussi distance au sens spatial, car nous sommes alors en partie dans la lointaine province de Satsuma) joue un rôle essentiel, presque au point de disqualifier la désignation de sewa-mono, outre que le thème n’avait rien d’inédit, ayant été abondamment traité avant Chikamatsu (notamment dans l’optique de la chanson populaire à laquelle le titre fait référence, mais aussi, donc, par le grand romancier Saikaku, vingt ans plus tôt). La pièce, en outre, concerne davantage le monde des samouraïs (même s’il s’agit de les railler) que celui des bourgeois. Enfin, la pièce se finit bien, par une intervention de type deus ex machina, qui vient invalider l’idée même de shinjû – tout cela, donc, parce qu’il s’agit d’une pièce « de début d’année », je n’y reviens pas.

 

J’insisterai uniquement ici sur la dimension comique de la pièce, qui ressort notamment, en ouverture, du « défilé des valets », autant de canailles en quête d’emploi, gouailleuses et moralement suspectes, plus globalement de la moquerie sur les bushi, enfin et probablement surtout dans le jeu sur les travestissements des personnages : deux couples sont présents, en miroirs, dont un où l’homme se déguise en femme et l’autre où la femme se déguise en homme, pour des raisons trop compliquées pour être rapportées ici ; bien sûr, ces travestissements débouchent largement sur les grivoiseries que vous supposez, même si le rapport du Japon d’Edo à ces procédés n’avait sans doute pas grand-chose à voir avec la lourdeur éventuellement beauf à laquelle nous sommes habitués dans ce registre.

 

La pièce n’est pas mauvaise en soi – en fait, malgré nombre d’éléments cryptiques, elle demeure assez drôle… Chikamatsu construit habilement son récit (mieux que Saikaku son roman, à en croire René Sieffert – chose à vérifier dans Cinq Amoureuses, volume qui patiente dans ma bibliothèque de chevet), et, dans cette pièce aux allures de farce jusque dans le michiyuki, il s’accorde aussi de créer un beau personnage avec O.Ran, la coiffeuse de Koman, la femme d’un des deux couples centraux ; on peut noter la parenté des noms, qui est un procédé au cœur de la pièce, mais, de manière plus constructive peut-être, il faut s’attarder sur O.Ran, car elle est typique des personnages de femmes inventés de toutes pièces par Chikamatsu pour « humaniser » quelque peu ses sewa-mono qui risqueraient autrement d’être un peu trop « secs » ; car ces femmes sont peu ou prou les seuls personnages unilatéralement sympathiques de ces pièces (et souvent d’extraction humble, mais pas toujours, ceci dit).

 

Mais Une chanson de Satsuma, même avec ces quelques aspects notables, est donc une pièce à part dans ce premier tome des Tragédies bourgeoises – car ni tragique, ni bourgeoise.

DEUX LIVRETS ILLUSTRÉS POUR UN DOUBLE SUICIDE

 

Avec Deux Livrets illustrés pour un double suicide, Chikamatasu revient sans ambiguïté à la manière du sewa-mono… sinon à celle du shinjû, car, s’il se fonde à nouveau sur une anecdote très récente d’un nouveau cas de double suicide, il en présente pourtant une variation étonnante, lui permettant d’éviter de simplement livrer un « remake », si j’ose dire, du Double Suicide à Sonézaki… tout en faisant explicitement le lien avec sa propre pièce, et avec la mode du shinjû déjà bien amorcée ! On voit bien ici combien Chikamatsu, en plus d’être un poète habile, était un dramaturge particulièrement retors et en même temps lucide et pertinent…

 

En effet, le présent double suicide n’est pas « canonique », car les deux amants, l’homme Ichirôémon et la femme O.Shima, ne meurent pas au même endroit ; toutefois, s’ils ne meurent pas ensemble au sens spatial, ils meurent bien ensemble au sens temporel – avec cette idée étonnante mais forte des amants chronométrant à distance leurs gestes, par la récitation de la formule « Namu Amida-butsu ! » tout en égrenant un chapelet ; l’art de Chikamatsu, ici, ressort tout particulièrement de ce michiyuki fantasmatique, où les amants se rejoignent en rêve, quand bien même ils meurent séparément…

 

S’ils meurent véritablement ? Car il y a une ambiguïté dans la pièce, ou plus exactement dans son titre – qui ne fait pas seulement référence au double suicide, mais d'abord aux « deux livrets » qu’il a suscités. En effet, l’affaire avait d’autant plus passionné les bourgeois d’Ôsaka qu’elle avait quelque chose de suspect : c’est que le corps d’Ichirôémon n’avait pas été retrouvé… On a parlé de double suicide parce qu’Ichirôémon avait laissé une lettre d’adieu y faisant directement référence ; mais l’absence du cadavre n’en était pas moins problématique. Et les « livrets » rapportant le fait-divers s’opposaient donc : certains, dans l’optique romantique du shinjû, ne mettaient pas en cause la réalité du geste d’Ichirôémon, mais d’autres avançaient qu’il s’agissait peut-être d’un escroc, qui aurait poussé son amante au suicide et fait croire au sien pour disparaître et ne pas avoir à régler quelques fâcheuses dettes… Chikamatsu fait donc référence à cette ambiguïté dès le titre de la pièce, mais le contenu semble préférer la thèse d’un Ichirôémon parfaitement sincère, et mourant bel et bien en même temps que sa chère O.Shima – par ailleurs, dans la pièce, c’est comme toujours cette dernière qui fait la proposition de double suicide, et non Ichirôémon comme dans la version « suspicieuse » du fait-divers.

 

Mais cette question des « deux livrets » a bel et bien son importance – simplement, d’un autre registre : il s’agit de témoigner de la passion des bourgeois pour ce genre d’affaires scabreuses, passion qui a justifié, après le succès du Double Suicide à Sonézaki, que Chikamatsu remette en scène un shinjû avec la présente pièce. Or « l’histoire vraie », ici, fait la démonstration qu’elle est régulièrement plus improbable que la fiction, en servant à l’auteur un sujet tellement parfait qu’il en devient presque suspect à son tour : c’est que l’amante d’Ichirôémon, O.Shima, était comme O.Hatsu une courtisane… et dans la même maison Tenma ! Maison dans laquelle on évoque avec douleur, crainte, et parfois un certain égoïsme, le drame de Sonézaki, en faisant autant que possible en sorte qu’il ne se reproduise pas – mais en vain. Et ce n’est pas seulement le drame de Sonézaki qui est rappelé et constitue une forme de point de départ aux pires tragédies – mais tout autant, et explicitement, la pièce de Chikamatsu elle-même ; lequel en profite à nouveau pour s’auto-parodier !

 

Ce semblant de « méta-récit », dont nous aurons d’autres exemples par la suite, n’est pas le moindre intérêt de cette pièce habile – presque au point de la perversion...

 

CRÊPE ÉCARLATE RUTILANT FEUILLAGE DE LA LUNE DES DEUTZIES/CRÊPE RETEINT À LA LUNE DES DEUTZIES

 

Deux pièces sont ensuite à envisager ensemble, Crêpe écarlate rutilant feuillage de la lune des deutzies (oui) et Crêpe reteint à la lune des deutzies, car la seconde est la suite directe de la première : en fait, le premier acte de la seconde est à quelques lignes finales près le dernier acte de la première pièce, au point qu'il n'est pas reproduit ! On pourrait donc très bien y voir un ensemble en cinq actes. J’ai cru comprendre, du coup, qu’il y avait peut-être là une entorse à la chronologie des pièces, autrement respectée sur l’intégralité de cette édition en quatre tomes ? Le fait est, en tout cas, que les événements narrés dans la première pièce sont d’une certaine manière « complétés » dans les faits quelque temps plus tard, ce qui justifie une suite.

 

Car les deux pièces se fondent là encore sur des événements très récents, mais, outre l’âge des protagonistes (le couple engagé sur la voie du shinjû est peu ou prou adolescent), les circonstances du shinjû sont très particulières, qui expliquent cette séparation en deux pièces. En effet, la première narre le double suicide des jeunes Yohei et O.Kamé… mais ce shinjû échoue, puisque Yohei survit ; la deuxième pièce narre donc après coup comment Yohei prendra enfin sa vie, avec du retard sur ce qui était prévu...

 

On peut relever un autre trait singulier – mais peut-être dû à une déformation, tenant à ce que je suis un lecteur occidental, et du XXIe siècle ? En effet, les deux pièces usent de procédés que l’on serait tenté de qualifier de « fantastiques » : dans les deux pièces, on trouve la même devineresse, qui évoque tout d’abord, à la demande d’O.Kamé, l’esprit d’un Yohei pourtant bien vivant, tandis que dans la seconde pièce, à la demande de sa famille, elle évoque l’esprit d’O.Kamé morte – lequel esprit rend ensuite visite au survivant Yohei, ou plutôt Jokyû, car tel est son nom de religieux (sa famille l’a fait rentrer dans les ordres pour éviter le châtiment réservé aux suicidants de shinjû qui se « rateraient » – la peine de mort, bien sûr…). Mais les spectateurs nippons d’alors n’y voyaient pas forcément quelque chose de fantastique, du moins concernant l’activité de la devineresse (que Chikamatsu raille un peu au passage pour son goût du lucre, qui en fait bel et bien un personnage « bourgeois ») ; la visite du fantôme d’O.Kamé à Jokyû, je tends par contre à croire qu’il ne faut pas la prendre au pied de la lettre, et que le public de Chikamatsu était porté à l’envisager pour ce qu’elle est : un pur effet dramatique.

 

Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur ces deux pièces liées, très riches… Je note tout de même avant tout que leurs personnages ne sont globalement guère sympathiques – en fait il n’y en a pas un pour rattraper l’autre… ou plutôt si, il y en a un : comme O.Ran dans Une chanson de Satsuma, le personnage le plus aimable de la pièce a été entièrement inventé par Chikamatsu – il s'agit de la tante, anonyme et aveugle, tant de Yohei que d’O.Kamé (une histoire d’adoption complique largement la donne dans cette affaire, le lien avec Yohei est indirect).

 

Et le pire est peut-être aussi dans ce cas : la marâtre d'O.Kamé, Ima, ô combien détestable, manipulatrice et haineuse ; mais est-elle finalement bien pire que son odieux frère cadet Denzaburô, arriviste sans cœur ?

 

Mais le problème dans cette pièce – en fait un atout essentiel de la narration –, c’est que les autres personnages, tous, ne sont pas forcément beaucoup plus positifs, et ont des choses à se reprocher… Ainsi d'abord de Yohei, pourtant le « héros » des deux pièces : il est tout à la fois un personnage éminemment tragique… et un bourgeois jusqu’à l’os, mais au point où sa mesquinerie et sa défiance le conduisent à l’humiliation, et seulement celle-ci, ensuite, au suicide – qu’il rate, donc, la première fois, humiliation supplémentaire. Déjà, son esprit évoqué par O.Kamé de son vivant, dans la première pièce, livrait un étonnant discours, où la sagesse associée aux esprits est bizarrement pondérée par un pragmatisme petit-bourgeois : finalement, il parle bien plus de brocante que de son amour censément passionnel pour O.Kamé… Certes, il est trompé ensuite dans une sombre histoire de testament par les odieux Ima et Denzaburô – mais, à tout prendre, Chikamatsu nous montre un homme qui s’est laissé piéger, parce qu’il le voulait bien d’une certaine manière, parce qu’il était trop faible et mesquin pour se prémunir de cette tromperie… Peut-il vraiment se contenter de dire que tout cela est de la faute d’Ima et de Denzaburô ? Il tente bien d’avancer cette « excuse »… mais, sous la plume de Chikamatsu, on a le sentiment que lui-même n’y croit guère.

 

Ce qui produit une scène très douloureuse, proprement déchirante, à mon sens plus encore que celles de doubles suicides à proprement parler – où la vraie « victime » n’est peut-être pas tant Yohei, ou O.Kamé presque reléguée alors au second plan, pour le coup, mais bien Kasaya Chôbei, soit le père d’O.Kamé et « l’oncle » de Yohei, brocanteur de son état. Assurément aussi bourgeois que ce Yohei au départ censé lui succéder, ce qui le conduit lui aussi à la mesquinerie (O.Kamé morte lui en fera la démonstration éclatante et terrible dans la seconde pièce), il n’en exprime pas moins une souffrance poignante et même insupportable, à chaque fois dans les actes II des deux pièces (il y a une certaine symétrie dans leur construction, avec donc cet acte III de la première pièce qui est aussi l’acte I de la seconde, et, dans les deux cas, l’intervention de la devineresse).

 

Mais, donc, Yohei échoue dans son shinjû – scène terrible là aussi, car Chikamatsu évoque avec des mots puissants le tourbillon de cet homme, pris entre résolution et impuissance… C’est ce qui détermine, et ici Chikamatsu respecte les faits, l’orientation de la seconde pièce, Crêpe reteint à la lune des deutzies, laquelle ne peut donc que mettre en scène le suicide cette fois « réussi » de Yohei/Jokyû. Seulement, d’ici-là – essentiellement donc dans la première partie de l’acte II de la seconde pièce –, Chikamatsu peut donc traiter d’une chose peu ou prou absente de ses pièces jusqu’alors : les remords et la souffrance des proches des suicidés… Dans la scène de la devineresse, pourtant pas épargnée par quelques traits comiques, mais très allusifs, les récriminations d’O.Kamé défunte, impitoyables, suscitent les larmes de ses parents : son aimable tante bien sûr, son père Chôbei de manière particulièrement marquée, et même, même ! d’une certaine manière, sa marâtre Ima et le perfide Denzaburô, qui semblent ployer l’échine sous les accusations du fantôme, et être bien obligés de reconnaître qu’ils ont eu leur part dans les tragiques événements…

 

Mais la structure de la pièce, ici, laisse en fait tomber la symétrie que l’on devinait jusqu’alors, pour tenter tout autre chose. En effet, l’acte II se partage en deux scènes considérablement éloignées : la première fait donc figurer la famille d’O.Kamé dans l’échoppe de la devineresse, mais la seconde nous conduit à l’ermitage où s’est retiré Jokyû – et c’est donc le fantôme d’O.Kamé qui fait le lien entre les deux scènes. Comme c’est dans cet acte, au final, que les personnages des amants sont réunis par-delà la mort, le michiyuki « interrompu » peut reprendre, et notre « héros » meurt donc à la fin de l’acte II, et non comme d’usage à la fin de l’acte III. Reste pourtant ce dernier acte… De manière presque « anti-théâtrale », il consiste en une lettre de Yohei expliquant son geste – ce qui, bien plus que son évocation spirituelle dans le premier acte de la première pièce, lui permet d’exprimer enfin un vrai discours plus digne, faisant en même temps écho aux récriminations de la défunte O.Kamé, encore que sur un mode absolument pas vindicatif, différence essentielle. La structure peut paraître un peu branlante (surtout si l’on y ajoute un premier acte entièrement repris d’une pièce antérieure – de là à accuser l’auteur de « fainéantise »…), l’effet est pourtant remarquable, et tout à fait poignant. Avec de très beaux moments jusque dans cette ultime lettre… et jusque dans ses ultimes ressorts bourgeois, qui persistent malgré tout : « Vieille poussière déposée sur la roue du destin, plutôt que d’être vendu à perte sur le nocturne marché de l’obscure ignorance, cette nuit même, au jour anniversaire du trépas de l’épouse, le rasoir qui, l’an dernier, fit mourir O.Kamé, aiguisé à la jonction de son destin et du mien, je vais, délivré des songes d’un sommeil de vingt-deux années, l’appliquer au milieu de mon front et, ce mois et ce jour, me détruire par sa lame acérée, ah, tristesse ! »

 

Notons enfin que Chikamatsu poursuit ici le petit jeu de la pièce précédente consistant en allusions au jôruri d’alors, débordant de shinjû, et au premier chef bien sûr à ses propres pièces, d’une responsabilité accrue

 

L’ensemble a peut-être quelque chose d’un peu bancal, mais, pour tout un tas de raisons, ce sont ces deux pièces enchaînées qui m’ont le plus ému dans ce premier tome – ému au point de la douleur.

À HORIKAWA LE TAMBOUR DES VAGUES

 

Reste une dernière pièce dans ce premier tome, intitulée À Horikawa le tambour des vagues ; j’ai expliqué plus haut le sens de ce joli titre… Mais cette pièce, comme Une chanson de Satsuma plus haut, tranche un peu, encore que d’une manière toute différente, sur le reste de ce premier tome – surtout en ce qu’il ne s’agit pas cette fois d’un shinjû, si la pièce demeure tragique… Par ailleurs, comme Une chanson de Satsuma, cette dernière pièce fait intervenir au premier plan des samouraïs, plutôt que des bourgeois. La charge n’en est pas moins sévère : Chikamatsu ne se contente pas ici de moquer gentiment les ridicules de la caste supérieure, il en dénonce la laideur – une laideur d'autant plus hideuse qu'elle se fait passer pour honneur…

 

En effet, la pièce traite avant tout d’un adultère et de ses sanglantes conséquences. À Kyôto, la noble dame O.Tané, toujours fidèle à son samouraï d’époux Ogura Hikokurô, et ce en dépit de ses longues absences en raison de son service à Edo, a un fâcheux penchant pour le saké, qui lui fait facilement tourner la tête… Un peu ivre, ce qui suscite d’abord des moments comiques, elle s’abandonne, elle qui protestait de sa pureté, à une passion d’un instant, dans les bras du maître de tambour (un bourgeois, donc) Miyaji Gen.émon – lequel est un personnage en fait très effacé, par ailleurs pas présenté comme un mauvais bougre lui non plus ; mais il a bu, certes, et ne résiste guère aux pressions malvenues de la charmante O.Tané qui s'oublie dans un instant fatal… La scène a un ton badin plutôt charmeur – mais le lecteur/spectateur sait au fond très bien ce qu’il en est : tout cela finira mal…

 

Effectivement : averti par les commérages (ceux notamment de la propre sœur d’O.Tané, O.Fuji, plus qu’ambitieuse, ceux aussi d’un samouraï à son service, Isobé Yaka.émon, figure odieuse d’hypocrisie, d’autres encore qui ne cachent pas qu’O.Tané, à son crime charnel, a ajouté celui de l’avortement clandestin…), Hikokurô réagit comme un samouraï devant cette inqualifiable atteinte à son honneur : avec la brutalité d’un homme de guerre en cette longue ère de paix, il tue son épouse, puis part chasser le maître de tambour terrorisé, et l’élimine à son tour.

 

Et là, d’une certaine manière, on a l’impression que l’auteur se fâche, et que sa pièce, encore que sans excès démonstratifs, vient poser à son audience bourgeoise cette question : quel honneur y a-t-il, pour un prétendu guerrier, à tuer une femme sans défense et un musicien entre deux âges et que la loi désarme ? Chikamatsu, bien sûr, ne peut pas se montrer aussi frontal, et il n’est certes pas exclu que je surinterprète... Il me semble quand même que le regard porté sur les bushi a changé, depuis Une chanson de Satsuma : là où cette pièce pouvait se montrer badine et joyeusement légère jusque dans les éclats de larmes d’un shinjû heureusement contrecarré, le ton aimable, souriant, presque libertin de l’ouverture de la présente pièce tranche, si j’ose dire, sur le massacre qui doit en résulter, commis par l’époux bafoué – et finalement pas si jaloux : on a l’impression qu’il n’obéit que par automatisme, n’accordant au fond à son épouse O.Tané, ni son amour, ni même le luxe de sa haine…

 

Mais le pire, dans tout cela, c’est peut-être ce qu’exprime le titre ? Le théâtre et les feuillets se sont emparés de la sordide affaire, et Chikamatsu comme les autres – il le dit, d’une certaine manière. Mais le plus terrible est peut-être que ce drame, loin de l’aura romantique du shinjû à la mode, est d’une affligeante banalité… À Horikawa le tambour des vagues, ou Beaucoup de bruit pour rien ?

 

FASCINANT

 

Je ne vous cacherai pas m’être engagé dans ce premier tome un peu à reculons – je redoutais, après avoir déjà lu, sous une autre traduction et un autre titre, La Mort des amants à Sonézaki, d’enchaîner des pièces répétitives, sans doute brillantes aux yeux d’un public japonais lettré, mais plus hermétiques et plus « sèches » pour un lecteur occidental contemporain ; je craignais un peu, en fait, d’être complètement insensible à leur propos – que Chikamatsu, en somme, me fasse l’effet de son contemporain Bashô… Autant dire que je me « forçais » un peu – parce que je ressentais une forme de nécessité extérieure à lire ce grand classique de la littérature japonaise, pour en avoir au moins une vague idée, mais sans en attendre forcément grand-chose de très palpitant...

 

Rien de plus faux, pourtant : au fil de ces six pièces, et en prenant en compte ma totale incompréhension ou presque des parties chantées, j’ai découvert un auteur habile, roué, lucide et pertinent, un manipulateur de premier ordre, une plume à l’avenant, un maître du récit et de ses rebondissements, sachant satisfaire à la fois son public et la postérité au travers d’œuvres bien moins innocentes et prosaïques que ce que lui-même semblait croire, ou prétendre.

 

J’ai en fait pris beaucoup de plaisir à lire ces six pièces, qui sont tout à fait fascinantes, outre qu’elles sont souvent poignantes. Me reste trois tomes et dix-huit pièces ? Rien que pour Les Tragédies bourgeoises ? Eh bien, je vais m’y mettre – et avec beaucoup plus de confiance, du coup ! En tâchant éventuellement de voir aussi l’auteur s’exercer à d’autres registres, comme dans Le Mythe des quarante-sept rônin...

Voir les commentaires