
SUTIN (Lawrence), Invasions divines. Philip K. Dick, une vie, avant-propos de Paul Williams, traduit de l’américain par Hélène Collon, [Paris], Denoël – [Gallimard], coll. Folio Science-fiction, [1989, 1995] 2002, 721 p.
Philip K. Dick est un des plus grands écrivains du XXe siècle. Na. Il y a quelque temps de cela, lors d’une soirée un tantinet arrosée, c’est ce que j’avais sorti à deux vagues connaissances avec qui je causais littérature. Les deux explosent de rire : « C’est une blague ? » Non. Non, non. Philip K. Dick est un des plus grands écrivains du XXe siècle. Je ne suis pas bourré, et je vous assure que je suis sincère. Ils s’esclaffent à nouveau, et me regardent avec un air condescendant. « Attends… Oui, c’est pas mal… Mais… Bon, c’est pas très bien écrit, quand même… Et puis… C’EST DE LA SCIENCE-FICTION ! »
Là. Argument imparable. La science-fiction, c’est bien rigolo, ça divertit les nerds type ados attardés, mais, soyons sérieux, ce n’est pas de la littérature… Lawrence Sutin, auteur de cette biographie de Dick, on lui a aussi fait le coup, semble-t-il : « Philip K. Dick (1928-1982) reste un trésor enfoui dans le domaine de la littérature américaine parce que la grande majorité de ses œuvres a vu le jour dans le cadre d’un genre – la science-fiction – qui ne retient pratiquement jamais l’intérêt des gens sérieux. Car on ne saurait être sérieux en racontant des histoires de vaisseaux spatiaux, n’est-ce pas ? Une baleine blanche, voilà qui peut faire office de grande figure littéraire ; mais comment en dire autant d’un fongus de Ganymède télépathe ? » Et, effectivement, « la science-fiction fait ricaner la plupart des esprits sérieux : fusils à rayon maniés par des gaillards à chemise déchirée et pectoraux impressionnants, monstres aux yeux pédonculés malmenant des donzelles à soutien-gorge en cuivre… Le tout situé dans de « hardis mondes de demain » qui rappellent les pires séries B, avec leurs soucoupes volantes suspendues à une ficelle au-dessus d’une maquette de cité, ou encore ces super-héros un peu tartes issus des bandes-dessinées de notre enfance. » Ben tiens…
Ces abrutis parlent de ce qu’ils ne connaissent pas, et ne savent pas ce qu’ils perdent. Laissons-les à leurs préjugés, nous avons bien plus intéressant à faire que de batailler en vain avec eux. Lire des livres de science-fiction, par exemple, et notamment ceux de Philip K. Dick. Ou encore lire des ouvrages – hélas bien rares – tels que celui-ci, mélangeant biographie et essai pour dresser un portrait passionnant et souvent très pertinent de celui qui fut bien un des très grands écrivains de ce siècle. Car, pour citer à nouveau l’auteur, « Si Héraclite a raison de dire que « la nature des choses a coutume de se dissimuler », où chercher le grand art sinon dans un genre mineur ? »
Philip K. Dick a cependant une certaine réputation éventuellement nuisible, même auprès de ceux qui apprécient ses livres. En gros : écrivain totalement cinglé au cerveau cramé par la drogue… Cinglé, Dick ? Sutin multiplie les pages pour affirmer et réaffirmer que non, Dick n’était pas fou. Il n’était en tout cas pas schizophrène, ainsi qu’il s’était lui-même diagnostiqué. Mais bien perturbé, quand même, avec un certain nombre d’obsessions (concernant sa sœur jumelle Jane, notamment), de névroses (agoraphobie, etc.), une psychose maniaco-dépressive bien identifiée, et, tout de même, une indéniable tendance à la paranoïa… La drogue, il est vrai, n’arrangeait probablement pas les choses. Mais il est important de ne pas se tromper ici : non, Dick n’écrivait pas sous acide, contrairement à ce qu’on a pu prétendre (Harlan Ellison, notamment ; mais aussi Dick lui-même, en son temps…) ; il n’a d’ailleurs que rarement pris du LSD. Par contre, les amphétamines, c’est une autre histoire… Si l’on ajoute enfin que le bonhomme avait tout du mystificateur, on comprendra d’autant mieux qu’une extrême prudence est nécessaire avant d’avancer quoi que ce soit de péremptoire sur la vie et l’œuvre de Philip K. Dick. L’entreprise de Lawrence Sutin, dès lors, ne pouvait que requérir un travail colossal, de consultation de l’œuvre publiée, bien sûr, mais aussi des écrits « oubliés » ou plus intimes qui ont fini aux archives (et notamment la fameuse Exégèse de plus de 8000 pages, utilisée ici systématiquement pour la première fois) et enfin un grand nombre d’entretiens, plus d’une fois contradictoires, avec les gens qui l’ont connu (parents, épouses, amis, voisins, confrères…). Au final, la personnalité fort complexe de Philip K. Dick demeure floue sur bien des points ; reste que cet ouvrage fait figure d’incontournable si l’on désire appréhender au mieux l’œuvre dickienne. Et puis, il est temps de faire intervenir ce lieu commun : oui, la vie de Dick ressemble assez souvent à ses romans ; et elle est tout aussi passionnante.
Ca commence pas très bien, en tout cas, avec le décès après quelques semaines de sa sœur jumelle Jane, destiné à le marquer toute sa vie… On accompagne ensuite Dick à travers le siècle, de ses relations tendues avec sa mère Dorothy à son décès à la veille de la sortie en salles de Blade Runner, en passant par ses multiples échecs amoureux, parfois terriblement traumatisants, ses accès de délire paranoïaque, ses tentatives de suicide, ses problèmes de drogue, ses multiples internements (généralement à sa demande), son « expérience religieuse » de 1974 et le trouble qu'elle suscite en lui, imprégnant tous ses ouvrages ultérieurs et son Exégèse aux 8000 feuillets tantôt délirants, tantôt remarquablement lucides ; ses moments de bonheur, aussi, car il y en eut… Et l’on suit bien sûr sa carrière, celle d’un brillant écrivain de SF, écrivant parfois pour des raisons alimentaires, ceci dit, et terriblement frustré de ne pas être en mesure de percer dans la littérature générale ; chaque ouvrage étant en outre commenté et analysé, en fonction du contexte de son écriture et de ses retombées diverses, personnelles comme financières. Et reviennent tout le temps ces questions obsessionnelles, qu'il a su poser avec un talent incomparable : qu'est-ce que la réalité ? et qu'est-ce que l'humain ?
Cette biographie n’a en outre rien d’une hagiographie, même si Sutin éprouve une évidente sympathie pour son sujet. Si le personnage de Dick est le plus souvent attachant, avec son humour, sa générosité, son talent d’inventeur, sa passion, sa fragilité quelque peu puérile aussi, finalement attendrissante, il n’en a pas moins quelques côtés sombres : mauvais père, mauvais époux, parfois violent, aux sautes d’humeur incontrôlables, éventuellement dangereux pour lui et pour les autres, sans doute invivable au jour le jour (on est nécessairement pris d’une certaine compassion pour ses cinq épouses et ses autres amours passionnées), et puis mystificateur, donc… L’homme a préparé sa légende, et il en est conscient, ainsi dans cette lettre à Russel Galen datant de février 1981 : « Il est également clair que [avec Siva,] j’ai fait savoir au monde que j’avais traversé, durant la décennie écoulée, une mauvaise passe qui a duré plusieurs années. Mes futurs biographes s’apercevront que je leur ai mâché le boulot. Ma vie est un livre ouvert, et ce livre, c’est moi qui l’ai écrit. » Mouais…
Lawrence Sutin, dont le boulot n’a finalement pas été si mâché que ça, bien au contraire, nous livre ainsi une étude remarquable, rare et d’autant plus précieuse, de la vie et de l’œuvre d’un authentique génie. Une véritable référence, un ouvrage chaudement recommandé (pour ne pas dire indispensable…) à quiconque s’intéresse à l’auteur du Maître du haut château, du Dieu venu du Centaure, d’Ubik, de Substance Mort et de Siva, pour ne citer que ses plus grandes réussites.
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