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L'Appel de Cthulhu : Les 5 Supplices

Publié le par Nébal

L'Appel de Cthulhu : Les 5 Supplices

L’Appel de Cthulhu : Les 5 Supplices, Sans-Détour, 2016, 7 vol., 52 p. + 54 p. + 39 p. + 68 p. + 88 p. + 84 p. + 35 p. [+ aides de jeu]

 

TROUVAGE DE CORBEAU ET ALLURE DE LA CHOSE

 

Les 5 Supplices est une campagne pour L’Appel de Cthulhu, de création française ; plus précisément, elle est due à Samuel Tarapacki, un des fondateurs de Sans-Détour, et, si elle ne voit le jour qu’en 2016, elle a en fait été conçue et jouée bien avant.

 

Un vieux projet, donc, concrétisé par un recours au crowdfunding, pardon, au financement participatif – et ça devient une habitude. Je n’avais pas participé à celui-ci – pas plus qu’à celui de la 7e édition française du jeu, même si, concernant ce dernier, qui m’avait d’abord fait râler (sinon ça ne serait pas drôle), j’ai un vague regret… Depuis, j’ai toutefois participé à celui sur Les Contrées du Rêve – en espérant que le contenu me satisfera… davantage. Il faut dire que ce dernier me séduisait plus, dans la mesure où les paliers et contreparties me paraissaient moins gadget – parce que la sacoche des 5 Supplices, je m’en foutais un peu quand même (pas plus mal : sa réalisation a visiblement peiné les acquéreurs…).

 

Notons cependant, au passage, que Les 5 Supplices s’est adapté à la septième édition, ce qui change quelques points de règle (de manière à vue de nez plutôt intéressante pour ce que j’en sais), mais, de manière plus flagrante, se répercute aussi sur la mise en page et l’allure générale de la campagne. Et de manière tout à fait attrayante, dois-je dire : cette nouvelle présentation me paraît plus claire, plus agréable, plus ordonnée ; l’objet est beau, oui ; et, par ailleurs, le choix du coffret comprenant sept livrets à couvertures souples et de moins de cent pages chacun, sans compter les aides de jeu séparées, me paraît décidément pertinent – j’en ai marre de faire de la muscu avec des gros suppléments…

 

LE PÉRIL DU ROI EN JAUNE

 

Mais le contenu ? Eh bien, même si je ne m’étais pas senti de me lancer dans le financement participatif, je dois dire qu’il me faisait de l’œil – et plus qu’un peu. L’idée est en effet bienvenue, qui consiste à infuser la thématique du « péril jaune » dans un cadre (plus ou moins) cthulien. La campagne, baignant dans les chinoiseries, met en effet en scène un grand méchant du nom de Sayk Fong Lee, dérivé à l’évidence du mythique Fu Manchu de Sax Rohmer (déjà souvent dérivé par ailleurs).

 

Mais elle ne se contente pas de mettre en avant cette star aux yeux brid... fourbes : dans une optique qui me paraît presque systématique dans les campagnes de L’Appel de Cthulhu, et sans que je me l’explique toujours très bien, Les 5 Supplices joue de la carte exotique à donf, et nos investigateurs (occidentaux, à vue de nez) seront amenés à se rendre en Chine, très tôt – un monde étrange et incompréhensible, qui aura de quoi déconcerter nos Françouais, Angliches ou que sais-je impliqués. Enfin, « impliqués »… Ce n’est pas le moindre souci de cette campagne, et j’aurai amplement l’occasion d’y revenir.

 

Autre point alléchant, cela dit : ce n’est pas dans n’importe quelle Chine que les investigateurs seront amenés à se rendre… mais dans la Mandchourie de 1931, pile au moment de l’invasion par l’armée japonaise ! Et ça, c’est une idée qui me paraissait excellente, vraiment – un très beau cadre de jeu, original, et avec des implications rarement vues dans les campagnes de L’Appel de Cthulhu (même si, dans une certaine mesure, Achtung ! Cthulhu a pu changer la donne – je parle du contexte militaire global, pas forcément de celui, spécifique, du Guide du front pacifique, qui m’avait pas mal déçu par ailleurs…).

 

Après sa mise en page agréable et son élégance formelle, c’est à mon sens l’autre atout des 5 Supplices, dont chaque livret est émaillé de petites aides de jeu bienvenues destinées à asseoir l’ambiance et à éclairer le Gardien comme les joueurs sur les spécificités culturelles du cadre exotique ; tout cela est bien fait et tout à fait intéressant. Notons au passage qu’un certain nombre de ces encadrés consistent en fait en citations de vieux ouvrages (essais, chroniques, mémoires), ce qui est très à propos – enfin, on trouve aussi des citations issues de fictions, parfois très enthousiasmantes (un passage, notamment, renvoie aux Habitants du Mirage d’Abraham Merritt, la bonne idée… hélas pour ne pas en faire grand-chose, et j’y reviendrai).

 

UN CADRE RISQUÉ

 

Toutefois, ce cadre de choix, avec tout ce qu’il a d’attrayant à vue de nez, n’est pas sans risques – et deux pointent bien vite, qu’il faut envisager avant de dire quoi que ce soit de plus.

Le premier est d’ordre technique, disons : inscrire la campagne dans un cadre historique précis peut rapidement s’avérer contraignant, en voulant coller à toute force à un calendrier de « ce qui s’est vraiment passé ». Sans doute vaut-il mieux, à cet égard, s’autoriser une certaine souplesse, à base de viol et de beaux enfants, vous connaissez la charmante formule – un « réalisme » trop rigide serait sans doute bien trop contraignant ; mais, pour le coup, cette chronologie serrée sera de nouveau évoquée dans la suite de ce compte rendu, car elle me paraît poser bel et bien problème dans le cadre ludique de la campagne, même en mettant en avant, en guise de préalable, cette souplesse souhaitable.

 

Et il y a un autre risque, dans un tout autre registre – façon racolage et mauvais goût. Ici je commence à balancer des SPOILERS sur la campagne – si vous envisagez de la jouer (pauvres fous !), évitez donc de lire tout ce qui suit jusqu’à la fin de ce compte rendu…

 

Peut-on jouer avec tout ? La sale question… Vous vous souvenez peut-être (bande de VIEUX) de ce supplément pour Le Monde des Ténèbres (avec un accent sur Wraith, je crois ?), qui développait comme cadre de jeu, ô combien agréable, les camps d’extermination nazis ? Ça n’avait… pas toujours plu… Et ici, il y a un peu de cela – mais avec une sacrée ambiguïté qui, quelque part, m’énerve peut-être davantage encore…

 

En effet, même si elle ne portait pas ce nom à l’époque, l’Unité 731 figure dans la campagne – avec toutes les atrocités qui lui sont liées (je vous en avais causé récemment en traitant de l’excellente novella de Ken Liu L’Homme qui mit fin à l’histoire) ; on y trouve même son chef, personnage historique donc, Shiro Ishii.

 

Pourtant, dans les conseils préalables, l’auteur développe tout un discours sur « il ne faut pas jouer avec ce genre d’horreurs », etc. Mais, dans ce cas, pourquoi faire figurer Shiro Ishii dans la campagne (et ce dès une « aventure préalable » en forme de prologue individualisé – donc avec une dose supérieure d’implication… dont aucun autre PNJ ne pourra se prévaloir) ? Et pourquoi employer l’Unité Togo (son nom d’alors), même pas en arrière-plan seulement, mais bien au premier, au tout premier, en confrontant directement les personnages à ses crimes – tout particulièrement l’inoculation de la peste à des prisonniers… parmi lesquels un des des investigateurs, hop, à nouveau cette implication supplémentaire ?

 

Notez que je ne fais que poser les questions. Si je ne suis pas certain – vraiment pas – que l’on peut jouer avec tout, je ne suis pas non plus opposé par principe à l’emploi de thèmes pareils ; après tout, serait-ce vraiment fondé que de l’accepter en littérature mais de le refuser en jeu de rôle ? En fait, à titre personnel, je n’ai pas forcément de problème avec ça, et c’est peut-être même le contraire – sans doute parce qu’en littérature du moins je prise souvent les expériences limites ? Mais oui, c’est une question de limite, ici, sous forme éventuellement de tabou, qui me paraît reposer sur les attentes et envies des joueurs – et je comprendrais très bien qu’ils n’aient pas envie de « jouer avec ça ».

 

Ce qui m’agace un brin dans cette affaire, donc, ce n’est pas à proprement parler l’emploi de la thématique de l’Unité 731, c’est le double discours de la campagne et/ou de son auteur – qui me paraît pas mal loucher sur une forme d’hypocrisie racoleuse, celle-là même qui est en principe blâmée dans ces vertueux avertissements… Quand le marquis de Sade introduit Justine avec une horrible ironie de faux-cul, ça marche et ça fait effet, parce que c’est ce qu’on attend de lui, et on savoure d’autant plus ; mais ici ? Ici, je suis très, très, très sceptique…

 

MAIS EN FAIT…

 

Mettons ce dernier aspect de côté – il pourra être un problème, ou ne pas l’être, c’est à voir. Or la campagne est grevée de défauts autrement concrets… au point où, en ce qui me concerne, elle s’avère un échec sur toute la ligne, à mille lieues des promesses d’un cadre des plus enthousiasmant.

 

Les 5 Supplices pâtit en fait de deux graves problèmes, et qui sont liés.

 

Un dirigisme ultra scripté

 

Le premier est le plus évident, et a souvent été souligné par des lecteurs déçus – que je rejoins donc volontiers. C’est que la campagne est hyper dirigiste, et même au-delà, scriptée de bout en bout… C’était une de mes craintes concernant une autre campagne, et tout particulièrement fameuse, lue récemment, à savoir Terreur sur l’Orient-Express ; crainte qui s’était comme de juste vérifiée – ladite campagne est bel et bien sur des rails (aha). Mais, ici, c’est bien, bien pire… Le moindre événement est écrit – ça doit se passer comme ça, et pas autrement : untel doit apparaître, mais doit survivre au combat, tandis que tel autre PNJ doit faire ça, puis réagir comme ça, etc., en permanence.

 

Je suppose qu’on peut s’accommoder d’une campagne dirigiste – je me suis accommodé de Par-delà les Montagnes Hallucinées, par exemple. Mais, pour cela, il faut quand même que les joueurs aient un minimum de choix – pour faire vaguement illusion peut-être, mais bon : ce sont des joueurs, ou des auditeurs ? Au point où ça en est dans Les 5 Supplices, c’est tout le problème : ils sont bien davantage des auditeurs que des joueurs. Ils n’ont quasiment jamais l’occasion de prendre des décisions d’importance : quatre-vingt-quinze fois sur cent, le scénario dira carrément que, quoi que fassent les PJ, il se passe ceci et cela – peu importe, ils n’y peuvent rien. Ils parviennent à choper l’artefact ? On le leur vole. Ils comptent prendre l’avion ? Non, il a une panne. Ils tuent le PNJ ? En fait, il n’est pas mort ! Etc. En permanence.

 

Au point où ça en devient presque cocasse tant c’est absurde : dans les ultimes scénarios de la campagne, les PJ se voient enfin offrir des choix – et c’est tellement inattendu qu’il faut même le mettre en avant dans un encadré ! Sauf que ledit choix… s’avère très vite inutile : oui, les PJ ont pu choisir d’aller se peler les couilles au fin fond de la Mongolie, mais leur quête est vouée à l’échec dès le départ. Et nombre des ultimes choix (ou choix apparents…) par la suite ne concernent pas tant l’alternative que la chronologie : faire ceci avant cela ou l’inverse – il faudra quand même faire les deux. Pas très bandant…

Une implication/logique défaillante

 

Mais ce problème, à mon sens, est intimement lié à un autre, de manière un peu perverse, mais qui, en ce qui me concerne, achève de rendre la campagne, même pas décevante, mais carrément injouable. Et c’est un souci d’implication.

 

Pourtant, il y a quelques efforts – notamment au travers de « mini-scénarios » préalables, chacun centré sur un unique PJ (ou éventuellement deux) ; des moyens d’asseoir l’intérêt des PJ occidentaux pour les chinoiseries… C’est plutôt bien vu.

 

Mais ensuite ? Eh bien, à chaque étape de la campagne ou presque, j’ai l’impression de soucis d’implication. OK, les investigateurs vont à la Gare de l’Est ; OK, ils rencontrent des vieux Chinois. Mais après ? En fait, dès l’idée du départ pour la Mandchourie, la motivation des PJ m’apparaît souvent plus que douteuse… Le problème, c’est que cela est donc vrai à chaque étape de leur périple par la suite, et parfois même de plus en plus…

 

L’implication, c’est sans doute une difficulté notable des scénarios pour L’Appel de Cthulhu ; d’où tous ces testaments d’un oncle inconnu, la variante à tentacules du « vous êtes dans une auberge, et... » du médiéval-fantastique le plus convenu. Certaines campagnes parviennent pourtant à mettre en place une véritable motivation – dont Par-delà les Montagnes Hallucinées, d’ailleurs ; d’autres usent d’artifices un peu voyants, mais dont on peut s’accommoder – comme Terreur sur l’Orient-Express, avec le vieux bonhomme (ou pas) qui confie littéralement une quête à épisodes. Les 5 Supplices tend sans doute vers cette deuxième espèce, déjà pas la plus réjouissante – mais sans que cela fonctionne.

 

Voilà le problème – et voilà en quoi il est lié au dirigisme ultra scripté de la campagne : je ne comprends pas pourquoi les PJ doivent faire ceci ou cela ; dès lors, je redoute que les PJ eux-mêmes ne le comprennent pas ; et, par voie de conséquence, en supposant que je maîtriserais la campagne, je ne verrais pas comment persuader les PJ de faire telle chose indispensable, parce que je ne le comprends pas moi-même !

 

C’est un souci dans deux registres liés, mais peut-être néanmoins à distinguer : la logique, et l’écriture. Tout cela manque en effet de cohérence à mes yeux – pour que j’y comprenne quelque chose et sois en mesure de maîtriser la campagne, il me faudrait des « mais », des « et », des « ou », des « donc », des « car », des « puisque », etc. J’ai besoin d’un schéma, et ne peux l’établir en l'état. Mais c’est sans doute lié à l’écriture dans une dimension plus fondamentale.

 

Tandis que j’en causais sur un forum, un plus qu’éminent collectif appeldecthuliste a mis en avant – de manière globale, pas seulement en ce qui concerne Les 5 Supplices – des soucis de rédaction des campagnes (ou scénarios, d’ailleurs) ; j’étais sceptique, pas persuadé que ce soit vraiment le propos ici, mais maintenant que j’en ai achevé la lecture, j’acquiesce bien davantage… Un écueil serait donc d’écrire une campagne comme un compte rendu de partie – alors que ce n’est pas du tout la même chose. Effectivement, c’est sans doute une part essentielle du souci : il y a peut-être une logique, dans le déroulé des 5 Supplices – mais la logique d’un groupe de PJ particuliers, qui a suivi telle ou telle voie, parce qu’il avait des raisons de le faire. Or cette logique, ces raisons, ne valent pas pour tous les PJ – en fait, je crois vraiment que, pour la majorité d’entre eux, elles sont parfaitement incompréhensibles, et c’est pourquoi elles me sont incompréhensibles également.

 

Dirigisme ultra scripté et implication/logique défaillante : le cocktail fatal qui rend cette campagne injouable – en dépit de ses très alléchantes promesses.

LA CAMPAGNE DÉCORTIQUÉE

 

Ces considérations achevées, décortiquons donc l’ensemble de la campagne. Formellement, outre des aides de jeu séparées – dont une gadgétoïde en forme de pseudo fac-similé –, la campagne tient en six livrets (un de préparation et cinq de scénarios, mais numérotés globalement de 1 à 6).

 

Il faut y ajouter un dernier livret, dit « de campagne », faisant une trentaine de pages et en fait destiné aux joueurs ; il reprend la fiche de personnage, de quoi noter diverses informations (comme une feuille blanche, quoi...), et quelques aides de jeu sur le cadre de campagne, en fait reproduites des informations fournies au Gardien dans les livrets de scénarios. Dans la mesure où il faudrait que chaque joueur ait son propre livret, je ne suis pas bien certain que ce soit très pertinent de le présenter ainsi, mais bon… Inutile de développer davantage ici – je m’en tiendrai donc aux outils du Gardien, d’abord un bref coup d’œil aux considérations préalables, ensuite les scénarios un par un.

 

Considérations préalables

 

Le premier livret, d’une cinquantaine de pages, contient quelques généralités sur le contenu et la forme de la campagne, et s’achève par des « mini-scénarios » destinés à impliquer les PJ dans tout ça.

 

Les généralités, en tant que telles, sont plus ou moins utiles, mais on peut en retenir tout de même quelques éléments notables. Et tout d’abord ce présupposé – quelque peu surprenant pour une campagne de L’Appel de Cthulhu (et pour le coup aux antipodes de Terreur sur l’Orient-Express, pour citer une lecture récente) : la campagne ne se veut pas mortelle – les investigateurs, une fois impliqués, sont censés tenir jusqu’au bout, pas de turnover ; l’idée étant qu’une « bonne histoire » est autrement plus intéressante qu’un « jeu de massacre » ; certes – mais l’histoire n’est pour le coup pas forcément très bonne…

 

On donne quelques conseils dans cette perspective, plus ou moins utiles – en questionnant par exemple la dimension pulp (forcément), ou la santé mentale (ici, j’en retiens des considérations spécifiques sur la perception de la psychiatrie dans la Chine d’alors). Dans la lignée de la septième édition, on retient ici pour les PNJ des fiches simplifiées à l’extrême (bizarrement ou pas, c’est aussi le cas pour Sayk Fong Lee, le Big Boss, pourtant décortiqué en large et en travers...). Par ailleurs, l’aplomb a son rôle à jouer.

 

C’est aussi ici que se trouve le double discours concernant l’Unité 731 et Shiro Ishii, inutile que j’y revienne maintenant..

 

D’autres considérations préalables portent sur le folklore chinois (j’en retiens surtout les sociétés secrète et l’art – peut-être faut-il mentionner ici une brève notice sur le thème du « péril jaune », forcément essentiel, mais c’est un peu court), et, surtout, les dimensions véritablement surnaturelles de la campagne. Les 5 Supplices, là encore, peut ressembler en partie à Terreur sur l’Orient-Express, au sens où la dimension pleinement cthulienne est à débattre ; par certains côtés, elle est « moins cthulienne », d’autant qu’il n’y a pas vraiment de Grands Anciens dans tout ça, par d’autres elle l’est davantage : créatures du Mythe impliquées – Profonds, Maigres Bêtes de la Nuit, goules… – et « univers parallèles » à explorer, même si la campagne s’étend surtout sur des créations propres, d’une grande importance dans la campagne, Empire des Ombres et Rêve d’Opium ; ils sont succinctement présentés ici, d’une manière sans doute trop abstraite. Les ombres chinoises, c’est amusant, les tatouages magiques beaucoup moins à mon sens (mais au cœur de l’intrigue !), et il y a comme d’habitude ou presque des messages divinatoires (là encore d’une grande importance, même si je ne suis pas sûr que la blague façon « fortune cookies » demeure drôle à la cinquième ou sixième itération…).

 

Enfin, quelques pages sont consacrées, classiquement, à lister les personnages et factions et leurs relations – compliquées, dans un contexte de relations internationales tendues. Mais c'est intéressant.

 

Aventures préalables

 

Suivent donc cinq « aventures préalables », destinées à favoriser l’implication des investigateurs. Chacune prend moins d’une heure, et toutes, en principe, sont destinées à être joués en solo (enfin, un Gardien, un joueur), mais peuvent éventuellement rassembler deux personnages. L’idée est bonne, assurément – mais la campagne présentera donc très vite des soucis d’implication, dont il est à craindre que ces prologues ne les solutionnent en rien...

 

Il n’y a pas grand-chose à en dire ici. « Paris : Enchères chinoises » est bien faite, c’est peut-être aussi la plus détaillée de ces « aventures » ; par ailleurs, elle débute dans le cadre parisien, qui sera bien celui des premiers scénarios de la campagne (la présence de PJ français est donc plus que probable, si rien n’impose que tous les investigateurs soient français). On trouve d’ailleurs plus loin une deuxième « aventure préalable parisienne », « Faculté de Médecine », mais qui n’est pas sans poser problème – il faut déjà, pour le personnage, une raison de se trouver à ladite faculté… et en outre ce « prologue » met donc en scène Shiro Ishii, or voyez ce que j’en ai dit plus haut. En fait, il a des allures de scénario « bonus »...

 

Nous avons deux autres « aventures préalables », destinées quant à elles à des PJ anglo-saxons. Toutes deux (« Londres : Quartier chinois » et « San Francisco : Chinatown ») sont en fait très ressemblantes, qui visent à ouvrir l’aventure in media res avec une scène d’action, et en impliquant éventuellement un binôme plutôt qu’un seul PJ. J’y vois un côté plus « flic », quand même…

 

Reste un scénario préalable, « L’Ombre dans la faille », qui n’impose pas un endroit spécifique – une histoire d’ombres qui se déchirent… Le parti-pris, cette fois, est de mettre d’emblée en avant le surnaturel, et sans lui fournir la moindre explication. J’aime bien – c’est l’approche qui me paraît la plus enthousiasmante, en fait, mais la réserver à un unique PJ est sans doute pertinent, histoire de ne pas trop charger la barque avant même le début effectif de la campagne...

 

Scénario d’introduction : L’Arcane des Suppliciés

 

Mais, en fait, même si nous entamons le deuxième livret de scénario (54 pages), nous n’en sommes pas encore tout à fait là : reste un « scénario d’introduction », assez voire très court, et qui, comme souvent dans ce contexte, fait son office, quitte à sonner un brin artificiel… À ceci près, donc, que j’ai quand même le sentiment d’une implication pas si évidente que cela (les « aventures préalables » n’y changent rien) ; certes, le procédé classique de l’invitation est ici mis en œuvre, et l’idée du théâtre d’ombres chinoises est sans doute bonne…

 

Le scénario suggère même que le spectacle auquel assiste les PJ raconte d’emblée la légende des Rançonneurs de Droit Divin, qui sera au cœur de la campagne – pourquoi pas, mais en faisant gaffe, l’artifice risque d’être pour le coup un peu grossier ; en même temps, cela peut fournir une base de réflexion bienvenue pour la suite...

 

Le développement du scénario est assez correctet l’idée de l’incendie et de l’orientation déficiente fait sens, notamment. Car il s’agit, dans une perspective presque surréaliste, de tomber sur une première itération de l’Arcane des Cinq Supplices, visant à maintenir prisonnière Liu Chen, qui s’avérera être la fille de Sayk Fong Lee (mais ceci les investigateurs ne l’apprendront que bien plus tard… parce que leurs alliés leur auront menti tout du long à ce propos – et ça, oui, c’est une idée que j’aime bien) ; c’est le vrai point de départ, d’emblée un quiproquo plutôt intéressant…

 

Reste cependant à trouver comment enchaîner entre cette séquence et, le lendemain, les deux scénarios suivants – mine de rien, ce n’est pas si évident que cela à mon sens…

 

La Chine en Gare de l’Est

 

En fait, ce scénario et la suivant, « Secrets d’Asie au cœur de Paris », n’en forment à maints égards qu’un seul, très long, et portant sur l’ensemble des événements parisiens lançant la campagne – la suite, ce sera l’avion, puis l’Extrême-Orient. Le découpage en deux scénarios n’impose donc pas une chronologie hachée, et une succession, mais a pour seul but de clarifier l’exposition ; pas plus mal, parce qu’il y a beaucoup de choses d’emblée…

 

Ce « premier scénario » est donc focalisé sur une exposition ferroviaire à la Gare de l’Est, à Paris ; mais l’exposition, à tous les niveaux, n’est qu’un prétexte pour à peu près tous ceux qui y participent – il s’agit de plonger les investigateurs dans le complexe bain de la diplomatie en rapport avec la Mandchourie, et nombre de partis sont impliqués ; on y trouve donc plein de légations internationales, qui auront leur rôle à jouer par la suite – et donc plein de PNJ.

 

C’est enfin l’occasion de voir, sinon rencontrer, pour la première fois Sayk Fong Lee, qui fait déjà très Fu Manchu, mais pas encore sorcier.

 

Secrets d’Asie au cœur de Paris

 

Ce « second scénario » porte quant à lui sur les rencontres et événements parisiens parallèles à l’exposition, ou qu’elle suscite. Et on y trouve à nouveau plein de PNJ, ainsi que quelques endroits à visiter en dehors de la seule Gare de l’Est.

 

C’est aussi, après le « scénario d’introduction », le moment de faire intervenir pleinement le surnaturel dans les premiers temps de la campagne, notamment en raison de deux confrontations avec des ombres – il y en aura régulièrement d’autres par la suite.

 

Une chose importante à noter : en fonction des actions des PJ (qui, pour l’heure, sont encore en mesure de faire quelques choix, vaguement du moins – le dirigisme ultra scripté concernera surtout la partie extrême-orientale de l’aventure ; pour l’heure, c’est sans doute linéaire dans l’ensemble, mais dans les limites du raisonnable), en fonction de ces actions donc les PJ peuvent en fait tomber entre les mains de Sayk Fong Lee, éventuellement à même de les tatouer – ce qui pourra avoir des conséquences cruciales, même si les explications manquent à ce sujet…

 

En fait, cette éventualité me paraît clairement positive, et à favoriser – parce que le tatouage dit du « Sceau du Dragon » est destiné à mettre à terme ceux qui le portent sous la coupe du Rançonneur de Droit Divin que Sayk Fong Lee espère devenir. Double intérêt, donc : ménager une scène d’horreur potentiellement chouette, et fournir une vraie raison pour que les investigateurs aillent faire mumuse en Chine – parce qu’ils sont dès lors vraiment impliqués, personnellement. Pour la motivation, je ne vois guère d’autres propositions aussi efficaces – et comme c’est à mes yeux un souci essentiel de la campagne…

 

Bilan global « des deux scénarios » ? Pour l’heure, ça tourne : de chouettes PNJ, des rencontres globalement intéressantes, une ambiance plus que correcte. Si l’on règle le problème de la motivation, et si l’on s’accommode de la dimension déjà linéaire mais à un niveau acceptable (on a quand même quelques présages des soucis ultérieurs à cet égard : untel doit survivre, les PJ ne peuvent rien faire pour l’heure à tel sujet, ce genre de choses), la campagne, pour le moment, est jouable – et peut-être même amusante, allons bon !

 

Paris-Dairen par les airs

 

La suite figure dans le troisième livret de scénario (39 pages)… qui ne contient en fait qu’un unique scénario, mais très long, et très particulier. Il porte en effet sur tout le voyage en avion des investigateurs, au départ de Paris et à destination de la Mandchourie, qui dure grosso merdo deux semaines – sachant que, dans l’idéal, il vaut mieux faire arriver les investigateurs à destination à une date précise, afin qu’ils soient directement impliqués dans l’invasion japonaise de la Mandchourie ; sinon, eh bien, on s’adapte

 

Le scénario commence par faire le point sur la situation des PJ, et fournit le cas échéant nombre de documents essentiels (via le PNJ ambigu de Meï Fang surtout).

 

Hélas, le dirigisme est toujours un peu plus marqué... Par ailleurs, je ne sais pas si l’idée de jouer ce voyage ainsi est vraiment pertinente – je redoute une certaine lassitude de la part des joueurs, enchaînant les saynètes sans toujours beaucoup d’enjeu… Des idées sont proposées pour épicer les différentes étapes, mais peut-être ne faut-il pas viser l’exhaustivité. En même temps, il faut faire avec quelques « passages obligés » pas toujours aisés à négocier…

 

Les étapes sont donc décrites au fur et à mesure : Rome (quelques recherches à faire), Athènes (rien), Latakia (qui confronte les joueurs à la nouvelle qu’un avion très suspect fait exactement leur voyage en sens inverse, mais sans autoriser pour autant une vraie marge de manœuvre chez les investigateurs), Bagdad (des recherches et un précieux entretien, subodorés via un des documents distribués au début du scénario – c’est un peu artificiel tout de même), Djask (un endroit paumé, et un séide de Sayk Fong Lee, de ceux qui faisaient le voyage aérien en sens inverse, à choper – pas forcément très crédible, tout ça…), puis, d’une traite Karachi-Bhopal-Calcutta-Rangoon-Hanoï (en fait seule compte Hanoï... où il peut se passer des choses très importantes pour la suite, mais qui n’ont absolument rien d’évident – dirigisme et implication douteuse, les deux problèmes qui s’associent… On y compte aussi un chouia de baston gratuite – pour le principe), puis Kouang Tcheou Wan (escale imprévue, découlant directement des découvertes censément faites à Hanoï – avec les mêmes soucis, donc), Shanghai (là, OK, il y a des choses à faire, et relativement logiques), éventuellement Port-Arthur (mais pas grand-chose, par contre), enfin Dairen – mais ça, c’est en fait pour le livret suivant.

Dairen, avant-poste japonais

 

On en arrive au quatrième livret de scénario (68 p.). Les investigateurs sont donc (plus ou moins) arrivés à destination, ou en tout cas aux portes de la Mandchourie.

 

Le scénario est l’occasion de les confronter d’emblée à la présence japonaise, laissant augurer d’une guerre proche (mais bien plus que ce que les PJ sont censés soupçonner), dans un cadre qui, en même temps, remise de côté les clichés sur la Chine – la ville est ultra-moderne et occidentale d'aspect.

 

J’aime beaucoup les nombreux éléments de background, d’ailleurs – ce qui vaut pour d’autres scénarios : à cet égard, la campagne est bien conçue.

 

Autrement… Eh bien, il y a une vague dimension « sociale » relativement « libre », sauf qu’en fait pas tant que ça – le dirigisme domine toujours. En fait, le Gardien est régulièrement invité à forcer les choses, ce qui passe d’autant moins bien que les soucis d’implication demeurent, voire s’accroissent au fur et à mesure que les audit… que les joueurs écou… progressent.

 

C’est peut-être tout particulièrement le cas, dans ce scénario, pour la première rencontre avec les Profonds locaux (les Shen De, ou « Poissons qui marchent »), laquelle implique nécessairement que leur chef Tsatoba s’en tire (c’est un des PNJ les plus importants de la campagne, croquemitaine alternatif à Sayk Fong Lee), mais tout de même que les investigateurs le voient suffisamment pour être en mesure de le reconnaître ultérieurement, tandis que leur pote diplomate français, lui, doit impérativement mourir…

 

On y croise aussi le « captif de Dairen », à savoir une Maigre Bête de la Nuit, mais sans que l’impact de cette rencontre pour le moins étrange ressorte vraiment dans toute sa singularité… ce qui, à vrai dire, vaut peut-être aussi pour les Profonds. Or les deux races monstrueuses ont une certaine importance dans la suite des événements… Elles devraient au moins intriguer les joueurs, probablement les inquiéter aussi, mais il n'y a pas grand-chose dans ce sens.

 

L’enchaînement avec le scénario suivant, du coup, me paraît d’autant plus foireux.

 

Le Rivage aux sépultures

 

Les investigateurs se rendent à Bayuquan, qui, non, n’est pas un petit village, mais demeure un bled en dépit de ses (je crois) 10 000 habitants, quelque chose comme ça.

 

Le scénario est plus court que nombre de ceux qui précèdent, mais toujours très dirigiste : ainsi, il faut que les investigateurs se rendent à une sépulture particulière pour y retrouver (mort mais bavard) un personnage croisé à Paris – qui, bientôt, en déballant tout son discours, offrira quelque peu artificiellement une kyrielle de pistes à suivre pour des investigateurs, dont je crains plus que jamais qu’ils soient un peu paumés, et ce alors même que le scénario impose en fait le déroulé des événements.

 

Situation classique, et qui se répète – notamment au travers d’un nouvel assaut des Shen De pile au bon moment, lesquels doivent voler un artefact planqué dans la sépulture, après quoi Tsatoba doit fuir avec, quoi qu’il se passe… Les PJ sont là – mais ils ne peuvent rien faire. Toujours pas…

 

Prisonniers des Japonais

 

Les problèmes posés par le scénario suivant sont un peu différents – même si, par essence, il doit plus que jamais obéir à une frise chronologique éventuellement très contraignante, à vue de nez du moins : c’est qu’il s’agit de mettre en scène l’événement crucial qu’est l’invasion de la Mandchourie par les Japonais…

 

Aussi, d’une manière ou d’une autre, pas le choix là encore, les PJ doivent-ils être faits prisonniers ; la suite se veut plus ouverte, en invitant même le Gardien à – horreur glauque – séparer les PJ, ce qui peut laisser supposer un beau bordel pour la suite… mais un bordel sans doute bienvenu, car laissant enfin un peu (pas beaucoup, hein) de marge aux joueurs, ou du moins à l'un d'entre eux.

 

Il y a plusieurs opportunités de quitter la ville transformée en un immense camp de prisonniers, et il faudra bien en saisir au moins une… Mais les choix « crédibles » sont sans doute limités, ce qui revient largement à guider les joueurs dans une optique peu ou prou unique, et ne fait donc que confirmer le dirigisme essentiel de la campagne – la liberté (si j’ose dire) (aha), pour l’essentiel, n’est bien sûr qu’apparente.

 

Et ce scénario a éventuellement un autre problème, déjà traité plus haut : c’est ici que Shiro Ishii et l’Unité Togo (pré-Unité 731) entrent en scène et jouent un rôle important.

 

Inutile d’y revenir, mais j’ai quand même l’impression que, dans cette dimension, intégrer les Shen De dans ce plus que sale épisode, via, pour l’essentiel, une sombre histoire de tatouages à récupérer en écorchant ceux qui les portent, me paraît assez douteux ; en fait, c’est probablement indispensable, dans la mesure où cette pratique, chez les Shen De, éclairera leur rôle ultime, et les ambitions de leur chaman Tsatoba, dans les derniers scénarios de la campagne. Mais je trouve cet aspect mal géré dans l'immédiat – éventuellement de mauvais goût, il pâtit aussi d’un risque prononcé de sombrer dans le ridicule (et il serait sans doute redoutable que ce ridicule rejaillisse sur les exactions de l’Unité Togo !), par exemple au travers de cette scène, où une cérémonie grotesque impliquant les Shen De a lieu au vu et au su de tous – l’idée est sans doute de témoigner de l’infestation des troupes de l’armée du Kwantung par la société secrète de l’Océan Noir, mais à ce stade ça me paraît tout de même plutôt maladroit et improbable.

 

Des problèmes d’ambiance non négligeables, donc, outre le défaut récurrent des « passages obligés ». Or la fin du scénario paraît libre, probablement sans l’être vraiment… Ce qui ressort en fait des deux scénarios suivants, présupposant bien, même si ça n’était en principe pas une certitude, de ce que les PJ ont été séparés : l’un, infecté par la peste, sera déporté sur l’île de Zaoshou ; les autres se sont évadés (forcément), et, très probablement, avec des pirates – c’est en tout cas l’option envisagée dans le scénario suivant, ce qui, de manière significative, influe sur ce qui précède ; il y a de nombreuses occurrences du procédé tout au long de la campagne, en forme de confirmation de ce que les joueurs n’ont jamais le moindre choix…

 

Les Pirates de Serpent Jaune

 

Début du cinquième livret de scénario, qui fait 88 pages. Comme dit plus haut, le scénario confirme hélas que les joueurs n’avaient pas vraiment le choix ; en tout cas, d’une manière ou d’une autre, les investigateurs « libres » (aha), ou plutôt évadés, sont amenés à rejoindre la flotte du pirate Serpent Jaune. Ils prennent la direction de l’île de Zaoshou, où leur comparse pestiféré a été déporté. Au rythme de la flotte pirate, qu’ils ne peuvent vraiment quitter, ils n’arriveront à destination que peu avant la flotte japonaise – et ne pourront donc rien y faire, même après avoir retrouvé leur pote, sinon s’enfuir par la seule issue qui leur reste. Vive la liberté !

 

En attendant, il faut bien les occuper, hein ? Soyons bon prince : la possibilité de retrouver Tsatoba, en prisonnier des pirates, peut sans doute donner quelque chose d’intéressant…

 

Mais pour l’essentiel, le scénario n’offre guère qu’une « fausse sortie », à savoir une première virée, un peu gratuite, dans l’Empire des Ombres, avec des compagnons imposés (en fait, plusieurs accompagnent les PJ sur la durée, en dehors de ce seul scénario, de manière générale). C’est ultra scripté, inévitablement – en gros, les PJ ne s’y rendent guère que pour voir Sayk Fong Lee y choper un exemplaire particulier du Necronomicon, ils ne peuvent rien faire pour s’y opposer, et si, par miracle ! ils le faisaient quand même, alors un PNJ quelconque leur chourerait le grimoire pour le filer au sorcier mandchou… Bref : ils n’ont fait qu’un petit coucou, rien de plus. Cette scène n’est en fait qu’un avant-goût d’un séjour plus prolongé dans l’Empire des Ombres, très vite, puisque ce sera pour les PJ le seul moyen de quitter l’île de Zaoshou attaquée par les Japonais (toutes les autres options sont invalidées dans le texte), et, comme la vie est bien faite, ce sera aussi l'occasion d’aller directement à Harbin, hop !

 

En tant que tel, nous avons donc un superbe scénario ne laissant pas le moindre choix et n’ayant aucune conséquence pour la suite – il ne sert qu’à passer le temps. Youpi.

L’Île de la Souffrance

 

Ce scénario est le pendant du précédent, cette fois centré sur l’investigateur isolé – pestiféré, en principe, et comme tel conduit sur l’île de Zaoshou, où ses camarades n’arriveront donc que plus tard, et sans doute trop tard. Au mieux, on envisage timidement la possibilité qu’ils arrivent tout de même un peu plus tôt, pour aider le PJ isolé en faisant ce qu’il n’a pas eu le temps de faire – parce que, si eux ne faisaient guère qu’attendre à bord de la flotte de Serpent Jaune, lui avait pas mal de trucs à voir, si guère de choix à faire…

 

Reconnaissons, d’ailleurs, que l’ambiance est assez intéressante – avec sa glauquerie bienvenue, qui, au choix, prolongera ou offrira une alternative horrifique mais moins nauséeuse aux exactions de l’Unité Togo. Il y a en tout cas moyen d’en tirer des choses intéressantes.

 

Et reconnaissons même… que ce scénario est peut-être le meilleur de la campagne, pour l"heure ? Car, oui, l’ambiance est cette fois accompagnée de chose à faire et qui ont leur raison d’être ; et si la liberté n’est que relative (car dans l’optique évoquée en préalable : il ne s’agit pas tant d’alternatives que de chronologies différentes), du moins le joueur impliqué peut-il avoir l’impression, même dans sa situation désespérée, d’avoir un impact sur le cours des événements…

 

En fait, s’il y a ici un problème, c’est peut-être qu’il y a pour le coup trop de choses à faire – aussi l’hypothèse que ses camarades arrivent avec un peu d’avance doit-elle probablement être privilégiée pour répartir les tâches (qu'ils ne s'emmerdent pas trop...). L’idée, en effet, est que toutes ces choses ne sont pas seulement « à faire », entendu « éventuellement », mais doivent toutes être faites.

 

Mais j’apprécie : la campagne bouge enfin un peu, et surtout pour de bonnes raisons, qui ne laissent pas les investigateurs (ou plus exactement l’un d’entre eux, donc..) sur le bord de la route, à voir ce que font les autres sans rien pouvoir faire de leur côté.

 

Il y a un autre truc que j’aime bien, ici, et c’est que l’on commence (tout juste) à confronter les PJ aux mensonges de ceux qu’ils supposaient tout naturellement être les « gentils » de l’affaire… Ce qu’ils sont bel et bien, au fond, mais ils ne les ont pas moins manipulés concernant « la fille du tatoueur » (la révélation totale à ce propos est cependant supposée intervenir dans l’épisode suivant, tandis que l’affirmation sans contredit de ce que Liu Chen est en fait la fille de Sayk Fong Lee n’interviendra que plus tard encore, mais tout cela commence à pointer le bout de son nez, disons) ; surtout, ici, ledit tatoueur s’avère ne pas être l’allié ultime qu’ils supposaient, bien au contraire…

 

La fin du scénario, hélas, est plus critiquable, en retombant dans les travers habituels : dirigisme marqué, et choix forcés des investigateurs alors qu’ils ne sont pas toujours d’une logique flagrante. Pour le coup, ils doivent donc quitter l’île par l’Empire des Ombres, endroit charmant s'il en est, n'ayant aucun autre choix.

 

Le Sacre de Sayk Fong Lee

 

Le « scénario » commence en fait par une assez longue aide de jeu sur l’Empire des Ombres, qui sera son cadre essentiel (notons, pour le visuel, que les pages de ce scénario sont noires, contrairement aux autres ; et c’était déjà le cas pour la première virée dans l’Empire des Ombres, quelques pages du scénario « Les Pirates de Serpent Jaune »).

 

Mais j’avoue ne pas très bien savoir ce que j’en pense au juste… C’est assez enthousiasmant par plein d’aspects, et pourtant, en dépit de toutes les informations qui figurent ici, j’ai vraiment du mal à me représenter la chose, et par voie de conséquence ne sais pas comment, en tant que MJ (très) hypothétique, je pourrais représenter la chose à des joueurs…

 

Notez au passage qu’une dimension pas forcément négligeable de l’Empire des Ombres, la Cité qui va avec… n’est pas décrite ici, mais figure seulement dans le livret accompagnant l’écran de la campagne ; mgnf…

 

Ce qui me paraît clair (aha) (si j’ose dire) (aha), par contre, c’est que le présent scénario ne fait probablement pas honneur à ce cadre qui pourrait ou devrait se montrer bien plus accrocheur : la virée des PJ dans l’Empire des Ombres est toujours sur des rails – des événements secondaires çà et là sont censés changer la donne à ce propos, mais ça me paraît globalement plus de la cosmétique qu’autre chose, et qui au fond ne fait guère illusion…

 

Après quoi les PJ reviennent dans le Monde des Hommes, hop, au palais mandchou de Sayk Fong Lee, prêt à se faire « sacrer », et à devenir le Rançonneur de Droit Divin. Ce qui n'arrivera cependant pas tout de suite.

 

Car le script se déchaîne plus que jamais : tout est prévu ou presque, les joueurs n’ont absolument aucune marge de manœuvre ; c’est l’hécatombe du côté des PNJ, et les PJ n’y peuvent rien, et de toute façon il n’est pas dit que cela changerait quoi que ce soit s’ils y pouvaient quelque chose. Et, plus on avance, plus c’est scripté…

 

Le scénario est censé constituer une « fausse fin », avec tout ce que cela implique ; c’est peut-être cette dimension qui accroît, au fond, le dirigisme de l’épisode… Et je ne peux m’empêcher de le trouver considérablement frustrant : personne n’arrive à rien lors de cette scène qui se veut tumultueuse autant que possible, d’où la nécessité de poursuivre encore les choses ; mais les investigateurs sont des spectateurs du début la fin.

 

Notez au passage que ce caractère « climax » est supposé justifier des « récompenses » aux PJ (mais pourquoi donc, s’ils n’ont toujours rien fait...), en SAN notamment, qui me paraissent totalement démesurées et absurdes – certes, c’est un détail, mais bon…

 

Les Cendres de l’Écorcheur Céleste

 

On entame le dernier livret de la campagne (84 pages), avec ce (long) scénario un peu étrange, car double – en fait, on pourrait très bien, et on devrait peut-être, le scinder en deux scénarios, tant ses deux parties n’ont rien à voir l’une avec l’autre. Ce qui n’est pas en soi un problème – le problème, c’est que c’est toujours aussi scripté, et ce alors même que la deuxième partie est censée être optionnelle... Le scénario atteint pourtant des sommets dans ce registre.

 

La première partie se déroule à Harbin, où les PJ sont censés faire mumuse, notamment, avec un prêtre orthodoxe bien documenté et qui a nombre de réponses à fournir – un putain d’artifice, autrement dit. On peut y faire un peu d’enquête, un peu de social, sans grand intérêt – à moins de parvenir à véritablement intégrer dans la partie une authentique dimension diplomatique : là il peut y avoir quelque chose à faire.

 

Le grand moment consiste en fait à aller chercher dans le Rêve d’Opium (un ersatz de Contrées du Rêve centré sur ladite drogue, déjà entraperçu, en principe, par l’investigateur isolé sur l’Île de la Souffrance) un personnage historique, le jeune maréchal Zhang Xueliang, destiné à devenir un héros national en luttant avec acharnement contre l’invasion nippone de la Mandchourie, mais à la condition que les PJ le débarrassent de son addiction (entretenue bien sûr par les Japonais et leur allié mandchou Sayk Fong Lee). Intéressant sur le papier, non ? Sauf que, dès l’instant où les PJ ont fumé à leur tour pour rejoindre le fameux toxico… ils n’ont absolument rien à faire. Mais texto ! La scène est écrite, plus que jamais, littéralement en fait : elle n’implique aucun jet de dés, pas la moindre décision ou initiative de la part des joueurs, rien ; en gros, le MJ lit un texte, et les joueurs (tu parles) écoutent ; hop ! Ouais…

 

Et la suite ? Elle est ambiguë – car dépendant pas mal, outre les informations du prêtre orthodoxe, du souvenir qu’ont les joueurs des différents messages prémonitoires (souvent bien bateaux…) qui leur ont été confiés au fil de la partie par un voyant opportun (mais à ce stade les PJ savent que c’est en fait une bestiole hors-normes, au rôle central dans la campagne).

 

Là, pour le coup, ils ont le choix : soit ils vont vers l’est pour retrouver Sayk Fong Lee en terre mandchoue (auquel cas suite au prochain épisode, ou même au suivant, avec deux, trois ajustements), soit ils vont vers l’ouest, jusqu’en Mongolie, pour mettre la main sur un artefact de grande valeur que le sorcier entend bien récupérer, et c’est pourquoi il a envoyé des hommes sur place. C’est la deuxième partie du scénario ; mais, en fait, ce périple mongol est donc optionnel.

 

Par ailleurs, il a son lot d’implications arbitraires ; une distance pareille, pour être parcourue à temps, c’est-à-dire avant que les séides dépêchés par le Fu Manchu de service arrivent à destination, ne laisse guère de choix : hop ! Avion – fourni généreusement par le maréchal désireux de payer sa dette ; admettons.

 

Là-bas, au début, ce n’est pas si pire, et il y a sans doute de quoi faire avec cette tribu mongole sédentarisée, sous l’emprise d’un chaman tcho-tcho cachant sa véritable nature… Un semblant d’ambiance, oui, et des choix relativement libres…

 

Mais cela n’a qu’un temps – et même pas celui de faire illusion : sur place, il y a 99 % de chances pour que les PJ tombent dans une embuscade de Tchos-Tchos, qui les serviront en offrande à une larve stellaire heureusement (...) impotente (à grands renforts d’invocations cthulhiennes ridicules, qui se contentent d’accoler borborygmes de rigueur et pseudo-chinois caricatural, consistant uniquement en citations de noms propres connotés à force d’être croisés dans la campagne, comme Hu Feng, etc. – super incantation, quand même, que « Cthulhu fhtagn Hu Feng », et j’en passe… C’est vrai pour toute la campagne, d’ailleurs – avec systématiquement « Cthulhu fhtagn » même si notre cher céphalopode n’a absolument rien à voir avec tout ça ; mais là, c’est peut-être le point de saturation).

 

Le vide, ici, est d’autant plus navrant, que le scénario ne se prive pas de faire ouvertement allusion à une inspiration tout ce qu’il y a de sympathique : le début des Habitants du Mirage, d’Abraham Merritt – hélas, il n’en fait somme toute pas grand-chose…

 

D’autant que, pendant ce temps, les séides arrivent (forcément), butent (forcément) les Tchos-Tchos, récupèrent (forcément) l’artefact, et (forcément) se barrentsans que les joueurs ne puissent absolument rien faire.

 

Bref : qu’ont-ils gagné à faire le trajet jusqu’en Mongolie ? Cinq minutes d’ambiance correcte, allez, et une chouette référence finalement mal employée ; le reste est comme toujours sur des rails, mais de manière encore plus perverse que d’habitude, dans la mesure où, ouvertement, tout cela ne sert à rien, et n’offre finalement guère d’occasions de s’amuser… Reste en outre à revenir (à pied – l’avion est forcément niqué) en Mandchourie…

Au cœur du pays mandchou

 

Mais que se passe-t-il ? C’est comme si, tardivement, la campagne se rappelait qu’en jeu de rôle, en principe, on laisse des choix aux joueurs… C’est tellement rare dans le bouzin que ça mérite bien, dans cet avant-dernier (!) scénario de la campagne, un encadré (!) intitulé « La décision des investigateurs » ! Et, peu après, un second encadré envisageant, la chose est folle, que les événements aient pu prendre des tournures différentes ayant un impact sur la fin de la campagne… Je trouve ça un peu cocasse – mais c’est parce que je suis mesquin.

 

Mais, oui, pour le coup, il y a une forme de liberté ici, à laquelle la campagne dans son ensemble ne nous avait guère habitués. Enfin ? Sans doute bien trop tard… et d’autant plus que les mauvaises idées se mêlent ici aux bonnes.

 

Par ailleurs, le scénario reposant effectivement, c’est fou, sur des choix, il tend à se montrer... un peu embrouillé.

 

Dans l’hypothèse où les investigateurs seraient bien partis en Mongolie dans l’épisode précédent, il leur faut maintenant revenir à Harbin – ce qui risque de prendre du temps. Quelques idées amusantes, cependant, avec la colonne de « faux Russes blancs », et, surtout, l’idée que les Shen De ont ouvert les portes de l’Empire de l’Ombre, qui envahit progressivement le Monde des Hommes – il y a de quoi faire niveau ambiance, et d’autant plus qu’il faut y accoler l’invasion de la Mandchourie par le Japon : cela nous vaut au moins une très bonne scène de panique, qui a un vrai potentiel.

 

Mais, de retour à Harbin (à moins que les PJ n’aient jamais quitté la ville), la campagne tend à retomber dans ses travers habituels. Il y a bien une possibilité de divergence – mais elle relève donc plus de la chronologie que d’autre chose : en gros, s’occuper des Shen De avant ou après Sayk Fong Lee… Ce qui impliquera de toute façon son lot d’action.

 

Une très mauvaise idée, par contre, concerne l’implication des Maigres Bêtes de la Nuit – bon, très mauvaise à mon sens, je suis sans doute un peu trop rigide en matière de lovecrafteries, parfois… Bref : déjà, un événement forcément scripté, comme d’habitude, les Maigres Bêtes de la Nuit quittant l’Empire des Ombres tombent forcément sur les séides de Sayk Fong Lee revenant de Mongolie, les écrasent forcément, et récupèrent ainsi forcément l’artefact que les PJ étaient allés chercher, totalement en vain, là-bas ; puis les Maigres Bêtes de la Nuit (captif de Dairen inclus) tombent sur les PJ… et, what a surprise ! plutôt que de leur poutrer la gueule, comme de juste, elles NÉGOCIENT avec les PJ ! Retourner le « Mythe » pour en tirer des surprises, moi je veux bien, mais là, en ce qui me concerne, ça ne passe vraiment pas : ça n’est pas le moins du monde crédible, déjà (mais bon, dans cette campagne, vu les soucis d’implication récurrents, notamment…), mais surtout c’est tout sauf opportun – même si les Maigres Bêtes de la Nuit ne sont pas les plus vilaines bébêtes du jeu, loin de là. Dans le cadre fantasque des « Contrées du Rêve », c’est peut-être (peut-être, hein) envisageable, le principe même du cadre étant de tirer sur la corde en mettant des bébêtes partout – constituant une forme de norme, elles peuvent alors être envisagées « socialement » ; admettons... Mais dans le Monde des Hommes, et dans ce cadre particulièrement hostile qu’est l’invasion de la Mandchourie à la fois par l’armée japonaise et par les Ombres, ça ne passe vraiment pas à mes yeux : négocier avec ces créatures, c’est leur enlever à peu près tout ce qui les fait ; sans compter que les bébêtes sont en position de force, ce qui, au vu de leur indifférence cosmique, n’arrange en rien les affaires des PJ ; disons-le, elles n'ont absolument aucune raison de négocier quoi que ce soit ; sans compter aussi que la négociation avec des créatures pareilles, sans visage, etc., s’annonce pour le moins ardue… et probablement ridicule, en fait.

 

Mais voilà : les PJ récupèrent gratoche l’artefact qu’ils étaient inutilement allés chercher en Mongolie. Et, bardés d’artefacts (d'autres encore, et bien trop à mon goût…), ils vont donc pouvoir péter sa vilaine petite gueule à Sayk Fong Lee, dans la conclusion de la campagne. Quelle joie…

 

Le Lac des Veilleurs

 

Ultime scénario, très hollywoodien, à bon escient parfois, à nettement moins bon escient d’autres fois. Des vilaines bébêtes, de la magie à tout va, des explosions, des Profonds, des soldats japonais à défaut de nazis : la coloration est pulp, et c’est peu dire. C’est aussi assez bordélique, tant il y a de factions en présence.

 

Mais c’est aussi bordélique d’une manière plus concrète, en ce que cet ultime scénario fait plus que jamais appel à un folklore plus ou moins bien compris jusqu’alors, et aussi à la magie – et probablement trop à mon sens : de manière générale, je n’aime guère la magie accessible aux investigateurs dans les parties de L’Appel de Cthulhu, mais encore moins ici, où cela revient à barder les joueurs de capacités spéciales grobillesques pour péter sa gueule au Boss de fin de partie… Tout ceci est en fait très confus, très bourrin, et pas forcément très pertinent – en témoignent surtout la dernière itération de l’Arcane des 5 Supplices (qui débouche sur une nouvelle scène de « vision » sans action, mais pourquoi pas, puis arme sans grande souffrance nos héros, ce qui est pour le moins paradoxal) et l’échange des ombres, dont je ne vois tout simplement pas l’intérêt (et encore moins comment l'expliquer).

 

Bref : la campagne se conclut, d’une manière ou d’une autre, sur du bourrinage façon super-slip. Avec des investigateurs qui survivent sans être fous pour autant – rébellion !

 

Et on envisage plusieurs fins… Il était temps… Ou plutôt non, il n'était plus temps : un ultime choix à ce stade ne compense en rien le fait que les investigateurs n’ont quasiment jamais pu choisir ce qu’ils allaient faire de toute la campagne.

 

CONCLUSION

 

La conclusion est sans appel : les promesses étaient là, mais elles ne sont pas tenues ; et, en tant que campagne, Les 5 Supplices me paraît injouable – ou n’avoir pas le moindre intérêt ludique, plus précisément. Dirigisme ultra scripté et motivation défaillante grèvent la campagne dès le départ et jusqu’à la fin. C’en est presque risible – ça le serait peut-être, si ça n’était pas avant tout navrant.

 

Mais comprenez-moi bien – parce que j’avais déjà eu l’occasion de m’exprimer à ce propos, même si dans un tout autre contexte, et pourrais du coup donner l’impression de manquer de cohérence. C'est possible, hein... Bon. Je ne suis pas – et encore moins dans le contexte de L’Appel de Cthulhu ! – un fanatique de l’ « héroïsme » ; et je considère que les PJ n’ont pas forcément à être les « héros », et ceux qui, au travers des choix des joueurs, décident de tout ce qui se produit. Bien au contraire, en fait : que le monde bouge en dehors des actions des personnages, et indépendamment de ce qu’ils sont et font, me paraît souvent fondamental. Dans un contexte plus précis, j’ajouterai que, dans certaines scènes, les joueurs peuvent assister, plus ou moins en spectateurs, à quelque chose qui se produit sans qu’ils y aient eu part. C’est même parfois indispensable. Et ce n’est donc pas ce que je reproche à cette campagne. Mais l’important est que les joueurs aient quand même quelque chose à faire – même si ça peut paraître dérisoire au regard des hauts faits accomplis par d’autres ; en fait, je suis même persuadé que ce jeu sur les échelles peut être un outil de choix pour construire des scènes intéressantes, et même marquantes, et même, soyons fous, amusantes. Ce que je reproche aux 5 Supplices, ce n’est donc pas cela non plus – même si la campagne prétend à chaque étape que les PJ sont bel et bien des héros (dans une optique pulp, et expressément moins mortifère que de coutume dans ce jeu) ; ce que je lui reproche, c’est que les joueurs n’aient absolument rien à y faire de leur propre initiative, que tout soit d’emblée écrit, et que, même dans ce contexte, rien, absolument rien, ne soit jamais satisfaisant et gratifiant…

 

Concept audacieux en jeuderologie, tout de même… Oui : à ce stade, ça me paraît tout bonnement absurde. Plus que dans tout autre campagne de L'Appel de Cthulhu à ma connaissance, et pourtant il y a de la concurrence, le Gardien lit, les joueurs écoutent – et c’est tout. Navrant, parfaitement navrant…

 

Mais laissons la conclusion, sur un mode plus perfide, à un camarade (Jérôme Bouscaut pour ne pas le nommer) : « Le premier supplice ne fut-il pas d'acheter la campagne ; le second de la lire ; le troisième de trouver des auditeurs (euh joueurs) ; le quatrième de faire durer cela des heures ; et le dernier de tenter de retrouver des joueurs pour ses prochaines envies ludiques ? Moi, je dis, cette campagne porte bien son nom. »

 

Oui, y a de ça...

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L'Enfant insecte, de Hideshi Hino

Publié le par Nébal

L'Enfant insecte, de Hideshi Hino

HINO Hideshi, L’Enfant insecte, [Dokumushi kozo], traduction et adaptation [du japonais par] Aurélien Estager, Paris, IMHO, [1975] 2012, 206 p.

 

EDIT : boulettes sur les dates, Panorama de l'enfer date de 1984, ou de 1977... Les sources varient. Mais en tout cas la distance séparant les deux BD n'a rien à voir avec ce que je croyais.

 

UN MALENTENDU

 

Plus que convaincu par le très bizarre et très marquant Panorama de l’enfer, ma première lecture du mangaka barré Hideshi Hino, un récit d’horreur grotesque au style sans pareil, j’ai logiquement voulu prolonger l’expérience.

 

Deux autres titres en ont également été publiés aux éditions IMHO, dont je ne savais rien, Serpent rouge et L’Enfant insecte ; j’ai jeté mon dévolu sur ce dernier, sans faire de plus amples recherches, et suis tombé… sur tout autre chose. Et en même temps pas tout à fait : la couverture évoque bien le style graphique ô combien perturbant du Panorama de l’enfer mais, à y regarder de plus près, en feuilletant les pages, la différence saute aux yeux : c’en est une version plus « simple » ; pas « épurée » à proprement parler, car on devine que c’en est sans doute un état antérieur…

 

Effectivement : même sorti plus tard en France, L’Enfant insecte est bien plus ancien que Panorama de l’enfer – en fait, il lui est antérieur de 25 ans… Oui, L’Enfant insecte remonte à 1975, et est donc une BD datant des débuts de l’auteur. [EDIT : pas du tout, donc... Panorama de l'enfer date en fait de 1977 ou 1984, quelques années seulement séparent les deux BD.]

 

Et cela change pas mal de choses, oui. [EDIT : aheum...]

 

DE GREGOR SAMSA À SANPEI HINOMOTO

 

Mais parlons d’abord brièvement du fond. Si Panorama de l’enfer affichait sans ambiguïté sa singularité, et était une BD unique en son genre pour autant que je sache, L’Enfant insecte n’avait peut-être pas cette ambition – ou en tout cas pas au même degré.

 

On dit souvent, çà et là, qu’il s’agit d’une « adaptation très libre » de « La Métamorphose » de Franz Kafka, ce qui me paraît plus ou moins pertinent ; enfin, si : l’auteur ne pouvait sans doute qu’avoir en tête la célébrissime nouvelle mettant en scène Gregor Samsa au moment de composer sa BD, mais, dans l’approche, dans le ton, dans le fond, il s’en éloigne tout de même rapidement, pour faire « son truc ». Si l’on tient à parler d’ « adaptation très libre », et c’est bien légitime, il faut donc mettre l’accent sur « très libre » plutôt que sur « adaptation », disons…

 

Nous avons un petit garçon, du nom de Sanpei Hinomoto – ce sera lui, notre Enfant insecte. À l’instar donc d’un Gregor Samsa, d’humain il va devenir insecte – expérience pour le moins incongrue et qu’on suppose bien traumatisante. Mais, là où la nouvelle de Kafka s’ouvre sur la métamorphose pour en exposer ensuite les tragiques conséquences, la BD de Hideshi Hino, si elle commence par donner un très bref aperçu du « monstre », revient bien vite au passé – à ce qui a précédé et produit la transformation ; celle-ci constituera alors une limite en forme de point culminant, l’histoire se prolongeant bien sûr bien au-delà.

 

Je n’ai pas relu « La Métamorphose » depuis très, très longtemps (tiens, ça pourrait être une idée, ça…), mais, pour autant que je m’en souvienne, les échos que nous avons du passé de Gregor Samsa évoquent (de même que pour son compère Joseph K., d’ailleurs) une personnalité terne et fondamentalement médiocre, d’une triste banalité, et qui, à vrai dire, ne suscite du coup guère de compassion de prime abord (l'épreuve changeant la donne)… Sanpei est bien différent, d’emblée : il est déjà un personnage « à part » avant sa transformation, et, par ailleurs, dans sa bizarrerie marquée, il suscite déjà la compassion.

 

L’ENFANT DIFFÉRENT – L’ENFANT BRIMÉ

 

Car Sanpei – qui pourrait j’imagine avoir quelque chose de l’auteur (Hinomoto pour Hino ? Sans même parler de sa propre enfance traumatique, que j’avais évoquée dans ma chronique de Panorama de l’enfer, qui y faisait plus ouvertement référence...), ou présager à sa manière le peintre fou du Panorama de l’enfer (donc) – est un petit garçon bien singulier, au grand dam de sa famille autrement conventionnelle.

 

Élève en dessous de la médiocrité, solitaire tant il intrigue et déstabilise ceux de son âge autant que ses aînés, Sanpei n’a qu’une passion : les animaux, et plus particulièrement les insectes.

 

À l’école, il ne suit pas les cours, préférant s’amuser avec des chenilles, ce genre de choses… Aussi ses résultats sont-ils catastrophiques : il enchaîne les 0, et tranche ainsi sur la réussite marquée de son frère aîné (d’un égocentrisme répugnant), ou même de sa mignonne petite sœur – leurs parents, forcément, ne peuvent que dénigrer toujours un peu plus le vilain petit canard, bon à rien et lunatique, aux passions écœurantes, inférieur à son aîné et à sa cadette… Le père, en bon sarariman arriviste (le fils aîné lui doit sans doute beaucoup), lui en fait sans cesse le reproche – de ses poings le cas échéant, car il n’hésite guère à battre son indigne rejeton…

 

Du côté des « camarades de classe », cela ne va pas mieux – et trois brutes, notamment, ont fait de Sanpei leur victime. Des sales gosses aux traits menaçants...

 

LA MUE – ET SES SUITES

 

Mais les choses peuvent encore se dégrader… Sanpei est donc piqué par un étrange insecte, une sorte de chenille au dard rougeoyant ; c’est ce qui amorce sa métamorphose. Ou sa mue adolescente ? Son corps change, se dessèche, ses membres fondent et tombent… Le poison laisse présager une mort prochaine et atrocement douloureuse, et pourtant non – il procède en fait autrement : un jour, une chenille géante s’extrait du corps de Sanpei – sauf qu’elle est Sanpei elle-même, et le « cadavre » n’est en fait qu’une mue…

 

On s’en doute : la transformation n’arrange pas exactement les affaires, entre Sanpei et sa famille… Les parents, le frère, même la sœur que l’on pouvait tout d’abord croire plus douce, sont terrifiés par le monstre (muet – Sanpei pense, mais ne peut communiquer), et le soumettent à un régime dégradant, cherchant bientôt à s’en débarrasser ; c’est sans doute, de toute la bande dessinée, le moment qui se rapproche le plus de la nouvelle de Kafka.

 

Sanpei, pour survivre – même sous cette forme hideuse de chenille, même au milieu de toutes ces brimades, il n’en a pas moins conservé un instinct de survie fondamental – devra donc partir ; ce sera l’occasion d’apprivoiser son corps et ses possibilités (jusqu’à devenir véritablement un monstre, on s’en doute…), mais tout autant de subir une solitude atroce, pire encore que celle dont il s’accommodait jusqu’alors, en étant simplement « ce gamin un peu bizarre qui aime les insectes »… car c’est désormais le monde entier qui le rejette, y compris les animaux qui étaient auparavant ses seuls compagnons.

 

MACABRE ENFANTIN

 

L’histoire, au fond, n’est peut-être pas si inventive que cela – si elle gagne certes en singularité en mettant en scène un enfant « bizarre », aux goûts sans doute un brin macabres, tranchant dès lors sur le Gregor Samsa lambda, mais s’inscrivant finalement dans une lignée abondante de gamins persécutés pour leurs différences par un monde brutal et idiot et matérialiste au sens vulgaire…

 

Ce qui singularise L’Enfant insecte, c’est sans doute avant tout son traitement graphique – qui s’avère parfaitement approprié à la dimension « enfantine » du récit.

 

Je ne sais pas si L’Enfant insecte est véritablement une BD d’horreur. Oui, sans doute… Mais clairement sans les outrances du Panorama de l’enfer, et même sans susciter ne serait-ce que l’ombre de la peur qu’à la même époque un Kazuo Umezu mettait si brillamment en scène, avec une sidérante variété de registres (voyez La Maison aux insectes encore ! Faut-il y ajouter aussi Les Insectes en moi d’Akino Kondoh ? – et Le Vœu maudit).

 

Graphiquement, la BD n’a somme toute pas grand-chose d’horrifique ou d’écœurant, quoi qu’en laisse supposer la couverture qui, en se focalisant sur la mue de l’enfant, biaise peut-être un peu son approche – c’est, relativement mais en même temps de très loin, le moment le plus rude à cet égard du récit. Finalement, guère de gore ici – même quand Sanpei s’assume en monstre tueur d’hommes, même quand il se vautre dans les cadavres de ses victimes choisies au hasard. Les personnages vomissent plus qu’à leur tour, certes, mais rien de plus répugnant – dans une tradition du manga d’horreur qui nous a servi bien, bien pire, et régulièrement, y compris chez le même auteur. Ou peut-être si ? Oui… Ces yeux si ronds qui pleurent si souvent, mais avec un rendu graphique donnant davantage l’impression qu’ils fondent…

 

Or le style graphique fait tout – qui annonce donc, 25 ans plus tard [EDIT : non, deux ans plus tard !], Panorama de l’enfer, mais sur un mode plus authentiquement enfantin et considérablement plus « simple » : pas d’esbroufe dans ces cases aux gros traits, que ce soit dans la figuration ou la composition, qui assument une dimension caricaturale flagrante, laquelle est tout autant véhicule d’identification – surtout pour Sanpei, bien sûr, et y compris Sanpei insectoïde, qui conserve ces gros yeux ronds (et vairons ?) si marquants une fois devenu chenille. Des yeux qui expriment parfois la joie, plus souvent la tristesse – d’une manière expressionniste, mais donc enfantine. En fait, il y a une dimension kawaï, comme on dit, qui demeure tout du long : même psychopathe, la chenille a quelque chose de mignon et naïf… dans le trait. Un Totoro macabre ? Ce serait sans doute aller un peu loin, certes...

 

Mais c’est un exercice d’équilibriste, entre le macabre et l’enfantin. Pas facile… En tant que tel, si le style graphique très personnel qui est adopté contribue à singulariser grandement la chose, peut-être pourrait-on néanmoins avancer d’autres noms dans ce registre ? En faisant la part de l’anachronisme (puisque nous sommes en 1975), L’Enfant insecte m’a immanquablement fait penser à ce que, plus tard, un Tim Burton pourrait faire – un Tim Burton de l’époque un peu lointaine maintenant où il avait du talent… Il y a une parenté, dans ce registre du macabre enfantin, qui pourrait sans doute susciter d’autres noms, mais que je n’ai pas en tête là maintenant… Encore que, un Neil Gaiman, peut-être...

 

Mais, pour le coup, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, je ferais de L’Enfant insecte une BD enfantine avant que d’être horrifique. Le label « pour lecteurs averti » n’a pas lieu d’être ici – outre que la thématique, et à plus forte raison du fait de ce traitement graphique, doit sans doute parler à bien des collégiens ou lycéens (OK, évitons le primaire au cas où…), peut-être davantage qu’à des adultes.

 

BILAN MITIGÉ – MAIS C’EST MA FAUTE

 

Le bilan ? Un peu mitigé à vrai dire – et notamment du fait de cette dimension, en fait, dont je n’avais donc pas idée en achetant la chose.

 

C’est bien fait – c’est pertinent, c’est à propos, ça marche.

 

Mais, pour le coup, ça se lit très vite, sans trop marquer trouvé-je, et c’est tout de même bien autrement classique que le délirant Panorama de l’enfer Cette référence en tête, autrement adulte, gore, obscène, etc., je ne pouvais sans doute qu’être un peu déçu à la lecture d’une œuvre de 25 ans antérieure [EDIT : pas du tout !], au graphisme plus simpliste, au récit plus convenu.

 

Bien sûr, le problème me concerne moi en tant que lecteur, bien plus qu’il n’est imputable à la bande dessinée en elle-même… Au final, elle est « bien ». Mais pas beaucoup plus à mon sens…

 

Il me faudra chercher dans un registre plus adulte, pour y retrouver la folie macabre si enthousiasmante du Panorama de l’enfer...

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Les Trois Imposteurs, d'Arthur Machen

Publié le par Nébal

Les Trois Imposteurs, d'Arthur Machen

MACHEN (Arthur), Les Trois Imposteurs, ou Les Transmutations, [The Three Impostors or The Transmutations], préface de Roger Dobson, traduction de l’anglais par Anne-Sylvie Homassel, Jacques Parsons, Élisabeth Willenz et Nikki Halpern, illustrations originales de Stepan Ueding, Rennes, Terre de Brume, coll. Terres Fantastiques, [1895, 1968, 2001] 2002, 221 p.

 

ÉTRANGE...

 

L’écrivain gallois Arthur Machen a décidément commis des ouvrages bien étranges – et qui méritent amplement qu’on y revienne, influence sur Lovecraft en tête ou pas. Paru en 1895, un an seulement après le célébrissime et toujours très déstabilisant Le Grand Dieu Pan (associé à « La Lumière intérieure »), Les Trois Imposteurs est un roman (?) plus étonnant encore… Et qui, avant cette édition datant de 2002, chez les amateurs de vieille poussière de Terre de Brume (merci mille fois à ces gens-là d’avoir publié Machen, Dunsany, Hodgson et d’autres encore, je leur pardonne même d’être bretons, pour le coup), n’avait jamais eu l’heur d’une traduction française intégrale.

 

UNE ŒUVRE – ET D’AUTRES DEDANS (ET LOVECRAFT EN EMBUSCADE)

 

« Intégrale », oui – car Les Trois Imposteurs, s’il s’agit d’un roman, consiste à vrai dire en une succession de nouvelles pas toujours très liées les unes aux autres, ou, plus exactement, bel et bien liées dans le cadre romanesque, mais pour un certain nombre d’entre elles lisibles en dehors de ce cadre. Aujourd’hui, on parlerait sans doute de « fix-up », je ne suis pas bien certain que le terme existait en 1895 – mais, à vrai dire, je ne suis pas bien certain que cette dénomination s’applique vraiment aux Trois Imposteurs de toute façon...

 

Quoi qu’il en soit, des textes en avaient donc été extraits, pour figurer dans d’autres recueils ou anthologies – pratique qui n’a rien de scandaleux, d’autant qu’elle avait été avalisée par l’auteur lui-même.

 

Deux « nouvelles » de ces Trois Imposteurs, ses « moments » les plus célèbres, avaient donc été publiées séparément, et traduits tous deux en français par Jacques Parsons : « Histoire du Cachet Noir » et « Histoire de la Poudre blanche » ; deux textes, au passage, que Lovecraft admirait profondément, et distinguait sans doute lui aussi dans Les Trois Imposteurs – tout en vantant le volume dans son ensemble, ce qui est à la fois parfaitement légitime, et un tantinet curieux de sa part…

 

Ces « nouvelles » ont d’ailleurs eu une grande influence sur sa propre œuvre, notamment sur des nouvelles telles que – ce n’est pas rien – « L’Appel de Cthulhu », « L’Abomination de Dunwich » ou encore « Celui qui chuchotait dans les ténèbres » ; mais il est vrai que nous sommes ici en terrain connu, pour Machen – ces textes (mais surtout le premier) renvoient en effet à la thématique essentielle du « Petit Peuple », associé au sabbat et plus globalement à la sorcellerie.

 

Pourquoi, alors, ai-je avancé que cette admiration globale, de la part de Lovecraft, pouvait surprendre ? Deux raisons à cela : d’une part, et qu’importe le titre de la collection, je ne garantirais pas que Les Trois Imposteurs relève bien de la littérature fantastique – en fait, le fantastique y est assez rare… sauf dans ces deux « nouvelles », et éventuellement une dernière – mais plus difficile à extraire du roman puisqu’elle en constitue l’apogée : « Histoire du Jeune Homme à lunettes ». Ce qui ne signifie en rien que le reste est négligeable – il ne l’est pas ; et, s’il ne relève sans doute pas du fantastique, il n’en exprime pas moins, très régulièrement, une peur insidieuse tout d’abord, mais toujours susceptible de se transformer en pure terreur : oui, c’est de l’horreur – et de la bonne. D’autre part ? Eh bien, Machen tend ici à faire une chose qui agaçait considérablement Lovecraft : rationaliser a posteriori « l’étrange »… Dans Épouvante et surnaturel en littérature, il se plaint régulièrement du procédé – tout particulièrement chez Ann Radcliffe… Mais ici, non. Peut-être parce que c’est davantage le propos, ceci dit – dès son titre... Et il adorait Machen, bien sûr.

 

Oublions (non : mettons de côté…) un temps Lovecraft pour revenir au livre et à ses traductions : une troisième « histoire » en avait été extraite, un an seulement avant la parution de ce volume, qui est « Histoire de la Vierge de fer » (probablement bien plus anodine, mais j’y reviendrai), dans les pages de l’excellente revue Le Visage Vert, dans une traduction d’Élisabeth Willenz et Nikki Halpern. Mais la transition du Visage Vert à ce volume chez Terre de Brume coulait sans doute de source – avec Xavier Legrand-Ferronnière à la tête de la collection « Terres Fantastiques », et Anne-Sylvie Homassel pour traduire tout ce qui ne l’avait pas encore été…

 

Et voilà : le livre entier. Enfin.

 

 

DÉCADENCE – À LONDRES SINON BAGDAD

 

Maintenant, il s’agit de trouver comment en parler, ce qui n’a au fond rien d’évident… Mais, en tout cas, la quatrième de couverture racoleuse au possible ne me paraît pas une solution pertinente – qui insiste sur l’œuvre « incomprise », même un siècle après, et parle de « répulsion », de « répugnant »… ce qui n’est pas forcément faux, et pas scandaleux en rapport avec l’œuvre « décadente » du Machen des années 1890 (encore que Le Grand Dieu Pan, immédiatement antérieur donc, mérite peut-être davantage ces qualificatifs), mais tout de même un peu vain pour une édition de 2002…

 

En fait, il y a bien quelque chose à en dire – ce que fait Roger Dobson dans sa préface autrement consistante : Machen lui-même a avancé, et semble-t-il à bon droit, que son livre avait pâti de l’actualité – en l’espèce une sorte de furie réactionnaire et portée à « brûler les livres », qui avait suivi la condamnation d’Oscar Wilde pour homosexualité : tout ce qui passait pour « décadent », c’est-à-dire beaucoup de chose dans l’esprit « fin de siècle », en a fait les frais.

 

AUX SOURCES DU CONTE

 

Laissons maintenant le contexte pour nous intéresser à l’œuvre elle-même. Il s’agit donc d’un ouvrage bien étrange, et bien singulier – pour autant, il n’est pas dégagé de toute influence (en fait, sur le fond, Le Grand Dieu Pan était peut-être plus audacieux).

 

En effet, le roman baigne dans une atmosphère « londonisant » les thématiques des Mille et Une Nuits, dans une optique qu’un autre auteur avait déjà faite sienne : Robert Louis Stevenson. En fait, Les Trois Imposteurs doit semble-t-il beaucoup au volume intitulé Le Dynamiteur, ou « More New Arabian Nights », après des Nouvelles Mille et Une Nuits qui avaient rencontré un certain succès Le Dynamiteur était signé Robert Louis Stevenson, mais en fait écrit pour l’essentiel par sa femme, Fanny van der Grift Stevenson.

 

Ce qu’il faut surtout en retenir, c’est qu’opère, derrière le livre, une forme de réflexion sur l’essence du conte, et la manière de raconter des histoires – raconter des histoires, c’est l’expression-clef… et c’est pourquoi, dès le titre, l’auteur nous parle d’ « imposture », j’y arrive.

 

Tous, ici, racontent des histoires – et les questionnent en même temps, par exemple au regard de la crédibilité scientifique (et nous sommes en 1895, H.G. Wells débute et le mot de « science-fiction » n’apparaîtra qu’une trentaine d’années plus tard sous la plume de Hugo Gernsback), ou en faisant la part de ce qui doit au style. « Raconter merveilleusement une histoire merveilleuse... » Projet crucial, presque idéal, mais dont les implications sont multiples – les récits des Trois Imposteurs en sont autant d’illustrations.

 

VIOLER LE PACTE – EN PROPOSER UN AUTRE

 

Mais qui sont-ils, ces Trois Imposteurs ? Je vous arrête tout de suite : non, il ne s’agit pas de Moïse, Jésus et Mahomet, ainsi désignés dans le titre d’un vieil ouvrage blasphématoire. Machen connaissait ledit titre, et l’a emprunté sans vergogne – il en aimait les sonorités et implications, voilà… Sans doute, même en cette ère de « décadence », ne faut-il pas y voir une véritable insolence religieuse, je suppose – chez un auteur qui, dans un autre moment de sa carrière, ultérieur, livrera de forts jolis exemples de ce qu’un merveilleux chrétien modernisé peut offrir (voyez par exemple « Le Grand Retour », « Les Archers » et éventuellement « La Terreur », trois nouvelles figurant dans le recueil Le Peuple Blanc). Non – il s’agit sans doute seulement de mettre en avant le « mensonge ».

 

Ce qui n’a rien d’anodin. Machen viole en effet ici un pacte essentiel, caractéristique de la littérature de fiction – en procédant de la sorte, il a peut-être même quelque chose de pré-post-post-post-post-pré-post-moderne, si ça se trouve… Voilà : le lecteur et l’auteur de fiction passent toujours un pacte – concernant la « véracité », et en fait la « crédibilité », de la fiction en cause : le lecteur sait que ce que lui raconte l’auteur est faux ; il n’en demande pas moins à l’auteur de tout faire pour qu’il lui soit possible de croire néanmoins que ce qui est raconté est vrai… Le récit doit être plausible, vraisemblable, autorisant ainsi au lecteur de « suspendre temporairement son incrédulité » ; jamais, au grand jamais (dans une perspective « classique », du moins), l’auteur ne peut se permettre de rompre l’illusion – il ne doit jamais dire qu’il ment, quand bien même le lecteur sait parfaitement qu’il ment… et le lit justement pour cette raison !

 

En désignant ses conteurs comme autant d’imposteurs, et ce dès le titre, Machen obtient du coup un effet déstabilisant pour le lecteur – et sans doute un peu pervers… Si la remise en cause de la « véracité » de ce qui est raconté n’opère pas à la façon d’une complexe (et sans doute fatigante) dissertation, l’effet est pourtant là : le lecteur, guettant les indices, est d’abord complice, mais à terme ne s’en sent que davantage perdu…

 

C’est pervers, mais c’est aussi jubilatoire : en questionnant le récit, en discutant ouvertement de sa vraisemblance, scientifique ou narrative d’ailleurs, et en glissant la délicate question du style dans le débat, Machen rompt certes un pacte, mais en crée peut-être un autre – et sans doute pas si commun en 1895. En résulte un texte qui est à lui-même son propre commentaire, et plus encore.

 

Et c’est important – parce que cela justifie la structure très rusée du roman : Les Trois Imposteurs n’est effectivement pas un recueil de nouvelles, ce n’est peut-être même pas un « fix-up », c’est une œuvre en tant que telle, et qui fait sens justement en raison de sa structure. On peut lire séparément « Histoire du Cachet Noir » et « Histoire de la Poudre blanche » ; mais lire ces récits dans le cadre des Trois Imposteurs produit un effet tout différent – parfaitement singulier.

 

TROIS SUSPECTS

 

Nos Trois Imposteurs – j’y reviens, mais je suppose que le détour s’imposait – sont en fait deux hommes et une femme, à l’identité fluctuante.

 

Dans un très déconcertant prologue (largement incompréhensible à la première lecture, et je recommande d’y revenir une fois la dernière page du roman tournée…), ces trois personnages échangent des remarques cryptiques, mais où l’on devine quelque chose de particulièrement sordide et répugnant – sans en savoir davantage pour l’heure. Les personnages abandonnant leurs identités d’emprunt, nous comprenons d’emblée que nous ne pouvons pas avoir confiance en eux : nous savons de suite qu’il s’agit d’imposteurs… et que, à la différence de l’écrivain les mettant en scène, ils ne font pas ce genre de choses pour la beauté de l’art. Ils sont très joviaux, et rient beaucoup – ils n’en sont que plus sinistres…

 

DEUX CRÉDULES

 

Puis ils quittent la scène – pour être remplacés par deux Londoniens quelque peu pompeux pour ne pas dire pédants, dissertant volontiers d’art et de science, sans forcément y comprendre grand-chose, devinons-nous assez vite…

 

Et, aussitôt, flashback. Nous revenons à la rencontre de nos deux amis, du nom de Dyson et Phillipps, et à leur goût prononcé pour les histoires « étranges », ainsi de la découverte improbable de cette pièce d’or datant de l’empereur Tibère, et louant quelque Pan forcément inquiétant (wink wink nudge nudge).

 

Mais les deux élégants ont également leur lot de rencontres – et de personnages qui ont bien des choses à raconter, des histoires cette fois plus qu’étranges… Les deux y passent – sans établir véritablement de lien, tandis que le lecteur, lui, sait ce qu’il en est, alerté qu’il est par cette « coïncidence », chez les conteurs : ils sont toujours, pour une raison ou une autre, sur la piste d’un « jeune homme à lunettes »…

 

Le lecteur dispose ainsi d’une avance sur Dyson et Phillipps : ces hommes, cette femme… oui, ce sont nos « imposteurs » ; leurs histoires sont donc de purs mensonges ; et, s’ils cherchent tous le « jeune homme à lunettes », leurs intentions à son encontre sont à l’évidence des moins charitables… Or Dyson et Phillipps ont probablement croisé la route de cette proie – et, crédules qu’ils sont, pourraient bien lancer sur sa trace des individus guère recommandables… et qui ne lui veulent sans doute pas du bien.

 

UNE STRUCTURE CRUCIALE

 

Passé le prologue, le roman adopte une structure à la fois habile et quelque peu rigide – mais cela participe de l’effet produit sur le lecteur.

 

Nous y suivons Dyson et Phillipps, ensemble ou successivement, qui, errant dans les rues de Londres, tombent toujours sur quelque rencontre appréciable – d’un parfait inconnu qui a des choses à raconter ; les courts chapitres mettant en scène les deux pompeux et leurs rencontres, souvent avec un ton badin et moqueur, à l’occasion très réjouissant (le meilleur moment, ici, me concernant, réside dans les deux chapitres successifs « Incident du bar privé » et « L’Imagination décorative », où la thématique même du mensonge est plus que jamais mise en avant, de manière fort ludique et fort drôle), ces chapitres « normaux » donc sont ainsi régulièrement interrompus par des « histoires » souvent bien plus longues, cinq en tout, mais disons d’abord quatre et ensuite une autre – on ne peut plus différente, en fait.

 

Ces quatre premières « histoires », nous le savons, sont donc le fait des Trois Imposteurs, qui empruntent chaque fois une identité différente (la femme raconte deux de ces quatre « histoires »… et ce sont les deux les plus « fantastiques », je suppose que cela n’a rien d’un hasard – de même, qu’elle s’appelle « véritablement » Helen n’est peut-être pas innocent, en renvoyant à la femme fatale du Grand Dieu Pan, dont elle pourrait aussi bien être une sorte d’avatar, plutôt qu’une simple réitération) ; à la différence des auditeurs Dyson et Phillipps, nous savons donc ce qu’il en est – mais, suprême habileté, nous ne nous régalons peut-être que davantage de leurs balivernes…

 

D’autant que ces fables, au cœur de l’art de Machen, sont autant de variations sur la peur – et parfois d’une efficacité encore redoutable plus de cent ans après la parution du livre. Ce qui tranche sur les chapitres « normaux », de manière éventuellement déconcertante...

 

Il ne me paraît pas utile de détailler les chapitres « normaux » – dire quelques mots des cinq « histoires », par contre, me paraît plus indiqué (mais notons qu’elles sont donc toujours, la dernière y compris, liées à un bref chapitre antérieur, se concluant systématiquement sur l’annonce que va suivre « l’… » [histoire de machin-chose], on enchaîne donc directement sur l’histoire elle-même par son titre, singularisé dans la table des matières).

HISTOIRE DE LA SOMBRE VALLÉE

 

La première de ces inventions est l’ « Histoire de la Sombre Vallée », récit pas le moins du monde fantastique (encore qu’il y ait quelque chose dans l’ambiance qui ne pouvait que séduire un Lovecraft…), mais parfaitement horrifique.

 

On y abandonne illico le cadre londonien pour un long (et mystérieux) voyage en Amérique – et dans un trou perdu des États-Unis ; là-bas, les Américains sont autant de brutes sauvages et guère accueillantes… Notre naïf narrateur (qui est donc en fait un menteur patenté et tout sauf naïf…) s’en fait l’écho, de plus en plus à mesure que la simple inhospitalité tourne à la menace sous une forme étrange, évoquant quelque secte aux rituels impies… et prompte au sacrifice humain, à moins qu’il ne s’agisse « que » de lynchage.

 

Cela fonctionne remarquablement bien : l’angoisse sourde de la majeure partie du récit est gérée de main de maître, mais sa conclusion virant à la franche terreur ne l’est pas moins. À ce stade, c’en est même parfaitement impressionnant… Et, donc, fantastique ou pas, il n’y a somme toute rien que de très logique à ce que Lovecraft ait apprécié un roman contenant des séquences horrifiques aussi puissantes, qui plus est avec cette dimension « rituelle » qu’il saura reprendre à bon compte.

 

HISTOIRE DU CACHET NOIR

 

La deuxième histoire est l’ « Histoire du Cachet Noir », racontée par notre menteuse donc, et qui est sans doute, de tous ces récits, celui dont la parenté avec l’œuvre lovecraftienne est la plus franche.

 

Il faut dire que Machen y met en scène son « dada » (mais c’en est du coup peut-être une première itération, en fait, le roman datant de 1895 ?), à savoir le « Petit Peuple », et sa survivance éventuelle – des « fées » toutes britanniques, mais qui, dans leurs cavernes, sont devenues bien sinistres, et tout naturellement portées au viol et au meurtre…

 

Un scientifique réputé se lance sur leur piste, subodorant en dépit des quolibets de ses pairs, tous persuadés qu’il a perdu la raison et n’a donc plus rien d’un scientifique, qu’il y a là une « Atlantide » à découvrir – qui ferait peut-être de lui un nouveau Christophe Colomb ? L’ethnologue, associant les coïncidences, et au premier chef en rapport avec cet étrange « cachet noir » qu’il suppose plurimillénaire et qui est orné d’une écriture indéchiffrable, s’en va rôder dans les collines à la lisière du Pays de Galles, où de sombres survivances peuvent sans doute être dénichées par celui qui sait où chercher… à moins bien sûr qu’elles ne le trouvent lui-même avant qu’il ne les trouve. Fouiller dans le sordide ne sera pas sans coût…

 

Dans la perspective de « l’imposture » au cœur du roman, c’en est peut-être le passage le plus redoutablement habile – car la menteuse de narratrice met en scène un vieil ethnologue qui lui aurait sans cesse menti, dans un cadre mystérieux où, sans doute, tout le monde ment.

 

Et le récit fonctionne à tous les niveaux : au premier degré, il constitue une enquête « mythique » très lovecraftienne alors même que notre HPL n’était à cette époque âgé que de cinq ans ; sa faconde conspirationniste reste assez délicieuse en notre triste époque où le thème semble devenir jour après jour plus puant ; et l’appréhension du mensonge à tous les niveaux de la narration – mais ceci à condition de lire le texte dans le contexte des Trois Imposteurs – est foncièrement ludique et même jubilatoire.

 

HISTOIRE DE LA VIERGE DE FER

 

La troisième de ces histoires est de loin la plus courte – mais aussi, de loin là encore, la moins intéressante. Encore que l’ambiance oppressante, dans cette « Histoire de la Vierge de fer », soit assurément travaillée et efficace – oui, on frémit, avec ce narrateur-menteur prétendant avoir passé une déconcertante soirée en compagnie d’un homme au bien curieux hobby : la collection d’instruments de torture…

 

Rien d’étonnant sans doute à ce que le collectionneur en fasse les frais – dans une perspective presque « morale » (qui n’a sans doute rien d’innocent – le conteur échangeant avec son pigeon dans les chapitres « normaux » préparant « l’histoire », ceux cités plus haut comme tout particulièrement amusants, revient systématiquement ou presque sur la question de la « morale », au travers de sophismes particulièrement acrobatiques et d’autant plus savoureux...).

 

Ceci étant, la conclusion grotesque (dans tous les sens du terme) peut malgré tout surprendre de par ses excès – avec moins d’habileté peut-être que dans l’ « Histoire de la Sombre Vallée », la peur sourde se mue bel et bien en terreur « graphique ». Mais peut-être, dans le contexte du roman, cela s’avère-t-il en fait des plus pertinent : en introduisant le grotesque dans les balivernes racontées à Dyson et Phillipps, on questionne peut-être plus frontalement la crédibilité de tout cela – ce qui nous amène donc à revenir sur les précédents mensonges, ce qui n’est pas sans intérêt ; et, bien sûr, il y a sans doute un impact sur la suite des opérations.

 

HISTOIRE DE LA POUDRE BLANCHE

 

La quatrième histoire « mensongère » est à nouveau le fait de la dame – et c’est à nouveau une histoire connotée de fantastique, lorgnant peut-être même sur la science-fiction ? Et à nouveau, en tout cas, une histoire souvent « extraite » du roman… Il s’agit de l’ « Histoire de la Poudre blanche ».

 

La prude et fragile jeune femme (donc ni prude ni fragile) y rapporte le sort étrange de « son frère », obsédé par son travail, et dont elle souhaitait l’en libérer quelque peu, tant son comportement avait quelque chose de pathologique – suite à une consultation médicale, le jeune homme se voit prescrire un médicament aux conséquences pour le moins inattendues…

 

En fait de référence à Robert Louis Stevenson, pour le coup, ça évoque tout de même pas mal son classique L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde, antérieur d’une dizaine d’années ; façon miroir ? Mais Machen en tire encore autre chose, de plus surprenant, qui relie la drogue mystérieuse aux rituels de la sorcellerie…

 

Prise en tant que telle, l’ « Histoire de la Poudre blanche » me paraît moins enthousiasmante que celles « de la Sombre Vallée » et « du Cachet Noir », à s’en tenir à sa conclusion ; l’ambiance qui nous y conduit, toutefois, est remarquable, et peut-être supérieure – très perturbante, avec là encore quelque chose d’insidieux et sourdement menaçant… Pas exempt par ailleurs d’aspects plus « graphiques ».

 

Mais l’histoire gagne bien sûr à être lue dans le contexte des Trois Imposteurs : ces mensonges dans le mensonges, ces jeux littéraires pervers dissimulant une réalité plus sordide et perverse encore, font tout le sel de la nouvelle à mon sens.

 

HISTOIRE DU JEUNE HOMME À LUNETTES

 

Reste une cinquième « histoire », mais différente des quatre précédentes, et dont il vaut mieux sans doute que je ne dise pas grand-chose ici : l’ « Histoire du Jeune Homme à lunettes ».

 

C’est le point culminant du récit – le moment où tout, aussi disparate cela pouvait-il paraître jusqu’alors, se rassemble et fait sens… de manière horrifiante. Le fin mot de l’histoire y est dit, encore que ses ultimes conséquences soient comme de juste laissées à l’imagination du lecteur (pour l’heure – un ultime chapitre, en fait, changera bien la donne, en rompant la structure des histoires, ce qui nous renverra donc au prologue du roman) ; mais c’est forcément une imagination orientée par tout ce qui précède…

 

Si Les Trois Imposteurs avait globalement été boudé par la critique, il comptait néanmoins quelques fameux admirateurs – j’ai déjà évoqué Lovecraft, mais pour le coup, ici, c’est d’un autre qu’il s’agit, non moins légendaire : Arthur Conan Doyle – d’autant peut-être qu’il y a ici de son Moriarty ?

 

La suprême habileté dans ce récit est pourtant ailleurs, si ça se trouve : cette « histoire », rapportée dans des conditions différentes des quatre qui précèdent, et qui étaient le fait de nos imposteurs, est donc censée être « vraie » ; mais cela veut-il encore dire quelque chose ? Le lecteur, qui savourait tout d’abord son « avance » sur les crédules Dyson et Phillipps, est maintenant peut-être plus largué encore qu’eux… Les certitudes sont ultimement bannies de la « merveilleuse histoire racontée merveilleusement », et n’en demeure plus qu’une : celle que tout ceci, qui nous a tant amusés, est parfaitement horrible…

 

REMARQUABLE

 

Très étonnant roman que ces Trois Imposteurs, donc. Mais on peut tabler aussi sur sa réussite ; qu’il ait été aussi longtemps boudé a quelque chose d’invraisemblable (si j’ose dire), car il vaut assurément le détour. C’est un livre malin et joueur, bien plus subtil qu’il n’y paraît ; c’est, aussi, une vraie somme de la peur littéraire – et peut-être d’autant plus que l’horreur y est mêlée de badinerie ; c’est peut-être un livre en avance sur son temps ?

 

C’est en tout cas un bon livre – oui, une « merveilleuse histoire racontée merveilleusement » ; enfin, c’est aussi, j’en suis convaincu, une œuvre qui ne fait véritablement sens que prise pour elle-même : en extraire des récits pouvait bien sembler légitime, mais je tends vraiment à croire qu’ils perdent considérablement de leur intérêt à être ainsi éloignés de leur matrice.

 

Remarquable, vraiment...

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20th Century Boys, t. 6 (édition Deluxe), de Naoki Urasawa

Publié le par Nébal

20th Century Boys, t. 6 (édition Deluxe), de Naoki Urasawa

URASAWA Naoki, 20th Century Boys, t. 6 (édition Deluxe), [20 seiki shônen, vol. 11-12], scénario coécrit par Takashi Nagasaki, traduction [du japonais par] Vincent Zouzoulkovsky, lettrage [de] Lara Iacucci, Nice, Panini France, coll. Panini Manga – Seinen, [2000] 2015, [458 p.]

 

À MI (AMI) PARCOURS

 

Suite de 20th Century Boys, fameux manga au long cours signé Naoki Urasawa, avec ce sixième tome de l’édition « Deluxe », comprenant donc les volumes 11 et 12 de la publication originale. Accessoirement (ou pas), c’est avec ce volume que nous arrivons (enfin) au milieu de la série, après quelque chose comme 2500 pages de BD, tout de même.

 

C’est sans doute un moment crucial dans la série, mais aussi dans ma lecture – après un tome 5 de l’édition « Deluxe » qui, globalement, ne m’avait guère parlé… Je m’étais procuré ce tome 6 dans la foulée, et supposais que cela serait le moment de faire le point – en décidant si je poursuis l’aventure ou non…

 

Et, arrivé à la fin de ce volume, je ne sais en fait pas ce que je vais faire concernant la suite. Arf... Parce qu’il y a des choses qui me saoulent, et d’autres que j’admire – des gimmicks qui m’amusent, d’autres qui m’irritent – des personnages que je déteste, d’autres que j’ai encore envie de suivre…

 

Il me paraît plus difficile de singulariser dans ce volume des trames principales – et même de le découper en fonction des deux tomes originels qu’il compile. Réalité de la BD ou pur effet subjectif de ma lecture, j’ai l’impression que tout cela est devenu plus brumeux – à l’étape au-dessus, disons… Ce qui, au fond, n’aurait pas forcément grand-chose d’étonnant, la série reposant sur des codes de thriller appliqués à grande échelle, sur une trame globale impliquant nombre de personnages dans une chronologie plurale et complexe, et, par ailleurs, subvertissant sans cesse ce que l’on sait ou croit savoir de ces personnages dans un jeu pervers de cliffhangers et révélations…

 

Le problème étant que ces derniers fonctionnent plus ou moins. Ce qui en témoigne le plus, et m’inquiète tout particulièrement, ici, c’est que la GROSSE révélation de ce volume, à sa toute dernière page, portant sur l’identité d’Ami (jusqu’au prochain retournement de situation ?), m’a laissé… totalement froid, en fait. Alors que l’identité d’Ami est censée être ZE Gros Machin depuis le début de la série…

 

Essayons quand même de voir ce qui se passe avant…

 

TONTONS, TATA, REMORDS ET (ABSENCE DE) SCRUPULES

 

L’album s’ouvre sur la prolongation de ce qu’il y avait de mieux dans le volume précédent : la jeune idiote Kyôko Koizumi coincée avec l’inquiétant (oui, cette fois) Sadakiyo, et une ribambelle de confusions et quiproquos qui va avec, où l’héroïne Kanna a sa part – tous ces personnages sont menacés par les « Dreamnavigators », ardents fanatiques d’Ami, guère étouffés par les scrupules (ou plus exactement leur cheffe – les grouillots sont lobotomisés, se contentant d’obéir dans la joie et les remerciements), et qui sont prêts à commettre un massacre pour conserver les petits secrets de leur secte.

 

Arrive opportunément Yoshitsune – que retrouve donc Kanna : tous ses tontons semblent revenir les uns après les autres ! Outre sa tata Yukiji, dont la tournure ne cesse de me décevoir…

 

Au passage, Sadakiyo se livre à une confession douloureuse portant sur un autre tonton, qui participe de son statut ambigu, indiscernable, de personnage « gris » dans un monde autrement en noir et blanc – on le hait et on le plaint, alternativement ou en même temps ; peut-être y a-t-il cependant autre chose en lui – peut-être même une sorte de héros, malgré tout ?

 

SUR LA PISTE DE LA MÈRE...

 

Mais l’essentiel, concernant Kanna, est la « révélation » (pour elle – le lecteur le « savait » depuis un épisode bien antérieur, impliquant le fameux tonton Kenji) qu’Ami, l’odieux Ami, serait son père... Il y avait aussi cette idée que sa mère, Kiriko, la sœur aînée de Kenji donc, pourrait ressurgir bientôt…

 

D’où notre Kanna qui se lance sur la piste de ses origines – via un hôpital perdu dans un (charmant) trou du Japon, où, avant de laisser la place à des cinéastes amateurs (plutôt une bonne idée, ça), une équipe de bactériologistes a peut-être accompli des travaux cruciaux… même si, avant tout, s’impose de plus en plus l’idée que Kiriko elle-même, en mode « Godzilla » de son propre aveu, a sans doute eu sa part dans la création du virus qui a provoqué « le grand bain de sang de l’an 2000 ».

 

Cette piste est relativement intéressante – mais aussi, peut-être, parce qu’elle éloigne Kanna de son délire messianique, à base d’union des mafias chinoise et thaïlandaise, pour protéger le pape (!) des exactions d’Ami… Ce qui constituait une part essentielle de la narration du volume 5, et qui m’avait considérablement déçu – et c’est peu dire.

 

ET DU DOCTEUR YAMANE

 

Mais la piste médicale ne s’arrête pas là – d’autres se lancent en effet sur la piste d’un personnage peu ou prou nouveau dans la série, mais lié à cet égard tant à Kiriko qu’à Kenji : le docteur Yamane.

 

Ici, ce sont les (rares) flashbacks enfantins qui fonctionnent le mieux – avec un petit Yamane lui aussi inquiétant, d’une manière plus perverse que le petit Sadakiyo, et deux, trois révélations qui changent la donne quant au pouvoir d’oracle supposé de Kenji, notamment en questionnant sous un angle assez inattendu, pour le coup, le « nouveau cahier de prédictions », qui constituait sans doute un apport essentiel du tome 5 – un des rares trucs à en sauver ?

 

Hélas, nos enquêteurs dans ce présent volume ne sont pas les plus attachants : le vieux tonton Otcho dit « Shôgun », décidément trop « héros couillu de chez couillu » pour me parler, et le terne jeunot de mangaka qui l’accompagne, Kakuta – nos deux évadés de la « Luciole des Mers », donc, et j’ai décidément du mal avec eux

 

UN INTERLUDE PLUS CONVAINCANT

 

Il est cependant une sous-trame qui m’excite bien davantage – mais qui, pour l’heure, n’est quasiment pas développée… Pourtant, elle repose sur une base assez trouble, puisqu’il s’agit, à nouveau, du retour d’un « tonton » de Kanna censément disparu – en même temps, je suppose que personne ne pouvait véritablement croire à la mort de ce bon gros Maruo ?

 

La surprise, c’est de le faire ressurgir bien loin des autres – et tout particulièrement du « commandant » qui ne s’assume pas comme tel, Yoshitsune. Maruo est en effet devenu une sorte de manager/conseiller/confident… pour Namio Haru ! Qui ça ? Eh bien, ce personnage tellement secondaire qu’à ce stade il n’en était même pas un – le chanteur passablement ridicule, mais star néanmoins, que l’on diffuse sans cesse sur toutes les ondes, pour son dernier « tube », le terriblement crétin « Hello ! Hello ! L’expo ! », hymne de l’exposition universelle nippone à venir (le souvenir de l’exposition universelle de 1970 à Osaka est très important dans la bande dessinée – et, en cela, elle contient quelque chose de très fort et très juste concernant les mentalités japonaises de l’après-guerre : cette exposition a effectivement été déterminante à cet égard ; les gamins de la bande à Kenji ne pouvaient qu’en être affectés).

 

Or le chanteur à l’élégant et anachronique kimono n’est sans doute pas la coquille vide que l’on croit tout d’abord – et, avec son comparse Maruo (bien changé sous ses lunettes de soleil, avec un catogan de rigueur), il semble bien décidé à agir contre Ami… envisageant même un temps l’option terroriste.

 

Voilà, du coup, deux personnages très énigmatiques et plutôt intéressants – j’espère que Naoki Urasawa parviendra à en tirer quelque chose…

 

Pour l’heure, dans la suite du volume (le petit « arc » consacré à Maruo et Namio Haru fait en gros la transition entre les deux tomes ici compilés, occupant les premiers épisodes du second), ne s’amorcent guère que les retrouvailles entre Maruo et Kanna…

 

RETROUVAILLES – ENCORE

 

Mais c’est justement en cela que les deux tomes, cette fois, ne me paraissent pas aussi évidents à distinguer que dans les volumes précédents : passé cet intermède, c’est bien la piste médicale/bactériologique qui reprend – mais pour le coup plus la traque de Yamane que celle de Kiriko ; là encore, le retour à l’enfance est probablement ce que l’on peut en tirer de plus satisfaisant – le passage « contemporain » (2014 – alors que l’on se met à redouter que 2015 soit la vraie fin du monde, bim, hop…) me paraît autrement convenu, jusque dans la confrontation avec Ami qu’il orchestre, avec des conséquences notables pour l’évolution de la série dans les toutes dernières pages… mais qui m’ont donc laissé passablement froid. Là, il y a vraiment un souci… Et alors même que c’est l’occasion d’importantes retrouvailles !

 

UNE BIZARRERIE CHRONOLOGIQUE

 

En fait, dans ce tome 12 originel, outre le bref arc centré sur Maruo et Namio Haru, donc, qui l’introduit, je ne retiens pas grand-chose – peut-être, cependant, cette bizarrerie assez complexe, quand Yoshitsune et Yukiji se rendent compte qu’il y a un problème chronologique dans les délires d’Ami dont a été victime Koizumi ?

 

Des dates ont été mélangées, avec des incompatibilités ; les personnages, Yoshitsune surtout, chez qui cela vire à l’obsession, cherchent donc à déterminer si Ami s’est trompé ou a menti, et pourquoi…

 

C’est potentiellement intéressant – en revenant sur la séquence de « souvenir virtuel » de Koizumi avec les enfants rôdant dans la maison hantée, plutôt un bon moment de la série (dans le tome 4)… mais aussi, du coup, avec quelque chose d’un peu absurde quant aux implications exactes de cette expérience, qui, pour être au fond une « simple » reconstitution virtuelle, semble dissimuler, aux yeux des personnages, une réalité qui ne pourrait véritablement se concevoir que dans un cadre autrement plus fantasque, d’exploration exacte de la psyché, sinon à proprement parler de voyage dans le temps.

 

Mais, en l’état, tout le monde se retrouve dans la « salle de biologie », et les « révélations » s’enchaînent, jusqu’à l’ultime concernant Ami, grosse pirouette en sus… sauf que je m’en foutais passablement, en fait. Souci…

 

LIRE LA SUITE ?

 

Lire la suite ? Il y a sans doute de la compulsion… mais je crois que j’en ai encore envie.

 

Pourtant, bien des choses ne me satisfont pas dans cette BD, à l’évidence – et je suppose qu’on peut dire, de manière globalement « objective », qu’elle est très inégale.

 

Elle manie certes une, ou plutôt des intrigues extrêmement complexes, qui plus est dans un cadre chronologique lui aussi bien compliqué, et faisant intervenir toute une kyrielle de personnages – quitte à en rajouter encore et encore, notamment en revenant tardivement sur des noms à peine entraperçus dans les tout premiers épisodes de la série… Pour gérer tout cela, Naoki Urasawa (et Takashi Nagasaki ?) fait régulièrement preuve d’habileté, et s’autorise de manière bien vue des jeux sur les codes assez réjouissant – conférant un côté délicieusement ludique à son récit. Mais ça, c’est quand ça marche… Quand ça ne marche pas, ne demeure que l’artifice, bien trop visible comme tel, et la sensation que l’auteur tire à la ligne, en se dispersant fâcheusement. Sait-il où il va, ou est-il en roue libre ? Allez savoir… Mais le bon alterne donc régulièrement avec le moins bon, voire avec le mauvais – très régulièrement.

 

Ceci étant, je suppose, avec un peu de recul, que ce tome 6 « Deluxe », plus resserré dans sa dimension mi-policière, mi-quête des origines, avec la thématique bactériologique au cœur, m’a globalement plus parlé que le précédent

 

Mais il y a tout de même un gros souci : cette fin (suspendue…) qui devrait être capitale, et qui ne m’a en rien fait vibrer… Mais peut-être y a-t-il un piège dans tout ça – la manipulation du lecteur, après tout, est un trait fondamental de 20th Century Boys, j’imagine… Alors, oui, la suite, peut-être…

 

On verra.

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Lone Wolf and Cub, vol. 1 : En attendant la pluie, de Kazuo Koike et Goseki Kojima

Publié le par Nébal

Lone Wolf and Cub, vol. 1 : En attendant la pluie, de Kazuo Koike et Goseki Kojima

KOIKE Kazuo et KOJIMA Goseki, Lone Wolf and Cub, vol. 1 : En attendant la pluie, [子連れ狼, Kozure Ôkami], traduction [du japonais par] Makoto Ikebe, Saint-Laurent-du-Var, Panini France/Panini Comics, coll. Génération Comics, [1970, 2001] 2004, [n.p.]

 

CULTE

 

Ma découverte, époustouflante, du gekiga historique avec le remarquable L’Argent du déshonneur de Hiroshi Hirata, appelait d’autres développements – et au premier chef celui-ci, essentiel : lire enfin le modèle du genre, au succès colossal et à l’influence incomparable, c’est-à-dire Lone Wolf and Cub, série culte des années 1970 due au scénariste Kazuo Koike (à qui l’on doit également Crying Freeman, tant qu’à faire dans les mangas légendaires) et au dessinateur Goseki Kojima.

 

Un titre étrange ? Oui, sans doute… En version originale, la série s’intitule Kozure Ôkami – et Lone Wolf and Cub n’en est d’ailleurs pas tout à fait une traduction exacte… Mais c’est que la BD (paradoxalement ? J’y reviendrai) s’est exportée, et a parallèlement suscité une série d’adaptations cinématographiques, en six films nippons à leur tour popularisés sous le titre « global » anglais Baby Cart.

 

À vrai dire, l’œuvre, sous ces deux aspects, a non seulement contribué à la définition du chanbara moderne, mais a aussi été d’une influence cruciale à l’étranger ; pour s’en tenir aux États-Unis, on pourra ainsi citer le fan avoué Frank Miller (qui signe d’ailleurs la couverture du présent volume avec son épouse Lynn Varley), ou, au cinéma, sans surprise, un Quentin Tarantino…

 

Effet pervers de cette célébrité via l’Anglo-saxonnie, le nom « Lone Wolf and Cub » est ici employé dans la BD elle-même, dans sa traduction du japonais, la drôle d’idée… Nous avons donc des samouraïs qui évoquent en frissonnant le fameux tueur « Lone Wolf and Cub », effet anachronique garanti, et peut-être d’autant plus appuyé du fait d'une grammaire approximative quant au nombre, « Je suis Lone Wolf and Cub », etc. L’expression est en effet employée pour désigner un unique personnage quand, en réalité, ils sont bien évidemment deux. Un écueil qui aurait gagné à être évité, tout de même... Passons, mais...

 

IMPRESSIONNANT...

 

La lecture de ce premier volume (sur 28, sauf erreur – une jolie masse, oui) justifie en tout cas assurément cette popularité et cette dimension référentielle. Avant même d’être « bonne », et indépendamment de tout jugement de valeur de cet ordre, la BD… impressionne. C’est en tout cas le mot qui me revenait en tête à chaque page ou presque : tout cela est systématiquement impressionnant.

 

Et à tous points de vue – le scénario et le graphisme se complètent bien à cet égard, qui affichent très tôt leur singularité, et en viennent à briller jusque dans leurs gimmicks éventuels.

 

PREMIER CONTACT : VISUEL

 

Le premier contact étant cependant visuel, commençons par dire quelques mots du dessin de Goseki Kojima. Est-il « beau » ? Sans doute... Mais il est peut-être avant tout approprié, inventif, et surtout marquant.

 

On ne s’étonne guère à cet égard de l’influence de Lone Wolf and Cub au cinéma, via Baby Cart ou autrement, tant le graphisme est ici d’emblée « cinématographique » (mais le mot n’est peut-être pas très juste, du coup – il y a de la contradiction voire du paradoxe dans l’air) ; c’est un peu l’effet Frank Miller, justement – tout particulièrement dans Sin City : la BD est tellement « cinématographique » qu’elle est à elle-même son propre synopsis… même si (aparté) l’erreur concernant les adaptations de Sin City a justement été de s’en tenir à ce « story board » initial – les temporalités de la BD et du cinéma étant essentiellement différentes, cela ne fonctionnait pas à mes yeux… Attention, donc, au qualificatif de « cinématographique » en bande dessinée.

 

Cependant, il y a bien quelque chose de cet ordre, ici… Dans les moments calmes, cela se traduit par un montage inventif, stylisé et parfois étonnamment « arty », qui vadrouille dans le décor et entre les personnages avec une habileté consommée ; mais les scènes d’action ne sont pas en reste, et, si elles ne sont pas toujours des plus lisibles sur le vif, elles n’en déploient pas moins une forme de majesté idéalisée, notamment en se focalisant sur les personnages, et en usant là encore de techniques très « cinématographiques », tout particulièrement le ralenti (en fin de combat, généralement).

 

Surtout, cette approche de l’action graphique participe de l’effet global de violence sèche de la BD : c’est très violent, têtes et membres volent régulièrement, mais sans compulsion gore à proprement parler – c’est bien la sécheresse qui prime, au fil de combats qui, comme de juste, se doivent d’être remportés en un unique coup…

 

On trouve peut-être un effet comparable dans les quelques séquences érotiques de la BD, relativement crues (mais sans rien d’explicite, certes, ou de pornographique du moins), et qui participent de sa dimension « adulte », sans faux-semblants.

 

L’ÉPOQUE EDO, CADRE POINTILLEUX

 

Passé ce premier contact, abordons maintenant l’histoire concoctée par Kazuo Koike. Mais notons d’emblée que les épisodes de ce volume sont largement indépendants, et il n’est même pas dit qu’ils s’enchaînent chronologiquement. Le dernier épisode, cependant, introduit un fond de background dont on peut supposer qu’il ressurgira ultérieurement, constituant une forme de « fil rouge » pour la série – j’y reviendrai le moment venu.

 

Nous sommes au XVIIe siècle – l’époque Edo au Japon, et ce n’est pas un cadre en carton-pâte : le scénario se montre très précis dans l’évocation de cette période et de la société qui allait avec ; il est étonnant, à cet égard, que la BD se soit aussi bien exportée, car elle fait appel à des notions bien connues du lectorat japonais, mais sans doute autrement plus cryptiques pour un lecteur occidental – même disposant de bases en la matière ; ce premier volume se conclut par une note synthétique sur l’histoire de cette période et un lexique adapté aux thèmes directement évoqués dans ces épisodes, et ça n’a rien d’un gadget - c’est franchement indispensable.

 

Quoi qu’il en soit, le pays est aux mains des shoguns du clan Tokugawa, régnant sans partage depuis leur ville d’Edo (la future Tokyo) ; ils ont opéré une centralisation du pouvoir qui a mis fin à des siècles d’affrontements féodaux, et gardent à l’œil les han, c’est-à-dire les fiefs provinciaux, dirigés par des daimyos ; aucune dissidence ne sera tolérée, et les seigneurs rebelles ou même simplement indélicats ne manqueront pas d’être rudement sanctionnés, par la mort le cas échéant, et avec des corollaires non négligeables tels que la spoliation des fiefs ou l’effacement du nom ; à vrai dire, la culpabilité de ces seigneurs n'est sans doute pas un prérequis pour justifier les sanctions shogunales...

 

Le pays est pacifié – par rapport à l’époque Sengoku, du moins : l’ère Edo est une improbable ère de paix. Pour autant, la violence n’a pas disparu du jour au lendemain, et les rivalités entre clans (éventuellement de même chez les roturiers, d'ailleurs, via les yakuzas le cas échéant) dégénèrent vite dans le sang. Les combattants « mercenaires » et les tueurs ont pleinement leur place dans cette société que l'on suppose calme…

 

LE LOUP ET SON LOUVETEAU

 

Ainsi, sans doute, de cet homme étrange qui parcourt le pays en offrant ses services : « fils à louer, sabre à louer », proclame son étrange bannière « publicitaire »… Car ce rônin, ce samouraï sans maître, est accompagné d’un tout petit garçon, son fils donc, guère en état de marcher et qu’il promène donc dans une poussette. La scène (génialement improbable) ne manque pas de stupéfier ceux qui croisent la route du samouraï et de l’enfant – au point de susciter des quolibets, mais aussi des jugements un peu trop hâtifs quant aux capacités martiales de l’étranger, qui ne peut qu’être handicapé par ce poids inattendu…

 

Terrible erreur – car le rônin sait très bien user au mieux de sa charge étonnante ; il n’hésite par ailleurs pas le moins du monde à mettre en danger son propre fils pour en tirer un atout essentiel dans la bataille… C’est que le tueur est double : le loup, et son louveteau – chaque affrontement relève de la formation éthique et martiale du petit garçon ; or il ne faut jamais oublier qu’un louveteau est aussi un loup…

 

Mais le rônin n’est pas qu’un brillant sabreur – il est aussi, et peut-être avant tout, à vue de nez du moins, un être fourbe et rusé, qui semble ne pas avoir le moindre scrupule… Il se bat pour les 500 ryôs qu’il exige à chaque meurtre – quelle qu’en soit la cible. Belle somme… mais il sait y faire. Et, ce qui importe, c’est de l’emporter – tous les moyens sont bons pour ce faire, mensonges, trahisons et fourberies sont des outils qui en valent bien d’autres. Autant pour le Bushido, le Hagakure, etc. – à l’instar de ce que j’avais pu dire concernant L’Argent du déshonneur, la légende du samouraï et de son code d’honneur est plus qu’à son tour écornée ici…

 

ET POURTANT…

 

Et pourtant, cette image évolue quelque peu au fil des épisodes : le tueur demeure sans scrupules et use de moyens fourbes, mais n’est sans doute pas aussi cynique (au sens vulgaire) qu’il le prétend. Il acceptera sans doute bien des missions sans se montrer trop regardant, mais, à l’occasion, il sera amené à défendre une forme de justice contre les exactions des pires malandrins ; il n’a pas de scrupules au regard des moyens, mais c’est peut-être un peu plus compliqué que cela concernant les fins…

 

Par ailleurs, apparaît très tôt cette certitude : le rônin est un père aimant. Certes, il met plus qu’à son tour son petit garçon en péril pour en tirer un avantage – mais, encore une fois, cela fait partie de sa formation… Et, d’une certaine manière, il faut y adjoindre une forme de confiance ultime du loup pour son louveteau, de l’homme pour son sang.

 

LE PASSÉ RESSURGIT

 

Aussi, après quelques épisodes totalement indépendants ou presque témoignant de la ruse impitoyable du tueur, nous en apprenons davantage – et le personnage perd de son caractère archétypal pour acquérir de la chair et de l’âme. Nous savons déjà qu’il a pour nom Ogami Itto, et que son fils s’appelle Daigoro ; nous savons qu’il maîtrise une forme de combat au sabre assez originale, faisant appel à un type de sabre pas si usité que cela. À l’évidence, avant d’arpenter les routes, il était « quelqu’un »… Mais en fait bien plus que ce que l’on pouvait supposer.

 

En effet, Ogami Itto était le chef d’un clan relativement prospère, et, surtout, fonction largement honorifique mais qui lui valait bien du respect, il était l’ « exécuteur » du shogun Tokugawa, son kaishakunin – c’était lui qui, de son sabre, écourtait les daimyos déchus, achevant rituellement le seppuku auquel ces seigneurs étaient contraints. Déjà tueur, donc, mais dans un cadre bien différent…

 

Cependant, ces fonctions et le respect qu’elles inspiraient lui valaient comme de juste bien des inimitiés… Le clan Yagyu a comploté dans son dos, et obtenu du shogun que le clan Ogami soit anéanti, et le kaishakunin… lui-même contraint au seppuku ! Nouvelle entorse aux codes idéalisés du samouraï, toujours prompt à s’ouvrir le ventre dès qu’on le lui ordonne ou au moindre revers humiliant qu’il subit : Itto, lui, refuse ; il ne se tuera pas, et ne tuera pas son fils Daigoro – alors les seuls survivants du clan Ogami. L’enfant est même soumis à une périlleuse épreuve, mais s’en tire au mieux, décidant du destin du loup et de son louveteau : ils s’engagent sur la voie de l’assassin, prennent la route des enfers… et sans doute l’idée de vengeance n’a-t-elle pas déserté l’ex-kaishakunin – le clan Yagyu ne perd rien pour attendre !

 

UN SCHÉMA D’ABORD RÉPÉTITIF

 

Le présent premier volume comprend neuf épisodes, qui tournent généralement autour de la trentaine de pages – le sixième, « En attendant la pluie », a beau donner son titre au recueil, il est un peu plus court, tandis que le huitième, « À l’oiseau les ailes, à la bête les crocs », exception plus marquée, atteint la soixantaine de pages.

 

(Au passage, j’aime bien ces divers titres… Ils participent de l’étonnante poésie de la bande dessinée, poésie qui est paradoxalement suscitée à la fois par le « pitch » plus ou moins loufoque de la BD – mais si bien trouvé ! –, et tout autant par sa violence sèche et sa crudité ; ce n’est pas le moindre exploit de ce manga décidément impressionnant…)

 

Le premier épisode, « Fils à louer, sabre à louer », pose bien sûr les bases de la série – en insistant sur la bizarrerie de ce rônin « encombré » de son fils, mais qui sait en faire un atout… La scène est à vrai dire assez grotesque dans ce premier épisode, avec la landau dévalant la colline (du Potemkine en chanbara ?), sans que je sache si cela appelle un jugement de valeur.

 

Les épisodes suivants brodent sur ce thème, mais à la manière de variations – souvent plus convaincantes, cela dit. Mais, du coup, se met en place un schéma assez répétitif, et qui pouvait faire craindre pour la suite : apparition de l’improbable duo, manigances très pointues des employeurs (avec beaucoup plus de texte que dans toutes les autres pages de chaque épisode, c’est du concentré – et c’est par ailleurs ici que le lexique en fin de volume s’avère indispensable), on raille le tueur encombré de son fils, il fait preuve d’une ruse diabolique quitte à mettre en péril Daigoro, ultime affrontement se concluant sur un ralenti, Itto et son fils s’en vont vers un autre forfait…

 

Certes, chaque épisode approfondit un peu plus toutes ces dimensions, mais ça se répète donc un peu… On peut cependant relever quelques singularités.

 

L’épisode 2, « Un père connaît le cœur de son fils, comme seul son fils connaît le sien », approfondit comme de juste la relation entre le loup et son louveteau, en introduisant de manière marquée ce thème de la confiance unissant les deux personnages. Itto, par ailleurs, s’y montre plus que jamais sans scrupules…

 

« Du nord au sud, d’ouest en est » en rajoute sur la « légende » naissante du couple assassin. Graphiquement, on notera le très beau duel final, ou plus exactement son ultime ralenti, qui assied tout particulièrement la dimension « cinématographique » de la BD.

 

« Un landau sur le Styx » renforce la dimension délibérément maudite de la voie empruntée par Itto et Daigoro ; on y trouve un combat d’une extrême violence, confirmant que le rônin est bien une redoutable machine à tuer…

 

L’épisode 5, « L’École de sabre Zanbato », annonce cependant plus ou moins une rupture à venir – même relative. On débute avec une scène pour le moins étonnante, où Daigoro fait pipi sur un noble samouraï… Innocence enfantine ? Le loup n’est pas loin derrière… Bizarrement, c’est peut-être avec ce geste que Daigoro commence à devenir véritablement un personnage – et non un simple visage joufflu babillant dans son landau, jusqu’au cœur des combats… L’absence de scrupules d’Itto est cependant toujours plus marquée, dans un épisode où la morale est sévèrement malmenée.

L’AMPLEUR QUI VIENT

 

Mais les choses commencent ensuite à prendre davantage d’ampleur, et par la même occasion à sortir de ce schéma des premiers épisodes.

 

L’épisode 6, « En attendant la pluie », est donc le plus court du volume, et pourtant celui qui lui confère son titre. Il est vrai que c’est une réussite à bien des égards – et, cette fois, je suppose que l’on peut bel et bien parler de rupture, de manière plus marquée que dans l’épisode précédent, qui l’annonçait cependant en partie. En effet, si les traits essentiels jusqu’alors demeurent (mais avec une évolution renforcée de Daigoro, qui, cette fois, parle, ou plutôt chante, une petite comptine incompréhensible…), le ton n’en est pas moins différent – peut-être du fait de ce personnage féminin central, et de la romance qui l’accompagne ; mais c’est une romance bienvenue, qui contribue à changer le regard que l’on porte sur le monde ! Le cynisme est sans doute toujours de la partie, mais il n’est plus la seule réponse envisageable. Et il en va de même pour Ogami Itto : il demeure fourbe, mais a peut-être malgré tout une âme ? C’est assez fort, ce qui est accompli ici : dans 90 % des cas, quand, dans une œuvre quelle qu’elle soit, on « humanise » soudainement un personnage jusqu’alors essentiellement salaud, je redoute instinctivement l’avalanche de bons sentiments, peut-être même le « happy end » ! Mais là, non : c’est étrangement cohérent, et parfaitement juste…

 

Hélas, l’épisode 7, « Les Huit Portes de la perfidie », est bien moins convaincant… C’est probablement le ratage de ce premier volume. L’épisode fait intervenir des femmes plus ou moins ninjas affrontant Ogami Itto, mais cela ne débouche somme toute pas sur grand-chose – et la dimension vaguement érotique du chapitre est plus lourdingue qu’autre chose (l’épisode suivant se montrera autrement plus convaincant à cet égard). Il y a bien une certaine esquisse de mélancolie çà et là, mais elle ne tient pas la route jusqu’au bout, hélas…

 

Par contre, l’épisode 8, « À l’oiseau les ailes, à la bête les crocs », le plus long du recueil (une soixantaine de pages, soit deux fois plus qu’un épisode « normal », disons), est une très jolie réussite – ce format plus long s’avère très approprié, qui permet de creuser davantage les personnages, et d’introduire plus sourdement une ambiance délétère et tout à fait convaincante. Or l’ambiance est ici un trait essentiel – il y a une tension qui parcourt l’ensemble de l’épisode, et qui s’avère tout à fait savoureuse. Itto et Daigoro s’y retrouvent, avec quelques autres, otages d’une bande de brigands, des sortes de samouraïs déchus, qui on fait d’un village abandonné leur havre – et leur utopie morbide ? S’y trouvent donc d’autres personnages, plus nombreux mais aussi plus fouillés que dans les épisodes précédents – et les personnages et l’ambiance se renforcent sans cesse, l’épisode n’en brillant que davantage. Parmi ces personnages, on retiendra tout particulièrement une femme, Kushimaki O-Sen, « voleuse occasionnelle et prostituée », qui devient prétexte à une scène érotique pour le moins étonnante, qui pourrait être jugée gratuite et s’avère pourtant tout à fait bienvenue ; d’autant qu’elle est l’occasion de creuser le personnage d’Ogami Itto, ainsi que dans « En attendant la pluie » : il a de plus en plus d’âme… Notons pour finir que ce long épisode, plus bavard sans doute que la plupart de ceux qui le précèdent mais à bon escient, est aussi nettement moins tourné vers l’action – mais cette dimension presque alternative lui réussit remarquablement, et, bien sûr, rompt plus que jamais le schéma répétitif des premiers épisodes.

 

Reste un ultime épisode, crucial, « La Route de l’assassin », sur lequel je n’ai cependant pas à revenir en détail ici, en ayant déjà dit l’essentiel plus haut : en effet, nous revenons ici dans le passé des personnages, et revivons les événements dramatiques qui ont amené Ogami Itto, le propre kaishakunin du shogun, et son jeune fils Daigoro, à prendre la route pour se faire assassin(s), au mépris des codes ineptes imposant au chef de clan abattu par les calomnies de ses fourbes rivaux de se tuer par seppuku… Un épisode brillant, et qui, soudainement, change totalement la donne de la série – tout en éclairant d’une lumière particulière les épisodes plus « abstraits » qui avaient introduit les personnages.

 

BILAN

 

Avec « En attendant la pluie », « À l’oiseau les ailes, à la bête les crocs » et « La Route de l’assassin » (mais peut-être faut-il donc y rajouter « L’École de sabre Zanbato » ?), la bande dessinée, déjà impressionnante mais sans doute un peu trop répétitive, s’émancipe de tout carcan pour gagner en ampleur et en profondeur ; je ne suis pas certain que cela se vérifie dans les 28 (?) volumes de la série au long cours, mais, en l’état, cela ne fait que renforcer l’effet hautement convaincant de ce premier volume.

 

Pour l’heure, donc, Lone Wolf and Cub s’avère bien à la hauteur de sa réputation. C’est vraiment une œuvre à part, tout à la fois peut-être un modèle et quelque chose d’inimitable.

 

Un pitch absurde et génial, un cadre historique fouillé, des personnages plus complexes qu’on ne le croirait au premier abord, une intrigue qui prend des détours inattendus et bienvenus, un graphisme audacieux, « cinématographique » et d’une richesse étonnante sous sa sobriété apparente, une violence sèche et un ton indéniablement adulte…

 

N’en jetez plus – ou plutôt si ! Encore ! Lecture du volume 2 dès que possible...

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Le Langage de la nuit, d'Ursula K. Le Guin

Publié le par Nébal

Le Langage de la nuit, d'Ursula K. Le Guin

LE GUIN (Ursula K.), Le Langage de la nuit : essais sur la science-fiction et la fantasy, [Language of Night : On Fantasy and Science Fiction], préface de Martin Winckler, traduit de l’anglais (États-Unis) par Francis Guévremont, Paris, Aux Forges de Vulcain, coll. Essais, [1973-1977] 2016, 155 p.

 

IMMENSE

 

Commençons par rappeler une évidence : Ursula K. Le Guin est une des plus immenses auteures du XXe siècle, et même du début du XXIe siècle, tant qu’on y est – après tout, la dame, née en 1929, a livré encore récemment, somme toute, des ouvrages de très grande qualité (Lavinia, notamment, mérite bien d’être hissé au rang de ses plus fameuses réussites). Mais le point essentiel est ailleurs : elle est bien une des plus immenses auteures de cette période – mais de manière générale. Pas seulement dans les genres de la science-fiction et de la fantasy : il est indéniable que, dans ces domaines, elle trône tout en haut de la pyramide, et d’une certaine manière cela va sans dire. Mais non, cela va au-delà : de manière générale, elle est brillante, elle est admirable, et a livré des ouvrages, romans et nouvelles, d’une intelligence et d’une finesse tellement au-dessus du lot qu’ils en deviendraient presque intimidants – vus de loin : quand on s’y plonge, c’est un régal de tous les instants, et d’accès très spontané le plus souvent ; d’autant que ces livres, chose rare, contribuent à élever leurs lecteurs, d’une certaine manière – élever au sens le plus noble, on ne fait pas exactement ici dans la batterie.

 

On est curieux, forcément, de ce qu’une telle légende a à dire concernant ces genres qu’elle a ennoblis de ses chefs-d’œuvre ; la dame, au fil de sa carrière, a eu maintes occasions de s’exprimer à ce propos, mais nous n’en avions guère de témoignages en langue française… On appréciera d’autant plus l’initiative fort bienvenue des Forges de Vulcain, qui, avec ce Langage de la nuit, nous offrent quelques aperçus de la pensée de l’auteure à ce sujet – aperçus, précisons-le, qu’elle a livrés alors même que ses plus célèbres ouvrages venaient peu ou prou de paraître (côté SF, les deux sommets du « cycle de l’Ekumen » que sont La Main gauche de la nuit et Les Dépossédés, entre autres, et côté fantasy la trilogie initiale de « Terremer »).

 

C’est en même temps la limite de ce petit ouvrage : les essais, articles et discours, qu’il rapporte ont donc été publiés entre 1973 et 1977 – rien de plus récent. Bien sûr, Ursula K. Le Guin a conçu par la suite bien des merveilles dans les deux registres et dans d’autres encore, et, à n’en pas douter, elle a continué de questionner les genres, et sans doute d’autres sujets en sus…

 

Mais nulle intention de pinaillage de ma part, hein – plutôt, sans doute, un appel du pied pour d’autres publications du même genre, je suis forcément preneur

 

(En fait, je ne pinaille, mesquinement, que pour une chose – l’absence étonnante de table des matières ; rien de bien grave, certes…)

 

(Ça et la préface globalement inutile de Martin Winckler ; mais bon, rien de scandaleux.)

 

QUELQUES CRAINTES QUAND MÊME ?

 

Il me faut cependant avouer une vague crainte, concernant Le Guin essayiste – car j’ai bien eu, ces dernières années, quelques aperçus de ce que pouvait accomplir la dame en l’espèce, et, si je serais sans doute bien en peine de citer quoi que ce soit de précis, j’avais parfois eu l’impression d’une auteur autrement fine et subtile dans ses romans et nouvelles que dans ses essais, éventuellement émaillés de quelques réflexions à l’emporte-pièce, guère dans sa manière pourtant quand elle se livre à de la fiction

 

En fait, Le Langage de la nuit n’en est d’ailleurs pas totalement exempt : dans son juste et nécessaire combat pour « légitimer », d’une certaine manière, l’imaginaire (mais cela va bien plus loin qu’une simple « légitimation »), l’auteur succombe parfois aux mêmes travers qu’elle entend critiquer, en faisant preuve d’une sévérité pour le tout-venant du genre bien compréhensible la plupart du temps, mais qui ne s’embarrasse pas toujours de trier le bon grain (qui est malgré tout là ?) de l’ivraie ; à vrai dire, il est un domaine où ses préconçus se révèlent sans l’ombre d’un doute – un mépris des bandes dessinées, tout particulièrement des Batman et des Superman et compagnie, comme étant autant de balivernes sans le moindre intérêt… Mais elle n'est guère plus tendre pour d'autres genres littéraires, policier, western, ou sentimental.

 

UNE BÊTE NOIRE POUR LES « PUPPIES » ?

 

Il y a sans doute là un écueil, mais ne nous y attardons pas trop, s’il faut bien le reconnaître au passage : le propos global de ces essais est globalement très intéressant, souvent convaincant, parfois étonnement d’actualité quand bien même quarante années ont passé…

 

Peut-être n'est-ce toutefois pas si étonnant, pourtant, même si c’est avant tout regrettable (le mot est faible) : Ursula K. Le Guin, à maints égards, est l’antithèse des « Puppies » qui, ces dernières années, ont souillé de leur bêtise crasse le monde de la science-fiction littéraire…

 

Elle cumule les torts, faut dire : déjà, c’est une femme – horreur glauque. Et c’est aussi, souvent, une militante – même si, dans ses œuvres de fiction, le militantisme bénéficie de son extrême finesse, bien loin de consister en pamphlets lapidaires. Non contente d’être femme, donc, mais aussi féministe, diantre, et qui, au fil de ses fictions, a témoigné à maintes reprises d’une inclination vers le socialisme ou plus particulièrement l’anarchisme, s’accordant fort mal avec les « valeurs » de ces crétins de Chiots toujours prompts à suspecter le « SJW » hypocrite et menteur derrière tout auteur qui s’avère plus subtil qu’eux – et ça en fait un paquet… Or Ursula K. Le Guin est beaucoup, beaucoup plus subtile qu'eux ; au point où la comparaison succombe toute seule de son absurdité...

 

Sans doute, pour ces abrutis, est-il parfaitement inconcevable de louer une femme (horreur glauque, horreur glauque!) qui a pu écrire des choses aussi odieusement « libérales » que les deux romans centraux de « l’Ekumen » cités plus haut, ou encore, contemporain d’ailleurs, l’anticolonialiste et antiraciste et écologiste Le Nom du monde est Forêt, etc. Et le « cycle de Terremer », avec ses héros basanés et sa philosophie empruntant au taoïsme, ne leur inspire sans doute rien de plus aimable…

 

Ici, le bref article « La Science-fiction américaine et l’Autre » dresse un tableau impitoyable d’un genre « naturellement » destiné à des mâles américains blancs et capitalistes, et faisant donc l’impasse sur « l’Autre », qu’il s’agisse d’un « Autre » sexuel, social, culturel ou racial . Il est bien triste de constater que ce fâcheux constat n’a rien perdu de sa pertinence aujourd’hui – les couillons de cabots en faisant même l’objet de revendications stupides et haineuses, dont je ne suis pas tout à fait certain qu’elles auraient été formulées comme telles dans les années 1970...

 

AUX SOURCES D’UNE PASSION

 

Laissons cependant, pour un temps, ces idiots à leurs idioties – sans pour autant perdre de vue qu’ils sont là et bien là, les fâcheux –, et revenons au cœur même de l’ouvrage ; une dizaine d’essais, donc, articles parfois, discours également, dans lesquels Ursula K. Le Guin interroge son goût pour l’imaginaire, et livre un plaidoyer vibrant louant ses mérites, sans s’aveugler pour autant sur ses failles éventuelles.

 

Il y a une certaine part d’autobiographie dans ces réflexions – même si, mais à plusieurs reprises justement, l’auteur dit n’être guère à l’aise à l’idée de se « présenter » à ses lecteurs, considérant que ses livres doivent parler pour eux-mêmes, ce qu’ils font assurément (article au titre éloquent : « Les Rêves doivent pouvoir s’expliquer tout seuls »).

 

Parfois, cependant, le souvenir personnel pointe – sous la forme de réminiscences fondatrices. Ainsi, dans « Une citoyenne de Mondath », qui ouvre le recueil (mais dont nous ne disposons pas des références bibliographiques?), Ursula K. Le Guin évoque sa découverte, enfant, de la fantasy – non pas avec Tolkien, qui concernera plutôt la génération suivante (elle s’interroge d’ailleurs sur le ressenti qu’elle aurait éprouvé à lire Le Seigneur des Anneaux adolescente, tout en plébiscitant l’œuvre et l’auteur – sans doute la référence la plus récurrente dans ces essais), mais avec Lord Dunsany (et tout particulièrement les Contes d’un rêveur). Comme une révélation : il existe donc des gens, des adultes, qui écrivent des histoires « non réalistes », et destinées à un public adulte – des œuvres qui font appel à ce sentiment essentiel qu’est le plaisir, par essence suspect dans une Amérique aux soubassements puritains (sujet essentiel de l’essai « Pourquoi les Américains ont-ils peur des dragons ? », et on peut supposer que cet article, pour le coup, n’est sans doute plus tout à fait aussi pertinent aujourd’hui ? Pas si sûr, en fait ; espérons-le, du moins...) ; des œuvres qui, pourtant, contiennent leur part de véracité… Un peu comme des mythes ou des contes, mais écrits maintenant, pour les gens de maintenant, et pas nécessairement pour les seuls enfants – ceux chez qui l’on « tolère », au mieux, l’imagination, laquelle ne saurait être, chez un adulte, qu’un stigmate de puérilité. Ceci étant, l’auteure louera aussi dans ces pages la littérature jeunesse (renvoyant pour le coup, mais non sans ambiguïté parfois, à « Terremer »), une littérature qui, alors, à l’en croire, « ne payait pas »…

 

Et concernant la science-fiction ? Là encore, comme une épiphanie – à la lecture du « Boulevard Alpha Ralpha » de Cordwainer Smith (dans La Planète Shayol, et faisant partie du « cycle des Seigneurs de l’Instrumentalité »). La science-fiction n’est donc pas que fiers et fringants cowboys nazillons de l’espace, commandant des vaisseaux rutilants, sauvant sans cesse des blondes évaporées livrées au sadisme salace d’extraterrestres aux yeux nécessairement globuleux…

 

LES VERTUS DE L’IMAGINAIRE, LES MYTHES ET LES ARCHÉTYPES

 

Rien, pour autant, ne destinait l’auteure à briller forcément dans ces deux registres – et, si elle a très tôt écrit, et beaucoup, c’était peut-être d’abord dans une veine plus « réaliste » (avec tout ce que ce mot, et ses connotations, peuvent avoir d’inapproprié au point d’en devenir presque risibles…). Cependant, le goût de l’imagination est là – et l’envie de faire l’apologie de ce trait essentiellement humain, de ce « langage de la nuit », que l’on balaye bien trop vite et si stupidement au prétexte qu’il serait « infantile » et, horreur glauque, efféminé…

 

C’est en fait l’objet de plusieurs des brefs essais de ce petit recueil – qui, au fil des approches, tendent à se complexifier quelque peu, notamment en passant la vertu d’imagination (puisque c’est bien d’une vertu qu’il s’agit, quoi qu’en disent pasteurs et traders) au crible des mythes et des archétypes, et en faisant notamment appel à la psychologie jungienne (en notant au passage que reprendre des archétypes, pour l’auteure, n’a rien de déshonorant – en fait, elle même s’admet plagiaire à certains égards, évoquant notamment la très belle nouvelle « Le Collier de Semlé », qui fournira le point de départ du premier roman de « l’Ekumen », Le Monde de Rocannon ; reste bien sûr à voir ce qu’on en fait...).

 

Revenir au contes peut alors s’avérer pertinent – quitte à se livrer à une lecture allégorique, que l’auteure pourtant dit ne guère priser, voire détester (un point essentiel qui la rapproche de Tolkien, si souvent cité et loué dans ses pages – on appréciera tout particulièrement les développements portant sur la « morale » du Seigneur des Anneaux, qu’elle veut bien considérer « simple », ce qui est une qualité, mais certainement pas « simpliste » ; cela vaut tout particulièrement pour une question qui reviendra en fin de volume, celle portant sur les personnages – avec une défense enthousiaste de Frodon/Sam/Gollum/Sméagol, qui là encore revient à plusieurs reprises).

 

Ici, c’est un conte d’Andersen qui fournit la substance des développements : dans « L’Enfant et l’Ombre », l’imagination est plus que jamais louée, mais en prenant en compte ce qu’elle peut avoir de pernicieux, éventuellement – ou subversif, et les connotations sont différentes ; c’est en cela, à l’en croire, que l’imagination est un « langage de la nuit » : elle émane de la part d’ombre de tout un chacun, mais il faut prendre en compte, justement, que cette ombre est indissociable de « l’homme » ; vouloir s’en distancier, pour quelque raison que ce soit, s’avère vite périlleux… autant qu’absurde. Mais l’Ombre, à condition de bien s’y prendre, et suffisamment tôt sans doute, peut être « disciplinée » ; dès lors génératrice de merveilles, elle n’a plus rien d’un « mauvais penchant » à réprimer au nom de quelque précepte puritain bêtement répété au fil des siècles, mais révèle l’homme pour ce qu’il est et pour ce qu’il a de plus noble – et, à sa manière, permet peut-être d’accéder à une « véracité de second niveau », disons : quand l’imaginaire est vrai, nous dit-elle, il n’y a rien de plus vrai.

 

LES PIÈGES DES GENRES

 

Mais, pour cela, sans doute, l’auteur d’imaginaire doit se pencher sur sa table de travail, questionner son art, et en dégager, à la lecture (car un auteur est d’abord un lecteur) comme à l’écriture, des outils éventuels. Littérature d’idées contre littérature d’images ? Le fond contre la forme ? Distinctions nulles et non avenues pour l’auteure. Ce n’est pas parce que la science-fiction et la fantasy sont singularisées en tant que genres dans la grande famille de la littérature qu’elles peuvent pour autant faire l’impasse sur des « nécessités » de la belle ouvrage littéraire. En fait, à tout prendre, ces genres doivent peut-être même y accorder une attention toute particulière – tant les pièges sont nombreux qui les menacent, et éventuellement aussi dans l’optique de cette « véracité » d’essence supérieure…

DISTANCIATION ET ARCHAÏSME DANS LES DIALOGUES DE FANTASY

 

Ainsi du style, tout particulièrement en fantasy – thème central de l’article « Du Pays des Elfes à Poughkeepsie », qui s’en tient cependant à un aspect précis du style, pas forcément celui auquel on pense en priorité en la matière : les dialogues.

 

Car les pièges sont alors très nombreux... L’essentiel consiste cependant en un juste milieu, idéal certes pas facile à atteindre, faisant la part entre la « distanciation » propre au genre (si ce dialogue aurait pu avoir lieu à Poughkeepsie plutôt qu’au Pays des Elfes, il y a un problème) et les outils permettant de la mettre en œuvre, avec notamment l’écueil d’un « archaïsme » sonnant faux, que ce soit du fait de l’emploi abusif d’un vocabulaire connoté (on ne dit pas « armée » mais « ost », etc., et attentions aux abus de l’ichor...) ou en jouant sans compétence, en langue anglaise, de malencontreux « thee » ou « thou », et des subtilités de conjugaison qui vont avec, si rarement maîtrisées par les écrivaillons du registre, au point où elles débouchent régulièrement sur le ridicule

 

Passage très amusant, où l’auteure ne s’épargne pas elle-même, d’ailleurs, tout en faisant part de ses admirations, parmi lesquelles on retrouve Dunsany, et sa langue unique, puisant à la King James Bible, mais si difficile à reproduire, ou à nouveau Tolkien – dont, là encore, elle loue la simplicité, comme très grande vertu d’un grand écrivain.

 

DES PERSONNAGES QUI DOIVENT EXISTER

 

L’article intitulé « Madame Brown et la science-fiction », le plus long (relativement) du recueil, se penche sur un autre aspect de l’écriture de science-fiction et de fantasy, non moins important… mais peut-être tout aussi négligé : les personnages.

 

Empruntant à un essai de Virginia Woolf prenant pour base la description d’une inconnue (« Madame Brown ») à peine croisée dans un train, Ursula K. Le Guin s’interroge sur ce qui fait de bons personnages, et le rapport que lecteurs et auteurs peuvent entretenir avec eux – mais, tout autant, sur leur place dans le processus d’écriture.

 

Ici, de même qu’en quelques autres occasions dans ce recueil (mais discrètes – car Le Guin ne veut donc guère parler d’elle), l’auteure, explorant sa « méthode », se livre sans doute à une forme d’autocritique ; mais on en retiendra tout autant sinon plus la place essentielle accordée par l’auteure à ses personnages, dans plusieurs œuvres essentielles : ici, elle s’attarde notamment sur le cas de Shevek, le physicien génial au cœur des Dépossédés (mais initialement malmené dans une nouvelle dont elle dit pis que pendre...) – et ce qu’elle en dit entre sans doute en résonance avec un passage antérieur, dans « Les Rêves doivent pouvoir s’expliquer tout seul », portant notamment sur le personnage de Ged, dans Le Sorcier de Terremer.

 

Ici, au-delà de la réflexion sur l’importance des personnages et ce qui fait leur réussite (elle cite des exemples chez des « collègues », et notamment, outre ce qui a déjà été dit concernant Tolkien et Frodon/Sam/Gollum/Sméagol, elle loue le M. Tagomi de Philip K. Dick, dans Le Maître du haut-château, à bon droit en ce qui me concerne – et ce quand bien même l’auteur a souvent été critiqué pour ses personnages, justement), nous avons vraiment un aperçu très instructif de l’auteure au travail – la conjonction des deux articles dessinant une méthode qui n’en est donc probablement pas une, où la spontanéité prime sans doute sur la rationalisation, où, en tout cas, la « préparation » méticuleuse est délaissée au profit d’un imaginaire intérieur qui s'exprime directement.

 

Aussi, par exemple, n’a-t-elle pas besoin de situer au préalable telle île par rapport à telle autre sur une carte augurale, car elle sait, au fond d’elle-même, où elle se trouve ; et si elle ne le sait pas, c’est que cette donnée n’a pas la moindre importance, et qu’il vaut mieux dès lors s’abstenir de la fournir – il en va donc de même pour les personnages, souvent à l’origine des textes, et qu’elle voit bien plus qu’elle les conçoit.

 

CRÉER UN MONDE

 

Sur un mode sans doute plus anecdotique, Ursula K. Le Guin questionne dans un ultime article, intitulé « La Cosmologie pour tous », un trait important du genre science-fictif, le réalisme scientifique – en se fondant notamment sur un précieux guide de Poul Anderson, destiné aux auteurs, confirmés ou pas, sur la conception de planètes crédibles dans un texte de SF.

 

J’avoue cependant ne pas en avoir retenu grand-chose, en dehors de la blague de Dieu répondant à Poul Anderson que lui ne procède pas ainsi pour créer des mondes, et, sans doute – une suite logique ? –, l’idée que ce « world building » n’opère pas du tout de la même manière en science-fiction et en fantasy.

 

ENCORE ! ENCORE !

 

Bilan satisfaisant, donc, pour ce bref recueil d’essais, qui dévoile quelque peu l’auteure dans ses deux thèmes essentiels : l’apologie de l’imagination, et le questionnement des méthodes utiles aux écrivains d’imaginaire.

 

Mais aussi, donc, un vague sentiment de frustration – tenant pour l’essentiel à ce que ces articles datent d’une quarantaine d’années… Certes, ils sont pour l’essentiel toujours pertinents – ce qui est sans doute assez déprimant, parfois, reconnaissons-le…

 

Mais la question se pose tout de même : qu’est-ce que l’auteure a bien pu dire de tout cela, au long des quarante années qui ont suivi ? Sans doute la réponse est-elle disponible dans tel ou tel ouvrage en anglais… Mais il ne fait guère de doutes que je me jetterais sur d’éventuelles nouvelles publications françaises dans ce registre.

 

En attendant, on peut bien remercier et féliciter les Forges de Vulcain pour cette publication très appréciable, éclairant à sa manière l’œuvre d’une immense auteure, une des plus brillantes de son temps.

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Le Sommet des Dieux, t. 1, de Jirô Taniguchi et Baku Yumemakura

Publié le par Nébal

Le Sommet des Dieux, t. 1, de Jirô Taniguchi et Baku Yumemakura

TANIGUCHI Jirô et YUMEMAKURA Baku, Le Sommet des Dieux, t. 1, [神々の山嶺, Kamigami no itadaki], préface de Stéphane et Muriel Barbery, postfaces de Baku Yumemakura et Jirô Taniguchi, Bruxelles, Kana, coll. Made In, [1994-1997, 2000] 2010, 335 p.

 

TANIGUCHI ET LA FRANCE ?

 

Ça, c’est pour offrir à un amateur de montagne, et, combo gagnant, de photographie.

 

Ceci étant, je comptais bien lire au cas où la chose tout d’abord – non, pas vraiment dans un esprit de sacrifice, certes : j’avais beaucoup apprécié Quartier lointain, du même Jirô Taniguchi (mais en solo), dont Le Journal de mon père a également intégré ma pile à lire BD.

 

Encore qu’il s’agisse ici peut-être de quelque chose d’un peu différent, dans la mesure où il s’agit de l’adaptation en BD (au long cours – cinq tomes de plus de 300 pages chacun, sauf erreur) d’un roman, fleuve forcément, dû à Baku Yumemakura – dont, sauf erreur encore, aucun livre n’est disponible en français, le présent pavé pas plus que les autres.

 

Mais la popularité toute particulière de Jirô Taniguchi en France – peut-être une forme de modèle, avec ce que cela implique de prénotions, du mangaka-auteur dans l’hexagone ? – justifiait assurément la publication de cette BD monstre, chez Kana cette fois, pour un égal succès critique et, je suppose, commercial. En tout cas, Taniguchi, qui avait déjà été récompensé à Angoulême pour le scénario (pour Quartier lointain) avant cette publication, l’a du coup été pour le dessin – et il y a sans doute de quoi, tant son style globalement sobre et étrangement lumineux s’avère ici à propos et éventuellement porteur d’une dimension spectaculaire qui coule moins de source.

 

LES CONQUÉRANTS DE L’INUTILE

 

Le Sommet des Dieux, c’est l’Everest. Et la BD, à la suite du roman original, traite donc d’alpinisme, avec un prisme japonais qui n’exclut pas une certaine forme d’universalité.

 

À vrai dire, on pourrait désigner cette BD en empruntant un titre à une autre œuvre, classique de la littérature alpine, Les Conquérants de l’inutile, du Français Lionel Terray – la cible de ce cadeau m’ayant souvent vanté ce titre, je suppose qu’elle devrait être parfaitement satisfaite par la présente BD… Mais oui, c’est exactement ça : Les Conquérants de l’inutile

 

Autant dire un comportement qui, à moi, m’échappe largement – avec un peu de pose peut-être, tant d’autres héros pas si différents à certains égards retiennent bien davantage mon attention, ces héros dont l’étoffe a si joliment été mise en scène par Tom Wolfe puis Philip Kaufman ; mais bon, ce n’est pas le propos…

 

Encore qu’il y ait bien un point commun, dans cet « héroïsme » affiché, qui doit sans doute en partie à l’égocentrisme et pue pas mal la mâle sueur, très peu pour moi merci, et pourtant… Oui, à terme, cela peut sans doute déboucher sur une forme de poésie, j’imagine – épique à maints égards, mais qui ne fait que davantage sens quand un habile observateur de l’âme humaine, sous quelque prétexte que ce soit, perce la carapace chevaleresque pour examiner de plus près la psyché qui se dissimule en dessous… Et ça, c’est bien le travail de Jirô Taniguchi – même si je ne doute pas que c’était déjà un aspect important du roman de Baku Yumemakura.

 

Mais la BD, comme le roman, n’est pas que cela – et c’est de suite une dimension plus surprenante : en effet, l’histoire de la montagne et plus encore de ces hommes qui sont obsédés par elle, au point de risquer toujours plus leur vie pour le dérisoire résultat d’être le premier arrivé là-haut, ou, à mesure que les sommets sont vaincus l’un après l’autre, le premier à y parvenir aussi vite, ou tout seul, ou par cette face réputée infranchissable et meurtrière, ou sans oxygène, ou en hiver, et puis en mélangeant tous ces divers aspects jusqu’à l’absurde, la compulsion autant que l’ego trouvant toujours plus difficile, plus meurtrier, et donc plus glorieux, quand bien même essentiellement vain, cette histoire donc s’autorise un prétexte, aux allures de fil rouge, et qui relève, disons, du roman policier – avec peut-être une part de thriller sous-jacente, on verra par la suite.

 

« PARCE QUE LA MONTAGNE EST LÀ »

 

D’où ce prologue : nous sommes en 1924, sur l’Everest – ou pas tout à fait : à plus de 8000 mètres, oui, mais pas encore au sommet… Mais l’alpiniste britannique Mallory, sommité (si j’ose dire) de la discipline, compte bien être le premier à vaincre le monstre. Pourquoi ? Réponse immortelle du héros : « Parce que la montagne est là. »

 

Las, il disparaît au cours de cette expédition – sans que l’on puisse déterminer, et à supposer que cela soit si important que cela (mais on touche sans doute au cœur de la BD, ici, avec ce que l’exploration alpine, en quête sempiternelle de records, peut avoir de vaine gloriole), sans que l’on puisse déterminer donc si, avant de disparaître, Mallory et son compagnon Irvine ont pu atteindre le Sommet des Dieux…

 

Dans le doute, on considère donc que c’est le Néo-Zélandais Hillary qui a le premier accompli cet exploit, en 1953 seulement (avec le sherpa Tensing Norgay, essayons de ne pas l’oublier, hein…).

 

UNE ANTIQUITÉ

 

Mais notre histoire débute véritablement en 1993, avec en guise de personnage point de vue le photographe japonais Fukamachi, spécialisé dans la photographie alpine, et quelque peu chamboulé par une mauvaise expérience récente – la mort de deux vieux Japonais qu’il accompagnait sur l’Everest ; car, soixante-dix ans après la disparition de Mallory et Irvine, qu’on ne s’y trompe pas : le monstre demeure meurtrier… La BD évoque d’ailleurs régulièrement des expéditions qui sont autant d’ « échecs », même sans se montrer aussi dramatiques ; atteindre le Sommet des Dieux demeure une épreuve, et, encore aujourd’hui, il intimide et menace autant qu’il séduit nos modernes touristes de l’extrême…

 

Au hasard de ses flâneries désœuvrées à Katmandou, Fukamachi fait une étrange découverte : un appareil photo datant d’Hérode, une antiquité dont il ne comprend guère ce qu’elle fait dans ce magasin un peu louche, vendant aux touristes du matériel de montagne et des babioles diverses et variées, à la provenance éventuellement trouble. Mais il l’achète sur une intuition – et entame quelques recherches…

 

Bientôt, sa conviction est établie : ça ne peut être que l’appareil photo de Mallory ! Et la pièce, au-delà de cette seule historicité, pourrait s’avérer d’une importance cruciale… au regard du moins de l’histoire héroïque de l’alpinisme : car il y a une pellicule à l’intérieur – qui pourrait bien permettre de savoir enfin si Mallory et Irvine ont atteint le sommet de l’Everest avant de disparaître !

 

Hélas, on lui vole l’appareil – tout indique, en fait, que c’est celui qui le lui avait vendu qui l’a ainsi repris, ayant bien compris que l’appareil, pour intéresser autant le jeune photographe japonais, devait valoir bien plus que les 150 dollars qu’il en avait demandés… même s’il n’a aucune idée de la raison derrière tout ça. Remettre la main sur l’appareil photo s’annonce toutefois difficile pour Fukamachi – même en ayant identifié le voleur et l’escroc…

 

UNE DÉVIATION

 

Mais c’est ainsi qu’il se retrouve sur la piste de l’homme qui avait semble-t-il vendu l’appareil photo au grigou de marchand – un alpiniste japonais, mais que l’on ne connaît ici que sous son nom « népalisé » de Bikhalu Sanh… qu’il identifie enfin comme étant Habu Jôji. Une légende de l’alpinisme japonais – mais une légende noire, tant le personnage s’est montré instable et désagréable au fil de sa carrière, au point que plus un alpiniste ne veut avoir quoi que ce soit à faire avec lui…

 

La BD prend alors un autre tournant – car c’est ce que fait l’enquête de Fukamachi. Obsédé et fasciné par la figure du légendaire alpiniste, le photographe veut en savoir plus sur lui. Il se met à enquêter dans le milieu de l’alpinisme japonais, pour retrouver des gens qui l’ont côtoyé – voire des gens qui ont pu être « ses amis »… mais ne le sont probablement plus depuis longtemps. La BD vire alors aux longs flashbacks, tout juste interrompus de temps à autre par les questions du photographe et les considérations de ses interlocuteurs.

 

LA LÉGENDE NOIRE

 

Se dessine (eh) alors une figure « bigger than life », celle d’un alpinisme de génie et en même temps d’un sale type, héroïque et brillant, mais cynique et égocentrique. Un jeune homme d’abord totalement incompétent, qui semble s’être destiné à la montagne sans rien en savoir, et peut-être sur un coup de tête. Mais quelqu’un qui apprend vite, aussi – et dont la méthode, bientôt, donne une impression d’élégance toute artistique : il grimpe plus haut que les autres, plus vite que les autres ; au point d’ailleurs où, confronté aux difficultés de l’ascension de telle ou telle paroi, il tend instinctivement à choisir délibérément le passage le plus dur – parce qu’il est aussi le plus rapide, et parce que lui-même est suffisamment fort pour se le permettre.

 

Mais notre Conquérant de l’inutile est un jeune homme frustré : sans le sou, il n’est pas en mesure de participer aux coûteuses expéditions internationales que monte régulièrement son club, essentiellement dans l’Himalaya et dans les Alpes européennes. Lui reste au Japon – il est pourtant bien meilleur que tous ceux qui se rendent dans ces endroits fantasmés ! La situation est d’une profonde injustice, qui le révolte…

 

Mais qu’importe ! S’il doit s’en tenir aux montagnes du Japon, il les vaincra toutes – plus vite, plus haut ! Conscient de ce que seule la gloire pourra un jour l’autoriser à bénéficier de sponsors lui permettant de financer des expéditions dans l’Himalaya ou les Alpes européennes, il se décide alors pour un coup de maître – absurde, forcément, et extrêmement dangereux : avec un compagnon qu’il ne considère bien vite plus que comme un faire-valoir, une forme de concession à la pratique « normale » de l’alpinisme, il est le premier à vaincre une paroi particulièrement redoutable, non dans l’absolu, mais dans des conditions particulières, les pires des conditions : en plein hiver, quand la glace et la neige menacent à chaque instant de précipiter l’alpiniste audacieux dans le vide…

 

Gloire, oui, mais vaine gloire. L’exploit est noté, et Habu Jôji s’engage bien sur la voie de la légende – mais son comportement détestable l’éloigne de ses coreligionnaires. Il fascine, pourtant – notamment ce jeune homme qui veut faire comme lui… et dont le sort forcément tragique n’a rien d’un mystère ; le problème est surtout qu’il devient tant un poids pour Habu Jôji lui-même, qu’une raison supplémentaire pour les autres de l’exclure de leur cercle fermé – car trop incontrôlable, infréquentable, instable, dangereux…

 

LE RIVAL

 

Or, pour Habu Jôji, la situation se complique encore quand un rival se met de la partie – un certain Hase Tsuneo (inspiré de manière transparente par un authentique alpiniste japonais, Tsuneo Hasegawa), plus brillant peut-être, plus charismatique et sympathique sans doute, au point de susciter, lui, l’attention des médias ; car il enchaîne les exploits… Et, surtout, il s’est fait une spécialité d’une pratique hétérodoxe : il ne conçoit pas de grimper autrement qu’en solitaire…

 

Hase Tsuneo admire Habu Jôji – et, le rencontrant par hasard, il lui en fait part, en lui demandant des conseils… pour réaliser un exploit qui ne fera qu’amoindrir la légende vite écornée de son prédécesseur. Pourtant, c’est avec le plus grand naturel qu’il lui pose ses questions et lui expose ses projets – sans malice, sans morgue…

 

Mais, on le devine, la suite des opérations ne pourra que consister, pour une part du moins, en un affrontement, ou une rivalité, entre les deux champions : ce sera la course absurde à celui qui grimpe le plus haut, le plus vite, le plus seul, le plus dangereusement… Des Conquérants de l’inutile, oui…

 

DU CONVENU, ET POURTANT…

 

Le Sommet des Dieux – ou ce premier tome en tout cas – est une incontestable réussite. Mais sans doute en partie parce qu’il se livre à une étonnante alchimie qui, en manipulant un matériau finalement assez convenu, parvient à opérer une transsubstantiation forcément miraculeuse, qui sublime tout ce qui peut être habituel au premier abord pour en extraire l’essence même de l’héroïsme, sur un mode épique.

 

Cela appelle sans doute quelques explications – surtout concernant ce caractère convenu : le thème alpin, certes, n’a probablement rien de convenu en lui-même ; et, dans son caractère d’ode à la montagne et aux hommes qui les gravissent, l’œuvre exprime sans la moindre ambiguïté sa forte singularité.

 

C’est derrière que se situe la dimension convenue – au sens où, passé l’étonnement du prétexte policier, la biographie reconstituée de Habu Jôji relève largement d’archétypes que l’on pourrait retrouver dans d’autres récits héroïques n’ayant pas le moindre lien avec l’alpinisme.

 

On sait que Habu Jôji, de petit jeune qui ne comprend rien, deviendra bien vite un homme d’une extrême habileté dans sa spécialité ; on sait que son comportement d’électron libre lui vaudra bien des inimitiés ; son disciple ne peut que payer cher son admiration, et la dette ne peut que se reporter sur le modèle qu’il est devenu sans trop savoir comment ; enfin, il faut, pour asseoir la légende, lui conférer un air de compétition sur le mode d’un affrontement éminemment personnel : que Hase Tsuneo se mette de la partie n’a dès lors absolument rien d’étonnant, et l’on peut supposer (on me fera peut-être mentir) que la rivalité entre les deux hommes sera essentielle dans la suite des opérations – sur un mode finalement archaïque mais sans cesse repris, de la mythologie aux « films de sport », notamment (et c’est bien naturel, Le Sommet des Dieux s’inscrivant pleinement dans ce cadre).

 

UN SUSPENSE ?

 

Rien d’étonnant, donc – mais peu importe ; car s’il peut y avoir une dimension thriller dans le récit, plutôt rattachée pour l’heure au fil rouge de l’appareil photo de Mallory, c’est d’une manière bien particulière – hitchcockienne, peut-être ?

 

Outre le MacGuffin de l’appareil photo, la BD, jusque dans ses aspects « biopic » les plus poussés, use bien d’une forme de suspense, mais au sens le plus strict, peut-être : on tremble, non pas parce que l’on devine que l’on sera bientôt surpris, mais au contraire parce que l’on sait en partie du moins ce qui va se passer – et c’est dès lors l’expectative qui suscite l’émotion.

 

DES PERSONNAGES SOUS LES ARCHÉTYPES

 

Là où la BD, pour s’en tenir encore au plan strictement narratif, se montre très forte, c’est en déconstruisant ces héros iconiques et leur comportement attendu voire inévitable, pour exprimer malgré tout une psychologie authentique – qui, quoi qu’on en dise, n’épargne pas les héros, de manière générale.

 

Habu Jôji est un archétype, à maints égards – Hase Tsuneo aussi, probablement. Pourtant, ils sont vivants – ils ont des paroles, un comportement, des introspections, qu’ils partagent avec tous les hommes, mais certainement pas au point de se fondre pour autant dans une masse indifférenciée : bien au contraire, cette psyché latente, que tel détail graphique ou telle anecdote racontée après bien des années par un interlocuteur de Fukamachi permet d’entrevoir, se révèle peu à peu dans toute son authenticité – la singularité qui appartient comme de juste à tout individu, or c’est aussi cela que sont les héros : des individus…

 

Je ne saurais dire comment cet aspect des choses est géré dans le roman de Baku Yumemakura, mais, dans son adaptation, Jirô Taniguchi demeure sans doute pleinement Jirô Taniguchi – un auteur que je ne peux pas prétendre encore connaître, mais je peux au moins dire qu’il y a, dans sa narration, bien sûr aussi graphique que textuelle, quelque chose de plus ou moins définissable qui faisait déjà la force de Quartier lointain.

 

Pour ce faire, cependant, nous avons un guide – sans doute plus dans la manière de Taniguchi que ses « héros » Habu Jôji et Hase Tsuneo : Fukamachi, bien sûr. Le photographe est un passionné, mais aussi, profondément, une nature mélancolique, juste au bord de la dépression. Il s’est de lui-même inscrit en retrait : il est celui qui prend les photos de ceux qui montent à sa place au sommet de la montage… Parfois, hélas, il est celui qui reste quand les « héros » meurent sous ses yeux – et devant son objectif. Fukamachi observe et rapporte – il est essentiellement un témoin. Il n’en a pas moins une âme, notez bien, qui contamine éventuellement le lecteur avec sa douce morosité ; jamais au point, cependant, de susciter le rejet – car il est, en même temps, un curieux, bien sûr, et sans doute aussi, malgré tout, un enthousiaste ; et il communique également tout cela… Comme un véhicule qui n’est pourtant pas que cela, un prétexte qui est en même temps bien plus qu’un prétexte.

 

PERFECTION DU DESSIN

 

Bien sûr, il faut alors mettre en avant le dessin de Jirô Taniguchi… J’ai retrouvé ici les qualités essentielles de Quartier lointain, cette forme de sobriété sereine, essentiellement lumineuse – la dominante est toujours blanche –, qui, avec un à-propos constant, inscrit dans un monde subtilement réaliste des personnages dont la complexité fondamentale pointe toujours sous les traits assurés qui les incarnent. C’est beau – sans épate, avec un naturel rafraichissant. Cinématographique sans doute, on l’a souvent dit, mais, oui, comme dans Quartier lointain, à la Ozu, probablement… Un cadrage soigné, un montage rigide mais pas moins habile, tout cela mettant en valeur les personnages, avec un sens de l’émotion indéniable.

 

Cependant, Le Sommet des Dieux, non, ce n’est bien sûr pas que cela. C’est la montagne qui obtient le titre, pas les personnages qui la grimpent. Et Jirô Taniguchi, à cet égard, sans se départir de sa sobriété coutumière, parvient pourtant à exprimer avec talent toute la démesure de la nature, au fil de cases dont la dimension spectaculaire, assumée, ne relève pourtant jamais du tape-à-l’œil. C’est la majesté qui prime – avec, au-delà de sa dignité fondamentale, ce qu’elle peut avoir d’intimidant, car demeure toujours, entre les cases, cette certitude de ce que la beauté des sommets peut bien vite s’avérer fatale.

 

C’est aussi, sans doute, une œuvre mettant en avant le réalisme, au travers d’une recherche pointilleuse, dans une documentation abondante. Le trait ne brille sans doute pas que par ce qu’il exprime et la narration qu’il porte, mais aussi, plus globalement, par son attention presque maniaque aux détails, son réalisme assuré et documenté – mais le plus fort est sans doute que cette exigence soit suffisamment bien dosée pour ne pas nuire aux autres dimensions de la BD.

 

OUI

 

Bien sûr, il est trop tôt, me concernant, pour que je puise me permettre de dire quelque chose du genre de : « Taniguchi, c’est ça – l’harmonie… » Mais c’est une piste que je suivrai probablement encore quelque temps – que ce soit en arpentant encore Le Sommet des Dieux, ou au travers d’autres œuvres, ainsi ce Journal de mon père que je ne tarderai sans doute pas à lire.

 

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