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Dossier Kwaidan 12 : Un film présentationnel au service de tous les arts - Le rôle essentiel de la musique et du design sonore

Publié le par Nébal

Dossier Kwaidan 12 : Un film présentationnel au service de tous les arts - Le rôle essentiel de la musique et du design sonore

La première partie se trouve ici, la précédente .

 

Ceux qui seraient curieux d'écouter la bande originale du film pour suivre ces développements la trouveront ici, sur YouTube.

Nous sortons du domaine des arts visuels pour cette dernière section, mais l’étude du film Kwaidan (Kaidan 怪談) le nécessite assurément : c’est un aspect fondamental, et de sa conception, et de sa réussite. Nous allons donc nous pencher sur le travail accompli par Takemitsu Tôru 武満徹 (1930-1996) en matière de musique et de design sonore pour le film de Kobayashi Masaki 小林正樹[1].

 

Takemitsu Tôru est un des plus grands compositeurs japonais du XXe siècle, et un des plus célèbres. Tout au long d’une carrière prolifique, il a livré des œuvres d’une grande diversité. Il a régulièrement travaillé pour le cinéma, et signé des bandes originales remarquées, par exemple pour Ran de Kurosawa Akira 黒澤明, ou encore Pluie noire (Kuroi ame 黒い雨) d’Imamura Shôhei 今村昌平. Mais, dans ce domaine, rien n’égale sa longue et fructueuse collaboration avec Kobayashi Masaki, entamée avec Harakiri (Seppuku 切腹), après quoi le réalisateur a systématiquement fait appel au compositeur pour sonoriser ses films.

 

Takemitsu Tôru a commencé par étudier la musique occidentale, et notamment la musique française (Debussy, Satie, Messiaen…) ; jeune homme, il était porté à refuser brutalement tout ce qui était japonais. Cependant, avec l’âge, il a redécouvert la musique japonaise, en mettant notamment l’accent sur le biwa 琵琶, instrument traditionnel dont il regrettait qu’il ait été un peu oublié après l’avènement du shamisen 三味線. Progressivement, il s’est attaché à développer une musique hybride, pas tant dans l’esprit d’une « passerelle » entre Occident et Japon, comme on l’a souvent dit, mais plutôt dans une perspective universaliste viser à dépasser ce genre d’oppositions, jugées stériles. Son travail, de toute façon, ne consiste certainement pas à simplement associer les deux approches, il s’agit d’aller au-delà et d’en tirer quelque chose de neuf.

 

Dans le cinéma japonais, il n’était pas rare, surtout après la guerre, de trouver des bandes originales mêlant éléments occidentaux et éléments traditionnels japonais – certains films de Mizoguchi Kenji 溝口健二, notamment, en témoignent. Le travail accompli par Takemitsu Tôru pour Kobayashi Masaki mêle certes instrumentations occidentales et japonaises, mais de manière inédite ; son approche, dans cette collaboration privilégiée en tout cas, est résolument expérimentale (là où, par exemple, son travail pour Kurosawa Akira dans Ran est plus unilatéral et accessible – dans une perspective mahlérienne aux accents de requiem ; ce qui n’enlève rien à la réussite exceptionnelle de ce travail, cela dit). Par ailleurs, le travail de Takemitsu Tôru pour Kobayashi Masaki relève peut-être autant du design sonore que de la musique à proprement parler – un trait qui accentue encore l’importance de son travail, tout particulièrement dans Kwaidan : dans cette bande originale, le compositeur use non seulement d’instruments et d’instrumentations japonais et occidentaux, mais, tout en puisant le cas échéant dans la tradition, il utilise ces instruments et ces instrumentations de manière détournée, inédite et inventive, d’autant qu’il multiplie les expériences électroniques de traitement du son dans une optique qui rappelle la musique concrète de Pierre Schaeffer ou Pierre Henry.

 

En outre, il construit une bande originale où le rôle du silence est particulièrement appuyé : amateur des théories de John Cage, Takemitsu Tôru était aussi inspiré par le concept esthétique japonais de ma , qui porte sur les intervalles, et, en musique, le silence – l’idée étant que c’est l’intervalle de silence entre deux notes qui construit le rythme, et non les notes en elles-mêmes. Le silence, à cet égard, est un élément capital de la composition de Takemitsu Tôru pour Kwaidan.

 

Ce qui apparaît clairement dès le générique, que nous avions déjà évoqué plus haut. La musique consiste simplement en des sortes de tintements de cloches, peut-être déjà retouchés électroniquement, et distribués aléatoirement, en un écho de la dilution aléatoire des gouttes d’encre à l’écran. C’est un autre aspect important de ce travail en commun : le réalisateur et le compositeur s’accordent pour susciter des échos mais jamais de la redondance. Selon Stephen Prince, c’était quelque chose qui posait problème à Kobayashi Masaki dans sa relation avec son précédent compositeur, notamment sur La Condition de l’homme (Ningen no jôken 人間の條件), qui n’était autre que Kinoshita Chûji 木下忠司, le propre frère de Kinoshita Keisuke 木下惠介, son mentor cinématographique : cette conception de la musique de film était bien trop redondante[2].

 

Dès lors, Kobayashi Masaki et Takemitsu Tôru, dès le premier segment de Kwaidan, « Les Cheveux noirs » (Kurokami 黒髪), font tout le contraire. Takemitsu Tôru commence par utiliser des sons très trafiqués qui évoquent du bois en train de craquer ; ces sons, dans le film, sont d’emblée associés à la maison de la première épouse, et ce dès la première scène. Cependant, ces craquements sont souvent en décalage par rapport à ce qui se produit à l’écran, de manière délibérée, et ce sera encore le cas après le retour du samouraï. En fait, et c’est quelque chose qui revient dans les autres épisodes, ces scènes sont souvent muettes : on voit ce qui se passe, mais on n’en entend pas les sons ; les sons que nous entendons sont seulement ceux de la musique de Takemitsu Tôru, et ils sont régulièrement en décalage par rapport aux images. Par exemple, ici, le samouraï fait un faux pas dans le plancher vermoulu, et on entend un craquement : il y a adéquation entre l’image et le son ; mais, quelques secondes plus tard, nous voyons une porte en bois pourri tomber par terre sans faire le moindre bruit – cependant, avec une seconde de retard, nous entendons un bruit de craquement produit électroniquement par Takemitsu Tôru, qui ne correspond à aucun événement à l’écran. Cette approche permet de susciter le malaise et l’angoisse.

Ces craquements de bois sont donc associés à la maison de la première épouse – ils lui sont même réservés : le samouraï en route, ou dans la demeure de la seconde épouse, n’a droit pour sa part qu’à d’autres bruits, produits par des instruments traditionnels japonais pour l’essentiel, mais dont l’approche est d’une certaine manière percussive, en tout cas anti-mélodique, outre que la distribution des sons paraît là encore aléatoire. Ces deux procédés – craquements et notes percussives –, associés à l’éventualité de scènes muettes, expriment bien l’importance cruciale du silence dans cette composition.

 

Enfin, dans les dernières séquences de l’épisode, tandis que les craquements de bois deviennent plus forts et plus envahissants, ils sont soutenus par une sorte de bourdon (plutôt aigu) produit par des instruments à cordes, dont les notes soutenues ont quelque chose de grinçant, et même d’irritant, qui accompagne, sans redondance, le déchaînement du surnaturel, en produisant un sentiment mêlé d’étrangeté et d’angoisse.

 

Dans « La Femme des neiges » (Yuki onna 雪女), on retrouve des procédés assez proches, mais dans une perspective moins abstraite que les craquements de bois et les notes percussives du premier segment. La composition s’appuie là encore sur des scènes muettes : pour éviter la redondance, on fait le choix de remplacer en bloc. Le souffle de la tempête est ainsi essentiellement incarné par la musique de Takemitsu Tôru, des cordes en continu, dont le niveau et la tonalité varient sans cesse, comme aléatoirement là encore ; mais, sur ce fond instable, il y a régulièrement comme des explosions aiguës de sons plus stridents, irritants et angoissants – il semblerait qu’il s’agisse de flûtes de type shakuhachi 尺八 ; ces interventions irrégulières, dans ce cadre sauvage, évoquent des cris d’animaux – des loups, peut-être ? Mais, dans les moments où elles se font les plus extrêmes, le traitement électronique renvoie presque à des sirènes. Là encore, cependant, la musique est littéralement construite sur la base du silence – et c’est l’alternance des deux, la prépondérance du ma, qui constitue le design sonore de cet épisode.

 

L’approche, dans « Histoire de Hôichi sans oreilles » (Mimi-nashi Hôichi no hanashi 耳無し芳一の話), est forcément un peu différente, puisque la musique elle-même est cette fois au cœur de l’histoire, via le personnage de Hôichi 芳一 et son biwa. Le biwa était un instrument traditionnel japonais que Takemitsu Tôru appréciait particulièrement ; il en jouait lui-même, et avait construit sa bande originale pour Harakiri sur cette base. Pour cet épisode de Kwaidan, cependant, il préfère faire appel aux talents d’une musicienne, Tsuruta Kinshi 鶴田錦史 (1911-1995), une des plus célèbres interprètes de biwa de son temps[3] (fig. 1).

Fig. 1

Sa performance inclut le chant, à la manière des « moines au biwa » (biwa hôshi 琵琶法師) tel Hôichi lui-même, et elle narre ainsi les événements de la bataille de Dan-no-Ura (Dan-no-ura no tatakai 壇ノ浦の戦い) selon la tradition de l’interprétation du Dit des Heiké (Heike monogatari 平家物語). Plus tard, dans le film, les accents masculins de son interprétation lui permettent de prendre le relais du jeune musicien aveugle jouant pour les Heike 平家 défunts, sans susciter d’invraisemblance. Mais la musique jouée par Tsuruta Kinshi est tantôt laissée telle quelle, tantôt retouchée électroniquement pour induire des déformations étranges et déconcertantes. Le traitement du récit de la bataille est particulièrement puissant – d’autant plus sans doute qu’il s’agit là encore d’une scène muette[4].

 

Mais la bande originale est déjà régulièrement subvertie par d’autres sons – qui cependant apparaissent et disparaissent avec naturel ; notamment, Takemitsu Tôru use de sortes de mantras psalmodiés par des moines bouddhistes, dont les accents graves produisent comme un bourdon, et induisent sans peine la dimension surnaturelle sous-jacente au récit. Au point culminant de la prestation de Hôichi devant les Heike, qui d’une certaine manière les touche jusque dans l’enfer des guerriers, puis tandis que le prêtre et son acolyte copient les écritures saintes sur le corps entier du jeune aveugle, les mantras reprennent de plus belle, sans jamais pourtant que cela ne vire à l’excès trop illustratif.

 

La bande originale de cet épisode fait aussi appel à des bruitages, sur un mode qui rappelle le premier récit, « Les Cheveux noirs » : ces sons indéfinissables, qui ont quelque chose de percussif et sont sans doute retravaillés électroniquement, sont associés à l’apparition du fantôme du guerrier qui vient chercher Hôichi pour qu’il joue devant l’empereur Antoku (Antoku-tennô 安徳天皇) ; mais il s’agit de bruitages « objectifs », cette fois, au sens où ils sont entendus par les personnages ; on les perçoit essentiellement lors de la première visite du fantôme, où ils suscitent l’angoisse de Hôichi, puis lors de la dernière visite, quand le jeune aveugle est invisible aux yeux du fantôme, ses oreilles exceptées – ce qui accentue encore le sentiment d’irréalité et d’effroi.

 

Notons que l’on entend aussi occasionnellement des kakegoe 掛け声, ces interjections associées au théâtre classique japonais, lors de scènes qui s’y prêtent.

 

Le dernier épisode, « Dans un bol de thé » (Chawan no naka 茶碗の中), est quasiment dénué de musique. Pendant longtemps, ce que nous entendons qui s’en rapproche le plus consiste en bruits d’ambiance qui ont pour fonction de se montrer irritants, encore une fois : une sorte de bourdonnement d’insecte quand Kannai 関内 est confronté au reflet dans son bol de thé, puis l’étrange et oppressant tic-tac de l’horloge dans la demeure de son seigneur, associé à l’apparition « matérielle » de Shikibu Heinai 式部平内. Le niveau de volume sonore et l’intensité de ces deux bruitages varient sans cesse, accentuant le sentiment d’étrangeté comme d’oppression.

 

La musique n’intervient véritablement que lors de la scène où Kannai se bat contre les trois envoyés de Shikibu Heinai. Elle est particulièrement étrange : des notes hachées, des voix qui le sont plus encore – le traitement électronique du son est particulièrement flagrant lors de cette séquence, ce qui produit un effet d’irréalisme, non sans une touche de grotesque, en guise de fond sonore à un combat lui-même grotesque.

 

Mais, dans tous ces divers moyens d’illustrer Kwaidan, le silence a une importance toute particulière. Quoi qu’il en soit, la collaboration entre Kobayashi Masaki et Takemitsu Tôru s’est avérée particulièrement inventive et pertinente : le succès du film doit beaucoup à son travail de conception sonore.

___________________________

 

 

Kwaidan est un film à part, dans l’histoire du cinéma japonais comme dans la carrière de son réalisateur Kobayashi Masaki. Il mêle harmonieusement la référence au passé la plus admirative, et l’avant-garde la plus audacieuse. Objet esthétique pur, conçu pour exprimer la beauté des arts – de tous les arts –, il constitue une expérience esthétique à son tour unique. Film présentationnel et qui s’affiche comme tel, il multiplie les hommages – à Lafcadio Hearn, à Aizu Yaichi 会津 八一 ; à l’art japonais et à l’art occidental ; aux histoires de fantômes et au théâtre classique. Il affiche son dispositif, mais, parfaitement conçu, il le garde sous contrôle.

 

Le film a été fatal à la carrière de son réalisateur, mais sans doute ne le regrettait-il pas – car il est parvenu à faire exactement ce qu’il souhaitait. La richesse thématique et esthétique du film témoigne en sa faveur. C’est un sommet de la carrière de Kobayashi Masaki, du cinéma japonais, du cinéma tout court.

 

[1] La bibliographie concernant Takemitsu Tôru est abondante. Dans le cadre de ce dossier, outre les développements assez étendus contenus dans Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit., qui portent donc sur le travail accompli pour Kobayashi Masaki, nous nous référerons essentiellement aux articles suivants : Fauvel Philippe, « L’ouïe film de Toru Takemitsu », Vertigo, vol. 2, n° 34, 2008, pp. 8-11 ; Langlois Philippe, « Musique contemporaine et cinéma : panorama d’un territoire sans frontières », Circuit, vol. 26, n° 3, 2016, pp. 11-25 ; Tamba Akira, « Présentation générale », in L’Esthétique contemporaine du Japon : théorie et pratique à partir des années 1930, sous la direction de Tamba Akira, Paris, CNRS Éditions, 2002, pp. 9-18 ; et Tamba Akira, « Système de composition psychophysiologique au confluent de deux traditions musicales », in L’Esthétique contemporaine du Japon : théorie et pratique à partir des années 1930, op. cit., pp. 109-122.

[2] Cf. Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit.

[3] Cf. Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit., p. 216.

[4] Nous l’avions déjà relevé, mais on peut supposer que Kurosawa Akira s’en souviendra pour la scène-clef de Ran, sur une musique de… Takemitsu Tôru.

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Dossier Kwaidan 11 : Un film présentationnel au service de tous les arts - L'omniprésence des arts visuels et de la culture matérielle

Publié le par Nébal

Dossier Kwaidan 11 : Un film présentationnel au service de tous les arts - L'omniprésence des arts visuels et de la culture matérielle

La première partie se trouve ici, la précédente .

Dans l’entretien que nous avons déjà cité à plusieurs reprises, conduit par Léo Bonneville quelques années après la sortie de Kwaidan (Kaidan 怪談), Kobayashi Masaki 小林正樹, interrogé sur son désir ou non de satisfaire la clientèle internationale, a cette réponse définitive et d’un laconisme déconcertant : « En faisant des films, je cherche exclusivement à faire valoir la culture japonaise. »[1] C’est sûrement plus compliqué que cela, pour qui a vu d’autres films de ce réalisateur, mais il y a bien cette intention dans celui-ci ; déjà, à la page précédente, après avoir loué les écrivains russes comme étant ses préférés, concernant la peinture, il répondait ceci : « C’est la peinture orientale qui m’a le plus marqué. J’ai commencé par étudier l’art japonais qui m’a conduit à l’art chinois et ensuite à l’art grec. Car je voulais devenir professeur d’art. C’est dans Kwaidan que j’ai le plus utilisé mes notions d’art. En fait, pour Kwaidan, j’ai fait de nombreuses recherches artistiques. »[2] Le nom n’est pas cité, mais la référence à l’enseignement d’Aizu Yaichi 会津 八一 ne fait guère de doute.

 

Pour autant, le rapport à l’art dans Kwaidan est en fait bien plus complexe que ce que ces quelques lignes à la limite de la provocation pourraient laisser supposer – notamment, Kwaidan, tout jidaigeki 時代劇 qu’il soit, n’est pas nécessairement un film passéiste, et contient des éléments, réguliers, qui penchent nettement plus vers l’avant-garde. Mais il traite beaucoup d’aspects artistiques, sans forcément y passer trop de temps à chaque fois. L’impression, pourtant, est que tout est là ou peut s’en faut – à cet égard, le projet derrière le film a bien quelque chose d’encyclopédique.

 

Tout ne concerne d’ailleurs pas que les arts visuels, ou bien pas seulement l’aspect visuel de tel ou tel art : nous avons déjà parlé du théâtre, nous parlerons de la musique ensuite ; la littérature a ici sa place, comme le dernier récit le démontre sans peine, et sans doute le cinéma lui-même, dans une posture autoréflexive, que les troisième et quatrième épisodes, plus particulièrement, développent assez nettement.

 

Les arts visuels sont cependant omniprésents – mais aussi la culture matérielle, les arts décoratifs : certains aspects en ont d’ailleurs déjà été évoqués, indirectement, comme les costumes.

 

Chaque épisode, par ailleurs, a ses domaines de prédilection – même si le troisième, « Histoire de Hôichi sans oreilles » (Mimi-nashi Hôichi no hanashi 耳無し芳一の話), est de loin le plus riche et varié de tous à cet égard.

 

Cependant, le questionnement artistique précède en fait les quatre histoires – car le générique fait partie du film, et introduit déjà, sur un mode forcément allusif, quelques clefs du traitement pictural du film, notamment. Les gouttes d’encre qui se diluent dans l’eau donnent un sentiment d’avant-garde, et pourtant elles peuvent évoquer en parallèle d’autres choses. Le première goutte est noire (fig. 1), et peut renvoyer à la peinture monochrome à l’encre de Chine – en même temps qu’elle est aussitôt détournée pour déboucher sur une calligraphie, celle du titre, qui semble à l’étroit dans le format cinémascope (fig. 2).

Fig. 1
Fig. 2

Par la suite, cependant, les gouttes sont colorées – comme s’il s’agissait, pour le réalisateur qui tourne ainsi son premier film en couleur, de reléguer au passé le noir et blanc des premières séquences du générique. Le mélange des couleurs, enfin, qui demeurent pourtant très tranchées, donne les premières indications sur le traitement chromatique du film à venir.

 

Le contenu artistique du premier récit, « Les Cheveux noirs » (Kurokami 黒髪), concerne essentiellement la peinture japonaise classique, plus précisément les rouleaux emaki 絵巻 de style yamato-e 大和絵. Il y faut un cadre approprié : la luxueuse maison de la seconde épouse, avec ses innombrables servantes. Kobayashi Masaki semble en effet avoir puisé son inspiration, ici, essentiellement dans les rouleaux reproduisant des scènes du Dit du Genji (Genji monogatari 源氏物語) de Murasaki Shikibu 紫式部, dans des couleurs chatoyantes, et avec un effet d’abolition des perspectives que le réalisateur tente de reproduire sur la base de variations autour de ses principes stylistiques habituels – notamment, l’emploi d’une caméra placée en hauteur, et qui joue des angles obliques dans la composition : l’effet obtenu est celui d’une sensation d’un tableau à deux dimensions. Voici quelques exemples tirés des emaki (fig. 3-5).

Fig. 3
Fig. 4
Fig. 5

Et voici l’effet produit, dans cet esprit, par la réalisation de Kobayashi Masaki (fig. 6-7).

Fig. 6
Fig. 7

La maison de la seconde épouse, à la différence de celle de la première, car elle est en trop piteux état, est sans doute aussi l’occasion d’envisager la thématique architecturale ; toutefois, cette dimension est bien davantage prononcée dans la quatrième histoire, avec une grande demeure de style traditionnel, aussi y reviendrons-nous plutôt à ce moment-là.

 

En dehors de l’inspiration marquée du yûrei-zu 幽霊図, sur laquelle il n’est pas nécessaire de revenir, le deuxième récit, « La Femme des neiges » (Yuki onna 雪女), est le plus problématique au regard de cette thématique – pour une raison simple : c’est une histoire qui concerne le peuple, en tant que telle moins propice à la démonstration de richesses artistiques, que ce soit celles des aristocrates et des guerriers, comme dans les épisodes 1 et 4, ou celles des institutions religieuses, comme dans l’épisode 3. Même la culture matérielle n’y a guère sa place, surtout en comparaison de la dernière histoire, encore une fois. On peut tout de même relever la forme caractéristique de la ferme de Minokichi 巳之吉, même sous la neige (fig. 8) ou dans l’obscurité (fig. 9).

Fig. 8
Fig. 9

Peut-être pouvons-nous évoquer également les sandales confectionnées par Minokichi avec toute la passion d’un artiste, et qui jouent un grand rôle symbolique à la fin du segment (fig. 10).

Fig. 10

Mais, dans l'ensemble, cet épisode joue donc dans une autre catégorie : dans le domaine pictural, il s’intéresse bien moins à la peinture classique qu’à l’avant-garde. Cela ressort notamment, bien sûr, des décors peints caractéristiques de l’épisode, ceux figurant des yeux et qui évoquent le surréalisme et le symbolisme (fig. 11 et 12), mais aussi d’autres ; ainsi, ce décor associé à la rencontre entre Minokichi et O-Yuki お雪 (fig. 13) peut faire penser à de la peinture contemporaine, et notamment, au Japon, au tableau Rivière (Nagare 流れ), de Tokuoka Shinsen 徳岡神泉 (1954)[3] (fig. 14).

Fig. 11
Fig. 12
Fig. 13
Fig. 14

En fait d’abstraction, nous avions également mentionné ce ciel monochrome rouge (fig. 14) et cet étonnant gros plan sur une cascade (fig. 15).

Fig. 15
Fig. 16

Le cas du troisième épisode, « Histoire de Hôichi sans oreilles », est plus complexe : c’est le plus riche en éléments artistiques, très divers.

 

Il faut commencer par singulariser la « reconstitution » de la bataille de Dan-no-ura (Dan-no-ura no tatakai 壇ノ浦の戦い), qui, outre l’influence du kabuki 歌舞伎 et le rôle central de la référence aux « moines au biwa » (biwa hôshi 琵琶法師), mêle des références à plusieurs traditions picturales. L’histoire de la bataille est en effet pour partie rapportée au travers d’illustrations quelque peu trompeuses : les premiers plans des navires, les plus éloignés (fig. 17-18), font au premier chef penser à des emaki de style yamato-e, comme dans le premier épisode, mais cette fois l’inspiration relève logiquement des rouleaux peints narrant le cycle épique des Taira et des Minamoto, dont Le Dit de Heiji (Heiji monogatari 平治物語) (fig. 19-20), et bien sûr Le Dit des Heiké (Heike monogatari 平家物語), dont certains représentent justement la bataille de Dan-no-ura (fig. 21).

Fig. 17
Fig. 18
Fig. 19
Fig. 20
Fig. 21

Mais, à y regarder de plus près, les peintures représentées dans ce segment du film, si elles puisent pour partie leur inspiration dans ces antiques emaki de style yamato-e, sont d’une facture plus moderne (fig. 22-33).

Fig. 22
Fig. 23
Fig. 24
Fig. 25
Fig. 26
Fig. 27
Fig. 28
Fig. 29
Fig. 30
Fig. 31
Fig. 32
Fig. 33

Noter que les deux dernières n’apparaissent pas durant la scène de la bataille, mais plus tard, quand Hôichi 芳一 la raconte. Les vues d’ensemble évoquent bien les emaki, mais les gros plans ont un style naïf plus moderne, parfois caricatural (à titre d’exemple, la (fig. 26) est supposée représenter le grand héros et vainqueur de la bataille Minamoto no Yoshitsune 源義経), et qui peut évoquer un entre-deux, avec les estampes ukiyo-e 浮世絵 d’une part, la bande dessinée de l’autre ; à vrai dire, concernant les premières, l’influence des représentations, justement, de la bataille de Dan-no-ura par Utagawa Yoshikazu 歌川芳員, actif vers 1850-1870, est plus que probable (fig. 34-35).

Fig. 34
Fig. 35

Plus tard dans l’épisode, une autre tradition picturale est évoquée : celle des Rouleaux des enfers (Jigoku-zôshi 地獄草紙(fig. 36).

Fig. 36

 

Mais le reste de l’épisode met surtout en valeur d’autres arts – probablement ceux qui résonnent le plus avec les enseignements du mentor Aizu Yaichi.

 

Il s’agit tout d’abord d’architecture – celle du temple où vit Hôichi, avec ses dépendances, les divers bâtiments étant mis en valeur par la composition et les couleurs (fig. 37-40).

Fig. 37
Fig. 38
Fig. 39
Fig. 40

En matière d’architecture, cependant, il faut aussi mentionner le palais fantasque des Heike défunts, mais, pour le coup, son ordonnancement même est parfaitement irréaliste, aussi est-il difficile de le rattacher à une tradition quelconque (fig. 41-42).

Fig. 41
Fig. 42

À l’intérieur du temple, cependant, il faut aussi mentionner la statuaire bouddhique (fig. 43-45).

Fig. 43
Fig. 44
Fig. 45

La dernière histoire, enfin, « Dans un bol de thé » (Chawan no naka 茶碗の中), met l’accent sur deux aspects : l’architecture, et les arts décoratifs, notamment la céramique.

 

Pour ce qui est de l’architecture, cela ressort notamment de la vaste demeure du seigneur de Kannai 関内. C’est une maison traditionnelle dans son ordonnancement, les shôji 障子, les fusuma , etc. Cependant, ses dimensions sont palatiales, ce qui contribue à accroître son austère élégance (fig. 46-47).

Fig. 46
Fig. 47

La perfection glacée de cette bâtisse offre un contraste avec la maison de l’écrivain, traditionnelle sans doute, cependant plus chaotique dans son ordonnancement – impression renforcée par les livres qui traînent, et le mobilier bien plus présent (fig. 48-49), là où le palais se voit en tout et pour tout conférer une étrange horloge (fig. 50).

Fig. 48
Fig. 49
Fig. 50

Ce qui nous amène aux arts décoratifs et à la culture matérielle, qui ont une certaine importance dans ce segment.

 

Et tout particulièrement la céramique (tojiki 陶磁器), du fait du thème même de l’histoire. La réalisation met ainsi l’accent, à deux reprises, sur deux bols ou tasses. Le premier est celui qu’examine Kannai après avoir pour la première fois vu à l’intérieur le reflet de Shikibu Heinai 式部平内 ; il jette le thé, et regarde le bol ; à l’écran, cela donne l’impression d’un objet que quelqu’un d’autre présenterait à notre examen, c’est un dispositif de démonstration à maints égards (fig. 51).

Fig. 51

Et, à la fin de l’épisode, un projecteur attire notre attention sur un petit bol, ou peut-être plutôt une tasse, qui a roulé par terre dans la maison de l’écrivain dès lors déserte (fig. 52) ; après quoi nous avons un gros plan de l’objet, où les jeux d’ombre et de lumière, là encore, évoquent un procédé de démonstration (fig. 53), et c’est sur ce plan que s’achève le film – autant de manières de signifier l’importance de cet objet du quotidien que l’on jugerait quelconque en toutes autres circonstances.

Fig. 52
Fig. 53

Ces objets du quotidien sont les plus importants, mais le segment en évoque quelques autres, et tout d’abord ces raquettes avec lesquelles jouent des jeunes filles devant la maison de l’écrivain (fig. 54).

Fig. 54

Ensuite, il y a les objets divers qui traînent dans la chambre de Kannai (fig. 55). D’une certaine manière, on reste dans l’univers du jeu, puisque le samouraï s’amuse à les jeter pour renverser un autre objet. Quoi qu’il en soit, il y a là plusieurs éventails ôgi , ainsi qu’une arme courte, probablement un wakizashi 脇差 (mais Kannai, dans d’autres scènes, dégaine plus qu’à son tour son sabre, katana ).

Fig. 55

Sur un mode relativement discret, ce dernier épisode présente donc divers aspects de la culture matérielle japonaise au quotidien ; son association aux autres épisodes, et tout particulièrement à celui qui le précède immédiatement, contribue à la considération de ces objets d’arts dit décoratifs comme autant d’œuvres d’art de manière générale.

 

[1] Bonneville Léo, « Entretien avec Masaki Kobayashi », art. cité, p. 65.

[2] Ibid., p. 64.

[3] Cf. STANLEY-BAKER Joan, L'Art japonais, Paris, Thames & Hudson, 2001, pp. 168 et 196.

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Dossier Kwaidan 10 : Un film présentationnel au service de tous les arts - Une théâtralité affichée

Publié le par Nébal

Dossier Kwaidan 10 : Un film présentationnel au service de tous les arts - Une théâtralité affichée

La première partie se trouve ici, la précédente .

On oppose parfois, notamment semble-t-il en ce qui concerne le théâtre, initialement, puis le cinéma, des pratiques de ces arts qui seraient, pour certaines, représentationnelles, et d’autres qui seraient présentationnelles. Il s’agit, dans un sens, d’un rapport différent aux notions de réalité et peut-être surtout de réalisme. Dans une acception stricte dont l’existence même est plus que douteuse, un cinéma, par exemple, représentationnel aurait pour fonction de représenter la réalité telle qu’elle est – ce serait même un impératif, et éventuellement un mode par défaut ; un cinéma présentationnel ne s’embarrasserait pas de ce lien avec la réalité, ou, peut-être, entendrait plutôt susciter une réalité d’un autre ordre, éventuellement jugé supérieur, impliquant l’usage préalable d’un dispositif permettant à cet autre niveau de réalité d’exister et de faire sens. Pareille dichotomie est forcément bien trop réductrice, et l’art, quel qu’il soit, n’existe probablement qu’entre ces deux extrêmes, sur une échelle graduée offrant bien des approches intermédiaires.

 

Cependant, cette opposition peut s’avérer instructive, à la condition de la manier avec précautions – et avec davantage encore de précautions quand il s’agit de « classifier » les pratiques artistiques de différents pays ! Dans Le Cinéma japonais, le critique Donald Richie a tenté de faire usage de cette dichotomie pour opposer le cinéma occidental et le cinéma japonais[1] : à l’en croire, là où le cinéma occidental serait essentiellement représentationnel, le cinéma japonais serait essentiellement présentationnel – ceci en raison d’un rapport à la réalité, et plus encore au réalisme, différent[2]. Pareille opposition est forcément trop réductrice, et l’auteur lui-même le sait parfaitement : à titre d’exemple, il relève qu’en Occident, du temps du muet, les courants de l’expressionisme allemand ou de l’impressionnisme français relevaient nettement d’un cinéma présentationnel ; inversement, au Japon, certains réalisateurs ont régulièrement joué d’une carte davantage représentationnelle, comme par exemple Imamura Shôhei 今村昌平. Les contre-exemples sont bien trop nombreux… Cependant, le succès, par exemple, de l’expressionnisme allemand au Japon – notamment du Cabinet du Dr Caligari de Robert Wiene (1920) – peut être analysé selon cette grille de lecture, même trop schématique ; et peut-être les films d’avant-garde, notamment du temps du muet, comme par exemple Une page folle (Kurutta ippêji 狂った一頁, 1926), de Kinugasa Teinosuke 衣笠貞之助, gagneraient-ils à être envisagés ainsi.

 

Reste que nous avons une fameuse démonstration de ce qu’une culture cinématographique dans son ensemble ne saurait probablement pas se voir brutalement accoler un seul de ces deux qualificatifs, de « représentationnel » ou de « présentationnel » : deux réalisateurs tous deux japonais, qui racontent en principe la même histoire, et qui le font de manières parfaitement antagonistes – l’adaptation de La Ballade de Narayama (Narayama bushikô 楢山節考), de Fukazawa Shichirô 深沢七郎[3], par Kinoshita Keisuke 木下惠介, en 1958, est on ne peut plus présentationnelle ; celle réalisée par Imamura Shôhei, en 1983, est on ne peut plus représentationnelle (au point où Kinoshita la qualifiait de « pornographique »). Les deux films n’en sont pas moins brillants, chacun dans son registre.

 

Car le problème, comme souvent, réside dans la généralisation. Cependant, au cas par cas, cette grille de lecture est beaucoup moins contestable. En l’espèce, et les déclarations de l’auteur lui-même[4] vont dans ce sens, il ne fait guère de doute que Kwaidan (Kaidan 怪談est un film présentationnel. Tout, dans son traitement, s’oppose à la notion de réalisme, sinon de réalité. Le film affiche sans cesse ses dispositifs, et partie de leur fonction est d’assurer, en le revendiquant, du début à la fin, le caractère non réel du métrage.

 

C’est aussi qu’il y avait, derrière le film, un projet artistique de nature encyclopédique qui s’assumait en tant qu’artifice : le film devait être l’occasion d’une célébration de tous les arts.

 

Dès lors, employer la grille de lecture présentationnelle pour traiter du film de Kobayashi Masaki 小林正樹 ne présente pas les difficultés insurmontables qui apparaissent bientôt quand on tente, bien trop brutalement, de ranger une culture entière, riche de sa diversité, sous une étiquette par trop commode.

 

Nous allons donc tenter d’étudier le film de Kobayashi Masaki sous cet angle, via trois approches transversales et complémentaires.

 

La première consistera à mettre en avant la théâtralité affichée du film comme mode de son approche présentationnelle.

 

La deuxième traitera de la manière dont Kobayashi Masaki a fait de son film un outil destiné à célébrer les arts japonais, anciens comme modernes.

 

Enfin, la troisième et dernière sortira du champ des arts purement visuels pour envisager le rôle crucial, dans Kwaidan, d’un autre art associé : la musique de Takemitsu Tôru 武満徹, qui sera en définitive une autre manière de réfléchir aux antagonismes du représentationnel et du présentationnel.

La théâtralité est un mode classique du cinéma présentationnel. De fait, dans le langage courant, dire qu’une chose est « théâtrale » est un moyen de dire qu’elle n’est « pas réaliste ». La théâtralité, envisagée de la sorte, serait un défaut ; en l’espèce, ce défaut, à en croire Donald Richie[5], a souvent été critiqué par les Occidentaux traitant du cinéma japonais – d’où, en l’espèce, une incompréhension mutuelle, parfois, qui paraît crédible même sans trop s’attacher à la supposée et très douteuse dichotomie opposant les deux cultures cinématographiques.

 

Cependant, certains films, bien loin de considérer cet aspect comme un défaut, y voient une qualité à cultiver : ces films assument leur théâtralité, mieux, ils la revendiquent. Tel est sans doute le cas de Kwaidan.

 

Mais, dans une approche plus stricte, à quoi donc la théâtralité renvoie-t-elle ? De fait, pas nécessairement au théâtre à proprement parler – mais sans doute faut-il tout de même commencer par-là, et en relevant d’emblée que, même de la sorte, le « théâtre » peut renvoyer à beaucoup de choses différentes. Dans le cas présent, on est tout naturellement porté à chercher dans la tradition théâtrale japonaise : nô , kabuki 歌舞伎, et jôruri 浄瑠璃 ou bunraku 文楽 ; mais sans doute les approches plus modernes, comme le shinpa 新派, doivent-elles être envisagées également, ainsi que des influences directes du théâtre occidental.

 

Nous avons eu l’occasion, en analysant les quatre épisodes du film, de mentionner çà et là des traits renvoyant à la tradition théâtrale japonaise[6].

 

Le nô a pu fournir des spectres en plusieurs occasions – mais aussi des accessoires, comme le métier à tisser sur lequel s’échine la première épouse dans « Les Cheveux noirs » (Kurokami 黒髪(fig. 1) ; peut-être également des postures, ou des mouvements (encore que le kabuki y ait peut-être tout autant sa part ?) : « La Femme des neiges » (Yuki onna 雪女(fig. 2) comme les Heike 平家 défunts du troisième segment (fig. 3) (qui ont, dans l’histoire du nô, fourni plus qu’à leur tour des sujets), ont régulièrement des attitudes antiréalistes qui peuvent emprunter à cette tradition théâtrale – qui a pu également avoir une influence sous-jacente concernant la lenteur étudiée du métrage. Par contraste, les deux serviteurs pleutres et naïfs de l’ « Histoire de Hôichi sans oreilles » (Mimi-nashi Hôichi no hanashi 耳無し芳一の話peuvent faire penser aux kyôgen 狂言 visant à relâcher la tension entre deux nôs éprouvants – d’une certaine manière, c’est justement là leur fonction, et ils peuvent constituer des avatars bienvenus de Tarô-kaja 太郎冠者 et de ses semblables (fig. 4).

Fig. 1
Fig. 2
Fig. 3
Fig. 4

Toutefois, au regard des traditions théâtrales du Japon, le kabuki a probablement eu une influence plus marquée, car bien plus frontale et récurrente. L’outrance de certains costumes et surtout du maquillage renvoie sans doute à ce registre théâtral – dont elle constitue une partie des effets spéciaux, pour le coup repris tels quels. Chaque épisode fait appel à des maquillages élaborés qui n’ont absolument rien de réaliste, bien au contraire : le samouraï volage et qui subit un vieillissement accéléré dans la première histoire (fig. 5), la femme des neiges et sa victime dans la deuxième (fig. 6), Hôichi lui-même (fig. 7), mais aussi presque tous les Heike défunts (fig. 8) dans la troisième histoire, enfin Kannai 関内 (fig. 9) et l’auteur (fig. 10) dans la dernière.

Fig. 5
Fig. 6
Fig. 7
Fig. 8
Fig. 9
Fig. 10

Les postures et les gestes des Taira et des Minamoto s’affrontant à Dan-no-ura 壇の浦 dans l’ « Histoire de Hôichi sans oreilles » sont pour le moins théâtrales – même si leurs combats peuvent aussi évoquer les danses les plus « furieuses » du nô, celles des guerriers et des démons.

 

Mentionnons aussi un trait caractéristique du kabuki : la pose, ou mie 見え, cette manière qu’ont les acteurs de garder un instant une posture signifiante pour en accroître la puissance émotionnelle. Plusieurs des personnages, ici, ont de ces poses – la femme des neiges (fig. 2), notamment, certains des guerriers de Dan-no-ura et d'abord le fougueux Noritsune 教経 (fig. 3), etc. Notons qu’ici le cinéma use d’un procédé qui lui est propre pour fournir un effet éventuellement similaire : l’arrêt sur image – si celui qui conclut « Les Cheveux noirs » (fig. 11) ne semble pas vraiment correspondre, c’est bien plus probablement le cas en ce qui concerne la « fausse mort » des trois fantômes guerriers au service de Shikibu Heinai 式部平内 dans « Dans un bol de thé » (Chawan no naka 茶碗の中(fig. 12-14) ; mais cet usage est à n’en pas douter ironique…

Fig. 11
Fig. 12
Fig. 13
Fig. 14

Mais la théâtralité peut prendre bien d’autres formes. Une, capitale dans ce film, saute aux yeux : le choix de tourner en intérieurs avec des décors peints, et le fait que ces décors soient tout sauf réalistes. Les cas les plus marqués, on l’a vu, se trouvent dans le deuxième segment, « La Femme des neiges » (fig. 15), mais le premier et surtout le troisième épisode (fig. 16) en font également un usage appuyé.

Fig. 15
Fig. 16

Autre procédé typique de la théâtralité, qui mêle fond et forme : la mise en abyme – surtout quand elle consiste à faire figurer une scène dans la scène, matériellement (le cas de la mise en abyme dans la dernière histoire relève probablement davantage d’un procédé littéraire – tel est bien son propos). C’est bien sûr le cas, ici, dans l’ « Histoire de Hôichi sans oreilles », du fait d’abord des spectacles que donne Hôichi 芳一 aux Heike défunts (fig. 17), mais aussi, dans la grande scène de représentation, et en même temps, du spectacle que donnent sur leur propre scène les guerriers morts (fig. 18), en changeant de forme au fur et à mesure de la narration, éventuellement au point de devenir tout autres (fig. 19), jusqu’à user enfin d’effets spéciaux d’une grande théâtralité (fig. 20).

Fig. 17
Fig. 18
Fig. 19
Fig. 20

Peut-être d’ailleurs faudrait-il mentionner également ici certains effets spéciaux du film, qui font la transition entre le théâtre (le kabuki prisait semble-t-il ce genre de trucages) et le cinéma, comme les feux follets du troisième épisode (fig. 21), ou les effets de transparence qui affectent des personnages dans les trois derniers récits, mais surtout, là encore, dans l’ « Histoire de Hôichi sans oreilles » (fig. 22).

Fig. 21
Fig. 22

Car la « théâtralité » passe aussi par des effets propres au cinéma : ils sont « théâtraux » en ce qu’ils dissipent tout sentiment de réalité – éventuellement en préférant dériver de ces procédés une réalité d’un autre ordre. Les mouvements de caméra, et le montage, abondent en effets de ce genre, mais trois sont particulièrement visuels, et récurrents dans le film : le fondu enchaîné (fig. 23), l’usage des filtres (fig. 24) et l’emploi d’un projecteur pour aiguiller la lumière sur l’élément de la scène qui doit focaliser l’attention (fig. 25-26).

Fig. 23
Fig. 24
Fig. 25
Fig. 26

De manière générale, bien sûr, les couleurs, dans ce premier film en couleur de Kobayashi Masaki, jouent un rôle essentiel pour afficher l’irréalité de l’ensemble ; conformément à ses déclarations déjà envisagées plus haut[7], ces couleurs sont délibérément tout sauf naturelles – elles sont à propos, comme un pur outil narratif, qui assure en même temps la composition de séquences picturales fortes (fig. 27).

Fig. 27

Mais Kwaidan pouvait-il seulement ne pas être présentationnel ? C’est un jidaigeki 時代劇, et un film fantastique, par un réalisateur qui avait déjà la réputation de soigner considérablement le rendu esthétique de ses films dans une optique de stylisation poussée… Reste que tout cela ne se fait pas dans le vide : derrière Kwaidan, il y a au moins quinze siècles d’histoire de l’art japonais – les leçons du mentor Aizu Yaichi 会津 八一, mais aussi beaucoup d’autres choses, antiques ou plus récentes : le film est un écrin pour toutes ces œuvres.


[1]Cf. RICHIE (Donald), Le Cinéma japonais, op. cit., passim.

[2] Ibid., par exemple p. 34. 

[3] Cf. Fukazawa Shichirô, Étude à propos des chansons de Narayama, Paris, Éditions Gallimard, 2004.

[4] Qui, rappelons-le, fut justement l’assistant de Kinoshita Keisuke pendant plusieurs années.

[5] Cf. Richie Donald, Le Cinéma japonais, op. cit., passim.

[6] Cf. Hand Richard J., « Aesthetics of Cruelty: Traditional Japanese Theater and the Horror Film », art. cité.

[7] Cf. Bonneville Léo, « Entretien avec Masaki Kobayashi », art. cité.

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Dossier Kwaidan 09 : De la page à la pellicule, le travail d'adaptation - Dans un bol de thé

Publié le par Nébal

Dossier Kwaidan 09 : De la page à la pellicule, le travail d'adaptation - Dans un bol de thé

La première partie se trouve ici, la précédente .

« Dans un bol de thé » (Chawan no naka 茶碗の中)

Durée : 25 minutes (2:38:00®3:03:00)

Distribution :

  • Nakamura Kanemon 中村翫右衛門 : Kannai 関内
  • Nakaya Noboru 仲谷昇 : Shikibu Heinai 式部平内
  • Takizawa Osamu 滝沢修 : l’auteur
  • Nakamura Ganjirô 中村鴈治郎 : l’éditeur

 

« Dans un bol de thé » (Chawan no naka 茶碗の中est le plus court des quatre épisodes de Kwaidan (Kaidan 怪談). C’est aussi le plus déconcertant… mais sans doute parce que la nouvelle l’était déjà au plus haut point.

 

« In a Cup of Tea », son titre original, a été publiée dans le recueil Kottô: Being Japanese Curios, with Sundry Cobwebs, en 1902. En français, dans Fantômes du Japon, la nouvelle est retitrée « Celui qui avala un fantôme »[1]. Il s’agit d’un texte « inachevé », mais délibérément, à maints égards. La nouvelle offre une certaine mise en abyme à l’auteur, qui joue avec l’imagination du lecteur… et avec son éventuelle frustration. Tout part de ce double constat que certaines sensations, notamment touchant à la peur, sont plus fortes quand elles en restent au stade de l’indécision, et qu’il est nombre de textes dus à des auteurs japonais qui n’ont pas de conclusion, pour mille et une raisons. Le propos de Lafcadio Hearn, nous dit-il, est de nous en fournir un exemple éloquent.

 

L’histoire (dans l’histoire ?) se déroule vers le début de l’époque d’Edo (Edo-jidai 江戸時代, 1603-1868), et implique un certain Sekinaï, un wakato 若党, c’est-à-dire un fantassin de rang subalterne par rapport à un samouraï (dans le film de Kobayashi Masaki 小林正樹, le personnage est renommé Kannai 関内, et se voit conférer le rang de samouraï). Tandis que son seigneur fait halte dans une maison de thé lors d’un pèlerinage, Sekinaï s’offre une pause et se sert un bol de thé. Mais, alors qu’il s’apprête à le boire, il constate qu’il y a, dans le liquide, le reflet d’un homme qu’il ne connaît pas – un personnage d’allure un peu efféminée, qui lui sourit, sans doute de manière un peu moqueuse. Comment ce reflet peut-il se trouver là ? Il n’y a aucune explication. Mais, après quelques hésitations, Sekinaï boit le bol de thé sans y prêter davantage attention.

 

Plus tard, cependant, il reçoit la visite de l’homme dont il a vu puis bu le reflet… L’étranger se présente comme étant un certain Shikibu Heinai 式部平内, bien décidé à se venger de l’affront que lui a infligé le wakato en buvant son reflet… Sekinaï est un homme brusque : il se jette sur le visiteur malvenu… qui lui échappe. Mais, plus tard, il reçoit la visite de trois hommes armés qui se disent au service de Shikibu Heinai : ils lui annoncent qu’il a gravement blessé leur maître, mais que ce dernier reviendra pour obtenir réparation « le seizième jour du mois prochain » ! Le wakato attaque les oiseaux de mauvais augure… mais ils échappent à tous ses coups « et… »

 

Sur cette phrase inachevée, Lafcadio Hearn reprend la parole : « Ici s’arrête le vieux récit. La suite de l’histoire n’a existé que dans un cerveau dont il ne reste depuis plus d’un siècle qu’un peu de poussière. / Je pourrais esquisser plus d’un dénouement. Aucun ne serait satisfaisant pour une imagination occidentale[2]. J’aime mieux laisser au lecteur le soin de décider quel est le sort probable de l’homme qui a avalé un fantôme. »[3]

 

Rien de plus. La nouvelle s’achève dans l’inachèvement, ou un faux inachèvement, puisque conçu à maints égards, tandis que Lafcadio Hearn, sinon « l’auteur originel », semble adresser un sourire narquois au lecteur – un sourire qui pourrait bien être celui du fantôme dans le bol de thé… Mais ce prétendu inachèvement est en fait le propos !

 

L’adaptation dans le film de Kobayashi Masaki est relativement fidèle dans l’esprit, mais s’autorise quelques variantes importantes. La première est de décliner cette histoire à deux niveaux, ce qui ne correspond pas tout à fait à ce que Hearn faisait lui-même. Avant même l’intertitre qui confère son nom à l’épisode, celui-ci avait débuté par un autre intertitre, procédé inédit dans tout le reste du film, qui donne une indication de date : « L’an XXXII de l’ère Meiji » (1899) (fig. 1) ; l’époque est introduite par des jeunes femmes en train de se livrer à un jeu de raquettes.

Fig. 1

Une voix off nous accompagne, qui reprend l’essence du propos introductif de Lafcadio Hearn, mais sans s’attarder sur les exemples d’émotions qu’il fournissait dans le premier paragraphe de son texte. Cependant, contrairement aux autres voix off dans les épisodes précédents – à moins que cela ne participe aussi d’un procédé général de mise en abyme –, cette voix appartient à un personnage qui n’en reste pas au commentaire objectif, mais s’implique à la première personne : c’est la voix d’un écrivain, que nous voyons bientôt au travail (fig. 2).

Fig. 2

D’autant plus que le texte introductif de la nouvelle est repris quasiment mot pour mot, nous serions tentés de deviner en cet auteur le personnage de Lafcadio Hearn lui-même. Cependant, ses traits asiatiques, et le fait qu’il lit (abondamment) et écrit le japonais semblent exclure cette possibilité. Quoi qu’il en soit, l’écrivain nous invite à écouter une histoire dans les propres termes de Hearn.

 

C’est alors seulement qu’apparaît l’intertitre « Dans un bol de thé », tandis que nous accomplissons, comme dans la nouvelle, un bond de plus de deux siècles en arrière (mais la date n’est cette fois pas figurée par un intertitre).

 

Nous assistons à une sorte de procession, filmée d’une manière caractéristique de l’auteur : caméra en position élevée, vue plongeante qui appuie sur la perspective dans l’axe et compose un tableau symétrique (fig. 3) : la suite d’un seigneur en pèlerinage

Fig. 3

Parmi les hommes de cette suite, il y a un samouraï un peu grossier, qui s’attire des regards interloqués de ses confrères quand il abandonne sa digne posture d’attente pour aller se servir un bol de thé (nous n’apprendrons le nom de cet homme, Kannai, que plus tard). Cependant, avant de boire, il s’interrompt, et regarde l’air ébahi le contenu de son bol (fig. 4).

Fig. 4

Nous voyons alors la scène à travers ses yeux, et distinguons, de manière encore un peu floue, une première occurrence du reflet dans le bol de thé (fig. 5), qui a aussi la particularité d’être à l’envers – ce qui rend la scène plus déconcertante encore ; mais, progressivement, le visage devient plus net, l’image plus stable (fig. 6).

Fig. 5
Fig. 6

Le samouraï stupéfait jette le contenu du bol, et regarde si ce n’est pas l’ustensile qui aurait un défaut expliquant l’étrange apparition ; ce n’est bien sûr pas le cas. Le samouraï prend la précaution de changer de bol, tout de même, et se ressert du thé. Mais le reflet est toujours là – à l’endroit, cette fois, et plus net encore ; il arbore un sourire un peu moqueur (fig. 7) – à moins qu’il ne s’agisse d’une forme d’invite ? Lafcadio Hearn, dans sa nouvelle, souligne le fait que l’homme reflété est « très beau et d’une délicatesse toute féminine »[4] ; dans le film, ce personnage est incarné par Nakaya Noboru 仲谷昇, qui a bel et bien quelque chose d’efféminé – même si cela ressortira davantage quand nous le verrons en pied un peu plus tard. Quoi qu’il en soit, pour Stephen Prince[5], cette possibilité est à prendre en compte, qui contribuerait à expliquer les réactions brutales de Kannai : en l’espèce, il fracasse le bol par terre ; le fantôme serait-il un fantasme ?

Fig. 7

Mais notre samouraï est têtu – il se sert une troisième fois ! On se doute de ce qu’il verra dans le bol… Mais un mouvement de pivot de la caméra, qui s’achève de manière oblique, figure typique du cinéma de Kobayashi Masaki, exprime avec force le trouble du samouraï – qui contient sans doute une part d’effroi (fig. 8). Le reflet est là, bien sûr – plus net que jamais, et son sourire a maintenant quelque chose de résolument inquiétant (fig. 9).

Fig. 8
Fig. 9

Mais le samouraï est un homme brusque ; peut-être parce qu’il redoute avant tout de montrer qu’il a peur, il boit le contenu du bol sur une impulsion – et le reflet avec.

 

Plus tard, nous retrouvons le samouraï, du nom de Kannai, dans la vaste demeure de son seigneur. C’est une immense bâtisse de style traditionnel, étonnamment luxueuse du fait même de sa très austère sobriété ; de nombreux plans la mettent en valeur, en jouant le plus souvent sur la perspective (fig. 10-11).

Fig. 10
Fig. 11

Kannai est de garde. Il veille dans une pièce où se trouve une étrange horloge (fig. 12), dont le tic-tac très particulier est singulièrement irritant ; il faut noter que, jusqu’à présent, cet épisode était totalement dénué de musique à proprement parler – mais déjà, là où le samouraï se servait le thé, il y avait comme un bourdonnement d’insecte clairement artificiel et propre à taper sur les nerfs ; le niveau des deux bruitages varie sans cesse, ce qui y contribue également. D’une manière ou d’une autre, l’horloge attire l’attention – et, en toute logique, c’est à côté d’elle que le fantôme du bol de thé va faire son apparition (fig. 13).

Fig. 12
Fig. 13

Bien sûr, tous ces éléments d’ambiance sont absents de la très brève nouvelle de Lafcadio Hearn, mais ils prennent ici une importance marquée. Ce qui en demeure, c’est le propos essentiel de la scène : le fantôme, peut-être efféminé donc (fig. 14), se présente sous le nom de Shikibu Heinai, et se plaint de ce que Kannai l’a insulté en avalant son reflet.

Fig. 14

Kannai, en brute qu’il est, attaque aussitôt le visiteur – qui disparaît devant lui pour réapparaître immédiatement dans son dos (fig. 15) ; cependant, un autre assaut est supposé le blesser, et le fantôme dès lors translucide disparaît en traversant une cloison de type fusuma derrière l’horloge (fig. 16).

Fig. 15
Fig. 16

Kannai sonne aussitôt l’alerte : un intrus dans la demeure ! Des samouraïs en nombre se mettent à parcourir l’immense bâtisse sans trouver la moindre trace de l’homme évoqué par Kannai ; on se moque de lui…

 

Suit une ellipse, puis l’on passe à la dernière scène impliquant Kannai. Il reçoit la visite des trois guerriers au service de Shikibu Heinai, qui se présentent et le préviennent de ce que leur maître reviendra pour obtenir réparation « le seizième jour du mois prochain » ; ces visiteurs ont quelque chose d’un peu grotesque, avec leurs vêtements monochromes, vert, orange et bleu, et leur taille variable (fig. 17).

Fig. 17

Qu’importe : Kannai réagit comme il réagit toujours, en se jetant sur eux pour les tuer (fig. 18).

Fig. 18

À ce stade, cela n’a clairement rien d’un hasard : si l’ambiance est incomparablement moins tendue, Kobayashi Masaki, sur un mode davantage grand-guignol, poursuit ici le discours critique sur la figure du samouraï qu’il avait poussé si loin dans son précédent film, Harakiri (Seppuku 切腹).

 

Kannai est décidément trop bête pour comprendre que ses gesticulations sont vaines : les trois serviteurs de Shikibu Heinai, comme leur maître, esquivent tous les coups, d’une manière clairement surnaturelle. Mais Kannai ne désespère pas, et se munit maintenant d’une lance, pour de nouveaux assauts frénétiques. Cela fonctionnerait-il ? Il abat les trois guerriers, l’un après l’autre – chacun prenant la pose dans un arrêt sur image passablement ironique, et qui peut renvoyer au même type de pose dont étaient coutumiers les acteurs de kabuki 歌舞伎 (fig. 19-21).

Fig. 19
Fig. 20
Fig. 21

Kannai serait-il vainqueur ? Non, à l’évidence : il n’a pas le temps de célébrer son triomphe que les trois guerriers fantomatiques font à nouveau leur apparition, parfaitement indemnes (fig. 22)

Fig. 22

Kannai n’a plus d’autre refuge que la folie – un rire fou qui enlaidit ses traits déjà lourdement affectés par le combat, dans de nouvelles outrances de maquillage (fig. 23).

Fig. 23

 

Ici « s’achève » l’histoire dans l’histoire, comme dans la nouvelle de Lafcadio Hearn. Mais l’épisode n’est pas terminé pour autant. Nous revenons en 1899 : l’écrivain s’est absenté de chez lui, personne ne sait où il se trouve ; c’est fâcheux, son éditeur passait justement le voir… On l’invite à entrer malgré tout, et, très sans gêne, le visiteur lit, dans son bureau, ce que l’écrivain était en train d’écrire (fig. 24) : c’est, au mot « occidentale » près, donc, la conclusion de la nouvelle de Lafcadio Hearn.

Fig. 24

Mais il commence à lire une phrase cette fois absente du texte de Hearn… et qui s’interrompt en plein milieu, exactement comme le récit juste avant, tandis que la femme qui avait accueilli l’éditeur hurle. L’éditeur la rejoint, mais, sans un mot de plus, elle fuit la maison – d’une manière assez cocasse, à vrai dire… L’éditeur reste seul dans la pièce, et s’avance pour voir ce qui a tant effrayé son hôtesse – il hurle, et fuit à son tour (fig. 25) !

Fig. 25

C’est que, au fond de la marmite, se trouve le reflet de l’auteur, qui fait un geste ambigu de la main (fig. 26)

Fig. 26

La figure de la mise en abyme est ainsi jouée une deuxième fois, ce qui conclut le film sur un ton aussi ambigu que le geste de l’auteur reflété dans l’eau – le rire l’emporte peut-être, mais le frisson est toujours là, malgré tout…

 

Comment l’auteur s’est-il retrouvé là ? Il n’y a pas de réponse franche – comme il n’y en avait pas concernant Shikibu Heinai. Cependant, après le plan du reflet, il en reste deux en guise de conclusion. D’abord, la caméra prend du recul et montre la pièce en désordre, avec des livres partout – mais un projecteur met en évidence une tasse de thé qui a roulé par terre (fig. 27), et c’est sur un gros plan de cette tasse que s’achève véritablement l’épisode (fig. 28).

Fig. 27
Fig. 28

Cela peut faire sens au regard de la thématique artistique de ce segment, tournée vers la culture matérielle (nous y reviendrons) ; mais il y réside sans doute aussi une part d’explication indirecte, et narquoise…

 

Fin du film (fig. 29).

Fig. 29

 

[1] Cf. Hearn Lafcadio, Fantômes du Japon, op. cit., pp. 204-209.

[2] Dans le film, ces deux paragraphes sont repris peu ou prou mot pour mot, mais l’adjectif « occidentale » disparaît, de manière significative…

[3] Hearn Lafcadio, Fantômes du Japon, op. cit., p. 209.

[4] Ibid., p. 205

[5] Cf. Prince Stephen, A Dream of Resistance, pp. 221-222.

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Dossier Kwaidan 08 : De la page à la pellicule, le travail d'adaptation - Histoire de Hôichi sans oreilles

Publié le par Nébal

Dossier Kwaidan 08 : De la page à la pellicule, le travail d'adaptation - Histoire de Hôichi sans oreilles

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« Histoire de Hôichi sans oreilles » (Mimi-nashi Hôichi no hanashi 耳無し芳一の話)

Durée : 1h16 (1:22:00®2:38:00)

Distribution :

  • Nakamura Katsuo 中村嘉葎雄 : Hôichi 芳一
  • Tanba Tetsurô 丹波哲郎 : le guerrier
  • Shimura Takashi 志村喬 : le prêtre

 

« Histoire de Hôichi sans oreilles » (Mimi-nashi Hôichi no hanashi 耳無し芳一の話) est un récit bien plus long (1h16, il aurait pu faire un film à lui seul) et bien plus complexe que les trois autres constituant Kwaidan (Kaidan 怪談) ; c’est aussi le plus spectaculaire, et l’iconographie autour du film a particulièrement usé de ce segment – notamment de la fameuse image du personnage principal, Hôichi 芳一, le visage couvert de formules bouddhiques ; un élément rapidement évoqué dans la nouvelle, même s’il y est essentiel, mais d’une puissance visuelle telle qu’elle a incité Kobayashi Masaki 小林正樹 à s’y arrêter plus longuement.

 

La nouvelle originelle figure dans Kwaidan et porte le titre de « The Story of Mini-Nashi Hôichi », souvent traduit en français par « L’Histoire de Hôichi Sans Oreilles » ou plus simplement « Hôichi Sans Oreilles ». Dans le recueil Fantômes du Japon, elle emprunte à nouveau un titre bien différent, puisqu’il s’agit de « L’Aveugle qui faisait pleurer les morts »[1].

 

La nouvelle s’ouvre sur quelques précisions historiques – expliquant comment, en 1185, le clan des Taira a été écrasé par celui des Minamoto lors de la bataille de Dan-no-ura (Dan-no-ura no tatakai 壇の浦の戦い), événement crucial de l’histoire du Japon, narré dans Le Dit des Heiké (Heike monogatari 平家物語[2]). Le conte s’attarde notamment sur la mort de l'empereur enfant Antoku (Antoku-tennô 安徳天皇, 1178-1185, règne 1180-1185), noyé dans les bras de sa grand-mère Taira no Tokiko 平時子 (1126-1185), qui les avait précipités tous deux dans l’eau. Le conte explique alors que les esprits des Taira défunts, obnubilés par leur colère, hantaient depuis les parages du détroit de Shimonoseki (Kanmon kaikyô 関門海峡). Un temple a été construit pour les apaiser, avec un cimetière honorant les morts, dont l’empereur Antoku, avec une sépulture symbolique conforme à son rang.

 

Des siècles plus tard, Le Dit des Heiké est toujours conté par ceux que l’on appelle les « moines au biwa » (biwa hôshi 琵琶法師), musiciens aveugles itinérants. Hôichi est un de ces artistes, un jeune homme aveugle et particulièrement brillant, mais pas moins réduit à la misère et à la mendicité. Un prêtre qui admire son talent l’invite au temple qu’il administre, celui-là même qui a été construit pour apaiser les Heike défunts.

 

Un soir, alors qu’il est seul au temple, le musicien aveugle est accosté par un homme au ton de guerrier, qui lui dit que son seigneur, de passage dans la région, souhaiterait l’entendre jouer. Hôichi sait que l’on ne refuse pas ce genre d’ « invitation », et suit le guerrier ; celui-ci le conduit auprès d’une assistance que le jeune aveugle devine nombreuse et de haut rang, qui lui demande de chanter le passage du Dit des Heiké consacré à la bataille de Dan-no-ura, soit le moment le plus poignant du grand récit épique. Hôichi s’exécute avec son talent habituel – l’assistance séduite réclame qu’il revienne jouer tous les soirs pendant une semaine, le temps du séjour incognito de leur seigneur dans la région.

 

C’est ce qui se produit. Mais le prêtre apprend les absences nocturnes de Hôichi, qui refuse de s’expliquer (on le lui a interdit). Suspicieux, il mandate des serviteurs pour tirer cela au clair – et la vérité se fait jour : le jeune aveugle n’en a pas conscience, mais c’est au cimetière qu’il joue, pour les âmes des Taira défunts et de l’empereur enfant Antoku ! Et le prêtre sait que pareille histoire finira mal… Les fantômes finiront par tuer le jeune musicien ! Il faut le sauver : son assistant et lui-même peignent sur tout le corps du jeune homme des formules des sutras, qui auront pour vertu de rendre Hôichi invisible aux yeux des spectres. Las, ils oublient les oreilles… qui demeurent visibles au guerrier faisant office d’émissaire pour les Heike défunts ; pour ne pas rentrer les mains vides, il arrache ces oreilles qui flottent dans le vide… Hôichi est libéré de son ensorcellement, au prix de ses oreilles ; il demeure un artiste accompli et admiré – mais, dès lors, on ne l’appelle plus que Mimi-nashi Hôichi 耳無し芳一 : « Hôichi le Sans-Oreilles ».

 

Si Lafcadio Hearn se contente de poser rapidement le contexte de la bataille de Dan-no-ura, Kobayashi Masaki, lui, s’y attarde : la séquence, véritable prologue au troisième épisode à proprement parler, dure 17 minutes. Elle est extrêmement stylisée : en dehors de quelques extérieurs qui ne consistent qu’en flux et reflux des vagues sur le rivage rocheux, la bataille navale en elle-même est reconstituée en intérieur, avec des décors peints minimalistes dans des teintes orangées ; ces séquences filmées alternent avec des vues sur des peintures, qui donnent tout d’abord l’impression d’anciens emaki 絵巻, tels qu’il en existe qui narrent Le Dit des Heiké, mais, à y regarder de plus près, ils sont de facture bien autrement moderne, même si dans un esprit assez proche ; nous y reviendrons dans le dernier chapitre.

 

Pour l’heure, contentons-nous de noter que ces tableaux, parfois noyés sous la fumée ou la brume, comme les séquences filmées, permettent proprement de raconter l’histoire, secondés par le récitatif accompagnant le jeu de biwa 琵琶, relevant donc du domaine de Takemitsu Tôru 武満徹, et quelques brefs moments en voix off. Nous reviendrons également sur la musique, car elle joue un rôle déterminant dans ces 17 minutes autrement muettes : nous voyons la bataille, mais nous ne l’entendons pas[3].

 

L’ensemble est stylisé au plus haut point – beau, à n’en pas douter (fig. 1-6).

Fig. 1
Fig. 2
Fig. 3
Fig. 4
Fig. 5
Fig. 6

Pourtant, il ne s’agit certainement pas de dire que la guerre est belle. Sans se montrer trop démonstratif, Kobayashi Masaki ne pouvait pas ne pas infuser cette séquence de son pacifisme farouche. Réduite ainsi aux dimensions d’une bataille, sinon dans un verre d’eau, du moins dans une piscine, la séquence si digne et majestueuse dans son principe est avant tout absurde. Les armures sont belles, mais les traits des guerriers sont défigurés par la folie et la haine – qu’incarne au premier chef, dans ce récit, le personnage de Taira no Noritsune 平教経 (1160-1185) (fig. 7-11).

Fig. 7
Fig. 8
Fig. 9
Fig. 10
Fig. 11

Le couronnement de tous ces assauts, de toutes ces parades, réside dans le suicide de l’empereur enfant (fig. 12-13) et de ses suivantes (fig. 14-15) – autant de jeunes femmes qui, sans autre raison que de devoir obéir au commandement et aux circonstances, gaspillent leurs vies dans une mer déjà rouge de sang (fig. 16).

Fig. 12
Fig. 13
Fig. 14
Fig. 15
Fig. 16

Ce n’est qu’alors que commence véritablement l’histoire de Hôichi sans oreilles. Hôichi est incarné par Nakamura Katsuo 中村嘉葎雄 ; il fait l’effet d’un tout jeune homme, fragile, et d’une voix très douce. Il mène une vie agréable au temple auprès des desservants et des serviteurs (un duo de « valets » à la manière des kyôgen 狂言, qui apportent une touche d’humour essentiellement burlesque au récit).

 

Un soir, Hôichi est seul au temple – et il sent une présence ; nous aussi, qui entendons des bruits étranges. Le jeune aveugle s’installe à l’entrée avec son biwa pour calmer ses nerfs à vif, dans un plan en plongée typique (fig. 17), mais c’est alors qu’apparaît, subitement, le fantôme d’un guerrier (à l’armure étrange ?) qui nous masque le musicien (fig. 18).

Fig. 17
Fig. 18

Après quoi le fantôme de guerrier, qui ne s’est pas identifié comme tel, guide Hôichi jusqu’au lieu où son seigneur l’attend. Mais c’est un périple onirique, dans un cadre à l’architecture fantastique, et comme hors du temps – en pleine nuit, le cœur du « palais » resplendit sous un ciel bleu éclatant (fig. 19-23). On notera la perspective dans l’axe.

Fig. 19
Fig. 20
Fig. 21
Fig. 22
Fig. 23

Nous n’en saurons pas plus pour l’heure : comme dans la nouvelle, une ellipse se produit, qui nous ramène au temple, où, à plusieurs reprises, les divers bâtiments serviront de témoins du passage du temps – ainsi de la cloche (fig. 24-25).

Fig. 24
Fig. 25

De manière générale, le jeu des couleurs dans le temple produit un sentiment d’entre-deux, où les teintes chaudes ont quelque chose de rassurant face à la noirceur de la nuit et à la menace qui plane sur tout du fait de la colère des Heike défunts (fig. 26).

Fig. 26

Se succèdent alors des scènes plus brèves : les hommes du monastère qui s’étonnent des absences de Hôichi, une nouvelle promenade en compagnie du guerrier fantôme, dont la transparence perdure plus longtemps (fig. 27), le lendemain les funérailles, sur la plage, d’un pêcheur victime des « vaisseaux fantômes » des Heike (fig. 28).

Fig. 27
Fig. 28

Mais, à ce stade du récit, ce qui importe le plus est de pointer du doigt la faiblesse de Hôichi, qui ne joue pas impunément pour les guerriers fantômes : chaque soirée passée en leur compagnie le rend plus anémique, et cela n’échappe pas aux autres habitants du temple, incluant les serviteurs (fig. 29) et le révérend, lequel est incarné par le fameux acteur Shimura Takashi 志村喬 (fig. 30). La faiblesse de Hôichi ressort de ses postures et de sa démarche (fig. 31), mais elle est surtout appuyée par le maquillage, comme souvent dans ce film (fig. 32-33).

Fig. 29
Fig. 30
Fig. 31
Fig. 32
Fig. 33

Puis on en arrive à un nouveau morceau de bravoure de cet épisode qui n’en manque pas. Tandis qu’une tempête fait rage, Hôichi, qui ne tient pas compte des avertissements du prêtre, car il est ensorcelé, joue une fois de plus devant les Heike ; mais, cette fois, nous allons assister à la représentation et enfin voir l’assistance – et nous voyons aussi, à l’extérieur, les deux serviteurs découvrir la vérité quant à l’endroit où se rend le musicien chaque nuit : le cimetière ! Leurs errances dans la tempête au milieu des tombes ne manquent pas d’un certain cachet gothique – mais tandis qu’ils approchent de la tombe de l’empereur Antoku, et donc du lieu de la représentation, la tempête cesse pour eux également (fig. 34) ; car c’est la lisière d’un autre monde qui, dans un premier temps, demeure toujours aussi resplendissant, quoique le musicien aveugle ne puisse s’en rendre compte.

Fig. 34

Mais, si Hôichi ne peut rien voir de tout cela, le spectateur, lui, le peut – et se succèdent devant ses yeux des plans très riches détaillant l’assistance des Heike défunts, autour de l’empereur enfant Antoku (fig. 35-38).

Fig. 35
Fig. 36
Fig. 37
Fig. 38

Là encore, on peut relever que la composition des images prend bien soin d’établir un effet de symétrie du fait de la perspective dans l’axe – un trait qui revient alors très souvent.

L’assistance fantomatique est déjà assez « étrange » en tant que telle, mais la salle où joue Hôichi ne l’est pas moins. Le musicien aveugle a pris place seul sur une sorte de plateforme, entourée d’une texture blanche que l’on n’identifie tout d’abord pas très bien (fig. 39) ; il s’avère bientôt qu’il s’agit de brume, et on comprend alors que c’est bien d’une plateforme qu’il s’agit, au milieu d’un bassin relativement profond, et qui le sépare totalement, de la sorte, de l’ensemble de ses spectateurs défunts, même s’il se trouve des guerriers dans son dos. Mais, tandis que le récit de la bataille de Dan-no-ura progresse, dans l’interprétation vibrante qu’en donne Hôichi, la scène évolue : la couche de brume qui environnait l’artiste disparaît brusquement, révélant de l’eau en dessous (fig. 40) ; ce sont l’eau et la brume qui qualifiaient la bataille dans le prologue à l’épisode.

Fig. 39
Fig. 40

Car, au récit de Hôichi, la scène entière change. Les échos de la bataille se muent en flammes, le cadre presque paradisiaque de l’assemblée des Heike assistant à la représentation dans un palais élégant, harmonieusement vêtus et appréciant à sa juste valeur le ciel bleu, se mue subitement en un enfer de feu et de sang (fig. 41-43), qui rappelle certains rouleaux illustrés emaki, et peut-être aussi la fameuse nouvelle d’Akutagawa Ryûnosuke 芥川龍之介 « Figures infernales » (Jigoku hen 地獄変[4]), consacré à ce genre d’illustrations très spécifiques. On notera que Noritsune réapparaît ici, de manière significative (fig. 42).

Fig. 41
Fig. 42
Fig. 43

Mais cet enfer-là est trop métaphorique. Le chant de Hôichi recrée la bataille de Dan-no-ura, et c’est cet enfer-ci qui est véritablement celui des Heike défunts : groupés autour de l’empereur enfant Antoku, les guerriers comme les dames prennent la pose sur la scène, d’une manière extrêmement stylisée – mais il n’en ressort que davantage qu’ils ont les pieds dans les cadavres, nouvelle manifestation de l’antimilitarisme de Kobayashi Masaki (fig. 44-47).

Fig. 44
Fig. 45
Fig. 46
Fig. 47

La vaine gloriole du récit épique de leurs souffrances, qu’ils rejouent sans cesse, ne change cependant rien à la véritable nature des personnages qui se montrent ainsi sur une scène de théâtre : un effet de fondu dessine les tombes derrière les spectres (fig. 48-49).

Fig. 48
Fig. 49

Puis, tandis que les serviteurs, après bien des bouffonneries, parviennent enfin à retrouver Hôichi, les fantômes prennent l’apparence de sortes de feux follets totalement irréalistes, qui bondissent dans le cimetière autour du moine au biwa inconscient, assis dans la brume (fig. 50) – et qui, d’une certaine manière, refuse d’être sauvé.

Fig. 50

Après le départ des humains, les spectres font une dernière apparition – à leur place, dans le cimetière baigné de brume (fig. 51) ; mais comme sur scène précédemment, ce n’est que pour mieux révéler leur état en disparaissant derrière leurs propres tombes, opérant un nouveau retour à l’esthétique gothique (fig. 52).

Fig. 51
Fig. 52

De retour au temple, le révérend sermonne Hôichi, et lui explique par le menu le péril mortel qui le menace : il mourra s’il continue. Mais le prêtre bouddhique n’est pas sans armes contre les spectres, et il sait comment lever le sortilège… Nous en arrivons à la plus célèbre scène du film : celle durant laquelle le prêtre incarné par Shimura Takashi et son assistant inscrivent sur tout le corps de Hôichi des versets bouddhiques issus des sutras, à valeur de talismans. Comme dit plus haut, cette scène, si elle est capitale pour la chute de la nouvelle, y est traitée de manière expéditive : « Quelque temps avant le coucher du soleil, le prêtre, aidé de son acolyte, dévêtit Hôichi. Puis, avec des pinceaux, ils tracèrent sur son dos et sur sa poitrine, sur sa tête, son cou et son visage, sur ses bras et sur ses jambes, sur son corps entier, le texte du divin sûtra appelé le Hannya-Shin-Kyo. »[5] Rien de plus – mais la scène est très forte visuellement, aussi Kobayashi Masaki y a-t-il consacré bien plus d’attention (fig. 53-58).

Fig. 53
Fig. 54
Fig. 55
Fig. 56
Fig. 57
Fig. 58

La (fig. 58) a quelque chose de problématique, que relève Stephen Prince[6] : ce qui, à l’écrit, pouvait passer sans qu’on y prenne garde, ne le peut plus une fois « visualisé » ; or, ici, il est évident que les oreilles de Hôichi n’ont pas été « protégées » par le texte des sutras – le prêtre et son acolyte ne peuvent pas ne pas s’en rendre compte, et la justification, après coup, par « l’oubli » ou « l’inattention » ne tient pas dans ce médium. Qu’importe : la scène est forte, et le film, après tout, est aux antipodes de tout réalisme…

 

Hôichi a pour consigne de conserver un silence absolu – sous peine de mort. Aussi ne répond-il pas aux appels du guerrier fantôme, qui se met à le chercher dans le pavillon. Un changement de point de vue est opéré : dans un premier plan, le guerrier au fond de la pièce est transparent, et Hôichi parfaitement visible (fig. 59) ; puis c’est le contraire qui se produit : le fantôme devient « matériel », Hôichi devient « fantomatique » (fig. 60)… à l’exception de ses oreilles.

Fig. 59
Fig. 60

Mais c’est encore un point de vue « objectif », donnant l’impression que c’est le spectateur qui a changé de monde, et, en conséquence, de perception. Les plans suivants correspondent davantage à ce que voit le fantôme lui-même, ce qui permet une focalisation sur les oreilles qui flottent dans le vide (fig. 61-62).

Fig. 61
Fig. 62

La scène a forcément quelque chose de grotesque, que la suite vient à la fois confirmer et atténuer – car le choix du guerrier d’emporter ces oreilles débouche sur une scène de lutte d’autant plus douloureuse qu’elle est muette, jusqu’à ce que les oreilles de Hôichi lui soient arrachées. Nous le voyons alors souffrir mille morts, les mains plaquées contre son visage, le sang s’écoulant abondamment (fig. 63) ; c’est le seul moment du film où le sang coule de manière explicite – on est loin du gore, mais il faut le relever, car même la reconstitution de la bataille de Dan-no-ura, dans le même épisode, ne se l’était pas autorisé, au nom d’une stylisation qui n’en est que plus ironique dès lors : en dernière mesure, le vain esthétisme de la bataille épique cède la place à la réalité de la souffrance infligée par les militaires sans qu’ils y pensent à deux fois…

Fig. 63

Le lendemain matin, on suit Hôichi aux traces de sang qu’il a laissées sur son passage, avant de le retrouver veillé par le prêtre et la tête entourée d’un bandage ensanglanté (fig. 64). Il a perdu ses oreilles, mais sauvé sa vie.

Fig. 64

Cependant, le drame de Hôichi ne met pas fin à sa carrière, loin de là. Sa renommée s’étend depuis l’incident, et de nouveaux spectateurs viennent sans cesse au temple, qu’ils comblent de leurs dons (fig. 65-66).

Fig. 65
Fig. 66

Hôichi joue volontiers pour eux – sur une passerelle au-dessus d’un bassin (fig. 67), qui rappelle la plateforme sur laquelle il se trouvait quand il chantait pour l’empereur Antoku et les Heike défunts. Mais c’est qu’à vrai dire il joue toujours pour eux, ainsi que nous le confirme sa voix intérieure : « Toute ma vie je jouerai pour apaiser l’âme de ces morts au tragique destin. » (fig. 68) Il n’est certes pas rancunier – et sa spiritualité n’est pas moins intense que celle du révérend.

Fig. 67
Fig. 68

Et l’épisode de se conclure sur des cerisiers en fleur, sur le chemin conduisant à la tombe de l’empereur Antoku, image de la beauté indissociable de la mort (fig. 69).

Fig. 69

 

[1] Cf. Hearn Lafcadio, Fantômes du Japon, op. cit., pp. 19-34.

[2] Cf. Le Dit des Heiké, op. cit., pp. 729-743.

[3] On ne peut s’empêcher de noter qu’un autre réalisateur, plus tard, fera exactement la même chose, et dans une optique assez proche : Kurosawa Akira 黒澤明, dans Ran , sur une musique de… Takemitsu Tôru ; qui sonnera bien différemment il est vrai, puisque la composition alors relèvera bien davantage d’une inspiration mahlérienne, aux accents de requiem.

[4] Cf. Akutagawa Ryûnosuke, Rashômon et autres contes, op. cit., pp. 33-67.

[5] Hearn Lafcadio, Fantômes du Japon, op. cit., p. 31.

[6] Cf. Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit., p. 219.

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Dossier Kwaidan 07 : de la page à la pellicule, le travail d'adaptation - La Femme des neiges

Publié le par Nébal

Dossier Kwaidan 07 : de la page à la pellicule, le travail d'adaptation - La Femme des neiges

La première partie se trouve ici, la précédente .

« La Femme des neiges » (Yuki onna 雪女)

Durée : 43 minutes (39:00®1:22:00)

Distribution :

  • Nakadai Tatsuya 仲代達矢 : Minokichi 巳之吉
  • Kishi Keiko 岸惠子 : la femme des neiges/O-Yuki お雪
  • Mochizuki Yûko 望月優子 : la mère de Minokichi

 

Comme dit plus haut, l’ensemble de ce deuxième épisode avait été coupé dans la version lourdement éditée de Kwaidan (Kaidan 怪談) distribuée aux États-Unis et en Europe à l’époque (mais après le festival de Cannes et en conséquence de la première à Los Angeles) – un choix d’autant plus étonnant que ce fragment est probablement celui jugé le plus célèbre aujourd’hui, avec celui qui le suit, « Histoire de Hôichi sans oreilles » (Mimi-nashi Hôichi no hanashi 耳無し芳一の話).

 

Tous deux (à la différence des premier et dernier épisodes) sont d’ailleurs tirés du recueil de Lafcadio Hearn Kwaidan, qui donne son titre au film. La nouvelle originelle a un titre japonais, « Yuki-onna ». En français, dans le recueil Fantômes du Japon, elle apparaît sous le titre « La Femme de la neige »[1], mais l’usage est plutôt de parler de « neiges » au pluriel.

 

L’histoire est très courte et assez simple. Deux bûcherons, un vieil homme et son jeune apprenti Minokichi 巳之吉 (incarné dans le film par Nakadai Tatsuya 仲代達矢), sont contraints de travailler dans une forêt à bonne distance de leur village, ce qui implique d’emprunter un bac. Au retour, pris dans une tempête de neige, les deux hommes ont la mauvaise surprise de trouver le bac sur l'autre rive – ils ne peuvent pas traverser la rivière. Ils se réfugient dans la petite cabane (déserte) du passeur, qui n’offre qu’un abri assez limité. Là, Minokichi a une vision déconcertante : une femme d’une grande beauté, très pâle, se penche sur son maître et semble le faire périr de froid de par son souffle ; la créature se tourne ensuite vers l’apprenti mais, au prétexte dit-elle de sa jeunesse, elle décide finalement de ne pas le tuer comme le vieil homme – mais elle l’avertit : s’il parle de ce qu’il a vu à qui que ce soit, elle le saura, elle reviendra et elle le tuera ! Au matin, Minokichi constate la mort de son maître – mais la femme des neiges, l’a-t-il vraiment vue, ou n’était-ce qu’un rêve ?

 

Quelque temps plus tard, le jeune bûcheron, désormais à son compte, croise la route d’une très belle jeune fille du nom d’O-Yuki お雪 ; c’est là un prénom féminin assez répandu, mais le lecteur/spectateur, à la différence du jeune homme bientôt fou amoureux, ne manque pas de relever qu’il signifie « neige »… Les jeunes gens ne tardent guère à se marier, et ils vivent heureux pendant de longues années ; O-Yuki donne dix beaux enfants à Minokichi, mais reste aussi fraîche qu’au premier jour.

 

Une nuit cependant, Minokichi se souvient de ce qu’il a vécu dans sa jeunesse – l’étrange vision de la femme des neiges, qu’il raconte à son épouse, sur le ton de l’anecdote… à vrai dire, peut-être bien de ces traditions orales aux sources des kaidan-shû 怪談集[2]. Fatale erreur : son épouse O-Yuki n’était autre que la femme des neiges, yuki onna ! Le bûcheron a failli à sa promesse… Pourtant, la femme des neiges ne le tue pas – elle use à nouveau d’un prétexte, l’existence de leurs enfants ; mais elle s’en va dans la neige, et ni Minokichi, ni leurs enfants, ne la reverront jamais.

L’histoire est d’une certaine manière sur la corde raide : elle oscille entre la terreur et la mélancolie, une dimension que le film accentue encore ; mais, finalement, dans ce dernier, ce segment prend le contrepied de l’épisode précédent – cette fois, nous commençons par la terreur, et non le dépit, et, là où l’on s’attendrait, au regard de la malédiction de la femme des neiges, à ce que l’histoire se conclue également dans la terreur, c’est finalement la mélancolie qui l’emporte, et de très loin. Mais le film est globalement fidèle à la nouvelle, les variations portant sur des détails (par exemple, le couple n’a que trois enfants, et une dizaine d’années seulement s’écoulent entre la nuit dans la cabane du passeur et la révélation de la véritable nature d’O-Yuki).

 

Sur le plan visuel, le trait le plus saillant de cet épisode réside dans l’emploi de décors peints totalement surréalistes, qui confèrent à l’histoire une atmosphère d’irréalité prononcée. Mais ces décors sont d’autant plus saisissants qu’ils figurent des yeux en lieu et place de la lune ou des étoiles (fig. 1 à 6).

Fig. 1
Fig. 2
Fig. 3
Fig. 4
Fig. 5
Fig. 6

Cela n’a bien sûr rien d’un hasard : ce motif des yeux est associé à la femme des neiges, et à la surveillance constante qu’elle impose à Minokichi ; s’il trahit sa promesse, elle le saura ! Faut-il aussi en dériver une lecture « politique » ? Stephen Prince le croit[3] – si l’objet premier de ce procédé est de créer une atmosphère d’irréalité, il pense pouvoir de la sorte rapprocher Kwaidan d’autres films de Kobayashi Masaki, plus explicites sous cet angle ; il s’agirait notamment de rappeler une fois de plus l’expérience de l’armée, presque « panoptique » dans un sens : les nouvelles recrues sont sous la surveillance constante de leurs aînés, qui sont sous la surveillance constante des sous-officiers, eux-mêmes sous la surveillance constante des officiers, etc. Le « panoptisme », d’ailleurs, de manière plus stricte, renverrait en même temps à la situation des détenus à la prison de Sugamo (Sugamo kôchi-sho 巢鴨拘置所dans La Pièce aux murs épais (Kabe atsuki heya 壁あつき部屋). L’hypothèse vaut d’être envisagée, mais elle n’a probablement rien d’assuré.

 

Il faut noter que les yeux dans le ciel disparaissent peu ou prou après l’épisode dans la cabane du passeur, pour ne revenir, de manière significative, qu’au moment de la révélation de la véritable nature d’O-Yuki お雪 (fig. 6).

 

Cependant, cela ne signifie bien sûr pas qu’ils soient véritablement « absents » entre ces deux moments : c’est plutôt que nous sommes amenés, comme Minokichi lui-même, qui fait celui qui ne comprend pas, à ne pas les voir. Mais, même au moment le plus heureux du segment, quand le bûcheron tombe amoureux d’O-Yuki, les yeux sont en fait toujours là, dans le dos du bûcheron (fig. 7), et lors des amours du jeune couple, le ciel a toujours une apparence artificielle : le soleil, si c’est bien de cela qu’il s’agit, est si irréel que l’on est tenté d’y voir un œil prétendant seulement être fermé (fig. 8).

Fig. 7
Fig. 8

La stylisation de ces scènes peut éventuellement emprunter d’autres voies. On relève notamment un certain goût des compositions symétriques, avec une perspective appuyée dans l’axe (ici avec les arbres essentiellement), ainsi dès l’intertitre, mais il y en a d’autres exemples (fig. 9 et 10). On notera l’œil en arrière-plan dans la (fig. 9). Ce procédé n’est pas sans évoquer ce que feront, plus tard, des réalisateurs tels Ôshima Nagisa 大島渚, ou, surtout, Stanley Kubrick, dont c’est une marque de fabrique.

Fig. 9
Fig. 10

En certaines occasions, Kobayashi Masaki approfondit enfin son usage de procédés picturaux en jouant davantage encore de la carte de l’abstraction. C’est ce qui se produit, par exemple, le matin suivant l’aventure dans la cabane du passeur (c’est d’ailleurs ce dernier qui constate la mort du vieux bûcheron et qui sauve Minokichi ; il découvre que l’intérieur de sa cabane est totalement gelé, comme il n’aurait jamais dû l’être – pour le spectateur, cela a pour effet d’objectiver le surnaturel, face à un Minokichi qui préfère croire avoir été victime d’une hallucination) : le jour se lève sur une cascade filmée en très gros plan, au point de donner l’impression d’une peinture abstraite (fig. 11), tandis que le ciel au-dessus relève peu ou prou du monochrome rouge (fig. 12).

Fig. 11
Fig. 12

Une chose apparaît clairement, dans les quelques exemples que nous avons donnés : au-delà du motif inquiétant de l’œil, la composition chromatique de l’épisode repose sur une opposition marquée entre des teintes noires, bleues et blanches pour la nuit, le froid, le surnaturel, et des couleurs très chaudes, rouges, orangées pour le jour, l’amour, le bonheur. Cela n’a sans doute rien de bien original, mais le caractère très appuyé de cette dichotomie permet de peser la pertinence de ce que Kobayashi Masaki avait déclaré plus haut à son intervieweur Léo Bonneville, concernant sa conception de la couleur – pour son premier film à en faire usage[4].

 

Mais il y a plus à en dire, et il nous faut revenir à la nuit où Minokichi a rencontré la femme des neiges. Kobayashi Masaki y a glissé une scène absente de la nouvelle, avant que les deux bûcherons ne cherchent à se réfugier dans la cabane du passeur (identifiée par un drapeau rouge sans doute supposer promettre la chaleur – ironiquement). En effet, alors que nous sommes en pleine tempête, avec la musique de Takemitsu Tôru 武満徹 qui exprime le souffle avec habileté, mais tout autant la terreur (là encore, nous y reviendrons dans la section consacrée au travail du compositeur), nous voyons soudain Minokichi s’effondrer… et se relever, seul, éberlué (fig. 13), dans une forêt certes enneigée, mais absolument pas sous une tempête battante – et le silence se fait. S’agit-il d’un rêve ? Peut-être est-il prémonitoire – car c’est le moment de l’épisode où les yeux, d’abord (faussement ?) absents (fig. 14), apparaissent sans plus l’ombre d’un doute (fig. 15), et bientôt en nombre, avec Minokichi dans le cadre, qui, en cette occasion première, ne peut pas prétendre ne pas les voir (fig. 16 et 17) – peut-être est-ce donc ici qu’il prend, inconsciemment, la décision d’en faire abstraction par la suite ?

Fig. 13
Fig. 14
Fig. 15
Fig. 16
Fig. 17

Puis Minokichi se relève à nouveau – dans la tempête, avec son vieux maître en difficulté. Les deux bûcherons se réfugient dans la cabane du passeur, laquelle baigne d’ores et déjà dans un filtre bleu caractéristique. L’emploi de ce filtre s’explique facilement, a priori : il exprime par convention le froid et la nuit. Mais il y a sans doute une autre dimension à prendre en compte. Colette Balmain fait la remarque que le cinéma fantastique japonais a longtemps fait un usage appuyé des filtres, notamment rouges, verts et bleus, pour exprimer la survenance du surnaturel[5]. Le scénariste Konaka Chiaki 小中千昭 (ou Chiaki J. Konaka, comme il se fait appeler ; né en 1961), créateur de ce que d’autres ont appelé la « théorie Konaka » qui a posé les codes de l’emploi des fantômes dans un cadre réaliste et contemporain, à la base de la « J-Horror », dans les années 1980, confirme cet usage, pour le critiquer : « Ma théorie consiste donc à définir ce qu’il ne faut pas faire, à partir des films qui ont été réalisés par le passé. Par exemple, ne pas introduire une lumière bleutée dès qu’un fantôme apparaît. […] Au Japon, on représentait les fantômes à moitié transparents, ou bien on voyait apparaître un étrange jeune garçon dans une lumière bleuâtre. »[6] La proche manifestation de la femme des neiges pourrait donc être annoncée ainsi, même si elle est certes de toute façon une créature du froid et de la nuit, ce qui rend le questionnement plus ambigu en l’espèce – et il en ira de même quand le filtre bleu reviendra brusquement à la fin de l’épisode.

 

Nous aurons l’occasion de revenir sur la question de la transparence ; mais, pour l’heure, la femme des neiges, incarnée par Kishi Keiko 岸惠子, apparaît très concrète, parfaitement matérielle. Ainsi que nous l’avons mentionné plus haut, elle est tout à fait conforme aux codes de sa représentation dans le yûrei-zu 幽霊図. D’une manière qui fait écho à la représentation des femmes dans « Les Cheveux noirs » (Kurokami 黒髪), elle apparaît en outre de dos, et de sorte que nous ne distinguions tout d’abord que son abondante chevelure noire (fig. 18) ; et il en va de même quand nous la voyons se pencher sur le vieux bûcheron, et, de son souffle, le geler, et aspirer en même temps son sang (du moins est-ce ce que l’on dira d’elle plus tard dans l’épisode) (fig. 19).

Fig. 18
Fig. 19

Minokichi assiste à la scène en témoin muet, pétrifié par l’effroi (fig. 20).

Fig. 20

La femme des neiges n’en remarque pas moins sa présence, et se retourne lentement vers lui, avec des gestes rigides qui contribuent à témoigner de son caractère surnaturel, outre que les couleurs sont ici particulièrement appuyées et tranchées, et donc irréelles (fig. 21).

Fig. 21

Si les yeux seront bientôt l’organe associé au personnage, lors de cette première rencontre avec Minokichi, c’est sa bouche qui est mise en avant – dans un très gros plan où l’on devine un sourire sadique, carnassier, tandis que, d’une voix très faible, grave, faussement douce (l’épisode était jusqu’alors totalement muet), elle annonce qu’elle épargnera le jeune homme, à charge pour lui de ne rien dire de ce qu’il a vu à qui que ce soit (fig. 22).

Fig. 22

Après quoi, la tempête ayant cessé et Minokichi ayant survécu, la femme des neiges (yuki onna) cède la place à O-Yuki, en même temps que les teintes froides et obscures de la nuit et de la tempête cèdent la place aux teintes rouges et orangées de la passion. Kobayashi Masaki a choisi de filmer la première apparition d’O-Yuki, mais aussi sa rencontre avec Minokichi, de très loin, dans une composition très soignée, où les yeux dans le ciel ont été remplacés par quelque chose qui ressemble à des lèvres (fig. 23) ; puis un plan plus rapproché montre les deux personnages côte à côte, et semble déjà témoigner du coup de foudre, de manière finalement très canonique, mais sur un fond très abstrait et qui annihile toute perspective, donnant l’impression d’une scène en deux dimensions (fig. 24).

Fig. 23
Fig. 24

La nouvelle de Lafcadio Hearn est très pudique : l’amour des deux jeunes gens, de manière assez révélatrice en même temps des us de la société japonaise, semble presque passer au second plan, l’essentiel étant qu’O-Yuki plaît à la mère de Minokichi. Cette dimension n’est pas absente du film : la grand-mère elle-même multiplie les compliments, et, au retour d’une scène touchante où O-Yuki et ses trois enfants prient devant la tombe de la belle-mère et grand-mère, trois commères amicales, admiratives de l’éternelle fraîcheur de la jeune femme (sans la moindre rancœur, il faut sans doute le noter), ont cet échange : « Elle est morte en louant sa bru. / Le cas est rare… / C’est vrai. C’est exceptionnel ! Ça n’arrive jamais. » La scène est d’une légèreté dont le film ne montre que peu d’autres exemples – mais avec un à-propos certain.

 

Cependant, dans le film, la passion de Minokichi est beaucoup plus explicite. Avant le mariage, nous voyons le jeune bûcheron contempler les jambes de sa future épouse avec un contentement un peu salace ; plus tard, après quelques plans d’un style assez naïf montrant le bonheur des deux amants qui courent dans les champs en riant, il embrasse les seins nus de la jeune femme, tandis qu’ils sont couchés dans l’herbe. Pas de quoi qualifier ces très brefs instants de véritablement érotiques, mais ils suffisent à inscrire dans le récit une dimension charnelle qui était totalement absente de la nouvelle.

 

Mais nous en arrivons à la scène durant laquelle O-Yuki révèle sa véritable nature, en raison de la rupture de sa promesse par Minokichi. Il s’agit tout d’abord de justifier le fait que le bûcheron parle à son épouse de son aventure : comme dans la nouvelle, cela vient de ce qu’il réalise enfin la ressemblance entre la femme des neiges et son épouse – une illumination tardive que les circonstances rendent un peu suspecte : en effet, dans la nouvelle comme dans le film, O-Yuki invite son époux à parler, et donc à fauter… La ressemblance est établie très simplement – en faisant de nouveau appel au filtre bleu, appliqué au visage d’O-Yuki (fig. 25 et 26).

Fig. 25
Fig. 26

Mais, une fois cette correspondance établie, le plan antérieur sur la bouche de la femme des neiges est remplacé par un plan sur ses yeux – en toute logique, puisqu’il s’agit du point culminant de la surveillance permanente exercée par la créature surnaturelle sur son naïf époux (fig. 27).

Fig. 27

Puis le filtre bleu disparaît, le temps que Minokichi fasse son récit, à l’invitation de son épouse. Celle-ci attend qu’il en ait fini avant de révéler sa vraie nature – le filtre bleu revient, le souffle de la tempête aussi (non pas un souffle « réaliste », mais un effet de la composition de Takemitsu Tôru). La surprise vient de ce que la femme des neiges ne se montre pas cruelle, mais avant tout triste – et même dévastée ; cela apparaît clairement sur ses traits quand elle s’avance devant son époux et dit qui elle est – elle conserve alors les vêtements et la coiffure d’O-Yuki (fig. 28) ; mais, bientôt, elle reprend tous les atours de la femme des neiges, menaçante – coiffure, vêture, mouvements rigides (fig. 29 à 31).

Fig. 28
Fig. 29
Fig. 30
Fig. 31

Pourtant, comme dans la nouvelle, la femme des neiges ne réalise pas sa menace. Prenant prétexte de l’existence de leurs enfants, elle fait le choix de ne pas tuer Minokichi. Il doit cependant y avoir une sanction : bien qu’il lui en coûte visiblement, elle consistera à abandonner l’époux naïf et leurs trois enfants – à jamais. Qu’il prenne soin d’eux, sinon… Vaine menace ? Une de plus ? Quoi qu’il en soit, la créature que nous avions d’abord vue cruelle et impitoyable, prenant la vie d’un vieillard sans plus de façons, s’avère, en dernière mesure, un avatar de la « femme trompée » (« wronged woman »)[7], et qui plus est un avatar qui ne se venge pas, mais qui subit le poids de la tromperie – le lot des femmes japonaises au cinéma.

 

Minokichi est lui aussi dévasté, bien sûr. Après avoir assisté au départ de son épouse, forme fantomatique qui a traversé la porte fermée et disparaît au loin, entre deux mondes, dans un ultime œil de mauvais augure (la malédiction, finalement, est de savoir) (fig. 32), le pauvre bûcheron s’effondre – et, cruellement, un projecteur est alors braqué sur lui, dont la lumière impitoyable le fait paraître plus faible encore, honteux, humilié (fig. 33).

Fig. 32
Fig. 33

Mais, si l’épisode précédent se concluait sur un arrêt sur image qui ne laissait guère de doute quant au dénouement, « La Femme des neiges » se conclut sur une séquence plus ambiguë : nous avions vu Minokichi confectionner des sandales, pour son épouse et pour leurs trois enfants – elles constituaient à vrai dire le symbole de leur bonheur conjugal, même dans une situation financière précaire. Après le départ de la femme des neiges, Minokichi vient déposer les sandales de son épouse dans la neige devant sa maison… et, après quelque temps, les sandales disparaissent – non pas sous la neige qui tombe, mais dans l’absolu, car leur trace demeure. Que faut-il en conclure ? Est-ce la femme des neiges qui les a malgré tout emportées ? Ce qui pourrait laisser entendre qu’une fois de plus elle n’accomplirait pas sa menace… Ou bien est-ce Minokichi qui les a enlevées, finalement résigné ? Nous ne trancherons pas – et d’autres hypothèses sont peut-être envisageables.

[1] Cf. Hearn Lafcadio, Fantômes du Japon, op. cit., pp. 169-175.

[2] Cf. Reider Noriko T., « The Emergence of "Kaidan-shū" The Collection of Tales of the Strange and Mysterious in the Edo Period », art. cité.

[3] Cf. Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit., pp. 212-213.

[4] Cf. Bonneville Léo, « Entretien avec Masaki Kobayashi », art. cité, pp. 65-66.

[5] Cf. Balmain Colette, Introduction to Japanese Horror Film, op. cit., passim.

[6] Entretien avec Chiaki J. Konaka in Mesnildot Stéphane du, Fantômes du cinéma japonais, op. cit., p. 178.

[7] Cf. Balmain Colette, Introduction to Japanese Horror Film, op. cit.

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Dossier Kwaidan 06 : de la page à la pellicule, le travail d'adaptation - Les Cheveux noirs

Publié le par Nébal

Dossier Kwaidan 06 : de la page à la pellicule, le travail d'adaptation - Les Cheveux noirs

La première partie se trouve ici, la précédente .

« Les Cheveux noirs » (Kurokami 黒髪)

Durée : 35 minutes (3:40®39:00)

Distribution :

  • Mikuni Rentarô 三國連太郎 : l’époux
  • Aratama Michiyo 新珠三千代 : la première épouse
  • Watanabe Misako 渡辺美佐子 : la seconde épouse

 

Dans l’ensemble, le film de Kobayashi Masaki 小林正樹 se montre assez fidèle aux textes de Lafcadio Hearn – mais en introduisant tout de même quelques éléments nouveaux, et en mettant l’accent sur des points relativement discrets dans les nouvelles. Généralement, elles y gagnent en ampleur et en détail. Cependant, dans le cas des « Cheveux noirs » (Kurokami 黒髪), cela va bien plus loin, car la conclusion devient tout autre.

 

La source de cet épisode se trouve dans une nouvelle de Lafcadio Hearn intitulée « The Reconciliation », et qui figurait dans le recueil anglais Shadowings (1900). En français, dans Fantômes du Japon, la nouvelle s’intitule « La Première Femme du samuraï »[1] [sic.].

 

Elle met en scène un personnage de samouraï appauvri de Kyôto 京都 (anonyme, comme tous les autres personnages), qui, par ambition, suit un gouverneur dans une lointaine province et répudie sa femme, pour épouser une autre femme, d'une condition autrement plus élevée, là où il se rend. Ce second mariage s’avère désastreux, et, les années passant, le samouraï repense à celle qu’il a lâchement abandonnée ; sa mission auprès du gouverneur s’achevant, il rentre aussitôt auprès de sa première épouse, qu’il aime toujours, et il ne doute pas qu’il en va de même pour elle. Il retrouve sa demeure, qui a l’air abandonnée, mais, à l’intérieur, sa première épouse est là, travaillant sur son métier à tisser. Les retrouvailles sont dignes en même temps que chaleureuses – la femme a pardonné à son époux volage, et lui compte bien rattraper le temps perdu, lui promettant une vie meilleure, heureuse et opulente, avec nombre de domestiques à son service. Il s’endort… et, au réveil, constate qu’il a dormi auprès d’un squelette à la « longue chevelure noire tout emmêlée »[2]. Terrifié tout d’abord, mais bientôt désespéré avant tout, le samouraï quitte la demeure en ruine, et, se renseignant auprès d’un habitant, il apprend que la maison n’est plus habitée par personne depuis des années : son épouse est morte de chagrin quelques mois à peine après son départ…

 

C’est une histoire très classique de « femme trompée » (« wronged woman »)[3], où la trahison de l’époux (qui peut rappeler le personnage de Iemon 伊右衛門 dans Yotsuya kaidan 四谷怪談) débouche sur une fin plus mélancolique qu’horrifique. En fait, à cet égard, la nouvelle de Lafcadio Hearn donne un peu l’impression d’une version très simplifiée, jusqu’à l’épure, d’un des Contes de pluie et de lune (Ugetsu monogatari 雨月物語) d’Ueda Akinari 上田秋成, « La Maison dans les roseaux » (Asaji ga yado 浅茅が宿[4]), qui avait fourni son armature au film de Mizoguchi Kenji 溝口健二 Les Contes de la lune vague après la pluie (Ugetsu monogatari 雨月物語). Peut-être est-ce pour cela que la conclusion de l’histoire a été si totalement chamboulée dans Kwaidan (Kaidan 怪談) ?

 

Dans le film, la maison donne d’emblée l’impression d’être abandonnée : les cloisons et le plancher sont en piteux état, la végétation envahit l’espace ; mais ce sera bien pire à la fin de l’épisode !

 

Car la maison est habitée, par le samouraï ambitieux et sa première épouse. La première image du couple est composée de telle sorte qu’elle met en valeur la longue chevelure noire de la « femme trompée »[5] (fig. 1), après quoi un plan plus rapproché accentue encore cette impression (fig. 2).

Fig. 1
Fig. 2

Dans sa nouvelle, Lafcadio Hearn n’insiste pas le moins du monde sur la question de la chevelure : cela ne va pas plus loin que l’unique citation donnée un peu plus haut. Mais Kobayashi Masaki, dans son film, va en faire l’élément déterminant, d’où le titre du segment, qui n’a absolument rien à voir avec l’original. Dès lors, le film multiplie les plans mettant en valeur les cheveux des femmes, souvent filmées de dos – et pas seulement la première épouse (fig. 3) : la seconde épouse et ses dames de compagnie sont traitées à la même enseigne (fig. 4).

Fig. 3
Fig. 4

La hantise du samouraï regrettant sa première épouse est exprimée de bien des manières, par exemple avec un fondu qui réunit le couple (fig. 5), ou des visions alternées où la caméra est déséquilibrée, filtres et jeux d’ombres affectant les visions de la première épouse en train de tisser tandis que le samouraï infidèle se livre à une compétition d’archerie à cheval (fig. 6).

Fig. 5
Fig. 6

Mais le moment le plus saisissant à cet égard, qui ramène à la thématique des cheveux, est un montage alterné des deux épouses en train de se coiffer (fig. 7 et 8) ; cependant, la coiffure de la première épouse s’achève tandis qu’elle fait remonter sa chevelure, bien plus désordonnée que celle de sa rivale, devant son visage – qu’elle masque (fig. 9), anticipant d’une certaine manière, avec trente ans d’avance, la figure de Sadako 貞子 dans Ring (Ringu リング) de Nakata Hideo 中田秀夫.

Fig. 7
Fig. 8
Fig. 9

Mais le film use d’autres outils symboliques. Notamment, la composition des plans fait souvent intervenir des éléments (arbres, bambous, piliers, draps tendus, etc.) qui font l’effet de barreaux enfermant littéralement le samouraï dans le cadre : chaque étape de sa trahison et de sa vaine tentative pour gommer le passé donne ainsi le sentiment d’un homme fait prisonnier (fig. 10).

Fig. 10

La composition des plans, dans cet épisode, renvoie par ailleurs à la tradition picturale japonaise, et il nous faudra y revenir dans le dernier chapitre de ce dossier.

 

Si l’épisode prend son temps pour poser la situation (avec quelques passages de narration en voix off), pour opposer les modes de vie des deux épouses, et pour développer la hantise du samouraï, le retour à la première maison consiste par contre en une ellipse très brutale. Le samouraï arrive la nuit, et la maison est plus abandonnée que jamais, avec une végétation très envahissante (fig. 11 et 12). Pourtant, l’époux infidèle, bientôt, prétendra que « rien n’a changé » depuis son départ – mais c’est une imposture, une de plus : le personnage est prompt à s’illusionner et à faire preuve de mauvaise foi.

Fig. 11
Fig. 12

Cependant, dans cette maison qui tient désormais plus de la ruine qu’autre chose, le samouraï, exactement comme dans la nouvelle, finit par entrapercevoir de la lumière dans une partie du bâtiment (fig. 13), et, là-bas, il découvre sa première épouse, forcément vue de dos, comme toujours appliquée sur son métier à tisser (fig. 14).

Fig. 13
Fig. 14

Les retrouvailles des époux sont très proches de ce que raconte Lafcadio Hearn dans sa nouvelle. Mais, avec toutes les démonstrations d’affection toujours maintenue dont fait preuve Aratama Michiyo 新珠三千代 dans le rôle de la première épouse, face à un Mikuni Rentarô 三國連太郎 plus veule que jamais, la tension l’emporte sur l’émotion. Les paroles échangées, où chacun revendique la part essentielle du blâme, sonnent faux – délibérément. Pour le personnage du samouraï, cela n’a certes rien d’étonnant au regard de ce que l’on sait de lui, mais, dès ce moment, on devine quelque chose de sous-jacent dans les paroles de la première épouse, qui n’est pas seulement une pathétique victime comme dans la nouvelle ; se dessine très insidieusement l’hypothèse d’une créature bien moins faible, bien plus volontaire – une « femme trompée » certes, mais qui, en dernier ressort, ne restera pas effacée mais compte se venger, la rancune[6] ayant changé le fantôme mélancolique en une figure démoniaque et meurtrière.

 

Au matin, la scène ressemble tout d’abord à ce que Lafcadio Hearn décrit : le samouraï, dans une maison que la lumière du jour achève de montrer réduite à l’état de ruines, se réveille et constate qu’il a dormi aux côtés d’un cadavre (fig. 15).

Fig. 15

Mais, bientôt, l’ambiance et même l’histoire changent du tout au tout, et n’ont plus rien à voir. Le premier aperçu que nous avons eu de la dépouille paraît changé : vu sous un autre angle, le crâne est maintenant dénué de la moindre chair pourrie, et la chevelure, que nous avions entraperçue blanchie, redevient parfaitement noire (fig. 16), et d’une longueur inouïe… mais aussi, bientôt, agitée de mouvements évoquant un serpent de taille colossale (fig. 17).

Fig. 16
Fig. 17

Car le cadavre ne se contente pas d’être là, comme une accusation muette : il constitue, au travers de ces cheveux animés par une vie contre-nature, une menace pour le samouraï volage – la sanction tant attendue de son égoïsme.

 

Car la mélancolie cède la place à l’horreur. Le samouraï est piégé dans la demeure, qu’il parcourt sans répit en tous sens, traversant les cloisons fragilisées quand les portes fermées lui refusent le passage, tombant à plusieurs reprises à travers le plancher pourri, toujours poursuivi par la chevelure de son épouse ; Kobayashi Masaki use ici d’une technique récurrente dans toute son œuvre, en usant d’angles obliques (que les piliers et poutres de l’architecture amplifient) et de mouvements de pivot de la caméra, corrélés, qui font sans cesse basculer l’image et produisent un effet très déconcertant, au point ici de l’oppression et de la folie (fig. 18).

Fig. 18

Une folie qui se lit sur les traits du samouraï. Le film n’ayant aucune prétention au réalisme, il peut se permettre des effets qui auraient été incongrus en tout autre contexte – mais qui, ici, continuent, sur la durée, de préparer le spectateur, de l’immerger dans le spectacle très particulier auquel il est en train d’assister. En l’espèce, le jeu très expressif de l’acteur Mikuni Rentarô est souligné par un maquillage outrancier, probablement un héritage du théâtre kabuki 歌舞伎 : l’effroi est ainsi palpable, matériel – et avec lui la conviction que l’on peut mourir de peur. Ceci d’autant plus que le maquillage évolue au fur et à mesure de la scène – donnant en même temps l’impression d’un vieillissement accéléré, dans lequel on est tenté de voir un écho du vieux conte d’Urashima Tarô 浦島太郎 (fig. 19-26). À un moment, le supplice du samouraï est accentué par la prise de conscience de ce en quoi il est en train de se transformer, quand il voit son reflet dans l’eau (fig. 24), peut-être un moyen d’annoncer déjà, à l’autre bout du film, le dernier récit, « Dans un bol de thé » (Chawan no naka 茶碗の中), dont le point de départ est justement un reflet incongru, cette fois dans du thé. L’épisode enfin s’achève sur un arrêt sur image, quand la chevelure maudite s’enroule autour du cou du samouraï dans la cour de la maison abandonnée – effet qui accentue le grotesque de la scène (fig. 26).

Fig. 19
Fig. 20
Fig. 21
Fig. 22
Fig. 23
Fig. 24
Fig. 25
Fig. 26

Un dernier point resterait à traiter : l’usage crucial de la musique et/ou du design sonore, d’autant plus que c’est probablement dans cet épisode que Takemitsu Tôru 武満徹 se livre le plus à de très déconcertantes mais surtout très pertinentes expérimentations ; mais nous préférons envisager l’ensemble du travail du compositeur en bloc, dans le chapitre suivant.

 

[1] Cf. Hearn Lafcadio, Fantômes du Japon, op. cit., pp. 156-162.

[2] Ibid., p. 161.

[3] Cf. Balmain Colette, Introduction to Japanese Horror Film, op. cit..

[4] Cf. Ueda Akinari, Contes de pluie et de lune, op. cit., pp. 55-70.

[5] Cf. Balmain Colette, Introduction to Japanese Horror Film, op. cit.

[6] La rancune est un motif fondamental des histoires de fantômes japonaises, très souvent associé à celui de la « femme trompée », ceci sans doute au moins depuis le nô . Mais qu’on songe par exemple, bien plus récemment, à la série de films réalisée par Shimizu Takashi 清水崇 (né en 1972), au Japon et aux États-Unis, sous le double titre japonais de Ju-on 呪怨 et anglais de The Grudge.

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Dossier Kwaidan 05 : De la page à la pellicule, le travail d'adaptation - généralités et générique

Publié le par Nébal

Dossier Kwaidan 05 : De la page à la pellicule, le travail d'adaptation - généralités et générique

La première partie se trouve ici, la précédente .

Kwaidan (Kaidan 怪談) est présenté pour la première fois au Japon le 29 décembre 1964[1], et sort dans les salles japonaises en janvier 1965. Le film est présenté au festival de Cannes le 17 mai 1965, et y remporte le prix spécial du jury. Aux États-Unis, une première a lieu le 15 juillet 1965 à Los Angeles… mais la réponse mitigée de l’audience, semble-t-il déconcertée par ce film très long (183 minutes) et lent, entraîne des coupes drastiques dans le métrage, afin de le réduire à la durée plus conventionnelle de 120 minutes. C’est cette version lourdement éditée qui sera projetée aux États-Unis à partir du mois de juillet, et de même en France – la version intégrale ne ressortira que bien plus tard en dehors du Japon.

 

Kwaidan est un film à sketchs, composé de quatre histoires différentes, sans dispositif visant à les lier entre elles – elles ne sont liées que thématiquement : ce sont des « histoires de fantômes », en leur temps couchées sur le papier par Lafcadio Hearn (crédité au générique sous son nom japonais, Koizumi Yakumo 小泉八雲). La succession des quatre histoires évoque cependant celle des saisons. Les épisodes sont présentés dans l’ordre suivant :

  • « Les Cheveux noirs » (Kurokami 黒髪).
  • « La Femme des neiges » (Yuki onna 雪女).
  • « Histoire de Hôichi sans oreilles » (Mimi-nashi Hôichi no hanashi 耳無し芳一の話).
  • « Dans un bol de thé » (Chawan no naka 茶碗の中).

 

La « version courte » opère diverses coupes çà et là, mais, surtout, l’intégralité du deuxième épisode, « La Femme des neiges », disparaît dans ce remontage.

 

Les épisodes « La Femme des neiges » et « Histoire de Hôichi sans oreilles » proviennent seuls du recueil de Lafcadio Hearn intitulé Kwaidan.

 

La forme même du film et de son matériau source nous amèneront, dans ce chapitre, à analyser chaque épisode indépendamment, dans l’ordre où ils se succèdent, préalable nécessaire aux analyses plus transversales qui feront l’objet du dernier chapitre de ce dossier.

Mais, avant d’aborder les quatre histoires, il faut cependant dire quelques mots du générique – qui fait pleinement partie du film[2].

 

En effet, Kobayashi Masaki 小林正樹 use d’un dispositif particulier, destiné à introduire progressivement le spectateur dans l’ambiance lente et contemplative du film, tout en affichant une forme d’abstraction artistiquement connotée qui est en même temps un jeu sur les couleurs – or il faut se rappeler que Kwaidan est le premier film en couleurs du réalisateur, et il comptait bien en tirer tous les avantages : « Sachez que lorsque je fais un film, je ne suis pas intéressé à reproduire la couleur telle que nos yeux la perçoivent. C’est celle que j’ai dans mon imagination que je cherche à produire. Dans Kwaidan, j’ai tenté de donner les couleurs que je désirais vraiment. Et c’est ce que j’ai réussi, je crois. Quand on cherche à reproduire la couleur réelle, il faut se contenter de ce que donne le laboratoire. […] Dans Kwaidan, j’ai mis mes couleurs. […] j’ai créé "ma" couleur volontairement surréaliste. »[3]

 

Le générique alterne ainsi entre classiques écrans de présentation, d’un fond blanc un peu granuleux qui évoque du papier[4] (fig. 1), et des gouttes d’encre – d’abord noire (fig. 2), puis de couleur – qui se dissolvent dans un liquide, isolément (fig. 3 et 4), ou bien en se mélangeant entre elles (fig. 5 et 6).

Fig. 1 : "réalisé par Kobayashi Masaki"
Fig. 2
Fig. 3
Fig. 4
Fig. 5
Fig. 6

Ce procédé, dans un film si ouvertement dédié aux arts anciens du Japon, tient bien davantage de l’avant-garde – impression renforcée par la bande son de Takemitsu Torû 武満徹, qui consiste pour l’heure simplement en des sortes de tintements de cloches, retravaillés électroniquement, et distribués aussi aléatoirement que la dilution des couleurs. En fait, plus que cet étrange son cristallin, ce que l’on ressent avant tout, c’est la distance très prolongée qui sépare chaque « note » : le silence fait partie intégrante, et même dominante, de la composition – ce qui se vérifiera dans l’ensemble du film. On sait que le compositeur appréciait la réflexion théorique de John Cage (1912-1992), mais sans doute faut-il d’abord y voir une illustration du concept esthétique japonais de ma , portant sur les intervalles, et qui en musique désigne justement la pause entre deux notes, constitutive du rythme. D’une certaine manière, le spectateur est ainsi conditionné, et intègre le rythme de l’œuvre.

[1] Les informations contenues dans ce paragraphe proviennent de la page de l’Internet Movie DataBase consacrée au film.

[2] Une précision concernant les illustrations tirées de Kwaidan dans ce dossier : désormais, il s’agira toujours de captures que nous avons personnellement réalisées sur la base du DVD de la version intégrale édité par Wild Side, coll. « Les Introuvables ».

[3] Bonneville Léo, « Entretien avec Masaki Kobayashi », art. cité, pp. 65-66.

[4] Il faut noter que la distribution entière du film figure ainsi en introduction seulement, même en faisant la distinction épisode par épisode.

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Dossier Kwaidan 04 : Kwaidan, de Lafcadio Hearn à Kobayashi Masaki - Kobayashi Masaki, la stylisation de la rébellion

Publié le par Nébal

Dossier Kwaidan 04 : Kwaidan, de Lafcadio Hearn à Kobayashi Masaki - Kobayashi Masaki, la stylisation de la rébellion

La première partie se trouve ici, la précédente .

Kobayashi Masaki 小林正樹 (1916-1996) figure parmi les plus illustres réalisateurs japonais, notamment durant « l’âge d’or » des années 1950 puis, surtout, dans les années 1960, même s’il est presque inévitablement relégué à un rang bien inférieur par rapport au « triumvirat » toujours répété des grands cinéastes nippons : Kurosawa Akira 黒澤明 (1910-1998), Mizoguchi Kenji 溝口健二 (1898-1956) et Ozu Yasujirô 小津安二郎 (1903-1963). Il avait en son temps reçu de très nombreuses récompenses, au Japon comme à l’étranger, car il avait pu en partie s’exporter ; toutefois, la stylisation extrême dont il était coutumier a pu aussi bien susciter l’admiration que lui attirer des inimitiés et des critiques[1].

 

Ses films souvent âpres contribuent aussi à asseoir une réputation de cinéaste « politique », sans être engagé à proprement parler, mais qui dénonce avec colère et virulence les hypocrisies de la société japonaise, dans une optique libérale et anti-autoritaire, farouchement pacifiste. Stephen Prince, toutefois, avance que le cinéma de Kobayashi Masaki, s’il est assurément tout cela, est aussi et peut-être avant tout « spirituel », là encore sans être « religieux » à proprement parler[2].

 

Le réalisateur, en son temps, est notamment célébré dans les festivals occidentaux (le public ne suit pas forcément…), et tout particulièrement à Cannes, où il remporte le prix spécial du jury pour Harakiri (Seppuku 切腹) en 1963 puis, en 1965, pour son film suivant, qui nest autre que Kwaidan (Kaidan 怪談). Cela a pu lui attirer quelque suspicion au Japon, où lon dénigrait parfois ce genre de distinctions comme témoignant de ce que tel film avait été conçu spécialement pour le public occidental : un cas célèbre est La Porte de lenfer (Jigokumon 地獄門), de Kinugasa Teinosuke 衣笠貞之助, palme dor à Cannes en 1954[3]. Kobayashi Masaki n’est certes pas le seul réalisateur à en avoir fait (très injustement) les frais : Kurosawa Akira, dabord honoré pour avoir permis au cinéma japonais de s’exporter à partir de Rashômon 羅生門, a été très sévèrement critiqué à cet égard, pendant une longue période, ce qui lui a justement imposé de recourir à des financements étrangers pour tourner, avant de bénéficier enfin d’une « réhabilitation » tardive.

 

Cependant, concernant Kobayashi Masaki, cette capacité à s’exporter doit de toute façon être relativisée, d’autant qu’elle comporte un biais de représentation très significatif : en Europe comme en Amérique, longtemps, le cinéaste a été surtout connu pour trois films successifs datant des années 1960, qui sont Harakiri (1962), Kwaidan (1964) et Rébellion (Jôi-uchi : Hairyô tsuma shimatsu 上意討ち拝領妻始末, 1967). Or ces trois films sont des jidaigeki 時代劇 ; on en a donc conclu que Kobayashi Masaki était un réalisateur privilégiant ce registre. Rien de plus faux ! Sur les vingt-et-un titres que compte la filmographie de Kobayashi Masaki[4], quatre seulement sont des jidaigeki ; c’était bien davantage, incomparablement même, un cinéaste du contemporain ! Ce biais est une illustration parlante du phénomène mentionné plus haut, selon lequel les spectateurs occidentaux, par goût de l’exotisme, ont longtemps ignoré les gendaigeki 現代劇.

 

Il n’en est que plus nécessaire de revenir sur la vie et l’œuvre de Kobayashi Masaki.

 

Jeune homme, il découvre véritablement le cinéma avec la meilleure des guides : une cousine de son père, l’actrice Tanaka Kinuyo 田中絹代 (1909-1977). C’est en effet une des plus grandes stars féminines du cinéma japonais[5]. Remarquée dès le temps du muet (elle a débuté en 1924), elle tourne dans le premier film parlant japonais, puis enchaîne les rôles auprès des plus grands réalisateurs, parmi lesquels Gosho Heinosuke 五所平之助, Ozu Yasujirô, Kinoshita Keisuke 木下惠介, Naruse Mikio 成瀬巳喜男, Ichikawa Kon 市川崑, et, peut-être surtout, Mizoguchi Kenji, qui l’a fait tourner à quinze reprises, son rôle le plus célèbre sous sa direction étant probablement celui d’O-Haru お春 dans La Vie d’O-Haru, femme galante (Saikaku ichidai onna 西鶴一代女, 1952) (fig. 1). Elle transmet à Kobayashi Masaki le goût du cinéma, et a probablement joué un rôle déterminant dans son orientation professionnelle, outre qu’elle a pu lui faciliter la tâche quand il s’est agi d’intégrer un studio (la Shôchiku 松竹, en l’espèce) pour entamer une carrière de cinéaste.

Fig. 1

Avant cela, toutefois, Kobayashi Masaki se lance dans des études supérieures à l’université de Waseda 早稲田, à Tôkyô 東京. Là, il fait une rencontre déterminante – avec un homme qu’il dira toujours avoir été son mentor : Aizu Yaichi 会津 八一 (1881-1956), poète, calligraphe, diplômé en littérature anglaise et surtout historien de l’art (fig. 2) ; ainsi que nous l’avons mentionné, cet éminent professeur avait été parmi les étudiants de Lafcadio Hearn dans cette même université de Waseda, lequel lui avait donné le goût des lettres anglaises (il a fait une thèse sur John Keats), mais aussi de la culture de la Grèce antique, dont l’étude approfondie de l’art l’a ensuite ramené à l’art japonais, et au premier chef à l’art bouddhique, la statuaire notamment, des époques d’Asuka (Asuka-jidai 飛鳥時代, du milieu du VIe siècle à 710) et de Nara (Nara-jidai 奈良時代, 710-794). Au contact d’Aizu Yaichi, le jeune Kobayashi Masaki hérite de cette passion, et poursuit ses études en histoire de l’art. Il est alors quelque peu indécis quant à son avenir : tandis qu’il fait son entrée à la Shôchiku, entamant timidement sa carrière de cinéaste, il rédige en même temps une thèse consacrée à la statuaire bouddhique de Nara 奈良… thèse qui disparaîtra dans les bombardements de Tôkyô pendant la Seconde Guerre mondiale.

Fig. 2

Car survient la guerre, qui constituera pour Kobayashi Masaki un véritable traumatisme – il y reviendra sans cesse, tout au long de sa carrière. D’inclination libérale, et d’ores et déjà un pacifiste convaincu, il est incorporé en 1942 et n’a d’autre choix que de se taire et de subir. Il est tout d’abord envoyé en Mandchourie, dans l’armée du Kwantung (kantôgun 関東軍), où il constate les exactions commises par l’armée impériale contre les Chinois, bien loin du discours propagandiste prétendant que le Japon libérait, avec leur bénédiction, les populations asiatiques de l’oppression impérialiste occidentale ; mais il y subit aussi les brimades incessantes qui font le quotidien des soldats de l’armée impériale. Il tient alors un poignant journal intime, riche de précieux témoignages. En 1944, tandis que l’inéluctabilité de la défaite devient toujours plus palpable, il est déployé sur un autre front, dans les Ryûkyû 琉球, en préparation de la bataille d’Okinawa 沖縄. Puis il est fait prisonnier de guerre par les Américains, et sera détenu à Okinawa même jusqu’en novembre 1946.

 

La guerre a tout changé – pour le Japon, et pour Kobayashi Masaki lui-même, qui en revient aigri, furieux même, à l’encontre des mensonges et des crimes de l’armée impériale ; mais la situation du Japon occupé par les Américains accroît encore cette colère. Il est plus que jamais pacifiste et anti-autoritaire : son œuvre à venir ne cessera d’en témoigner.

 

Sitôt libéré, Kobayashi Masaki n’envisage plus de revenir sur ses études artistiques – par ailleurs, il ne revoit plus Aizu Yaichi après la guerre, même quand le professeur lui écrit, en 1952, pour le féliciter à l’occasion de la réalisation de son premier film en tant que metteur en scène ; son mentor meurt en 1956, et le réalisateur, par la suite, exprimera souvent ses regrets, ses remords même, de ne pas avoir à nouveau cherché à le rencontrer une fois rentré d’Okinawa

 

Il réintègre la Shôchiku, mais son aigreur persiste : du fait de ses longues études, puis de son incorporation dans l’armée impériale, puis de sa détention dans un camp de prisonniers de guerre, quand Kobayashi Masaki entame véritablement sa carrière de cinéaste, en 1946, il a trente ans, un âge relativement avancé par rapport à ses collègues. Parmi les cinéastes de sa génération, nombreux sont les réalisateurs déjà installés, tandis que lui-même doit reprendre du début l’apprentissage alors inévitable dans le système des studios, consistant à être assistant réalisateur pendant plusieurs années avant de pouvoir réaliser ses propres films. C’est ainsi qu’il se met à travailler avec Kinoshita Keisuke, qui n’a que quatre ans de plus que lui, mais est déjà un réalisateur très couru, très populaire, à la filmographie conséquente, et qui s’est parfaitement adapté au moule des productions de la Shôchiku. Le directeur de la compagnie, Kido Shirô 城戸四郎 (1894-1977), prône en effet la réalisation de films « familiaux » et « positifs », mélodrames plus ou moins sociaux (mais très « innocemment », bien loin du cinéma prolétarien qui renaît après la chute du régime militariste) ou comédies légères – ce qui n’exclut pas quelques réalisations plus hétérodoxes de temps à autre, dont Kinoshita Keisuke lui-même livrera de très convaincants exemples.

 

En 1952, à l’âge de 36 ans, Kobayashi Masaki réalise enfin son premier film, La Jeunesse du fils (Musuko no seishun 息子の青春). Dans les années qui suivent, il ne cesse de tourner, à un rythme très soutenu. La plupart de ces premiers films, sans être totalement impersonnels, restent tout d’abord dans la droite lignée du style Shôchiku, et notamment de celui de Kinoshita Keisuke, devenu au fil des travaux en commun une sorte de mentor cinématographique.

 

Mais Kobayashi Masaki a d’autres choses à raconter – autrement plus rudes. Dès 1953, il tourne un film aux antipodes des productions familiales prisées par son studio : La Pièce aux murs épais (Kabe atsuki heya 壁あつき部屋), sur un scénario de l’écrivain Abe Kôbô 安部公房 (1924-1993), qui traite des soldats japonais détenus à la prison de Sugamo (Sugamo kôchi-sho 巢鴨拘置所) dans l’attente de leur procès pour crimes de guerre… ou de leur exécution. Quand le film est tourné, l’occupation américaine a cessé, mais le tabou demeure – le patron de la Shôchiku, Kido Shirô, en est d’autant plus conscient… qu’il avait lui-même été inquiété par les autorités d'occupation en raison de son rôle dans l’industrie cinématographique durant la guerre ! Sous un prétexte fallacieux, il retardera la sortie du film jusqu’en 1956…

 

Jusqu’à cette date, même déçu, Kobayashi Masaki s’est tenu à carreau ; mais, dès lors, il tourne à nouveau des films plus rugueux que les mélodrames qu’on lui imposait. Il faut mentionner notamment Rivière noire (Kuroi kawa 黒い河), en 1957, film traitant de la misère et de la corruption endémiques à proximité des bases américaines au Japon. C’est l’occasion d’une nouvelle rencontre déterminante, avec l’acteur Nakadai Tatsuya 仲代達矢 (né en 1932), qui n’avait tourné que quelques films auparavant, et qui brille dans le rôle du yakuza やくざ Joe ジョー. Il deviendra bientôt une très grande star[6], et jouera dans la plupart des films de Kobayashi Masaki jusqu’à la mort du réalisateur, devenant son acteur fétiche. Dans Kwaidan, il incarne le bûcheron Minokichi 巳之吉 dans l’épisode « La Femme des neiges » (Yuki onna 雪女) (fig. 3).

 
Fig. 3

Peu après, la carrière de Kobayashi Masaki prend un tournant radical, coïncidant avec les débuts d’une émancipation par rapport à la Shôchiku, au travers d’un film proprement pharaonique : La Condition de l’homme (Ningen no jôken 人間の條件), l’adaptation d’un roman-fleuve de Gomikawa Jumpei 五味川純平 (1916-1995), dans lequel l’écrivain racontait son expérience dans l’armée impériale en Mandchourie. Là-bas, il avait vécu exactement les mêmes choses que Kobayashi Masaki lui-même – le cinéaste y a ainsi trouvé l’occasion d’un film qui serait en même temps une catharsis[7]. Il en est résulté un monstre cinématographique de près de 9h30 ! À maints égards, La Condition de l’homme constitue un unique film[8], et il a été diffusé au Japon, dans certaines salles du moins, sous cette forme, ininterrompue ; son exploitation commerciale, cependant, a généralement pris la forme d’une trilogie, entre 1959 et 1961, chaque film faisant tout de même plus de trois heures[9]. Ce film très éprouvant, impitoyable dans la dénonciation des exactions de l’armée japonaise, rencontre le succès – l’époque autorisait enfin ce genre de retours sans concession[10].

 

En 1962, nouveau tournant : Kobayashi Masaki, qui jusqu’alors n’avait tourné que des gendaigeki, décide de tourner un jidaigeki, mais porté par un même esprit critique, très virulent – subversif, dans un sens, de ce qu’était encore bien trop souvent le genre « historique ». Sur la base d’un scénario extrêmement habile de Hashimoto Shinobu 橋本忍 (né en 1918)[11], Harakiri est un réquisitoire impitoyable contre les hypocrisies du bushido 武士道, et l’imposture qu’est au fond la révérence pour ce passé idéalisé, assimilée aux manœuvres morbides des militaristes qui ont entraîné le Japon dans la guerre et la destruction. Nakadai Tatsuya s’y montre particulièrement brillant, dans le rôle du rônin 浪人 Tsugumo Hanshirô 津雲半四郎 (fig. 4), qui lui attire la célébrité, y compris à l’étranger, où le film est applaudi.

 

Fig. 4

Mais il bénéficie aussi d’une nouvelle approche de la réalisation chez Kobayashi Masaki : le jidaigeki lui offre l’occasion d’une stylisation inédite dans ses précédents films (déjà très stylisés cela dit) ; le film est parcouru d’une préoccupation esthétique de tous les instants, et les effets techniques coutumiers du réalisateur sont déjà tous là, constituant une grammaire personnelle, caractéristique désormais de ses films : la caméra placée en hauteur, les angles obliques qui « aplatissent » les dimensions et induisent le malaise, les mouvements de pivot qui déstabilisent soigneusement l’image…

 

Mais il ne s’agit pas que de visuel – car débute alors une collaboration extrêmement fructueuse entre Kobayashi Masaki et le grand compositeur Takemitsu Torû 武満徹 (1930-1996), qui, comme Nakadai Tatsuya, sera dès lors de tous les films du réalisateur ou presque (Takemitsu et Kobayashi meurent tous deux à quelques mois d’écart). L’importance du travail de Takemitsu Torû, notamment dans Kwaidan, est telle qu’il vaut mieux ne pas s’y attarder ici, une section entière y sera consacrée en fin de dossier.

 

Mais nous en arrivons justement à Kwaidan (1964). Ce n’est bien sûr pas le lieu d’analyser le film, mais il faut cependant dire quelques mots des circonstances du tournage – car elles s’avéreront cruciales. Ce film comptait énormément pour Kobayashi Masaki, qui y voyait l’occasion de rendre un hommage à son mentor Aizu Yaichi, et aux arts japonais anciens qu’ils aimaient tant tous les deux. L’usage de la couleur, une première pour le réalisateur, l’incitait davantage encore à la stylisation, plus que jamais, pour en dériver un film qui serait avant tout un objet esthétique, sans la moindre prétention au réalisme, bien au contraire.

Tourné entièrement en studio, ou plus exactement dans un immense hangar d’aviation désaffecté de Kyôto 京都[12], le film pose d’emblée un énorme problème de financement. Le cinéma japonais est en crise depuis le début des années 1960 – notamment en raison de la démocratisation de la télévision –, et le système des studios s’effondre, en dépit de quelques tentatives plus ou moins désespérées de relancer la machine : la Shôchiku, qui avait formé Kobayashi Masaki, joue ainsi de la carte de la « Nouvelle Vague », avec notamment le jeune Ôshima Nagisa 大島渚 (1932-2013), et, dans d’autres studios, d’autres cinéastes frondeurs font parler d’eux, comme Imamura Shôhei 今村昌平 (1926-2006) à la Nikkatsu 日活, mais rien n’y fait. Des réalisateurs davantage installés, comme Kurosawa Akira, en font bientôt les frais, et Kobayashi Masaki n’y échappe pas davantage. Le tournage de Kwaidan, qui doit être exploité par la Tôhô 東宝, débute sans que suffisamment de fonds y aient été alloués, et le réalisateur est amené à filmer en flux tendu, en injectant sans cesse de son propre argent pour pouvoir continuer à tourner – il est même amené à vendre sa maison[13] !

 

Pourtant, le film sort – et le succès critique est là, au Japon comme à l’étranger… où le public se montre éventuellement plus rétif. Et les studios, déjà frileux, n’en acquièrent que davantage la conviction que Kobayashi Masaki n’est pas fiable au plan financier, et que lui confier un budget serait bien trop dangereux.

 

La carrière du réalisateur en est irrémédiablement affectée. Il est désormais un cinéaste indépendant, mais au sens où il doit naviguer entre les projets et les compagnies, et, quand il parvient à se lancer dans un film, sa position précaire en matière de financement ne lui permet plus de prétendre à la liberté dont il avait fait bénéficié depuis La Condition de l’homme. Il en fait l’expérience dès son film suivant, Rébellion (1967). Le film est à nouveau scénarisé par Hashimoto Shinobu, et il y reste quelque chose de la volonté subversive de Harakiri, mais sur un mode tout de même bien atténué. C’est que le film est tout à la gloire de son acteur principal, qui est en même temps son producteur : Mifune Toshirô 三船敏郎 (1920-1997), le célèbre acteur qui avait si souvent brillé, notamment, chez Kurosawa Akira. Le réalisateur, dans ces conditions, ne peut qu’obtempérer aux demandes de la star, très soucieuse de son image, et le film n’en prend que davantage les atours d’un jidaigeki bien autrement classique et pondéré que Harakiri… Mais le film sort, et rencontre un certain succès tant critique que commercial. Kobayashi Masaki en garde un goût amer en bouche… d’autant que ce film, largement « de commande », semble plaire davantage que d’autres dans lesquels il s’était bien autrement investi !

 

Ce relatif succès n’arrange pourtant pas les affaires du réalisateur, qui doit à nouveau errer entre les compagnies. Impossible dans ces conditions de tourner « en continu » : de plus en plus de temps s’étale entre deux films.

 

Les difficultés toujours plus marquées pour trouver des financements rapprochent certains réalisateurs. En 1969, Kobayashi Masaki s’associe ainsi avec trois des plus illustres de ses collègues, Kurosawa Akira, Ichikawa Kon et son ancien mentor Kinoshita Keisuke, et ils forment ensemble la Yonki no kai 四騎の会, ou « Club des quatre cavaliers », association supposée permettre le financement de leurs divers projets ; mais, dès l’année suivante, Dodes’kaden (Dodesukaden どですかでん), de Kurosawa Akira, est un terrible échec commercial, qui met fin prématurément à l’aventure, même si le nom demeure[14]

 

Kobayashi Masaki, comme beaucoup de réalisateurs alors, est progressivement amené à se tourner vers la télévision. C’est finalement par ce biais qu’il tournera les films les plus intéressants de la dernière partie de sa carrière. Ainsi, tout d’abord, de Les Fossiles (Kaseki 化石, 1975), un très long film à nouveau (200 minutes), d’après un roman de Inoue Yasushi 井上靖. Ce film est surtout l’occasion, pour Kobayashi Masaki, de poursuivre son travail sur l’art – cependant, cette fois, il s’agit surtout de l’art occidental, puisque le film a été pour une bonne part tourné en extérieurs en Europe, plus précisément en France et en Espagne, et parfois dans des monuments et des musées. Le film est bien accueilli par la critique, et constitue un succès[15].

 

Durant cette dernière partie de la carrière du réalisateur, c’est cependant un autre film qui suscite le plus d’échos – un documentaire, cette fois, toujours produit par la télévision : Le Procès de Tôkyô (Tôkyô saiban 東京裁判, 1983). Kobayashi Masaki a fouillé à cette occasion dans des centaines d’heures d’archives filmées, dont certaines qui venaient à peine d’être rendues accessibles au public par les gouvernements américain et japonais, pour en faire un film très long encore une fois (277 minutes), et qui, derrière le procès des dirigeants japonais pour crimes contre la paix, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, envisage tous les événements politiques et militaires impliquant le Japon depuis l’invasion de la Manchourie jusqu’à la bombe atomique, en osant aussi parfois quelques mises en relation avec l’histoire plus récente, et notamment la guerre du Vietnam. Kobayashi Masaki revient ainsi, plus frontalement que jamais, au thème de la guerre, plus de vingt ans après La Pièce aux murs épais et La Condition de l’homme, et en dérive un plaidoyer vibrant pour le pacifisme.

 

Après 1985, Kobayashi Masaki ne tourne plus. En 1996, pourtant, à la veille de sa mort, il conçoit, avec le soutien et l’assistance de ses proches, et notamment Nakadai Tatsuya, un dernier film, qui lui tient particulièrement à cœur, même si, malade, il n’est pas en état de le filmer lui-même : Aizu Yaichi no sekai : Nara no hotoke-tachi 会津八一の世界奈良の仏たち. Il voulait rendre un ultime hommage à son mentor Aizu Yaichi, décédé quarante ans plus tôt sans avoir revu son disciple, le réalisateur, à son retour d’Okinawa ; l’hommage, tout naturellement, porte aussi sur les temples bouddhiques de Nara et leur statuaire, qui les passionnaient tant tous les deux. C’est à nouveau un documentaire, mais qui contient cette fois quelques scènes « de fiction », dans lesquelles Aizu Yaichi lui-même est incarné par le fidèle ami Nakadai Tatsuya. À la veille de sa mort, le cinéaste paie ainsi tribut à son vieux maître, et met une dernière fois en scène sa passion pour tous les arts, dans une atmosphère de spiritualité apaisée et sereine.

 

Kobayashi Masaki meurt d’un arrêt cardiaque le 4 octobre 1996, à Tôkyô.

 

[1] Aujourd’hui, à titre dexemple, Tessier Max, Le Cinéma japonais, op. cit., ne lévoque jamais sans mentionner des réserves portant sur son style jugé trop artificiel et « vieilli ». Richie Donald, Le Cinéma japonais, op. cit., contient quelques critiques semblables, mais le point de vue est nettement plus positif ; il l’est plus encore chez Sato Tadao, Le Cinéma japonais, op. cit., qui ne s’étend pour autant pas vraiment sur son cas. Citons d’ores et déjà le très récent ouvrage de Prince Stephen, A Dream of Resistance: The Cinema of Kobayashi Masaki, New Brunswick, Rutgers University Press, 2018, forcément plus enthousiaste ; c’est le premier ouvrage en langue anglaise consacré spécifiquement au réalisateur, et ce sera notre principale référence à cet égard.

[2] Cf. Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit. : cette thèse court sur l’ensemble de l’ouvrage, en relevant notamment l’emploi récurrent par le réalisateur de thèmes ainsi que de symboles aussi bien bouddhiques que chrétiens, tout au long de sa carrière.

[3] Cf. Tessier Max, « Le cinéma japonais contemporain », in L’Esthétique contemporaine du Japon : théorie et pratique à partir des années 1930, sous la direction de Tamba Akira, Paris, CNRS Éditions, 2002, p. 184.

[4] Selon la liste établie par Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit., p. 299, et qui appelle deux remarques : d’une part, La Condition de l’homme (Ningen no jôken 人間の條件) y est comptée pour un seul film (et non trois) ; d’autre part, le dernier film de la liste, Aizu Yaichi no sekai : Nara no hotoke-tachi 会津八一の世界奈良の仏たち, n’a pas été techniquement réalisé par Kobayashi Masaki, alors très affaibli. Notons aussi que cette liste comprend deux documentaires, dont l’un, Le Procès de Tôkyô (Tôkyô saiban 東京裁判), est intégralement constitué d’images d’archives, et n’a donc pas été « filmé » (à la différence de l’autre documentaire, qui est le film consacré à Aizu Yaichi 会津八一).

[5] Elle a joué dans plus de 250 films. Notons qu’elle fut aussi réalisatrice, une des premières de l’histoire du cinéma japonais.

[6] Il a joué pour les plus grands réalisateurs ; c’est un des plus fameux acteurs japonais, aussi un de ceux qui se sont le mieux exportés ; mais, en Occident, on le connaît peut-être surtout pour deux rôles bien plus tardifs, dans Kagemusha, l’ombre du guerrier (Kagemusha 影武者, 1980) et Ran (1985), tous deux de Kurosawa Akira ; mais on peut aussi mentionner, par exemple, Goyokin, l’or du shogun (Goyôkin 御用金, 1969), de Gosha Hideo 五社英雄, parmi bien d’autres films célèbres et loués par la critique.

[7] Ce que l’acteur principal, Nakadai Tatsuya, avait très bien compris, qui s’était inspiré du réalisateur lui-même pour incarner le héros, Kaji . Le romancier également en était conscient, et approuvait cette approche.

[8] Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit., l’envisage bien ainsi, comme le réalisateur lui-même.

[9] Leurs titres français étant Il n’y a pas de plus grand amour ; Le Chemin de l’éternité ; et La Prière du soldat.

[10] D’autres films, à la même époque, osent également braver le tabou en la matière ; on peut citer par exemple Feux dans la plaine (Nobi 野火), d’Ichikawa Kon 市川崑, qui sort également en 1959.

[11] Il était l’un des scénaristes les plus admirés de l’époque, notamment pour ses nombreuses collaborations avec Kurosawa Akira, parmi lesquelles des films aussi essentiels que Rashômon (1950), Vivre (Ikiru 生きる, 1952), Les Sept Samouraïs (Shichinin no samurai 七人の侍, 1954), ou encore Le Château de l’araignée (Kumo no sujô 蜘蛛巣城, 1957) ; mais il a travaillé avec bien d’autres grands réalisateurs. Il retrouvera Kobayashi Masaki pour Rébellion (1967).

[12] Cf. Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit., p. 206.

[13] Cf. Bonneville Léo, « Entretien avec Masaki Kobayashi », art. cité, p. 67.

[14] L’affaire est particulièrement tragique pour Kurosawa Akira, qui ne peut tout simplement plus tourner au Japon. Ses quatre films suivants, très espacés dans le temps (cinq années entre chaque film, on est très loin du rythme du réalisateur auparavant), seront tous des financements étrangers : Dersou Ouzala (Derusu Uzara デルス・ウザーラ, 1975, URSS) ; Kagemusha, l’ombre du guerrier (1980, États-Unis) ; Ran (1985, France) ; Rêves (Yume 夢, 1990, États-Unis). Seuls les deux derniers films du réalisateur, Rhapsodie en août (Hachi-gatsu no kyôshikyoku 八月の狂詩曲, 1991), et Madadayo (Mâdadayo まあだだよ, 1993), seront à nouveau des productions japonaises.

[15] Notons au passage que, si Kwaidan est probablement le seul film fantastique à proprement parler de Kobayashi Masaki, le présent film tourne autour de l’obsession éprouvée par le personnage principal pour un personnage de femme qu’il assimile à l’ange de la mort (on lui a diagnostiqué un cancer, et il sait qu’il n’en a plus pour très longtemps, ce qui motive d’ailleurs son voyage en Europe ; la comparaison avec Vivre, de Kurosawa Akira, s’impose, mais le traitement est on ne peut plus différent – cf. Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit., pp. 251-273).

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Dossier Kwaidan 03 : Kwaidan, de Lafcadio Hearn à Kobayashi Masaki - Lafcadio Hearn et l'imaginaire japonais

Publié le par Nébal

Dossier Kwaidan 03 : Kwaidan, de Lafcadio Hearn à Kobayashi Masaki - Lafcadio Hearn et l'imaginaire japonais

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Le travail de Lafcadio Hearn (1850-1904) s’inscrit dans le contexte que nous venons d’évoquer, particulièrement en ce qui concerne les kaidan-shû 怪談集. Quelques éléments biographiques s’imposent.

 

Patrick Lafcadio Hearn est né en 1850 sur l’île grecque de Leucade (d’où son second prénom, celui sous lequel il se fera connaître), d’un père irlandais (militaire dans l’armée britannique, alors en poste dans l’île) et d’une mère grecque, qui bientôt l’abandonnent à des parents en Irlande. Les premières années de sa vie sont marquées par de nombreuses difficultés familiales, et bientôt financières, qui l’inciteront à s’émanciper en voyageant de par le monde pour gagner sa vie.

 

À l’âge de 19 ans, ils se rend ainsi aux États-Unis, et d’abord à Cincinnati, où il devient journaliste – un métier de plume qui influera considérablement ses écrits de manière générale : tout au long de sa vie, il puisera son inspiration dans son environnement, et nombre de ses publications, qu’elles portent sur la cuisine, le folklore ou d’autres choses encore, n’étaient au fond pas autre chose que des reportages, d’un style certes supérieur.

 

En 1874, son mariage avec une métisse, illégal au regard de la loi de l’Ohio, constitue un prétexte pour que son journal le licencie (mais il semblerait que ses articles teintés de libre-pensée lui avaient attiré des inimitiés, qui auraient été la véritable motivation de cette sanction). Il retrouve un emploi dans un autre titre de presse, mais ce sont des années difficiles : son travail l’ennuie, et il préfère traduire en anglais des œuvres d’auteurs français – au fil des années, il fera ainsi office, déjà, de passeur, pour des auteurs tels que Théophile Gautier ou Gustave Flaubert, mais aussi Maupassant ou Mérimée (ce qui lui donne déjà l’occasion de se frotter à la littérature fantastique, parfois), ou encore Pierre Loti, qu’il admire particulièrement[1] ; son tumultueux mariage s’avère bien vite un échec (le couple divorce en 1877) ; et il ne tient pas en place…

 

Il traverse alors le pays, et s’installe à La Nouvelle-Orléans, où il demeure plusieurs années. Il est séduit par la culture créole, à laquelle il consacre plusieurs écrits sur des sujets très divers (incluant cependant déjà des « histoires étranges » issues du folklore), un goût qu’il approfondit lors d’un séjour de deux ans dans les Antilles françaises, et notamment à la Martinique.

 

Mais l’envie de partir le reprend. À l’invitation d’un ami diplomate, Lafcadio Hearn embarque pour le Japon, et arrive à Yokohama 横浜 en 1890 – et le prétexte de son voyage (devenir un correspondant au Japon pour la presse anglophone) est vite oublié : Hearn, l’éternel apatride, a enfin le sentiment de se trouver « chez lui ». Avec le soutien de Basil Hall Chamberlain, un des premiers japonologues britanniques, il obtient un poste de professeur à Matsue (sa carrière se poursuivra à Tôkyô 東京, d’abord à Tôdai 東大 puis à Waseda 早稲田). Il épouse une Japonaise, Koizumi Setsuko 小泉節子, puis, fait sans doute assez rare, il prend la nationalité japonaise, et adopte le nom de Koizumi Yakumo 小泉八雲. Pendant une quinzaine d’années, jusqu’à sa mort en 1904, Lafcadio Hearn multipliera les publications concernant le Japon, dans bien des domaines[2], et ce sont essentiellement ces écrits qui lui vaudront de devenir célèbre.

 

Les « histoires étranges », comme celles qui furent publiés dans Kwaidan à la veille de sa mort, ne représentent qu’une partie de sa production d’alors – mais certes pas négligeable : l’auteur a toujours prisé les récits fantastiques et le folklore, ce qu’il avait déjà montré notamment dans ses ouvrages consacrés à la culture créole, et éventuellement dans certaines traductions du français. On a parfois voulu, au nom de son ascendance irlandaise et de son enfance à Dublin, l’associer à certains « compatriotes », parmi les plus grands écrivains fantastiques de l’époque, incluant Oscar Wilde, Bram Stoker, Sheridan Le Fanu ou Lord Dunsany – ce qui s’accorde sans doute mal avec sa vie d’apatride jusqu’à ce qu’il se fixe au Japon…

 

Il est certes devenu un grand nom de la littérature fantastique, mais essentiellement en tant que passeur : au Japon, il n’est pas tant un créateur qu’un collecteur d’histoires, souvent purement orales jusqu’alors ; son épouse et ses étudiants, à sa demande, l’abreuvent de récits à la manière des kaidan-shû, comme en témoigne le titre de son plus fameux et ultime recueil, et c’est bien dans cette optique qu’il transmet à ses lecteurs anglophones la substance de l’imaginaire japonais – qu’il s’agisse de susciter l’effroi ou la mélancolie, ou même le rire, car le propos de ces contes est fluctuant. Mais il sait raconter toutes ces petites histoires avec brio, et sa plume habile lui vaut bien le statut de grand écrivain.

 

Mais Lafcadio Hearn n’a pas séduit qu’en Occident. Ses étudiants japonais l’appréciaient beaucoup – parmi lesquels Aizu Yaichi 会津 八一, sur lequel nous reviendrons. Passeur dans les deux sens, il a donné à certain d’entre eux le goût de la littérature anglaise, mais aussi de la culture de la Grèce antique, tout particulièrement. Mais, de manière plus inattendue, il a aussi rendu, d’une certaine manière, à ces étudiants le goût de leur propre folklore, à une époque où la modernisation à marche forcée du régime de Meiji 明治 avait parfois tendance à dénigrer le passé japonais. En effet, les kaidan-shû avaient leurs limites, et l’approche de Lafcadio Hearn relève davantage d’un travail de folkloriste – en la matière, il précède de quelques années les travaux fondateurs d’un ethnologue tel que Yanagita Kunio 柳田國男[3].

 

D’où une influence persistante de Lafcadio Hearn au Japon même – dont témoignera, s’il en était encore besoin, soixante ans après sa mort, le film Kwaidan (Kaidan 怪談) de Kobayashi Masaki 小林正樹.

 

[1] Rappelons que cet autre écrivain voyageur avait séjourné au Japon, ce qui lui avait inspiré notamment son roman Madame Chrysanthème – qui, comme les écrits de Lafcadio Hearn plus tard, contribuerait à développer la curiosité pour le Japon en Occident ; cependant, Loti s’y montrait pour le moins critique, à la différence de Lafcadio Hearn, lequel tomberait littéralement amoureux de ce pays lointain…

[2] Parfois surprenants – qu’on songe à ses nombreux écrits portant sur les insectes dans la poésie japonaise, bien au-delà des seules études concluant Kwaidan ; ils ont été rassemblés à titre posthume dans HEARN Lafcadio, Insectes, Paris, Les Editions du Sonneur, 2016.

[3] cf. Yanagita Kunio, « Contes de Tôno », in Mille Ans de littérature japonaise, t. 2, op. cit., pp. 235-246 (extraits).

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