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"Le Roman politique", de Laurence Sterne

Publié le par Nébal

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STERNE (Laurence), Le Roman politique, [A Political Romance], préfacé et traduit de l’anglais par Serge Soupel, Paris, Cent Pages, coll. Cosaques, [1968, 1984] 2003, 60 p.

 

On doit au pasteur Laurence Sterne le plus fou, le plus drôle, le plus inventif, le plus extraordinaire des romans, à savoir La Vie et les opinions de Tristram Shandy (à lire de préférence dans la superbe édition publiée par… Tristram). Mon admiration pour cette fantabuleuse, euh, « chose » n’a pas de limites (lisez Tristram Shandy, c’est un ordre). Aussi, quand je suis tombé par hasard (bon, un hasard sans doute manipulé par un salaud de libraire… SALAUD !) sur ce minuscule ouvrage qu’est Le Roman politique, et qui correspondait semble-t-il à l’entrée de Sterne en littérature, quelques sermons et articles exceptés, il va de soi que je n’ai pu résister et que j’ai acquis la bête, tagada tagada.

 

Le Roman politique, si l’on met à part les dédicaces et lettres qui l’accompagnent, est constitué pour l’essentiel de deux parties : un bref récit sous une forme épistolaire, et une « clef », à savoir un débat pour le moins farfelu sur l’interprétation à donner à ce récit (et c’est à mon sens surtout là que l’on voit Sterne préparer Tristram Shandy, même si d’autres traits d’écriture se retrouvent dès le départ : l’usage abusif des tirets – le fameux tiret shandéen inclus –, les phrases interminables, le jeu sur les italiques et gothiques, etc.).

 

Le récit (le « roman politique » à proprement parler) nous montre les pathétiques activités d’un dénommé Trim pour s’emparer d’une capote et d’une culotte. La « clef », quant à elle, rapporte que l’ouvrage en question a été trouvé par une société politique et littéraire anglaise, qui s’empresse aussitôt de débattre du sens à donner à ce qui ne peut être qu’une allégorie. C’est dans cette partie franchement délirante que l’on trouve surtout les bases de l’humour si particulier de Tristram Shandy – et c’est donc sans surprise la plus intéressante.

 

La préface de Serge Soupel nous éclaire sur le véritable sens à donner à cette histoire obscure de capote et de culotte – sens qui n’apparaît bien évidemment pas dans la « clef » (à peine est-il sous-entendu à un moment du débat), mais qui était limpide pour les contemporains et concitoyens de Sterne. Le Roman politique est en effet un pamphlet, qui donne une bien triste image des affaires ecclésiastiques d’Angleterre, à l’occasion d’une dispute entre plus ou moins honorables hommes d’Église pour obtenir des charges (grassement rémunérées, comme de bien entendu). Trim correspond à un sinistre arriviste du nom de Topham, et tous les autres personnages sont des représentations sur un mode trivial de personnalités d’York, connaissances, amis et protecteurs de Sterne, qui s’en donne à cœur joie.

 

Alors, évidemment, tout ceci nécessite des explications pour le lecteur d’aujourd’hui, lequel, avouons-le, ne trouvera sans doute guère d’intérêt à ce récit qu’on devine cependant vigoureux dans la caricature, outre les traits d’écriture annonçant Tristram Shandy. Aussi est-ce surtout la « clef » qui retiendra notre attention ; et là, c’est un vrai bonheur : Sterne, dans un exposé jubilatoire, multiplie les interprétations toutes plus saugrenues les unes que les autres de ce qui ne peut être, c’est considéré comme acquis, qu’un « roman politique ». Le lecteur complice, qui sait ce qu’il en est, s’amuse vraiment dans ces pages délirantes, critiques acerbes des interprétations littéraires. Ce qui donne évidemment à réfléchir, et constitue un sévère avertissement pour les exégètes en tout genre, votre serviteur inclus.

 

C’est là ce qui constitue à mon sens le principal intérêt de ce Roman politique. Pour le reste, si les arrivistes n’ont certes pas disparu de notre bonne vieille planète entre-temps, il va néanmoins de soi que le contexte précis de cette affaire nous est bien éloigné, et que l’on n’en rira donc pas autant qu’un habitant de York au milieu du XVIIIe siècle, qui pouvait, lui, sans peine deviner qui se cachait derrière tel ou tel personnage.

 

C’est pourquoi je ne puis véritablement recommander la lecture de ce tout petit ouvrage qu’est Le Roman politique. Disons que c’est une curiosité, qui pourra ravir les amateurs de Sterne, mais guère plus. On note par contre avec plaisir tout ce qui y annonce Tristram Shandy. Eh oui : on en revient toujours là… Alors, au risque de me répéter (…), je ne peux guère me servir de ce petit compte rendu que pour vous encourager (chaudement, oui) à lire ce monument qu’est La Vie et les opinions de Tristram Shandy (chez Tristram, hein). Lisez cette merveille, et plus vite que ça ! Je ne vois pas comment vous pourriez le regretter.

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"L'Homme qui mangeait la mort", de Borislav Pekic

Publié le par Nébal

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PEKIĆ (Borislav), L’Homme qui mangeait la mort, [« Čovek koji je jeo smrt », in Novi Jerusalim], traduit du serbo-croate par Mireille Robin, Marseille, Agone, coll. Marginales, [1988] 2005, 92 p.

 

Salauds de libraires ! SALAUDS ! Comme si je n’avais pas déjà assez de trucs à lire, il faut en plus qu’ils me tendent des embuscades ! Ainsi avec cette nouvelle de Borislav Pekić, dont je n’avais jamais entendu parler ni d’Ève ni d’Adam, mais dont le titre m’a suffisamment intrigué pour que je jette un œil à la quatrième de couverture. Geste fatal ! En dépit d’un prix prohibitif (oui, parce que 12 € quand même, pour une nouvelle de 73 pages, en fait, puisque les 20 dernières sont occupées par un extrait d’une autre œuvre du même auteur…), je n’ai pu résister, et me suis emparé de la chose.

 

 

Bon, d’accord, je ne le regrette pas, mais quand même : SALAUDS !

 

L’Homme qui mangeait la mort emprunte un cadre qui m’est cher : la Révolution française, et plus particulièrement la Terreur. Il s’agit de la chronique (évidemment romanesque, même si l’ouvrage prend l’aspect d’une enquête historique « fondée sur des sources inédites », mais de toute façon insuffisantes pour s’exprimer sans l’aide de l’imagination de l’écrivain) d’un « presque anonyme », d’une petite figure de l’Histoire, dans cette brève période qui connut tant de géants, et, sous cet angle, je n’ai pu m’empêcher d’établir un rapprochement avec le bien plus récent mais formidable Les Onze de Pierre Michon.

 

« L’Homme qui mangeait la mort », c’est le citoyen Jean-Louis Popier, greffier du Tribunal révolutionnaire, qui enregistre jour après jour les condamnations à mort réclamées par le peuple en la personne de l’accusateur public Fouquier-Tinville. La tradition orale contre-révolutionnaire s’est emparée du personnage, a cherché à en faire un ennemi de la Révolution, mais sans doute ne s’agit-il là que de légendes et d’exagération envers ce « saint homme », que l’on a voulu faire agir dès les Massacres de Septembre, par exemple. La vérité, à en croire son biographe, est tout autre, et la « sainteté » de Jean-Louis Popier présente un caractère d’ambiguïté qui ne le rend que plus fascinant dans son héroïsme discret. Jean-Louis Popier, effectivement, mangeait la mort ; entendre que, suite à une méprise, puis intentionnellement, il a, chaque jour de son activité au Tribunal révolutionnaire, dissimulé puis mangé le nom d’un « ennemi du peuple » envoyé à la guillotine, comme il y en avait alors des charretées entières au quotidien. Ainsi, discrètement, en s’emparant d’un simple nom sur une liste, il sauvait un homme ou une femme de « la machine qui met les têtes à bas ».

 

Ce qui n’est pas si simple. Il y a, bien sûr, le danger d’être pris sur le fait, ce qui équivaudrait à l’expédier lui-même place de la Révolution. Mais aussi : comment choisir le nom ? Dans le premier cas, c’est par erreur qu’il a sauvé une fileuse qui voulait un bon rouet (on avait entendu : un bon roi). Mais il a ensuite mangé la mort intentionnellement. Et chaque décision était un crève-cœur : de même que Fouquier-Tinville, ou peut-être plus encore que Robespierre, « l’Incorruptible » auquel il se met à ressembler de plus en plus jour après jour, il a le pouvoir de décider de la vie ou de la mort de tout un chacun. Mais il faut, pour cela, que son activité reste discrète : un nom par jour, pas plus. Et ce nom ne peut pas être celui d’un révolutionnaire, si célèbre que sa disparition des registres ne saurait passer inaperçue : tant pis pour les Girondins, pour Hébert, pour Danton, le créateur de ce Tribunal révolutionnaire avant de devenir le chef des « Indulgents »… Mais il y a les autres, toute cette foule de ci-devant et de petites gens ; ceux-là, il est possible de les sauver. Mais les accusations sont trop vagues pour se faire une idée de qui doit être sauvé… d’autant qu’en sauver un, c’est par nature en condamner un autre ; d’où ces saisissants cauchemars, quand Popier, qui n’a jamais vu la guillotine, se la figure sous la forme d’un gigantesque rouet. Faut-il laisser faire le hasard ? l’inspiration ? mener une enquête (discrète, bien sûr) ? Faut-il sauver Rigout le cordonnier ou Rigout le voleur ? Oui, il y a bien là de quoi avoir des maux d’estomac… jusqu’à la fin, inéluctable.

 

L’Homme qui mangeait la mort, nouvelle forte, intelligente et sensible, est un vrai petit bijou. D’une plume délicate et sûre, Borislav Pekić y dresse l’extraordinaire portrait d’un héros de l’ombre, discret et presque anonyme, comme l’Histoire en a connu tant, au milieu des ordures, mais qu’elle s’empresse d’oublier. Si le cadre de la Terreur est superbement utilisé (en dépit de quelques petites maladresses, du moins j’ai l’impression), il va de soi que cette chronique a quelque chose d’intemporel, d’anhistorique, et l’on ne peut que penser, à sa lecture, aux héros inconnus d’autres périodes sanglantes, qui, par un geste, une décision vite destinée à sombrer dans l’oubli, ont sauvé des vies. Sous cet angle, c’est un hommage superbe et vibrant.

 

Mais c’est aussi une petite merveille d’écriture, astucieusement construite, palpitante de la première à la dernière page, et d’un style tout à fait délicieux, mettant en abîme l’enquête et le roman historiques, dans une synthèse adroite et réjouissante. Texte d’une profonde humanité, L’Homme qui mangeait la mort ne saurait laisser indifférent, et séduit sous tous les angles.

 

Alors oui, 12 €, certes… Mais je ne les regrette pas. Et peut-être, un de ces jours, vais-je essayer de lire d’autres œuvres de Borislav Pekić, comme La Toison d’or. On verra bien…

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"Je m'habillerai de nuit", de Terry Pratchett

Publié le par Nébal

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PRATCHETT (Terry), Je m’habillerai de nuit, [I Shall Wear Midnight], illustrations de Paul Kidby, traduit de l'anglais par Patrick Couton, Nantes, L'Atalante, coll. La Dentelle du cygne, [2010] 2011, 441 p.

 

Parallèlement à son cycle « classique » des « Annales du Disque-monde » (dont le dernier titre en date est le finalement plutôt pas mal Allez les mages !), Terry Pratchett poursuit avec Je m’habillerai de nuit sa série (plus ou moins, mais de moins en moins) « jeunesse » ayant pour principaux protagonistes la jeune sorcière Tiphaine Patraque (désormais âgée de seize ans) et les inénarrables Nac mac Feegle (miyards !).

 

Et, autant le dire de suite, ça ne lui réussit pas vraiment. J’avais beaucoup aimé Les Ch’tits Hommes libres, bien aimé Un Chapeau de ciel, pas aimé L’Hiverrier ; je n’ai pas aimé non plus Je m’habillerai de nuit. Seulement il paraît que l’on n’a pas le droit de dire du mal des livres. Vous ne me verrez donc pas écrire ici que ce roman est une sombre merde.

 

 

Enfin, « sombre », je peux, ça ? Le fait est que Je m’habillerai de nuit, à la différence du Pratchett le plus conventionnel, n’est pas un roman où l’on se marre vraiment. On ne s’y marre même pas du tout, ce qui constitue en soi un problème déjà non négligeable. Mais l’atmosphère, de manière générale, est plus sombre que d’habitude, comme si, en gagnant en maturité, Tiphaine Patraque devenait plus sérieuse, et ses aventures itou. Mais si Pratchett est très doué pour infuser du sérieux dans un roman humoristique – ce qu’il a maintes fois démontré –, il n’a à mon sens guère de talent dès lors qu’il évacue l’humour. Oh, certes, il ne l’évacue pas totalement dans ce dernier roman… Seulement, il tombe systématiquement à plat. Et c’est bien triste.

 

Du coup, il ne reste pas grand-chose pour sauver Je m’habillerai de nuit. On pourrait bien évidemment, outre l’humour, se contenter d’une bonne histoire. Mais on la cherchera en vain dans ce roman au tissu narratif très relâché. La mise en place est affreusement longue, et on se demande pendant un bon moment où veut en venir l’auteur. Puis, finalement, quelque chose se dessine, une trame toute riquiqui, et franchement pas satisfaisante. Qui se conclut mollement sur un triste « tout ça pour ça », avec happy end interminable à la clé.

 

Enfin, essayons quand même d’en dire quelques mots… Tiphaine Patraque, donc, a désormais seize ans ; elle est bien loin, la petite fille des Ch’tits Hommes libres. C’est maintenant une sorcière accomplie, qui se coltine un boulot de sorcière, à savoir tout le sale boulot. Inlassablement ou presque. La « ch’tite michante sorcieure jaeyante » des Nac mac Feegle n’est pas exactement aux 35 heures. D’où une loooooooongue exposition où nous suivons Tiphaine dans son quotidien et ce qu’il a de plus sordide. Avec quelques événements-clés (où ça ne rigole pas), dont le passage à tabac et l’avortement qui en résulte d’une fille par son père, la tentative de suicide de ce dernier (…), et la mort du baron. Aha ? Non, pas vraiment. Mais l’histoire ne se dessine toujours pas.

 

Et puis, petit à petit, Pratchett introduit dans son récit le personnage du Rusé, sorte de fantôme d’inquisiteur – avec un ersatz de Malleus Maleficarum – qui veut beaucoup de mal aux sorcières, et répand sur son passage la haine à leur encontre, haine se soldant éventuellement par un joli bûcher. Le Rusé en a après toutes les sorcières, mais, allez savoir pourquoi (oui, on le saura), il en a particulièrement après Tiphaine Patraque ; qui devra donc s’en débarrasser comme toute sorcière digne de ce nom, c’est-à-dire seule (malgré l’assistance épisodique sous forme de guest stars de toute une flopée de consœurs).

 

Et.

 

Voilà.

 

C’est maigre. Et ça ne fait définitivement pas un roman. Du moins, pas un roman du Disque-monde. À la limite, on pourrait y voir le prétexte à une chronique de la vie paysanne, avec lourd message sur la condition des femmes dedans. Sans doute. Mais ça n’est guère convaincant. Non, Pratchett, ici, n’y arrive tout simplement pas. Et le résultat est un roman bancal et qui donne une certaine impression de bâclage.

 

C’est d’autant plus dommage que, dans l’ensemble, les personnages sont toujours aussi intéressants. Du moins les héros, Tiphaine Patraque et les Nac mac Feegle (qui, allez, arrachent bien de temps en temps un maigre sourire au lecteur). Pour les autres, ça coince déjà un peu plus (même si une « retrouvaille », dans tout ce gâchis, fait quelque peu plaisir, mais chut, je ne voudrais pas enlever à ce roman un de ses rares moments intéressants) ; on notera tout de même Madame Proust, de Pipo, la sorcière d’Ankh-Morpork…

 

Mais bon. Au long de ces 440 pages (oui, parce qu’en plus, dans cette série, Pratchett fait de plus en plus dans le volume), on s’ennuie ferme. Ça tire méchamment à la ligne, ça ne fait pas rire, ça n’éveille que rarement l’intérêt défaillant du lecteur. Bref, c’est mauvais.

 

 

Mais ça, je n’ai pas le droit de l’écrire. Disons donc que vous n’avez rien lu. Et que Je m’habillerai de nuit est un roman de Terry Pratchett, dont vous trouverez aisément la quatrième de couverture sur le ouèbe. Et comme ça, on sera tous bien mieux avancés.

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"Machiavel entre politique et histoire", d'Eugenio Garin

Publié le par Nébal

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GARIN (Eugenio), Machiavel entre politique et histoire, [Machiavelli fra politica e storia], traduit de l’italien par Filippo Del Lucchese & Frédéric Gabriel, Paris, Allia, [1992-1993] 2006, 109 p.

 

Aujourd’hui, à mon grand regret, je vais être obligé de faire très bref. En effet, ce petit ouvrage s’intéressant notamment aux influences de Machiavel et à son rapport à l’histoire à travers deux articles, « Machiavel et Polybe » et « Les Histoires florentines », m’est largement passé au-dessus de la tête.

 

Sans être moi-même un grand lecteur de Machiavel – je n’ai fait que lire (et relire, et re-relire, etc.) Le Prince, et quelques morceaux choisis des Discours sur la première Décade de Tite-Live et de L’Art de la guerre –, je pensais néanmoins avoir assez de bases pour aborder l’essai d’Eugenio Garin, spécialiste des études renaissantes. J’avais tort… En effet, il me semble que, pour vraiment retirer quelque chose de cet ouvrage, des connaissances superficielles sur le sujet sont insuffisantes : il faut être passablement calé en exégèse machiavélienne (en italien, tant qu’à faire…) et en historiographie de la période, notamment florentine comme de bien entendu. Ce qui est donc loin d’être mon cas.

 

Aussi n’ai-je finalement pas grand chose à dire de ce petit livre bien plus complexe et pointu qu’il n’y paraît… Quelques vagues pistes, néanmoins : on y situe Machiavel, surtout envisagé en tant qu’historien, au milieu de ses influences, antiques (Polybe au premier chef) comme contemporaines (les historiens humanistes, notamment florentins – et de s’interroger sur l’appartenance ou non de Machiavel à ce courant, en concluant semble-t-il par la négative). On s’interroge également, dans la lignée de l’auteur grec, sur la permanence des choses et de la nature humaine, dans le cycle des régimes politiques, l’anacyklosis, dont le rappel ouvre les Discours. On s’attarde sur les Histoires florentines, ouvrage sans doute méconnu par rapport aux autres œuvres du corpus machiavélien, mais dont l’importance est ici réévaluée. On envisage avec minutie et érudition leur élaboration, et leur sens, avec cette idée fondamentale, « réflexion plus générale sur le métier d’historien : celui qui écrit l’histoire accomplit nécessairement, consciemment ou non, un acte politique ».

 

 

Voilà. J’en suis vraiment le premier désolé, mais je ne peux guère en dire plus. J’avoue honteusement avoir été bien souvent largué par ce petit essai très précis, et ne peux prétendre en tirer davantage d’enseignements. À réserver à mon sens, peut-être pas aux « spécialistes » de Machiavel pour autant, mais à ceux qui ont tout de même des connaissances relatives à ce sujet dépassant les lieux communs de l’enseignement en histoire des idées politiques et en science politique. Je pensais que c’était mon cas : j’avais tort. Vaincu, le Nébal.

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"Rafael, derniers jours", de Gregory Mcdonald

Publié le par Nébal

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MCDONALD (Gregory), Rafael, derniers jours, [The Brave], traduit de l’américain par Jean-François Merle, Paris, 10/18, coll. Domaine policier, [1991, 1996, 2005] 2009, 190 p.

 

Une fois n’est pas coutume, voici un livre que j’ai acheté et lu sur les bons conseils d’un précieux libraire (Monsieur X., que ton nom soit sanctifié, etc.). Un roman court mais éprouvant comme je les aime. Et qui n’a rien d’un policier en dépit de la collection : on fait ici dans le roman social, mais avec une profonde intelligence et une empathie rare.

 

Le point de départ est très fort, tout en étant à dire vrai un peu improbable (mais on s’en fout). Rafael est un jeune américain paumé ; aussi accepte-t-il le « travail » qu’entend lui confier un mystérieux individu : tourner – volontairement – dans un snuff movie. Dans un chapitre terrible de froideur, le « scénario » lui est conté par le menu : actes de torture ignobles et, en définitive, la mort. Vraiment. Mais Rafael accepte, contre quelques jours de sursis et trente mille dollars pour sa femme et ses trois gosses.

 

C’est que Rafael n’a pas d’avenir. Illettré, alcoolique, chômeur, il porte sur lui la misère la plus noire que puissent engendrer les États-Unis. Rafael, s’il est un peu simplet, comprend bien que, pour lui, tout est foutu. D’ailleurs, le producteur du film le lui a dit : un an de plus, et il n’en aurait pas voulu. Alors Rafael accepte d’endurer la souffrance et de mourir sur un écran. Et il quitte le bureau du producteur avec quelques billets en poche, qu’il va s’empresser, non pas de boire, étrangement, mais d’utiliser pour faire des cadeaux à sa femme et à ses enfants.

 

Nous vivrons donc avec lui ses derniers jours sur cette terre de malheur. Jusqu’au jeudi fatidique, celui où il devra « faire son boulot ». Et c’est en le suivant que nous découvrons le quotidien de Morgantown, un bidonville coincé entre Big Dry Lake et une décharge. C’est là que Rafael et sa petite famille (sur)vivent, entourés de leurs semblables. Et c’est là que réside en définitive l’horreur dans ce court roman, qui a judicieusement évacué dès les premières pages tout ce qui aurait pu faire craindre la gratuité. La véritable horreur, ici, ne réside donc pas dans le snuff movie. Elle est d’ordre social : une plongée dans le quart-monde américain dans ce qu’il a de plus sordide.

 

Le moins que l’on puisse dire est que cette virée chez les plus pauvres des pauvres fait son petit effet. Sans jamais abuser du pathos, sans jamais verser dans la gratuité (donc), Gregory Mcdonald nous fait vivre littéralement les derniers jours de Rafael au milieu des siens, et c’est terrible. On en vient presque à comprendre le choix de Rafael, tant l’horizon est sempiternellement bouché sur Morgantown. Ici, les gens n’ont guère que deux moyens pour tenir : l’alcool, et ce qu’ils peuvent dénicher dans la décharge ; mais celle-ci est maintenant gardée par un type armé jusqu’aux dents… À terme : rien. Le vide. Pas d’avenir. Rafael ne cesse de le répéter à sa petite famille : il faut partir d’ici, quitter Morgantown. Mais pour aller où ? Et pour faire quoi ? Et comment ? Ils n’ont pas le moindre argent… Aussi Rafael garde-t-il précieusement le « contrat » qu’il a signé avec le producteur, cette promesse d’un avenir meilleur pour les siens. Et de garder le secret sur son « travail », qui lui a permis d’acheter tous ces merveilleux cadeaux : deux robes pour Rita (qui n’a jamais eu de robe neuve de sa vie), et, pour les enfants, un synthétiseur, un jeu de médecin et un gant de base-ball. Pourquoi ? Il est trop petit, et de toute façon personne ne joue au base-ball à Morgantown… Pour plus tard. Ailleurs.

 

La tendresse et la naïveté de Rafael emportent l’adhésion. On se prend très vite d’attachement pour ce personnage incroyablement humain, au quotidien sinistre. Et le snuff movie passe tout aussi rapidement au second plan, à la fois menace et espoir de rédemption. C’est qu’il y a quelque chose de christique en Rafael, destiné à se sacrifier pour les autres, et connaissant, entre-temps, la douleur et la trahison. Superbe personnage, donc, touchant directement au cœur.

 

Et puis il y a Morgantown. En contrepoint du snuff movie vaguement mythique, le bidonville est d’une effroyable réalité. De temps en temps, on a peine à croire qu’un endroit pareil existe dans la première économie du monde, mais tout doute disparaît bien vite à chaque fois. On sait que Morgantown existe. On le sent dans ses veines. On voit cette décharge, entourée de déchets humains saouls du matin au soir, consanguins, analphabètes, pouilleux, Affreux, sales et méchants (l’humour en moins…).

 

Aussi, derrière le récit des derniers jours de Rafael, pointe un impitoyable réquisitoire, un acte d’accusation cinglant et dur, dénonçant à l’Amérique sa face cachée qu’elle prend bien soin de déguiser, d’ignorer, de mépriser. Mais à la lecture de Rafael, derniers jours, on ne peut plus se dissimuler l’existence de Morgantown et de ceux qui y végètent. Et, évidemment, le lecteur français est amené à transposer cette cruelle réalité…

 

Le prétexte est bien loin : reste un roman poignant et profondément déprimant, social au sens le plus noble, tout sauf les abominations boboïsantes qu’on nous inflige parfois sous cet intitulé. Une réalité crue, mais décrite sans complaisance, à auteur d’homme. Un récit d’une humanité rare, qui ne saurait laisser indifférent. Une plume sobre et juste, élégante et digne dans son minimalisme. Un très bon roman, en somme, qui sait adroitement éviter tous les écueils propres à son sujet, et convainc à chaque page. À lire.

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"R.U.R.", de Karel Capek

Publié le par Nébal

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ČAPEK (Karel), R.U.R. Rossum’s Universal Robots, traduit du tchèque par Jan Rubeš, préface de Brigitte Munier, Paris, Éditions de l’Aube – La Différence, coll. Minos, [1920, 1997] 2011, 219 p.

 

R.U.R. de Karel Čapek fait partie de ces œuvres que l’on « connaît » sans les avoir lues. Ce nom résonne tout particulièrement aux oreilles des amateurs de science-fiction. C’est en effet dans cette pièce de 1920 qu’est apparu pour la première fois le terme « robot » (robota signifiant « corvée » en tchèque), quand bien même le concept avait précédé le mot servant à le désigner, tout naturellement (il n’est que de songer à Frankenstein ou, pour citer deux œuvres dont j’avais traité, L’Ève future et Ignis – sans même parler du golem, création juive tchèque qui a très probablement infusé dans le texte)… C’est à bien des égards ce fait qui a valu à la pièce de Karel Čapek de rentrer dans l’histoire. Mais, quand je suis tombé sur cette toute récente réédition, il va de soi que je me suis jeté dessus histoire d’en savoir un peu plus…

 

R.U.R. (pour Rossum’s Universal Robots) est une pièce en un prologue et trois actes. Le prologue, de tonalité plutôt comique (en principe, en tout cas…) à l’inverse de ce qui suit, précède le premier et le deuxième actes de dix ans jour pour jour, tandis que le dernier acte se situe quelques mois plus tard (on ne fait donc pas vraiment ici dans l’unité de temps).

 

Un savant nommé Rossum a découvert le secret de la vie artificielle. Son successeur a perfectionné le procédé pour créer des « humains » artificiels, les fameux robots, « machines capables de penser qui s’imposent comme une force de travail extraordinairement peu coûteuse, productive et sans prétentions ». La société Rossum’s Universal Robots les produit par milliers, et les robots viennent bientôt remplacer les humains dans la plupart des tâches pénibles – voire toutes.

 

Le prologue nous explique comment ces événements ont eu lieu, à l’occasion de la visite du siège de Rossum’s Universal Robots par la belle Hélène Glory, plus qu’inquiète au sujet de ces robots qui déboulent sur le monde. Mais elle y rencontre Harry Domin, le directeur de R.U.R., qui s’empresse de la rassurer… et de la séduire, malgré la concurrence des principaux de ses associés. La tonalité de ce prologue est très enjouée, et le ton est clairement celui de la comédie, limite burlesque, même si, on l’avouera, sur le papier en tout cas, ça ne prête pas vraiment à rire…

 

La suite de la pièce est par contre clairement tragique (de plus en plus, à vrai dire). Dix ans plus tard, jour pour jour, alors que Domin et ses associés célèbrent l’anniversaire de la venue d’Hélène au siège de la R.U.R., les robots sont partout. Et les nouvelles se font rares depuis qu’une rébellion des robots a éclaté au Havre… Bientôt, il n’y aura cependant plus aucun doute : les robots, qui ont été formés à la guerre par les humains, lesquels ont de leur côté sombré dans l’oisiveté la plus totale, se sont lancés dans l’extermination de l’humanité entière – parce qu’ils se considèrent comme plus parfaits et ne veulent plus être commandés. Il leur manque cependant une chose pour que leur triomphe soit complet, une chose qui se trouve au siège de la R.U.R. : le secret de la vie artificielle…

 

La pièce de Karel Čapek est clairement une œuvre morale… et, du coup, on y retrouve un petit peu les mêmes problèmes que pour La Ville enchantée, dont je vous avais entretenu récemment.

 

Le thème de la révolte des robots, depuis, est devenu un véritable lieu commun (citons, au hasard, Terminator ; même si, déjà, auparavant, on pouvait parler de « syndrome de Frankenstein » et, une fois de plus, la légende du golem est un prédécesseur à ne pas négliger). Mais, entre-temps, nous avons également eu Isaac Asimov et ses robots positroniques obéissant aux fameuses « trois lois », largement destinées à prévenir une telle révolte et à annihiler la peur que les humains pourraient ressentir pour ces créatures artificielles tellement parfaites. Mais, ici, on en est bien loin, quand bien même il n’est pas toujours facile, pour le lecteur de SF, de faire l’impasse sur cette célèbre idée. Aussi, aujourd’hui plus encore qu’à sa parution sans doute, la révolte des robots dans R.U.R. relève à maints égards de la fable.

 

On pourrait y voir, de loin, une thématique sociale, sur l’exploitation des travailleurs. Mais ce n’est en fait pas vraiment marqué dans le texte (il y a bien quelques passages qui envisagent la question sous cet angle, mais ils sont finalement assez rares), vécu par des humains apeurés qui regrettent l’existence des robots (enfin, pas tous, d’ailleurs : Domin, malgré tout, incarnation d’un certain positivisme, affirme qu’il recommencerait si c’était à refaire). Aussi le fond de la pièce est-il avant tout moral, voire religieux (au travers de deux personnages essentiellement, l’un burlesque – Nounou –, l’autre tragique – Alquist, qui sera le héros du dernier acte). Les robots sont une manifestation de l’hybris des hommes, qui ont joué à être des dieux. En créant les robots, si parfaits, et en venant d’une certaine manière à les doter d’une âme, ils ont eux-mêmes fait l’étalage de leur anachronisme et de leur inutilité. Ce dépassement se traduit dans la pièce par une chute drastique du nombre des naissances : l’humanité étant de toute façon vouée à disparaître, ne se reproduit plus… Et tout cela, à bien des égards, donne l’impression d’une certaine justice divine, impitoyable : l’homme, en étant chassé du jardin d’Éden, a été condamné par Dieu à gagner son pain à la sueur de son front, et la femme à enfanter dans la douleur ; les hommes comme les femmes ne satisfaisant plus à ces conditions sont « de trop », et destinés à être remplacés par les robots, chez qui on trouvera bien un nouvel Adam, une nouvelle Ève…

 

Et c’est là que ça coince. Disons-le : si la pièce n’est pas totalement inintéressante aujourd’hui, notamment en raison de sa structure et de l’atmosphère d’horreur apocalyptique qui l’imprègne, et si on ne saurait bien évidemment lui ôter son caractère séminal, il n’en reste pas moins que tout ce discours moraliste voire religieux énerve régulièrement. L’éloge acharné du travail, notamment manuel (voyez Alquist), m’a fait grincer des dents, moi qui tiens plutôt du Droit à la paresse de Lafargue… Et cette « justice » divine me paraît donc foncièrement injuste : je ne me reconnais pas dans la critique de l’oisiveté, et pas davantage dans celle de la science-hybris, même si, je ne le cacherai pas, il est des apprentis-sorciers pour me faire peur. Aussi, à mes yeux en tout cas – mais peut-être cela provient-il justement du caractère séminal de l’œuvre –, le discours moral de R.U.R. a terriblement mal vieilli, et en rend la lecture aujourd’hui un tantinet pénible.

 

La pièce de Karel Čapek ne présente donc à mon sens d’intérêt que pour les plus curieux, et les exégètes de la science-fiction. Fade sur le plan littéraire, agaçante et datée sur le plan moral, elle n’a qu’un intérêt limité aujourd’hui. Je n’en regrette pas la lecture, mais ne saurais véritablement la recommander.

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"Ulysse et Magellan...", de Mauricio Obregon

Publié le par Nébal

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OBREGÓN (Mauricio), Ulysse et Magellan… Les premiers navigateurs, [Beyond the Edge of the Sea], traduit de l’anglais (américain) par Marianne Saint Amand, postface d’Isabelle Autissier, Paris, Autrement, coll. Passions complices, [2001] 2003, 127 p.

 

Bien qu’étant moi-même casanier à faire peur, j’ai toujours été passionné par les récits des grands voyageurs, explorateurs et découvreurs. Ce qui a longtemps voulu dire avant tout navigateurs. D’où ma lecture de ce petit ouvrage au sale titre (Magellan n’y est quasiment pas envisagé, et relève clairement du hors-sujet…), qui retrace, entre histoire et mythe, l’épopée des premiers navigateurs, notamment grecs et polynésiens, puis arabes et vikings (on s’arrête en fait avec Erik le Rouge et consorts). Et si l’auteur abuse un peu du « moi je » et avance parfois un peu légèrement (dans cet ouvrage en tout cas) des hypothèses qu’on pourrait trouver hasardeuses, il sait néanmoins clairement de quoi il parle. Ce qui promet un voyage des plus enthousiasmants.

 

L’ouvrage, en dépit des apparences, n’est pas forcément d’un accès très aisé, et les premiers chapitres, consacrés en parallèle aux navigateurs grecs et polynésiens et aux techniques qu’ils employaient, sont parfois délicats. On commence tout d’abord par envisager quelques mythes fondateurs, puis les vents et le repérage aux étoiles, et enfin les bateaux utilisés. Il faut parfois s’accrocher un peu, mais c’est tout à fait intéressant.

 

Le cœur du livre réside néanmoins dans la reconstitution minutieuse (et curieusement « historique ») de deux grands voyages mythiques : vers l’Orient, celui de Jason et des Argonautes ; vers l’Occident, celui d’Ulysse. Les données géographiques pointues abondent, qui tendent à inscrire ces deux voyages dans l’histoire. Le résultat est cependant franchement passionnant.

 

Et il en va de même pour la suite, consacrée donc – mais moins en détail – aux navigateurs arabes tournés vers l’Est et aux navigateurs vikings tournés vers l’ouest.

 

 

Et, euh, je ne vois pas ce que je pourrais dire de plus, désolé… Un petit ouvrage curieux, instructif et amusant, voilà…

 

Bon…

 

Passons à autre chose…

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"Défense des animaux & pornographie", de J. Eric Miller

Publié le par Nébal

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MILLER (J. Eric), Défense des animaux & pornographie, traduit de l’américain par Claro, Albi, Passage du Nord-Ouest, 2010, 185 p.

 

Attention : en dépit des apparences, ce compte rendu ne traitera pas de Dominique Strauss-Khan. Merci de votre compréhension.

 

Le beau titre que voilà ! Et on avouera, en même temps, que la couverture est sacrément classe. Ce qui fait deux bonnes raisons de lire ce petit recueil de vingt brèves nouvelles. Si l’on y ajoute que l’auteur, J. Eric Miller, m’avait en son temps convaincu avec son roman Décomposition (déjà traduit par Claro, et dans lequel, rappelons-le, il y avait des cadavres, des poules et du caca), et que l’éditeur répond au si beau nom de Passage du Nord-Ouest (et a par ailleurs quelques jolies publications à son actif), on comprendra aisément que je ne pouvais me permettre de passer à côté.

 

Défense des animaux & pornographie : tout un programme, et on peut dire pour une fois qu’il n’y a pas tromperie sur la marchandise. Nos trente millions d’ennemis (© Captain Spalding) viennent régulièrement se glisser dans le recueil, qu’il s’agisse de les tuer, les torturer, les enculer, ou de ne surtout pas les manger. Parallèlement, J. Eric Miller fait tout aussi régulièrement dans le porno, versant glauque et triste. Parfois, les deux thèmes se rencontrent. Et là, je ne peux m’empêcher de citer les deux premiers paragraphes de la première nouvelle du recueil, « Chaîne alimentaire » :

 

« Dans une vaste et ancienne ferme aux confins de la civilisation, la mère, absorbée par la routine du ménage et de la cuisine, a pris depuis longtemps ses distances avec le père, et ce dernier se met à sauter sa fille unique. Le frère aîné finit par s’en apercevoir et, en partie poussé par le désir, en partie parce qu’il veut posséder et protéger la fille, il se met lui aussi à la sauter. Embarqué dans une sorte de lutte silencieuse pour le pouvoir, le père encule alors son fils aîné. Ça dure aussi un certain temps.

 

« Finalement, la fille et le fils aîné arrivent à un âge où ils ne plaisent plus au père comme avant. N’ayant pas d’autre fille, le père se met alors à enculer le cadet, qui vient d’avoir onze ans. Au bout d’un an environ, le cadet se met à enculer le petit dernier, qui a neuf ans. Une autre année s’écoule et, après environ un an à ce régime, le benjamin essaie d’enculer le cadet mais il découvre qu’il n’a pas le droit. Il se rend donc dans la grange et encule la plus petite truie. »

 

Ce qui donne le ton.

 

Parce que je suis une feignasse, et qu’il est hors de question de passer par le menu les vingt nouvelles composant ce petit recueil, j’aurais envie de citer également la critique de (l’excellent) Brian Evenson reprise en rabat :

 

« Des récits semblables à des tranches de vie, emprunts d’un minimalisme sombre, incisif et froid, préférant aux sentiments une vision sans concession de la brutalité humaine. Imaginez un Raymond Carver de mauvais poil qui admettrait fréquenter les go-go bars. Un recueil bestial qui met mal à l’aise. »

 

Pas mieux. Encore que je ne puisse rien dire pour ce qui est de Carver ; s’il faut balancer des noms, j’aurais envie de parler pour ma part de Bukowski, voire de Palahniuk… Mais je relève avant tout dans cet avis autorisé l’idée de ce « minimalisme sombre, incisif et froid ». La formule est on ne peut plus appropriée. Ajoutons y un peu d’humour, un tantinet tordu tout de même, et nous avons une bonne idée du contenu de ce Défense des animaux & pornographie.

 

Des tranches de vie, oui ; et des rencontres parfois étranges, voire fantastiques ou horrifiques, avec des tueurs en embuscade, une femme cannibale, une sirène, un poisson invisible (eh eh), un vagin énorme (saisissante scène de head-fucking). On y fréquente plus qu’à son tour sex shops, peep shows et compagnie, dans une atmosphère de désœuvrement sordide à la fois moite et amidonnée au sperme séché. On déprime pas mal, aussi (les textes qui m’ont le plus marqué, le plus souvent).

 

Et – joli paradoxe, et tour de force de l’auteur, sûr de sa plume et des effets qu’elle produit – on est à la fois écœuré et séduit par ces récits brefs et violents, tout en angles aigus. Les images défilent, souvent répugnantes, mais indéniablement marquantes. Un peu bêtement peut-être, j’ai tendance à considérer qu’une œuvre qui retourne un tant soit peu ne peut par définition être mauvaise. Là, Défense des animaux & pornographie n’est certes pas mauvais. C’est même, disons-le, plutôt bon. D’une manière que l’on a parfois du mal à admettre, et qui défie l’explication. Mais voilà : on se prend au jeu de l’auteur, à ses visions glauques et ses plaisanteries de mauvais goût, et, si l’on ne peut s’empêcher de se demander de temps à autre pourquoi sans que la moindre réponse ne se profile à l’horizon (hormis : le talent, bien sûr), on avance dans la fange et le chaos, et on est bien obligé d’admettre que, putain, c’est fort.

 

Défense des animaux & pornographie : un recueil que l’on ne mettra certainement pas entre toutes les mains. Mais, à n’en pas douter, il fait son petit effet ; et, à sa manière dégueulasse et froide, il est aussi beau, étrangement. La beauté d’une pute sur le retour, d’un pigeon qui ne veut pas crever, d’un bébé qui est tout sauf un ange. Le genre de beauté qui effraie et fascine. Une beauté, finalement, très humaine, en dépit de la froideur affichée et de la bestialité revendiquée.

 

Bon, sur ce, je vais me faire un steak tartare.

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pub copinage : "Johannes Cabal le nécromancien", de Jonathan L. Howard

Publié le par Nébal

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HOWARD (Jonathan L.), Johannes Cabal le nécromancien, [Johannes Cabal the Necromancer], traduit de l’anglais par Jérôme Vessière, Paris, Bibliothèque interdite – Éclipse, coll. Fantastique, [2010] 2011, 372 p.

 

Bien que n’ayant participé ne serait-ce qu’un chouia à la chose, je ne me sens pas d’en faire décemment une chronique.

 

 Hop.

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"La Ville enchantée", de Mrs Oliphant

Publié le par Nébal

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OLIPHANT (Mrs Margaret), La Ville enchantée, [A Beleaguered City], traduit de l’anglais par Henri Bremond, avant-propos de François Angelier, introduction à la première édition française de Maurice Barrès, traduction revue et complétée par Jean-Daniel Brèque, Encino, Black Coat Press, coll. Rivière Blanche – Baskerville, [1879-1880, 1911] 2011, 179 p.

 

La Ville enchantée est le premier titre de la plus qu’alléchante collection « Baskerville » dirigée par Jean-Daniel Brèque chez Rivière Blanche. Ce qui, en soi, explique déjà mon acquisition et ma lecture. Mais il faut dire qu’il y a en outre du beau monde à l’affiche. En effet, ce titre, contrairement aux suivants, n’a pas été traduit par le directeur de collection (qui a cependant revu la traduction), mais avait bénéficié (il y a tout juste cent ans, la vie est bien faite) d’une publication en français, due à la plume d’Henri Bremond (de l’Académie françaaaaaaaaise), et – surtout ? – présentée par ni plus ni moins que Maurice Barrès, ce qui n’a fait qu’aiguillonner davantage encore ma curiosité. Enfin, histoire d’en rajouter une couche, l’ouvrage bénéficie aujourd’hui d’un avant-propos de l’excellent François Angelier, l’homme de « Mauvais Genres », qui s’intéresse justement pour l’essentiel au goût de Barrès pour cette histoire fantastique largement oubliée depuis, en dépit des efforts de tout un chacun, et de l’homme de la terre et des morts en particulier, qui ne tarit pas d’éloges sur cette œuvre singulière d’une (aujourd’hui) obscure femme de lettres écossaise, en son temps prolifique. Vous comprendrez bien qu’avec tous ces éléments, je ne pouvais pas décemment passer à côté de ce tome inaugural…

 

Nous sommes en juillet 1875, alors que la IIIe République peine à s’installer, à Semur, petite ville fortifiée de Bourgogne, qui va être le théâtre d’événements pour le moins déconcertants. Le (court) roman prend la forme d’un rapport sur ce qui s’est produit, rédigé essentiellement par le maire plus ou moins « voltairien » de la commune, M. Martin Dupin, et complété par divers autres témoignages (ceux de son épouse, de sa mère, d’un noble légitimiste et d’un « visionnaire »). Faut-il chercher la source du drame dans les blasphèmes de la canaille, ou dans la décision du maire de supprimer la messe obligatoire pour les malades de l’hôpital ? Toujours est-il qu’un étrange phénomène climatique, une brume obscure jamais vue en plein été, plonge bientôt la petite ville dans un déconcertant crépuscule ; et suit une « sommation » affichée à la lueur des éclairs sur les portes de la cathédrale : les habitants de Semur se voient en effet intimer l’ordre de quitter les lieux, et de céder la place… aux morts, qui connaissent, eux, le véritable sens de la vie, bien oublié par les vivants. Mus par une impulsion incontrôlable, le maire et ses concitoyens se retrouvent bientôt hors les murs, à faire le siège de la ville qui leur est désormais interdite, dans une atmosphère d’angoisse étouffante…

 

Il y a bien des choses à dire sur ce petit texte. Tout d’abord, on avouera que l’on comprend l’enthousiasme de Barrès pour ce sujet, qui avait tout pour lui plaire. Texte hautement moral, et, disons-le, franchement réactionnaire, La Ville enchantée ne pouvait qu’être du goût du fameux écrivain nationaliste, qui a d’ailleurs semble-t-il du mal à admettre qu’on le doive à une « Anglaise »… Sa thématique chérie de la terre et des morts prend ici corps (enfin, façon de parler : les morts, ici, ne sont pas « matériels », on ne les voit d’ailleurs pas du tout) d’une manière qui ne pouvait que le séduire. On avouera cependant que, pour un lecteur du XXIe siècle naissant, ce sont justement ces traits qui peuvent rendre la lecture de La Ville enchantée un tantinet agaçante : le texte est lourd de moralisme et de bondieuseries, malgré la « libre pensée » du principal narrateur – personnage arrogant, machiste et hypocrite qu’on ne trouvera guère libéral, et qui tient un peu de Homais –, ce qui peut venir à bout de la patience du lecteur, qui aura du mal à s’identifier avec les personnages (à moins d’être le dernier des réacs, ce qui après tout n’est pas forcément à exclure).

 

Pourtant, La Ville enchantée distille malgré tout un certain charme oppressant, une atmosphère fantastique indiscutablement réussie, et plus subtile qu’il n’y paraît. Aussi se laisse-t-on guider par la plume très professionnelle de Mrs Oliphant dans cette étrange brume peuplée de douloureux souvenirs. L’amateur de fantastique en aura donc pour son argent, même s’il sera amené plus d’une fois à grincer des dents ; reste un doux frisson ma foi pas désagréable.

 

Mais l’intérêt, aujourd’hui, de La Ville enchantée, est peut-être ailleurs. En effet, volontairement ou non, on peut également y lire une fort instructive et finalement amusante comédie de mœurs sur le XIXe siècle finissant en France (ou du moins telle qu’une Écossaise pouvait l’imaginer). Certes, celle-ci n’est guère délicate, et procède à gros traits. Le tableau n’en est pas moins édifiant, et peu flatteur : nous y voyons une France rurale engoncée dans la superstition, et partagée en deux camps, correspondant aux deux sexes (avec le curé pour exception, comme de juste) ; d’un côté, les hommes, tous plus ou moins matérialistes au sens vulgaire, mais qui ont tôt fait de virer leur cuti pour entonner les psaumes quand l’étrange frappe, que ce soit par lâcheté ou « pour être comme il faut » ; de l’autre, les femmes, le parti-prêtre, toutes insupportables de bondieuserie naïve, au mieux comme l’héroïne « d’Un cœur simple » (oui, je tiens à mon Flaubert), au pire d’une sottise à faire peur (c’est finalement ce qu’il y a de plus effroyable dans cette histoire…). Aussi est-il difficile de trouver véritablement un personnage attachant dans toute cette médiocrité provinciale : bizarrement, celui qui s’en tire le mieux, c’est le « visionnaire » – « l’anarchiste » ? –, Paul Lecamus ; pour les autres, si l’on peut se laisser adoucir le temps de quelques lignes par un trait de sincère piété et d’amour filial, c’est tout de même le sentiment de répugnance qui domine…

 

 Aussi La Ville enchantée, pour n’être certainement pas sans intérêt, ne sera probablement pas du goût de tous les lecteurs. Pour ma part, j’ai donc trouvé ce court roman aussi agaçant que séduisant, révisant mon opinion à chaque page ou presque. Ce n’est probablement pas du fantastique de la plus belle eau, convenons-en : La Ville enchantée, et les thématiques soulevées, ont bien vieilli, et l’on comprend sans peine l’oubli qui les a frappées. En même temps, c’est un document intéressant, dont l’exhumation, sans être d’une impérieuse nécessité, est néanmoins à saluer. Ma curiosité n’a été qu’à moitié satisfaite, mais je ne regrette pas ma lecture. Et je poursuivrai assurément mon périple dans les brumes de Baskerville…

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