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Le Guide géographique des otaku, de Julie Proust Tanguy

Publié le par Nébal

Le Guide géographique des otaku, de Julie Proust Tanguy

PROUST TANGUY (Julie), Le Guide géographique des otaku, [Bordeaux], [Les Moutons Électriques], [2017], [32 p.]

VITE FAIT

 

Ce qui suit ne va peut-être pas constituer une chronique à proprement parler, car l’ouvrage en question ne s’y prête probablement pas trop, outre que je ne suis sans doute pas le lecteur le plus pertinent pour en causer. Tentons quand même d’en dire quelques mots…

 

Le Guide géographique des otaku est un bonus exclusif du financement participatif de Japon ! Panorama de l’imaginaire japonais, aux Moutons électriques, ouvrage très alléchant mais qui a pris un peu de retard. Les deux sont dus à la même autrice, Julie Proust Tanguy, mais, histoire de patienter, le temps que le gros machin arrive, ledit petit bouquin bonus a d’ores et déjà été livré aux participants du crowdfunding, ainsi qu’un assez joli portfolio.

 

Il n’y a pas eu tromperie sur la marchandise – notamment concernant la pagination : 32 pages, hop, ça avait été annoncé –, mais j’avais dû me faire des idées, sans fondement, aussi mon premier contact avec ce Guide géographique des otaku a-t-il été un peu perplexe… Parce que, pour dire les choses, et pagination mise à part, ça m’a fait l’effet d’être un peu cheap, cette brochure agrafée avec une couverture qui bave un chouia (souci d’impression qui, heureusement, n’affecte pas les nombreuses photographies intérieures, globalement intéressantes). Bizarrement, connaissant le caractère « touristique » affiché de ce supplément, je m’attendais aussi à un format davantage adapté – du genre qui tient dans la poche, et qui peut ainsi nous suivre dans mille et une excursions. Mais c’est sans doute un préconçu de ma part.

 

Par contre, oui, je crois qu’il faut y insister : l’approche est clairement touristique (le titre pourrait peut-être induire en erreur à cet égard ?). Le texte va à l’essentiel (au point parfois de l’hermétisme, ai-je l’impression), et la (très) brève description des endroits à visiter cède bientôt la place à des informations pratiques : comment s’y rendre, horaires (voire périodes) d’ouverture, tarifs, dispositions particulières… Aussi n’est-ce guère une lecture à propos « dans l’absolu » : c’est vraiment un outil à consulter lors d’un séjour au Japon, et un séjour qui laisse le temps de flâner, de se cultiver, de s’amuser, en suivant un circuit ou en picorant dans les destinations proposées. J’en prends bonne note, et si, un jour, par miracle, je parviens à me rendre Là-Bas, nul doute que je prendrai soin de me munir de cette brochure. Au cas où.

 

 

Mais en admettant que je ne suis probablement pas le cœur de cible de cette publication.

 

OTAKU ?

 

Un guide pour otaku, donc ? Le terme en lui-même est passablement problématique – le parcours de l’expression est assez bizarre, de la politesse marquée originelle (« votre maison », une manière d’exprimer le vouvoiement, pour faire simple) à l’affirmation d’une identité culturelle propre et en tant que telle aussi valable qu’une autre, en passant par la condescendance bourgeoise pour ce qui ne pouvait être qu’un amas peu ragoûtant de sous-cultures nécessairement anti-culturelles, et même la psychiatrisation un brin angoissée, du fait de la confusion parfois (souvent) entretenue entre cette notion et celle de hikikomori

 

L’otaku, ici, n’a cependant guère ces ambiguïtés : c’est le seul versant moderne positif qui est ici retenu. L’otaku, c’est le fan de mangas, d’animes, éventuellement de jeux-vidéos – ou d’autres choses encore, plus ou moins dérivées, plus ou moins marketées, des drama aux figurines en passant peut-être même par les « idoles » de la J-pop.

 

Et je ne suis probablement pas un otaku, sous cet angle. Le titre annonçant la couleur, je ne peux certainement pas critiquer ce Guide pour cette raison, à l’évidence – j’espère cependant que le Panorama saura adopter un point de vue plus élargi… et que la plus grande ampleur du texte saura éviter les écueils du discours parfois bien trop hermétique pour qui n’a pas l’heur de faire partie des initiés, écueils qui m'ont semblé récurrents dans le présent petit bouquin.

 

TROIS CIRCUITS

 

Ceci étant, ce ressenti personnel (et qui en tant que tel ne saurait sans doute permettre de déduire quelque conclusion que ce soit), je n’ai pas eu à en pâtir sur l’ensemble de cette brochure (ou en tout cas pas au même degré).

 

Le Guide est en effet découpé en trois « parcours » touristiques, certes au prisme otaku marqué, mais seul le deuxième (« Anime et manga seichi junrei ») l’est au point où je me suis senti totalement perdu. Mes connaissances en mangas sont très limitées, celles en animes sont peu ou prou inexistantes : cela n’a pas facilité mon immersion dans ces quelques pages saturées de références qui m’échappent – je ne peux guère me raccrocher qu’à un Totoro par-ci, un Tezuka par-là, éventuellement la moto de Kaneda mais seulement si elle est à l’arrêt. C’est un monde que je ne maîtrise pas le moins du monde, au plan des références et plus encore des codes. Si je voulais faire une blague vraiment navrante, je dirais que tout ça, pour moi, c’est du chinois, mais vous avez de la chance, la maison Nebalia ne tolère que l’humour de qualité.

 

Ceci étant, cette brochure n’a pas constitué une « révélation » à cet égard : depuis que je me suis relancé dans des études de japonais, avec des collègues bien plus jeunes, et c’est peu dire, j’ai eu nombre d'occasions de constater qu’un fossé nous séparait, dans notre goût pour le Japon comme dans les représentations que nous nous en faisons – ceci, bien sûr, sans qu’aucune de ces approches ne soit en tant que telle plus pertinente qu’une autre. Avoir été pile-poil dans la génération qui, en France, s’est prise en pleine poire l’essor du manga et des animes n’y a strictement rien changé – je suis tout simplement passé à côté. Et, ce qui me tire vers le Japon, c'est bien davantage la littérature et le cinéma, disons.

 

Mais, heureusement, je me suis davantage retrouvé dans les deux autres circuits proposés, même si le prisme otaku y demeure essentiel.

 

Le premier s’intitule « Dans les pas des yôkai et des kami ». On y touche davantage à la culture japonaise traditionnelle, mais, ne pas s’y tromper, au pays des kitsune comme des kappa ou des tanuki (ces bestioles prennent probablement davantage de place que les divinités), nous avons des guides – des Mizuki (bien sûr), des Miyazaki, des Takahata… De bons guides assurément, mais qui biaisent sans doute un peu les représentations – les yôkai que nous traquons dans ces destinations touristiques ont sans doute une longue histoire, ancrée dans le folklore et dans la foi, mais, très concrètement pour le touriste muni de cette brochure, ils sont depuis pas mal de temps passés au travers du filtre du manga et de l’anime. Davantage à vrai dire que d’autres supports ? Dont la littérature – mais j’ai peut-être un réflexe pavlovien qui m'oblige à penser « Akutagawa » quand je lis « kappa ». Un comportement qui n’a sans doute pas lieu d’être.

 

Ce qui m’intrigue un peu, par contre, dès ce premier circuit, c’est le mélange des registres : les sites proposés à la visite de l’otaku curieux relèvent autant du sacré que du parc d’attraction, avec entre les deux la promenade méditative et la frénésie d’achat de babioles dans les boutiques associées. Je suppose qu’il en faut pour tous les goûts, mais Le Guide géographique des otaku vibre assez régulièrement d’un enthousiasme marqué pour une multitude de produits dérivés, gadgets et souvenirs, ce qui ne me parle absolument pas – bien sûr, le deuxième circuit est celui où cette dimension de shopping pour geeks est la plus marquée.

 

Le troisième et dernier circuit s’intitule « Silence, on tourne ! », et porte comme de juste sur le cinéma japonais. Cela aurait pu être la partie la plus évocatrice à mes yeux, mais – peut-être pour cette raison, en fait – je l’ai trouvée finalement plus frustrante qu’autre chose ; il y a de très bonnes idées d’excursion touristique, mais relativement éparses – ce qui peut, parfois, avoir l’avantage de l’inattendu. Bon, et il y a aussi de l’attendu, hein : vous vous en doutez, difficile de manquer Godzilla dans ces pages… Et on ne s’en plaindra pas. Mais, pour le coup, le gros lézard atomique est probablement ici le point d’ancrage de l’approche otaku de ces visites – le ton, pour le reste, est finalement assez différent de ce qui précède.

 

EN ATTENDANT LE GROS MORCEAU

 

Je ne doute pas un seul instant de la compétence en ces matières de Julie Proust Tanguy – et j’apprécie son enthousiasme, que certains trouveront sans doute communicatif et à bon droit. Le problème, c’est moi : je ne suis sans doute pas le cœur de cible de ce guide. Dès lors, il m’a régulièrement paru hermétique, soit parce que les références me manquaient (très régulièrement), soit parce qu’elles débouchaient sur une sorte de consumérisme geek auquel je ne suis pas forcément insensible de manière générale (merde, je suis un rôliste et j’aimerais bien taquiner davantage la figouze, il semblerait que ce soit en cours, d'ailleurs), mais qui, en l’espèce, me laissait tout de même pantois (forcément, ça doit venir du premier problème). La densité nécessaire du texte (la destination doit être motivée en deux lignes), et la place à accorder aux informations techniques, n’ont bien sûr rien arrangé me concernant.

 

Mais tout cela doit faire son office pour l’otaku cible, dont j'imagine qu’il en retirera quelque chose – un appui bienvenu pour un tourisme éventuellement différent. Le scepticisme du Nébal tient à ce qu’il s’agit d’un animal tristement casanier (le séjour au Japon, c’est pas pour tout de suite…), et peut-être un peu trop frileux, ou en tout cas ignare, dans les registres culturels qui fondent la figure de l’otaku. En tant que tel, il m'est impossible d'en conclure quoi que ce soit pour d'autres lecteurs-touristes.

 

J’espère cependant – et je suppose – que, le moment venu, Japon ! Panorama de l’imaginaire japonais saura davantage me parler, avec une ampleur autorisant bien mieux l’immersion et le ravissement du lecteur non initié mais curieux, et tant qu’à faire avec un fond et une forme dépassant le seul projet touristique pour inclure davantage d’analyse ; les deux titres n'ont à l'évidence pas le même propos, après tout.

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Baby Cart (Le Loup à l'enfant) : l'intégrale de la saga

Publié le par Nébal

Baby Cart (Le Loup à l'enfant) : l'intégrale de la saga

(IN)CULTE !

 

Cela faisait des années que je voulais le faire, et je l’ai enfin fait : le visionnage des six films constituant la série Baby Cart, soit l’adaptation au cinéma du génialissime manga de Koike Kazuo et Kojima Goseki Kozure Ôkami, plus connu dans nos contrées sous son titre anglais Lone Wolf and Cub.

 

En fait, cette curiosité pour ces films remonte en ce qui me concerne à bien avant ma découverte du manga. Cet intrigant titre global de Baby Cart, en soi, suffisait à attirer l’attention, et c’était sans doute la série de chanbara la plus connue en dehors du Japon, si le Zatoichi de Kitano Takeshi, en 2003, a un peu changé la donne, en popularisant bien au-delà des frontières de l’archipel nippon le personnage très révéré là-bas du masseur aveugle. En fait, il y a un lien direct, voire plusieurs, et j’y reviendrai.

 

Mais ma découverte bien tardive de la BD de Koike Kazuo et Kojima Goseki a forcément rendu plus nécessaire encore le visionnage de cette saga – parce que Lone Wolf and Cub a constitué pour moi une putain de baffe, comme mes chroniques très enthousiastes des quatre premiers tomes en témoignent sans doute (je viens de lire le cinquième, j’en causerai sous peu). Le scénario de Koike Kazuo fait preuve d’une astuce extraordinaire, à même de conjuguer dans l’harmonie la violence et le sentiment, l’outrance et la documentation ; le dessin de Kojima Goseki, et la mise en page en fait partie, démontre quant à lui un sens du cadre et du montage qu’on est porté à qualifier de « cinématographique », même si c’est prendre les choses à l’envers – je n’en étais que plus curieux de voir ce que cela pourrait bien donner à l’écran. Certes, la série est très longue, et je doute qu’elle demeure aussi bonne au fil de ses vingt-huit tomes, mais, en ce qui concerne les cinq premiers du moins, les seuls que j’ai lus pour l’heure, on peut très légitimement parler de chef-d’œuvre, de monument de la bande dessinée.

 

Et les films ? Il me fallait voir ça – et merci aux indispensables éditions Wild Side, comme toujours, pour ce très beau coffret rassemblant les six DVD de la série, complétés par un DVD bonus fort instructif, où l’on disserte aussi bien sur l’œuvre de Misumi Kenji que sur l’influence de Lone Wolf and Cub sur Frank Miller, avec aussi une comparaison de la BD et des films, excellente idée, et bien rendue, mais hélas sur un format trop court et donc un peu frustrant.

 

Baby Cart, donc… Six films. Auxquels on accole systématiquement le qualificatif si dangereux de « culte » ; six longs-métrages sortis en l’espace de trois ans, mais les quatre premiers durant la seule année 1972 – et ce alors que la publication du manga n’avait débuté qu’en 1970 ; six films, enfin, qui ont rassemblé une équipe de personnages hauts en couleurs…

 

DES PERSONNAGES AUTOUR DES FILMS

 

Sans doute faut-il commencer par Katsu Shintarô, forte tête et/ou tête de cochon, mais alors un acteur extrêmement populaire au Japon, au premier chef pour son plus célèbre rôle : celui, donc, de Zatoichi – il a incarné le masseur aveugle dans vingt-cinq films très rentables au cours des années 1960 et 1970 ; comme dit plus haut, le film de Kitano Takeshi est un témoignage éloquent de l’importance de ce personnage dans le cinéma populaire japonais, dans la durée – comme un James Bond, peut-être.

 

Au tournant des années 1970, cependant, le cinéma japonais, et pas seulement le cinéma populaire d’ailleurs, connaît de plus en plus de difficultés ; après l’âge d’or des années 1950 et 1960, ce qui inclut l’internationalisation du cinéma nippon dans la foulée du Rashômon de Kurosawa Akira, se profile à l’horizon la chute des grands studios japonais – et Katsu Shintarô, à ce qu’il semblerait, en était parfaitement conscient. Il était sans doute très conscient d’une autre chose encore : le chanbara, ce genre dont il incarnait sans cesse le plus fameux personnage, était alors entré dans une phase de déclin, et le public tendait à s’en désintéresser, lui préférant notamment les films de yakuzas. Pour remédier à ces deux soucis, Katsu Shintarô, désireux d’une plus grande liberté, a donc fondé sa propre maison de production, Katsu Pro., qui, sauf erreur sans s’émanciper totalement du système des grands studios (je crois qu’il y avait des liens avec la Daiei ?), lui autorisait cependant une certaine marge de manœuvre – l’occasion de tourner des films dont les studios, frileux et conservateurs, n’auraient jamais voulu.

 

Entre alors en scène un deuxième personnage haut en couleurs… qui n’est autre que le frère aîné de Katsu Shintarô ! C’est que leur père était acteur de kabuki, et il a ainsi formé les deux garçons, qui y ont fait leurs premières armes… Wakayama Tomisaburô, donc – semble-t-il lui aussi une forte tête et/ou tête de cochon. Le bonhomme est massif, un judoka chevronné par ailleurs – et c’est ainsi qu’il a commencé à percer au cinéma. Mais, peut-être plus encore que son frère, Wakayama est un amateur de jidai-geki (« film historique », ou « en costumes »), au-delà du seul chanbara qui en est un sous-genre ; depuis 1955, il a tourné dans nombre de ces films, et entend continuer.

 

Or Wakayama découvre le manga Kozure Ôkami, de Koike Kazuo et Kojima Goseki, qui paraît depuis 1970 et remporte semble-t-il un certain succès. L’acteur est très séduit par le personnage d’Ogami Ittô, et soumet à son frère l’idée d’en produire une adaptation cinématographique, avec lui-même dans le rôle principal. Par ailleurs, de sa propre autorité, il va rendre visite au scénariste Koike Kazuo – à en croire ce dernier, à peine entré dans la salle, Wakayama Tomisaburô aurait aussitôt exécuté un saut périlleux : « Je suis peut-être gros, mais je peux quand même faire ça ! » Il est vrai que le physique de Wakayama peut surprendre, guère conforme aux images que l’on se fait couramment des héros de chanbara, et, dans le premier film notamment, j’avoue que je ne savais pas vraiment qu’en penser – mais, pour le coup, son côté massif et néanmoins vif de judoka, autant que l’âge qui commençait à marquer ses traits, en faisaient effectivement un choix pertinent pour incarner Ogami Ittô, et qu’importe s’il ne ressemblait pas vraiment au personnage dessiné par Kojima Goseki… Quoi qu'il en soit, Koike Kazuo est impliqué dans l’affaire (il scénarisera lui-même les cinq premiers films – il confesse volontiers que ça s’est fait de manière assez anarchique et désinvolte…), et, Wakayama Tomisaburô ayant convaincu son frère Katsu Shintarô de produire le film, débute bientôt le tournage du Sabre de la vengeance – nous sommes en 1972 ; le film connaîtra un beau succès, au point où trois autres épisodes seront tournés dans la même année (!), puis un autre en 1973 et un dernier en 1974. Il semblerait que la série se soit interrompue en raison d’un caprice de Wakayama…

 

Mais là, j’ai pris un peu d’avance… C’est qu’il fallait aussi trouver un réalisateur. La question ne s’est finalement pas posée très longtemps, car aussi bien Katsu Shintarô que Wakayama Tomisaburô avaient leur idée sur la question : ils voulaient Misumi Kenji. Là encore une forte tête, même si sur un mode beaucoup moins agressif – simplement, le réalisateur ne se laissait pas marcher sur les pieds… Ses relations avec les deux frères avaient pu être houleuses au début, mais, finalement, ça s’était avéré le meilleur moyen de gagner leur respect. Misumi avait réalisé des films très divers ; certains lui avaient conféré, semble-t-il, l’image d’un réalisateur « féminin » (ce qu’un dur passablement conservateur comme Wakayama Tomisaburô traduisait par « efféminé », initialement…), pas si éloigné au fond d’un Mizoguchi Kenji, auquel il était lié via le studio Daiei (et sa hiérarchie interne des auteurs) ; mais il avait également fait preuve d’un certain brio dans un registre davantage tourné vers l’action – et Katsu était bien placé pour le savoir, puisque Misumi l'avait dirigé dans nombre de films de la série des Zatoichi dans les années 1960, dont le tout premier en 1962 ! Un réalisateur inventif et digne de confiance, capable de faire œuvre au travers de films très différents, et pas étranger au registre populaire : le choix idéal pour Baby Cart. Misumi Kenji réalisera quatre des six films de la série – les trois premiers, et le cinquième. Aussi y reste-t-il attaché dans la mémoire cinématographique, on en a fait le réalisateur de Baby Cart...

 

Même s’il y en a donc eu deux autres : le quatrième film a été tourné par Saito Buichi, un réalisateur proche et qui avait été envisagé dès le départ – moins inventif peut-être que Misumi, mais impliqué et tout à fait compétent. Le sixième et dernier opus, un peu à part (le film n’est pas scénarisé par Koike Kazuo, et contient des éléments clairement surnaturels), a quant à lui été réalisé par Kuroda Yoshiyuki, qui avait semble-t-il connu une belle carrière dans le registre fantastique.

 

Pour être vraiment complet, ce tableau des personnages autour des films devrait sans doute mentionner d’autres noms plus discrets – chefs opérateurs, monteurs, compositeurs (la musique est totalement anachronique, très funky souvent, avec aussi à l’occasion des bruitages « bleep » d’une électronique so 1973…), etc. Mais là, ça dépasse allègrement mes compétences – encore plus que ce que je viens d’écrire, veux-je dire. Je vous renvoie au documentaire Baby Cart : lame d’un père, l’âme d’un sabre, dans le DVD bonus (Baby Cart : le guerrier de l’apocalypse), il contient plein de choses très intéressantes à ce propos, dont des interviews des grands responsables de tout ça.

LE CHANBARA JUSQU’À L’OUTRANCE

 

La série Baby Cart ne doit sans doute pas être envisagée isolément – elle s’inscrit dans l’histoire tumultueuse du chanbara, sous-genre du jidai-geki ; même si la nuance n’est peut-être pas toujours évidente ? D’autant que, si le chanbara originel avait des sources pré-cinématographiques, dans le théâtre kabuki, il a considérablement évolué au cours du XXe siècle – et Les Sept Samouraïs, de Kurosawa Akira, en 1954, est sans doute une date importante, notamment dans cette optique d’un registre un peu flou entre le genre et le sous-genre. Outre qu’il permet à quelques-uns de ces films de s’exporter, le film de Kurosawa incarne aussi un courant où le cinéma japonais prend compte de l’international, et l’influence en retour. Le lien avec le western est tout particulièrement marqué. Un fait qui éclate dans Yojimbo, en 1961, où l’hommage est explicite (et en même temps très joueur). Déjà, l’année précédente, John Sturges avait livré un remake des Sept Samouraïs en western, sous le titre Les Sept Mercenaires ; mais, en 1964, c’est cette fois Yojimbo qui est « remaké », par Sergio Leone – sous le titre Pour une poignée de dollars. Naissance (à l'international ?) du western spaghetti, et belle illustration d’une boucle de rétroaction qui se met en place, où le chanbara et le western italien, notamment, s’influencent sans cesse – Baby Cart en témoignera, et, outre les films de Leone, je suis très tenté de supposer une influence marquée du Django de Sergio Corbucci, notamment.

 

Et cette influence réciproque ne concerne pas seulement les techniques de réalisation ou même de narration. Yojimbo, au travers du rônin incarné par Mifune Toshirô, avait introduit un personnage de héros à la morale (en apparence, du moins) plus ambiguë que de coutume, dans un monde quant à lui sans l’ombre d’un doute d’un cynisme effrayant et prompt à la violence la plus sale – deux dimensions considérablement accentuées dans le film de Leone et ses deux suites, où cela tourne presque au nihilisme. Au Japon, ce constat plus désabusé (car je suppose que les films de Kurosawa avaient encore malgré tout quelque chose de « chevaleresque » ?) opère aussi une remise en cause des vieilles gloires du bushido et de l'honneur si cher aux samouraïs, approche qui prend de plus en plus de place dans le chanbara et le jidai-geki des années 1960, en contrepoint à celui des décennies précédentes – en témoignent notamment des films tels que le splendide Harakiri de Kobayashi Masaki, ou encore Goyokin ou Hitokiri de Gosha Hideo (qu’il faut à tout prix que je revoie sous peu…). À vrai dire, en bande dessinée, Lone Wolf and Cub en sera bientôt la plus criante des illustrations, et, je suppose, certains gekiga de Hirata Hiroshi de même (par exemple L’Argent du déshonneur ?).

 

La violence, aussi, prend une tout autre signification. À ce qu’il semblerait, le chanbara classique, comme le western classique d’ailleurs, ne jouait pas la carte de la violence graphique – les morts tombaient au sol sans une goutte de sang, sans un cri. Ici, c’est à nouveau un film de Kurosawa qui commence à changer la donne : Sanjuro, en 1962, la suite de Yojimbo, sorti quant à lui l’année précédente. Les deux films usaient de diverses techniques pour rendre les combats plus terribles, que ce soit au plan du montage, en usant d’accélérés ou de ralentis, ou encore en trafiquant le son des coups de sabre et des membres tranchés pour un impact plus viscéral (littéralement, parfois…). Mais, en outre, Sanjuro se conclue sur un fameux duel… qui s’achève bien vite en un geyser de sang ! La légende prétend que l’effet spécial avait déconné, mais pour le mieux… De ceci aussi le chanbara ultérieur saura se souvenir – et tout particulièrement Baby Cart, série où l’ultraviolence règne, très graphique (une dimension encore accentuée dans la diffusion internationale originelle des films, avec le remontage Shogun Assassin qui parvenait à rendre l’ensemble plus violent encore !).

 

Ceci, cependant, c’est la trame générale de l'évolution thématique du genre – mais, à la fin des années 1960, le chanbara semble avoir perdu en popularité au Japon. On lui reproche souvent d’être devenu trop baroque, trop maniéré – ce qui paraît pourtant entrer en contradiction avec cette évolution globale. Mais Baby Cart va – une dernière fois ? – remodeler le genre en reprenant ces différents aspects, et en les poussant plus loin que jamais.

 

Comme dans le manga originel, Ogami Ittô est un tueur impitoyable – un homme très dur, aussi, avec son fils Daigorô, même si, dans les deux cas, quelques scènes savamment saupoudrées témoignent de ce que la relation qui les unit n’est pas dénuée d’un authentique amour, peut-être d'autant plus touchant. Quoi qu’il en soit, l’ancien bourreau du shôgun, dans sa quête de vengeance, en s’abaissant à devenir un tueur à gages, paraît rompre tous les liens avec la figure mythique du samouraï. Il en conserve pourtant la dignité froide et intimidante… Mais les illusions ne sont plus de la partie. De la sorte, le monde autour de l’assassin ne bénéficie plus lui non plus des mêmes enjolivures fantasmées : il est cynique, immoral, révoltant, et d’une extrême violence. Nul besoin, pour s’en apercevoir de s’en tenir aux seuls Yagyû, les vilains de la série, clan ninja cupide et impitoyable – les agents plus « officiels » du shogunat ne valent pas mieux, et les routes de l’archipel sont parcourues par quantité de brigands, qu’ils s’assument en tant que yakuzas, ou feignent, peut-être même à leurs propres yeux, d’être des samouraïs, quitte à ce que ce ne soit que pour jouir des privilèges attachés à ce rang. Même si Baby Cart s’affiche avant tout comme un divertissement populaire, la série déploie donc un tableau très critique, et sans doute aussi railleur, à l’encontre des représentations idéalisées du bushido.

 

Mais, dans cette entreprise de démolition et de massacre, la série ne fait pas que broder sur le chanbara des années 1960 ; elle sait, comme les meilleurs de ses prédécesseurs, regarder ce qui se fait ailleurs, et en tirer profit (ce qui produira à terme une influence en retour). Le modèle du western spaghetti, même rendu confus tant il avait entretenu des liens complexes avec le chanbara depuis Yojimbo et Pour une poignée de dollars, est indéniable, et, tout particulièrement à partir du troisième volet, Dans la terre de l’ombre, je maintiens : j’ai vraiment l’impression que c’est Django la référence clef. Mais il y a d’autres choses encore – sans doute le cinéma de Hongkong, et tout particulièrement de la Shaw Brothers ; sans doute aussi et enfin, de manière peut-être plus surprenante, via notamment une multitude de gadgets improbables, y a-t-il dans les films Baby Cart bien des choses qui renvoient à James Bond – Le Paradis blanc de l’enfer, au terme de la série, ne laissera plus aucun doute à cet égard.

 

Baby Cart, quoi qu’il en soit, incarne le chanbara des années 1970 – même avec quelque chose d’un chant du cygne. De par son outrance à tous points de vue, la série y gagne une certaine singularité qui découragera l’imitation.

 

ULTRAVIOLENCE ET GROTESQUE

 

Outrance : c’est bien le mot. Si le premier film, Le Sabre de la vengeance, reste relativement sobre à cet égard, dès le deuxième, L’Enfant massacre, la série en rajoutera toujours plus dans l’ultraviolence et le grotesque – jusqu’à aboutir à l’ultime film, Le Paradis blanc de l’enfer, pour lequel le mot « excessif » paraît bien timoré. Il y a là une escalade qui ne pouvait peut-être pas continuer éternellement ; la folie du sixième film, même s’il n’était semble-t-il pas envisagé dès le départ comme devant être le dernier de la série, en témoigne sans doute à sa manière.

 

Cette outrance tient d’abord à l’ultraviolence de la saga. Le geyser de Sanjuro y fait bien des émules – le tuyau d’arrosage participe de nombre d’effets spéciaux, c'est presque un personnage à part entière à ce stade… La série est très gore, oui : le sang qui gicle s’accompagne régulièrement de têtes et de membres qui volent, de plaies à vif en gros plan, parfois même de corps littéralement coupés en deux d’un coup de sabre bien placé. Les combats sont bien chorégraphiés, avec une certaine élégance parfois (élégance qui ressort également de scènes plus contemplatives et très bien composées, notamment dans les films tournés par Misumi Kenji – c’est un point que je ne saurais pas développer beaucoup plus, mais il faut le prendre en compte : les films sont souvent beaux, et ils ne sont pas que tueries), mais la mort n’y est jamais élégante quant à elle – elle est horrible et noue le ventre… à moins de faire rire ? Les bruitages y participent, d’ailleurs – pas seulement du fait des astuces de Kurosawa et de ses collaborateurs, mentionnées plus haut, et dûment reprises : ici, la lame pénétrant dans la chair et qui y est retournée produit son lot de « sprotch splitch sprlutch » peu ragoutants – et les « pchit » des tuyaux d’arrosage sont comme amplifiés, avec des variantes (le nuage de sang en particules peut utilement remplacer le geyser). On est en plein registre du Grand-Guignol, parfaitement assumé – la réaction du spectateur est sans doute variable, sur un axe qui va du rire franc au dégoût nauséeux : mille nuances de gore… Même si je tends à croire que, du fait de cette escalade, les connotations de l’ultraviolence évoluent au fil de la série : ce qui est douloureux dans Le Sabre de la vengeance est hilarant dans Le Paradis blanc de l’enfer.

 

Plus exceptionnellement, la violence, sans être aussi graphique, peut prendre d’autres formes, éventuellement plus éprouvantes, d'ailleurs. Il y a çà et là quelques séquences de torture, dont une, dans Le Territoire des démons, s’avère particulièrement déconcertante – car c’est alors le petit Daigorô qui est supplicié sous les yeux de son père ! De manière un tantinet gratuite par ailleurs… Mais, dans ce registre, il y a plus insoutenable : quelques scènes de viol… Dans Dans la terre de l’ombre, le troisième film (et peut-être mon préféré ?), on trouve deux de ces scènes, très dures – d’autant qu’elles sont filmées caméra à l’épaule, ce qui rend les séquences plus brutales encore… Pour le coup, cette violence-là ne fait pas du tout rire.

 

Mais la violence, dans Baby Cart, c’est aussi le body count effarant dans chaque film – et toujours un peu plus. La série nous démontre par le menu qu’Ogami Ittô est la principale cause de mortalité dans le Japon d’Edo, le petit Daigorô atteignant une honnête deuxième place au classement. Les deux premiers films ne manquent pas de tueries, mais j’ai l’impression que la donne change avec le troisième, qui, dans sa scène finale, inaugure un principe de méga-baston conclusive que les films suivants reprendront avec toujours plus d’ampleur. Dans chaque film, Ogami Ittô tue des dizaines d’adversaires, dont une bonne moitié voire plus dans ces scènes finales totalement folles. Dès Dans la terre de l’ombre, cela a quelque chose de proprement (non, salement) surréaliste ; dans Le Paradis blanc de l’enfer, ultime volet, cela passe toute mesure – au visionnage du film, j’avais avancé que, lors de la dernière scène, Ogami Ittô tuait bien 150 à 200 personnes à lui tout seul ! Et Wikipédia de me corriger dans le détail mais pas dans le fond : « Ce film détient le record du nombre de personnages tués par un seul autre personnage, Ogami Ittô y faisant 150 victimes. »

 

Tout ceci n’est pas sans incidence quant à la réception des films. Disons-le, passé le premier opus, au-delà de quelques passages bienvenus dans les troisième et quatrième volets plus particulièrement, le ton de Baby Cart est assez différent de celui du manga de Koike Kazuo et Kojima Goseki. Lone Wolf and Cub pouvait sans doute faire appel au registre du grotesque, via des techniques et armes étranges de ninjas, ou via des massacres improbables,mais les films vont bien plus loin dans ce sens – et, s’ils n’ont absolument rien de comédies, et si Ogami Ittô y demeure un personnage grave et fondamentalement inquiétant, l’outrance des situations est telle que la noirceur essentielle du manga cède progressivement le pas au délire bisseux toujours plus excessif, et autrement amusant ; pas que ce soit forcément une critique, même si je préfère largement le manga sous cet angle, mais, oui, le ton diffère…

 

Et ce même si Koike Kazuo a scénarisé cinq films sur six, et si ces cinq films reprennent des éléments figurant dans la BD, et même dans ses tout premiers tomes (rappelons que le manga n’avait débuté qu’en 1970, soit deux ans seulement avant le premier film) : le cas du sixième métrage est à part, donc, mais la quasi-totalité des récits figurant dans les cinq premiers films ne m’étaient pas inconnus, car issus des quatre premiers tomes du manga.

 

Et le ton diffère d’autant plus que, dans ce principe d’escalade, il y a comme une compulsion à faire toujours plus dans le « bizarre », avec des « coups spéciaux » totalement dingues, des manières de mourir follement inventives et improbables… et, de plus en plus, quantité de gadgets tout droit sortis du laboratoire de Q. Ceci, souvent, via le landau de Daigorô : la daigorômobile ne manque pas d’astuces improbables dès le départ, mais, dans le dernier film, elle devient un putain de char d’assaut en même temps qu’une luge ! Ces gadgets, bien sûr, connaissent leur lot d’anachronismes rigolos… Dans la scène finale du troisième film (celle qui m’a vraiment rappelé Django), le landau se transforme en une bien improbable mitrailleuse (!), principe qui sera souvent repris dans les films suivants (jusqu’à plus soif, hélas : dans Le Paradis blanc de l’enfer, cela doit bien se produire cinq ou six fois en moins d’une heure et demie – à ce stade, la jubilation a depuis longtemps été remplacée par la lassitude…). Je note ici que, dans le tome 5 de Lone Wolf and Cub, un épisode très déconcertant amène Ogami Ittô à découvrir les plans d’une « arquebuse multiple », plutôt que d’une mitrailleuse à proprement parler – mais je ne sais pas si cet épisode est antérieur ou postérieur par rapport à Dans la terre de l’ombre.

 

Mais, au-delà des gadgets, il y a nombre de techniques martiales, souvent associées aux méchants ninjas du clan Yagyû, qui relèvent peu ou prou du surnaturel. Cela vaut aussi pour Ogami Ittô, bien sûr, dont la technique sui-o commet bien des ravages – par ailleurs, Wakayama Tomisaburô était amateur de combats très dynamiques et très impressionnants, et prisait beaucoup l’emploi des trampolines… ZBOING ! Il y a aussi quelques choses plus étranges, comme l’épée enflammée de l’épisode quatre. Mais, dans le dernier film (qui, rappelons-le, est le seul à ne pas avoir été scénarisé par Koike Kazuo), cette relative ambiguïté au regard de prouesses physiques peu ou prou surnaturelles cède la place à un contenu sans l’ombre d’un doute fantastique (genre qui avait semble-t-il la prédilection du réalisateur, Kuroda Yoshiyuki) : Ogami Ittô y affronte un sorcier et ses larbins zombies fouisseurs…

 

Ce grotesque, comme tout grotesque, n’est pas sans dangers : par définition, c’est un jeu d’équilibriste, qui peut pencher aussi bien du côté du sublime que du ridicule. En certains cas, la jubilation bisseuse n’est pas si éloignée de la jubilation nanarde… Satanés ninjas, ça doit être de leur faute ! Sauf, bien sûr, que Misumi Kenji, surtout, et Saito Buichi, et (même) Kuroda Yoshiyuki, filment autrement mieux qu’un Godfrey Ho. Mais les films, à part le premier, sont quand même sur la corde raide – et j’imagine que les réactions peuvent varier considérablement d’un spectateur à l’autre, voire, chez un même spectateur, d’un moment à l’autre.

 

LES SIX FILMS

 

Je ne peux pas faire ici de chroniques détaillées des six films, ce n’est pas vraiment le propos – quelques éléments qui me paraissent notables, des liens avec la BD quand c'est possible, c’est tout (au risque du jugement un peu lapidaire).

 

Deux très brèves remarques générales : les six films sont assez courts (moins d’une heure et demie chacun), et souvent un peu décousus – disons du moins avec une trame générale plus ou moins relâchée.

 

Allez, c’est parti…

 

Le Sabre de la vengeance

Baby Cart (Le Loup à l'enfant) : l'intégrale de la saga

Titre : Baby Cart : Le Sabre de la vengeance

Titre original : Kozure Ôkami : Ko wo kashi ude kashi tsukamatsuru 子連れ狼 子を貸し腕貸しつかまつる (traduction littérale : Sabre et enfant à louer)

Réalisateur : Misumi Kenji

Année : 1972

Pays : Japon

Durée : 83 min.

Acteurs principaux : Wakayama Tomisaburô (Ogami Ittô), Tomikawa Akihiro (Daigorô), Watanabe Fumio (Sugito), Mayama Tomoko (Osen), Tsuyuguchi Shigeru (Junai Matsuki)…

 

Le premier film de la série est en tant que tel le plus « normal », d’une part car il pose les personnages en livrant aux spectateurs le passé d’Ogami Ittô, fondant son errance avec le petit Daigorô, d’autre part parce qu’il fait encore preuve d’une certaine retenue au regard du grotesque qui sera, dès le deuxième film, un trait essentiel de Baby Cart.

 

Notons par ailleurs que le film s’ouvre sur une séquence d’une extrême gravité, quand Ogami Ittô, en tant que kaishakunin au service du shôgun, décapite un enfant noble, faisant un simulacre de seppuku avec un éventail – scène directement reprise de la BD, l’épisode « Le Chemin blanc entre les fleuves », dans le tome 3.

 

Mais le reste du film, sauf erreur, pioche surtout dans le tome 1 du manga – d’une part, l’épisode « La Route de l’assassin », logiquement repris en flashback, et qui montre la famille d’Ogami Ittô se faire massacrer par les Yagyû, Ogami Ittô pris au piège diabolique de ces derniers et refusant de se contraindre au seppuku, bien plus désireux qu’il est de se venger… et emmenant avec lui le petit Daigorô, dont le destin est décidé dans l’épreuve du sabre et de la balle. D’autre part, l’épisode « À l’oiseau les ailes, à la bête les crocs », où Ogami Ittô et Daigorô tombent sur un village dont les habitants sont séquestrés par des brigands – prétexte à la grande scène finale, une jolie tuerie, en même temps beaucoup plus retenue que ce que l’on verra dans la série par la suite.

 

Ce film a sans doute une limite : il construit sa narration sur les flashbacks d’Ogami Ittô trahi par les Yagyû – mais, du coup, la narration au présent n’a en contrepartie pas forcément beaucoup de sens ; en même temps, il s’agissait bien de mettre en scène une errance… J’ai d’ailleurs appris depuis qu’au Japon il y avait des « récits de vagabondage » éventuellement codifiés, et où le vagabond est souvent lié à un enfant – ce qui éclaire sous un autre jour aussi bien Lone Wolf and Cub que Baby Cart.

 

Mais, en contrepartie, la réalisation est impeccable, Misumi Kenji sachant doser son métrage en brillant dans une égale mesure dans les éclats de violence et dans les intermèdes plus posés, avec quelques très jolis plans à la clef. L’ambiance est remarquable, la violence douloureuse : peut-être s’agit-il d’un chanbara plus « classique » que les suivants, mais il n’en est pas moins, dans l’absolu, d’une très grande qualité. Beaucoup aimé.

 

L’Enfant massacre

Baby Cart (Le Loup à l'enfant) : l'intégrale de la saga

Titre : Baby Cart : L’Enfant massacre

Titre original : Kozure Ôkami : Sanzu no kawa no ubaguruma子連れ狼 三途の川の乳母車 (traduction littérale : Le Landau de la rivière Sanzu)

Réalisateur : Misumi Kenji

Année : 1972

Pays : Japon

Durée : 81 min.

Acteurs principaux : Wakayama Tomisaburô (Ogami Ittô), Tomikawa Akihiro (Daigorô), Matsuo Kayo (Yagyû Sayaka), Kobayashi Akiji (Hidari Benma), Oki Minoru (Hidari Tenma), Kishida Shin (Hidari Kuruma)…

 

Ce deuxième opus, dès son entrée en matière, témoigne de ce que le grotesque s’est invité dans la série, et ne la quittera plus. Je crois que c’est ce qui m’a un peu gêné lors de mon visionnage, et qui a fait que j’en suis sorti un peu dubitatif – là où nombre de gens vous diront que c’est ici que Baby Cart devient Baby Cart, ce qui est sans doute très vrai.

 

Mon souci, en fait, a porté ici sur les adversaires d’Ogami Ittô – très connotés ninjas, d’abord des femmes que je suppose héritées de l’épisode « Les Huit Portes de la perfidie » (tome 1), puis, et surtout, les frères Hidari, repris de « La Flûte du tigre tombé » (tome 3) ; et il n’y a pas de mystère – ces deux épisodes, dans la BD, font partie de ceux qui m’ont le moins plu dans les premiers tomes… Parce que je préfère la série sur un mode moins systématiquement martial, et sans doute plus réaliste, le trip « ninja » ne me parlant pas plus que ça. Sauf que, dans les films, cette optique plus grotesque fait sans doute sens, et, à ce compte-là, le film se débrouille plutôt bien, je suppose.

 

Et, au-delà, il y a des choses plus intéressantes à mes yeux, même si la trame de fond, pertinente en tant que telle, est un peu confuse dans son exposition – je suppose qu’elle emprunte à l’épisode « Vague de froid » (tome 2), hélas sans son cadre montagnard et enneigé.

 

Ce qui est bien plus convaincant, c’est sans doute le rôle de Daigorô – dans quelques jolies scènes où l’enfant veille son père abattu ; car Ogami Ittô a beau être la machine à tuer que l’on sait, il n’est pas totalement invincible – et c’est un point sur lequel certains des films suivants reviendront, notamment le troisième et (surtout ?) le quatrième.

 

L'Enfant massacre... Je ne suis pas bien certain de ce que j’en pense, donc. Sans avoir trouvé ce film mauvais, j’en étais sorti un peu dubitatif – mais il gagnerait peut-être à être revu après coup. Pour certains, c’est peut-être même le meilleur épisode de la série ! Mais ceci, je ne le crois pas – je crois que, pour ma part, je décernerais ce titre au suivant…

 

Dans la terre de l’ombre

Baby Cart (Le Loup à l'enfant) : l'intégrale de la saga

Titre : Baby Cart : Dans la terre de l’ombre

Titre original : Kozure Ôkami : Shinikazeni mukau ubaguruma 子連れ狼 死に風に向う乳母車 (traduction littérale : Le Landau face au vent de la mort)

Réalisateur : Misumi Kenji

Année : 1972

Pays : Japon

Durée : 89 min.

Acteurs principaux : Wakayama Tomisaburo (Ogami Ittô), Tomikawa Akihiro (Daigorô), Kato Go (Kanbei Magomura), Hamada Yuko (Torizo), Yamagata Isao (Genba Endo)…

 

Oui : Dans la terre de l’ombre, toujours signé Misumi Kenji, est peut-être bien mon film préféré de la série, au sens où il conjugue, à mes yeux avec le plus d’habileté, tout ce qui fait Baby Cart – la violence et la grâce, l’émotion et l’outrance.

 

Qui plus est avec une réalisation au poil, réservant nombre de très beaux plans. Misumi apporte beaucoup de soin au cadrage et au montage, et le résultat est d’une belle élégance, en même temps que d’une violence rare – j’avais déjà évoqué plus haut les scènes de viol, passablement rudes, caméra à l’épaule… Mais le rythme un peu plus posé que d’habitude (ou en tout cas davantage que dans L’Enfant massacre), à mon sens, bénéficie à toutes ces approches.

 

L’histoire est peut-être plus décousue encore que d’habitude, pourtant – mais c’est qu’elle ménage de jolies scènes qui mettent en valeur les personnages plutôt qu’un « récit » qu’on leur imposerait. Ainsi dans le thème de la prostitution – qui emprunte à l’épisode « Annya et Anema » (tome 3), y compris la séquence de torture pas vraiment indispensable. Mais, au-delà, le film offre à ses héros des moments plus intimes que d’usage, et qui les grandissent. Dans les deux premiers films, je l’avoue, j’avais un peu de mal à me faire au massif Wakayama Tomisaburô – mes préventions ont disparu avec ce troisième opus, qui confirme avec éloquence combien il était parfait dans le rôle d’Ogami Ittô : il parvient vraiment à livrer une composition idéale, où, à chaque plan, il est à la fois noble et pouilleux, le tueur et le père. Et toujours inquiétant, cela va de soi. Tout en ménageant des scènes non exemptes de tendresse avec le petit Daigorô.

 

Mais – et ça participe de sa réussite – ce troisième opus n’est bien sûr pas que moments tendres et délicats, loin de là ! Plus encore que le deuxième, il propulse la série dans le grotesque le plus intense au travers de son incroyable scène de bataille finale, avec le landau de Daigorô qui se transforme en mitrailleuse – ce qui, donc, m’a beaucoup rappelé Django et son cercueil. La scène est totalement folle, mais très efficace – elle institue d’emblée un modèle que les films suivants ne pourront que reprendre en tendant de le dépasser, et donc en le poussant plus loin encore.

 

Cependant, au registre de l’action, le film ne s’arrête pas là – car il est construit pour partie autour d’une boucle confrontant Ogami Ittô à un adversaire véritablement à sa hauteur (ce qui n’était certes pas le cas des brigands et même du plus habile des Yagyû dans le premier film, et finalement pas davantage des frères Hidari dans le deuxième) : un samouraï réduit à la misère, et qui côtoie de la mauvaise graine, des « faux samouraïs » (thème peut-être emprunté à l’épisode « Mauvais Sujets », dans le tome 4 ?). Le personnage bénéfice d’un charisme certain – mais qui ne le rend pas plus sympathique, car nous le voyons impitoyable et guère moral… Cependant, cette stature justifie l’affrontement – qu’Ogami Ittô souhaite pourtant différer ! En définitive, après la bataille, le film se conclura donc sur un duel – dont vous connaissez très bien l’issue ; mais il se double d’un questionnement moral qui fait quelque peu froid dans le dos… Les monstres et l'honneur...

 

Oui, un très bon cru – je crois bien que c’est celui que j’ai préféré.

 

L’Âme d’un père, le cœur d’un fils

Baby Cart (Le Loup à l'enfant) : l'intégrale de la saga

Titre : Baby Cart : L’Âme d’un père, le cœur d’un fils

Titre original : Kozure Ôkami : Oya no kokoro ko no kokoro 子連れ狼 親の心子の心 (traduction littérale : Cœur de père, cœur d’enfant)

Réalisateur : Saito Buichi

Année : 1972

Pays : Japon

Durée : 81 min.

Acteurs principaux : Wakayama Tomisaburô (Ogami Ittô), Tomikawa Akihiro (Daigorô), Hayachi Yoichi (Yagyû Gunbei), Azuma Michie (Oyuki), Koike Asao (Tokugawa Yoshinao), Endo Tatsuo (Yagyû Retsudô), Kishida Shin (Kozuka Enki)…

 

Quatrième volet de la série, L’Âme d’un père, le cœur d’un fils est aussi le premier à ne pas être réalisé par Misumi Kenji (qui avait tout de même filmé les trois précédents durant cette même année 1972 !) ; c’est cette fois Saito Buichi qui prend la relève, et, disons-le, de manière plus qu’honorable : je crois qu’il y a peut-être comme un préjugé, si favorable envers Misumi Kenji qu’il impliquerait de dévaloriser les autres réalisateurs de la saga, mais, concernant du moins Saito Buichi, cela me paraîtrait bien injuste : peut-être moins innovant, il sait toutefois composer de très beaux plans (notamment quand il met en scène le personnage central d’Oyuki), et aussi raconter une bonne histoire.

 

Même si, là encore, la trame est un peu décousue, car elle se construit, plus ou moins en parallèle, sur deux voire trois récits différents – de bonnes histoires par ailleurs, mais qui se marient plus ou moins bien ensemble.

 

La trame de fond, c’est la traque d’Oyuki, la femme ninja qui s’est fait tatouer la poitrine pour déconcentrer ses ennemis – héroïne du très bon épisode « Saltimbanque » (tome 4). Comme dans la BD, ce prétexte qui vaut ce qu’il vaut débouche en fait sur de très bonnes scènes – par exemple quand Ogami Ittô visite la communauté paria des artistes ambulants, dont le propre père d’Oyuki ; les trois personnages se retrouvent impliqués dans un très cruel dilemme moral, qui fait la saveur de l’épisode et pour partie du film.

 

Mais une deuxième trame a son importance, même si essentiellement concentrée au début du métrage, et qui emprunte notamment à l’épisode « Derniers Frimas » (tome 4 également), dont l’originalité est que Daigorô y vole la vedette à son paternel – car les deux personnages sont séparés, et se cherchent. Sans doute ne peut-on pas aller jusqu’à dire que, dans ce film, c’est « Daigorô qui est cette fois au premier plan », comme le prétend la jaquette du DVD, car la deuxième moitié du film ramène le petit garçon à un rôle beaucoup plus accessoire – mais cela a tout de même permis d’en apprendre davantage sur lui, et de peser tout ce que l’éducation que lui prodigue par le fait Ogami Ittô a de cruel et d’inhumain (ce sur quoi reviendra le cinquième film, hélas avec beaucoup moins de pertinence à mes yeux).

 

Noter cependant que la trame de « Derniers Frimas » est ici altérée de manière assez significative : à la différence de ce qui se produit dans la BD, le sabreur intrigué par le regard de tueur de Daigorô, et qui le met à l’épreuve, n’est pas n’importe qui, mais un membre du clan Yagyû du nom de Gunbei, qui avait en son temps vaincu Ogami Ittô dans un duel qui devait désigner le prochain kogi kaishakunin – poste qui était pourtant revenu à notre assassin préféré, parce que le Yagyû, dans son arrogance, avait osé pointer son sabre sur le shôgun ! Et ça, pour le coup, c’est emprunté à l’épisode « Les Dochujins » (tome 5).

 

Au-delà, au travers de scènes de combat efficaces (et aussi gores que chez Misumi – c’est par ailleurs dans ce film que j’ai remarqué le truc des « splitch sprotch sprlutch »), et d’usages inconsidérés de la daigorômobile, le film progresse jusqu’à la désormais traditionnelle méga-baston finale, qui fonctionne même si elle tombe sans doute un peu comme un cheveu sur la soupe (miso).

 

Noter cependant que le film peut étonner dans sa tentative d’humaniser Ogami Ittô : il reste le tueur absolu, ne vous en faites pas, et le film lui permet de rajouter quelques dizaines sinon centaines de victimes à son body count… mais, à plusieurs reprises, il le confronte à une adversité de taille, qui lui vaut bien des soucis, voire... l’effraie. Ce qui n’est pas si commun.

 

Quoi qu’il en soit, en dépit de quelques maladresses occasionnelles, L’Âme d’un père, le cœur d’un fils est un Baby Cart tout à fait convaincant – un des trois meilleurs en ce qui me concerne.

 

Le Territoire des démons

Baby Cart (Le Loup à l'enfant) : l'intégrale de la saga

Titre : Baby Cart : Le Territoire des démons

Titre original : Kozure Ôkami : Meifumadô 子連れ狼 冥府魔道 (traduction littérale : L’Enfer des damnés)

Réalisateur : Misumi Kenji

Année : 1973

Pays : Japon

Durée : 89 min.

Acteurs principaux : Wakayama Tomisaburô (Ogami Ittô), Tomikawa Akihiro (Daigorô), Ôkusu Michiyo (Shiranui), Yamashiro Shingo (Kuroda Naritaka), Sato Tomomi (Oyô)…

 

Avec Le Territoire des démons, cinquième film de la série, Misumi Kenji repasse une dernière fois derrière la caméra.

 

La trame est à nouveau un tantinet confuse – une sombre histoire de succession truquée, impliquant le shogunat et tant qu’à faire le clan Yagyû (dont le chef, Retsudô, apparu dès le premier film, s’implique davantage, dans celui-ci puis dans le suivant et dernier – j’avoue le trouver un peu ridicule de manière générale… Sauf erreur, ce n’est pas toujours le même acteur qui l'incarne ?). Il y a un atout, je suppose, à cette confusion : trier les bons des méchants n’a rien d’évident. Mais ce n’est peut-être pas suffisant pour convaincre.

 

Le film s’ouvre avec cinq samouraïs qui testent successivement Ogami Ittô « au cas où » avant de lui confier une mission, et vous vous doutez très bien de ce que ça donne. Mais notre tueur obtient ainsi un contrat, prétexte du film, comme d’habitude.

 

En chemin, cependant… il s’éloigne à nouveau de Daigorô, et le petit garçon se retrouve isolé. Ce qui débouche sur une scène passablement gratuite, où, du fait d’un personnage de femme pickpocket hélas sous-exploité, Daigorô tombe entre les mains de méchants policiers, qui le torturent en public pour qu’il dénonce la voleuse. C’est, euh… un peu déconcertant. Mais en même temps la démonstration que le louveteau est aussi impitoyable que le loup, et c’est sans doute un point important du film.

 

L’intrigue déjà si confuse mêle à tout ce bordel une sous-trame très étrange, empruntant à l’épisode « La Barrière sans porte » (tome 2) : Ogami Ittô y est chargé d’assassiner un bonze, révéré comme un saint par la populace. Mais les conditions de l’assassinat, sinon le questionnement moral (à vrai dire beaucoup plus vite évacué dans le film que dans la BD), diffèrent complètement : nous avons droit ici à une très improbable (et très rigolote !) séquence aquatique, après laquelle, jubilation, Ogami Ittô massacre toute une escorte en étant vêtu seulement d’un slip – mais, après tout, pareil samouraï demeure forcément d’une dignité à toute épreuve, même en slip. Eh.

 

Et le massacre, ça le connaît. Au bout de quelque temps d’errance çà et là, notre « héros » se rend enfin à la demeure du suzerain Kuroda pour y tuer littéralement tout le monde. En ce qui me concerne, c’est ce qu’il y a de plus réussi dans le film – avec un combat final évidemment absurde et ultraviolent, mais où la réalisation joue habilement du cadre fermé (les précédents exemples de ces batailles, dans la série, étaient en plein air, et ce sera également le cas dans le dernier film) ; avec enfin un Ogami Ittô impitoyable – oui. Mais alors vraiment.

 

Le niveau remonte donc à la fin du métrage, mais, dans l’ensemble, ce cinquième film ne m’a pas passionné plus que ça… Il n’est pas mauvais, non, mais un peu médiocre ; au bout du cinquième film, je suppose qu’il y a une certaine logique à ce que ça s’essouffle un peu… Ce que confirmera à sa manière bien particulière le sixième et dernier.

 

Le Paradis blanc de l’enfer

Baby Cart (Le Loup à l'enfant) : l'intégrale de la saga

Titre : Baby Cart : Le Paradis blanc de l’enfer

Titre original : Kozure Ôkami : Igoku e ikuzo ! Daigorô 子連れ狼 地獄へ行くぞ ! 大五郎 (traduction littérale : Daigorô, on part pour l’enfer !)

Réalisateur : Kuroda Yoshiyuki

Année : 1974

Pays : Japon

Durée : 83 min.

Acteurs principaux : Wakayama Tomisaburô (Ogami Ittô), Tomikawa Akihiro (Daigorô), Hitomo Junko (Yagyû Kaori), Kimura Isao (Yagyû Hyôe), Oki Minoru (Yagyû Retsudô)…

 

Le Paradis blanc de l’enfer (oui, moi aussi je trouve ce titre français particulièrement euh) est donc le sixième et ultime film de la saga Baby Cart, réalisé cette fois par Kuroda Yoshiyuki (dont les interviews dans le DVD bonus m’ont mis très mal à l’aise, le bonhomme est inquiétant…). L’occasion en tout cas d’ultimes pétages de plomb – pour le coup bien gratinés !

 

L’absence de Koike Kazuo au scénario y est peut-être pour quelque chose ? Le film, cette fois, n’emprunte semble-t-il pas du tout au manga ; par ailleurs, il fait tomber un mur (plus ou moins translucide, certes) du manga comme de la saga cinématographique, en intégrant dans le récit des éléments cette fois sans l’ombre d’un doute surnaturels (la jaquette du DVD présente il est vrai le réalisateur comme un maître du fantastique et des effets spéciaux). Avec tout l’amour que je porte aux genres de l'imaginaire, je ne suis pas certain que cela ait été une très bonne idée…

 

Mais, pour cette raison et sans doute pour bien d’autres encore, le film est vraiment grotesque de bout en bout : à tous les niveaux ou peu s’en faut, il va beaucoup plus loin que ses prédécesseurs – et pourtant y avait du level !

 

Le film est à nouveau assez décousu, consistant en gros en trois temps. Ogami Ittô a décimé le vil clan Yagyû au fil des métrages précédents, ce qui agace non seulement le vieux borgne Retsudô, qui y a perdu tous ses fils, mais aussi le shôgun Tokugawa, en fait complice dès le départ des Yagyû, et qui menace de rendre l’affaire officielle. Retsudô n’ayant plus de fils… il se tourne vers sa fille, Kaori – qui se débrouille pas mal avec un couteau : la scène de son entraînement est assez improbable… Mais s’en débarrasser ne posera finalement aucun problème à Ogami Ittô : c’est même totalement expédié !

 

Exit la famille Yagyû ? Non ! Car Retsudô… se tourne maintenant vers ses enfants illégitimes (aha, surprise !). Et tout d’abord son fils (qu’il n’a jamais reconnu comme tel) Hyôe – lequel s’avère être un sorcier ! Et qui n’a que faire des Yagyû : son clan à lui, c’est celui des Mygales… Des adeptes de la magie noire, dont ses fidèles sbires, trois zombies fouisseurs – sérieux, ils passent la moitié du film « sous terre », en fait sous des draps qui se gonflent à leur passage, c'est plutôt risible… Reste qu’il s’en prend quand même à Ogami Ittô, par défi : c’est le cœur du film, et, oui, ça se passe très mal pour le vilain sorcier – qui finit, hop ! dans les bras de sa sœur, fille illégitime de Retsudô, qu’il entend violer pour le principe ; oh ben tant qu’on y est… Le problème est inverse par rapport à la séquence avec Kaori : cette fois, le film se traîne, et, en dépit de quelques jolis plans (du fantastique dans la brume, les draps ça ne vaut pas), on s’ennuie ferme.

 

Mais il y a enfin… l’ultime baston, dans la neige cette fois, et qui en rajoute des tonnes par rapport aux films précédents, pourtant déjà bien excessifs ! Comme dit plus haut, c’est une incroyable boucherie, je n’ai jamais vu un film où un personnage unique tue de ses propres mains autant de monde… C’est par ailleurs une scène totalement surréaliste, tellement grotesque qu’elle en devient métagrotesque (euh ?) : les ninjas font du ski, tandis que notre loup solitaire use de la daigorômobile comme d’une luge de compét’. La daigorômobile… Ça s’essouffle un peu, à force de séquences où Ogami Ittô fait parler la poudre, toujours de la même manière : c'était jouissif dans Dans la terre de l'ombre, mais, là, six ou sept fois dans le même film, ça commence à se voir… Et, à la fin, c’est un putain de char d’assaut, bordel ! Blindé de partout ! L’idéal pour affronter Retsudô… qui a lui aussi sa luge pré-madmaxienne. C’est vraiment n’importe quoi... Totalement nawak. Mais, avouons-le, c’est aussi très rigolo… Certes, on est à la lisière du nanar, mais ça a quand même quelque chose de jouissif. Sur un mode régressif peut-être, dont on ne s’enorgueillira pas dans les conversions entre cinéphiles téléramesques, mais, après tout, ce sont les moins intéressants des cinéphiles.

 

La musique est à l’avenant – plutôt chouette par ailleurs (si !), mais le générique sonne plus que jamais comme du Shaft, et ça fait toujours un peu bizarre ; et il y a des trucs qui sont… osés. Broder sur Moussorgski et Une nuit sur le mont chauve, OK – mais, dans la séquence dans la neige, déjà très jamesbondesque à la base (une référence qui saute littéralement aux yeux – en écartant les skis face caméra, ce qui n’empêche pas Ogami Ittô de la découper en vol par paquet de trouze), reprendre carrément des notes immédiatement reconnaissables du thème de 007, c’est UN PEU gros.

 

Autant dire qu’à ce stade de débilité profonde, on est très loin de l’ambiance très sombre et rude du génialissime manga Lone Wolf and Cub… Ceci dit, c’est rigolo. Honteusement peut-être, mais rigolo.

POUR UNE POIGNÉE DE RYÔ

 

J’ai enfin vu les Baby Cart – et j’en suis ravi. Tout n’est sans doute pas bon dans cette série, et son outrance ne parlera probablement pas à tout le monde, mais j’ai globalement passé de très bons moments devant chacun de ces films – même L’Enfant massacre qui m’avait tout d’abord un peu déconcerté, et même Le Territoire des démons et L’Enfer blanc du paradis, qui sont sans doute un ou deux crans en dessous par rapport à leurs prédécesseurs (au point de la quasi-nanardise dans le cas du dernier film). S’il faut vraiment faire un classement des meilleurs, je dirais que mon préféré a été Dans la terre de l’ombre, suivi de Le Sabre de la vengeance et L’Âme d’un père, le cœur d’un fils.

 

Cela a été une bonne occasion de découvrir le chanbara au-delà des références peut-être jugées plus fréquentables que sont Kurosawa Akira et Gosha Hideo, notamment – et de quoi me donner envie de poursuivre l’expérience avec d’autres fameuses séries, dont les Zatoichi avec Katsu Shintarô, et pour certains d’entre eux réalisés également par Misumi Kenji, Lady Snowblood là encore adapté d’une BD de Koike Kazuo, ou encore les Miyamoto Musashi d’Uchida Tomu… Autant dire que j’ai du boulot.

 

 

Et il faut aussi dire merci à Wild Side – que j’aime d’amour vrai.

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CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

Sixième séance du scénario pour L’Appel de Cthulhu intitulé « Au-delà des limites », issu du supplément Les Secrets de San Francisco.

 

Vous trouverez les éléments préparatoires (contexte et PJ) ici, et la première séance . La précédente séance se trouve quant à elle .

 

Le joueur incarnant Bobby Traven, le détective privé, était absent. Étaient donc présents Eunice Bessler, l’actrice ; Gordon Gore, le dilettante ; Trevor Pierce, le journaliste d’investigation ; Veronica Sutton, la psychiatre ; et Zeng Ju, le domestique.

I : JEUDI 5 SEPTEMBRE 1929, 19H – APPARTEMENT 302, 250 GEARY STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

[I-1 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju : Veronica Sutton ; « Robert Larks », « Jason Middleton », Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Gordon Gore, Eunice Bessler et Zeng Ju se trouvent dans le Tenderloin, où ils ont remonté la piste de « Robert Larks » et « Jason Middleton », soit très probablement Jonathan Colbert et Andy McKenzie. Ils ont maintenant une troisième adresse où se rendre, au 250 Geary Street, toujours dans le quartier, et espèrent cette fois qu’ils occupent toujours les lieux. Gordon appelle Veronica Sutton pour lui donner l’adresse, et lui dire d’intervenir si trop de temps s’écoule sans qu’elle ait de leurs nouvelles, puis les trois associés se rendent sur place, à pied, tandis qu’autour d’eux le quartier commence à s’animer, avec l’ouverture des « restaurants français » pour la soirée.

 

[I-2 : Gordon Gore, Zeng Ju, Eunice Bessler] L’immeuble de Geary Street offre le même spectacle aux investigateurs que les deux précédents : c’est assez miteux en façade, probablement bien plus encore à l’intérieur. Gordon Gore remarque que nombre de fenêtres ont les volets fermés, qui ne doivent pas être ouverts très souvent – c’est un quartier où l’on vit la nuit… Le dilettante s’avance vers l’entrée, mais Zeng Ju le retient : se rendre de suite tous les trois au troisième étage pourrait faire paniquer leurs cibles, mieux vaudrait envoyer d’abord un « éclaireur »… Le domestique va s’en charger, les autres le suivront à quelque distance, mais patienteront dans la cage d’escalier le temps qu’il jauge la situation. Gordon a confiance en lui – même s’il a remarqué qu’il avait ces derniers temps quelques absences, à l’occasion… Eunice Bessler l’a remarqué de même, et elle est plus sceptique, si elle n’en fait pas état devant le Chinois.

 

[I-3 : Zeng Ju, Gordon Gore, Eunice Bessler] Zeng Ju s’avance dans le couloir du troisième (et avant-dernier) étage : c’est très sale, glauque même, sombre enfin car il n’y a aucune fenêtre et l’éclairage électrique est défaillant ; il y a un semblant de décoration à base de plantes en pot anémiées, mais qui en rajoutent en fait dans la misère. L’appartement 302 est situé à droite par rapport à l’escalier, le 301 se trouve de l’autre côté. Le domestique s’avance discrètement devant la porte de l’appartement 302 – fermée, visiblement pas bien solide. Il tend l’oreille, mais n’entend strictement rien… Zeng Ju retourne à la cage d’escalier pour faire son rapport à Gordon Gore et Eunice Bessler – rien, si ce n’est ces « bruits étranges »… mais ils ne venaient sans doute pas de l’appartement ? Il ne sait même pas s’il les a entendus… Gordon fronce les sourcils : « Vous avez un problème, mon bon Zeng ? Qu’est-ce qui vous arrive ? » Le domestique lui dit de ne pas s’inquiéter, mais avance qu’il vaudrait mieux que le dilettante fasse à son tour un repérage tandis que lui-même reste avec Mlle Bessler. Par contre, il affirme que la porte ne résistera pas à un bon coup d’épaule.

 

[I-4 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju] Gordon Gore s’avance, Eunice Bessler guère loin derrière, tandis que Zeng Ju ferme la marche. Le dilettante et sa maîtresse n’ont aucunement besoin de coller leur oreille à la porte pour entendre les échos d’une conversation animée à l’intérieur de l’appartement 302 – que le domestique ne perçoit toujours pas, cependant. Impossible de vraiment distinguer les propos, mais il y a deux hommes à l’intérieur, et le ton est à la dispute. Eunice Bessler se tourne vers ses compagnons : ils sont sûrs de vouloir y aller « façon cowboys » ? Gordon en est persuadé : il faut jouer de la surprise – et y aller arme en main pour dissuader ces dangereux énergumènes de faire quelque bêtise que ce soit. Sauf que le palier n’était probablement pas le lieu pour en débattre… Zeng Ju fait signe à Gordon de baisser d’un ton, mais les bruits de conversation en provenance de l’appartement s’interrompent, silence absolu... Gordon s’écarte, supposant qu’un personnage va sortir et qu’il faudra le maîtriser – Zeng fait de même de l’autre côté de la porte. Quelques minutes s’écoulent, puis la discussion reprend, sur un ton plus posé.

 

[I-5 : Gordon Gore, Zeng Ju] Gordon Gore fait signe à Zeng Ju – il va essayer d’ouvrir la porte, mais, si ça ne fonctionne pas, le domestique devra aussitôt agir. La porte est verrouillée – les deux hommes se jettent contre elle et l’enfoncent sans difficulté. Elle donne sur un couloir, au bout duquel se trouve une pièce, celle d’où venaient les bruits de conversation, qui ont aussitôt cessé. Gordon tente le bluff : « On ne bouge plus ! Jetez vos armes ! Police de San Francisco ! » Il sait ne pas être très crédible… Tous trois s’avancent dans le couloir, le dilettante jetant rapidement un œil sur la pièce à sa droite – une chambre dans un état de saleté impressionnant.

 

[I-6 : Zeng Ju, Gordon Gore, Eunice Bessler : Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Mais dans le salon, plus qu’en désordre, les attend un Jonathan Colbert parfaitement éberlué. Zeng Ju le menace aussitôt : « Mains en l’air ! » Andy McKenzie est également présent – à la différence de son associé, lui dégaine aussitôt un couteau à cran d’arrêt : Gordon Gore le braque à son tour en lui disant de jeter son arme. Ça ne semble pas impressionner l’escroc, qui s’avance couteau en main : « Qu’est-ce que vous foutez ? C’est chez nous, dégagez, bordel ! Cassez-vous ! »  Pour lui, les menaces des investigateurs sont clairement du flan… [double échec critique, de Gordon et de Eunice Bessler !] D'un ton moqueur : « Vous croyez que z’allez m’faire peur avec vos joujoux en plastique ? »

 

[I-7 : Gordon Gore, Zeng Ju : Andy McKenzie, Jonathan Colbert] Gordon essaye de tirer dans le genou d'Andy McKenzie – mais rate, et la balle s’égare dans le plancher. L'escroc est très surpris (Jonathan Colbert de même), mais il réagit aussitôt, et se jette avec son couteau sur l’intrus le plus proche, qui se trouve être Zeng Ju ; le domestique cherche à faire feu également, mais ne se montre pas plus habile… Par chance, McKenzie [échec critique !] se prend les pieds dans le tapis tandis qu’il cherche à planter sa lame dans le corps du Chinois, et il échappe son arme ! Gordon crie à son domestique de maîtriser l’escroc désarmé (sans succès…) tandis que lui-même s’occupe de Colbert.

 

[I-8 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju : Jonathan Colbert ; Clarisse Whitman] Mais Jonathan Colbert ne cherche pas le moins du monde à se battre : les bras ballants, paumes ouvertes, il n’en revient pas de ce qui se produit sous ses yeux : « Mais qu’est-ce que… Qu’est-ce que vous foutez, bon sang ? » Gordon Gore lui répond de calmer « son copain », et tout se passera bien – Eunice Bessler ajoutant même qu’ils ne lui veulent pas de mal. « Et vous nous tirez dessus ?! » Colbert se laisse tomber dans un fauteuil : « Bon, et maintenant, on fait quoi, on attend les flics ensemble ? Qu’est-ce que vous voulez, bon sang ? » Gordon lui demande où se trouve Clarisse Whitman. « Qu’est-ce que j’en sais ? Rien à foutre. » Colbert se relève, il semble vouloir gagner la sortie en jouant des épaules : « On peut pas rester ici, merde ! » Les investigateurs ont du coup un peu oublié McKenzie, qui essaye discrètement de ramasser son couteau – Gordon le braque à nouveau : « Une dernière fois : ne bougez plus ! » Mais il continue de s’adresser à Colbert : plusieurs riches jeunes filles ont disparu, ils savent que le peintre était lié à chacune d’elles, qu’il a fait chanter leurs parents, et que Clarisse demeure introuvable. Attendre la police ? Pourquoi pas ! C’est Colbert qui a quelque chose à craindre d’elle, pas eux ! [En fait, il y a une bonne part de baratin ici, les investigateurs ayant tout récemment eu affaire à la police du Tenderloin, qui leur avait confisqué leurs armes – si les policiers mettent la main sur eux, dans ce même quartier, avec sur eux ces nouvelles armes dont ils viennent de faire usage, le crédit de Gordon ne suffira pas forcément à les tirer du pétrin…] Le peintre est cette fois un peu intimidé. McKenzie, de son côté, jette un œil par la fenêtre donnant sur Geary StreetZeng Ju, agacé, le maîtrise.

 

[I-9 : Gordon Gore, Eunice Bessler : Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Il faut faire vite. Gordon Gore continue de braquer alternativement Jonathan Colbert et Andy McKenzie, mais dit à Eunice Bessler de fouiller l’appartement pour mettre la main sur les photos compromettantes. Il dit en même temps au peintre que, s’il coopère avec eux pour les photos, ils peuvent partir très vite, se rendre chez lui, et discuter de tout ça loin de la menace de la police. Mais l’artiste n’est pas convaincu… Eunice fouine : tandis que les quatre hommes restent dans le salon, très sale, avec des déchets et des bouteilles vides un peu partout, elle se rend dans une chambre qui parvient à être encore pire, et par ailleurs dénuée de la moindre décoration ou du moindre mobilier en dehors d’une commode, avec rien d’intéressant à l’intérieur.

 

[I-10 : Gordon Gore : Jonathan Colbert ; Clarisse Whitman] Pendant ce temps, dans le salon, Gordon Gore tente une autre approche – celle de l’amateur d’art… Jonathan Colbert n’en revient pas : « C’est votre manière de demander des autographes ?! » Mais le dilettante ne se démonte pas : il a acheté l’intégralité des œuvres exposées à la Russian Gallery, après tout. Mais, oui : le temps presse ; en d’autres circonstances, il aurait été ravi de s’entretenir de peinture, mais le fait est que la disparition de Clarisse Whitman passe en priorité. Après, cependant… Il réitère donc son offre : que Colbert lâche les photos et le suive à Nob Hill, tout le monde y gagnera. L’artiste, qui panique à l’idée de l’arrivée de la police, accepte enfin de jouer le jeu.

 

[I-11 : Eunice Bessler, Gordon Gore : Jonathan Colbert] Jonathan Colbert se rend dans la chambre où ne se trouve pas Eunice Bessler, et Gordon Gore le suit : la chambre est sale, mais beaucoup moins que le reste de l’appartement ; c’est visiblement la chambre de Colbert, car s’y trouve une dizaine de tableaux – la plupart représentant un vieil Indien, comme celui de la Russian Gallery.

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

Un autre tableau a l’air différent, mais le dilettante prend soin de ne pas le regarder de trop près… Le peintre rassemble des documents sur un bureau : des lettres, des enveloppes, un bloc-notes, des photos, des négatifs… Il met tout cela dans une grande sacoche. Puis, sur le point de quitter la pièce, il se fige et regarde en arrière – ses tableaux : « Je ne peux pas les laisser ici… » Gordon l’assure qu’ils viendront les chercher plus tard.

 

[I-12 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju : Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Gordon Gore et Jonathan Colbert retournent dans le salon : il faut partir ! Zeng Ju, même embarrassé par Andy McKenzie, aimerait fouiller davantage… mais la sirène de la police se fait entendre ! Gordon décide d’y aller au bluff – il quitte l’appartement accompagné du peintre, qui le laisse prendre la sacoche. Eunice Bessler les suit. Zeng Ju dit à McKenzie de les suivre aussi – mieux vaut ne pas avoir affaire à la police, dans son cas ! Mais l’escroc est du genre à se débattre et à faire le mariole par principe… Le domestique le repousse d’un violent coup de pied et ne s’en embarrasse pas davantage, il rejoint les autres au deuxième étage… et, finalement, l’escroc les suit maintenant de son plein gré ! Gordon, Eunice et Zeng Ju se débarrassent de leurs armes en les cachant dans des plantes en pot miteuses du couloir (le domestique remarque que McKenzie a aussitôt tendu la main pour s’emparer d’un des flingues, mais s’est vite interrompu dans son geste, en le regardant…), et font mine de descendre, espérant encore pouvoir sortir de l’immeuble sans plus de difficultés…

 

[I-13 : Gordon Gore, Eunice Bessler : Andy McKenzie, Jonathan Colbert] Mais le bruit ne laisse aucun doute : les policiers sont au rez-de-chaussée. Le petit groupe s’arrête, et Gordon Gore demande à Andy McKenzie s’il ne connaît personne dans l’immeuble, à même de les dissimuler pour un temps, mais ça n’est pas le cas. Le dilettante soupire : « Changement de plan. Il va falloir tenter le bluff. On remonte à l’appartement. » Ce qui lui vaut aussitôt un sarcasme de la part de Jonathan Colbert – les gens de la Haute s’y connaissent, en bluff… Mais va falloir se décider ! « Les fascistes arrivent ! » Colbert et McKenzie, le premier furieux, le second perplexe, obtempèrent néanmoins. Tous retournent à l’appartement, et s’installent comme ils peuvent, qui sur une chaise fragile, qui sur un fauteuil défoncé avec des ressorts qui sortent aux endroits les plus inconfortables… Eunice Bessler jette à nouveau un œil au salon – et remarque que, dans ce désordre effarant, les éléments compromettants ne manquent pas, dont des bouteilles d’alcool, vides pour la plupart, ainsi que des pipes et des sachets d’opium entamés ; McKenzie s’en rend compte exactement au même moment, et, livide, se précipite dans sa chambre : « Oh putain, l’opium, putain, merde… » À en juger par les sons qui en émanent, l’escroc ne se montre pas des plus doué pour dissimuler tout cela… Eunice remarque aussi une chose : la cheminée a tout récemment servi – on est pourtant encore en été.

 

[I-14 : Gordon Gore, Eunice Bessler : Jonathan Colbert] Gordon Gore explique à Jonathan Colbert comment il pense procéder – un demi-mensonge seulement, car il s’agirait de parler d’une visite d’un amateur d’art fortuné à un jeune peintre talentueux, et c’est effectivement une chose dont il compte s’entretenir avec lui. Colbert, méprisant, lui fait la remarque que ça n’explique pas vraiment les coups de feu qui ont attiré les flics… « Ils venaient d’ailleurs, on ne sait pas où ; et on remerciera les policiers pour leur diligence, c’était tout de même fort inquiétant. » Colbert n’y croit pas deux secondes : d’autres personnes habitent dans cet immeuble, qui diront que les coups de feu venaient bien d’ici (Eunice Bessler se demande au passage s’il ne faudrait pas trouver et dissimuler les impacts de balles, mais, dans cette saleté…). Et le peintre n’a aucune envie de se rendre au poste ! « Leur parole contre la nôtre », répond Gordon sur un ton très calme. « Ouais… Les industriels et les fascistes qui négocient… »

 

[I-15 : Zeng Ju, Eunice Bessler : Jonathan Colbert] Le temps manque, les policiers arrivent sur le palier. Rapidement, Zeng Ju avance qu’ils pourraient justifier les coups de feu par l’apparition d’un rat dans l’appartement : « Mlle Bessler aurait paniqué, et… » Jonathan Colbert explose de rire : « Y a un cadavre de rat juste derrière ce fauteuil ! On venait de le trouver quand vous êtes arrivés… Vous avez du cul, en fait ! » C’était même une des raisons de la dispute entre les deux colocataires [le scénario précise bel et bien qu'il y a un cadavre de rat derrière le fauteuil...]. Problème : ils n’ont plus leurs armes… Elle s’en est débarrassée par la fenêtre après coup ? « Bon sang, c’est ridicule… Ils ne goberont jamais un truc pareil… Ils ne sont quand même pas idiots à ce point… »

 

[I-16 : Eunice Bessler, Zeng Ju, Gordon Gore] Les policiers frappent à la porte de l’appartement, même dégondée : « Police ! Ouvrez ! » Eunice Bessler joue la panique : « Ne tirez pas, Messieurs, je vous en prie ! Je viens vous ouvrir ! » Deux agents se trouvent devant la porte, dont l’un braque par réflexe la comédienne… mais se sent vite idiot et baisse son arme : « Qu’est-ce qui s’est passé, ici ? On nous a signalé des coups de feu en provenance de cet étage… » Eunice, toujours les mains en l’air : « C’est un terrible malentendu, vous n’allez pas en croire vos oreilles… » Mais Zeng Ju prend son relais, volubile, jouant la comédie en s’adressant à Gordon Gore : « Vous voyez bien, Monsieur, je vous avais dit qu’il ne fallait pas confier une arme à Mademoiselle ! » Les policiers éberlués n’ont pas le temps d’intervenir que Eunice, dans son rôle, glisse : « Il y avait un rat, voyez-vous… » Mais un agent l’interrompt : combien de personnes y a-t-il dans cet appartement ? « Montrez-vous, tous ! Dans le couloir ! » Gordon obéit, faisant celui qui trouve la réaction de la police disproportionnée : « Ce n’était qu’un rat, après tout… Si on avait su… » Les policiers n’en reviennent pas : « Vous prétendez avoir tiré… sur un rat ?! » La prestation de Eunice les avait déjà désarmés – aussi improbable soit cet alibi, ils semblent presque disposés à croire que la comédienne aurait pu faire quelque chose d’aussi stupide ! Gordon indique d’ailleurs le cadavre du rat aux policiers : « Vous voyez bien… » Mais Zeng Ju ajoute de lui-même que, Mlle Bessler ayant raté sa cible, il a dû achever la sale bête d’un coup de savate…

 

[I-17 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju : Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Mais que faisaient-ils ici, de toute façon ? Gordon Gore joue sa carte : indiquant Jonathan Colbert, il explique que c’est un jeune peintre talentueux (« Voyez les tableaux dans cette chambre… »), et qu’il lui a rendu visite avec ses amis afin de lui offrir de devenir son mécène. « Voyez-vous, j’avais beaucoup aimé l’exposition de ce jeune homme à la Russian Gallery ; c’est que je suis un amateur d’art… Je m’appelle Gordon Gore, peut-être avez-vous entendu parler de moi ? » Pas du tout… ou presque : le nom a fait tiquer un des deux agents, qui digère visiblement l’information, mais s’en tient là pour l’heure. Les policiers exigent qu’ils sortent tous sur le palier – au passage, Jonathan Colbert explique qu'il y a quelqu'un d'autre dans l'appartement, son colocataire, qui reste planqué dans sa chambre : « Un problème avec les uniformes... » Un des deux policiers s’y rend aussitôt : « Pas un geste ! » Les investigateurs entendent un bruit de fenêtre que l'on ouvre avec peine, bientôt suivi par la voix d’Andy McKenzie : « OK, OK, on se fâche pas… » Le policier ramène l’escroc sur le palier avec les autres. Puis il retourne dans l’appartement, y jeter un œil : « Bon sang, qu’est-ce que ça pue, ici… Eh, mais… Oui, il y a bien un rat mort ! Ça vous arrive, de faire le ménage ? » Puis il ressort sur le palier : « Bon, va falloir vous expliquer… Le mécénat, le rat... Où est l’arme ? Donnez-moi l’arme ! » Eunice Bessler, penaude, explique qu’elle l’a jetée par la fenêtre… « Tirer sur un rat, jeter l’arme ? Mais… » Zeng Ju intervient à nouveau : « C’est ce que je me tue à dire à M. Gore ! Il ne faut pas lui donner d’arme ! Elle ne sait pas tirer, et elle est beaucoup trop nerveuse ! À vrai dire, elle n’a pas toute sa tête… » Le policier ébahi demande de quelle arme il s’agissait – un Derringer, avoue Eunice… Mais c’est une arme à un coup, on a signalé deux coups de feu ? Ah non, elle n’a tiré qu’une seule fois ! Et le domestique : « C’était bien suffisant ! » Le policier qui les interroge, à son grand étonnement, semble trouver leur histoire, aussi improbable soit-elle… crédible.

 

[I-18 : Gordon Gore] L’autre policier, qui était resté en retrait, est beaucoup plus décontracté que son collègue. Il s’adosse à un mur, arborant un léger sourire : « Bon, j’imagine que ça va se régler comme d’habitude… » Oui, il sait très bien qui est Gordon Gore – et que son compte en banque est bien approvisionné. Le dilettante, sans la moindre pudeur, attrape aussitôt son portefeuille et en sort une liasse de billets. « Nous nous comprenons bien. » Mais la somme de 20 $ paraît bien trop limitée à l’agent : « Vous souhaitez faire un tour au commissariat, M. Gore ? Vous êtes presque un habitué de la maison, après ce qui s’est passé au Petit Prince » Gordon rajoute 20 $. « OK. Et maintenant : qu’est-ce que c’était le truc intéressant sur lequel on risquait de tomber dans cet appartement ? » Mais rien – ces jeunes gens ont sans doute une vie un peu dissolue, mais rien que de très anecdotique…

 

[I-19 : Gordon Gore : Andy McKenzie ; « Robert Larks »] Le policier sourit toujours – et se tourne vers Andy McKenzie, qu’il connaît, visiblement : « Bon, McKenzie, qu’est-ce que t’as foutu, encore ? » L’escroc balbutie… Le policier exige de palper chacun des individus présents, à la recherche d’une arme, mais ne trouve rien – à part un petit couteau minable que l’escroc gardait dans sa chaussette… Puis il s’adresse à tous – mais d’abord à Gordon Gore : « Alors, comment on va régler ça… L’aspect financier, c’est fait… Troubles de voisinage : on est dans le Tenderloin… Écoutez : je vais noter les noms des personnes ici présentes, et garder ça pour moi, comme une garantie, disons – si jamais vous faisiez une bêtise de plus, du genre qu’on ne pardonnera pas gentiment… » Tous donnent leur vrai nom – sauf McKenzie, qui répond : « Robert Larks ! » Le flic notant les noms le regarde d’un air totalement navré en émettant un profond soupir… L’interrogateur reprend : « Bon, ça, c’est fait… Évidemment, vous n’avez pas d’armes sur vous – il aurait été très fâcheux que vous soyez armés, après les événements du Petit Prince. Il y a certes le Derringer de Mlle Bessler, qui a malencontreusement disparu dans une ruelle – il a sans doute fini à la poubelle, ou dans la poche d’un clochard de passage, on finira bien par le retrouver… Comme on trouvera peut-être des choses dans cet immeuble, dans les pots de fleurs par exemple… Bon, ça, à terme, et ça ne vous concernera plus, n’est-ce pas ? Allez… Ça devrait le faire. » Il s’interrompt un moment, puis, toujours à Gordon Gore : « Vous avez besoin de McKenzie ?

— Pas plus que ça, non…

— C’est qu’il faudrait que je ramène quelqu’un, et il m’a l’air tout désigné pour ça. McKenzie, tu nous suis. » Ce n’est clairement pas une question.

 

[I-20 : Gordon Gore : Jonathan Colbert] Le policier ajoute qu’il ne veut plus les voir dans le coin, tous autant qu’ils sont, et notamment dans cet appartement – que la police va s’empresser de fouiller de toute façon, et vite, pas question qu’ils y soustraient quoi que ce soit. Mais Gordon Gore revient sur la question des tableaux de Jonathan Colbert : il aimerait vraiment les emporter... Le policier, sceptique, semble retenir un sarcasme, mais demande à voir de quoi il s’agit – en compagnie du dilettante, ainsi que du peintre. Tous trois se rendent dans la chambre de Colbert – la partie la moins sale de l’appartement. On y trouve une bonne dizaine de tableaux, donc, et la plupart, très ressemblants, représentent le même vieil Indien – le policier n’y réagit pas vraiment, même si cette répétition l’interloque visiblement : un truc d'artiste, faut croire... Gordon, cependant, continue de louer le talent de Colbert auprès de l’agent, qui n’y comprend goutte – le peintre, quant à lui, semble repenser à quelque chose, et prend dans la commode quelques lettres, sans que le policier ne proteste. Ce dernier, alors, s’est avancé vers le dernier tableau, visiblement différent des autres – et c’est comme s’il se perdait dans la contemplation de la toile. Gordon se doute de ce qui se produit, et, en prenant garde de ne pas laisser errer ses yeux, s’interpose entre le policier et l’œuvre pour le sortir de sa transe. « Vous avez vu ce que vous vouliez voir ? » Le policier reste muet pendant cinq ou six secondes, puis secoue la tête : « Oui ? M. Gore ? Pardon, vous disiez ? » Le dilettante se sent attiré par le tableau, mais dispose de la force de caractère pour ne pas le contempler. Il pose la main sur l’épaule du policier, et ils rejoignent les autres sur le palier.

 

[I-21 : Andy McKenzie, Jonathan Colbert] Le policier reprend : « Alors, McKenzie... Troubles de voisinage, tapage nocturne… Contrebande et consommation d’alcool, contrebande et consommation d’opium… Sans doute d’autres choses, on y rejettera un œil plus tard. Le petit Andy va refaire un tour à San Quentin, faut croire [une prison d’État, sur une île de la baie]. » Il pousse l’escroc dans la cage d’escalier, tandis que son collègue, d’un signe de la tête, signifie aux investigateurs et à Jonathan Colbert qu’il leur faut déguerpir, sans un mot de plus, et qu’ils ne doivent pas revenir ici (il garde un œil sur eux pour s’assurer qu’ils ne restent pas en arrière…).

 

[I-22 : Zeng Ju : Gordon Gore] Ils rentrent au manoir Gore en taxi – sauf Zeng Ju, qui ramène quant à lui la voiture de Gordon Gore… mais il ne se sent clairement pas à l’aise : ses perceptions sont vraiment affectées par la Noire Démence, sa conduite devient dangereuse… Il échappe à l’accident, mais c’est tout de même de pire en pire…

 

II : JEUDI 5 SEPTEMBRE 1929, 20H – CABINET DE VERONICA SUTTON, 57 HYDE STREET, FISHERMAN’S WHARF, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

[II-1 : Veronica Sutton : Lucy Farnsworth, Arnold Farnsworth, Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju, Jonathan Colbert, Trevor Pierce] Veronica Sutton, pendant ce temps, travaille à son cabinet à la bordure de Fisherman’s Wharf, compulsant les notes qu’elle a prises, notamment au Napa State Hospital et à l’Université de Californie à Berkeley. Tandis que la soirée avance, elle réalise qu’il lui faut faire quelque chose à tout prix, qui lui était complètement sorti de la tête : il est impératif de rapatrier Lucy Farnsworth à San Francisco, voire dans le Tenderloin ! Les éléments qu’elle a rassemblés ne laissent pas de place au doute : si la jeune femme atteinte de la Noire Démence demeure au Napa State Hospital, elle ne va guère tarder à mourir en raison de sa sous-alimentation… Il lui faudrait contacter Arnold Farnsworth, mais le meilleur moyen pour cela serait de passer par Gordon Gore… Elle appelle au manoir Gore vers 21h – à cette heure-là, Gordon, Eunice Bessler et Zeng Ju sont rentrés du Tenderloin, avec Jonathan Colbert. Elle leur explique donc la situation – mais, tant qu’à faire, mieux vaut pour elle les rejoindre sur place (Trevor Pierce, qui ne se sentait pas très bien et n’a guère progressé loin des autres, fait de même).

 

III : JEUDI 5 SEPTEMBRE 1929, 22H – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO

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[III-1 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju : Jonathan Colbert, Veronica Sutton] Au manoir Gore, Jonathan Colbert maugrée mais sans faire autrement de difficultés. Il n’épargne pas Gordon Gore de ses sarcasmes : « Nob Hill, hein… C’est là qu’habite mon père. Mais vous êtes beaucoup plus friqué. Un de ces industriels, hein… » Plutôt un héritier. Mais le dilettante y insiste : le jeune homme va devoir collaborer avec eux – il serait fâcheux qu’il retombe entre les mains de la police… « Me prenez pas pour un con : vous êtes pas dans les meilleurs termes avec les flics, vous non plus. » C’est vrai – mais il a de l’argent. Pas le peintre – et il renouvelle son offre de mécénat, en interrogeant Colbert sur ce « nouveau style » qu’il a développé, très différent de ses œuvres les plus académiques, mais tout autant de ses portraits de prostituées. Le peintre réclame de l’opium pour en parler – mais Gordon ne lui en accordera qu’ensuite : « D’abord, discuter – notamment avec Mme Sutton, quand elle nous aura rejoints. » Mais Colbert en a aussi après Eunice Bessler : « Mignonne, la petite… Je pourrais la peindre… » Elle éclate aussitôt : « Hors de question ! Après ce qui est arrivé aux autres… Vous ne toucherez pas un pinceau en ma présence ! » Zeng Ju, par ailleurs, ne se tient jamais bien loin, visiblement aux aguets…

 

[III-2 : Gordon Gore : Jonathan Colbert ; Clarisse Whitman, Andy McKenzie, Bridget Reece, Lucy Farnsworth] Mais Gordon Gore revient à ce qui le préoccupe vraiment : le sort de Clarisse Whitman, dont Jonathan Colbert n’a toujours pas dit quoi que ce soit. Le peintre répond qu'il se souvient à peine d’elle – et prétend devoir faire un effort pour la distinguer des « autres ». Oui, il l’a vue pour la dernière fois… Il y a trois ou quatre jours. Au Petit Prince – là où ils ont foutu le bordel… et grillé son gagne-pain. Il n’a plus la moindre ressource, maintenant… Mais pour revenir à Clarisse ? « Une dinde, comme il y en a plein… La pauvre petite fille riche… D’un ennui mortel. Une voleuse, aussi… Qu’un pauvre type dans la rue vole pour survivre, ça ne me fait rien, mais une bourgeoise comme elle… Je n’avais aucune envie de poursuivre cette relation. Ce qu’elle a fait après, c’est pas mes oignons. » Est-ce qu’elle avait des taches noires sur le corps ? Pas la dernière fois que Colbert l’a vue nue. Le chantage ? Oui – c’est pour ça qu’il s’était associé à ce crétin de McKenzie… Si M. Gore veut lire les lettres, etc., libre à lui – le peintre ne fait pas de difficultés et donne au dilettante les (nombreux) documents, incluant photographies et négatifs (dont ceux de Clarisse), qu’il avait rassemblés dans sa chambre de Geary Street. Il les passe d’abord en revue, toutefois : « Mmmh… Qui c’était, celle-là ? Ah ! Oui… Bon… Rien à foutre… Rien à foutre… Rien à foutre… » Puis il cesse : que le dilettante satisfasse ses « fantasmes de papier ». Mais ce comportement très désinvolte agace Gordon, qui ne mâche pas ses mots : il traite ces jeunes femmes comme des objets ! Comment peut-on être aussi méprisant… « Ces gamines sont des gosses de riches. Les parents de ces bourgeoises sont des oppresseurs, des exploiteurs du prolétariat, qui n’ont pas le moindre respect pour leur main-d’œuvre corvéable à merci. Bientôt, ces pauvres jeunes filles feront de même – ou, sinon elles, du moins leurs gentils maris issus de la même classe d’esclavagistes ! Alors ne me parlez pas de morale… » Gordon n’en démord pas : au moins trois de ces jeunes femmes ont été brisées en passant entre les mains de Jonathan Colbert – parfois malades, peut-être même mourantes ! Colbert trouve que le dilettante en fait « un peu trop »… mais ce n’est pourtant pas le cas. Gordon examine à la hâte les lettres – il repère quelques noms, dont, outre celui de Clarisse Whitman, ceux de Bridget Reece et de Lucy Farnsworth… et bien d’autres jeunes femmes, semble-t-il des étudiantes à la California School of Fine Arts pour un certain nombre d’entre elles. Il s’arrête sur une lettre de Clarisse :

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[III-3 : Veronica Sutton, Trevor Pierce, Gordon Gore, Zeng Ju : Jonathan Colbert ; Andy McKenzie, Harold Colbert] Veronica Sutton est arrivée durant la conversation (ainsi que Trevor Pierce, d’ailleurs), et prend maintenant le relais de Gordon Gore pour interroger Jonathan Colbert. Ses coucheries ne les intéressent en rien – ses opinions pas davantage. Ses centres d’intérêt, en même temps… Il s’est récemment pris de passion pour les Indiens ? Leurs rites ? Ils le fascinent, à en croire ses œuvres les plus récentes ? « Ce n’est pas qu’ils me fascinent, Madame, c’est qu’ils me font peur. Ces tableaux… La vieille peau vous en a peut-être montré un autre à la Russian Gallery. Mon cauchemar I, Mon Cauchemar II, Mon Cauchemar III… De la terreur pure et simple. Tout droit jaillie de mes rêves. » Gordon lève les yeux des lettres : « Vous peignez ces tableaux en toute conscience ? Ou dans un état second ? Ils font un drôle d’effet... » Le peintre explique qu’il dormait à moitié quand il a réalisé ces portraits – et qu’il rêvait encore : il avait le vieil Indien devant les yeux tout du long ! Et tout qui bougeait autour de lui… « Le vieux chaman… Le dernier de sa race… » Mais les chamans du grizzli ont disparu depuis très longtemps, remarque Trevor (que Zeng Ju regarde d’un air étonné, inclinant la tête, fronçant les sourcils… ce qui n’échappe pas à Gordon). Colbert répond : « Pas dans mes rêves. Pas celui-là. Je ne sais pas pourquoi il s’en est pris à moi… » Le ton de Veronica s’adoucit : il faut qu’il leur parle – qu’il reprenne tout depuis le début. Car il y avait bien un début ? Le peintre n’en sait rien : un jour, le vieil Indien était là, et il devait le peindre. Trevor lui demande si c'est l’Indien qui lui a dit de voler le livre de son père sur les Costanoans ? Non : Jonathan Colbert l’a… « emprunté » de sa propre initiative, en quête de réponses. Qu’il n’a pas trouvées, de toute façon… « J’ai à peine eu le temps d’y jeter un œil. Un soir, ce crétin de McKenzie, complètement défoncé, a trouvé qu’il faisait "un peu trop froid", et a fait du feu avec les pages de ce livre ! Bon sang, quand je pense que j’ai dû m’acoquiner avec un imbécile pareil… » Gordon suppose qu’on a les amis qu’on mérite… et qu’il devrait s’entretenir de ses cauchemars avec son père : après tout, c’est bien le Pr Harold Colbert le spécialiste. « Pas de ces choses-là, et j’ai pas envie d’avoir affaire au vieux. »

 

[III-4 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Trevor Pierce : Jonathan Colbert ; Lucy Farnsworth, Clarisse Whitman] Quoi qu’il en soit, Jonathan Colbert est… « l’invité » de Gordon Gore, souffle Eunice Bessler, tant qu’on n’aura pas retrouvé ces jeunes filles qu’il a soustraites à leurs parents. « "Soustraites" ? Le portrait que vous faites de moi… Je ne les ai pas enlevées. Je ne les ai pas séquestrées – je ne suis pas comme vous ! Elles sont venues de leur plein gré. On a eu du bon temps ensemble – vraiment bon, pour elles comme pour moi. Après, eh bien, on se lasse… C’est la vie… C’est un comportement certainement pas illégal, et même pas immoral, sauf pour les pires pères-la-pudeur ! Vous, vous me faites la morale, dans votre manoir dégoulinant d’un fric dont vous avez hérité, sans jamais rien faire pour le gagner…  Vous êtres très mal placé pour ça. Votre amourette avec la petite, là, c’est vraiment autre chose ? Vous allez oser le prétendre devant moi ? » Gordon ne relève pas – il revient sur Lucy Farnsworth malade… et sur Clarisse Whitman. Colbert en a assez : « JE-NE-SAIS-PAS-OÙ-ELLE-EST ! » Et les clochards ? Les taches d’ombre des malades ? Mais Colbert ne fait plus attention à Gordon. Trevor Pierce ne lui en demande pas moins si lui-même n’a pas de ces taches noires : « Non. Si c’est une maladie vénérienne ou quoi, je suis propre. Peut-être que ces filles ont fricoté avec d’autres que moi… » La lettre de Clarisse semble évoquer ces vagabonds malades, pourtant… « Une lubie à elle. On parle d’une fille qui m’écrivait des lettres depuis chez moi, là… Qu’elle laissait sur le matelas, pour me faire la surprise ! Pas très futée… » Il jette un œil à la lettre : « Ah ! Les objets qui disparaissaient… Vous voyez ? C’est ce que je vous disais : elle m’accusait de voler des objets, elle me faisait des scènes pour ça… Complètement mythomane : c’était il qui me volait des petits trucs… En permanence. Une voleuse, comme tous ceux de son espèce – juste d’une manière moins métaphorique. »

 

[III-5 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Trevor Pierce : Jonathan Colbert ; Andy McKenzie, Harold Colbert] Le bonhomme est assurément désagréable, mais aux yeux des investigateurs, notamment Gordon Gore et Eunice Bessler, il a l’air parfaitement sincère – et le dilettante, d’une certaine manière, le concède. Jonathan Colbert s’en aperçoit, et poursuit sur ton plus calme, jouant son avantage : « Je ne suis pas le kidnappeur que vous imaginiez. On peut trouver que je me suis mal comporté avec ces filles, mais seulement au sens où je ne suis pas… un gentleman ; je n’en suis pas un, et je n’ai jamais prétendu l’être. Et, oui, j’ai fait des sales trucs dans cette affaire, je le reconnais : le chantage, c’était une connerie – pas mon idée, celle de McKenzie, mais je sais que ça ne m’exonère pas de ma responsabilité : je vais tâcher d’en tirer des leçons. Que je sois confronté à la justice ou pas, pour ça, ou pour l’alcool, que sais-je… L’opium – j’attends toujours ma pipe, d’ailleurs… Mais je ne suis pas un monstre, un kidnappeur, un violeur, un type qui bat les filles… Vraiment pas. » Trevor Pierce est un peu narquois : « Mais c’est vous la victime du chaman du grizzli. » Colbert ne relève pas. Gordon, par contre, l’assure que, s’il rend toutes les photos, ainsi que les négatifs, aux parents que le peintre a fait chanter, sans doute ne pousseront-ils pas les choses au-delà, par crainte du scandale, et le dilettante va faire en sorte que ça se passe comme ça ; si le peintre peut l’assurer qu’il ne recommencera pas… Colbert acquiesce sans prendre le temps d’hésiter : il sait très bien quel est son intérêt – et, à l’évidence, il n’est pas fier de son association avec McKenzie. Mais ils ont toujours besoin de la coopération du peintre – et, par ailleurs, ils lui font part de l’inquiétude de son père : non, ce n’est pas la crainte du scandale qui l’anime, lui, mais bien un amour paternel sincère ; et le Pr Harold Colbert, quoi qu’en pense Jonathan, est un homme assez intelligent et ouvert pour admettre que son fils doit devenir un artiste plutôt qu’un médecin ou un avocat.

 

[III-6 : Trevor Pierce : Jonathan Colbert] Mais Jonathan Colbert doit donc les aider – pas forcément de la manière qu’il supposait, c’est tout… Trevor Pierce, ainsi, lui demande si, dans ses rêves qu’il a couchés sur des toiles, il n’a jamais vu… un endroit, précis, identifiable. Le peintre hésite ; puis : « Ce n’est pas facile à expliquer… Mais ces sphères… C’est un endroit. Mais pas seulement. Vous savez… Je suis pas un spécialiste, mais c’est un peu comme ce que dit… Ce Juif, là… Non, pas FreudEinstein, voilà. Il a écrit des trucs bizarres, sur le temps, l’espace, ou l’espace-temps… Je crois que c’est quelque chose dans de goût-là – je peux pas en jurer : moi et les équations… En même temps… Il y a des… des implications, derrière tout ça, qui peuvent fasciner un artiste… Le temps, l’espace, une seule chose… » Jonathan Colbert est lancé, et difficile à arrêter – mais il est aussi extrêmement confus. Il ne maîtrise pas son discours, mais sa fascination pour le sujet ne fait aucun doute.

 

[III-7 : Gordon Gore, Eunice Bessler : Jonathan Colbert] Au fur et à mesure que la conversation a perdu de son caractère inquisiteur initial, Jonathan Colbert s’est calmé et a fait preuve de davantage de bonne volonté. Gordon Gore va veiller à ce qu’il vive dans les meilleures conditions chez lui, le temps de régler l’affaire. Il pourrait en profiter pour peindre, d’ailleurs ! Suggestion qu’appuie Eunice Bessler : Gordon pourrait peut-être organiser une exposition… Colbert retrouve tout de même de sa morgue : s’il doit peindre, très bien, mais il lui faut un modèle, dit-il en tournant son regard vers la jeune comédienne… Finalement, l’idée ne déplaît pas, ni à Eunice, ni au dilettante ! Elle posera « habillée », bien sûr…

 

[III-8 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Jonathan Colbert, Arnold Farnsworth ; Lucy Farnsworth] Ils laissent alors Jonathan Colbert à sa pipe d’opium. Mais Veronica Sutton explique donc son inquiétude concernant Lucy Farnsworth à Gordon Gore : elle ne doit pas rester au Napa State Hospital, il lui faut revenir à San Francisco, voire dans le Tenderloin ! Et il faudra garder un œil sur elle. Gordon fait confiance à la psychiatre, et, même s’il est un peu tard, considérant qu’il y a urgence, il téléphone de ce pas à Arnold Farnsworth – mais c’est une demande très inhabituelle, et le magnat du fret ne voit pas pourquoi il obéirait à la suggestion du dilettante ; Gordon lui passe alors Veronica, qui se montre efficace dans son rôle de caution médicale et scientifique : Arnold Farnsworth veut bien tenter l’expérience, et, dans un premier temps, va rapatrier sa fille Lucy chez lui, dans Pacific Heights – où le Dr Sutton pourra la visiter, le cas échéant.

 

[III-9 : Zeng Ju] Après quoi tous vont se coucher… mais Zeng Ju ne se sent vraiment pas bien : ses perceptions de son environnement sont toujours plus affectées, le monde autour de lui change, prenant des teintes grisâtres, parcouru de mouvements incompréhensibles, et ses yeux comme ses oreilles, d’autres organes sensoriels également d’une manière plus insidieuse, semblent se fixer de plus en plus sur un autre monde, aux dépends du nôtre. À ce stade, ce trouble se lit en permanence sur son visage, comme dans ses gestes, et il n’est plus en état de dissimuler son affliction – de ceci, il est parfaitement conscient…

 

[III-10 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Zeng Ju, Trevor Pierce ; Lucy Farnsworth] Outre Zeng Ju, qui avait compris ce qui se passait depuis quelque temps déjà, Veronica Sutton et Gordon Gore plus encore ont également constaté que Trevor Pierce aussi présentait des bizarreries comportementales assez semblables à celles qu’ils avaient constaté chez le domestique : le journaliste n’en est peut-être pas tout à fait au même stade de l’infection, mais il est très clairement lui aussi victime de la Noire DémenceGordon et Veronica en discutent ; ils ne savent pas quoi faire… mais la psychiatre est certaine d’une chose : il ne faut surtout pas les confier à une institution médicale, qui s’empresserait de les adresser au Napa State Hospital, où ils se trouveraient dans la même situation que Lucy Farnsworth. Les perspectives ne sont guère optimistes, mais, pour la psychiatre, le seul moyen de les sauver (peut-être…) serait d’avancer au plus vite dans leur enquête… Gordon acquiesce – et il faudra aussi les garder à l’œil, et veiller à ne pas les laisser conduire, ou prendre des initiatives avec des armes… Ils en parleront tous ensemble ultérieurement.

 

IV : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 8H – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO

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[IV-1 : Gordon Gore : Daniel Fairbanks ; Clarisse Whitman, Lucy Farnsworth, Bridget Reece] Le matin suivant, Gordon Gore prépare son rapport téléphonique quotidien à Daniel Fairbanks. Cette fois, il a vraiment beaucoup de choses à lui apporter – les photographies de Clarisse Whitman et leurs négatifs, ainsi que des lettres (il y a aussi beaucoup de photos d’autres modèles – Gordon met de côté tout ce qui concerne Lucy Farnsworth et Bridget Reece, mais il y en a bien d’autres, et, bien sûr, rien de tout cela ne sera donné à Fairbanks). En passant davantage de temps sur les lettres écrites par les jeunes filles séduites par Jonathan Colbert, il constate par ailleurs que Clarisse n’était pas la seule à faire référence à des disparitions d’objets – trois autres jeunes filles font de même, chaque fois pour des petites choses très anecdotiques : une boucle d’oreille, un soutien-gorge, etc.

 

[IV-2 : Gordon Gore : Daniel Fairbanks ; Clarisse Whitman, Bridget Reece] Gordon Gore, à 9h, appelle Daniel Fairbanks. Il n’y va pas par quatre chemins : « Je n’ai pas encore retrouvé Clarisse, mais j’ai les photos et les négatifs. » Tout ? « Tout. » D’autres éléments qui pourraient être compromettants ? Rien qui le concerne – mais des photos et négatifs concernant d’autres jeunes filles, qu’il donnera à leurs parents, sans bien sûr mentionner devant eux le nom de Clarisse Whitman, pas plus qu’il ne donnera ici à Fairbanks les noms de ces autres victimes. Il a appris que Clarisse avait été vue il y a trois ou quatre jours de cela au Petit Prince – le restaurant où ils ont fait un esclandre : à bon droit, car elle s’y trouvait sans doute. [C’est faux – c’était bien sûr Bridget Reece qui s’y trouvait à ce moment-là.] Ils se rapprochent donc du but de leur enquête – enfin, si cela intéresse vraiment Fairbanks de retrouver la jeune fille ? « Bien sûr, M. Gore. Je vous prierai de passer dans la matinée au siège de l’American Union Bank pour me remettre les photographies et les négatifs. Je vous y attends. »

 

[IV-3 : Gordon Gore, Zeng Ju : Lucy Farnsworth, Bridget Reece] C’est de toute façon ce que comptait faire Gordon Gore – qui en profitera pour faire la tournée des familles impliquées qui lui sont connues (dont les Farnsworth et les Reece – certains noms ne lui disent absolument rien). Zeng Ju l’accompagnera.

 

 

[IV-4 : Veronica Sutton, Zeng Ju : Trevor Pierce ; Harold Colbert] Toutefois, avant que Veronica Sutton et Trevor Pierce ne se rendent à l’Embarcadero pour y retrouver Harold Colbert, Zeng Ju va s’entretenir en privé avec la psychiatre. Il lui confesse que son état s’aggrave – ses sens lui font défaut, le monde change autour de lui… Il ajoute que « M. Trevor », à la différence de tous les autres, lui apparaît très distinctement, sans le moindre parasitage, aussi suppose-t-il qu'il est également malade. Il s’en remet à la femme de science – lui ne sait plus quoi faire… et n’ose même pas prononcer le nom de Noire Démence. Pourtant, il ne cache pas à Veronica que des taches noires sont apparues un peu partout sur son corps – même si pas encore sur le visage ou tout autre endroit qui serait visible. La psychiatre ne se montre guère optimiste : tout indique que le domestique rejoindra bientôt les victimes de la Noire Démence errant dans le Tenderloin… Mais ils ne baisseront pas les bras : il y a forcément une solution ! La psychiatre a foi en la science. Il faudra par contre que Zeng Ju lui rapporte tout ce qu’il verra de cet « autre monde » : toute information est pertinente. Par ailleurs, elle s’entretiendra également avec Trevor. Zeng Ju acquiesce – sans cacher qu’il lui est difficile de parler de tout ceci en public : il se sentira plus libre si Mme Sutton veut bien faire office d’interlocutrice privilégiée.

 

[IV-5 : Zeng Ju, Veronica Sutton : Ling] D’ailleurs, à vrai dire… Il y a autre chose : si sa situation devait empirer, Zeng Ju souhaite que Mme Sutton, en qui il a toute confiance et qu’il admire, devienne pour sa fille, Ling, qui vit à Chinatown, comme une marraine… « Ling est une jeune fille intelligente et gentille ; elle a été bien éduquée, Madame. » Veronica est surprise par cette demande, et ne sait d’abord trop comment réagir – d’autant qu’elle ne connait guère Zeng Ju… et qu’elle n’a jamais eu l’âme d’une mère. Mais elle se dit enfin très touchée, flattée également, par la confiance du domestique, et fera tout son possible pour venir en aide à la jeune fille, si cela devait s’avérer nécessaire.

 

[IV-6 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Zeng Ju, Trevor Pierce, Jonathan Colbert] Veronica Sutton ne tarde guère à expliquer l’état de Zeng Ju (sans mentionner sa requête) à Gordon Gore, qui devra garder un œil sur lui – quant à elle, elle fera de même avec Trevor Pierce. Gordon n’est guère surpris – mais une chose l’étonne : Jonathan Colbert ne semble pas du tout infecté, lui… Il semble bien y avoir un lien, pourtant, avec ses cauchemars… C’est comme s’il voyageait lui aussi entre les mondes, mais seulement dans son sommeil… Il faudrait peut-être qu’il les accompagne, dorénavant, ce serait peut-être un atout…

 

[IV-7 : Eunice Bessler, Gordon Gore, Zeng Ju : Jonathan Colbert] Pour le moment, la loyauté de Jonathan Colbert demeure cependant des plus douteuse… Quelqu’un doit rester avec lui. Eunice Bessler avait d’abord songé accompagner Gordon Gore et Zeng Ju, mais il vaut mieux qu’elle demeure au manoir Gore – et si Colbert devait faire son portrait, eh bien…

 

V : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 10H – SAN FRANCISCO FERRY BUILDING, EMBARCADERO, SAN FRANCISCO

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[V-1 : Veronica Sutton, Trevor Pierce, Gordon Gore, Zeng Ju] Veronica Sutton et Trevor Pierce doivent alors se rendre à l’Embarcadero, pour y retrouver le Pr Harold Colbert et se rendre avec lui à la Collection Zebulon Pharr. Mais le Ferry Building ne se trouve pas très loin du siège de l’American Union Bank, dans Financial District, aussi font-ils un bout de chemin avec Gordon Gore et Zeng Ju. En route, le dilettante discute discrètement avec Trevor : son état ne leur a pas échappé – comme celui de Zeng Ju. Le journaliste balaie cette inquiétude : « Un peu de migraine, rien de plus… » Mais Gordon n’y croit pas un instant : « Je crois – nous croyons – que vous êtes atteint par la Noire Démence ; le dissimuler ne servira à rien. » Il faut que Trevor fasse attention à certaines actions – mieux vaut qu’il ne conduise pas, par exemple –, et il faut aussi leur rapporter ce qu’il voit, ce qu’il entend, etc. : cela pourrait s’avérer d’une importance cruciale. Le journaliste continue pourtant de traiter le sujet à la blague…

 

[V-2 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert] Puis les deux binômes se séparent, et Veronica Sutton et Trevor Pierce poursuivent en direction de l’Embarcadero. Le Pr Harold Colbert, très ponctuel, les y attend – l’air grave, vêtu d’un grand imperméable. Il voit arriver ses deux compagnons de route : « Vous êtes prêts ? » Oui. Très bien : ils doivent donc en savoir un peu plus sur leur destination… Ils vont prendre le ferry pour longer San Francisco par le nord-est, puis traverser le Golden Gate, immédiatement au nord de la ville, après quoi ils prendront le train, qui les fera passer dans la forêt de Muir Woods et sur les pentes du Mont Tamalpais, le point culminant de la région, avec ses 785 mètres d’altitude. C’est un peu paradoxal, mais, oui, la très secrète Collection Zebulon Pharr se situe dans cette zone très fréquentée, où une voie ferrée a été construite, pour permettre aussi bien aux touristes qu’aux San-franciscains désireux d’un peu de calme de faire de jolies randonnées dans la nature…

 

VI : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 11H – TRAIN DE MUIR WOODS ET DU MONT TAMALPAIS

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[VI-1 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert ; Jonathan Colbert, Gordon Gore] La traversée en ferry, qui prend un peu moins d’une heure, est pour le moins maussade, avec un Pr Harold Colbert passablement renfermé… L’ambiance est lourde, et Veronica Sutton pas plus que Trevor Pierce n’osent briser la glace… Pourtant, ils ont un sujet de discussion tout trouvé : Jonathan Colbert ! De brefs apartés convainquent les investigateurs qu’il leur faut en parler, ils ne peuvent garder pareille chose secrète (et si le Pr Harold Colbert apprenait par la suite qu’ils avaient trouvé son fils mais n’en avaient pas fait état, cela pourrait vraiment compliquer les choses…). C’est Trevor qui prend l’initiative d’aborder le sujet avec le professeur, une fois installés à bord du train de Muir Woods : ils ont retrouvé son fils – il est en bonne santé, et n’a absolument rien à craindre, de la justice ou de qui que ce soit. Le professeur est stupéfait : « Vous avez trouvé Jonathan ? Où est-il ? » Trevor fait le mystérieux : « Il est… en lieu sûr. Pour le moment, nous ne… » Mais Harold Colbert furibond l’interrompt : « M. Pierce ! Je fais des sacrifices considérables en vous conduisant à la Collection Zebulon Pharr, il serait bien temps de me rendre la pareille ! Où est mon fils ? Mme Sutton ? » La psychiatre n’insiste pas : Jonathan Colbert se trouve à la résidence de M. Gore. Il s’y trouve depuis la veille au soir – pour l’heure, il ne semble pas disposé à voir son père, mais sans doute cela pourra-t-il changer dans un délai assez bref… « Je comprends que vous ayez hâte de lui parler, mais il ne faut pas le brusquer – s’il lui en prenait la fantaisie, nul ne pourrait le retenir de disparaître à nouveau dans la ville… » Le parti de l’honnêteté paye – la surprise passée, le théologien se rend aux arguments de la psychiatre.

 

[VI-2 : Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert ; Jonathan Colbert] « Mais… Ce voyage à la Collection Zebulon Pharr est donc toujours d’actualité ? Maintenant que vous avez trouvé mon fils ? » Trevor Pierce, un peu séché par la réaction de son interlocuteur, maugrée : « Oui, plutôt, oui… » Harold Colbert soupire : c’est donc qu’ils ont davantage de choses à lui apprendre… Veronica Sutton, un peu embarrassée, explique qu’il y a bel et bien un lien entre Jonathan Colbert et les éléments « occultes » qui les intéressent – ses cauchemars ne laissent guère de doute à ce propos. Il ne semble pas avoir agi dans une intention malveillante (enfin, à cet égard…), mais il est bien lié à tout cela, oui. Trevor ajoute qu’il est visiblement dépassé par les événements, et qu’un peu de repos en lieu sûr ne lui fera pas de mal… Harold Colbert demeure grognon, mais suppose qu’il devra se contenter de ça pour l’heure.

 

[VI-3 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert, Randolph Coutts] La discussion s’arrête là. Le décor a beau être splendide, l’ambiance est pesante. Puis le train s’arrête à une petite gare sur les flancs du Mont Tamalpais, et Harold Colbert fait signe à Veronica Sutton et Trevor Pierce de descendre : ils sont attendus ici par Randolph Coutts, de Coutts & Winthrop, qui les conduira en voiture à la Collection Zebulon PharrCoutts est un avocat presque caricatural, dans sa mise et ses manières – on le devine très bourgeois, très conservateur ; cependant, il est tout sauf bavard, et le trajet, le long de petites routes de montagne, est à nouveau très maussade…

 

VII : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 12H – COLLECTION ZEBULON PHARR, MOUNT TAMALPAIS AND MUIR WOODS

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (06)

[VII-1 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Randolph Coutts, Harold Colbert] La voiture arrive enfin à destination – une très charmante et riche demeure de style hispanique : tout sauf l’endroit où l’on penserait chercher quelque chose d’aussi exceptionnel et secret que la Collection Zebulon PharrRandolph Coutts invite ses passagers à descendre, et Harold Colbert prend les devants – il est à vrai dire le seul à qui l’avocat se soit adressé : concernant Veronica Sutton et Trevor Pierce, il semble se contenter du fait… qu’ils sont deux, ainsi que convenu avec le professeur. Il n'y a même pas eu de présentations.

 

[VII-2 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Randolph Coutts, Harold Colbert] Randolph Coutts a sorti un énorme trousseau de clefs : pénétrer dans la villa n’est guère un souci, à vue de nez, mais, à l’intérieur, le petit groupe doit passer par de nombreuses portes, solides, qui deviennent au fur et à mesure de véritables sas, visiblement très sécurisés – le contraste est flagrant entre la demeure très aérée et lumineuse, vue de l’extérieur, et ce qu’elle contient effectivement : c’est une vraie forteresse, à ce stade… au sein de laquelle Coutts procède sans un mot, se repérant sans la moindre difficulté dans son volumineux trousseau – puis dans un autre au moins aussi volumineux, qu’il sort une fois arrivé au premier sous-sol ! Contournant méthodiquement tout un dispositif très pointu de mesures de sécurité, ils gagnent enfin le troisième sous-sol – où se trouve la Collection Zebulon Pharr à proprement parler. On y trouve de nombreuses bibliothèques, très remplies, et dont le contenu est à l’évidence d’une valeur exceptionnelle, avec d’antiques codex, des rouleaux, etc., mais aussi une belle variété d’incunables – sans même compter les artefacts non livresques (dont des sculptures, des tableaux, des instruments de musique, des armes, etc.), également nombreux et presque intimidants tant ils respirent l’ancienneté, la rareté et la singularité. Tout cela est étrangement organisé : au premier abord, on pourrait trouver cela anarchique, mais le classement est en fait pertinent et très méticuleux. On y trouve enfin des espaces de travail savamment agencés – tables, bureaux, pupitres… Il n’y a bien sûr personne en dehors de Veronica Sutton, de Trevor Pierce, de Harold Colbert et de Randolph Coutts – et le silence a quelque chose d’oppressant. L’avocat s’était visiblement déjà entretenu avec le professeur, car, sans un mot, il conduit le petit groupe dans un espace un peu séparé du reste – ce qui implique d’abord de passer par un couloir assez long, offrant l’accès à une chambre forte dont la porte blindée est très impressionnante ; ils ne s’y arrêtent pas, cependant, et poursuivent jusqu’à une autre pièce au bout du couloir, très sécurisée elle aussi même si pas de manière aussi flagrante, et c’est le saint des saints de la Collection Zebulon Pharr, un espace de travail abritant les pièces les plus précieuses de l’ensemble (les bibliothèques sont beaucoup moins denses, mais pas moins fascinantes à ce stade ; de même pour les vitrines abritant des artefacts), tout cela surmonté d’un portrait de Zebulon Pharr lui-même.

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[VII-3 : Randolph Coutts, Harold Colbert] Randolph Coutts se tient debout à côté de la porte : de toute évidence, même s’il va se faire discret et ne pas empiéter sur leur travail, il ne va pas quitter la salle tant que les visiteurs s’y trouveront. Il adresse un signe de la tête au Pr Harold Colbert : à lui de prendre le relais, qu’ils fassent ce qu’ils ont à faire. Le théologien a visiblement ses habitudes ici, et se rend de lui-même à l’endroit qui les intéresse – il n’est pas intimidé par la collection, pourtant une certaine émotion se lit quand même sur ses traits. Il conduit Veronica Sutton et Trevor Pierce à une table, avec trois chaises, et sur la table a été disposé un livre, spécialement tiré des rayonnages : le manuscrit espagnol originel des Mythes des chamans du grizzli rumsens – et, justement, au-dessus de la table, on trouve un autre portrait : celui de Pedro Maldonado lui-même.

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[VII-4 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert] Harold Colbert invite Veronica Sutton et Trevor Pierce à s’installer : « Vous lisez l’espagnol ? » Pas la psychiatre – le journaliste baragouine quelques mots, suffisamment pour se débrouiller à l’oral avec ses contemporains san-franciscains, mais il doute de pouvoir s'en sortir avec un manuscrit de la fin du XVIIIe siècle… Dans ce cas, le professeur va les assister dans leurs recherches et faire office de traducteur ; mais il précise qu’il les a aussitôt conduits devant cet ouvrage précisément parce qu’ils avaient eu l’occasion d’en discuter : à l’évidence, la collection regorge de sources très diverses – s’ils ont d’autres sujets de recherche, qu’ils lui en parlent, et il fera en sorte de les guider dans les trésors de la Collection Zebulon Pharr. Mais, déjà, des pistes sur cet ouvrage en particulier ? Oui : Veronica veut en apprendre davantage sur « l’Esprit de la Colline » et les « Fantômes Qui Marchent » ; Trevor a du mal à formuler sa requête, mais il souhaiterait en apprendre davantage sur « un… un lieu, atemporel… une dimension parallèle, peut-être », en lien avec les chamans du grizzli… Le théologien parcourt avec les investigateurs les pages de Mythes des chamans du grizzli rumsens, en leur traduisant à la volée certains passages – par exemple celui-ci, dans le chapitre 18 :

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[VII-5 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert ; Charles Smith, Jonathan Colbert] Le Pr Harold Colbert laisse à Veronica Sutton et Trevor Pierce le temps de digérer les informations, mais ne retient pas quelques marmonnements indistincts de temps à autre ; la psychiatre a remarqué qu’il a tiqué quand il leur a traduit les noms de « Clé » et de « Porte ». Trevor demande si la maladie évoquée pourrait être la Noire Démence : le terme n’existait sans doute pas à l’époque, mais cela y ressemble, oui. Et cela recoupe les informations fournies par le Pr Charles Smith, à Berkeley. Veronica constate que le texte correspond bien à son interrogation sur des entités surnaturelles, mais elle a du mal à faire la distinction entre ces créatures... Le Pr Colbert pense pouvoir la renseigner : il a traduit assez « littéralement » le texte de Maldonado, mais il pense que le moine s’est trompé en distinguant deux entités qui seraient « Clé » et « Porte » – d’autres sources (« nous aurons peut-être l’occasion d’y revenir ») permettent de supposer que les deux termes s’appliquent à une même entité ; au-delà, il y a une sorte de principe hiérarchique, après tout guère surprenant dans quelque panthéon que ce soit – c’est « un peu… comme Satan et les démons à son service » : « Clé et Porte » domine, les « Fantômes Qui Marchent » obéissent. Mais l’analogie judéo-chrétienne a ses limites, il ne l’emploie ici, et à regret, que par facilité… On peut en retenir que les « Fantômes Qui Marchent » sont inférieurs, des sortes de monstres, et « assez fondamentalement stupides », tandis que l’entité « Clé et Porte » a un caractère divin et supérieur. Veronica remercie le professeur pour ses explications ; Maldonado a-t-il livré une « description physique » de ces créatures ? Pas « Clé et Porte », non, mais c’est le cas pour les « Fantômes Qui Marchent », même si le livre ne comprend pas d’illustrations les concernant : ces êtres monstrueux ont des formes éventuellement changeantes, mais quelques caractères demeurent – une macrocéphalie prononcée et surtout des membres très longs, avec des doigts très longs également, se prolongeant en griffes encore plus longues. De vraies créatures de cauchemar... La psychiatre demande ensuite à Harold Colbert s’il sait quel est cet endroit qu’il a désigné en anglais par « Pebble Hill » [« la colline du caillou », en gros] : le livre de Maldonado n’est pas très précis à cet égard… mais les investigateurs avaient parlé du Tenderloin, et le professeur croit que ça correspond parfaitement. Trevor est méditatif : « Des créatures extraterrestres… » Harold Colbert suppose que l’on pourrait les envisager ainsi, oui – mais précise : « Pas comme dans ces pulps, vous savez, il ne s’agit pas ici d’êtres en provenance d’une autre planète, voyez ça plutôt comme… oui, une sorte de dimension parallèle. » Le théologien s’interrompt, mais reprend très vite : « Et encore, ce n’est pas vraiment cela non plus. Vous voyez, c’est tout le problème avec cette entité "Clé et Porte" – d’une certaine manière, elle implique par elle-même toutes les potentialités, dans le temps comme dans l’espace, et pas un unique endroit différent. » Mais le journaliste a autre chose en tête : au vu des centres d’intérêt « particuliers » du professeur, est-ce vraiment un hasard si son fils Jonathan s’est retrouvé à rêver de pareils mondes et créatures ? « Je me suis posé la question, M. Pierce. Il est possible qu’il y ait un lien – que mes activités, mes recherches, aient influé sur le cours des événements. Mais je n’ai pas de certitude à cet égard. En effet… D’une certaine manière, ça supposerait une intention – et même une intention maligne. Or je ne crois pas que ça se joue à ce niveau-là… Pas avec pareilles entités, qui sont bien au-dessus de ce genre de préoccupations. Mais je me rends bien compte en vous en parlant que ces entités, que j’envisageais de manière abstraite disons, semblent bien opérer sur Terre via des agents intermédiaires humains – et, du côté de ces derniers, les intentions malignes sont bel et bien envisageables. »

 

[VII-6 : Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert] Le Pr Harold Colbert s’interrompt à nouveau. Puis : « Croyez-vous en la magie ? » Trevor Pierce lui répond que oui – pas Veronica Sutton, même si elle suppose que ce monde renferme bien des choses inexplicables par la science actuelle, qui peuvent dès lors passer pour de la magie. « Je ne pouvais pas espérer meilleure réponse. » Le théologien explique que c’est ce qui fait des Mythes des chamans du grizzli rumsens un livre « dangereux » : s’il se contentait de rapporter du folklore, il ne différerait guère de 99 % des travaux d’ethnographie, du Rameau d’or de Frazer à ces innombrables monographies que personne ne consulte jamais, et qui abondent dans les sociétés d’histoire locale – comme ces ouvrages, il ne présenterait aucun caractère menaçant. Mais voilà : il contient des sorts. Pedro Maldonado s’était renseigné avec une grande méticulosité sur les rites des chamans du grizzli, même en passant par l’intermédiaire des Ohlones ou des Miwoks. Il a ainsi consigné des sortilèges, avec suffisamment de précision pour qu’on puisse les apprendre… et en faire usage. Mais c’est aux investigateurs de voir s’ils souhaitent les apprendre, ou pas – s’ils le lui demandent, le Pr Colbert leur traduira ces passages, avec toute la précision nécessaire. Veronica lui demande s’il les a lui-même appris – le théologien répond que c’est le cas pour « un des deux : il y en a un qui a pour objet, à la fois, d’invoquer et de congédier l’Esprit de Pebble Hill ; l’autre permet d’invoquer et de contrôler un Fantôme Qui Marche – ce sont deux choses tout à fait différentes… Il y a quelques années, je m’étais appliqué à apprendre ce dernier sortilège – mais je n’ai même jamais simplement envisagé d’apprendre l’autre : il est beaucoup trop dangereux… » Trevor prend la chose à la blague : « Vous voulez nous envoyer dans une autre dimension ? » Mais le professeur est mortellement sérieux : « Si vous comptez mener cette enquête à terme, je ne garantis pas que vous puissiez éviter de vous retrouver dans des endroits fort étranges. Et dangereux. » Le journaliste est perplexe, et adresse un regard inquiet à Veronica, qui ne se prononce pas pour l’instant.

 

[VII-7 : Veronica Sutton : Harold Colbert ; Hadley Barrow] Mais le Pr Harold Colbert s’adresse justement à Veronica Sutton : « Vous connaissiez déjà le nom de "Fantômes Qui Marchent" avant de venir ici, et je vous sais lectrice d’ouvrages anthropologiques, dans une optique éventuellement comparatiste. Ces désignations sont propres aux Indiens de la région – mais vous ne serez pas surprise d’apprendre que ces mythes correspondent à d’autres de par le monde, qui peuvent les éclairer d’un jour différent. C’est pour partie l’objet de mes recherches – ainsi de ce Symbole des Anciens, ce pentagramme que l’on retrouve aussi bien en Égypte, en Chine, que sais-je… Ces "Fantômes Qui Marchent" semblent correspondre à ce que l’on appelle ailleurs des "Vagabonds dimensionnels", terme sans doute moins poétique mais plus évocateur. Quant à "l’Esprit de Pebble Hill"… Je n’ai pas de certitude à cet égard. Mais l’association des termes "Clé et Porte"… m’évoque une autre désignation. Avez-vous entendu parler de Yog-Sothoth ? » La question fait sursauter Veronica : ce nom figurait dans la retranscription d’un entretien avec une victime de la Noire Démence, que le Dr Hadley Barrow leur avait fait lire, au Napa State Hospital… Elle l’explique au professeur, dont les traits se durcissent : « C’est ce que je redoutais… » Le professeur se lèvre, parcourt les rayonnages environnants, et en sort un livre, qu'il ouvre à une page précise et soumet aux investigateurs :

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[VII-8 : Harold Colbert] « Vous voyez ce qui est dit à propos de la Clé et de la Porte ? Du temps, de l’espace… » Puis le Pr Harold Colbert va chercher un autre ouvrage encore : « Celui-ci est intéressant, aussi… Je suppose qu’il peut faire sens, eu égard aux questions que vous vous posiez… »

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[VII-9 : Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert ; Jonathan Colbert] Trevor Pierce est très perplexe : le livre de Maldonado semblait dire qu’il fallait se rendre dans cet autre monde, pour en revenir… Mais ces autres documents donnent bien davantage l’impression d’un voyage sans retour ! Harold Colbert lui répond : « C’est assurément un risque… Il existe des rites, des protections – mais sans doute inutiles en pareil cas : le Symbole des Anciens ne serait d’aucune utilité, ici… »

 

[VII-10 : Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert ; Jonathan Colbert] Mais faut-il comprendre que Jonathan Colbert se rend dans ce monde quand il rêve et en revient au réveil, demande Trevor Pierce ? C’est possible, oui… Le Pr Colbert rappelle au Dr Sutton qu’ils avaient évoqué la question de cette « épidémie de rêves » qui avait eu lieu durant le printemps 1925, et qui affectait tout particulièrement les artistes tel Jonathan – la psychiatre s’en souvient très bien. À cette occasion, quelques rares études avaient fait mention d’entités assez comparables à Yog-Sothoth : « Je ne sais pas si ce nom vous dit quelque chose, mais on avait parlé de Cthulhu, dans sa cité engloutie de R’lyeh » L’épidémie a cessé brusquement, et on n’y est plus revenu : « Dans votre profession, Mme Sutton, personne n’a bien compris de quoi il s’agissait… » Mais ces noms, ces phénomènes, n’étaient pas inconnus d’autres chercheurs – dont le Pr Harold Colbert ; et ce thème d’entités pénétrant les rêves de certains individus et les façonnant n’avait rien d'une surprise pour un petit cercle d’initiés. Via ces rêves, ces entités pouvaient amener leurs victimes… à faire certaines choses...

 

[VII-11 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert] Le Pr Harold Colbert s’interrompt, il semble mûrement réfléchir à ce qu’il va dire. Puis : « Il y a… un autre livre. Le plus dangereux de tous. Il pourrait vous apporter quelques éclaircissements, je pense. » Le professeur demande aux investigateurs s’ils souhaitent avoir accès à ce livre – mais il insiste sur les dangers que cela représente, pour la santé mentale tout particulièrement… Il peut leur en traduire quelques passages sélectionnés, toutefois – à moins qu’ils ne lisent eux-mêmes le latin ? Veronica Sutton a un niveau relativement correct, mais l’aide du professeur sera sans doute la bienvenue… Mais il faut sans doute préparer le terrain, de toute façon. Le professeur explique qu’il s’agit d’un livre fort ancien, et très rare : de cette édition en particulier, on ne connaît que quatre exemplaires de par le monde – que la Collection Zebulon Pharr dispose d’un de ces volumes n’est pas pour rien dans sa réputation comme dans sa valeur. Le titre originel de ce livre était Al Azif ; il avait été écrit, vers 730, par un Arabe dément du nom d’Abdul al-Hazred. Le livre a été traduit en grec par Théodore Philetas, vers 950, qui lui a donné le titre sous lequel il est passé à la postérité : le Necronomicon. Tous les exemplaires des versions arabes et grecques ont disparu. La plus vieille édition existant encore est la traduction latine par Olaus Wormius, datant de 1228, et c’est cette version que l’on trouve dans la Collection Zebulon Pharr. « Mais comprenez bien que c’est littéralement un livre qui rend fou. Il contient… des révélations, mais à ne pas entendre au sens chrétien, c’est d’un autre ordre – il s’agit de chambouler toutes les perspectives, en particulier en ce qui concerne la place de l’homme dans l’univers. Abdul al-Hazred avait compris cette chose que les croyants, quels qu’ils soient, ne peuvent tout simplement pas accepter : que l’homme n’est pas au centre de l’univers, pire, qu’il n’a absolument aucune espèce d’importance – et qu’il n’a aucune idée du monde dans lequel il vit… » Le livre peut en donner une idée – et cela peut s’avérer fatal. Solennellement, le Pr Harold Colbert répète sa question : veulent-ils travailler sur ce livre ? Veronica Sutton est très étonnée par ce discours – et connaît un sursaut de rationalisme : le professeur serait-il complètement fou ? Impossible de le déterminer – mais le ton employé par Harold Colbert n’a rien de celui d’un illuminé. Pense-t-il vraiment qu’ils y trouveront des choses utiles ? Oui. De quoi guérir la Noire Démence ? Probablement pas : il craint que ce soit trop tard, les personnes affectées ne s’en remettront jamais… « Avec une chance incroyable, peut-être pourrons-nous éviter que cela se produise encore à l’avenir – mais cela n’a rien de certain, absolument rien. » Veronica demeure perplexe, elle adresse quelques regards interrogatifs à Trevor Pierce, qui est tout aussi sceptique… et qui, en outre, a de plus en plus de mal à se concentrer : il est malade, après tout… et il a bien relevé ce que le professeur disait concernant l'impossibilité de toute guérison. Mais Veronica et lui finissent par acquiescer.

 

[VII-12 : Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert, Randolph Coutts] Le Pr Harold Colbert invite donc Trevor Pierce et Veronica Sutton à sortir de la pièce où ils se trouvent, et, accompagné de Randolph Coutts, toujours très discret, il les conduit à la chambre-forte aperçue dans le couloir. Le professeur et l’avocat effectuent ensemble toute une procédure complexe et chronométrée pour ouvrir la lourde porte blindée, d’une épaisseur incroyable. Elle donne sur une petite pièce, totalement dénuée de la moindre décoration, et au fond de laquelle se trouve un bureau, avec un unique livre dessus, qui y est enchaîné : le Necronomicon

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[VII-13 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert] Le Pr Harold Colbert, visiblement ému, invite ses compagnons à s’asseoir, et feuillette le précieux grimoire à la recherche d’un passage qui, suppose-t-il, devrait intéresser Veronica Sutton et Trevor Pierce… La psychiatre pourrait essayer de lire d’elle-même le texte en latin, mais, pour l’heure, elle préfère laisser au professeur le soin de traduire.

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Le Jour de la création, de J.G. Ballard

Publié le par Nébal

Le Jour de la création, de J.G. Ballard

BALLARD (J.G.), Le Jour de la création, [The Day of Creation], traduction de l’anglais par Robert Louit, Auch, Tristram, coll. Souple, [1987] 2017, 297 p.

 

Cette critique a initialement été associée à celle d’un autre roman de Ballard, Le Rêveur illimité, dans la rubrique « Objectif Runes en plus » du Bifrost n° 88, directement en ligne, ici.

 

Je suppose que cela m’autorise à livrer d’ores et déjà mes deux chroniques séparées, plus longues…

ENCORE PLUS DE BALLARD

 

Bis : l’excellent éditeur Tristram approfondit encore son catalogue ballardien, déjà conséquent, et comprenant nombre de merveilles – au premier chef l’intégrale des nouvelles en trois tomes, Vermilion Sands, La Foire aux atrocités, etc. Nouveaux titres dans la collection « Souple », donc : deux romans qui avaient déjà été édités en français, il y a quelque temps de cela certes, et qui m’étaient jusqu’alors passés sous le nez, Le Rêveur illimité et Le Jour de la création.

 

C’est cette fois le second qui nous intéresse, un roman datant de 1987, soit après que le succès d'Empire du soleil et de son adaptation par Steven Spielberg a permis de populariser l’auteur, dès lors moins cantonné que jamais dans son registre originel science-fictif – qui, cela dit, faisait de toute façon hausser des sourcils dans le fandom, et la publication de la « trilogie de béton » et de La Foire aux atrocités avait sans doute déjà démontré que le grand Ballard ne connaissait pas de limites.

 

Le Jour de la création, dans ce contexte, est un roman assez étrange – et en même temps typiquement ballardien. Riche d’échos à des œuvres antérieures de l’auteur autant qu’à des classiques signés par d’autres plumes (j’y reviendrai dans les deux cas), il sonne tantôt comme du concentré des obsessions de l’auteur, tantôt comme une quasi-parodie – même si, au fond, cette seconde dimension peut être une conséquence de la première. C’est aussi, étrangement, le « roman d’aventures » que décrit la quatrième de couverture, oui – on se contentera d’omettre l’adjectif « pur » qui y est associé. C’est un roman souvent fascinant, mais parfois un brin agaçant aussi. Pertinent de manière générale, mais avec plus ou moins de subtilité.

 

En fait, ai-je l’impression, comme Le Rêveur illimité justement, c’est un titre un peu bancal dans la bibliographie de l’auteur, disons même « mineur ». Ceci étant, un Ballard mineur vaut intrinsèquement mieux que 98 % des parutions littéraires, j’imagine...

 

LA SOIF DU MAL

 

Nous sommes en Afrique centrale, dans une région indécise car fantasmée – entre le Sahel et les débris de l’Afrique Équatoriale Française, le Tchad et le Soudan sont proches. Mallory est un médecin, envoyé par l’OMS à Port-la-Nouvelle, au bord du lac Kotto asséché, pour y tenir un dispensaire – entreprise absurde, car la guerre qui ravage la région, opposant très concrètement le général rebelle Harare et le capitaine Kagwa de la « gendarmerie » locale (aux ambitions de seigneur de guerre pas moins marquées, on en a tôt la certitude – et sa Mercedes adorée en est le plus pathétique des présages), cette guerre donc a fait fuir les non-belligérants. Le bon docteur recoud bien des hommes des deux camps, mais sa situation est des plus précaire : il pourrait très bien être abattu sur un coup de sang, qu'importe de qui – c’est d’ailleurs ce qui lui arrive au tout début du roman, quand nous le voyons mis en joue par une enfant-soldat… Un écho justement du Rêveur illimité, qui pourrait au-delà renvoyer également à Dick ou même à Bierce ? Mais admettons qu’il survive : c’est après tout ce que nous dit le roman…

 

En dehors des hommes de Kagwa et Harare, la faune locale (non autochtone…) est assez limitée, mais pas inexistante : il y a cette Nora Warrender, triste veuve victime de viol, et dont les raisons de rester sur place, dans cet enfer, sont problématiques. Il y a aussi une équipe de tournage, emmenée par Sanger, un ex-scientifique qui a décidé de faire davantage de sous en tournant des documentaires guère scientifiques, au point d’avoir perdu toute crédibilité auprès des chaînes de télévision occidentales ; déjà has-been, le bonhomme, qui travaille maintenant pour les chaînes câblées japonaises, semble persuadé de ce que le cadre déprimant du lac Kotto pourrait fournir le prétexte à un bon film – ses associés, Mr Pal l’Indien érudit et la très professionnelle photographe et camerawoman Ms Matsuoka, y travaillent. Et ça dépasse complètement Mallory.

 

Celui-ci, en fait de médecin, a surtout des ambitions relevant de l’ingénierie écologique : son grand projet, c’est de trouver un moyen d’alimenter la région en eau – car le Sahara avance. Une marotte comme une autre… Un rêve qui n’a aucune chance de se réaliser. Mallory le sait bien, et, après avoir réchappé à son exécution, il accède enfin aux injonctions de Kagwa, qui l’incite depuis un bon moment déjà à plier bagage. Mais c’est précisément à ce moment qu’un très improbable « accident » change la donne : un bulldozer, sur ses indications, arrache une vieille souche… et l’eau jaillit. Une réserve bien vite épuisée ? Forcément… Sauf que c’est un véritable fleuve qui apparaît ainsi – un monstre s’étendant sur des kilomètres, et très large : un nouveau Nil pour un continent qui en a bien besoin – un miracle à même de refleurir le désert. Bien plus que ce que le docteur souhaitait ?

 

Mais voilà : c’est une compulsion de l’homme découvrant un fleuve, il lui faut remonter à sa source. Le Dr Mallory y échappe d’autant moins que, pendant sa convalescence, Sanger a officiellement baptisé le fleuve... Mallory. Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’il s’identifie au fleuve – ce qui va bien plus loin qu’une appropriation. Mallory veut trouver la source du Mallory, oui – pour le détruire ; car c’est en son pouvoir, et c’est finalement une conséquence inévitable de la tendance du médecin à reporter sur son environnement la passion de l’autodestruction. D’autant, avouons-le, qu’il n’est guère aimable : lui-même nous éclaire sur les tendances foncièrement misanthropes de ses semblables, les si généreux médecins au service d’œuvres caritatives… Mais il est vrai que les autres protagonistes du roman ne sont guère plus sympathiques.

 

Ce que nous aurons bientôt l’occasion de constater, quand, suite à un acte de piraterie bien hardi, Mallory se met donc à remonter le fleuve à bord du vieux ferry Salammbô ; mais pas seul, car il est accompagné par la gamine de douze ans qui a failli l’abattre – cette « Noon » en qui il voit un esprit du fleuve, son fleuve, et en même temps une femme en puissance mais d’autant plus désirable qu’il y a encore en elle de l’enfant, même enfant-soldat…

 

Et, à leurs trousses, tous ceux qui, dans la région, entendent tirer partir du miracle fluvial – c’est-à-dire absolument tout le monde. Au point, s’il le faut, du massacre généralisé.

 

APOCALYPSE LOLITA...

 

Le Jour de la création est un roman sous influence, et qui ne s’en cache certainement pas. Sans doute cela fait-il partie de l’essence même du projet.

 

Bien sûr, il emprunte à nombre d’histoires reposant sur le topos du fleuve que l’on remonte – et elles sont innombrables. Bien sûr aussi, contexte africain oblige, et tout autant les considérations métaphysiques et éthiques qui s’y mêlent, la référence-clef est probablement Au Cœur des ténèbres, de Joseph Conrad – avec un Mallory qui serait tout à la fois Marlow et Kurtz. Peut-être cependant faut-il tordre quelque peu cette référence ? Car la dimension guerrière du récit peut tout autant évoquer la variation sur le même roman qu’est Apocalypse Now ; j’y suis d’autant plus incité que, via Sanger et son équipe de tournage, la technologie moderne, ici, porteuse de récits, est essentiellement envisagée au travers du petit écran, sinon du grand…

 

En fait, les références littéraires comme filmiques qu’évoque sans peine Le Jour de la création ont aussi pour fonction de produire une Afrique noire parfaitement fantasmée, et certes pas épargnée par les clichés du « temps béni des colonies » (Michel, franchement, ta gueule) ; délibérément bien sûr, et Noon apprenant l’anglais en se repassant sans cesse les mêmes cassettes d’initiation à la sociologie post-coloniale, entre deux visionnages de vieilles tarzaneries, y offre un très ironique contrepoint – tandis que le « Dr Mal », comme elle l’appelle, incarne à son tour ces diverses manières de s’accaparer l’Afrique, et pas seulement sa représentation mythique.

 

Noon, justement, tire en même temps le roman vers d'autres références non moins marquées : l'attirance clairement pédophile de Mallory pour la gamine de douze ans (même et peut-être justement parce qu'elle a un flingue) n'est pas l'aspect le moins déconcertant du roman, et ne rend pas exactement le personnage du forcément bon docteur plus sympathique ; dans sa fascination pour la fillette, qui le rend parfois lyrique, le docteur est d'une perversion fleurie et au-delà de la simple suspicion, qui en fait un émule colonial d'Humbert Humbert dans le Lolita de Nabokov (probablement bien davantage, cette fois, que celui de l'adaptation par Stanley Kubrick).

… ET AUTRES RÉMINISCENCES

 

Mais Ballard, dans Le Jour de la création, ne se contente pas de revisiter et mélanger ces nombreuses références qui lui sont extérieures. C’est aussi, pour lui, l’occasion de produire des variations, plus ou moins ironiques, sur nombre de ses œuvres antérieures. Dans certains cas, cela ne fait pas le moindre doute : l’apocalypse de/du Mallory renvoie presque explicitement à deux des quatre apocalypses originelles de Ballard, celles que je préfère d’ailleurs, Le Monde englouti et La Forêt de cristal. On peut être tenté d’y adjoindre, sur un mode sans doute davantage mineur, Salut l’Amérique ! Dans un autre registre, je tends à croire que la vision particulièrement désenchantée, non, carrément misanthrope et génocidaire des relations humaines autour du fleuve peut être envisagée comme un écho de la guerre civile verticale qui prend place dans l’I.G.H., tandis que la mégalomanie divine d’un héros par ailleurs si détestable ne manque bien sûr pas d’évoquer, réédition concomitante, Le Rêveur illimité.

 

Le Jour de la création peut aussi être vu comme anticipant quelques titres de l’œuvre ultérieure de l’auteur : ainsi de Sauvagerie, même si ce court roman aux implications terribles initie surtout le pan tardif de l’œuvre ballardienne, avec ses variations sur la Riviera psychopathe ; je serais tenté de mentionner également et peut-être avant tout La Course au paradis, avec ces mêmes Occidentaux déboulant à l’autre bout du monde en débordant des meilleures intentions, mais dont l’action produira presque nécessairement un cauchemar dystopique.

 

Et là, je m’en tiens aux romans, donc.

 

Une approche pas inintéressante, mais pas non plus sans inconvénients – dont le principal est probablement le risque de l’auto-parodie. Sans doute l’auteur en était-il très conscient, et d’autant plus désireux de manier l’ironie, mais le lecteur n’en est que davantage porté à la comparaison, et pas forcément en la faveur du Jour de la création. Un roman qui, pourtant, produit assurément des images fortes, typiques de la plume de l’auteur – simplement, « trop typiques », peut-être.

 

MR SELF-DESTRUCT

 

Je crois cependant que le principal atout de ce roman, qui n’en manque pas, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, réside dans son personnage principal et narrateur, le Dr Mallory. Je ne garantis pas que l’œuvre ballardienne soit si riche que cela en personnages véritablement positifs, mais Mal figure peut-être parmi les plus négatifs.

 

Cependant, le juger sur le plan moral ne fait pas forcément sens. Sa mégalomanie qui tend vers l’homicide, son arrogance, et bien sûr son attirance (coupable ?) pour Noon empêchent de voir en lui un « héros », mais, comme d’ailleurs dans Le Monde englouti surtout, si je ne m’abuse, le personnage opère d’une certaine manière une transsubstantiation qui rend inaccessible ce démiurge jaloux aux remontrances humaines.

 

Mais il y a peut-être autre chose qui sauve paradoxalement le Dr Mal – et c’est sa fragilité mentale. Sa quasi-fanfaronnade sur les médecins misanthropes ne dissimule rien du trouble autrement essentiel qui le caractérise : une pulsion autodestructrice de tous les instants. Certes, aux yeux extérieurs du lecteur, le mauvais docteur reporte ainsi sur son environnement ce désir de mort, et, à mesure que les pages défilent, toujours plus dégoulinantes de sang, le tueur de fleuve échappe à toute possibilité de rédemption. Mais lui-même n’est tout simplement pas en mesure de percevoir les choses ainsi : il est le fleuve – dès lors, tuer le fleuve revient à se tuer lui-même (l’inverse n’est peut-être pas aussi vrai ?), et, en tant que tel, Mallory, homme et fleuve, incarne une liberté individuelle poussée à l’extrême, dont la condamnation demeure possible, mais non sans circonvolutions argumentaires malaisées… Mallory suicidaire peut, dans une égale mesure, susciter le dégoût et la compassion, le mépris et l’admiration. C’est un personnage qui me paraît très réussi – tantôt bigger than life, tantôt si humain, très riche en tout cas au-delà de sa seule fonction narrative.

 

Enfin, le discours pour le moins confus de cet homme qui tire argument de ce qu’il a créé un fleuve pour en déduire la légitimité de son entreprise visant à le détruire, affecte le lecteur, voire le convainc – même dans la douleur. J’imagine qu’on peut ainsi voir en lui une métaphore de l’écrivain revenant sur son œuvre – en général, ou de Ballard lui-même très précisément : le jeu des références n’en est que davantage justifié.

 

DIEU S’EST REPOSÉ LE SEPTIÈME JOUR POUR VISIONNER LES RUSHES

 

Ceci ressort également d’une autre dimension du roman, proche, mais probablement moins subtile : la critique des médias, ou peut-être plus exactement et même sereinement du rapport à l’image, qu’autorise l’entreprise documentaire passablement cynique conduite par Sanger. Lui non plus n’est pas exactement un personnage aimable… et pourtant, en certaines occasions, on ne peut s’empêcher de l’aimer. Son discours n’est sans doute pas moins confus que celui de Mallory (son sujet ?), mais l’idée que tout n’est que récit a son importance.

 

La métaphore est peut-être parfois trop lourde, sa pertinence peut être questionnée à plusieurs reprises, mais elle offre au bateleur quelques occasions de briller avec sa verve d’entertainer ; en tant que telle, cette faconde savamment orientée poursuit la métaphore initiale de la création littéraire, avec le biais utile de la mise en scène : un documentaire ne saurait après tout être objectif, et poser sa caméra ici plutôt que là est déjà un choix, littéralement l’imposition d’un point de vue – mais le récit conscient ne vient peut-être qu’après ? Sanger a son moment de triomphe, quand il assène à un Mallory sceptique cette ultime vérité : « Dieu s’est reposé le septième jour pour visionner les rushes. »

 

Le déroulé du roman vient-il confirmer ou infirmer cet aphorisme ? À vrai dire, je n’en suis pas bien sûr… Il y a ici une ambiguïté, mais je la suppose bienvenue.

 

UNE SOURCE TROP LOIN ?

 

Le Jour de la création débute magnifiquement bien. Dans ses premiers chapitres, habilement colorés, générateurs d’images fortes à foison, et empreints d’une certaine pesanteur léthargique, comme une variation inquiétante et morbide de Vermilion Sands, je tends à croire que le roman se hisse au niveau des meilleures productions de l’auteur – ce qui n’est pas peu dire.

 

Cette impression, toutefois, ne se vérifie pas sur la durée. En fait, à cet égard, Le Jour de la création m’a en gros fait le même effet… que Le Rêveur illimité, ça tombe bien. Le début est très bon, mais le format est trop long à mon goût, et, passé un certain temps, on patine un peu, au fil de séquences bien trop répétitives.

 

Dit comme ça, oui, ça ne fait pas forcément envie… Mais je ne prétends pas que c’est un mauvais roman, loin de là. En fait, il est même plutôt bon – simplement moins bon que nombre d’autres romans de Ballard, et on ne saurait faire l’impasse sur ce critère violemment discriminant ; d’autant que, d’une certaine manière, le roman lui-même nous incite à faire cette comparaison. Ceci étant, même de la sorte, il m’a davantage parlé que Le Rêveur illimité, justement – ou que Salut l’Amérique !, et encore quelques autres.

 

Signé par tout autre que Ballard, Le Jour de la création aurait été plus que recommandable. Alors on y revient : un Ballard mineur vaut intrinsèquement mieux que 98 % des parutions littéraires. Dont acte.

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Le Rêveur illimité, de J.G. Ballard

Publié le par Nébal

Le Rêveur illimité, de J.G. Ballard

BALLARD (J.G.), Le Rêveur illimité, [The Unlimited Dream Company], traduction de l’anglais par Robert Louit, Auch, Tristram, coll. Souple, [1979] 2017, 242 p.

 

Cette critique a initialement été associée à celle d’un autre roman de Ballard, Le Jour de la création, dans la rubrique « Objectif Runes en plus » du Bifrost, n° 88, directement en ligne, ici.

 

Je suppose que cela m’autorise à livrer d’ores et déjà mes deux chroniques séparées, plus longues…

PLUS DE BALLARD

 

L’excellent éditeur Tristram approfondit encore son catalogue ballardien, déjà conséquent, et comprenant nombre de merveilles – au premier chef l’intégrale des nouvelles en trois tomes, Vermilion Sands, La Foire aux atrocités, etc. Nouveaux titres dans la collection « Souple », donc : deux romans qui m’étaient jusqu’alors passés sous le nez, Le Rêveur illimité et Le Jour de la création.

 

Aujourd’hui, Le Rêveur illimité, roman dans lequel l’auteur, classé SF à ses débuts, ne coupe pas les ponts avec le genre, mais se pose encore moins qu’auparavant la question de son appartenance. À dire le vrai, Le Rêveur illimité est un délire inclassable, narquois dans son traitement de l’imaginaire, et pour le moins déstabilisant – oui, voilà, si Le Rêveur illimité est avant tout quelque chose, c’est cela : déstabilisant.

 

BLAKE, FOU

 

Il faut dire que son héros est complètement taré. Fou. « Fou », ça ne veut pas dire grand-chose, le plus souvent, mais là, pour le coup, nous avons un personnage qui a totalement pété les plombs. Et le roman tient donc du journal délirant improvisé par un psychotique en pleine crise.

 

Par ailleurs, un psychotique dangereux – pour lui et pour les autres. Ses obsessions et ses pulsions lui ont valu bien des ennuis, mais, surtout, sont passées très près de devenir proprement criminelles. Au début du roman, nous voyons ainsi le jeune homme quasiment tuer sa compagne sans bien s’en rendre compte tout d’abord, puis prendre acte de cette tentative d’homicide pour faire céder toutes les barrières.

 

Blake, obsédé par le vol à propulsion humaine, travaille à l’aéroport, où il furète parmi les avions. Il décide alors, sur un coup de tête, de voler un Cessna pour mettre quelque distance entre la police et lui. Mais voilà : il n’a aucune expérience du pilotage… Et, si le décollage ne semble pas lui poser trop de problèmes, le moteur surchauffe pourtant, et, en vol, l’appareil prend feu ! Blake, tant bien que mal, oriente l’appareil sur la banlieue de Londres, et se prépare au crash imminent...

 

BLAKE, MORT ?

 

L’avion s’écrase dans la Tamise. Par miracle, Blake survit à l’accident, et gagne la rive à la nage, où il est accueilli par une petite troupe de banlieusards interloqués.

 

Sauf qu’à les en croire, les choses ne se sont pas passées ainsi… Ils ont assisté à l’accident, et ils sont tous formels : Blake a passé plus de dix minutes sous l’eau. De toute évidence, il n’a pas pu y survivre.

 

Pourtant, il est là, et bien là… Que faut-il en conclure ? Est-il mort, et ceci n’est-il qu’un ersatz banlieusard et britannique de délire dickien ? Un certain nombre d’indices vont en ce sens – qui tirent même le roman vers la parodie ; difficile de ne pas penser à Ubik quand on lit : « Croyez-moi, Blake, depuis hier, j'ai la sensation que ce n'est pas vous qui êtes vivant, mais nous tous ici qui sommes morts. » Ce qui constitue une autre piste. Il pourrait y en avoir bien d’autres – dont celle du mensonge généralisé, qui, dans sa paranoïa, serait également fort dickienne.

 

Blake est obnubilé par cette question – on le comprend. Mais une réponse s’avèrera bientôt très satisfaisante à ses yeux – comme à ceux à vrai dire des banlieusards : il est un dieu païen, ou un messie, en tout cas plus vraiment un homme, car il a vaincu la mort. Davantage qu’un prophète, et ceci même en prenant compte ses très nombreuses visions hallucinées de l’avenir.

 

LE PIÈGE DE SHEPPERTON ET SA  FAUNE

 

Avant cette épiphanie, notre aviateur du dimanche doit cependant appréhender son nouvel environnement : il n’a pas le choix, puisque, pour des raisons qui lui échappent, il ne peut pas quitter Shepperton – à l’instar du héros de L’Île de béton, il est coincé dans une zone urbaine relativement restreinte, et ne dispose d’aucun moyen pour en sortir.

 

Et Shepperton – la banlieue de Londres où Ballard lui-même vivait, plus ou moins reclus semble-t-il, et qui figure dans plusieurs de ses œuvres à l’obsession périphérique – n’est pas le plus riant des endroits. Tapie entre l’autoroute et la Tamise, elle a pourtant quelque chose d’un havre – d’autant que la massive bâtisse victorienne qui attire tout d’abord les regards de Blake s’avère un hôpital, où exerce notamment la charmante doctoresse Miriam St-Cloud, qui suscite bientôt le désir de notre pilote au manche volubile ; sa mère Mrs. St-Cloud guère moins, ceci dit… Mais ça, j’y reviendrai.

 

En attendant, la faune de Shepperton comprend quelques autres phénomènes notables, dont l’austère Père Wingate qui s’occupe de la paroisse, ce filou de Stark qui est l’homme de toutes les bonnes affaires, pour ne pas parler de combines, ou encore les trois inséparables enfants handicapés, David le mongolien, Jamie avec ses prothèses, Rachel l’aveugle.

 

Ces personnages constituent « sa famille », mais Blake rencontre aussi des anonymes ou peu s’en faut – qui visitent l’exposition de meubles ou de machines à laver comme tant d’autres bons consommateurs de la classe moyenne (ou moyenne supérieure, disons), échangent quelques balles pour la forme sur les cours de tennis, ou revêtent une tenue d’aviateur pour quelque grosse production empruntant les fameux studios cinématographiques de Shepperton.

 

Tous sont également prisonniers de la banlieue, pour une raison ou pour une autre – qui a forcément à voir avec le crash de l’aviateur. En fait, le passage ne peut d’ailleurs pas davantage s’exécuter dans l’autre sens – et Blake guette les hélicoptères qui demeurent à distance, la police ou les journalistes, très désireux de mettre la main sur lui après le quasi-meurtre de sa compagne l’ex-hôtesse de l’air, et le vol du Cessna…

 

Quoi qu’il en soit, le tableau que livre Ballard de Shepperton est pour le moins cocasse, sur un mode railleur et narquois qui ne relève guère des relations de bon voisinage. Il faut donc nécessairement changer tout ça, et ce ne pourra être que pour le mieux ? À voir...

 

LE SPERME DU DIEU

 

Mais Blake a son idée sur la question – ou plus exactement la développe, à mesure qu’il prend conscience de son statut de dieu païen, ou de messie…

 

Un statut qui s’accorde bien avec son obsession sexuelle (qui est aussi, paradoxalement ou pas, une obsession de la nudité : il ne cesse de faire la remarque que les habitants de Shepperton ne se rendent pas compte qu’il est nu, puis, plus tard, ne se rendent pas davantage compte qu’ils sont eux-mêmes nus). Blake est en effet un satyre, il ne pense guère qu’à baiser tout ce qu’il croise – pas que les femmes, d’ailleurs : il s’essaie à forniquer avec la terre, et se révèle plus intrigué que choqué quand il réalise qu’il a des pulsions pédophiles. Dans son odyssée onirique sheppertonienne, on a bientôt l’impression qu’il copule avec tout et tout le monde, et en permanence – à moins que tout ne se passe dans ses rêves, bien sûr. Mais le sexe est toujours là – son sexe, sempiternellement durci, qu’il brandit comme un goupillon. À chaque page Blake noie ses environs de foutre.

 

Et le miracle opère ! Le sperme divin transforme Shepperton en une utopie tropicale, un Jardin d’Éden inversé ; ses flots de semence génèrent des murailles de bambou et des jungles plus qu’incongrues sur les berges de la Tamise ; chacune de ses très nombreuses éjaculations, qu’il s’agisse d’onanisme ou de fornication, et de rêve ou de réalité, produit des oiseaux tropicaux ou autres, dans le plus invraisemblable et bariolé des zoos.

 

Et les habitants de Shepperton en redemandent – il se les fait tous, d’ailleurs… ou non : Miriam, qui est celle qui l’attire vraiment, paraît, seule, échapper à ses assauts de pervers, guère porté par ailleurs sur le consentement, tant l’assurance de sa singularité paraît tout justifier à ses yeux, jusqu’au viol systématique. Mais, pour Miriam, il y faudra au moins un mariage – des noces sacrées et forcément aériennes ; car Blake, dieu païen et/ou Christ ressuscité, a pour mission d’enseigner au monde la gloire du vol à propulsion humaine.

 

Au monde, mais d’abord à Shepperton : la cage deviendra ainsi émancipatrice, en prélude à la juste conversion de la planète entière à l’évangile satyriasique de l’aviateur.

 

GLOIRE ET DÉCADENCE D’UNE SECTE

 

Car le statut divin de Blake ne semble plus faire de doute aux yeux des habitants – peut-être tout particulièrement de Miriam, Mrs. St-Cloud et le Père Wingate, qui semblent tous orienter le personnage vers cette révélation ; à moins, bien sûr, que tout ceci, comme le reste, ne relève en fait que de ses propres fantasmes, de fou, de mourant, de mort…

 

Shepperton remodelée par le foutre divin devient une rêverie exotique, et, quand Blake se met à enseigner le vol à propulsion humaine à ses habitants, dans une relation tendue avec ses noces sacrées (et avec l’orientation archétypale de Judas prise par Stark), le caractère de secte informelle de la ville de banlieue entière ne fait plus de doutes, tandis que son dévoiement tropical achève d’en trahir le caractère de communauté utopique vaguement hippie.

 

Or l’expérience du divin ne s’arrête pas là – car elle prend toujours un peu plus des allures d’apocalypse. Dès le crash, Blake a perçu une étrange luminosité dans Shepperton, évocatrice d’un incendie – un holocauste, peut-être, impression renforcée par l’absence de toute vie dans les rues comme dans les bâtiments à ce stade : les visions prophétiques de Blake laissent augurer d’un drame ; à moins que, là encore, il ne s’agisse que d’un défaut de perception ? La mort serait alors trompeuse – ou, plus exactement, il serait trompeur de l’envisager comme la fin de tout. Se développe plutôt chez Blake l’idée d’une transcendance, consistant, pour ses fidèles, à faire ainsi que lui-même et à vaincre la mort.

 

Ce qui peut s’accommoder d’attitudes paradoxales – car les vols à propulsion humaine de Blake louchent bientôt sur le vampirisme ou le cannibalisme : littéralement, l’aviateur possédé par la folie des dieux se nourrit des corps et des âmes de ses fidèles dévoués ; il en a conscience, et s’en réjouit.

 

Ici, à tort ou à raison, j’ai supposé que l’on pouvait établir un lien avec l’actualité d’alors. Le roman de Ballard sort en effet l’année suivant le massacre de Jonestown, et je me suis dit que ce n’était pas un hasard. La secte de Jim Jones, à maints égards, me paraît pouvoir inspirer celle de Blake, dans ses bonnes intentions plus ou moins naïves affichées à l’origine comme dans l’horrible tragédie qui a conclu cette expérience – à ce compte-là, faire de Shepperton une communauté tropicale pourrait faire sens en tant qu’écho de la communauté de Guyana. « Le Temple du Peuple », qui constituerait dès lors le type idéal de la secte (et Jim Jones celui du « gourou » au sens « large » et péjoratif), me paraît constituer une inspiration potentielle – et même le satyriasis de Blake pourrait s’expliquer au crible des nombreuses accusations portées à ce propos contre Jones. Je dis peut-être n’importe quoi – en fouinant sur le ouèbe, un peu hâtivement certes, je n’ai trouvé qu’un seul article établissant un parallèle entre Blake et Jim Jones (et de manière assez abstraite, comme figure inquiétante du gourou – le massacre de Jonestown n’était pas directement évoqué, et donc encore moins associé à l’apocalypse de Shepperton) ; on pourrait peut-être renverser la proposition, et dire qu’il y en a donc au moins un… Je ne sais pas. Dites-moi ce que vous en pensez, si jamais.

 

Mais, de manière plus générale, on peut dès lors être tenté de déduire de tout cela une lecture politique éventuellement narquoise ; sous cet angle, Le Rêveur illimité n’a pas manqué de me rappeler un roman plus tardif, La Course au paradis, où les meilleures intentions et l’innocence hippie débouchent sur des conséquences à la limite de la dystopie, voire au-delà. Et sans doute d’autres titres pourraient-ils être envisagés, aussi bien dans la période antérieure « SF/catastrophe » (par exemple Le Monde englouti ou La Forêt de cristal) que dans le Ballard « dernière mode », avec ses obsessions cannoises, etc., avec peut-être Sauvagerie pour faire la balance.

 

Tant qu’à faire, on pourrait aussi relever que le délire onirique mégalomane de Blake s’accompagne d’une apologie enthousiaste de la créativité, notamment artistique. En quatrième de couverture, on nous dit que ce « Petit Prince perverti » qu’est le roman constitue aussi « une parabole sur la situation de l’écrivain, seul véritable "rêveur illimité" ». C’est très possible, mais, à ce compte-là, je suppose que l’on peut aussi envisager le roman comme un reflet moqueur de Vermilion Sands, dont les artistes léthargiques trouveraient enfin, dans une orgie frénétique et fatale, l’inspiration qu’ils prétendaient chercher sans jamais la trouver...

 

L’ÉVANGILE DES BITES

 

Un bien étrange roman, que ce Rêveur illimité… et dont je redoute d’être passé à côté. Il faut dire que c’est une œuvre multiforme, où il me paraît difficile de dire où commence (ou s’arrête) la mauvaise blague – car j’ai tout de même l’impression qu’il y a de la mauvaise blague dans tout ça, délibérément bien sûr.

 

En fait, j’ai l’impression d’un roman où la plus ou moins parodie de Philip K. Dick s’associerait à la métaphysique et à la relecture (sérieuse) des Évangiles au moins autant que des mythologies anciennes, mais dans une sorte de cahier de brouillon tenu par un adolescent aliéné par ses hormones en ébullition et qui y griffonnerait des dizaines de bites à chaque page.

 

Faire la part du sérieux et du grotesque n’est donc finalement pas si évident, tant ces diverses dimensions sont sempiternellement emmêlées.

 

UN PEU TROP

 

Mais qu’en penser, au-delà ? Ai-je pris du plaisir à la lecture de ce roman ? Globalement, oui – même sans vraiment savoir ce qu’il entendait me dire au juste.

 

Mais j’ai tout de même l’impression d’une mauvaise blague qui s’éternise. Jubilatoire dans un premier temps, le roman tend à s’enliser dans la répétition des mêmes scènes, et la perpétuation bien trop longtemps soutenue des mêmes délires hallucinés. La signification du roman, quelle qu’elle soit, pâtit de son tirage à la ligne, au point où Le Rêveur illimité ne parvient plus guère, sur le tard, à susciter que de l’ennui… Quelques beaux tableaux fantasques réveillent l’intérêt du lecteur de temps à autre, et quelques farces à l’occasion lui extirpent un sourire, tandis que l’amertume de certains passages suivant le mariage céleste avec Miriam produit un effet étonnant, tant le lecteur ne s’attendait plus à ce genre de dignité, mais, passé disons la moitié du roman, j’ai surtout eu tendance à m’ennuyer.

 

Bien sûr, cet avis bien péremptoire vaut ce qu’il vaut, tant j’ai la conviction d’être passé à côté de l’essentiel…

 

Mais demeure le sentiment d’un Ballard franchement mineur – pas nécessairement mauvais, et il a ses très bons moments, mais rien de comparable avec les plus belles réussites, en romans ou en nouvelles, de cet immense auteur.

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Utopiales 2017/La Méthode Scientifique : l'espace-temps selon Lovecraft

Publié le par Nébal

Utopiales 2017/La Méthode Scientifique : l'espace-temps selon Lovecraft

Lors des Utopiales 2017, le vendredi 3 novembre plus précisément, scène Shayol, j’ai eu le plaisir de participer à l’enregistrement en direct de l’émission de France Culture La Méthode Scientifique, présentée par Nicolas Martin.

 

Le thème de l’émission était L’Espace-temps selon Lovecraft, et, pour en discuter, étaient également présents Gilles Dumay et Raphaël Granier de Cassagnac.

 

L’émission peut s’écouter en podcast sur le site de France Culture – vous la trouverez ici.

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Utopiales 2017 : prédire le droit

Publié le par Nébal

Utopiales 2017 : prédire le droit

Lors des Utopiales 2017, le jeudi 2 novembre plus précisément, dans l’Agora Hal, j’ai eu le plaisir de discuter de droit et de science-fiction avec Ugo Bellagamba.

 

La table ronde s’intitulait Prédire le droit, et elle a été enregistrée et mise en ligne par ActuSF, merci à eux – vous pouvez l'écouter et la télécharger ici.

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Les Pornographes, de Nosaka Akiyuki / Le Pornographe (introduction à l'anthropologie), d'Imamura Shôhei

Publié le par Nébal

Les Pornographes, de Nosaka Akiyuki / Le Pornographe (introduction à l'anthropologie), d'Imamura Shôhei

NOSAKA Akiyuki, Les Pornographes, [Erogotoshitachi エロ事師たち], roman traduit du japonais par Jacques Lalloz, Arles, Philippe Picquier, coll. Picquier Poche, [1963, 1966, 1991, 1996] 2017, 266 p.

Les Pornographes, de Nosaka Akiyuki / Le Pornographe (introduction à l'anthropologie), d'Imamura Shôhei

Titre : Le Pornographe (introduction à l’anthropologie)

Titre original : Erogoshitachi yori jinruigaku nyûmon エロ事師たちより人類学入門

Réalisateur : Imamura Shôhei

Année : 1966

Pays : Japon

Durée : 128 min.

Acteurs principaux : Ozawa Shôichi (Ogata Yoshimoto, « Subu »), Sakamoto Sumiko (Matsuda Haru), Sagawa Keiko (Matsuda Keiko), Kondô Masomi (Matsuda Koichi)…

NOUVEAU DOUBLÉ

 

Nouvelle occasion, après Narayama, de livrer une double chronique associant un roman et un film japonais – et le hasard veut que cela soit à nouveau avec un métrage signé Imamura Shôhei, bizarrement devenu le réalisateur japonais dont j’ai le plus parlé sur ce blog interlope… et ceci alors que je connais en fait très mal son œuvre, j’aurai l’occasion d’y revenir.

 

Un film d’Imamura, donc – mais d’abord un roman signé Nosaka Akiyuki, Les Pornographes, que j’avais lu il y a très longtemps de cela, disons une quinzaine d’années, et que j’ai relu tout récemment avec un immense plaisir. Mine de rien, ce livre a sans doute compté pour moi, parce qu’il a fait partie de ceux qui m’ont fait m’intéresser à la littérature japonaise contemporaine – après sans doute quelques Ogawa Yôko, et d’abord Le Musée du silence, et sans doute quelques ouvrages déjà considérés comme étant des classiques, notamment Le Pavillon d’or de Mishima Yukio, roman cela dit à peine antérieur à celui de Nosaka – et Mishima aura son mot à dire dans notre histoire. Cela dit, sans vraie surprise j’imagine, ce n’était pas ma première lecture de Nosaka : j’en avais d’abord lu (forcément ?) La Tombe des lucioles, récit peu ou prou autobiographique qui a débouché, bien sûr, sur le chef-d’œuvre animé de Takahata Isao, Le Tombeau des lucioles. Expérience des plus convaincante, mais qui appelait à davantage de développements, par exemple avec Les Pornographes, de peu antérieur, premier roman de l’auteur – absolument tout autre chose, et, bizarrement, peut-être un effet plus percutant encore…

 

Et Imamura ? À l’époque, je n’en connaissais probablement rien – même si je n’ai guère tardé, à vue de nez, à voir La Ballade de Narayama, et un peu plus tard L’Anguille, soit ses deux palmes d’or. Je n’avais en tout cas pas idée qu’il avait réalisé une adaptation du roman de Nosaka ! Il faut dire que je ne suis pas certain que le film ait été connu voire même simplement diffusé en France alors – peut-être, je n’en sais rien.

 

Mais l’occasion était trop belle, le moment tout trouvé : j’ai relu le roman de Nosaka, j’ai découvert le film d’Imamura, et je me suis régalé dans les deux cas.

 

NOSAKA ET IMAMURA SUR LE MOMENT

 

Il faut sans doute replacer les deux œuvres dans leur contexte, plus précisément dans la carrière des deux auteurs (je verrai plus loin pour le contexte historico-politique-truc) – en notant d’emblée que le film d’Imamura (1966) sort trois ans seulement après le roman de Nosaka (1963), alors un best-seller avec un succès de scandale sur lequel il s’agissait de surfer.

 

La vie de Nosaka Akiyuki a été notoirement tumultueuse. Passé les expériences traumatisantes de la guerre, de l’immédiat après-guerre fait de larcins et de combines, et du centre de redressement, il avait été « retrouvé » par son père (qui l’avait très tôt confié à une famille adoptive – pour l’anecdote, la mère naturelle de Nosaka était morte quand il était enfant, et c’était pourquoi son père l’avait confié à une autre famille : la femme qui meurt au début de La Tombe des lucioles est sa mère adoptive) ; ledit père si longtemps absent avait voulu arranger les choses, en tirant le jeune Akiyuki de la rue pour l’inscrire à l’université, mais l’expérience n’a guère duré, le jeune homme ayant la bougeotte et lâchant les études pour enchaîner les petits boulots sans lendemain. Vers le milieu des années 1950, cependant, il songe à devenir écrivain – c’est qu’il a des choses à écrire… Cependant, son premier roman ne paraît qu’en 1963, et il s’agit donc de Les Pornographes. Après un démarrage sauf erreur assez discret, le roman connaît un engouement marqué qui doit beaucoup au succès de scandale – après du moins qu’il a bénéficié d’un soutien conséquent : l’approbation enthousiaste de Mishima Yukio. Le grand auteur a des mots parfaits pour qualifier le premier livre de Nosaka : « Voilà un roman qui épouvantera le monde. C’est un roman affreusement, impitoyablement insolent, qui plus est enjoué comme un ciel de midi au-dessus d’un dépotoir... » La carrière littéraire de Nosaka connaît ainsi le meilleur départ, après quoi l’auteur livrera d’autres œuvres notables, dont La Tombe des lucioles en 1967, et, semble-t-il la même année, La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés. Ceci étant, cette carrière est au fond assez brève – car Nosaka a toujours la bougeotte, et multipliera encore ensuite les expériences les plus diverses, parolier (notamment pour des chansons enfantines ?) aussi bien que sénateur.

 

Et Imamura ? Issu d’un milieu assez bourgeois, il n’est pourtant pas si éloigné de l’auteur, peut-être : le futur réalisateur, indécis quant à son avenir au lendemain de la guerre, a ainsi que l’écrivain fréquenté des milieux un peu interlopes (il y reviendra régulièrement dans son œuvre, en fait – et, préparant Le Pornographe, par exemple, il assiste à quelques tournages orchestrés par des yakuzas...), et fait des petits boulots. On dit qu’il a enfin choisi de devenir cinéaste en voyant L’Ange ivre, de Kurosawa Akira, dont il apprécie l’exactitude de la peinture de ce milieu mal fréquenté qui était alors le sien. Quoi qu’il en soit, il ne tarde alors plus guère à devenir réalisateur, associé d’abord à la Shôchiku, où il fait office d’assistant pour Ozu Yasujirô (dont il n’aime pas le style, et il dit n'en avoir jamais été influencé…), puis à la Nikkatsu, et il livre alors plusieurs films qui attirent l’attention. Mais il a des manières d’électron libre, et une prédilection pour les thèmes passablement scabreux… Il réalise bien quelques films de commande, expérience qui l’agace au plus haut point, mais entame aussi une carrière bien plus personnelle, avec surtout le grinçant Cochons et cuirassés, puis La Femme insecte – des œuvres dont la Nikkatsu ne sait pas forcément que faire (le premier la choque et Imamura en est même sanctionné), même si le succès, critique et/ou commercial, est là (et commence à pointer à l’international, en dépit d'un éventuel charcutage). Il semblerait que le studio ait en fait dérivé plus spécialement du second la recette du pinku eiga, ces films érotiques soft qui généreront bientôt l’essentiel de ses revenus... Ce qui agace à nouveau Imamura, comme de juste, qui n’avait certainement pas cette postérité en tête, lui qui exècre les « formules ». Il a besoin de davantage de liberté, et c’est pourquoi il fonde sa propre compagnie de production, même sans totalement rompre avec la Nikkatsu (pour la distribution, sauf erreur) : c’est dans ces conditions que sort en 1966 Le Pornographe (introduction à l’anthropologie), adaptation d'un roman récent à succès, donc, mais aussi film qui raille le principe même des films d’exploitation tournés à la chaîne… C’est donc le premier film véritablement indépendant d’Imamura, et un moment clef de sa carrière.

 

Ici, une précision personnelle : ça ressort peut-être de ces lignes guère assurées, d’ailleurs, mais je ne connaissais rien de la carrière d’Imamura à cette époque avant de voir le présent film. J’ai l’impression que l’on peut distinguer trois périodes dans les œuvres du cinéaste : la première va de ses débuts à l’échec coûtant de Profonds désirs des dieux (1968) ; suit une décennie, en gros, où Imamura se consacre au cinéma documentaire (avec comme pierre de touche L’Histoire du Japon d’après-guerre racontée par une hôtesse de bar, en 1970) ; puis, à partir de La Vengeance est à moi (1979), il revient au cinéma de fiction (même avec une touche documentaire prononcée, à l’évidence), et cette dernière partie de son œuvre correspondra à la véritable reconnaissance internationale, avec notamment les deux palmes d’or pour La Ballade de Narayama (1983) et L’Anguille (1997), d’autres films attirant cependant l’attention, comme Eijanaika (1981), Pluie noire (1989) ou son ultime long-métrage, De l’eau tiède sous un pont rouge (2001). Le peu que je connaissais d’Imamura correspondait toujours à cette dernière période – je n’avais jamais vu de film du réalisateur antérieur à La Vengeance est à moi. Le Pornographe, c’est donc tout autre chose – et véritablement une découverte, en ce qui me concerne ; mais peut-être aussi un moyen de peser davantage le rattachement éventuel du cinéaste à la « Nouvelle Vague Japonaise » (avec notamment un autre trublion, Oshima Nagisa), et d’envisager d’un autre œil la dimension « documentaire » de ses premiers films, mettant régulièrement en avant l’assimilation des hommes aux animaux (un thème qui reviendra de manière frontale, tout particulièrement dans La Ballade de Narayama), et le vernis « scientifique » des œuvres (entomologie dans La Femme insecte, anthropologie ici – ce qui reviendra semble-t-il aussi dans Profonds Désirs des dieux, et très certainement là encore dans La Ballade de Narayama). Noter cependant que le beau noir et blanc du Pornographe autorise déjà de très beaux plans, et d’une réalisation régulièrement virtuose, témoignant du sens du cadre ou encore du travelling chez le cinéaste.

 

« UN MIYAMOTO MUSASHI DE LA FESSE »

 

Le film d’Imamura prend quelques libertés avec le roman de Nosaka : on y reconnaît bien le même fond, mais le traitement varie, et, surtout, la conclusion, ce qui, rétrospectivement, amène à envisager tout ce qui précède d’un autre œil. Je vais prendre le roman pour base, bien sûr, mais il faut garder ceci en tête.

 

Nous sommes au début des années 1960 (en insistant sur « l’après-guerre », la quatrième de couverture me paraît induire en erreur – même s’il y a une continuité thématique entre les deux époques). Le roman semble se dérouler à Tôkyô, mais le film plutôt à Ôsaka – ce qui change pas mal l’atmosphère.

 

Cependant, nous partons d’un même « héros », qui se fait appeler systématiquement Subuyan dans le roman, et alternativement Subu ou M. Ogata, fonction du locuteur, dans le film. Subuyan est un homme entre deux âges, qui s’est lancé dans le commerce de la fesse pour arrondir un peu ses revenus. Cette activité d’abord assez limitée (via le camarade Banteki, il enregistre les halètements et grognements de ses voisins qui baisent, pour vendre ensuite tout cela ; il revend aussi des photos érotiques retouchées, pour avoir des visages de stars, ce genre de choses) prend progressivement de l’ampleur, avec (surtout) le tournage de films toujours plus exigeants, mais aussi des prestations à la limite (souvent franchie) du proxénétisme (comme procurer une fausse vierge à un quinquagénaire frustré de n’avoir été que « le second » pour sa femme, ou, tardivement, l’organisation de partouzes), et d’autres choses encore dans ce registre (comme la « formation » d’un homme désireux d’apprendre comment palper au mieux les femmes dans le métro surchargé…).

 

Mais Subuyan n’a rien d’un criminel – ou, non, disons que, du moins, il n’est pas en cheville avec les yakuzas, qui exercent un monopole théorique sur ce genre d’activités, et qui lui causent en fait bien du souci. Car le fait est que les services offerts par Subuyan, alors, ne sont pas seulement jugés « immoraux », mais bel et bien sanctionnés par la loi : Subuyan est régulièrement inquiété par la police, et fait même quelques séjours en prison… Mais c'est en fait pour fraude électorale, dit-il dans le film !

 

Par ailleurs, les revenus qu’il tire de toutes ces prestations s’avèrent finalement limités… Ça n’en vaudrait pas la chandelle ? Qu’importe ! C’est que, voyez-vous, Subuyan n’est pas un vulgaire commerçant – il se voit, et le répète sans cesse, comme un humaniste, un philanthrope ! Ses films, ses partouzes – tout cela vise à procurer à ses clients des satisfactions fantasmatiques ou charnelles que la société leur dénie. Quoi d’immoral à cela ? Bien au contraire : ce qu’il fait ne saurait être plus moral ! En fait, de la sorte, il suit une voie, essentiellement élevée : « […] le gus se prendrait pour un Miyamoto Musashi de la fesse qu’il ne s’exprimerait pas autrement », nous dit-on (p. 157). Subuyan est du plus grand sérieux dans ses envolées – sans doute y croit-il. Mais l’adversité est de taille, pour notre philanthrope : tout conspire contre lui et sa précieuse voie du sexe… Y compris dans ce qui, pour lui, relève de la « famille », mais ça j’y reviendrai plus loin.

 

Voici notre pornographe. Le pluriel incite cependant à accorder une certaine importance à ses confrères, même si le film, avec son titre français au singulier (ce qui n’est pas le cas du titre original ou, à ce compte-là, du titre anglais) met l’accent sur le seul Subuyan. Il est vrai que ces personnages sont plus importants dans le livre, le film en ayant diminué la présence à l’écran, voire les ayant exclus à l’occasion. Banteki a un rôle important dans les deux œuvres, toutefois – c’est l’artiste de la troupe, et son technicien en même temps. Cancrelat, personnage très fantasque du roman, ainsi nommé en raison de son amour des cafards, qu’il materne l’hiver, est un débrouillard guère étouffé par les scrupules. Lagratte, dans le roman… est un romancier érotique, dont l’œuvre entière, anachronique et truffée de clichés, tourne autour de la répétition d’un même fantasme, et, dit-il, du désir de « venger » sa défunte mère, qui était frigide, en lui offrant enfin les satisfactions charnelles que la vie lui avait refusées – il joue au scénariste. Dans le roman, on trouve un petit con du nom de Paul, qui trahit Subuyan – aucun Paul dans le film, mais je suppose qu’il correspond alors à Koichi, dont les liens avec Subuyan sont d’une autre nature, et j’en parlerai donc plus loin. Mentionnons aussi Kabo, qui a cette fois un rôle assez conséquent dans le film – le jeune homme un peu naïf mais serviable, qui s’avère après formation un séducteur efficace, mais que le corps féminin répugne ; aussi, puceau, s’en tient-il à la masturbation, presque abstraite. Et quelques autres… Dont leurs clients.

LA PORNOGRAPHIE DE LA HAUTE CROISSANCE

 

Comme dit plus haut, et contrairement à ce que la quatrième de couverture pourrait laisser entendre, le roman et le film ne se situent pas dans l’après-guerre, sous l’Occupation américaine (période qui a par ailleurs marqué et inspiré nos deux auteurs, c'est certain), mais au début des années 1960, autre période significative de l’histoire du Japon contemporain, marquant le pic de la Haute Croissance.

 

L’économie japonaise, forcément en ruines au sortir de la guerre, comme l’était le pays lui-même, a fait preuve d’une capacité sidérante à redémarrer. La guerre de Corée est déterminante, qui relance l’économie du pays à coup de commandes américaines à honorer sur place sans avoir à s’embarrasser d’entretenir une coûteuse défense nationale. Le pays connaît une certaine agitation dans les années 1950, mais, à l’orée du changement de décennie, droite et gauche « de gouvernement » (le PLD en tête, comme de juste) concluent un pacte tacite mais non moins improbable remisant de côté la « saison politique » au profit de la seule « saison économique », visant au développement du pays, jugé un préalable nécessaire à tout autre débat. Et les résultats dépassent même les espérances les plus optimistes : en quelques années, le Japon en ruines devient la deuxième économie (capitaliste…) au monde, derrière les États-Unis.

 

Le cœur de cette prospérité correspond à la décennie 1960-1970, la « Haute Croissance » à proprement parler (les « chocs Nixon », à l’aube des années 1970, ralentiront le rythme de la croissance, mais il faudra encore attendre l’éclatement de la bulle spéculative, entre les années 1980 et 1990, pour que l’économie japonaise connaisse la crise). Et la Haute Croissance développe toute une symbolique très forte, au niveau national et même international (Jeux Olympiques de Tôkyô en 1964, Exposition Universelle à Ôsaka en 1970) comme au niveau du foyer – avec le discours sur les « trois trésors sacrés de la ménagère », soit les biens que tout foyer doit être en mesure d’acquérir en témoignage de son ascension sociale et de l’accroissement de son pouvoir d’achat : la télévision (déjà, en 1959, quinze millions de téléspectateurs regardent le mariage du prince héritier Akihito et de Shôda Michiko, symbolique très forte là aussi), le réfrigérateur et la machine à laver ; je suppose que la scène du film où Subu ramène une télévision à la maison n’a rien d’innocent à cet égard.

 

Le roman et le film sont donc contemporains de ces événements – ce n’est plus l’après-guerre, envisagée avec un certain recul mais pas moins de (res)sentiment, c’est ce qui se produit, là, maintenant. Ceci étant, il y a bien une filiation entre les deux époques – les deux auteurs établissent à leur façon un lien entre les magouilles du marché noir sous l’Occupation américaine (ils ont pu y prendre part) et le capitalisme frénétique de la Haute Croissance ; la place même des Américains dans cette histoire et cette culture est éclairante à ce propos. Car le regard de Nosaka et d’Imamura est sans doute très critique, même si avec des connotations éventuellement différentes (ainsi quand le réalisateur insiste sur le thème de la « machine »). Les deux œuvres décrivent un Japon jeté à corps perdu dans la réussite économique considérée comme étant la seule valeur cardinale, situation anomique propre à évacuer les repères notamment moraux de tout un chacun. C’est un Japon américanisé, par ailleurs, car le départ des soldats n’a certes pas suffi à « libérer » le pays de cette domination culturelle, même avec les manifestations monstres contre l’Anpo (le renouvellement du traité de sécurité nippo-américain, en 1960) et bientôt contre la guerre au Vietnam (dans laquelle le Japon, Constitution pacifiste ou pas, fait office de « porte-avions » américain). Nosaka comme Imamura sont impliqués dans tout cela, dans un contexte politique ambigu en raison des impératifs de la « saison économique », mais où les intellectuels comme les étudiants disposent d’une plus grande marge de manœuvre, en même temps que d’un goût plus prononcé pour la critique politique active, en face d’une élite politico-économique sclérosée et corrompue (le « Mai 68 » japonais en témoignera très vite, bien plus ample que le mouvement français).

 

Mais, dans le roman comme dans le film, c’est plutôt la satire qui prime, faisant l’économie (aha) d’un discours ouvertement hostile et explicite (même dans les prétentions « anthropologiques » en fait amusées d’Imamura) pour prendre le parti d’en rire. Subuyan, petit entrepreneur persuadé de la haute valeur morale de son travail et assuré de ce qu’il paiera un jour, représente pourtant le versant le plus sympathique de cette société malade à force de succès – ses clients, autant de cadres supérieurs égotistes et frustrés, aux fantasmes de domination parfaitement délétères, inspirent bien davantage un vague dégoût, qui se reporte sans peine sur le salaryman moyen prêt à tout sacrifier pour atteindre ce statut supérieur autorisant en principe tout, mais le privant dans les faits de tout ce qui devrait compter… comme une course éperdue à l’aliénation, vidant la vie de tout sens à force de ne l’envisager qu’au travers des chiffres.

 

Une société hypocrite – et parfaitement ridicule dans son hypocrisie. C’est là que réside la véritable pornographie. En fait d’immoralisme... eh bien, pour le coup, Subuyan a peut-être bien raison ? En tout cas, prosaïquement, il en fait son beurre.

 

FAMILLE ET INCESTES

 

Mais il nous faut revenir à Subuyan, oui, pour envisager cette fois sa vie intime ; or, ici, le roman et le film divergent (et c’est énorme) : Imamura y accorde bien plus d’attention que Nosaka, mais, par ailleurs, il brode sur un thème certes présent (très) dans le roman, pour en rajouter encore – l’inceste ; notre cinéaste « anthropologue » y est certes revenu à plusieurs reprises dans sa carrière...

 

Dans le roman, Subuyan vit avec une certaine Oharu (Haru dans le film), une femme comme lui entre deux âges, veuve et mère d’une jeune lycéenne du nom de Keiko. Les relations au sein du couple n’ont rien à voir avec les fantasmes sur pellicule fournis par Subuyan à ses riches clients – c’est un couple parfaitement « normal », même si pas marié sauf erreur (ce qui, pour le coup, n’était pas si banal). Subuyan se montre un compagnon assez attentionné, et fait ce qu’il peut dans son rôle de père de substitution. Mais la situation évolue, notamment bien sûr avec la mort de Oharu. Subuyan, dont le comportement en disait long bien avant cela (ainsi quand il fouinait dans les affaires de sa belle-fille, empruntant son costume de lycéenne pour un tournage, ou furetant dans ses culottes, car il y a des acheteurs), est bien obligé d’admettre que la petite Keiko ne le laisse pas indifférent – et, oui, elle est tout de même plus excitante que sa vieille mère, la fraîche jeune fille… Ceci, la lycéenne en a sans doute parfaitement conscience, qui apprécie de narguer son beau-père avec l'étalage de ses désirs (notre pornographe est terrifié par la, euh, vulgarité, aheum, de Keiko et de ses copines, très libres, notamment dans une scène où il les accompagne à leur demande dans un bar gay) ; elle joue en fait au chat et à la souris avec Subuyan – jusqu’à ce que ce dernier perde tous ses moyens devant elle : au moment de prendre sa fleur, Subuyan se découvre impuissant... Après quoi elle disparaîtra, au grand dam de notre pornographe, pour ne plus resurgir qu’à la toute dernière page du roman.

 

Bien sûr, même s’il ne partage pas de lien biologique avec Keiko, Subuyan perçoit bien que tout ceci ressemble fort à un inceste – mais nous le savons prompt à justifier un peut tout et n’importe quoi, via sa pornographie humaniste. C’est qu’il nous en avait déjà fait la démonstration, justement lors d’un tournage, quand il avait fait appel à un couple un peu dépareillé, dont il savait qu’il se produisait en « live » devant un public de choix : l’homme était assez âgé, la fille très jeune… et s’avérait être une handicapée mentale, incapable de jouer (même au regard des critères très souples des scénarios porno) : elle ne savait que baiser, rien d’autre. La scène était déjà assez dérangeante comme ça (et pourtant hilarante, odieusement, horriblement, mais hilarante), quand la vérité a éclaté : le vieil homme était le père de la simplette – oui, il se produisait avec elle, mais il faisait ça pour elle, après tout… L’équipe de tournage était perplexe – Subuyan aussi tout d’abord, mais il a eu tôt fait de légitimer ce comportement, ne tenant guère compte des avis indignés… ou railleurs à son encontre.

 

Le film d’Imamura reprend la scène du tournage tel quelle, mais développe au-delà le thème de l’inceste – notamment en ce qui concerne Subuyan et Keiko, laquelle se montre beaucoup moins « piégeuse », si c’est le mot ; en définitive, la jeune fille échappe à son beau-père, mais sans disparaître pour autant, même si nous savons qu’elle a quelque temps eu une « mauvaise vie », dont elle se sort cependant. Notons au passage que Imamura fait ici du Crash ! avant Ballard et avant Cronenberg...

 

Mais la situation familiale, dans le film, est beaucoup plus importante, et beaucoup plus complexe. Déjà parce que Haru, qui aime « M. Ogata » mais reste obnubilée par feu son mari – dont elle est persuadée qu’il s’est réincarné en la carpe qui les espionne depuis son aquarium –, sombre progressivement dans la folie pure et simple. Une folie libératrice, peut-être ? Braillant à la fenêtre de l’asile des chansons paillardes, elle anticipe peut-être sur les prostituées d’Eijanaika. Par ailleurs, elle s’immisce d’elle-même dans la passion qu’elle devine entre son amant et sa fille ; ou, plus exactement, elle comprend les sentiments de Subuyan, car ils ne sont probablement pas réciproques... Et elle l’encourage ! Et, pour le coup, cela met Subu mal à l’aise…

 

Mais, surtout, la cellule familiale déjà compliquée s’accroît ici d’un quatrième personnage : Koichi. Sauf erreur, ce personnage ne figure pas dans le roman, mais il rappelle à plus d’un titre le personnage (absent du film) de Paul, qui n'est pas lié à Subuyan autrement que par la profession. Le point commun, c’est qu’ils « trahissent » en définitive Subuyan – dans le roman, Paul, associé au félon Banteki, décide de « se séparer » de Subuyan, pour se mettre à son compte ; il le vole au passage, et lui complique la vie de bien des manières. Dans le film, Koichi… est le fils de Haru. Et il ne cesse de ponctionner sa coiffeuse de mère comme son escroc de beau-père, en venant progressivement au vol pur et simple, tout en obtenant de Haru mourante un héritage conséquent, ce qui ne sera pas sans impact sur Subuyan. Mais le comportement de Koichi, au-delà, est… troublant. Je ne sais pas s’il s’agit d’amae, c’est bien possible, mais la relation très charnelle entre la mère dévouée et le fils geignard et puéril évoque plus qu’à son tour un inceste au moins potentiel, ou fantasmatique. Subuyan, s’il ne le dit jamais, est visiblement gêné à cet égard.

 

Et peut-être les ultimes partouzes organisées par le pornographe, sans qu’il y participe lui-même, entrent-elles alors en résonance avec ces scènes du début du film, où toute la famille peut se retrouver à coucher dans la même pièce, chose sans doute banale à l’origine, mais que le comportement des quatre personnages épice d’un peu de vice ? Entre-temps, nous avons aussi l’occasion de voir Keiko inviter copines et copains, en nombre, à dormir dans la même pièce – dormir ?

 

Et Imamura a une dernière évocation incestueuse à nous livrer, à la toute fin du film, alors que Subuyan fou s’entretient avec le dévoué Kabo – le jeune homme que le corps des femmes répugne. Il lâche tout de go qu’il a « presque » une copine, finalement ! Oui : sa mère – ils s’entendent bien… Mais non, ils n’ont pas baisé. « Alors rien n’a changé », lui rétorque son sensei.

LE RIRE…

 

À l’évidence, le roman de Nosaka comme le film d’Imamura relèvent au premier chef de la comédie ; leur propos ne manque certes pas de fond, mais il s’agit d’abord de rire, et ensuite de voir ce que l’on peut faire de tout ça. C’est un rire scabreux, bien sûr – vulgaire, aussi, sans doute (les deux auteurs s'en accommodent très bien) ; parfois un peu puéril ? Grinçant. Mais pas forcément méchant, par contre – on a pu évoquer une certaine tendresse de Nosaka, notamment, pour ses personnages… Jubilatoire, en fait, avec quelque chose d'anarchiste qui s'avère particulièrement savoureux.

 

Le fait est que les deux œuvres sont très drôles. Elles l’étaient à l’époque, et le demeurent aujourd’hui. Même si, pour le coup, le traducteur Jacques Lalloz a fait le choix d’un parler très argotique pour rendre la gouaille des pornographes – ce qui, parfois, fait un peu bizarre, même si cette approche était globalement légitime. Reste que la plume est belle, au milieu des blagues…

 

Notons, tant qu'on y est, que le ton employé n'a rien de pornographique : il y a certes quantité de scènes de sexe et plus encore où le sexe est évoqué, mais, si le langage est coloré, il n'a rien d'ordurier, et si les situations sont en tant que telles explicites, le texte n'y insiste pas pour autant ; le film d'Imamura de même, qui ne choquera pas par ses images.

 

Parce que ce n'est pas le propos ? Ce que l'on constate, très vite, c'est que, oui, certaines scènes sont à mourir de rire. Dans le tout début du roman, je relève par exemple cette séquence absolument folle où Subuyan, diffusant un film hélas muet à une distinguée clientèle, fait appel à un benshi, un de ces artistes du cinéma d’antan qui racontaient l’histoire du film pour un public pas toujours en mesure de lire les intertitres, et qui, parfois, brodaient bien au-delà, voire racontaient tout autre chose. Mais faire le benshi pour un film porno… C’est à se pisser dessus (et ça m’a tout naturellement fait penser à Pierre Desproges doublant un film porno en langage des signes).

 

C’est un comique scabreux, oui – et qui joue beaucoup sur les situations et les contrastes. L’humour de Nosaka, sans que ce soit très surprenant d’ailleurs, peut en fait s’avérer très noir, et même parfaitement horrible. Voyez ce souvenir de Subuyan – un double de l’auteur à ce stade (pp. 15-16) :

 

Le lendemain, en fouillant dans les décombres brûlants qui menaçaient à tout instant de s’enflammer de nouveau, les hommes de la défense passive mirent au jour le corps de sa mère ; de toutes les courtepointes avec lesquelles il l’avait enveloppée, en nombre qu’il ne se rappelait plus, les deux dernières ne montraient aucune trace de cramé, de dessous lesquelles apparut enfin sa mère : tout son corps avait revêtu une teinte roux clair, chose étrange, ses cheveux conservaient leur soyeux, et rien sur son visage ne révélait qu’elle eût souffert.

La plupart du temps, on retrouve des cadavres calcinés et recroquevillés sur eux-mêmes, on dirait des singes. Intacte comme ça, celle-là peut s’estimer heureuse.

Un des secouristes passa les mains sous ses aisselles, un autre sous ses jambes, ils tirèrent pour la soulever, et c’est alors que les chairs se décollèrent en lambeaux, dévoilant les os, exactement comme se déchire dans la main d’un enfant une épuisette de papier pour la pêche aux poissons rouges ; les deux hommes poussèrent un cri, la main sur la bouche, en même temps qu’ils bondissaient en arrière puis, quelques instants après – « On a pas le choix, ramassons-là à la pelle » –, on avait vu toutes les chairs se détacher et partir en miettes sous le fer de l’outil, jusqu’aux os des doigts qui s’étaient proprement dénudés, et pour finir les restes avaient été déposés sur une civière recouverte d’une natte en un salmigondis où se mêlaient les morceaux de son pauvre kimono de nuit. Subuyan avait assisté à toute la scène cloué sur place, et aujourd’hui encore une chose qu’il ne pouvait supporter, c’était la vue d’un poulet rôti.

 

C’est, plus globalement, un humour féroce et qui ne respecte rien (pp. 65-66) :

 

Qu’est-ce que vous diriez de tourner un film dans le temple de mon frangin ?

Un temple… shintô ?

J’ai déjà vu pas mal de films, mais jamais où ça se passait dans un temple. Y a pratiquement pas un chat dans celui-là, ça devrait payer, non ?

La proposition réjouit Banteki.

La fille, on en fait une lycéenne et moi je me la farcis, habillé en prêtre. Voilà une combinaison du tonnerre des dieux !

Subuyan, quant à lui, n’était qu’à demi emballé.

Ça risque pas de nous retomber sur le paletot ? Les dieux…

Mais Crancrelat apporta sa caution.

Alors là, ça me ferait mal ! Nos dieux, faut savoir que c’est cochons et compagnie ! Au contraire, portés comme ils sont tous sur la bagatelle, je les vois plutôt bicher comme des poux.

La remarque émanait d’un fils de prêtre shintô, il ne pouvait guère y avoir d’erreur.

 

Certes – et niveau inceste tout particulièrement, les divinités japonaises s’y connaissent.

 

La littérature peut railler la littérature, aussi – d'abord les mauvais porno au lange si codifié, comme Imamura, dans son film, raillera la politique d’exploitation de la Nikkatsu (p. 81) :

 

Que voulez-vous, faut voir d’abord que les jeunes d’aujourd’hui sont ignares.

Pour faire imprimer et relier ses livres, Lagratte recourait à une discrète imprimerie de quartier, mais tout commençait par les ouvriers qui se montraient incapables de comprendre ce qu’il écrivait. « Hé, c’est quoi cette "porte de jade" ? » lui demandait-on, et il était obligé de le leur expliquer ; et alors : « Ah, les petites lèvres, vous voulez dire ! » Pas plus « liqueur » que « blason » ou que « chanterelle » ne passaient, autrement dit, rien de toute la terminologie conventionnelle. Le voyait-on donc écrire chaque fois des « clitoris », des « humidifié par l’action de la glande de Bartholin » et autres machins aseptisés, inodores et sans saveur ? Non, mais ! Il s’était donc entêté à écrire comme il le faisait jusque-là mais à force, parce que tout ça était soi-disant un peu trop compliqué, il s’était retrouvé sur le sable.

Tout ça, je vous dis, c’est la faute au ministère de l’Éducation nationale, gémit-il, vibrant de sincérité.

 

Et la meilleure littérature aussi ? J’avoue avoir particulièrement apprécié cette ultime envolée de Subuyan (pp. 263-264) :

 

Une humeur lyrique s’emparait de lui et, se remémorant Bashô lu autrefois dans les polycopiés de l’université Waseda :

 

Pénis rabougri

Que seul éclaire un blême

Rayon de lune

Sur mon nombril une ombre

Se profile un rameau mort.

 

Villa d’Itami

D’orgie la folle nuit

Est fort avancée

Pendouille mon long membre

De tous ses ressorts privé.

 

Pagne ni obi

Plus rien ne retrouve

Où sont-ils passés ?

Ne reste au petit homme

Que son fier torse velu.
 

Cubes de tofu

Fin prêts pour la brochette

En chaudrons tout neufs

Attendent aussi les moules

Ne reste qu’à consommer.

 

Tous deux bouche pleine

Lui affamé la suce

Jusques aux moelles

Pendant ce temps ses jambes

Font un curieux grand écart.

 

Ah, diverses sont

Les voies à nous offertes

Vers la volupté

Mais nulle pour le gourmet

Ne vaut la bonne bouche.

 

Ah, je suis morte !

Sanglote l’amoureuse

De plaisir perdue

Frileuse, papier de soir

Qu’elle froisse entre ses doigts.

 

Dans la latrine

Où je reste accroupi

Se penche la lune

Comme moi finit tout homme

Vit mort entre les jambes.

 

Allez, un dernier extrait pour la route, avec de vieux ados redoutables (pp. 133-135) :

 

Mais ça n’avait pas fait long feu et tout avait changé avec le rationnement, puis son paternel avait été mobilisé et tué au combat. « Oui, il aura sa tombe, dès que mes moyens me le permettront… », déclara-t-il [Subuyan] avec un brin d’attendrissement, auquel mit fin Cancrelat avec sa proposition de « concours de biroutes ».

Ils s’étaient baignés tant et plus, à s’en sentir tout ramollis, en avaient plus qu’assez du mah-jong, et quant aux geishas, si, comme il va sans dire, ils en avaient fait venir le premier soir, ce genre de distraction laissait sur leur faim nos maîtres ès porno. Et de cette inaction forcée était née la suggestion opportune de Crancrelat. « En quoi ça consiste ? – En quoi d’autre veux-tu que ça consiste ? Chacun se débrouille pour bander et on compare les dimensions, les couleurs et les formes, tiens. » Là, Lagratte se montrant dans ses petits souliers, et il était bien le seul : « Dans un métier comme le nôtre, faut bien savoir aussi comment c’est foutu un bonhomme. Un gus en train de marquer midi, avouez qu’on a pas tous les jours l’occasion de voir ça. Toi, Lagratte, quand t’en décris dans tes bouquins, de quoi tu parles, hein ? de "dard qui se dressa dans un jaillissement d’épaisses nervures noires", de "hampe fine au chef lourd qui, tirée au clair, se cambra dans une vigoureuse saillie", mais c’est ringard, ces expressions, si tu veux mon avis. Participe à notre concours, va, ouvre bien tes châsses et ça te fera de bonnes références, crois-moi. » Et pour commencer, il emprunta un mètre à une femme de chambre.

La procédure d’érection présentant quelques inconvénients légitimes, même pour eux, ils convinrent de se placer chacun dans un coin de leur suite et de se retrouver lorsque la chose serait à point chez les cinq. Le premier à l’y faire parvenir, en un tournemain, d’ailleurs, fut le jeune Paul, suivi dans l’ordre de Cancrelat, Subuyan, Lagratte, et de Banteki en queue. Les résultats et appréciations devaient être dûment enregistrés sur une grille de mah-jong.

Bon, on va commencer par ma pomme, dit Subuyan. Mais dites, je mesure le haut seulement ou bien à partir de la base des précieuses ?

La première solution fut retenue.

Voyons, quinze centimètres et six millimètres, conclut-il, mais Paul chicana :

Vous rabiotez, en enfonçant le bout comme vous le faites, faut juste le poser.

Alors, ça me fait quinze centimètres deux.

La circonférence maximale s’avéra mesurer onze centimètres huit, être de couleur brune, rose tirant sur le noir dans la partie dégagée, avec cinq grains de beauté. Cancrelat exhiba un chauve qui gardait son bonnet mais était doté d’un gland de remarquables proportions, six pouces de long et bout en pointe ; Lagratte, pour sa part, présenta le plus beau morceau, peut-être fruit de ses incessantes remises sur le métier : un boutoir de belle allonge en « museau-de-loup et tête-de-baleine », propre à enfoncer l’huis le plus impressionnant ; Banteki ? Truffe en bec de cafetière, passablement lustrée et avec ça gland plein de fougue, mais, mauvais point : la modestie des bourses. Quant à Paul, ah Paul ! quelle promptitude dans la générosité amoureuse, reconnaissable entre tous par son intrépidité, altier lansquenet d’élite lancé dès les aurores, lancier chargeant sans trêve à la nuit tombée. Vision ô combien jubilatoire que cette parade de massues rivales brandies à l’envi hors des fourrés dissimulés par les sorties de bain.

Après cela, on vit jusqu’à quelle hauteur était propulsée, grâce à un vigoureux raidissement, une pièce de dix yen posée sur les pavois de chair, puis ce fut une épreuve d’endurance : combien de minutes d’affilée était-on capable de tenir sans mollir sa virilité au garde-à-vous ? Et tandis qu’au-dehors le mont Rokkô se couvrait de ses volutes de brume si caractéristiques, que déjà tombait le soleil d’automne, nos concurrents en oubliaient le temps qui passe dans leur frénésie à se stimuler de la voix et de la main. Au terme de cette quintuple priapée épique, c’est à Lagratte que revint la victoire au classement général.

... ET LA NAUSÉE

 

Tout, certes, ne fait pas rire – intentionnellement ou pas. Peut-être, parfois, parce que les temps ont changé – ou plus exactement parce qu’il y a avait dès le départ quelque chose de moche, et c’est peu dire, dans les situations rapportées, même si c'était plus ou moins bien perçu alors. L'ambiguïté peut être de la partie, à cet égard : j'avais déjà évoqué le cas de l'inceste avec une handicapée mentale, scène drôle de par son outrance, mais au fond parfaitement horrible...

 

Nosaka comme Imamura dressent le tableau d’une société malade, et, s’ils ont pris le parti d’en rire, cela n’enlève rien au tragique éventuel du constat. Et, tout particulièrement quand ce constat se perpétue aujourd’hui, le réflexe de rire peut être remplacé par une forme de nausée.

 

Ainsi, surtout, de l’univers fantasmatique des films porno ? Subuyan et ses camarades tournent régulièrement des films en fonction des « scénarios » que leur remettent leur clients – et nombre de ces scénarios, presque tous à vrai dire, tournent autour du viol, notamment du viol de lycéennes avec le costume approprié. Principe qui est visiblement déjà un cliché alors, et qui connaîtra une longue postérité – notamment dans les pinku eiga de la Nikkatsu, parfois prétendument dérivés de réalisations d’Imamura.

 

L’activité de Subuyan tournant toujours un peu plus au proxénétisme, le rire si franc des premières séquences, où les tournages amateurs ont quelque chose de salutairement libertin voire libertaire, tend à s’amoindrir – notamment, pour poursuivre le thème précédent, quand les hommes font preuve de violence à l’encontre de leurs jeunes proies, ce qui n'a rien d'inhabituel.

 

Même la violence mise à part, l’activité d’entremetteur de Subuyan, confiant à des vieux messieurs des jeunes filles faussement vierges (en fait des prostituées accomplies qui en rigolent) peut sonner plus douloureusement en cette époque où, soi disant pour pallier à la « crise du mariage » au Japon, on organise très officiellement des « fêtes » (omiai party), dans une perspective de « chasse au mariage », visant à arranger les rencontres entre des hommes murs au portefeuilles bien fourni et de jolies et fraîches jeunes filles (même si on en interdit expressément l’accès aux étudiantes – et j’imagine que c’est très révélateur, au fond). Ceci dit, nul besoin d’aller au Japon : tout récemment, en France, une polémique a porté sur un « site de rencontres », je crois, qui appelait ouvertement des lycéennes à rencontrer des vieux porcs...

 

Il y a aussi cette scène (du roman, elle n'a pas été reprise dans le film) – drôle dans sa conception, mais terrible au fond, ce qui prohibe le rire franc – où Subuyan se voit confier la tâche d’apprendre à un vieux cochon frustré comment palper au mieux les jeux filles contre lesquelles il se colle dans les transports en commun bondés ; activité de « frotteur » qui a un nom, au Japon : chikan. Ça n’en est pas moins, là encore, un phénomène également répandu et répugnant en France.

 

Le roman et le livre sont globalement drôles, et même très drôles – c’est le monde qui ne l’est pas du tout, qui est même horrible. Le passage des années, ici, a sans doute changé le regard du lecteur/spectateur – le drame est que le monde tout autour, et ici le Japon en particulier, ne change à certains égards que bien trop lentement.

 

JUSQU’À LA MACHINE

 

La question de la famille de Subuyan mise à part, qui est beaucoup plus développée dans le film d’Imamura que dans le roman de Nosaka, les deux œuvres, globalement, sont assez proches. Mais, sur le tard, elles prennent des voies assez radicalement opposées – et, en définitive, le film se conclut sur un épilogue très éloigné de la conclusion (étrangement brutale) du roman.

 

Bon, je sais pas si ça rime à quelque chose dans pareille chronique, mais, au cas où, SPOILERS, du film d’Imamura surtout...

 

Le point de départ est le même : Subuyan, au moment tant attendu/redouté de se farcir sa belle-fille Keiko, constate son impuissance. Et ça le travaille, même s’il ne participe en rien aux débauches qu’il filme ou organise… Keiko prenant très vite le large, notre pornographe en vient à se persuader que seul son retour pourra lui rendre sa virilité. Cependant, Keiko ne revient pas… et Subuyan en vient à envisager d’autres expédients.

 

En fait, un plus particulièrement : la poupée gonflable, on va dire (ou mannequin, etc.). Dans les deux œuvres, Subuyan frustré en vient à tenir un discours confus mais qu’il prétend dériver de son activité philanthropique de pornographe, voulant que le mannequin artificiel soit en définitive seul à même de pleinement satisfaire aux fantasmes des hommes.

 

Dans le roman, Subuyan se fait ainsi livrer une poupée gonflable qu’il assimile aussitôt à sa chère Keiko disparue. Il est fasciné par la réalisation de l’objet… mais n’a pas vraiment l’occasion d’en profiter : le jeune Kabo, qui s’est alors considérablement rapproché d’un Subuyan aux abois, plus que jamais, est lui aussi troublé par la qualité de la « machine »… et décide d’en faire usage, y perdant lui-même son pucelage, d’une certaine manière, et déflorant la femme artificielle. Subuyan, le prenant sur le fait, est écœuré, et, à l’instar de ce client qu’il avait tourné en bourrique, il n’a aucune envie de passer en second : quel intérêt ? La poupée n’est plus vierge ! Elle est bonne pour la décharge – ou, tiens, que Kabo la prenne, puisque c’est ça… Subuyan retourne à l’organisation de partouzes – avec un argumentaire revendicatif toujours plus extrême. Il ne reverra pas Keiko, mais Keiko le reverra. La fin est très brutale.

 

Rien de la sorte dans le film. On reprend à cette orgie où Subu a l’illumination concernant les vertus des poupées gonflables – et où sa passion exprime une folie qui ne saurait dès lors plus être qualifiée de latente. Mais on comprend alors qu'il ne s'agit pas, pour lui, de se faire livrer pareil outil, mais bien de le réaliser lui-même ! Puis…

 

Une ellipse de cinq années, et un épilogue totalement inédit.

 

Nous retrouvons tout d’abord Keiko, qui travaille comme coiffeuse dans le salon qui fut celui de sa mère Haru. Elle bavarde avec ses clientes (qui n’ont pas froid aux yeux), quand son frère Koichi fait son apparition, élégant et souriant : c’est le propriétaire. Mais il est accompagné d’un vieux bonhomme, et se rend derrière le salon de coiffure – qui donne sur un quai. Là il appelle « M. Ogata »… et Subu apparaît, sur un petit bateau, dont la forme évoque tout à la fois une maison et un cercueil ; il a visiblement changé… Il est visiblement devenu fou. Nous apprenons que cela fait cinq ans qu’il vit ainsi, sur ce bateau, à travailler avec acharnement sur son chef-d’œuvre : la poupée ultime – merci à Keiko, qui récupère les cheveux de ses clientes, il en est justement à la finition des perruques ! L’homme qui accompagne Koichi s’avère être un scientifique – il serait très intéressé par la poupée de M. Ogata ; c’est pour les expéditions au pôle Sud, voyez-vous… Kabo, toujours fidèle, comprend cela très bien : un jour, les astronautes emporteront eux aussi une poupée de cet ordre ! Mais Subuyan ne veut pas en entendre parler : il ne fait pas ça pour l’argent ! Il n’a jamais fait ça pour l’argent ! Il est un philanthrope… mais... Non : cette poupée, c’est pour lui seul !

 

Le vieil homme est complètement cintré, obsédé par sa réalisation – le missionnaire du sexe en est réduit aux fantasmes les plus intimes et incommunicables : les autres, ils ne peuvent pas comprendre…

 

Peut-on en dériver un « culte » très japonais de la « machine » ? C’est ce que semblent dire Stephen Sarrazin et Julien Sévéon dans leur présentation du film. Je ne sais pas. Je suppose que cela pourrait en même temps renvoyer à un concept prégnant des « nippologies » : le mitate.

 

Je suppose aussi, enfin, que je peux noter cet ultime plan : tandis que Subu travaille dans l'ombre de son antre flottant en entonnant la chanson paillarde interprétée jadis par Haru à l'asile, son bateau/maison/cercueil, mal amarré, part littéralement à la dérive..

 

Mais il y a en fait encore un tout dernier plan – celui de l’écran dans l’écran. Le film d’Imamura avait débuté par un zoom sur un écran de cinéma, jusqu’à ce qu’il emplisse complètement le cadre manière de nous plonger dans un récit où le cinéma est mis en abyme… Le procédé est donc inversé pour la toute dernière séquence : zoom arrière, le bateau à la dérive se trouve finalement dans un écran dans l’écran. Mais ça ne s’arrête pas là – car nous avons en voix off les commentaires des spectateurs ! Semble-t-il un peu perplexes… L’un d’entre eux, et il semblerait bien que ce soit Imamura lui-même, va jusqu’à avouer à l’autre : « J’ai rien compris... » Mais inutile de s’appesantir là-dessus : « Film suivant ! » réclame bientôt l’autre – et d’enchaîner sur un autre film que nous ne verrons pas.

 

Sans doute effectivement s’agit-il là d’une sorte de pique à l’encontre de la politique d’exploitation des studios, et probablement de la Nikkatsu en particulier – en contrepartie, cela peut aussi impliquer le consumérisme des spectateurs… Tout cela, bien sûr, entre en résonance avec les méthodes de tournage de Subu et Banteki, notamment quand ils usent, dans la première scène du film, d’un dispositif maison associant huit caméras Super 8 pour tourner huit films en même temps ! Une pique dans le ton du film, du coup…

 

ROMAN-PORNO (OU PAS VRAIMENT)

 

Les Pornographes, roman de Nosaka Akiyuki, s’est avéré à la hauteur des souvenirs très enthousiastes que j’en avais conservé. Le Pornographe, film d’Imamura Shôhei qui en est adapté, et que je découvrais cette fois, m’a de même parfaitement convaincu. Un beau doublé, là encore, et un bel exemple d’adaptation.

 

Il me faudra lire d’autres livres de Nosaka, j’en ai quelques-uns en réserve ; il me faudra aussi voir beaucoup d’autres films d’Imamura – d’autant que ce visionnage a constitué pour moi un premier aperçu de la première carrière du réalisateur, avant l’interruption documentaire, et avant encore le succès international. Il ne serait donc pas étonnant que j’y revienne un de ces jours sur ce blog...

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