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L'Argent du déshonneur, de Hiroshi Hirata

Publié le par Nébal

L'Argent du déshonneur, de Hiroshi Hirata

HIRATA Hiroshi, L’Argent du déshonneur, [Kubidai hikiukenin], traduction [du japonais par] Tetsuya Yano, adaptation de Patrick Honnoré, préface de Pierre Jovanovic, postface de l’auteur, [s.l.], Akata, [1971, 1973, 1999] 2014, 392 p.

 

DÉCOUVERTE ALÉATOIRE

 

Poursuite de ma découverte aléatoire du manga… avec un titre qui, semble-t-il, n’en est en fait pas un – on parle plutôt de gekiga, dont la dimension adulte est plus marquée, faut-il croire, et qui, ici, relève en même temps d’un sous-genre disons « historique », jidaimono, par un des maîtres du registre : Hirata Hiroshi.

 

Inculte de moi, je n’en avais probablement jamais entendu parler jusqu’à une époque très récente… Un camarade dont le nom m’échappe (mais mille merci à lui!) avait cependant attiré mon attention (et celle d’autres, espérons-le) sur ce titre en particulier qu’est L’Argent du déshonneur, sur quelque réseau social ou forum – ma mémoire est défaillante… Curieux – et séduit par le peu que j’avais vu du graphisme, dès cette superbe couverture à vrai dire –, j’ai eu envie de tenter l’expérience, et donc voilà. Ce fut au passage l’occasion de découvrir l’éditeur Akata, longtemps associé à Delcourt, leur collaboration ayant débouché sur un bon paquet de parutions de gekigas signés Hirata Hiroshi, entre autres… Voici en tout cas un très bel objet, de bonne taille par ailleurs, et qui fait honneur à la bande dessinée.

 

 

MAIS QU’EST-CE QUI LEUR A PRIS ?

 

Il est hélas une chose qui lui fait nettement moins honneur, et dont je ne comprends pas ce qu’elle fout là : la « préface » d’un certain Pierre Jovanovic ; à la lecture de ces quelques lignes maladroites et idiotes, on suppose que le bonhomme est passablement funky, et quelques recherches en ligne l’associent à des mouvements charmants, sans vraie surprise… Mais qu’est-ce qui leur est passé par la tête ? Offrir à quelqu’un de rédiger une préface, éventuellement militante, sur le rôle de l’argent, eu égard au thème bien précis de la bande dessinée, cela fait sens, aucun doute à cet égard – mais ce guignol ? Franchement ?

 

D’autant que le propos de la BD, même au-delà des préconçus que l’on pourrait se forger à cet égard, s’avère bien autrement subtil – et si l’auteur est peut-être impliqué dans l’idéalisation du Bushido ne serait-ce que parce qu'elle va souvent de pair avec le genre, ce qui peut d’une certaine manière expliquer, j’imagine, les louanges d’un Mishima Yukio (tout de même) quant à son œuvre, par exemple, il se montre cependant très fin, et suffisamment impartial, au fond, pour que l’on puisse le prendre au sérieux dans son rôle de « moraliste ». Même dans ces histoires d'argent, forcément immorales...

 

LA SOUILLURE DE L’ARGENT RACHETANT LA MORT

 

Le titre est certes éloquent : L’Argent du déshonneur… Que l’argent se mêle d’une chose aussi pure qu’est censée l’être la voie du samouraï, voilà qui ne peut déboucher que sur une souillure ! Dès lors, cet ensemble de récits situés pour l’essentiel au début de l’ère Edo véhicule une atmosphère sombre et violente, décadente aussi éventuellement, signant, comme souvent, la fin d’un monde presque entrevue comme la fin du monde – et ceci alors même que le Japon pacifié par Tokugawa Ieyasu entame une longue et improbable époque de paix intérieure… laquelle, certes, ne fait qu’entériner le fait : à bien des égards, les samouraïs sont déjà des anachronismes.

 

Tout tourne autour d’une pratique qui s’était développée à cette époque, même si, ai-je cru comprendre, les témoignages ne sont pas forcément très nombreux, permettant de bien identifier le procédé honni. Cela implique peut-être tout d’abord de se replonger dans le contexte des affrontements féodaux de la fin du Sengoku, dont quelques-uns persistaient semble-t-il encore début Edo : la guerre était une activité « normale », et n’impliquait en rien la haine de tel camp pour tel autre ; les samouraïs, en professionnels, se battaient au gré des circonstances, et, s’ils faisaient sans doute de leur mieux, au service de leurs maisons respectives, ils n’étaient pas dans une optique idéologisée d’extermination de l’Ennemi. Rien d’étonnant, somme toute, dans ce contexte, si des guerriers vaincus ont enfin tenté de « racheter » leur vie – c’est dans le contexte idéalisé du Bushido que c’est problématique… le samouraï n'étant certes pas censé redouter la mort au point de s'abaisser à la marchander.

 

Voici ce qui se passait : un guerrier vaincu, au moment de recevoir le coup de grâce de son adversaire, l’interpellait, et lui proposait de racheter sa vie ; à même le champ de bataille, les deux contractants négociaient le montant de la vie ainsi rachetée ; le samouraï vaincu, ou tireur, signait alors de son sang, via le sceau infalsifiable et dramatique de sa propre main, une sorte de reconnaissance de dette, qu’emportait avec lui le vainqueur, ou preneur. Cette dette n’était pas limitée dans le temps, et le preneur, à tout moment, pouvait se présenter chez le preneur, ou le cas échéant chez son suzerain, disons, pour exiger le paiement convenu…

 

La pratique était d’emblée emprunte de « déshonneur », sans doute, mais, comme de juste, elle a connu diverses évolutions qui n’ont fait que la rendre plus détestable : ainsi, par exemple, les preneurs se sont-ils mis à exiger des sommes de plus en plus démesurées, profitant de leur position de force pour exercer un odieux et cupide chantage, lequel pouvait le cas échéant s’exercer par contrecoup sur la maison dont dépendait le tireur ; un mauvais payeur devait faire face à bien des ennuis, sans doute, mais la répercussion de la dette sur sa maison était peut-être plus encore néfaste, d’autant qu’elle pouvait devenir un nouveau motif de guerre privée…

 

Par ailleurs, certains preneurs – a fortiori s’ils accumulaient ce genre de reconnaissances de dettes – ne souhaitaient guère s’embarrasser de la tâche pénible, et éventuellement dangereuse, de sommer les tireurs de payer ; s’est donc développée une nouvelle profession, celle de « recouvreur de vies humaines » (kubidaï-hikiukenin) ; ces professionnels, éventuellement des rônins, cumulaient ainsi les fonctions, disons, d’huissier à titre privé et de chasseur de primes… Enquêteurs et combattants – car le risque était grand que la réclamation du paiement de la dette débouche sur un affrontement ; et, si le tireur refusait de payer, le recouvreur était censé emporter sa tête... –, ces personnages se devaient de se montrer aussi intelligents qu’habiles au sabre, mais aussi rusés enquêteurs et peut-être enfin habiles négociateurs.

 

C’est là le sujet abordé par Hirata Hiroshi dans L’Argent du déshonneur, dans tous les récits composant le recueil – le premier (1971) consistant en une sorte d’introduction détaillant les limites du procédé, tandis que les six suivants (1973), de taille très variable, sont autant d’aventures mettant en scène le « recouvreur de vies humaines » Kubidai Hanshirô, bonhomme taciturne mais charismatique, et sans doute moins « mercenaire » qu’il ne le prétend (il m’a fait penser à « l’homme sans nom » de Sergio Leone, davantage qu’à son modèle nippon le « yojimbo » Sanjuro – une question d’humour, pour l’essentiel) ; cela dit, c’est un personnage avant tout mystérieux, et dont, au fond, on ne sait rien...

 

UN PROPOS MORAL MAIS SUBTIL

 

Je ne sais pas ce qu’il faut penser de ce sujet au regard de la véracité historique… Hirata Hiroshi a semble-t-il la réputation d’être un bon connaisseur de l’histoire du Japon, mais je ne suis pas bien certain que ce soit le propos ; après tout, et jusque dans l’arrière-plan du Bushido, éventuellement malmené dans une perspective moraliste, mais dans un cadre d’une extrême noirceur et baigné de cynisme, nous sommes largement ici dans les codes du chanbara, plus connu sans doute en Occident que ce genre de gekiga (avec toutefois des passerelles, Baby-Cart, Zatoichi, etc.).

 

Or, comme dit plus haut, cette dimension morale me paraît essentielle ici – mais auréolée de noirceur et de cynisme, donc. Le Japon féodal tel qu’il est décrit par Hirata Hiroshi, au-delà du mythe du Bushido, n’est certes pas un monde tranché, manichéen : les personnages « noirs » ou « blancs » font défaut, tous sont gris, et le reste est affaire de nuances… pas toujours faciles à délimiter.

 

Les preneurs ne sont pas unilatéralement des salauds cupides, les tireurs ne sont pas unilatéralement des couards abjects ; les pires menteurs peuvent avoir une raison tout à fait charitable de mentir, tandis que les adeptes les plus acharnés du Bushido s’avéreront des monstres froids d’une ingratitude répugnante, etc. Hanshirô, dans le rôle de l’inconnu qui arrive en ville pour y réveiller les vieux souvenirs et provoquer le chaos, voire des bains de sang, n’est pas sans états d’âme, en fait de mercenaire – et combine les deux aspects sans même que l’on puisse véritablement l’accuse d’hypocrisie… En fait, par la force des récits, le « recouvreur de vies humaines » côtoie sans cesse des tireurs – et la honte censée marquer ces derniers est donc plus qu’à son tour relativisée, même si l’on ne va pas jusqu’à en faire des personnages « admirables » ou même simplement « bons ». C’est peut-être le seul bémol à cette noirceur générale ?

 

Dans ce sens, le thème de la dette d’argent sur la vie est dès lors un merveilleux prétexte à la description d’un monde complexe et éventuellement hideux – les connotations de décadence sont donc peut-être de la partie, sans doute même, mais le fait demeure : tout cela est infiniment plus subtil qu’une bête de question de « bien » ou « pas bien ». Les circonstances pèsent de tout leur poids sur les principes, et l’honneur si essentiel de prime abord se révèle parfois pour l’absurdité qu’il est tout au fond. Approche tout à fait bienvenue, et peut-être même un peu surprenante – pour le mieux.

 

UN GRAPHISME ÉPOUSTOUFLANT

 

Or l’étonnante subtilité des récits, par ailleurs très efficacement conçus sur le plan scénaristique – le lecteur est promené par l’auteur, mais avec délice – se double d’un graphisme absolument superbe, d’une très grande maestria visuelle ; pour le coup, d’ailleurs, le trait n’adopte à peu près rien des codes traditionnellement associés aux mangas (une toute petite exception, peut-être : lors de l’épisode « Pleine Lune du huitième mois », d’une cruauté ahurissante, figurent des enfants, dont la représentation emprunte davantage à ces codes, têtes rondes, yeux ronds, pas de rayures marquant le visage, etc.) ; il peut semble-t-il évoquer celui d’autres classiques du gekiga (comme Lone Wolf and Cub, le très grand titre du genre, source si je ne m’abuse des Baby-Cart) ; mais, à prendre des références côté occidental, je suis instinctivement tenté de me tourner vers l’Italie, pour parler au moins de Hugo Pratt, peut-être aussi de Sergio Toppi ? Peut-être à tort…

 

Quoi qu’il en soit, c’est beau – très beau. Le dessin est à même d’exprimer tant une certaine majesté protocolaire, même puant le vice, que la violence ahurissante quand bien même sèche des affrontements sabre en main – ils font très mal, d’ailleurs, le sang se répandant en noires giclées d’encre contaminant la page, et les têtes volant plus qu’à leur tour…

 

Tout ceci est d’une adéquation parfaite au propos, et se double d’un montage dynamique impressionnant (même si pas toujours très lisible dans les scènes d’action – ça, c’est moi), très à même de mettre en valeur les personnages, ainsi bien sûr Hanshirô, avançant de son pas lent et irrépressible, en début d’épisode, vers le tireur dont il exigera paiement…

 

UN APERÇU DES HISTOIRES

 

Contrairement à une mauvaise habitude que j’ai développée depuis quelque temps, il ne me paraît pas opportun de détailler ici chaque épisode outre mesure. Je vais néanmoins en donner de très vagues aperçus, en guise de témoignages de la variété des situations que le thème de base autorise, aussi étonnant cela soit-il.

 

Dans le « prologue », « Le Sceau de la main », Hirata Hiroshi nous présente le procédé qu’il a à cœur de mettre en scène ; ici, c’est peut-être son aspect le plus « évident » qui semble tout d’abord exposé : le tireur a menti, il a donné un faux nom, et refuse de payer sa dette, car exorbitante, alors que le preneur vient réclamer à la maison du tireur de payer cette somme colossale. L’affaire prend des allures de récit policier, mais la politique n’est jamais bien loin – et l’ambiguïté est essentielle : le tireur est un menteur, le preneur abuse de sa position de force, tous sont autant d’ordures, et les plus héroïques des sacrifices, ici, sonnent absurdes et vains…

 

« Vivre pour le faux et mourir pour le vrai » introduit le personnage de Hanshirô – de la plus belle manière, avec ces trois pleines pages successives où le « recouvreur de vies humaines » s’avance sans un mot, et impitoyable, vers le lecteur… C’est l’occasion de mettre en scène toute l’hypocrisie du procédé, mais – de manière inattendue et tout à fait bienvenue – en dénonçant avant tout l’inhumanité du Bushido ; de tous ces récits, c’est peut-être celui où la part de morale est la plus saisissante, et en même temps la plus difficile à exprimer, car d’une noirceur redoutable…

 

« Les Rancuniers » (le plus long récit du recueil, une centaine de pages) m’a considérablement surpris dans son introduction – qui reprend très exactement ou presque le point de départ du superbe film de Kobayashi Masaki Harakiri : des rônins se rendent auprès d’une riche maison au prétexte d’y commettre le seppuku, quand ils cherchent en fait à obtenir un poste ou quelques pièces, certainement pas à se suicider… et les samouraïs en place abusent de leur position de force avec une cruauté impensable. Influence directe, ou simplement inspiration commune ? Je ne peux m'empêcher de noter que le héros du film de Kobayashi s'appelle... Hanshirô. Mais l’affaire est ici autrement complexe (façon de parler, Harakiri n’était pas exactement schématique !), qui traite des responsabilités à long terme, et tourne avec l’aisance d’une mécanique bien huilée – la ruse est de la partie, du « recouvreur de vies humaines » notamment, et tout manichéisme est absolument hors de propos, quand bien même notre héros a bel et bien quelque chose d’héroïque, plus ici qu’ailleurs.

 

« Recouvrement à Hida » est très étonnant, qui délaisse le cadre des riches maisons nobles, Hanshirô étant sur la piste d’un ex-samouraï, devenu paysan, qui a tenté de se faire oublier dans un coin perdu du Japon… Sur place, le recouvreur se retrouve au beau milieu d’un affrontement entre deux villages : lui, par la force des choses, est amené à combattre dans le camp de celui qu’il devine être sa cible, tandis qu’en face les paysans ont engagé un rônin – et impossible de savoir au juste qui est dans son bon droit, si seulement cela veut dire quelque chose ! Le récit se conclut sur une pirouette, sans doute, mais pas malvenue : elle ne fait qu’appuyer davantage sur l’absurdité du monde, et confère à Hanshirô une mélancolie de fond qui ne le lâchera plus…

 

Changement radical avec « Les Onze Salopards » (bon, le titre, bon…), qui traite à nouveau d’ingratitude, mais sur un mode presque surréaliste – passant par la torture la plus atroce. L’atmosphère est résolument horrifique, le résultat dérangeant ; mais c’est probablement le récit qui m’a le moins parlé, à vue de nez – il est court, faut dire, et plus « direct » que la plupart des autres. Il reste bon quand même, hein !

 

« Pleine Lune du huitième mois » adopte une approche à nouveau très différente, si la cruauté est là aussi de mise – et Hanshirô n’y est d’ailleurs qu’à peine entrevu. On y voit les conséquences terribles d’une dette somptuaire, dans un monde qui, en mettant « l’honneur » au-dessus de tout, réclame les sacrifices les plus cruels : la dette du samouraï dépensier, (un preneur, cette fois) par ricochet, affecte ici sa mère, son épouse et leurs enfants… Hanshirô ne pourra que constater l’absurdité du monde. Malsain…

 

Enfin, « Les Aspirations d’un homme de peu » renoue avec les complexes fresques du début du volume, avec une égale réussite – les personnages, tous plus ou moins secrets, sont baignés dans un flou éthique qui empêche longtemps le lecteur autant que le « recouvreur de vies humaines » de déterminer s’il existe un hypothétique bon droit quelque part… Heureusement, nous ne sommes que des « mercenaires », hein ? Et n’avons donc pas à nous poser ces questions...

 

CHEF-D’ŒUVRE

 

Bilan sans appel : c’est absolument superbe, ça louche sur la perfection. Faites donc l’impasse sur la préface débile, le cas échéant – ou lisez-la à titre d’édification personnelle, mais sans surtout que cela oriente votre lecture de la suite : L’Argent du déshonneur combine maestria graphique et subtilité du propos avec bonheur – la BD est à cet égard à peu près tout ce que n’est pas la préface. On peut parler de chef-d’œuvre, et il faudra que je poursuive la découverte de cet immense artiste qu’est à l’évidence Hirata Hiroshi.

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