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A Clash of Kings, de George R.R. Martin

Publié le par Nébal

A Clash of Kings, de George R.R. Martin

MARTIN (George R.R.), A Clash of Kings, New York, Bantam Books, coll. Fantasy, [1999-2000] 2011, 1009 p.

 

A Clash of Kings, deuxième tome de la monumentale saga de George R.R. Martin « A Song of Ice and Fire » (« Le Trône de fer » chez nous), parvient à être encore plus dodu que son déjà volumineux prédécesseur A Game of Thrones. Je dois avouer, moi qui suis dans l’ensemble amateur de formats moins intimidants, qu’il ne m’est pas forcément évident de m’embarquer dans de telles expéditions littéraires au long cours ; disons que cela réclame un minimum de motivation. Mais le fait est que j’ai lu A Game of Thrones avec beaucoup de plaisir, et que la drogue a fait son effet, au-delà de mes bêtes préventions de lecteur souvent rétif au roman-fleuve. À vrai dire, je n’ai finalement guère attendu après ma lecture du premier tome pour m’enfiler le deuxième, désireux que j’étais de retrouver les Sept Royaumes de Westeros et leurs intrigues politiques capillotractées…

 

Au-delà de toute menace de spoiler (cette terrible malédiction qui n’a jamais été autant pratiquée d’un côté et blâmée de l’autre que pour cette série au succès phénoménal et par nature riche en rebondissements), on peut bien dire que le titre se montre éloquent. Car il s’agit bien ici de confrontations entre différents rois, revendiquant plus ou moins la même couronne et le trône inconfortable qui se trouve en dessous. Ceci dit, pour présenter un peu plus en détail ce deuxième volume, il m’est indispensable de renvoyer à quelques événements majeurs du premier : vous êtes prévenus…

 

La mort du roi (usurpateur qui plus est) Robert Baratheon a en effet plongé les Sept Royaumes qui n’en font qu’un dans le chaos le plus total. « Son fils » Joffrey Baratheon lui a succédé, avec le soutien considérable des Lannister via sa mère, la reine et régente Cersei… mais les soupçons (fondés) de bâtardise portant sur l’infect roitelet aussi gâté que sadique ont ouvert la voie à d’autres prétendants. Le plus logique étant sans doute Stannis Baratheon, le frère cadet de Robert, son successeur par défaut en l’absence d’enfants légitimes, et qui argue de ce fait pour se proclamer roi ; mais le dernier de la fratrie, Renly Baratheon, fait bizarrement de même, en ne s’embarrassant guère de prétentions de légitimité… et il est bien plus populaire que son aîné. Un usurpateur, donc, il ne se prive pas de le rappeler ; et, au-delà de la mer, il faut mentionner Daenerys Targaryen, la dernière descendante de la dynastie qui avait en son temps institué le royaume, et n’en avait été chassée que par la révolte de Robert Baratheon (soutenu notamment par Eddard Stark) ; autrement plus fine et charismatique que son défunt frère l’abject Viserys, la jeune femme aux dragons cherche, au bout du monde, des appuis pour retourner à Westeros…

 

Et des rois, il y en a encore d’autres, aux prétentions éventuellement un brin différentes. Il y a bien sûr, tout au nord des Sept Royaumes, le mystérieux « roi derrière le Mur », Mance Rayder, qui suscite l’inquiétude de la Garde de Nuit (avec notamment en son sein Jon Snow, bâtard d’Eddard Stark). Juste en dessous, Robb Stark, fils aîné du défunt Eddard, reprend le titre de « roi dans le Nord » ; il ne siège cependant pas à Winterfell (où se trouvent ses frères Brandon, l’infirme, et le tout bébé Rickon), mais mène l’assaut contre les Lannister (avec l’aide des Tully, sa famille maternelle). Enfin (et là je révèle un tout petit peu des événements de ce deuxième tome, attention), Balon Greyjoy, autrefois rebelle, profite du chaos ambiant pour reprendre un titre royal, à la plus grande satisfaction de son répugnant fils Theon, jusqu’alors « otage » des Stark…

 

Ça en fait, du monde… Je résume à gros traits, mais cela suffit sans doute à donner une idée du gros bordel politico-militaire (car cette dernière dimension fait ici vraiment son apparition) qui afflige Westeros. Les Sept Royaumes ravagés par la guerre deviennent le théâtre d’atrocités sans nombre, que les prétentions des divers rois auto-proclamés ne sauraient excuser en aucune manière. La guerre y est comme de juste horrible, et horribles sont ses à-côtés, massacres gratuits et trahisons honteuses qui font le quotidien d’un royaume qui a largement passé le bord de l’éclatement et se précipite vers l’effondrement pur et simple.

 

George R.R. Martin, au risque de rappeler une évidence, est un brillant conteur. Aussi complexe l’intrigue soit-elle, elle reste toujours lisible, et l’on s’y retrouve sans souci ; tout au plus peut-on citer quelques chapitres un poil plus confus dans la mesure où ils insèrent dans une trame déjà complexe des événements imprévus ou des personnages moins marquants : ainsi, l’histoire du point de vue de Theon Greyjoy peut laisser perplexe pendant un temps ; c’est vrai également, et probablement davantage encore, des chapitres mettant en avant Davos Seaworth, au service de Stannis Baratheon…

 

L’intrigue, pourtant, est dans l’ensemble plus resserrée que dans A Game of Thrones. Pas pour ce qui est du volume, non… Mais les différentes trames se rejoignent à mes yeux plus régulièrement, les différents chapitres-points de vue ne sautant pas systématiquement du coq à l’âne, et on se disperse ainsi moins dans des trames parallèles – même s’il en reste, et des non négligeables, telles les aventures de Jon Snow au-delà du Mur, où la tragique descente aux enfers d’Arya Stark (tantôt garçonne, tantôt Cosette).

 

On y retrouve par ailleurs avec un grand plaisir ces si brillants personnages du premier tome (et plein d’autres qui déboulent, parfois fort intéressants, comme Renly et Brienne). Mes chouchous, sans surprise, sont de même que dans A Game of Thrones les plus « complexes » (relativement, si vous y tenez) : je citerais notamment Daenerys Targaryen, si charismatique au-delà de sa fragilité de femme exilée, et plus encore le merveilleux Tyrion Lannister : l’astucieux nain devient ici la « Main » de son neveu le roi Joffrey, et il faut au moins ça pour compenser bêtise de ce dernier et la main-mise aveugle de la reine régente Cersei ; haï de tous, de sa famille qu’il sert pourtant au mieux comme de la populace tirant argument de sa difformité pour en faire le type-idéal du mauvais conseiller (fourbe, nécessairement fourbe), Tyrion a beau être dans le camp le plus relativement « méchant » du roman, par la force des liens du sang, il n’en est pas moins étrangement émouvant, un « trickster » qui cache sous ses tours pendables une authentique humanité… Sympathique, finalement !


Notons par ailleurs que, si A Clash of Kings reste pour l’essentiel dans la ligne très « réaliste » de A Game of Thrones, le surnaturel s’y montre tout de même un peu plus présent ; rien que de très classique dans l’ensemble, mais cela contribue utilement à faire évoluer l’intrigue et à donner du cachet à l’univers.

 

Je ne prétendrai pas pour autant que ce deuxième volume se montre aussi bon que le premier, ou qu’il en tient toute les promesses. J’ai envie de le placer un petit cran en dessous, quand bien même j’ai pris énormément de plaisir à sa lecture : il s’agit à n’en pas douter d’un divertissement de qualité, bien au-dessus du lot, un témoignage de l’art astucieux du talentueux conteur qu’est George R.R. Martin. Il me semble cependant que les ficelles de son métier ressortent un peu plus ici que dans A Game of Thrones, ou peut-être plus exactement qu’il en use ici de certaines qui sont un peu trop grossières à l’occasion. On a beaucoup rigolé sur la prédilection de l’auteur à tuer ses héros, mais ce n’est pas encore vraiment le cas ici… Par contre, (oui, attention, spoiler, là), il fait ici dans la « fausse mort », ce qui a toujours tendance à m’agacer un poil ; pourtant, l’usage de ce procédé est probablement justifié par le cadre même de l’intrigue, avec ses nombreux hors-champs et ses rumeurs qui traversent un pays en proie au chaos, où finalement plus personne ne sait qui fait quoi et de quoi le lendemain sera fait… Alors sans doute ne puis-je véritablement pour l’instant me montrer trop sévère à cet égard.

 

On verra bien ce qu’il en est de la suite, donc ; j’ai eu de bons échos du troisième tome : petite pause, mais je ne vais pas tarder à me lancer dans A Storm of Swords

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Star Wars : L'Ere de la Rébellion : Livre de règles

Publié le par Nébal

Star Wars : L'Ere de la Rébellion : Livre de règles

Star Wars : L’Ère de la Rébellion : Livre de règles, Edge, [2015], 456 p.

 

L’Ère de la Rébellion est le deuxième jeu de la nouvelle trilogie (forcément) Star Wars chez FFG (et en français chez Edge). Le premier était Aux confins de l’Empire, que j’avais évoqué quand j’avais lu son Kit d’initiation plutôt bien fait, et qui proposait de jouer grosso merdo des contrebandiers dans les systèmes les plus éloignés de Coruscant et compagnie (l’histoire débutant juste après la bataille de Yavin IV qui clôt Un nouvel espoir ; c’est toujours le cas ici) ; le troisième, Force et destinée, se consacrera aux Jedis (et est probablement du coup celui qui m’intéresse le moins, encore qu’il s’agisse peut-être de préjugés de ma part). J’avais certes commencé par jeter un œil à Aux confins de l’Empire, et m’en étais même procuré, d’occasion, le gros livre de base ainsi que le Kit du Maître de Jeu ; cependant, en définitive, je trouvais que Star Wars brillait surtout par son immense et baroque conflit militaire à l’échelle d’une galaxie (lointaine, très lointaine), ce qui m’a amené à me procurer également ce Livre de règles de L’Ère de la Rébellion, et à commencer ma lecture approfondie par là… tout en râlant, bien sûr, du fait de cette politique un peu douteuse de FFG consistant à multiplier les jeux centrés sur une thématique particulière, alors que, il y a longtemps, très longtemps, un seul bouquin nettement plus condensé permettait de se lancer dans tous types d’aventures… Mais j’avais déjà évoqué, en traitant du Kit d’initiation d’Aux confins de l’Empire, ma relation particulière au vieux Star Wars d6.

 

Ceci étant, même centré sur la seule thématique de la Rébellion, ce Livre de règles est gros. Très gros. Parfois absurdement gros. Et il est lourd. Très lourd. À tel point que ma première réaction, en cours de lecture, a été : « PUTAIN J’AI MAL AUX BRAS ! » J’ai décidément de plus en plus de mal avec ces énormes bouquins peu maniables, a fortiori s’ils débordent de règles (si c’est du background, OK, je suis généralement demandeur) ; or, ici, c’est bien essentiellement de règles qu’il s’agit. Il faut cependant reconnaître qu’un effort conséquent a été fait en matière de pédagogie, qui joue sans doute dans le poids final de ce livre : le système – un peu déconcertant de prime abord, avec ses dés spéciaux – est dans l’ensemble clairement expliqué, et détaillé – parfois à l’extrême cependant, puisque toutes les éventualités ou presque sont envisagées, le livre foisonnant d’exemples de constitutions de réserves de dés, avec interprétations à la clef.

 

Ici, finalement, je ne peux pas vous apprendre forcément grand-chose de plus que ce que j’avais déjà dit en traitant du Kit d’initiation d’Aux confins de l’Empire (puisque, à quelques très rares exceptions près, le système est le même, et parfaitement compatible). On retrouve donc ces sept dés spéciaux, chacun d’une couleur particulière : trois « bons » dés (Aptitude – vert –, Maîtrise – jaune –, Fortune - bleu), trois « mauvais » dés (Difficulté – violet –, Défi – rouge –, Infortune – noir), et en prime un dé (blanc) de la Force à l’usage beaucoup plus rare. Les dés de Maîtrise sont des dés d’Aptitude « améliorés », et il en va de même pour les dés de Défi par rapport aux dés de Difficulté. La constitution de la réserve de dés est assez clairement expliquée, même si elle est sans doute trop détaillée à l’occasion (pour des règles « spéciales » dont on peut régulièrement se passer ; le chapitre sur les vaisseaux spatiaux et le combat spatial, très développé, est sans doute celui où cela devient le plus étouffant ; en même temps, c’est du Star Wars, certes, on s’attend donc à des combats spatiaux bien léchés…). Par ailleurs, ces dés ne sont pas chiffrés, mais comportent des symboles (dont le déchiffrage peut éventuellement ralentir le jeu, dans les premières parties tout du moins, je suppose) ; là encore, on en trouve trois « positifs » (Succès, Avantage, Triomphe) et trois « négatifs » (Échec, Menace, Désastre). L’idée, en gros, est que les Succès et les Échecs d’une part, et les Avantages et Menaces d’autre part, se compensent (Triomphe et Désastre jouant plus ou moins le rôle de « critiques ») ; s’il reste un Succès au moins, l’action est réussie, sinon elle est ratée ; mais, au-delà, les Avantages et les Menaces décident, que l’action soit réussie ou pas, d’effets secondaires « narratifs », qui permettent probablement de donner davantage de couleur aux scènes d’action (notamment ; elles sont bien évidemment essentielles ici, c’est du Star Wars, hein – bis). Ce système m’avait pas mal séduit quand je l’avais découvert (nettement moins développé, bien sûr) dans le Kit d’initiation d’Aux confins de l’Empire ; c’est toujours le cas aujourd’hui, sans l’avoir encore testé il est vrai, et malgré les chipotages intimidants qu’il entraîne à l'occasion. Mais il demande sans doute une prise en main plus ou moins délicate, et nettement moins intuitive qu’un bête d100, pour faire dans le jour et la nuit…

 

Les spécificités de L’Ère de la Rébellion, outre le background particulier de l’affrontement galactique, portent sans doute sur la création de personnages (même si, dans les grandes lignes, on y retrouve bien entendu les principes d’Aux confins de l’Empire). On trouve huit Espèces jouables (ce qui inclut les droïdes et les humains) ; j’aurais envie de dire « seulement huit », eu égard au foisonnement des films et compagnie en la matière, ce qui est un peu décevant peut-être (bon, je ne doute pas que des suppléments à venir étendront les possibilités, et c’est peut-être déjà le cas dans les autres sous-gammes…) ; ces Espèces déterminent les caractéristiques de base, et le nombre de points d’expérience dont bénéficie d’emblée le personnage. On choisit ensuite une Carrière (As, Diplomate, Espion, Ingénieur, Soldat, Stratège), chacune de ces Carrières se décomposant ensuite en trois Spécialités (par exemple, l’As peut être Artilleur, Fonceur ou Pilote), qui permettent d’introduire un peu de variété là où on pouvait craindre qu’il n’y en ait pas tant que ça (il faut en outre y ajouter la Spécialité « Recrue », qui consiste en une formation militaire de base, et qui est accessible à tous les personnages, et celle d’ « Aspirant de la Force » pour les – rares – personnages qui y sont sensibles – il y a un tout petit chapitre sur la Force plus loin dans l’ouvrage, même si on est bien entendu dans une optique très différente de celle de Force et destinée). Les Spécialités déterminent dès lors une arborescence de Talents, qui sont autant de traits particuliers, souvent très précis dans leur utilisation (et peut-être trop ?). Un personnage peut par ailleurs, avec de l’expérience, développer plusieurs Spécialités, y compris en dehors de sa Carrière (sauf erreur). Tout cela donne des profils finalement assez variés… même si je crains un peu une tendance à la bourrinade, inhérente sans doute au caractère de jeu d’action et d’aventure qui colle à Star Wars (ce qui débouche d’ailleurs sur un scénario d’introduction, en fin d’ouvrage, qui me paraît plutôt foireux, la vague enquête du départ débouchant en principe sur une infiltration, mais qui fait bien vite parler les blasters, et tant pis pour la subtilité…). Notons aussi quelques aspects des personnages qui viennent les singulariser sur un plan narratif cette fois, comme des Motivations, et – dans le cadre spécifique de la Rébellion – des Devoirs et une Contribution à l’Alliance qui ont davantage de conséquences en matière de règles.

 

On a ici l’essentiel, même s’il faut dès lors le compléter avec des chapitres assez lourds car très techniques et pointilleux, notamment en ce qui concerne le matériel (bon, surtout des armes, hein, même si pas que) et les véhicules, notamment spatiaux (donc).

 

Le jeu, pris dans sa globalité, bénéficie de quelques idées relativement originales (et souvent enthousiasmantes, sur le papier en tout cas), qui viennent ainsi nuancer ses mécanismes autrement très traditionnels. Il y a cependant quelques vrais ratés à mon sens… Au-delà de ce que j’ai pu dire du nombre d’Espèces et des Carrières et Spécialités pas forcément si variées que ça (même si l’on peut sans doute dépasser ce problème avec un peu d’application), le gros souci à mon sens porte surtout sur les Compétences ; elles sont peu nombreuses, dans l’ensemble (enfin, on a vu bien pire, quoi), mais je leur reproche un certain manque de clarté (sur un plan intuitif, disons), et d’éventuelles redondances d’autant plus paradoxales : pour donner un exemple, il me paraît parfois délicat de déterminer les différences entre des Compétences telles que Calme et Sang-froid, ou plutôt l’intérêt de les distinguer ; or c’est d’autant plus gênant que l’usage de l’une ou de l’autre peut déterminer l’initiative dans une scène de combat...

 

(Je ne vais cependant pas m’étendre ici sur ce sous-système, qui découle largement de la mécanique générale, malgré quelques spécificités inévitables – et des conséquences parfois étranges, comme cette table des blessures critiques nécessitant un d100…)

 

Au final, ce Livre de règles de L’Ère de la Rébellion se révèle tantôt enthousiasmant, tantôt lourdingue à force de précision (et lourd tout court aussi, donc). Il me donne cependant l’impression d’introduire des principes qui valent le coup d’être testés. Et puis, bien sûr, il y a l’univers si séduisant de Star Wars… même si, contrairement peut-être à mes préconçus, il n’est finalement pas garanti que le jeu dans cette perspective d’affrontement entre un Empire immense et surpuissant et une Alliance rebelle en nette position d’infériorité soit l’approche la plus pertinente à terme. Faut voir…

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L'Homme qui savait la langue des serpents, d'Andrus Kivirähk

Publié le par Nébal

L'Homme qui savait la langue des serpents, d'Andrus Kivirähk

KIVIRÄHK (Andrus), L’Homme qui savait la langue des serpents, [Mees, kes teadis ussisõnu] traduit de l’estonien et postfacé par Jean-Pierre Minaudier, [s.l.], Le Tripode, coll. Météores, [2007, 2013] 2015, 470 p.

 

Ce n’est tout de même pas tous les jours qu’on a l’occasion de lire de la fantasy estonienne. Pourtant, L’Homme qui savait la langue des serpents, roman d’Andrus Kivirähk, relève très clairement de la fantasy (la plus « pure » même, j’y reviendrai), et a connu semble-t-il un certain succès depuis sa parution originelle en 2007. Et, après lecture, je peux le dire : c’est à bon droit, ce roman étant tout à fait remarquable. On remerciera donc les ex-éditions Attila d’avoir traduit ce livre en 2013, et le Tripode (une des deux branches résultant de la séparation des éditeurs attilesques) de l’avoir réédité en… semi-poche, disons, tout récemment.

 

L’Homme qui savait la langue des serpents, c’est Leemet, qui nous livre ici son autobiographie (couvrant essentiellement son enfance, puis son expérience de jeune adulte) ; il est plus précisément le dernier homme à savoir la langue des serpents (que tous les Estoniens connaissaient auparavant) ; à vrai dire, et il s’en plaint régulièrement, il est le « dernier » pour plein de choses… Leemet est en effet un témoin de choix, de par son anachronisme, de la disparition d’un monde : l’Estonie, au XIIIe siècle, succombe enfin à la christianisation (et donc civilisation ?), qui, pour tardive qu’elle soit, ne s’en montre pas moins radicale. Le peuple des forêts s’installe désormais dans des villages ; les chasseurs-cueilleurs peinent dès lors dans les champs ; le lien avec la nature est brisé ; les génies sylvestres sont délaissés pour un déconcertant Dieu unique, promesse de bonheur éternel à venir pour ceux qui souffrent ici et maintenant… L’Estonie, sous les assauts des hommes de fer (les chevaliers) et des moines (plus qu’à leur tour châtrés, il faut dire que leur chant séduit les femmes), change, et change tellement qu’elle en vient à perdre tout ce qui la singularisait. Dont cette langue des serpents – appelée ainsi car enseignée originellement aux hommes par les serpents –, et qui permettait de communiquer avec tous les animaux (enfin, presque, quelques-uns – des insectes notamment, les hérissons également – sont bien trop obtus pour parler).

 

Cette idée de la fin d’un monde, envisagée avec une certaine nostalgie parfois mêlée de rancœur, et passant régulièrement par l’idéalisation outrée d’un avant glorieux, nécessairement meilleur, et même parfait – qui n’a donc pas la moindre existence historique –, est très commune dans la fantasy moderne (mais c’est probablement un héritage de formes plus anciennes du merveilleux). Bien des œuvres, et parmi les plus importantes, jouent de ce thème, et Le Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien en fait probablement partie – s’il fallait n’en citer qu’une… Ce qui aboutit parfois à des conséquences fâcheuses, il est vrai ; la tentation réactionnaire est toujours présente (même si peut-être moins qu’on ne le croit instinctivement – et ça vaut justement pour Tolkien, en ce qui me concerne, dont le « Légendaire », bien qu’emprunt de nostalgie, se montre autrement plus complexe) ; du coup, on a parfois – bêtement – critiqué le genre dans son ensemble en raison de ce stigmate… qui s’applique cependant bel et bien à l’occasion.

 

Andrus Kivirähk, cependant, ne tombe pas dans ce piège ; et s’il use de cette thématique, c’est en pleine connaissance de cause, avec une grande astuce, une grande intelligence – au plein sens du terme –, pour livrer un ouvrage en définitive bien singulier, longtemps hilarant avant de devenir tragique, et qui revêt régulièrement des atours de pamphlet politique (la postface est éclairante à ce sujet : si les thèmes essentiels sont perçus sans qu’il soit nécessaire de connaître grand-chose à l’histoire de l’Estonie, les quelques rappels auxquels se livre le traducteur Jean-Pierre Minaudier sont néanmoins bienvenus pour inscrire le récit dans le réel).

 

En effet, L’Homme qui savait la langue des serpents joue souvent de la carte de l’anachronisme – au moins autant que son narrateur. Et il relève d’autant plus de l’imaginaire que le monde qu’il décrit, pour avoir amplement repris les thèmes d’une propagande nationaliste née au XIXe siècle, n’a en fait pas grand-chose de réel. Cette confrontation entre la forêt et les champs, entre le monde païen d’antan et le monde chrétien qui s’impose alors, est un merveilleux véhicule pour un récit tour à tour drôle et âpre, cinglant, iconoclaste au sens où il anéantit tous les phantasmes politiques, culturels et religieux, d’où qu’ils viennent. Leemet n’est pas à sa place dans ce monde : il est bien le dernier. Mais son regard est lucide : s’il préfère la forêt au village, c’est simplement parce qu’il a été élevé dans ce monde-là, et qu’il est sans doute trop tard pour qu’il intègre l’autre. Mais il n’y a au fond pas de jugement de valeur de sa part. Et il se montre tout aussi sarcastique à l’égard des acharnés de l’ancien temps idéalisé qu’envers les partisans d’une modernité importée, qu’il s’agirait de suivre pour la seule raison imbécile que le reste du monde la suit…

 

La religion est une cible de choix, qui verse invariablement dans la superstition et l’hypocrisie. Mais, si l’anticléricalisme de L’Homme qui savait la langue des serpents ne saurait faire de doute, avec ses moines bornés et libidineux (quand bien même châtrés), et ses apôtres autodésignés tout aussi peu fréquentables, au prosélytisme envahissant, la religion païenne n’est pas épargnée pour autant. Les personnages les plus détestables du livre sont d’ailleurs le Sage des forêts Ülgas, imbécile virant homicide, et son dernier fidèle Tambet, au fanatisme haineux et absurde.

 

Leemet révère bien une forme de passé, tout aussi idéalisé sans doute, et non exempt de superstitions : celui de la langue des serpents communément partagée, celui de la Salamandre gigantesque qui noyait les envahisseurs teutoniques ; un univers loufoque, de contes de fées, où les femmes couchent avec les ours si désirables, et où un homme peut apprendre à voler … Mais Leemet relativise à son tour son monde, en côtoyant d’étranges personnages, qui poussent la réaction encore plus loin : la forêt abrite ainsi un aimable couple d’anthropopitèques, et ces éleveurs de poux témoignent d’un passé plus ancien que tout ce que les religieux et les nationalistes peuvent imaginer, renvoyant aux orties leurs pieux mensonges…

 

Andrus Kivirähk tape ainsi dans tous les sens, avec astuce et humour. L’Homme qui savait la langue des serpents est un roman très drôle, riche en scènes hilarantes, jouant d’une multitude de registres, du merveilleux le plus naïf, foisonnant et enthousiasmant au sarcasme le plus grinçant, voire cruel. Puis il devient tragique. Résolument. Et le contraste n’en rend cette histoire de dernier témoin que plus déprimante, en dressant le tableau impitoyable d’un monde hostile et absurde – dans lequel il ne peut plus vivre…

 

Un excellent roman de fantasy, donc. Et qui donne envie d’en lire davantage (le Tripode a publié il y a quelque temps de cela un autre roman d’Andrus Kivirähk, a priori sans rapport malgré une couverture très proche de celle-ci, il faudra peut-être que j’y jette un œil).

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La Cité Sans Nom

Publié le par Nébal

La Cité Sans Nom

La Cité Sans Nom, Gobzink, [2013], 57 p.

 

J’ai lu, et encore tout récemment d’ailleurs, par exemple avec Chroniques Oubliées Fantasy ou encore Brigandyne, un certain nombre de bouquins de jeux de rôle fondés uniquement sur un système générique, et délaissant totalement le background. Pourtant, le background est souvent déterminant pour me donner envie d’acheter, puis lire, puis jouer un jeu… La Cité Sans Nom (rien à voir avec la nouvelle de Lovecraft éponyme), œuvre du sieur Islayre d’Argolh (assisté de Millenium Jones et de l’inévitable John Grümph pour mettre en image tout cela), prend le contrepied des bouquins que j’évoquais à l’instant, puisqu’il s’agit d’un setting entièrement dénué de règles. Idée me bottant bien a priori… Et comme j’avais lu ici ou là quelques retours plutôt favorables, je me suis dit que ça pouvait valoir le coup de lire la bête (un peu chère, par ailleurs, mais bon…).

 

La Cité Sans Nom a probablement une base médiévale-fantastique « classique » (avec des elfes, des nains, des orques…), mais se déploit en un déconcertant patchwork mêlant genres et époques (on y trouve par exemple des éléments victoriens voire steampunk, d’autres renvoyant au Grand Siècle, ce genre de choses). C’est un cadre urbain (sans déconner ?), mais poussé à l’extrême dans un sens, puisqu’il n’y a pas d’arrière-pays (ce qui a des conséquences intéressantes quant aux subsistances). En effet, cette ville, à l’origine plus ou moins incertaine (les secrets de la dernière partie du livre en disent quelque chose, mais de manière assez cryptique – peut-être un peu trop, d’ailleurs), constitue « un univers à elle toute seule, un demi-plan cauchemardesque de quelques centaines de kilomètres carrés perdus dans le brouillard des limbes ». Au-delà de la Cité, il n’y a rien, et il est par ailleurs impossible de la quitter… Islayre d’Argolh, avant de rentrer dans le vif du sujet, cite bon nombre d’inspirations, très diverses et généralement de bon goût (je note par ailleurs que le livre est chargé de clins d’œil, dont on aurait peut-être parfois – souvent ? – gagné à se passer, tant ils se montrent trop appuyés…) ; parmi les influences rôlistiques figure notamment Planescape ; mais, à tout prendre, La Cité Sans Nom m’a surtout fait penser à Ravenloft, tant pour cette idée de plan « à part » entouré de brumes que pour son côté patchwork, l’ambiance relativement horrifique en rajoutant une couche…

 

Après quelques considérations générales, tenant par exemple à l’économie, la technologie ou encore la religion (aspects très importants, à bien appréhender pour gérer au mieux les particularismes de la Cité), on en vient à la description de la ville, découpée en quartiers : on découvre ainsi, tout d’abord, ceux par lesquels les gens aboutissent à la Cité, sans espoir de pouvoir en repartir un jour, les Quais d’un côté, les Portes de l’autre (avec un train bien énigmatique, circulant en boucle dans un désert infini). On passe ensuite aux souterrains, où l’on trouve au premier chef une Cour des Miracles très puissante, mais aussi – forcément – des nains d’un côté, des elfes noirs de l’autre… sans oublier tout un royaume de morts-vivants, et la présence insidieuse et terrifiante de Carnaval, chaos incarné qui se lâche un « jour » (façon de parler…) par an dans la Cité. Suivent les cinq quartiers essentiels de la ville, chacun ayant à sa tête un archimage, et tous ces archimages se frittant la gueule entre eux, comme de juste. Reste enfin… la lune, toujours pleine et immobile dans la nuit perpétuelle de la Cité, et qui abrite un manoir très versaillais. Les descriptions de ces divers quartiers sont fort bien faites, allant à l’essentiel sans négliger l’ambiance ; considérations générales, lieux et personnages permettent de se faire rapidement une idée de la zone et de son potentiel. Une assez bonne idée : les endroits et personnages cités sont repris en marge avec l’indication de la page où ils sont évoqués ; un index aurait sans doute été plus simple, mais c’est assez pratique tout de même.

 

Un problème toutefois, à ce stade : je n’ai pu m’empêcher de trouver que cette Cité Sans Nom manque quelque peu de personnalité… ou d’âme. Le côté patchwork, les références multiples et parfois trop voyantes, s’associent pour donner l’impression d’une « compilation » qui n’a de cohérence qu’à grand peine (si tant est qu’elle en a une) ; mais le problème est surtout que ces éléments empruntés ici ou là… sont souvent d’une banalité un peu regrettable, je trouve. Les idées les plus originales, et du coup les plus à même de conférer une personnalité au setting (par exemple le train des Portes, le manoir sélénite, ou encore – mais là on rentre dans les secrets de la dernière partie – ce qui est dit de l’écoulement du temps et les soubassements de la religion dans la Cité), sont un peu noyés à mon sens dans une abondance de lieux communs fantasy (surtout) ou vaguement steampunk… Il y avait sans doute là une ambition assez compréhensible, visant à rendre ce cadre aisément adaptable à tout jeu de fantasy ou truc, mais le résultat ne m’en a pas moins paru décevant à cet égard, dans son accumulation de clichés, en porte-à-faux à mon sens avec l’ambiance générale, autrement prometteuse. La Cité Sans Nom, à bien des égards, n’a dès lors qu’une singularité de surface, et c’est tout de même assez regrettable.

 

Le dernier chapitre, consacré essentiellement aux secrets de l’univers, et à des pistes de scénarios, améliore un peu les choses – même si les « explications » des secrets sont un poil trop cryptiques à mon goût, donc (ce qui a certes pour atout de laisser une marge d’interprétation au MJ, mais ne lui vient pas toujours suffisamment en aide pour que cela se montre vraiment utile), et si les esquisses de scénarios m’ont l’air assez bourrines pour bon nombre d’entre elles, et d’une violence comme d’une implication dans le setting les destinant souvent à des PJ ayant pas mal vadrouillé dans la Cité, et acquis pas mal d’expérience (c’est vrai tout particulièrement des « maxi-scénarios » qui concluent l’ouvrage).

 

Au final, bilan plutôt mitigé. Il y a de bonnes idées dans cet univers, mais aussi beaucoup trop de redites des grands classiques du genre à mon sens. On peut sans doute beaucoup s’amuser dans La Cité Sans Nom… mais je suis quand même un brin déçu.

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A Game of Thrones, de George R.R. Martin

Publié le par Nébal

A Game of Thrones, de George R.R. Martin

MARTIN (George R.R.), A Game of Thrones, New York, Bantam Books, coll. Fantasy, [1996, 1999] 2011, 835 p.

 

Ayé. J’aurai mis le temps, attendant encore après le succès énorme de la série TV qui s’en inspire (dont je n’ai toujours pas vu le moindre épisode, ça passera – peut-être – après les bouquins), mais je me suis enfin lancé dans « Le Trône de Fer », puisque tel est le nom du cycle en français (« A Song of Ice and Fire » en VO).

 

Cela faisait pourtant longtemps que l’on me disait le plus grand bien de cette monumentale série de fantasy – bien avant l’adaptation par HBO –, qu’on m’assurait être autrement plus intéressante que 90 % facile des cycles polluant le genre à force de séquelles interminables… Depuis, j’avais lu pas mal de George R.R. Martin, en fait, mais sur des formats autrement plus resserrés (et dans tous les genres ; et généralement c’était bien, voire très bien), mais je n’avais toujours pas trouvé la motivation pour me lancer dans le grand-œuvre… Parce que ces putains de livres énormes m’effrayaient, sans doute ; j’aime bien les formats courts, moi ; et peut-être même de plus en plus…

 

Je m’étais pourtant procuré les quatre premiers tomes en VO il y a de ça un moment (ce qui évitait d’avoir maille à partir avec le charcutage des tomes dans la langue de Marc Lévy – pratique lamentable sur laquelle on est heureusement revenus en partie aujourd’hui, puisque sont désormais vendus sous la désignation d’ « intégrales »… les tomes originaux ; en outre, on m’avait dit le plus grand mal de la traduction des premiers volumes – avant que Patrick Marcel ne s’y mette –, abusant semble-t-il de tournures médiévalisantes totalement absentes de l’original, et sombrant plus qu’à son tour dans les contresens fâcheux…). Mais je n’ai trouvé la motivation pour affronter ces pavés que tout récemment, mon exil interminable se prolongeant, propice à ce genre de choses.

 

J’arrive donc bien après la bataille ; j’ai lu A Game of Thrones, le premier tome, alors que tout le monde l’a déjà lu cinq fois au moins et a succombé à l’adaptation télévisuelle (j’exagère à peine) ; il est vieux de 20 ans, en même temps (bordel… OLD !). Bon, grosso merdo, j’ai pu échapper à la plupart des spoilers – LA TERRIBLE MALÉDICTION ! –, même si certains noms (Tyrion Lannister, Jon Snow…) ou expressions (« Winter is coming »…), etc., sont devenus entretemps des références communes et inévitables ; sans même parler du procédé devenu typiquement martinien, faut croire, qui en a surpris quelques-uns avant qu’on ne s’en empare pour en faire une blague, selon lequel les personnages auxquels on tend à s’attacher vont nécessairement mourir d’ici la fin du machin…

 

Peut-être est-ce un peu vain, du coup, que de consacrer un texticule seulement aujourd’hui à un livre que vous avez très probablement lu… Je ne risque pas de vous apprendre grand-chose, en tout cas. Il me paraîtrait donc un peu absurde de résumer la chose… On se contentera de dire, pour la forme, que le roman adopte un cadre de fantasy très « réaliste » (le surnaturel y est largement absent, même si, dès le prologue, plane une menace plus ou moins indéfinissable tout au nord du monde…), les Sept Royaumes qui n’en forment plus qu’un depuis longtemps, sur un territoire à l’ouest du reste, colonisé il y a de cela pas mal de temps déjà ; on y suit essentiellement la famille Stark, de Winterfell (la région la plus septentrionale du royaume), avec à sa tête Eddard, un modèle d’intégrité, proche du roi Robert Baratheon, qui avait renversé l’ancien roi de la dynastie Targaryen ; mais les Sept Royaumes sont un vrai nid de vipères, le théâtre de magouilles politiques fort complexes (à rapporter aux tout aussi complexes arbres généalogiques décidant des liens des grandes familles nobles) ; la puissante et ambitieuse maison Lannister, notamment, joue un grand rôle dans ces sordides affaires, incarnant un pragmatisme politicien dénué de toute morale, contrastant avec la rigueur et la droiture (supposées) des Stark. Bon, je ne vais pas rentrer davantage dans le détail de ces 800 pages denses et touffues…

 

On a parfois affirmé que George R.R. Martin s’était ici pas mal inspiré des « Rois maudits », le célèbre cycle de Maurice Druon, que j’ai lu, relu, et adoré (c’est pour moi un vrai modèle de roman historique – genre qui aurait tout pour me plaire en principe, moi qui fus longtemps passionné d’histoire, mais qui m’a si souvent déçu à force de sous-écriture, de didactisme à la noix et de simplifications douteuses que j’ai presque totalement lâché l’affaire depuis bien des années…). Je ne saurais dire ce qu’il en est au juste, mais les deux cycles n’en sont pas moins comparables, effectivement. On trouve dans les deux une focalisation sur des intrigues politiques à grande échelle, entreprises par toute une kyrielle de personnages hauts en couleurs, quand bien même c’est dans l’ombre qu’ils agissent, et que l’on prend vite plaisir à aimer… ou à détester.

 

À vrai dire, je crois que cela faisait assez longtemps que je n’avais pas entretenu des rapports aussi passionnels avec des personnages de fiction. Si George R.R. Martin ne brille pas vraiment ici par le style (au sens le plus strict, en tout cas : sa plume est utilitaire, et c’est très bien comme ça), on ne peut que lui reconnaître, au-delà d’un immense talent de conteur (il fallait au moins ça pour agencer tout cet univers, au fil d’un récit très habile, dont on ne s’étonnera pas qu’il ait donné lieu à une série, tant les procédés et les effets produits sont semblables), une vraie aptitude à peindre des personnages entiers et fascinants. Il y a ceux que l’on aime, donc (pas mal de Stark, dont Eddard et Arya au premier chef, mais aussi Jon Snow, et quelques autres au-delà de la seule famille des seigneurs de Winterfell), ceux que l’on déteste (Joffrey Baratheon, Viserys Targaryen… peut-être aussi, même si pour d’autres raisons, Sansa Stark…), mais aussi d’autres plus difficiles à cerner, et qui sont sans doute les plus intéressants (en tête, Tyrion Lannister, inévitablement, probablement aussi Daenerys Targaryen…). Certains, à tout prendre, peuvent bien être perçus comme trop unilatéraux… mais je préfère ne présager de rien, tant j’imagine que des surprises peuvent apparaître dans les tomes suivants. Et peu importe, si ça se trouve ; car on entretient très vite une relation privilégiée avec tous ces « héros » et « salauds », l’admiration comme la répulsion passant par un ressenti foncièrement viscéral, assez exceptionnel tout de même (par ailleurs, ces personnages sont tous ou presque tellement caractérisés, et de manière astucieuse, qu’on ne se noie pas dans la masse, ce que l’on pouvait craindre a priori devant leur très grand nombre). Un autre trait que j’aime bien, par ailleurs, concerne l’âge de ces protagonistes : nombre d’entre eux sont à l’origine des enfants, qui se retrouvent confrontés brutalement aux responsabilités et tragédies de l’âge adulte – dans une fresque typée « médiévale », où l’adolescence en tant que stade intermédiaire n’est même pas concevable –, et George R.R. Martin se montre très adroit pour cerner cet état de faits (on pourrait peut-être dire la même chose de ses personnages féminins, Daenerys et Arya en tête – même si cette dernière a quelque chose de « masculin », mais là encore l’auteur sait jouer du thème avec talent et intelligence).

 

Que dire de plus ? Tout a sans doute déjà été dit… Mais, au risque de faire dans l’évidence, on pourra bien rappeler ici, réaffirmer disons, que ce premier tome en tout cas est un modèle de récit feuilletonnesque, brillamment conçu, et dirigé avec toute la compétence d’un grand metteur en scène. Moi qui rechigne régulièrement à me lancer dans des romans-fleuves, je ne peux que constater à quel point je me suis laissé entraîner dans A Game of Thrones, avec un plaisir de tous les instants, une jubilation savoureuse face aux rebondissements et cliffhangers du récit ; je me suis fait manipuler, et j’ai aimé ça. Je n’apprécie pas trop en temps normal l’expression de page-turner (sans doute parce que je l’associe malgré moi aux thrillers les plus poussifs et artificiels), mais le fait est que là, ça marche vraiment très bien. Et dans la catégorie « divertissement » (sans jugement de valeur, merci), on est là clairement au sommet de la pyramide.

 

Donc, oui : A Game of Thrones est bien aussi chouette qu’on le dit. Et, si je vais m’accorder une toute petite pause au cas où, nul doute que je ne tarderai pas trop non plus à poursuivre l’aventure avec A Clash of Kings.

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Achtung ! Cthulhu : Le Guide des intrigues

Publié le par Nébal

Achtung ! Cthulhu : Le Guide des intrigues
Achtung ! Cthulhu : Le Guide des intrigues

Achtung ! Cthulhu : Le Guide des intrigues, Sans-Détour, 16 p.

 

Un écran de jeu de rôle, c’est souvent cher, même si éventuellement utile (encore que… Disons que l’on pourrait se demander parfois ce qui est le plus important, de disposer des tables les plus « essentielles », ou simplement d’un machin derrière lequel jeter les dés sans que les joueurs ne voient ce qui se trame…). Et Le Guide des intrigues pour Achtung ! Cthulhu est indéniablement cher pour ce qu’il est. Si l’illustration côté joueurs… fait le boulot, on va dire, on regrettera tout de même un peu la relative fainéantise du côté MJ : en effet, c’est là, tout connement, un écran pour L’Appel de Cthulhu, sans véritable spécificité… Et, oui : pour L’Appel de Cthulhu seulement, et ça c’est tout de même assez regrettable, dans la mesure où Achtung ! Cthulhu est censé pouvoir être joué, soit avec les règles du vénérable jeu de Chaosium, soit avec celles de Savage Worlds – qui me paraissent à la limite plus appropriées, étant donné la dimension passablement pulp du jeu. On retrouve donc le même problème que pour les scénarios – en tout cas ceux du Guide du Gardien pour la Guerre Secrète : le BRP phagocyte l'ensemble… Et si vous voulez faire du Savage Worlds, c’est à vous de bosser. Bon…

 

L’écran est souvent accompagné d’un livret pas bien épais, contenant un scénario ou truc – d’un intérêt parfois douteux… C’est le cas pour ce Guide des intrigues de seize pages qui, après avoir présenté rapidement et inutilement quelques inspirations relativement évidentes, propose des tables supposées aider le Gardien pour bâtir ses scénarios. Ça peut être pas mal, à l’occasion, ces tables… mais là je suis plutôt sceptique, eu égard au contenu proposé ; peut-être parce que, pour le coup, il en rajoute encore dans la dimension pulp – ce qui peut certes se concevoir – mais au détriment d’autres approches, telles l’enquête et l’horreur pure, que je ne sacrifierais pas d’emblée pour ma part, et qui me paraissent avoir toujours leur place dans Achtung ! Cthulhu.

 

Rien d’indispensable, donc. Et c’est cher pour ce que c’est. Bon…

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Brigandyne

Publié le par Nébal

Brigandyne

Brigandyne, 2015, 101 p.

 

Je poursuis mes découvertes de productions rôlistiques indépendantes françaises toutes récentes (après l’excellent La Lune et Douze Lotus et l’intéressant Sur les frontières) avec ce Brigandyne signé James Tornade, dont on a pas mal causé ces derniers temps (sur Casus NO, par exemple). Les très bons échos m’ont incité à lire la bête, un système générique (pas d’univers, ce que je regrette toujours un peu, mais bon, c’est moi) de fantasy, pas mal inspiré par les Warhammer et plutôt axé low fantasy « chair et sang », comme on dit (ce qui n’empêche pas des adaptations à d’autres genres). En fait, ce sont essentiellement deux traits mis en avant qui m’ont poussé à l’acquisition : l’idée d’un jeu très simple où le MJ ne jette quasiment jamais les dés, et, en parallèle, un système de combat très simple, bref et violent – le combat se joue en passes ne nécessitant qu’un unique jet de dés, et on évite ainsi, pour reprendre les mots de l’auteur, les pénibles séquences « à toi, à moi » (un travers fréquent, dans lequel, je plaide coupable, j’ai versé plus qu’à mon tour…). Tout cela méritait bien qu’on y jette un œil, donc.

 

Quelques remarques de pur pinaillage sur la forme avant d’aborder le cœur du sujet… Le livre (oui, je l’ai pris en papier sur Lulu, mais on peut autrement choper le .pdf) n’est à mon sens pas super bien réalisé ; un défaut assez agaçant est l’absence de marges intérieures : pour pouvoir déchiffrer les mots (en tout petits caractères, qui plus est) qui taquinent le bord intérieur, on est contraint de tordre le machin en tous sens, ce qui est un poil désagréable. Les illustrations, plutôt peu nombreuses, manquent singulièrement de personnalité (mais bon : pas grave). Le style déconcerte un peu au premier abord, l’auteur s’adressant directement au lecteur en usant de la première personne et en affichant sa subjectivité (ainsi quand il explique, par exemple, que la phase de création de perso a tendance à le faire chier – moi c’est tout le contraire –, ou qu’il aime bien la dimension tactique en combat, jouant sur les spécificités des armes – alors que moi vraiment pas ; bon…), mais pourquoi pas, après tout ? Ça se défend… Ce qui se défend moins, c’est le nombre assez conséquent de coquilles ; ça aurait bien mérité quelques relectures supplémentaires.

 

Mais passons maintenant au système… en essayant de montrer pourquoi, au final, je ne suis pas tout à fait convaincu. Il y a de très bonnes choses dans Brigandyne, mais aussi d’autres plutôt mauvaises (ou plus exactement en porte-à-faux, à mes yeux en tout cas : j’ai l’impression que le jeu est parfois un peu trop le cul entre deux chaises pour pleinement me séduire), ou un peu trop gadget pour mériter qu’on s’y attarde (les formules magiques rimées, par exemple : j’imagine que ça peut être rigolo la première fois – avec une dose de méta-jeu plus ou moins encombrante, peut-être –, et qu’on peut encore sourire au deuxième usage… mais qu’on laisse vite tomber le machin après ça, parce que bon…).

 

La création de perso est clairement du bon côté – malgré, donc, une approche de cette phase éventuellement différente de la mienne. La fiche est simple, et le système repose pour l’essentiel sur treize caractéristiques qui font tout le boulot (même s’il peut éventuellement y avoir des « spécialisations » pour personnaliser un poil plus). Pour déterminer ces caractéristiques, outre l’inévitable appartenance à une des races classiques des jeux de rôle de fantasy, on a recours pour l’essentiel à un archétype, une sorte de totem animal dessinant à gros traits la personnalité, et à une carrière (un métier, grosso merdo), définissant à son tour les caractéristiques privilégiées, et déterminant les possibilités d’évolution. C’est très simple, mais sans être excessivement simpliste, et me paraît donc bien tenir la route.

 

La mécanique de Brigandyne est une variante du d100 (impliquant par ailleurs un certain challenge, de manière délibérée ; mais bon : je ne suis vraiment pas en mesure de rentrer dans un débat statistique…). La grosse originalité, sans doute, est que le MJ ne jette quasiment jamais les dés. Même pour un jet dit « en opposition » : en fait, la caractéristique du PNJ adverse se contente de déterminer un modificateur au jet du PJ – lequel modificateur est très simplement déduit (il suffit de se référer à une simple ligne, qui apparaît dans le bestiaire final et se conçoit autrement très aisément pour les adversaires et créatures n’y figurant pas). Ça me paraît une très bonne idée (même si, pour le coup, le vieux cliché selon lequel les dés ne sont là que pour faire du bruit derrière le paravent en prend pour son grade).

 

Le gros atout de Brigandyne, néanmoins, c’est donc son système de combat – qui est largement une déclinaison de la mécanique générale. J’ai personnellement beaucoup de mal avec les combats en jeu de rôle : le plus souvent, je n’aime pas ça (et, si je veux bien y sacrifier de temps à autre – faut bien, visiblement –, je trouve ça régulièrement absurde et peu voire pas du tout intéressant), et, pire encore, je ne sais vraiment pas les gérer (enchaînant donc ces pénibles « à toi, à moi » sans saveur, qui font d’un moment qui se voudrait épique et tendu une lassante et ridicule opposition interminable de jets de dés foireux ; bon, il est vrai aussi que les jeux que j’ai le plus pratiqué ces dernières années ne brillent pas exactement quant à leur mécanique de résolution des bastons…). L’idée d’un système simple, bref et violent, dès lors, ne pouvait qu’attiser ma curiosité. Et, oui : en reprenant le principe de l’opposition réduite à un modificateur, James Tornade parvient à rendre quelque chose de parfaitement convaincant, et qui fait le job avec astuce. D’aucuns trouveront peut-être cette approche un poil trop « radicale », mais c’est néanmoins intéressant.

 

C’est juste après, hélas, que les choses se gâtent – à mon avis en tout cas. À s’en tenir à ces premières considérations (création de perso, mécanique générale, combat « de base »), Brigandyne est clairement un très chouette produit. Mais la suite m’a donné une vague impression de remplissage pour donner de l’épaisseur au bouquin, qui n’en avait pas besoin, et même, par un étrange retournement (qui vient peut-être de ce que je me suis braqué, hein…), qui se trouve finalement y perdre…

 

Je disais plus haut que Brigandyne m’avait fait l’effet d’être quelque peu « le cul entre deux chaises » ; ce sont essentiellement les règles avancées de combat qui m’ont donné cette impression. Elles me semblent en effet entrer en contradiction totale avec la mécanique générale : là où celle-ci brille par sa simplicité et sa polyvalence, mettant probablement en avant la narration, les règles avancées, elles, tentent d’introduire une étrange dose de « simulationnisme » qui m’a laissé pour le moins perplexe. Oui, je sais : ce sont des règles optionnelles, on peut très bien s’en passer – et tant mieux. Mais quel intérêt à ces listes d’armes et d’armures pointilleuses, débordant de règles spéciales ? Je ne comprends pas, ici, ce que l’auteur a voulu faire, et tends à y voir comme un défaut de conception. D’autant que cette manière de couper la poire en deux ne satisfera probablement ni les amateurs de simplicité, dont je suis – et qui se contenteront des règles de base –, ni les amateurs de « simulationnisme » – dont je suppose, en m’avançant un peu, peut-être, qu’ils trouveront à tout cela un goût de « trop peu »…

 

La suite, même si pour d’autres raisons, est également un poil décevante à mes yeux, surtout en comparaison avec le brio des premiers chapitres. Le système de magie, ainsi, est fade et sans saveur (y balancer des formules maladroites pour faire « comme dans les films » – c’est l’expression employée – n’arrange rien à l’affaire selon moi, c’est bien trop artificiel et « méta » pour cela). Quant aux derniers développements, consacrés au MJ, on n’en retiendra guère que le bestiaire – banal mais pratique ; les quelques « conseils » qui figurent çà et là ne m’ont pas paru d’une grande utilité…

 

Au final, donc, Brigandyne me fait l’effet d’un produit un poil bancal, comportant du très bon et du nettement moins bon – certes pas rédhibitoire, mais qui pèse quand même un peu à mon sens sur l’enthousiasme que pourrait susciter le bouquin, envisagé globalement : ce superflu, ou « pas à propos », donne une vague impression d’inachèvement, ou de défaut de conception du moins – toujours à mes yeux, hein. Ça n’en fait pas un « mauvais » jeu de rôle, certainement pas ; mais un truc perfectible, j’en suis persuadé. Ceci dit, Brigandyne n’était de toute façon pas un jeu calibré pour me plaire, sans doute : que cela vienne de l’inspiration Warhammer ou d’autre chose, on est quand même là devant quelque chose de passablement bourrin, où la baston s’impose régulièrement… Je ne suis donc sans doute pas le mieux placé pour peser les atouts et inconvénients de ce système générique. Reste néanmoins ce sentiment de « peut mieux faire »… Bon, c’est pas dramatique, hein.

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Songes de Mevlido, d'Antoine Volodine

Publié le par Nébal

Songes de Mevlido, d'Antoine Volodine

VOLODINE (Antoine), Songes de Mevlido, Paris, Seuil, coll. Points, [2007] 2015, 449 p.

 

Où l’on se replonge avec joie (parlons donc « d’humour du désastre ») dans l’univers volodinien. Un futur plus ou moins indéterminé, post-soviétique autant que post-exotique ; nous sommes en terrain connu, la grisaille des dédales urbains est familière, ceux qui l’arpentent le sont tout autant. Car Songes de Mevlido, variation 2007 du corpus Volodine, participe nécessairement de la constitution de cette œuvre unique, à pseudonymes multiples, explorant dans des fantasmes d’apocalypse molle une condition humaine tragicomique, sourdement évocatrice, et d’une pertinence étonnante. Cela fait partie du plaisir, à la lecture d’un Volodine : retrouver quelque chose, dans la sonorité des noms, par exemple – quelque part entre des Balkans imaginaires et un Extrême-Orient ravagé, avec un immense espace entre les deux, dont on ne sait trop s’il tient avant tout de la banlieue morose et lépreuse ou du no man’s land à jamais impénétrable – si tant est qu’il y ait une différence entre les deux. Quelques traits saillants, cependant, confèrent à chaque roman une personnalité qui lui est propre, dans ce vaste ensemble a priori cohérent ; les noms anglo-saxons de la géographie urbaine des Songes de Mevlido, ainsi, étonnent tout d’abord – là où les slogans des vieilles bolchéviques insanes du ghetto de Poulailler Quatre résonnent, plus orthodoxes, du surréalisme de la mémorable compilation de Maria Soudaïeva.

 

La différence ne s’arrête cependant pas à cette curiosité toponymique. Et Songes de Mevlido prend des aspects étranges, inattendus, et en même temps parfaitement volodiniens, du fait de son personnage principale, ce Mevlido suivi à la troisième personne – quand la première ne vient pas brouiller les pistes. Déjà, Mevlido est – chose horrible – un flic. Avec quelque chose d’un peu espion, aussi – il doit infiltrer les cellules bolchéviques des vieilles dans le ghetto de Poulailler Quatre – son monde, sa ville, qui s’étend à l’infini jusqu’aux lointaines frontières du Fouillis, qu’il lui faudra pourtant bien rejoindre. Cela peut paraître innocent, mais confère pourtant à Songes de Mevlido une coloration particulière – dans les premiers chapitres, en tout cas, étrangement linéaires pour du Volodine : on a presque l’impression d’une enquête, allant d’un point a à un point b, avec les inévitables retours au foyer, lourds de questionnements et de mal-être, du flic en perte de repères.

 

Il faut dire que Mevlido vit avec une femme folle, Maleeya Bayarlag, traumatisée par la perte de son époux, qu’elle projette sur notre enquêteur aux abois. Lui, à vrai dire, ne procède guère différement, qui voit en toutes les femmes la parfaite Verena Becker, qui fut son amour il y a longtemps de cela, avant de périr sous les assauts absurdes d’horrifiants enfants-soldats. La critique du Monde, en quatrième de couverture, nous dit de Songes de Mevlido qu’il s’agit d’un « vrai roman d’amour ». Ce qui pourrait faire peur, ou du moins peiner, si Volodine n’était pas Volodine, avec sa plume virtuose et sa finesse dans le trait.

 

Oui, il y a du « roman d’amour » dans Songes de Mevlido – oubliez ce que j’ai dit plus haut, cela n’a (bien évidemment) rien d’un « policier ». Il y en a d’autant plus que Mevlido y est constamment ou presque entouré de femmes au charisme saisissant – et de femelles plus étranges, comme ce corbeau las de tout. Des femmes qui meurent. Des terroristes insaisissables – on ne connaît ni le nom ni les objectifs de l’organisation, c’est dans l’ordre des choses et n’a au fond aucune espèce d’importance. Des femmes comme autant de miroirs, aussi. Ou des vitres…

 

Mais Mevlido, à vrai dire, et c’est sans doute là l’essentiel, est tout aussi insaisissable – et le monde dans lequel il vit de même. D’ailleurs, vit-il, seulement ? Poulailler Quatre, tel qu’il est perçu et rendu, oscille entre réalité sordide et onirisme noir ; quant à Mevlido, il est peut-être vivant, peut-être mort ; ou – bien sûr – en train de rêver. La frontière entre ces différents états est fluctuante. On croit parfois toucher du doigt un semblant de certitude – et puis survient une contradiction insurmontable, qui s’inscrit pourtant dans un certain ensemble logique – d’une logique différente, c’est tout. Ainsi, le rêve de l’odieuse et hilarante séance d’autocritique qui ouvre le roman laisse la place au quotidien du flic – en attendant la prochaine séance d’autocritique. La vraie – la vraie ? Mevlido erre dans les rues du ghetto, y croise des femmes, oui, mais aussi bien des poules mutantes. Témoin d’un attentat, il devrait d’une manière ou d’une autre enquêter – d’autant qu’il est le seul à avoir reconnu la terroriste – sa femme morte… Perturbé, Mevlido multiplie les rencontres imprécises, qui tombent régulièrement à pic : des coïncidences improbables – oniriques – qui font, par exemple, de tel vautour cupide amassant les dollars en échange de brèves conversations téléphoniques un ex-enfant-soldat, et pas n’importe lequel.

 

Mais peut-être Mevlido est-il là, au fond, pour une tout autre raison – si tant est, là encore, qu’il y en ait une, à laquelle il serait possible de se raccrocher comme à une bouée de sauvetage. Une longue séquence, qui le voit être enlevé et formé pour la suite des événements par un homme et deux femmes nus surgissant inopinément dans sa chambre – un flashback, peut-être ? peut-être pas – perturbe encore l’appréhension du lecteur. Mevlido n’est pas forcément celui qu’on croit. Peut-être même qu’il nous parle – ou plus exactement, qu’il nous raconte, en bon témoin.

 

Volodine raconte, en tout cas. Il est témoin. Et le lecteur le devient à son tour, qui se perd avec une délectation un brin perverse dans une effrayante quête de sens. Un sens épargné ni par l’humour (grinçant, absurde, noir), ni par l’horreur (celle des génocides, par exemple)… Songes de Mevlido relève ainsi d’une expérience ; mais bien détachée de toute froideur scientiste, en dépit d’un décor que l’on n’imagine que grisâtre et lourd de menaces – de pluie glaciale ou de neige, peu importe. Car ses personnages, même les plus fantasmés, ont de la chair. L’émotion est toujours prégnante dans ce roman ; le témoignage est sensitif, subjectif, incarné. La nostalgie, les pleurs, les vagues craintes quant au lendemain qui ne chantera pas, l’incompréhension du monde, de sa dureté impitoyable, touchent au cœur.

 

La puissance de ces Songes de Mevlido est indéniable, dès lors. Pourtant, je n’en ferais pas nécessairement un sommet de l’œuvre de Volodine – mais sans trop savoir pourquoi… Je le rangerais, disons, aux côtés de Dondog et du récent Terminus radieux (lus dans des circonstances guère propices, d’où ces pseudo-chroniques particulièrement foireuses…) ; c’est déjà très bien, donc, mais sans atteindre à mon sens à la perfection de Des anges mineurs, ou encore – peut-être un tout petit cran en dessous – Bardo or not Bardo ; ceux-ci me semblent plus forts, systématiquement bluffants, à chaque page ; là où Songes de Mevlido, parfois, s’étire peut-être un peu trop à mon sens… Ce qui n’en fait pas un « mauvais » roman, loin de là ; inutile d’en venir aux absurdes classifications binaires. Il est même, sans doute, très bon, notamment dans son empathie et son humour dépressif. Bien au-dessus du lot. Simplement moins bon que d’autres… Néanmoins parfaitement recommandable. Brillant d’un éclat noir, d’une intelligence et d’une sensibilité frappantes, Songes de Mevlido convainc sans peine. Il est une étape dans l’œuvre unique de Volodine, saisissant en tant que tel (et probablement aussi pris isolément). Et me confirme dans l’admiration que j’éprouve pour cet auteur singulier, qu’il faudra bien que je lise encore et encore, et avec lui la famille post-exotique dans son ensemble.

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