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"Science-Fiction 2007"

Publié le par Nébal

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Science-Fiction 2007, Paris, Bragelonne, 2007, 123 p.
 
La cruelle tenancière de lupanar bibliophile a récidivé : après m’avoir gracieusement offert il y a de cela quelque temps Fantasy 2007, elle a profité de mes achats inconsidérés de l’autre jour pour me refiler avec le sourire son pendant science-fictionnel. Cruelle, vous dis-je.
 
Rappelons-le, Fantasy 2007 était une belle merde, dont la gratuité ne pouvait même pas être perçue comme un atout, tout au plus une excuse, et encore. Je pouvais donc craindre le pire, une fois de plus… Mais, la précision s’impose à nouveau, sans être véritablement attiré par la SF type « nouveau (?) space opera » qui semblerait caractériser la collection Bragelonne SF, j’admets sans l’ombre d’un doute que son directeur, Jean-Claude Dunyach, me paraît mille fois plus compétent, honnête et respectable que les gougnafiers du versant BCF. En outre, le fabuleux canard Alkayl, sans verser pour autant dans l’éloge, ayant été relativement aimable pour ce cadeau des éditions Bragelonne (chronique hélas disparue depuis dans les méandres du ouèbe...), je me suis dit que je pouvais bien en risquer la lecture, de toute façon fort brève…
 
Et je peux d’ores et déjà rejoindre le palmipède lyonnais pour en tirer un bilan bien plus sympathique que pour Fantasy 2007. Si l’on n’atteint jamais véritablement des sommets, on ne sombre pas non plus dans des abysses de nullité, et c’est déjà bien : on est au pire dans le médiocre ou le dispensable, et à l’occasion dans le pas mal du tout, voire très bien. J’ajouterai – et je rejoins ici la critique de Thomas Day dans le Bifrost n° 49 – que la traduction de ce volume est incomparablement meilleure que le bâclage poussif et douloureux de son jumeau diabolique. Et là on peut bien pousser un soupir de soulagement, car il est des expériences que je ne souhaite à personne de vivre trop souvent.
 
Détaillons maintenant un brin, en commençant par la courte préface de Tom Clegg et Jean-Claude Dunyach, maladroitement intitulée « Une SF métissée, féminine et un brin provoc’… » (pp. 7-10). Sale titre, on est d’accord. Et le contenu est plus que contestable : nulle provoc’ dans les textes qui vont suivre, déjà (sauf peut-être, mais alors à peine un tout petit peu, dans la nouvelle de Kristine Kathryn Rush, mais j’y reviendrai). Pour ce qui est de la SF « féminine », j’avoue que ma critique n’engage que moi (et ici je dépasse allègrement le contenu de la préface, hein) ; seulement, je n’y crois pas, à cette SF spécifiquement féminine… Entendons-nous bien : je ne veux certainement pas tomber dans le cliché d’une SF machiste pleine de bruit et de fureur ET d’une rationalité nécessairement masculine, reléguant les femelles et leurs phantasmes puérils dans une fantasy fourmillant de petits elfes jolis, parce que la sensibilité féminine, voyez-vous, tout ça… Non, justement. Parce que la prétendue sensibilité féminine, et tous les clichés (tout aussi machistes) qui vont avec, je les empapaoute, personnellement. Je ne crois pas qu’une SF écrite par une femme doive pour cette raison avoir une tonalité différente de celle qu’écrit un homme. Et ici je rejoins notamment Joëlle Wintrebert, visiblement agacée par ce cliché (tu m’étonnes !), et qui remarquait très justement qu’à ce titre, une des œuvres les plus authentiquement féminines de la littérature française… serait Madame Bovary. Et si j’aime beaucoup les œuvres d’Ursula K. Le Guin, de Catherine Dufour ou de Sylvie Lainé, par exemple, ce n’est certainement pas parce que j’y retrouve une touche typiquement féminine (voui, même dans le cas de Sylvie Lainé, qui, pourtant, livre une SF correspondant passablement à ce cliché, voyez ma note sur Le miroir aux éperluettes), mais tout simplement parce qu’elles écrivent de la très bonne science-fiction, de la très bonne littérature tout court. Pour cela, de même que leurs confrères, ces dames emploient les outils traditionnels de l’écriture : un cerveau, un cœur et des mains. Elles n’écrivent certainement pas avec leur foufoune, sauf à considérer que leurs homologues masculins écrivent avec leur zigounette… Alors pourquoi appliquer des critères différents à l’appréciation de leur œuvre ? Cette tendance, à mon sens, relève d’une certaine condescendance passablement insultante, et en tout cas authentiquement machiste, pour le coup. C’est en tout cas mon point de vue, il n’engage que moi… Tiens, je me suis un peu égaré, moi… Concluons rapidement : pour ce qui est de la SF « métissée », ça se tient davantage ; les textes composant le recueil naviguent dans l’ensemble avec bonheur entre space opera, hard science, SF politique, SF psychologique, on y voyage dans l’espace et dans le temps… On dresse bien ainsi un rapide panorama, certainement pas exhaustif, mais plutôt bien pensé. Voici pour le fond, plutôt contestable à mon sens donc. Reste que, sur la forme, cette préface se montre bien plus subtile que son affligeant pendant dans Fantasy 2007, en étant moins ouvertement auto-promotionnelle (même si, nécessairement…), et, surtout, en ne prenant pas le lecteur pour un con, ce qui est plus qu’appréciable. Merci MM. Clegg et Dunyach, vous vous montrez ici bien plus estimables et sympathiques que vos sinistres confrères ricanant derrière leur prénom.
 
Mais je me suis étendu inconsidérément, et il est bien temps d’aborder les trois nouvelles et « l’essai » qui composent ce court recueil.
 
On commence avec « Araignées temporelles, toiles spatiales » de Lavie Tidhar (pp. 11-17). Un court texte très pictural, tenant presque du poème en prose, et à peu près dénué de récit ; une lecture agréable, mais qui laisse un peu perplexe, et qui s’oublie vite. Ca reste pas trop mal.
 
Avec « Eternité » de Sean Williams (pp. 19-69), on retourne à une SF plus traditionnelle, avec un space opera à haute teneur psychologique, contant les déboires d’un petit groupe d’engrammes (des sortes de clones) condamnés à un voyage sans fin à travers le vide intersidéral. Thomas Day me paraît un peu sévère en qualifiant ce texte de « sous-eganerie sans grand intérêt », mais le fait est que l’on a déjà lu ça ailleurs. Bon, ça se lit…
 
Je tends par contre à le rejoindre pour la suite, sans m’enflammer autant toutefois : « Dommage collatéral » de Kristine Kathryn Rush (pp. 71-99) est bien à mon sens, et de très loin, le texte le plus intéressant de ce recueil. Un professeur y est accusé d’avoir commis un geste abominable à l’encontre d’une gamine de quatre ans ; évidemment, on pense tous à la même chose… et, naturellement, on se trompe. L’auteur y manie avec dextérité une idée finalement banale (le voyage dans le temps comme procédé éducatif), et se montre assez subtile. Peu importe que la chute se laisse assez rapidement entrevoir, et j’aurais même envie de dire que c’est presque un atout ; cela permet à Kristine Kathryn Rush de ménager une remarquable scène de suspense, où elle fait astucieusement monter la tension du lecteur conscient de l’horreur inéluctable et de ses ultimes conséquences. J’ajouterai que cette nouvelle est aussi bien plus profonde qu’il n’y paraît, conduisant à un questionnement finalement assez original, et en tout cas politiquement incorrect, sans se montrer didactique et « presse-bouton ». Une très bonne nouvelle, pas de doute. Kristine Kathryn Rush, à l’œuvre très diverse, a semble-t-il été récompensée par plusieurs prix, et non des moindres (deux Hugo, deux Locus et un World Fantasy Award, tout de même) ; si ses autres textes sont du même niveau, ces récompenses ne sont pas volées. J’ai donc bien envie de découvrir plus avant cet auteur dont je n’avais jusqu’alors jamais entendu parler ; acheteur compulsif (donc…), je viens de m’offrir son roman Les disparus, premier tome de sa série des « Récupérateurs », qui vient de paraître… chez Bragelonne SF. Bon, ben, l’opération promotionnelle aura bien marché, finalement…
 
La qualité baisse sérieusement avec le court article de Chris Moriarty « Hard SF », bêtement traduit sous le titre on ne peut plus commun et passablement douteux « Confessions d’une hardeuse de la SF… » (pp. 101-124 ; on parlait pas de machisme, tout à l’heure ?). L’auteur cherche à y définir la science-fiction et la hard science, en tombant dans l’habituelle collection de clichés guère convaincants. Quelques mots sur la « SF féministe » (voir plus haut…) achèvent de faire tomber cet « essai » (le bien grand mot !) dans le vide le plus total. Sitôt lu, sitôt oublié.
 
En dépit de cette fausse note en fin de course, il n’en reste pas moins que Science-Fiction 2007 est incomparablement plus intéressant que le pathétique Fantasy 2007. Certes, il n’y a rien ici d’indispensable, à même de justifier un achat (quand bien même, je le répète, la nouvelle de Kristine Kathryn Rush me paraît très réussie). Mais, cette fois, c’est un cadeau, un vrai, et pas du foutage de gueule. Alors on dit « merci, c’est gentil », voire « ça m’a détendu pendant une heure ou deux, c’était bien sympa », et tant qu'à faire « continuez dans cette voie, par pitié, ne tombez pas dans les escroqueries de vos margoulins de voisins de bureau ».

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"A la charge ! La caricature en France de 1789 à 2000", de Bertrand Tillier

Publié le par Nébal

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TILLIER (Bertrand), A la charge ! La caricature en France de 1789 à 2000, Paris, Les Editions de l’Amateur, 2005, 255 p.
 
Ce n’est pas tous les jours que je m’offre ce qu’il est convenu d’appeler un « beau livre ». C’est qu’ils sont chers, les bestiaux. Et parfois un peu creux, au-delà de la richesse esthétique… Aussi, en-dehors de quelques ouvrages consacrés au cinéma (sur Kubrick, Hitchcock, ou le cinéma japonais...), je crois que c’est même une première. Il faut dire que, cet ouvrage évoquant une question indirectement en rapport avec mon objet de recherche, l’impulsion m’incitant à joindre l’utile à l’agréable n’en fut que plus grande. Et je peux d’ores et déjà reconnaître que je ne regrette en rien mon achat : non seulement A la charge ! La caricature en France de 1789 à 2000 est bien un « beau livre » riche en documents du plus grand intérêt, mais il est aussi un ouvrage parfaitement sérieux, un véritable travail universitaire (Bertrand Tillier est docteur en histoire de l’art et maître de conférence à l’université de Paris-I Panthéon-Sorbonne, et cet ouvrage, « publié à l’occasion d’une exposition présentée au musée d’art et d’histoire de Saint-Denis », se fonde sur ses propres recherches et sur celles de ses étudiants dans le cadre d’un séminaire en 2004-2005), pertinent, original, et doté d’une bibliographie finalement assez abondante pour ce genre de publication.
 
Commençons néanmoins par préciser, ainsi que l’auteur le fait lui-même d’entrée de jeu, que A la charge n’a en rien pour objet de se livrer une étude exhaustive et chronologique de la caricature en France de 1789 à 2000. L’ouvrage est en effet construit selon une logique thématique, multipliant les allers-retours entre hier et aujourd’hui, en se focalisant sur quelques auteurs précis, aux styles, aux ambitions et aux idéologies bien différents. Il s’agit ainsi de cerner « l’objet » qu’est la caricature, dans une perspective où l’histoire de l’art (longtemps méprisante pour ce genre mineur, voué à l’éphémère et à la « blague », et réservé aux « peintres ratés ») se mêle sans cesse à l’histoire événementielle et politique, et à l’histoire des idées et des mentalités.
 
L’étymologie est ici assez intéressante. La caricature, en effet, désigne à l’origine la « charge » (de l’italien carico) : on désigne par-là la représentation picturale qui vise à « donner du poids […] ou du relief, alourdir ou appuyer, insister ou exagérer ». La charge, dans ce sens, est un exercice de style moqueur, qui trouve ses origines dans la Renaissance italienne, et est perçu généralement comme une sorte d’amusement pour l’artiste. Mais, très vite, « c’est aussi charger une arme à feu ; façon de considérer la caricature comme une arme capable de toucher, blesser, égratigner mais sans jamais tuer, pour attaquer sans relâche la victime offerte aux assauts répétés du dessinateur qui conduit la charge ». On comprend mieux ainsi le titre de l’ouvrage, ou encore l’aspect particulièrement frondeur de la superbe caricature de Jules Vallès par Gill (p. 165) : les caricaturistes devaient alors demander l’autorisation de les caricaturer à leurs « victimes », autorisation qui devait figurer sur le dessin ; Vallès se contente d’un lapidaire, général et éloquent « Chargez ! », qui fait du tout un cinglant plaidoyer pour la liberté de la presse. Exemple frappant du remarquable potentiel de subversion de la caricature, qui n’a pas manqué d’inquiéter très tôt les autorités : passée une première époque où la caricature est essentiellement un outil de propagande pour celles-ci (ce que l’on peut voir avec les caricatures scatologiques de David – oui, oui, le David – sous la Révolution puis dans la véritable « guerre des images » opposant la France à l’Angleterre à l’époque napoléonienne), la caricature devient bientôt l’apanage de l’opposition politique, qu’elle soit de droite ou de gauche, et les caricaturistes, au statut mal défini – artistes ? journalistes ? la question se pose encore aujourd’hui –, ne manquent pas de déchaîner l’ire du pouvoir, qui n’apprécie guère, à titre d’exemple, de se voir représenter sous la forme d’une poire (Louis-Philippe par Daumier, un classique du genre, qui sera souvent repris, jusqu’à devenir un véritable lieu commun).
 
L’ouvrage parcourt ainsi une multitude de thèmes concernant tant le métier de caricaturiste que les procédés de la caricature (les « grandes gueules », par exemple), leur impact, leur inspiration et leur complexe rapport à l’art « noble », notamment à la peinture, mais aussi à la sculpture : des caricaturistes aussi divers que Daumier, Tim ou Plantu étaient ou sont également des sculpteurs ; la sculpture, en donnant « matériellement » du relief, constitue alors un exercice parfait pour affiner les techniques de la caricature (chez Daumier ou Plantu), ou pour se les réapproprier dans l’art « noble » et lui donner ainsi un impact particulier, par exemple avec la statue de Dreyfus par Tim. De là, on peut se livrer à une étude passionnante concernant le rapport de la caricature à l’espace public (la caricature envahissant « la rue », qui est à bien des égards son domaine propre), mais aussi ses diverses déclinaisons : on peut ainsi établir une certaine filiation subversive entre les bustes de Daumier et les marionnettes contemporaines du Bébête Show ou des Guignols de l’Info (du moins, à l’époque où ils étaient encore drôles et cinglants…), en passant bien sûr par le Guignol lyonnais : ce n’est certainement pas un hasard si la marionnette vêtue de la blouse emblématique des canuts matraque à tours de bras d’infâmes pandores…
 
La caricature est en effet généralement la marque d’un profond engagement politique. S’il y a eu, dès le début du XXe siècle (et même avant, dans un sens, avec les parodies du Salon), une volonté chez certains caricaturistes de défendre leur profession dans une optique « corporatiste » dépassant les clivages politiques, il n’en reste pas moins que le caricaturiste est généralement « marqué », associé au journal qui le publie – ce qui peut à l’occasion susciter la parodie, d’ailleurs (ainsi p. 215, où Tignous, dans Charlie Hebdo, reprend les codes graphiques et les approches thématiques de Jacques Faizant et de Plantu), mais aussi de virulentes guerres fratricides entre caricaturistes irréconciliables (si l’on connaît tous la fameuse caricature de Caran d’Ache où un repas de famille dégénère parce que l’on a parlé de l’affaire Dreyfus, on connaît sans doute moins sa création avec Forain de Psst…!, périodique caricatural violemment anti-dreyfusard…).
 
Les formes de l’attaque, par ailleurs, peuvent être extrêmement diverses. Entre l’usage assez fréquent (et particulièrement sensible sous la Révolution) de la pornographie et de la scatologie pour littéralement « dégrader » la cible, et le sérieux, voire le tragique, de « Rue Transnonain, le 15 avril 1834 » de Daumier ou encore de « Victor Noir. Dessin d’après nature » de Gill (mais peut-on encore parler de caricature ?), en passant par le registre parodique (avec notamment d’innombrables variations sur Le Radeau de la Méduse) ou encore le symbolisme animalier ou végétal, il y a tout un monde. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire, à cet égard, de passer par l’attaque frontale pour atteindre la cible : la caricature de mœurs, ainsi, a une longue et riche histoire, du Robert Macaire et du Ratapoil de Daumier aux « beaufs » de Cabu, en passant par « l’intellectuel » de Caran d’Ache et les vacanciers de Reiser.
 
Le contexte joue d’ailleurs un rôle dans la forme de la caricature : la caricature de mœurs, ainsi, se fait plus fréquente dans les périodes de forte censure, en permettant de poursuivre la critique politique sans s’en prendre directement à telle ou telle personnalité, ce qui offrirait un prétexte à la répression. Se pencher sur l’histoire de la caricature, c’est nécessairement envisager par la même occasion l’histoire de la censure et de la répression des délits de presse, et ce de part et d’autre de la fameuse loi de 1881. Innombrables sont les caricaturistes qui ont eu maille à partir avec la justice, que ce soit sous la Monarchie, l’Empire ou la République : à vrai dire, la République de l’Ordre moral n’a ici rien à envier à l’Empire, et l’ère gaullienne à la Monarchie de Juillet ; et, au-delà de l’attaque personnelle, on constate l’indéniable récurrence de certains sujets tabous, comme la religion, ou peut-être plus encore l’armée, même au-delà de l'affaire Dreyfus : quand Aristide Delannoy représente le général d’Amade vêtu d’un tablier de boucher sanguinolent devant une montagne de cadavres pour dénoncer les massacres des guerres coloniales (p. 162), il est immédiatement condamné à une peine d’emprisonnement… ce qui n’empêche pas ses confrères, bien au contraire, de se porter à son secours en dénonçant par la même occasion les craintes des juges, des militaires, des curés et des bons bourgeois devant cet implacable terroriste qu’est le caricaturiste (ainsi Louis Morin, représentant Delannoy sous le titre « Le dangereux humoriste » à la une de l’Assiette au beurre : « Prenez garde !… Prenez garde !… Le voilà qui aiguise son crayon !…ibid.). Si certains caricaturistes, au mépris des difficultés que cela peut entraîner, n’hésitent pas à privilégier l’outrance en toute circonstance – l’équipe d’Hara-Kiri, par exemple, ou Siné –, nombreux sont ceux qui admettent avoir à « marcher sur des œufs » sans pour autant que cela nuise à la pertinence de leur attaque (ainsi Gill dans un génial autoportrait à la une de L’Eclipse, intitulé « L’Eclipse et la censure » : le dessinateur, armé d’une gigantesque plume et les yeux bandés, navigue entre des œufs monumentaux étiquetés « police », « orléanisme », « bonapartisme », « lois », « question prussienne », « état de siège », « crise monétaire », « magistrature », « légitimité », « amendes », « intérieur », « extérieur », « pétitions », « vote » et « condamnations », mais aussi un gros œuf gris « gouvernement »… et un gros œuf rouge « Commune »… – p. 160).
 
Autant de problèmes qui se posent à vrai dire toujours aujourd’hui : à l’ère du « politiquement correct », et sans que l’on ait besoin pour autant de recourir au très efficace système de l’avertissement du Second Empire (mais, au-delà, n'oublions pas que la fameuse « Anastasie » renvoie à l'idée de « résurrection »...), l’autocensure est souvent plus néfaste encore que la censure ; Bertrand Tillier en fournit un exemple éloquent (pp. 171-172), avec Plantu qui abandonne de lui-même une caricature pertinente et cinglante sur la « repentance » de l’Eglise catholique pour la remplacer par un piètre dessin niaisement modéré, ce qui n’est guère à son honneur… Certains, heureusement, ne s’en embarrassent guère, ainsi Riss publiant le « bloc-notes de Francis Heaulmes » dans Charlie Hebdo ; d’autres, si leurs dessins sont refusés par une presse trop frileuse (même la presse satirique…), n’hésitent pas à les publier séparément (comme Cabu avec ses « caricatures sur l’abus sexuel d’enfants débiles par des pédophiles » ; ainsi, p. 173, cette vignette intitulée « Ballets bleus chez les petits débiles », où un gamin trisomique en costume de marin brandit une pancarte portant l’inscription « Laissez-nous l’illusion d’être aimés ! »).
 
Et depuis la publication de cet ouvrage, il y a eu, bien sûr, l’affaire des caricatures de Mahomet… L'écho rencontré par cette affaire, la vigueur du débat qu'elle a suscité (reconnaissons par ailleurs qu'on a dit beaucoup de bêtises de part et d'autre...), sa « récupération », même, dans certains cas (ainsi avec la chronique du procès de Charlie Hebdo par Sfar, reprise en volume dans Greffier) témoignent assez de la place qu'occupe encore aujourd'hui la caricature et de son impact potentiel, malgré le triste état de la presse d'information et a fortiori d'opinion. Et cet ouvrage vient ainsi à point nommé apporter une passionnante contribution à l'histoire, tant artistique que politique, de ce genre singulier, de cet « art mineur », qui peut à l'occasion bouleverser les consciences et ébranler les régimes.

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Un peu de ton sang, de Theodore Sturgeon

Publié le par Nébal

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STURGEON (Theodore), Un peu de ton sang, suivi de Je répare tout, postface de Steve Rasnic Tem, [traduit de l’américain par] Odette Ferry [et] Véronique Dumont, Paris, Télémaque, coll. Entailles, [1961, 2006] 2008, 206 p.
 
Je vous ai fait part récemment de ma triste condition d’acheteur compulsif. Avec Un peu de ton sang, j’ai l’occasion de vous montrer une fois de plus tout le tragique de cette malédiction. Pauvre, pauvre de moi…
 
Posons le cadre. Sous le vain prétexte de déposer un chèque à la banque parce que j’avions pu d'sous, je suis sorti de mon clapier, le sourire angélique de l’innocence béate sur les lèvres. Tandis que je sautillais gracieusement sur le pavé, fredonnant nonchalamment un doux refrain humaniste et tendre (du Ministry, probablement), je fus subitement interrompu dans ma promenade par les suggestions sarcastiques et fielleuses d’invisibles diablotins rôdant aux environs de la place du Capitole dans l’attente d’un mauvais coup. « Il y a là-bas des livres », me chuchotèrent-ils entre deux ricanements sardoniques, « il y a là-bas des livres, tu dois acheter des livres, des liiiiiiiiiiiiivres… » « NON ! Je résisterai ! Je suis fort et brave ! Et d’ailleurs, j’ai pu d'sous, c’est bien pour ça que je suis sorti, même que. » L’argument était de poids. Pensez-vous ! Une cynique sirène reprit sur un ton faussement innocent que j’aurais dû apprendre à reconnaître : « Allons, il te suffit d’y jeter un œil, cela ne coûte rien… »
 
Et j’ai craqué. Pauvre, pauvre de moi. Je me suis avancé, comme hypnotisé, en direction de la fatale boutique, laquelle exhibait avec une morgue indicible ses alléchants appâts dans une vitrine à faire frémir d’envie le plus blasé des lecteurs. Il y avait là nombre de merveilles ; le regard fou, je naviguais d’une nouveauté à l’autre, agité de mouvements spasmodiques ; la bave aux lèvres, la face hagarde, je pénétrais dans l’antre diabolique. Intervint alors le plus immonde de ces vils êtres démoniaques qui font de ma vie un enfer : le Comptable. L’air de rien, celui-ci me susurra à l’oreille : « Tu touches bientôt ton allocation, non ? »
 
Et j’ai craqué. Un quart d’heures plus tard, je ressortais de la cruelle librairie lesté de deux lourdes poches ; puis j’entrais dans une autre échoppe pour achever de terrasser mon compte en banque. Mon étagère de chevet s’est ainsi accrue de La voix du feu d’Alan Moore, de Mastication de Jean-Luc Bizien, du Monde de Rocannon, de Planète d’exil, de La Cité des illusions et de L’autre côté du rêve d’Ursula K. Le Guin ; de La cité du soleil d’Ugo Bellagamba et du Double corps du roi du même en collaboration avec Thomas Day ; de la Bibliothèque de l’Entre-Mondes de Francis Berthelot, de L’oreille interne de Robert Silverberg et du dernier Bifrost ; il faut y ajouter nombre d’essais historiques, philosophiques, politiques et juridiques pour que je travaille un peu quand même (mais j’en ai profité pour acquérir L’utopie ou la mémoire du futur de Yolène Dilas-Rocherieux, tant qu’à faire) ; ah, et Science-Fiction 2007, aussi, mais ça c’était cadeau (cruelle, cruelle !).
 
Et donc Un peu de ton sang de Theodore Sturgeon. Il était là, le sinistre ouvrage, s’exhibant avec une arrogance toute féline, frais sorti du carton, m’appelant d’un murmure séduisant : « Regarde, Nébal ; tu n’as pas lu ce livre de Sturgeon ; or tu aimes beaucoup Sturgeon ; il te le faut ; regarde, approche-toi ; ça va te plaire ; regarde… » Je m’avance, interloqué ; je saisis le livre maudit, commence innocemment à le feuilleter… Le murmure reprend : « Inutile, Nébal ; tu vas aimer ; il te le faut ; ne perds pas ton temps à le regarder plus en détail, c’est une formalité inutile ; achète ; achète ; achète ; achète… »
 
Et j’ai craqué.
 
De retour chez moi, les bras gourds, je m’allume une cigarette de délassement post-coïtal et parcours avec avidité mes nouvelles acquisitions. La quatrième de couverture d’Un peu de ton sang m’interpelle. Je cite : « Publié pour la première fois en France accompagné de la nouvelle inédite Je répare tout et de la postface de Steve Rasnic Tem. » Chouette ! Mais… Voyons… « Je répare tout »… Ca me dit quelque chose. Mais… OH LES CONS !
 
Loin d’être une nouvelle inédite, « Je répare tout » n’est qu’une nouvelle traduction de la merveilleuse nouvelle « Parcelle brillante », dont je vous avais précédemment vanté les mérites, et déjà publiée dans le Livre d’or de la science-fiction consacré à Sturgeon ainsi que dans le bel Omnibus Romans et nouvelles. Cristal qui songe, Les plus qu’humains et autres œuvres, et probablement dans d’autres recueils encore (dans une traduction d’Alain Dorémieux). Aucun mention n’est faite, bien entendu, de ces précédentes éditions, rappelez-vous, c’est une nouvelle « inédite »… Groumf.
 
Et je fus alors pris d’un doute : Un peu de ton sang était-il bien « publié pour la première fois en France » ? Les sympathiques forumers d’ActuSF m’apportèrent bientôt la réponse, trouvée auprès de l’indispensable Quarante-Deux : « Un peu de ton sang » a été publié en 1965 par Robert Laffont dans Histoires à faire peur, une anthologie de la série « Alfred Hitchcock présente ». Ah. Mais c’est une nouvelle traduction alors ? Même pas : c’est la traduction d’Odette Ferry datant de 1965, c’est une simple réédition. Ah. D’où j’imagine qu’il fallait lire d’une traite « publié pour la première fois en France accompagné de »
 
Je sais pas vous, mais moi, je trouve ça pas très honnête tout de même. Z’ont comme un problème de communication, chez Télémaque, qui les amène juste à la limite entre le bon dol et la publicité mensongère. Ou, autrement dit, ils prennent franchement les lecteurs pour des cons, et il faut croire qu’ils ont raison, puisque je me suis fait eu.
 
Groumf…
 
Tout ceci, je vous l’accorde, ne m’a pas mis dans le meilleur état d’esprit pour savourer ce court ouvrage (oui, parce que 200 pages, dont 50 que j’avais déjà lues en mieux, pour 15… pardon, 14,90 €, quand même, ça fait un peu cher ; mais je suis un acheteur compulsif, alors je ne compte pas ; enfin, pas au moment de l’achat, en tout cas…). Par voie de conséquence, tout ce qui suit est à prendre avec des pincettes, j’ai eu l’occasion de constater que je pouvais me laisser emporter par mes préjugés…
 
« Un peu de ton sang », donc, à en croire la quatrième de couverture (…), a été désigné « en 1995 comme un des plus grands classique du genre par l’association Horror Writers of America » (j’espère au moins qu’on peut leur faire confiance pour ça, même si, honnêtement, ce genre de récompenses, on peut allègrement s’en battre les coucougnettes). Ce n’est pas un récit de science-fiction. Ce n’est pas non plus du fantastique (même si le résumé imbécile lâche d’entrée de jeu le mot « vampire »). On parlera bien plutôt ici d’une sorte de thriller psychologique, sans doute assez original en 1961.
 
Sturgeon nous y invite à fouiller dans le bureau du Dr Philip Outerbridge, psychiatre militaire, pour y parcourir le dossier d’un étrange individu que l’on désignera sous le nom passe-partout de « George Smith ». A travers les différentes pièces constituant le dossier – dont un récit autobiographique de « George Smith », une ample correspondance entre le docteur Outerbridge et son supérieur et ami le colonel Albert Williams, et des comtes rendus de séances de thérapie –, on découvre petit à petit l’intrigant portrait du soldat « Smith » et de sa psychose bien particulière. Le mot ayant été lâché, on ne fera pas davantage de mystère : c’est bien d’une relecture du mythe du vampirisme qu’il s’agit ici. Mais d’une manière très particulière, surprenante et pertinente. Je ne serais pour ma part pas surpris d’apprendre que George A. Romero se soit inspiré de ce texte pour réaliser son excellent film Martin, injustement méconnu, quand bien même la tonalité du récit est pour le moins différente (mais là je n'en dirai pas plus).
 
En tout cas, « Un peu de ton sang » est un texte indéniablement sturgeonien. On y retrouve bon nombre des traits les plus séduisants de l’œuvre du grand auteur : ainsi cette faculté à se faufiler entre les genres, cette obsession pour les personnages de parias, d’handicapés, de simplets, d’enfants battus (« George Smith » est tout cela, et plus encore), cette passion pour le thème amoureux, jusque dans le sordide, mais sans jamais tomber véritablement dans la vulgarité et le répugnant (voyez par exemple « Une fille qui en avait », dans l’Omnibus). On y retrouve aussi une certaine ambition littéraire, passant éventuellement par l’expérimentation formelle : « Un peu de ton sang », sous cet angle, renouvelle le genre épistolaire d’une manière assez originale et déconcertante (et, dans l’alternance entre documents, entretiens thérapeutiques et autobiographie, il annonce dans un sens Les mille et une vies de Billy Milligan, quand bien même le caractère non-fictionnel de ce dernier vient tout naturellement limiter la portée de la comparaison). Au final, il constitue un texte original, assez prenant quand bien même dénué d’action, et tout à la fois déstabilisant et… beau.
 
Il y a donc bien des choses intéressantes dans « Un peu de ton sang ». Pourtant, au final, je dois avouer n’avoir pas été vraiment convaincu par ce texte. Sans doute mes préjugés ont-ils joué quelque peu, mais le fait est que j’en ai trouvé le style particulièrement pénible. La faute en incombe-t-elle à Sturgeon ? Certes, ce n’était pas forcément un grand styliste, même s’il avait plus d’ambitions en la matière que la majorité de ses confrères ; dans l’Omnibus, on pouvait relever un certain nombre de lourdeurs, de maladresses… Mais pas autant, tout de même. Ici, je crains que ce ne soit la traduction qu’il faille accuser, et la réédition sans retouche n’en est que plus agaçante.
 
Le style est en effet extrêmement plat, linéaire, sans saveur, pour ne pas dire lourd. L’entrée en matière est assez pénible (mais là, la faute en incombe clairement à Sturgeon, parfois coutumier du fait). Surtout, ultérieurement, le récit devient passablement confus, et ce au-delà des nécessités du récit et des intentions probables de l’auteur. Il en va ainsi, notamment, d’un emploi un peu biscornu des temps. Le récit alterne assez souvent et de manière étrange entre passé (simple ou composé) et présent ; si c’est sans doute volontaire et acceptable dans le récit de « George Smith » pour des raisons qui seront développées ultérieurement dans le texte (de même que le passage incongru de la troisième à la première personne), on retrouve néanmoins ce genre de maladresses en-dehors de ce seul passage, et cela fait alors tristement saigner les yeux et les oreilles (on notera de même quelques bizarreries dans la concordance des temps, notamment dans l'alternance entre passé simple et imparfait, parfois douteuse). Il me semble de même avoir repéré de-ci de-là quelques « faux amis », et on peut en tout cas relever quelques incohérences flagrantes. Tenez, un exemple, p. 115, dans une lettre de Al à Phil : « Si tu me dis que je t’avais prévenu… » Ben désolé, mais pour moi, ça ne veut rien dire : « Si tu me dis que tu m’avais prévenu… », par contre… Ce n’est qu’un exemple, et je ne crois pas que l’on puisse m’accuser ici de pinaillage. Je pourrais sans doute en citer quelques autres dans ce goût-là, j’ai régulièrement tiqué devant des expressions pour le moins saugrenues. Si l’on y ajoute quelques coquilles (relativement rares, mais c’est toujours pénible ; ici, c’est notamment la ponctuation qui trinque), on se retrouve avec un texte assez indigeste qui aurait sans doute mérité quelques relectures… Mais, je le répète, je ne suis pas un traducteur, et je ne peux pas comparer avec le texte original ; j'avoue que je serais assez curieux de le lire.
 
Dans un premier temps, je me suis refusé à lire « Je répare tout » de crainte de prolonger le massacre. J’aimais trop « Parcelle brillante » pour en risquer une lecture dégradante. Mais bon, c’était pas sérieux, tout d'même… Alors je l’ai lu. La traduction (de Véronique Dumont, cette fois) est plate, mais tout de même pas aussi agaçante que celle d’Odette Ferry pour « Un peu de ton sang ». Reste que cette excellente nouvelle perd ainsi incontestablement de sa saveur (la comparaison des deux titres est assez éloquente sous cet angle), et qu’on lui préférera sans aucun doute la traduction d’Alain Dorémieux.
 
Pas grand chose à dire sur la postface de Steve Rasnic Tem, vite lue, vite oubliée, même si elle contient indéniablement du vrai.
 
Au final, j’ai quand même le sentiment de m’être fait escroquer. Et la conviction que Sturgeon méritait mieux que ça. C'est rare, mais je tends pour une fois à regretter mon achat, et n'en maudis que davantage ma triste condition d'acheteur compulsif. Pauvre, pauvre de moi...
 
EDIT : J'ai relu et chroniqué ce livre en 2018, ici.

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"Histoire du droit pénal et de la justice criminelle", de Jean-Marie Carbasse

Publié le par Nébal

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CARBASSE (Jean-Marie), Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, Paris, PUF, coll. Droit fondamental / Droit pénal, 2000, 445 p.
 
Histoire du droit pénal et de la justice criminelle. Un titre alléchant, ou je ne m’y connais pas ! Précisons d’emblée (il y en a à qui ça pourrait faire un choc) que non, pour une fois, ce n’est pas de la science-fiction, malgré la couverture moche et grise (avec un bandeau rose ? quelle drôle d’idée…) ; ce n’est d’ailleurs même pas de la fiction tout court, quand bien même, à vue de nez, ce titre serait à même de séduire les ersatz de Houellebecq et autres amateurs d’Amélie Nauthomb.
 
Eh oui, incroyable, Nébal a décidé de se remettre à bosser. Et quoi de mieux, pour partir sur de bonnes bases (ou pour s’en écœurer illico), que de revoir les fondamentaux avec un bon vieux manuel ? Sauf qu’un manuel, c’est potentiellement chiant… Pas celui-là, pourtant, et ce pour au moins trois raisons : 1° c’est une matière passionnante (ça, ça n’engage que moi, mais si si, je vous jure) ; 2° c’est un manuel publié par le PUF, dans sa collection Droit fondamental, et on peut donc s’attendre à la présentation aérée et bien pensée typique du genre, où l’indispensable se distingue aisément de l’approfondi ; 3° Jean-Marie Carbasse, que l’on peut bien qualifier de « big boss » en matière d’histoire du droit, a une plume simple et concise, plutôt agréable, ce qui est loin d’être le cas de tous les auteurs de manuels…
 
Revenons un instant sur le titre : Histoire du droit pénal et de la justice criminelle. Vaste programme, dont on voit assez mal comment il pourrait être traité en 450 pages. C’est qu’il y a ici une double erreur à ne pas commettre : commençons par préciser que l’histoire à laquelle se livre Jean-Marie Carbasse est en fait essentiellement « française » ; mais cela implique néanmoins de commencer par Rome, puis, au Moyen-Age, passée l’époque franque, de franchir à nouveau les frontières du royaume à l’occasion, quand les juristes, redécouvrant le droit romain à travers l’exhumation du Corpus juris civilis, bâtissent un jus civile fondé sur cette ratio scripta (que de latin…) à prétention universelle.
 
On aurait tort, cependant, de vouloir appliquer ce schéma de manière générale à l’ensemble de la matière, d’en faire une lecture « universaliste », largement teintée d’évolutionnisme : erreur largement commise encore de nos jours, hélas, et qui laisse ici ou là quelques traces. C’est ce que l’on peut voir, notamment, dans les premières pages de cet ouvrage : ainsi, on présente souvent un stade primitif de la justice criminelle reposant sur la vengeance purement privée, tempéré ultérieurement par l’autorité politique et/ou religieuse avec ce qui constitue alors indéniablement un progrès, à savoir la « loi du Talion » (eh oui, « œil pour œil, dent pour dent », c’est un progrès, dans la mesure où il y a une limitation à l’ampleur de la vengeance, imposée de l’extérieur). Généralement, par la suite, on distingue plusieurs étapes, au cours desquelles la vengeance privée se transforme progressivement en vengeance publique, puis en justice publique (l’aspect purement vindicatoire, « rétributif », étant remplacé petit à petit par la pure défense sociale et l’amendement du délinquant), jusqu’à aujourd’hui, où tout est beau, tout est merveilleux ; ben tiens… C’est en fait un peu plus compliqué que ça. Et si la formule célèbre selon laquelle « l’histoire du droit pénal est celle d’une constante abolition » tend à se vérifier en France dans les grandes lignes, le manuel de Jean-Marie Carbasse permet bien de saisir son caractère de lieu commun, d’une puissance rhétorique certaine, mais finalement très contestable dans les faits. L’histoire du droit pénal en France (mais, cette fois, on peut supposer que c’est également le cas ailleurs) est en effet celle d’incessants allers-retours entre libéralisme et répression, justice publique et justice privée, rétribution, défense sociale et amendement.

Ce manuel est constitué de trois parties d’importance inégale, découpées en chapitres fonctionnant selon le schéma habituel de la collection (l’indispensable en gros caractères, avec une présentation très aérée, puis une section « Pour aller plus loin » en petits caractères qui piquent les yeux, avec moult références bibliographiques et approfondissements de telle ou telle thématique).
 
La première partie, « De l’époque romaine aux temps féodaux » (pp. 27-122) est d’un abord à mon sens assez délicat, notamment dans son premier chapitre, « Le droit pénal romain » : sa compréhension implique des connaissances de base en matière d’histoire des institutions et du droit romains, et reste pour le moins dense. Elle obéit, cependant, au schéma défini plus haut : la vengeance privée de l’époque monarchique est remplacée progressivement par la vengeance publique, puis par la justice publique, au cours de la République et de l’Empire. Pourtant, le droit pénal est loin de perdre en sévérité à mesure que les siècles défilent : bien au contraire, dans son stade ultime du Bas-Empire, c’est à un droit pénal extrêmement strict que l’on a affaire ; le développement de la procédure extraordinaire et inquisitoire (ceux qui seraient interloqués par ces termes peuvent se reporter à mon article miteux sur quelques éléments de l’histoire du droit romain) aboutit à un droit très sévère, recourant à l’occasion à la torture en guise de mode de preuve, et connaissant nombre de châtiments corporels (l’influence chrétienne n’ayant d’ailleurs guère tempéré ces aspects).
 
« De l’époque franque au XIIe siècle », la situation est bien différente. La chute de l’Empire romain d’Occident et la désagrégation des notions de droit public comme du pouvoir effectif de l’autorité royale ont entraîné une privatisation du droit pénal : la vengeance privée est tout d'abord de règle ; elle sera progressivement tempérée, néanmoins, devenant véritable justice privée, avec notamment les fameuses compositions pécuniaires des coutumes germaniques (le Wergeld, ou « prix de l’homme ») visant à apaiser les conflits, quitte à en passer par l’évaluation « économique » de la vie humaine, chose à laquelle le droit romain se refusait (sauf, bien entendu, pour ce qui était des esclaves). La justice est bientôt accaparée par les seigneurs, qui y voient une prérogative à l’intérêt essentiellement financier ; les abus des seigneurs sont néanmoins atténués par l’Eglise et l’autorité royale se reconstituant progressivement (d’autant que le droit de punir paraît fondamentalement politique ; la mainmise sur la justice est au centre des préoccupations royales, ainsi qu’en témoignent la fameuse « main de justice » du roi, le sceau figurant le roi justicier, ou, sur le plan anecdotique, saint Louis sous le chêne de Vincennes). Au sein des différentes justices (seigneuriales, royales, ecclésiastiques, municipales), la procédure est largement accusatoire, et reposant sur une sorte de « présomption de culpabilité » ; dans cette société qui a presque totalement oublié les règles de la procédure romaine, les modes de preuve sont dits « irrationnels », entendons par-là qu’ils font appel, contre l'avis de l'Eglise, à l’intervention divine (mais peut-être, plus subtilement - voire rationnellement -, faut-il y voir avant tout la conviction de la partie au procès de cette intervention divine, créant un contexte psychologique permettant malgré tout à ce mode de preuve superstitieux d'aboutir à la révélation de la vérité...) : les serments purgatoires, et surtout les fameuses ordalies, unilatérales ou bilatérales, la plus célèbre et la plus durable étant bien entendu le duel judiciaire, plébiscité par la noblesse (on parlait alors de « bataille », ce qui est pour le moins révélateur).
 
La deuxième partie, « Le droit pénal de l’ancien régime, XIIIe – XVIIIe siècles » (pp. 123-350), occupe le cœur de l’ouvrage. En quatre chapitres thématiques (« Juridictions et procédures » ; « Les pouvoirs du juge pénal » ; « Le système des peines » ; « Le châtiment des crimes »), on assiste à la mise en place de la justice publique, avec l’accaparement du droit pénal par l’autorité royale reconstituée, et nombre d’emprunts au droit romain redécouvert. La procédure, ainsi, perd de son caractère accusatoire pour devenir de plus en plus inquisitoire. A cet égard, le droit pénal de l’ancien régime est caractérisé par deux traits bien particuliers, en opposition complète avec ce que nous connaissons aujourd’hui. Tout d’abord, les juges sont soumis à un rigoureux système de preuves légales : il leur est interdit de faire appel à leur intime conviction, ils ne peuvent condamner qu’en présence d’une preuve « complète ». C’est ce qui explique le recours à la torture, la « question » redécouverte dans le droit de Justinien… Mais, parallèlement, il n’y a pas de système de peines légales : les peines sont arbitraires. Depuis le XVIIIe siècle, le terme « d’arbitraire » est connoté péjorativement, comme traduisant un abus de pouvoir, un véritable « caprice » hors de tout contrôle. La réalité, cependant, était bien différente : « l’arbitraire » désigne la capacité des juges à « arbitrer » les peines, c’est-à-dire à les moduler en fonction des circonstances ; l’impératif de justice, la doctrine, l’influence de l’Eglise, la législation royale, fournissent par ailleurs un cadre dans lequel s’exerce cet arbitraire, qui n’est donc pas « intégral ». Les châtiments ne sont d’ailleurs pas laissés à la libre appréciation des juges, mais sont généralement prédéfinis. Pour ce qui est de la peine capitale (par ailleurs beaucoup moins fréquente que ce que l’on imagine généralement), les modalités d’exécution les plus atroces (enterré vivant avec le cadavre de la victime, noyé, bouilli – ce dernier supplice s’appliquait notamment aux faux-monnayeurs) sont abandonnées assez rapidement pour laisser la place, essentiellement, à la décapitation (privilège de la noblesse), la pendaison, la roue (qui s’applique notamment aux voleurs) et le bûcher (pour les crimes contre l’ordre moral et la religion ; la portée purificatrice de ce châtiment ne fait aucun doute).
 
Un point important, néanmoins, est celui de l’exemplarité des peines : les châtiments sont terribles, et visent spécifiquement à effrayer les « méchants » pour les dissuader de commettre un crime. Cet impératif de dissuasion, sempiternellement rappelé dans les textes, justifie une véritable mise en scène de la justice, aboutissant parfois à ces bizarreries, qui nous paraissent si absurdes aujourd’hui, que sont les procès de cadavres ou d’animaux. C’est d’ailleurs l’occasion de revenir sur l’arbitraire des juges, avec la pratique du retentum : cette clause du jugement, secrète et à la discrétion des juges, ordonnait au bourreau d’offrir une mort rapide au condamné, par exemple en étranglant préalablement le condamné au bûcher, ou en assénant un premier coup mortel au roué ; mais, l’exécution devant constituer un spectacle, le bourreau n’en continuait pas moins son office sur le cadavre (brûlé, ou battu, tous les os brisés un à un). On voit ainsi que la justice pénale de l’ancien régime, à travers les supplices, ne relevait pas d’un triste sadisme visant à faire souffrir autant que possible le condamné : il s’agissait avant tout de faire peur, de terrifier, d’écœurer, pour dissuader.
 
Ici, j’ai d’ailleurs envie d’ouvrir une parenthèse. Régulièrement, Jean-Marie Carbasse revient sur des thématiques qui constituent autant de critiques implicites du célèbre Surveiller et punir. Naissance de la prison de Michel Foucault (ou plus exactement, peut-être, d’une mauvaise lecture, hélas courante, de cet ouvrage incontournable). Michel Foucault avait très bien vu l’importance de l’exemplarité des peines, le caractère spectaculaire de la justice d’ancien régime. Son ouvrage s’ouvre ainsi par une fameuse description riche en détails de l’abominable supplice de Damiens (au passage, je vous renvoie à mon compte rendu du numéro du Visage vert consacré aux « amateurs in suffering », qui revenait largement sur ce thème). Mais il s’agit là d’un procédé rhétorique, certes très efficace et laissant une impression durable sur le lecteur, mais assez contestable sur le plan de la démonstration : le supplice de Damiens est en effet un cas-limite, qui ne saurait être représentatif de la justice d’ancien régime ; le régicide, par définition, était une infraction extrêmement rare (trois cas en deux siècles), et appelant une sanction particulièrement terrible (et clairement définie par la législation) : aussi le supplice de Damiens, s’il est un moyen très pertinent d’illustrer le caractère spectaculaire de la justice pénale d’ancien régime (c’était indéniablement son but, et les gens y sont bien venus, en nombre, comme à un spectacle ; là encore, voyez Le Visage vert) ne saurait constituer une représentation fidèle de la sévérité de la justice criminelle d’alors ; le châtiment est ici clairement démesuré (il a d'ailleurs choqué à l'époque même), et on ne trouve pas en temps normal ce genre d’atrocités. Si la législation est de plus en plus sévère jusqu’au XVIIIe siècle, il ne faut en outre pas oublier que ce caractère s’explique en bonne partie par son inefficacité…
 
Nous en arrivons ainsi à la troisième et dernière partie, « Naissance du droit pénal contemporain » (pp. 351-425). Jean-Marie Carbasse commence par montrer que la justice criminelle, emportée par l’esprit du siècle, tendait justement à devenir moins sévère à l’époque des Lumières : les scandales suscités – très légitimement – par Voltaire à propos des condamnations de Calas et du chevalier de La Barre, par exemple, concernent là encore essentiellement des exceptions, d’autant plus scandaleuses, mais qui autorisent pour cette raison la réflexion sur les nécessaires modifications à apporter au droit pénal, pour qu’il se débarrasse de ses traits les plus « gothiques » (pour reprendre l’expression d’alors ; mais cette barbarie était en fait très romaine…). Les grands réformateurs du droit pénal – on retiendra notamment Montesquieu, puis, et surtout, Beccaria et Bentham, mais on pourrait en citer bien d’autres – accompagnent ainsi un mouvement plus vaste visant, non pas tant à atténuer les rigueurs de la justice criminelle (quand bien même l’optique utilitariste de Beccaria et Bentham a cette conséquence), qu’à en changer les fondements.
 
C’est ainsi que la réforme pénale se trouvera au cœur de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, et que l’on reviendra totalement sur les deux caractéristiques majeures du droit pénal d’ancien régime évoquées plus haut : d’une part, on abandonne le système absurde des preuves légales – et sa conséquence, la torture, de toute façon de moins en moins employée au cours du XVIIIe siècle – pour laisser la place à l’intime conviction des juges (et éventuellement du jury populaire) ; d’autre part, l’arbitraire sempiternellement vilipendé cède la place au système des peines légales : dans une perspective légicentriste, c’est désormais la loi qui est au cœur du droit, elle qui définit précisément l’infraction et la peine applicable, sans possibilités de modulations perçues comme « capricieuses », et donc nécessairement injustes ; le juge doit être « la bouche de la loi », selon le mot de Montesquieu, un automate, une machine – c’est bien l’esprit du temps ! –, qui applique automatiquement une sanction précise et prédéfinie à une infraction précise et prédéfinie (ce système entraînera cependant bien des abus durant la Révolution et le début du XIXe siècle, le jury préférant parfois procéder à des « acquittements scandaleux » plutôt que de condamner le prévenu, même indéniablement coupable, à une peine qui lui semblait excessive mais qu’il ne pouvait pas moduler ; d’où l’importance de la grande réforme de 1832 concernant l’appréciation des circonstances atténuantes, permettant à nouveau de moduler la peine « vers le bas » – ce qui rend d’autant plus absurde les réformes populistes actuelles à base de « peines plancher », mais je m'égare… –, puis d’autres réformes effectuées dans une optique similaire, comme le sursis introduit par la loi Bérenger à la fin du XIXe siècle ; sur Bérenger, je vous renvoie à ma note sur La République des faibles).
 
On retrouve ici Michel Foucault. L’inefficacité de la dissuasion spectaculaire par l’atrocité des supplices, ainsi que les plaidoyers des réformateurs en faveur de l’utilitarisme et les idées libérales alors dominantes (notamment celles concernant l’éducation), aboutissent à un chamboulement total de l’échelle des peines. Les peines corporelles sont presque totalement abandonnées, à l’exception de la peine de mort (quand bien même on discute dès la Révolution de son abolition, dans la foulée de Beccaria ; parmi les plus fervents abolitionnistes, à l’époque de la Constituante, il y a notamment Robespierre), puis de la mutilation des parricides (qui ressuscite dans le Code Napoléon, mais sera rapidement supprimée) ; les idées d’amendement, voire de réinsertion, ainsi que « l’utilité sociale », conduisent parallèlement au développement de l’institution carcérale. Il faut ici rappeler que la prison, auparavant, ne constituait pas en principe une peine, mais seulement un moyen préventif, destiné à s’assurer de l’accusé dans l’attente de son procès (c’est un héritage du droit romain). Pourtant, dès le Moyen-Age, l’Eglise, en plaçant au premier chef de ses préoccupations l’amendement du pécheur, condamne régulièrement à la prison dans les cours ecclésiastiques – la réclusion solitaire est censée favoriser la réflexion du condamné sur ses actes. On voit donc que l’objectif « éducatif » de la prison du XIXe siècle avait des origines plus anciennes que ce que l’on affirme généralement. On notera également que, très exceptionnellement, l’emprisonnement pouvait constituer une sanction d’ordre pénal dans le droit laïque, essentiellement au travers de la justice retenue (on peut citer l’exemple de Fouquet ; mais se pose aussi la question très particulière, et souvent mal comprise là encore, des lettres de cachet). La « naissance de la prison » évoquée par Michel Foucault est donc à relativiser ; ce que l’on doit en retenir, c’est surtout la généralisation de l’emprisonnement en tant que mode de sanction, destiné, alternativement ou en même temps, à protéger la société (c’est l’impératif de défense sociale, que l’on retrouvera avec les criminalistes italiens, et qui fonde l’école de la « nouvelle défense sociale », plus libérale, et majoritaire dans la doctrine depuis les années 1950), à « rééduquer » le coupable pour favoriser sa réinsertion (question au centre de toute la réflexion pénitentiaire abondante au cours du XIXe siècle, avec Tocqueville, etc. ; les résultats, hélas, sont plus que douteux, la prison constituant le plus souvent une sorte d'école du crime...), et à rendre sa peine « utile », notamment par le travail (ce qui va de pair avec l’objectif éducatif ; parallèlement à la prison se développent en effet les travaux forcés, adaptation moderne de l’ancienne peine des galères – mais qui trouvait un précédent romain avec la terrible condamnation aux mines –, et la déportation destinée à « mettre en valeur » les colonies, sur le modèle anglais de Botany Bay).
 
L’ouvrage de Jean-Marie Carbasse aborde nombres de thématiques passionnantes, on le voit, et qui peuvent intéresser au-delà des seuls étudiants ou enseignants en histoire du droit ou en droit pénal. Et il y aurait bien d’autres choses à retirer de cet excellent manuel, sans doute, mais je m’en tiendrai pour ma part là. Parce qu’il est temps que je me mette à bosser, tout de même.

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"La forêt d'Iscambe", de Christian Charrière

Publié le par Nébal

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CHARRIERE (Christian), La forêt d’Iscambe, Paris, Phébus – Seuil, coll. Points Fantasy, [1993] 2007, 498 p.
 
Y’a pas à dire, la fantasy, en ce moment, ça marche bien. Dans la foulée du succès d’Harry Potter et des adaptations cinématographiques des aventures de l’apprenti sorcier, auxquelles il faut bien entendu ajouter l’adaptation tant attendue / redoutée et louée / conspuée du Seigneur des anneaux par Peter Jackson, les librairies ont été envahies par de redoutables hordes de bouquins plein d’Elfes et de dragons, la qualité n’étant guère au rendez-vous le plus souvent, hélas (et l’originalité encore moins…). Des signes qui ne trompent pas : certains petits éditeurs, tels Bragelonne, ont joué à fond cette carte pour devenir des incontournables de l’édition française dans les littératures de l’imaginaire ; les éditeurs traditionnels du genre, de même, ont souvent renforcé leur production en fantasy, éventuellement au détriment de la science-fiction (ceci dit, petit aparté : on se plaint régulièrement de la « mauvaise santé » de la science-fiction en France, et quelques intégristes en accusent parfois la fantasy ; à mon sens, c’est se tromper de cible – les auteurs comme les lecteurs ne sont pas nécessairement les mêmes, s’il n’y a bien entendu pas d’incompatibilité –, d’autant que je ne suis pas si sûr, personnellement, du triste état dans lequel est supposé végéter la SF à l’heure actuelle, mais bon, c’est un autre débat…) ; enfin, on a assisté à une floraison de nouvelles collections dédiées à la fantasy ici ou là, y compris chez des éditeurs qui ne s’étaient guère intéressés jusqu’alors aux littératures de l’imaginaire. C’est ainsi que l’on a vu apparaître aux éditions du Seuil la collection de poche Points Fantasy, dirigée par Fabrice Colin. Le problème est que de cette prolifération de nouvelles collections ou de nouvelles orientations a résulté une indéniable surproduction, privilégiant le plus souvent, hélas, la quantité à la qualité.
 
Outre le choix des livres en eux-mêmes, une certaine lassitude a donc probablement joué, mais le fait est que la collection Points Fantasy a été à peu de choses près unanimement décriée dans un premier temps. Ici, je ne peux guère me prononcer, La forêt d’Iscambe étant le premier titre de cette collection à figurer dans ma bibliothèque. Mais il y a une raison bien simple à cela : l’accueil réservé à cette réédition fut en effet tout aussi unanime ; on a parlé de chef-d’œuvre méconnu, on a loué la découverte ou redécouverte de ce fleuron de la fantasy française. Mais s’agit-il vraiment de fantasy, d’ailleurs ? Il y a la collection, certes, et une quatrième de couverture vaguement putassière (« Christian Charrière a gagné ses jalons de Tolkien français », ben tiens) ; pourtant… mais voyez vous-mêmes.
 
Nous sommes dans un lointain futur. La Terre a été ravagée par une guerre nucléaire. La civilisation industrielle n’est plus, et l’humanité a régressé dans un nouveau Moyen-Age. La France, ainsi, n’est même plus un souvenir, morcelée qu’elle se trouve en d’innombrables fiefs et royaumes microscopiques, presque perpétuellement en conflit, et très divers : à Marseille, le Bureau a construit une utopie totalitaire où les fonctionnaires sont rois, tandis que, dans la vallée de la Loire, « [d]eux partis [se] disputaient le pouvoir à coup d’insultes, de canons rouillés et d’épées ébréchées. Le premier était l’OCRE (Organisation de Combat Révolutionnaire), attaché à la démocratie pluraliste, système de multiples cellules d’asservissement où l’homme rencontrait aussitôt le petit maître qui l’écrasait. Il s’opposait à l’ARP (Action Révolutionnaire du Peuple) qui préconisait au contraire un dictateur unique, lointain et féroce, un commandement central et une foule d’esclaves à l’échine courbée. Miliciens de l’ARP, gardes d’assaut de l’OCRE s’entre-tuaient dans les cités désertes qui n’en finissaient pas de brûler et dont les incendies éloignés coloraient le ciel nocturne. » (p. 14) Un peu plus au nord, le petit royaume de la Vallée d’Emeraude vit sous la menace constante des incursions de l’OCRE et de l’ARP, acculé qu’il se trouve contre la gigantesque, mystérieuse et impénétrable forêt d’Iscambe, qui recouvre toute la France septentrionale. En son cœur, dit-on, se trouvent les ruines de la ville de Paris, une importante cité de l’ancienne société. Le Fondeur et son disciple Evariste, des « laineux », philosophes errants à la mystique fumeuse, entendent bien redécouvrir la vieille ville et ses innombrables secrets : en dépit des avertissements des habitants de la Vallée d’Emeraude, ils s’enfoncent bientôt dans les ténèbres de la forêt d’Iscambe, en suivant la piste plus ou moins discernable de l’ancienne autoroute A 10. Et le jeune It’van, protégé du roi Tanguy (lui-même ancien laineux revenu de ses illusions, et qui a délaissé depuis bien longtemps la quête des archipels), part à leur suite, succombant à sa fascination pour l’impénétrable forêt, au prétexte futile de prévenir les laineux qu’ils sont poursuivis par de sinistres agents de l’inquisition marseillaise…
 
Fantasy, alors ? Assez peu, finalement. Oh, on croisera bien des nains et autres créatures étranges dans la forêt d’Iscambe, et la dimension mythique du périple des laineux est indéniable. Le cadre est pourtant assurément celui d’une science-fiction post-apocalyptique. Cela dit, on est bien loin, par exemple, du Hawkmoon de Michael Moorcock, conjuguant de même les genres sur une base finalement assez comparable. Si l’on peut parler de fantasy pour La forêt d’Iscambe, ce n’est pas sous l’angle d’une quête héroïque, toute de bruit et de fureurs, riche en moulinets d’épée, conflit majuscule entre le bien et le mal. Ces thèmes ressurgissent bien à l’occasion, mais n’occupent finalement qu’une place très secondaire. La fantasy de Christian Charrière, à mon sens, tient plus de Lewis Carroll que de Tolkien, Howard ou Moorcock : c’est ici la bizarrerie qui domine, tout au long d’un récit allégorique à l’écriture précieuse et savoureuse, où l’humour est omniprésent, qui tend souvent vers l’absurde et la satire.
 
Nos deux « héros », ainsi, n’ont ce titre que par défaut. Le Fondeur et le jeune Evariste sont en effet des personnages passablement ridicules, et ce qui séduit le lecteur dans leur périple aventureux, c’est finalement, bien plus que les dangers bien réels qu’ils ont a affronter au cœur de la forêt, leur regard candide sur le monde étrange qu’ils parcourent, leur interprétation mystique et délirante de l’ancienne société, notre société. Tout devient prétexte à allégorie, tout a une signification, aux yeux des deux mystiques rivalisant d’arrogance… et bien souvent de bêtise. Ils recréent sans cesse notre monde dans un délire interprétatif autorisant bon nombre de pages tout simplement hilarantes, ainsi avec la fabuleuse cosmogonie créée de toutes pièces par le jeune Evariste désireux de s’émanciper de son maître : à ses yeux, les innombrables stations-services disséminées tout au long de l’A 10 deviennent ainsi des temples, des autels, où les sages d’antan se livraient au culte des dieux Antar, Total, Shell et Esso, suivant leur propre route mystique vers l’Esper, union du Super et de l’Essence. Des pages mémorables, à mourir de rire, et tout sauf gratuites.
 
L’aventure est néanmoins présente, et Christian Charrière use à merveille de sa brillante imagination pour mitonner d’excellentes scènes d’action (quand bien même il tend parfois, pour maintenir le suspense, à employer quelques gimmicks passablement artificiels… avec le sourire). La forêt d’Iscambe est riche en rencontres étranges, en créatures végétales déconcertantes, en insectes géants. Le jeune et courageux It’van se retrouvera ainsi bien malgré lui impliqué dans la guerre terrible opposant le royaume des termites à celui des fourmis, ce qui autorisera quelques batailles épiques, sans que l’atmosphère du roman ne s’en retrouve totalement chamboulée : c’est là encore l’humour qui domine (difficile de garder son sang-froid, par exemple, devant les difficultés conjugales du couple royal des termites…).
 
Le tout servi par une langue inventive et drôle, poétique, finement ciselée. On concèdera bien quelques défauts par-ci par-là : quelques longueurs de temps à autre, notamment ; il ressort à l’occasion du roman une tonalité un peu réac qui peut légèrement agacer (rien d’insurmontable, ceci dit) ; on regrettera, enfin, une conclusion un peu précipitée, pour ne pas dire en queue de poisson.
 
Pas grand chose, finalement, et rien de rédhibitoire, en tout cas. Et le constat s’impose : que l’on préfère y voir de la fantasy, de la science-fiction post-apocalyptique ou ce que l’on voudra, La forêt d’Iscambe est avant tout un beau, un grand roman, unique en son genre, injustement méconnu, et à redécouvrir de toute urgence.

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"Fantasy 2007"

Publié le par Nébal

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Fantasy, 2007, Paris, Bragelonne, 2007, 122 p.
 
Les hypothétiques lecteurs habituels de ce blog miteux (les fous) ne seront sans doute guère surpris d’apprendre que je suis la pathétique victime d’une cruelle malédiction. Mais c’est un fait : quand j’entre – innocemment – dans une librairie, invariablement, de vils esprits démoniaques surgissent des étalages. Et là c’est le drame : « Ah oui, tiens, ça, ça a l’air bien… Ah, et pis ça aussi… Et ça, on en avait dit du bien, aussi, d’ailleurs… Ah, et ça, c’est une honte que je ne l’ai toujours pas lu… Tiens, c’est quoi, ça ? Ah ben ça a l’air sympa, je prends, hop… Argh ! J’ai failli passer à côté de ça, horreur ! »
 
Oui, horreur. J’étais entré innocemment, pourtant… Mais je ne peux ressortir que les bras chargés de bouquins tous plus attirants les uns que les autres, quand bien même j’en ai déjà une cinquantaine qui m’attend sur mon étagère de chevet. Et j’ai ce rictus étrange, lâche et pathétique, celui du névropathe pris sur le fait, conscient d’être relaps, et dont la seule défense, tristement puérile, consiste à masquer sa joie de posséder encore un peu plus derrière un vain et hypocrite « ce n’est pas ma faute »…
 
Mais d’ailleurs, ce n’est pas ma faute ! Les vendeurs sont de mèche, et il y a un complot international contre moi. Je le sais. Ils guettent mes allées et venues, surveillent mon emploi du temps ; et quand j’approche de leurs sinistres temples de la consommation culturelle, ils lâchent dans un éclat sardonique les nouveautés incontournables et les rééditions tant attendues comme le chasseur sa meute sur la biche innocente.
 
Et des fois, ils vont même jusqu’à me faire des cadeaux, les sadiques. C’est ainsi qu’une cruelle tenancière de lupanar bibliophile m’a un jour fait présent de l’opuscule dont je vais vous entretenir immédiatement.
 
 
Cruelle, ai-je écrit ? Halte à la paranoïa, Nébal ! Cette dame, sans doute prise de remords devant ma triste affliction qu’elle entretenait jusqu’alors avec l’abnégation et l’immoralisme qui font le bon commerçant, cette dame, donc, entendait probablement par ce présent me faire prendre conscience que, ben, des fois, y’a des trucs que je pourrais m’abstenir de lire, tout de même, et même que ça me ferait le plus grand bien, si si.
 
Fantasy 2007, donc. Un bref recueil de nouvelles publié par Bragelonne, et gracieusement offert à tout acquéreur d’une Intégrale Bragelonne (ce qui n’était d’ailleurs pas mon cas sur le moment, mais bon, j’ai depuis plus ou moins régularisé ma situation avec le premier volume de l’intégrale de Conan). Est-il nécessaire de présenter Bragelonne ? Non, sans doute pas. On en a assez parlé comme ça. J’avoue avoir peu lu de bouquins dudit éditeur, de toute façon, et par voie de conséquence ne pas être le mieux placé pour en parler, en bien comme en mal. Je confesse de même ne guère être attiré par la « big commercial fantasy », comme on dit, surtout quand elle se contente de plagier Tolkien jusqu'à plus soif, et pas davantage par le « nouveau (?) space opera ». Surtout quand il faut en passer par des cycles interminables aux couvertures racoleuses, et d’autant plus que le prix desdits bouquins n’a pas grand chose à voir avec celui que l’on est en droit d’attendre d’un roman résolument populaire, ne visant qu’au divertissement le temps d’un voyage en train, d’une attente à la Sécu ou d’un lézardage au bord de l’eau (ce qui est parfaitement légitime, et me plaît bien, des fois). Là, c’est dit. J’ai persiflé un peu, certes – mais bon, j’avais dit beaucoup de bien de l’édition de Conan, ça compense. Et puis, avec ce petit bouquin, deux des gros inconvénients signalés ne s’appliquent pas, par définition : 1° c’est gratuit ; 2° : c’est court. Alors tentons l’expérience, en toute objectivité.
 
Ceci dit, pas facile de rester objectif très longtemps, du fait de l’édifiante « Introduction » auto-promotionnelle (pp. 7-9) signée de « Stéphane, Alain, Barbara, David, Pascal, Olivier, Fabrice, Emmanuel, Leslie, Angéla, Claire, Yoann, Cécile, Jennifer, Bruno et Alexandre », que l’on pourrait à peu de choses près résumer ainsi : « Oui, cher lecteur, chez Bragelonne, on n’hésite pas à te prendre pour un con, des fois. » Merci, ça fait toujours plaisir… Bon, on va dire que c’est une fausse note, que l’intention était peut-être louable et le discours sincère, péchant seulement par maladresse… La suite ne peut qu’être meilleure, après tout ?
 
Ben, faut voir. Difficile en effet de trouver un quelconque intérêt à « La Rumeur des enfants de la brume » de Trudi Canavan (pp. 11-38). Un bel exemple de vide, une fantasy dénuée d’originalité comme de style. On l’a déjà lu ailleurs, et en mieux. La pathétique chute moralisante n’arrange rien à l’affaire. On oublie, même pas besoin de se forcer.
 
Ca ne s’arrange guère avec Simon R. Green et son « Tueur d’hommes » (pp. 39-62), lorgnant cette fois du côté de la sword’n’sorcery avec aussi peu d’originalité et de talent que le texte précédent. Du plagiat d’Howard, jusqu'aux emprunts lovecraftiens. On est bien loin, cependant, du souffle lyrique des épopées hyboriennes : le vide, là encore. Plutôt que de perdre votre temps avec cette novélisation d’une brève partie de Donj’, lisez Robert E. Howard (ou Karl Edward Wagner, tiens), ça a quand même autrement plus de gueule et d’intérêt que ce torchon pondu en une demie-heure.
 
Louise Cooper, avec « Les Reflets sur l’onde » (pp. 63-86), remonte incontestablement le niveau. Ce qui n’est guère un exploit, hein : ne pas s’attendre, avec ce conte joli quand bien même un peu trop niais, à un incontournable de la fantasy contemporaine ; Louise Cooper manque tout autant d’originalité que ses prédécesseurs, mais s’applique quand même un peu plus, et cela se sent. C’est médiocre, mais ça se lit.
 
Et on achève enfin ce triste panorama avec « Le Diseur de vérité » de William R. Fortschen (pp. 87-123). L’appartenance à la fantasy est à vrai dire assez discutable dans ce bref récit historique prenant place lors de l’invasion du Khwarezm par les hordes mongoles. Un cadre relativement original, et plutôt bien employé ; si l’intrigue est alambiquée, elle se laisse suivre néanmoins avec plaisir, celui que l’on ressent à lire de la bonne littérature de divertissement, un peu couillonne, mais ça va quand même. Pourtant, on retourne avec ce texte au 53e sous-sol, certains passages étant à s’arracher les cheveux… Mais à qui la faute, cette fois ? Je suis un peu perplexe : je ne suis pas sûr, en effet, qu’il faille imputer entièrement la responsabilité de l’échec de cette nouvelle (qui aurait pu être assez sympathique) à son seul auteur ; oh, sans être en mesure de l’affirmer catégoriquement, je subodore bien ici ou là quelques approximations ou inexactitudes historiques, et doute fort que le texte original soit bouleversant de style… Mais le texte français n’est pas seulement plat ou mauvais : il est tout simplement atroce, d’une maladresse terrifiante dans ses vaines tentatives pour sonner « médiéval », et accumulant les phrases qui ne veulent tout simplement rien dire. Or cette nouvelle a été « traduite » par Karim Chergui, dont certains travaux, à l’occasion, m’avaient déjà laissé un peu sceptique ; et je n’ai guère été étonné de le voir figurer cette année parmi les nominés pour le razzie award de la pire traduction… Mais je ne suis pas un traducteur, c’est vrai ; et je serais bien incapable de faire une traduction, c’est vrai aussi. Je ne peux donc rien affirmer, si ce n’est ceci : ça sent l’élément à charge, quand même…
 
Globalement, devant le manque de preuves déterminantes permettant de désigner le grand responsable de tout ça, comme le juge au criminel, je me vois contraint de faire appel à mon intime conviction. Et là, c’est tout vu : Fantasy 2007 est une vilaine bouse. Heureusement que c’est gratuit… sinon on aurait bien pu parler d’escroquerie, comme d’insulte au bon goût des lecteurs.

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"Croisière sans escale", de Brian Aldiss

Publié le par Nébal

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ALDISS (Brian), Croisière sans escale, traduit de l’anglais par Michel Deutsch, traduction révisée et complétée par André-François Ruaud, postface d’André-François Ruaud, [Paris], Denoël – Gallimard, coll. Folio SF, [1958-1959, 2000] 2007, 406 p.
 
Hop, un incontournable de la SF de plus dans la bibliothèque à Nébal. Bah oui, honte sur moi, Brian Aldiss faisait encore partie, il y a peu de temps, de ces auteurs majeurs de la science-fiction que je n’avais jamais lus. Vaste entreprise, que celle de revenir sur les classiques du genre ! La liste des « chefs-d’œuvre qu’il faut avoir lus à tout prix » n’a semble-t-il pas de fin… Pour ce qui est d’Aldiss, cependant, j’entends bien combler mon retard, au moins pour ce qui est de ses œuvres les plus fameuses : d’ailleurs, je vous parlerai bientôt du Monde vert, et, d’ici quelque temps, de la « trilogie d’Helliconia ».
 
Pour le moment, restons en donc à Croisière sans escale, premier roman de science-fiction de l’auteur britannique, alors âgé d’une vingtaine d’années, qui l’a instantanément révélé tant en Angleterre qu’en France, et que l’on présente souvent comme la meilleure porte d’entrée à son œuvre.
 
Brian Aldiss nous invite à suivre le périple riche en péripéties de Roy Complain. Roy est un chasseur de la tribu Greene ; un homme assez rugueux, qui connaît les innombrables dangers de la jungle des poniques. Un jour, cependant, alors que son irritante compagne l’avait suivi dans une partie de chasse, celle-ci est enlevée par des inconnus, et Roy ne peut rien faire pour la sauver. Un homme sans femme, au sein de la tribu Greene, est destiné à devenir un paria… N’ayant plus rien à perdre, Roy accepte donc de quitter sa tribu et de suivre l’arrogant et ambitieux prêtre Marapper dans une périlleuse aventure destinée à remodeler sa vision du monde.
 
Si l’atmosphère des premières pages est quasi « préhistorique », c’est pourtant bien dans le futur que nous plonge Brian Aldiss. Cela, le lecteur en est généralement conscient dès avant d’entamer la lecture de Croisière sans escale : le monde de Roy n’est pas notre Terre, ou une planète étrangère ; c’est un immense vaisseau spatial, parti il y a bien longtemps pour une destination inconnue, et envahi pour une raison mystérieuse par une flore et une faune uniques qui en font un écosystème à part entière.
 
Croisière sans escale est en effet une des plus fameuses illustrations d’un thème classique de la science-fiction : celui des « arches stellaires », ou « vaisseaux générationnels » (j’employais souvent pour ma part l’expression de « vaisseaux-mondes » ; voir par exemple, dans un registre moins prestigieux, L’arche des aïeux). L’idée de base est simple et fascinante : la colonisation de la galaxie se heurte à un terrible obstacle, à savoir les distances… astronomiques qui séparent les différents systèmes stellaires. Les auteurs de space opera ont de tout temps cherché des solutions (non exclusives : voyez par exemple « Les Seigneurs de l’Instrumentalité ») à cette difficulté en apparence insurmontable : certains, s’embarrassant peu de réalisme scientifique, ont adopté la solution de facilité consistant à dépasser la vitesse de la lumière (ce qui est impossible à en croire la science contemporaine) ; d’autres ont cherché à « réduire » les distances, en émettant l’hypothèse de l’hyperespace (et ses nombreuses variantes, à base de trous de vers, de dimensions parallèles, de portes stellaires, d'Improbabilité - eh eh - et autres méthodes permettant de « plier l’espace ») ; une dernière solution, enfin, est celle des arches stellaires, gigantesques vaisseaux générateurs à eux seuls de sense of wonder, conçus pour un voyage pouvant durer plusieurs siècles, et embarquant à leur bord toute une colonie : dans certains cas, les passagers sont cryogénisés, et destinés à ne se réveiller qu’au terme d’un inconcevablement long voyage ; mais, dans le cas qui nous intéresse, les générations se succèdent dans l’espace clos du vaisseau spatial, les gens y naissent et y meurent, et seuls de lointains descendants sont supposés parvenir enfin un jour dans un système étranger où ils pourront bâtir une colonie sur une exoplanète.
 
Ce thème des arches stellaires a suscité une abondante littérature, sur laquelle revient André-François Ruaud dans une intéressante postface (« Voyage au (très) long cours », pp. 391-406), et Croisière sans escale fait partie des plus beaux fleurons du genre, au même titre que l’excellent Les orphelins du ciel de Robert Heinlein (roman faisant partie de « l’Histoire du futur »), qui a sans doute constitué une influence importante pour Brian Aldiss (à en croire André-François Ruaud, Croisière sans escale peut même être considéré comme une réponse aux Orphelins du ciel).
 
Ce thème fascinant a cependant un inconvénient, qui est que les différentes histoires d’arches stellaires tendent à se ressembler un peu toutes… Le schéma est en gros le suivant : pour une raison ou pour une autre, les générations passant, le sens et le but du voyage ont disparu ; parfois, les passagers n’ont même pas conscience d’être à bord d’un vaisseau : n’ayant rien connu d’autre, et inconscients de l’immensité de l’espace qui les environne, le vaisseau est pour eux le monde dans son intégralité (ainsi dans Les orphelins du ciel ; dans Croisière sans escale, l’idée du vaisseau est restée, mais sous une forme religieuse, et n’est pas acceptée par tous, loin s’en faut). Parfois, comme dans ce roman, le vaisseau est d’ailleurs bien loin de ressembler à la merveille technologique réalisée par ses concepteurs : une vie « sauvage » se développe entre les parois, les longs couloirs et les salles diverses dont la fonction originelle a depuis longtemps sombré dans l’oubli. Dans certains cas, l’humanité même y subit une évolution parallèle. Et la trame du roman est assez souvent, et inévitablement, la même : un des passagers, pour une raison ou une autre, va être amené à découvrir la tragique et extraordinaire vérité, au travers d’une succession de révélations inconcevables et de longues réflexions, à la tonalité généralement très sombre, sur la signification de l’existence, la perception du monde, l’apparence et la réalité, la science et la croyance. Plus encore que ces autres sous-genres du space opera que sont le planet opera ou les « big dumb objects », le thème des arches stellaires joint la réflexion philosophique (ontologique, éthique, métaphysique…) au sense of wonder de la science-fiction « classique ». Avec plus ou moins de pertinence, certes…
 
Et Croisière sans escale mérite bien son statut de classique du genre. Si l’on y retrouve nécessairement cette trame – privilège de l’ancienneté –, il comprend néanmoins bon nombre d’idées originales qui en font un roman moins archétypal que Les orphelins du ciel, et lui donnent au-delà une personnalité propre. On l’a souvent dit, mais c’est assez vrai : Croisière sans escale fait partie de ces classiques qui ont plutôt bien vieilli. Et si le style est au mieux anodin, au pire maladroit, on prend néanmoins beaucoup de plaisir à suivre Roy Complain dans son périple à travers le vaisseau des Géants et ses mystères. A vrai dire, Brian Aldiss a même injecté dans Croisière sans escale une atmosphère de thriller, très surprenante au premier abord, mais finalement en rien déplacée… et servant parfaitement un roman très visuel, j’aurais même envie de dire « cinématographique ». Enfin, la réflexion passablement sombre sur « le thème d’une idée engloutissant la vraie vie » est pertinente, de même que certaines digressions sur la folie politique, religieuse ou scientifique, sur le sacrifice, etc. Brian Aldiss y déploie bien cette inventivité dans le traitement du genre qui fait de son œuvre un roman marquant et finalement unique.
 
J’avoue pourtant que je n’en ferais pas pour ma part le chef-d’œuvre que l’on a dit, et que je lui ai très certainement préféré – comparaison presque inévitable – Les orphelins du ciel. Le roman de Robert Heinlein me paraît en effet à la fois bien plus crédible (à cet égard, la conscience de la plupart des protagonistes de se trouver à bord d’un vaisseau, quand bien même ils ne savent pas pourquoi et ne font que répéter ce qui leur a été dit, m’a semblé un peu maladroite, notamment) et plus pertinent, car plus resserré, sans doute : là où Brian Aldiss ouvre de nombreuses pistes, dont bon nombre se révèlent finalement des impasses, là où il a régulièrement recours à quelques artifices un peu gratuits pour maintenir l’intérêt du lecteur, Heinlein livre par contre un roman tout entier consacré à son sujet, où l’analyse de la croyance prime sur le reste, pour un résultat remarquablement efficace ; Les orphelins du ciel est ainsi, sans surprise, une oeuvre plus maîtrisée que le roman de jeunesse qu’est malgré tout Croisière sans escale.
 
Qu’on ne s’y trompe pas : Croisière sans escale vaut assurément d’être lu, cinquante ans après sa parution. Il est bien une superbe illustration d’un thème que j’ai toujours trouvé pour ma part remarquablement fascinant, un roman à la fois divertissant et intelligent, bien représentatif à cet égard de ce qui fait la meilleure science-fiction.

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"L'Immortalité moins six minutes", de Catherine Dufour

Publié le par Nébal

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DUFOUR (Catherine), L’Immortalité moins six minutes, Aix-en-Provence, Nestiveqnen, coll. Fractales / Fantasy, 2007, 255 p.
 
Bon, je crois que vous avez eu le temps de comprendre que j’aime bien (euphémisme) Catherine Dufour. A l’heure actuelle, la dame me paraît clairement représenter ce que notre sinistre pays a pu produire de mieux dans les domaines interlopes de l’imaginaire. C’est qu’elle écrit bien, Madame Dufour. Mon premier contact avec sa prose, ce fut avec l’excellente nouvelle « La liste des souffrances autorisées », dans le gros Bifrost n° 42. Une SF paranoïaque et passablement absurde, drôle certes, mais terriblement noire aussi. Puis ce fut son beau roman de science-fiction Le goût de l’immortalité, superbement écrit et très très très noir (tout de même). D’où ma surprise quand, dans une vaine et stupide tentative de renouer avec la vie sociale et le contact humain, mais en y allant doucement, hein, je me suis inscrit sur les forums du Cafard cosmique et d’ActuSF, où j’ai pour la première fois véritablement entraperçu un « autre » versant de Catherine Dufour, plus drôle et plus léger, et qui caractérisait la fantasy burlesque et outrancière de la série « Quand les dieux buvaient » (déjà, j’aime ce titre). Premier tome : Blanche Neige et les lance-missiles. Le genre de titre qui me parle instantanément… Je n’ai pas pu le lire, hélas, pas plus que les suivants, L’Ivresse des providers et Merlin l’ange chanteur, introuvables dans mes librairies préférées (oserait-on espérer une réédition ?) (EDIT : oui). Mais après le fort sympathique entre-deux constitué par Délires d’Orphée, j’ai néanmoins décidé de me plonger dans la lecture de ce nouvel opus de la série. Pas le tome 4, hein, mais le tome 0 (les préquelles, ça marche fort en ce moment, coco ; d’ailleurs, coco, le tome -1 est en cours de rédaction, ça te la coupe, hein ?). Pas besoin d’avoir lu les autres, donc. Ouf.
 
Un bon point de plus pour Catherine Dufour : loin de dénigrer Terry Pratchett comme certains de ses collègues et bon nombre de ces gens absolument infréquentables que sont les critiques, elle clame à tout va son admiration pour le bonhomme et le profond respect qu’il lui inspire, allant jusqu’à dire, non pas qu’il constitue une influence de son œuvre, mais qu’elle l’a purement et simplement plagié (elle a raconté à plusieurs reprises avoir envoyé une lettre à l’auteur, lui demandant la permission de le voler ; pas de réponse, et qui ne dit mot consent, alors…). On n’ira peut-être pas jusque-là, hein : elle a bien su créer son propre univers, son style n’appartient qu’à elle, et le tout est quand même bien autrement punk, comme on le verra bientôt. Ca n’empêche pas la reprise occasionnelle – et très honnête, puisque précisée – d’un gag ou d’un jeu de mot (par exemple, p. 34, un emprunt à Patrick Couton, l’excellent traducteur de Pratchett, en l’occurrence à Accros du roc ; et moi aussi j’ai mis du temps à le comprendre, celui-là…), voire d’un procédé, mais utilisé d’une manière très personnelle et pertinente (ainsi les hilarantes notes de bas de page de controverse entre l’auteur et l’éditeur sur le gore et l’ellipse, perturbée par un piquequnaqui remarquablement volontaire). On est donc a priori bien loin d’une certaine fantasy de bas étage, mercantile au possible, passant par la parodie lourde et vulgos des classiques du genre, à destination des ados décrébrés, comme on en trouve ad nauseam chez * chut chut pas de marque *.
 
Et pourtant, L’Immortalité moins six minutes est bien une parodie. Et du Seigneur des anneaux, en plus.
 
Et pourtant, L’Immortalité moins six minutes ne rechigne pas à la « vulgarité » à base de délires scatos et compagnie.
 
Argh ?
 
Ben non : L’Immortalité moins six minutes est une indéniable réussite, hilarante et bien foutue. Etonnant, non ?
 
Oui, L’Immortalité moins six minutes est une parodie, mais une bonne parodie. A la différence des insupportables navetons prétendument parodiques qui encombrent régulièrement nos écrans type Scary Movies et autres déjections du genre, ce roman ne se contente pas de bêtement reprendre l’intégralité d’une scène et d’y rajouter en mode automatique un jeu de mot et une blague éculée pipi-caca-foufoune (avec, pour résultat, des séquences qui ne sauraient être drôles pour qui ne connaît pas la référence de base, et qui bien souvent ne le sont pas davantage pour qui la connaît tant l’humour vole bas, disons au 3e sous-sol de la caserne d’un régiment de paras) ; non, il comprend l’œuvre de base, la respecte, l’analyse, en fait ressortir certains aspects ; et si le gag fonctionne d’autant mieux que l’on saisit l’allusion, l’humour est néanmoins efficace indépendamment de la référence.
 
Oui, L’Immortalité moins six minutes est « vulgaire ». Mais c’est bien, la vulgarité. Moi j’aime bien, en tout cas. Quand les bonnes âmes se plaignent de la vulgarité, je repense immédiatement au fameux réquisitoire du Procureur de la République Desproges Française contre le prévenu Jean-Marie Le Pen : « S’il est vrai que l’humour est la politesse du désespoir, s’il est vrai que le rire sacrilège, blasphématoire, que les bigots de toutes les chapelles taxent de vulgarité et de mauvais goût, s’il est vrai que ce rire-là peut parfois désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins véritables et fustiger les angoisses mortelles, alors, oui, à mon avis, on peut rire de tout, on doit rire de tout. » Et le fait est que là, on rit, et beaucoup. Pas comme à une blague de pet, non : on rit franchement, sans fausse honte ni rien de tout ça. Parce que l’humour, chez Catherine Dufour, y compris voire surtout quand il se fait particulièrement irrévérencieux, quand il nage dans la diarrhée et le vomi alors même que les Anglais ont débarqué, cet humour-là, donc, est bel et bien « la politesse du désespoir ». On aura l’occasion d’y revenir.

Mais commençons par le commencement (temporaire, hein, dans l'attente du tome -1).
 
Il était une fois un monde paisible et beau qui vivait dans une relative harmonie ; un monde heureux, où l’homme, par nature stupide, était bien rare, n’ayant pas encore compris un truc à base de zigounette et de pilou-pilou : un homme, alors, en plus d’être bête, c’est vert, et ça a pour parents consternés des adolescents nains et ogres aux hormones en ébullition, qui se sont éloignés un jour derrière un buisson pour y prôner l’amitié entre les peuples.
 
C’était un monde où tout souafles étaient les borogoves, un monde magique, avec tout plein de créatures magiques dedans (en tout cas, y'a de la pomme). Les fées, notamment. Tiens, Babine-Babine par exemple. Qui est un peu cruche en plus d’être fée. Et qui a le feu dans la culotte, aussi. Un beau jour, Babine-Babine a décidé de quitter son amour de toujours Moudubas pour un autre amour éternel (un korrigan). Le problème est que Moudubas est un elfe noir. Et les elfes noirs sont méchants. Après avoir passé sa colère sur un poulailler, Moudubas décide donc de se venger ; il ne trouve rien de mieux à faire que de saboter le miroir magique de Babine-Babine. Ce qui craint un max. Parce que Babine-Babine, à trop se regarder dans ce miroir, change radicalement : elle ne se contente plus d’être une pintade écervelée, elle devient en outre méchante et vaniteuse. Ses amies, la botaniste cynique et ivrogne Pétrol’Kiwi et la goudou frénétique Pimprenouche, aimeraient bien retrouver leur copine d’antan. Problème : ça implique de se débarrasser de ce satané miroir magique. Mais un objet magique, ça ne se détruit pas comme ça. Il faut faire une quête.
 
Putain.
 
Une quête. Cette saloperie niaise et prétendument initiatique, dont on doit ressortir grandi, mais avec plein d’ampoules et de maladies nuisant fortement à l’intégration sociale. Le machin, là, où c’est qu’y a toujours un Gros Vilain Porté Sur Le Mal Gratuit Et La Majuscule Tout Aussi Gratuite, avec l’inévitable traître, et le comparse qui crève. Tiens, regarde ces nabots, là-bas, avec des pieds pleins de poils et qui fument des trucs bizarres et qui sont poursuivis par de sinistres cavaliers noirs et qui semblent éprouver un malin plaisir à prendre chaque fois la pire des décisions : eux, y’a pas photo, ils doivent se taper une quête. Bon, ben, y’a qu’à les suivre, hein, on verra bien comment ils le détruiront, leur objet sub-éthéré à eux. En attendant, y’a de jolis paysages…
 
Et c’est ainsi que nos deux fées plus vraies que nature (avec des pulsions érotomanes incontrôlées et des problèmes de digestion bien compréhensibles) se retrouvent malgré elles sur les traces de Frodon et de la Compagnie de l’Anneau. Et le lecteur du Seigneur des anneaux se régale. Parce que, si la parodie est caustique et irrévérencieuse, elle est aussi remarquablement pertinente. En suivant le cheminement des fées et leurs commentaires présumés innocents sur le moindre événement, on prend bien conscience de l’indéniable talent de Tolkien, de son influence sans pareille, et la mise en avant de tous ces « clichés » de la quête, bien loin de ne constituer qu’une attaque bête et méchante contre le Seigneur des anneaux, opère en fait à de multiples niveaux : l’œuvre parodiée, finalement, en ressort grandie ; les innombrables et pathétiques plagiats de Tolkien qui pullulent de plus en plus ces dernières années, par contre, à se retrouver ainsi mis à nu dans leur manque d’originalité et leur foncière malhonnêteté, perdent définitivement toute crédibilité, et jusqu’au peu de saveur distrayante que quelques âmes charitables entendaient encore leur accorder. C’est ma lecture, en tout cas… (Catherine Dufour, à vrai dire, a émis une opinion assez différente, parlant de sa vision du monde de Tolkien comme « fascisant » - ce en quoi je ne suis pas du tout d'accord, mais c'est une critique courante... -, et de sa volonté de l'aborder sous l'angle de la culture orque - ce qu'elle fait très bien).
 
Et puis, merde, de toute façon, c’est drôle. Faudrait vraiment être le dernier des cul-serré pour prétendre le contraire. Que ce soit dans la parodie ou indépendamment, l’humour fait mouche, et L’Immortalité moins six minutes remplit ainsi à merveille ses promesses de fantasy burlesque à se pisser dessus. Faut bien le reconnaître : elles sont fort sympathiques, ces deux ahuries de Pétrol’Kiwi et de Pimprenouche. Et un peu connes, aussi, ce qui ne gâche rien. Ajoutez à ça une foultitude de bonnes idées, des allusions surprenantes et bienvenues, ainsi que quelques jeux de mots scandaleux, le tout servi par une plume vive et inventive : il y a amplement de quoi dérider le lecteur.
 
Et il y a plus aussi. Comme chez Pratchett, me direz-vous. Sauf que non. Ca se joue ici à un tout autre niveau. Au fur et mesure que le roman avance, la moquerie se fait plus aigre, le rire plus jaune ; et, par un effet de miroir déformant (logique), l’atmosphère de la fin du roman, sans qu’on puisse parler d’une rupture de ton préjudiciable à l’unité du texte, se fait bien plus noire, désespérée, voire tragique. On y empile les cadavres, et on tourne vers le futur un regard plein d’appréhension. Par-delà les genres et les styles, L’Immortalité moins six minutes rejoint ainsi Le goût de l’immortalité. Témoignage supplémentaire, s’il en était besoin, de la personnalité de l’œuvre de Catherine Dufour, et d’un talent aux multiples facettes, sachant susciter le divertissement sans passer par la compromission (il en allait de même pour Délires d'Orphée).
 
Et L’Immortalité moins six minutes est bien un très bon divertissement, bien écrit, drôle et prenant, et un peu plus que ça. Alors j’espère pouvoir lire un jour les suivants, et j’attends les précédents avec impatience.

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"Légendes et glossaire du futur", de Cordwainer Smith & Anthony Lewis

Publié le par Nébal

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SMITH (Cordwainer) et LEWIS (Anthony), Les Seigneurs de l’Instrumentalité, IV. Légendes et glossaire du futur, traduit de l’américain par Simone Hilling et Pierre-Paul Durastanti, [Paris], Gallimard, coll. Folio-SF, [1950-1966, 1984, 1993, 2000, 2004] 2006, 340 p.
 
Après Les Sondeurs vivent en vain, La Planète Shayol et Norstralie, voici venu le temps de conclure le cycle des « Seigneurs de l’Instrumentalité » avec ce dernier volume quelque peu atypique, et plus ou moins annexe. Ce très court volume (340 pages en gros caractères…) se compose en effet de deux parties.
 
On commence avec les Légendes du futur, regroupant six nouvelles de Cordwainer Smith gravitant autour du cycle. La première d’entre elles tient à vrai dire de l’anecdote : « La Guerre n° 81-Q (version originale » (1928 ; pp. 11-16) est en effet une très courte (trop courte) première version de la nouvelle éponyme publiée dans Les Sondeurs vivent en vain ; un brouillon, quasiment, très expéditif, et beaucoup moins riche que la version définitive… Seulement il s’agit du premier récit de science-fiction publié (dans un journal de lycéens) par Cordwainer Smith, alors âgé de 15 ans, et sous le pseudonyme d’Anthony Bearden. Pas grand intérêt, donc.
 
Le récit suivant, « La science occidentale, quelle merveille ! » (1958 ; pp. 17-39), est autrement plus intéressant. Ce récit ne s’intègre pas dans le cycle des « Seigneurs de l’Instrumentalité », mais, à en croire Anthony Lewis, il ne présente pas de contradictions avec ce dernier, ce qui justifie son intégration ici. Mouais, faut voir… Quoi qu’il en soit, cette nouvelle humoristique et déjantée (et anti-communiste, mais bon…), qui n’est pas sans évoquer Fredric Brown, est plutôt réussie, amusante et sympathique. Une nouvelle plus qu’honnête.
 
« Nancy » (1959 ; pp. 41-62), à en croire une lettre de l’auteur, doit être intégrée dans le cycle. Un récit très intéressant sur les dangers du voyage spatial et sur la solitude, très juste dans le fond comme dans la forme. Sans doute une des nouvelles les plus intéressantes de ce recueil.
 
La plus intéressante à mon goût, ceci dit, est probablement la suivante, « Le fifre de Bodhidharma » (1959 ; pp. 63-77), qu’Anthony Lewis ne parvient à insérer dans le cycle des « Seigneurs de l’Instrumentalité » qu’au prix d’un tour de passe-passe qui me laisse plutôt sceptique… Peu importe. Cette nouvelle originale, où la science-fiction se teinte vaguement de fantasy, conte bouddhiste aux allures de fable, est parfaitement séduisante et réussie.
 
« Angerhelm » (1959 ; pp. 79-116) est bien différente, quoique là aussi difficilement intégrable dans le cycle (d’autant qu’elle a une petite atmosphère fantastique). Ce récit, une fois de plus, m’a quelque peu rappelé Fredric Brown, mais pas dans son registre le plus célèbre : davantage celui de certains textes de Lune de miel en Enfer ou de Fantômes et farfafouilles, où l’humour, s’il est toujours présent, n’exclut pas, bien au contraire, une certaine tristesse, une douleur aigre-douce. Déstabilisant.
 
Reste enfin « Les bons amis » (1963 ; pp. 117-126), nouvelle assez vague et quelque peu téléphonée, reprenant plus ou moins le thème de « Nancy » avec beaucoup moins de réussite.
 
Tout le reste du volume, et donc plus de la moitié, est consacré à l’essai d’Anthony Lewis intitulé Concordance de Cordwainer Smith, maintes fois remanié et nominé au prix Hugo 2000 (devait vraiment pas y avoir grand chose d’autre cette année-là…). Si l’auteur a choisi ce titre en raison de ses connotations « religieuses », certes appropriées pour traiter du cycle des « Seigneurs de l’Instrumentalité », ne nous y trompons pas : c’est bien d’un index, ou plus exactement d’un glossaire, qu’il s’agit ici. En effet, en-dehors d’une courte préface et d’une brève « Chonologie de l’Instrumentalité », passablement floue mais néanmoins fort utile pour la compréhension du cycle, c’est ici à une exploration de A à Z de l’univers créé par Cordwainer Smith que nous convie l’auteur. Et si ce glossaire ne manque pas d’intérêt pour éclairer certains points et faire le lien entre les différentes étapes du cyle, il est cependant bien lapidaire le plus souvent, et ne nous apprend finalement pas grand chose, se contentant le plus souvent de rassembler des informations éparses sans les synthétiser ou véritablement les analyser pour autant…
 
Un exemple, « Instrumentalité du genre humain » (p. 227) : « Etablie après le succès de la rébellion de Laird, Juli vom Acht et la Bande des Cousins contre les Jwindz, elle a pour but de servir l’humanité de manière bienveillante, sans manipulations. [RA] [« La reine de l’après-midi », voir Les Sondeurs vivent en vain] Il s’agit du gouvernement (de l’administration ?) du plus clair de l’humanité. [BI] [« Le bateau ivre », voir La Planète Shayol] « Surveille, mais ne gouverne pas ; arrête la guerre, mais ne la déclare pas ; protège, mais ne contrôle pas ; et, par-dessus tout, survis ! » [BI] Elle nous protège, ainsi que nos mondes, des Arachosiens. [CG] [« Le crime et la gloire du commandant Suzdal », voir Les Sondeurs vivent en vain]. Elle laisse ses agents commettre des erreurs, des crimes, et se suicider. Elle agit comme un ordinateur ne le peut pas envers les humains. [CG] Elle lutte pour que l’homme reste l’homme. [ST] [« Sous la Vieille Terre », voir Les Sondeurs vivent en vain] Elle refuse d’agir à l’encontre de Wedder, mais délivre un passeport universel à Casher O’Neill. [SG] [« Sur la planète aux gemmes », voir La Planète Shayol ; un oubli dans la liste des abréviations, d’ailleurs…] Elle donne des pots-de-vins à ses propres membres. [NO] [Norstralie] » Et c'est tout. Voilà, voilà… un peu léger, non ?
 
Ce glossaire est néanmoins utile à deux titres : d’une part, c’est le seul moyen, dans cette édition, de se reporter aux dates de composition et de publication des textes composant le cycle… D'autre part, il y a à l’occasion une analyse un peu plus poussée concernant les inspirations de Cordwainer Smith ou les significations cachées de tel ou tel nom, parfois un peu tirée par les cheveux, mais souvent intéressante, et témoignant en tout cas de la vaste érudition de Cordwainer Smith.
 
En définitive, ce dernier volume se révèle donc plutôt accessoire : il fournit une annexe utile aux amateurs du cycle, mais n’est en rien indispensable…

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"Norstralie", de Cordwainer Smith

Publié le par Nébal

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SMITH (Cordwainer), Les Seigneurs de l’Instrumentalité, III. Norstralie, traduit de l’américain par Simone Hilling, traduction révisée par Pierre-Paul Durastanti, [Paris], Gallimard, coll. Folio-SF, [1950-1966, 1993, 2004] 2006, 386 p.
 
Après Les Sondeurs vivent en vain et La Planète Shayol, et avant Légendes et glossaire du futur, Norstralie constitue le troisième volume du cycle des « Seigneurs de l’Instrumentalité ». Ne pas se méprendre toutefois : Norstralie, qui est par ailleurs l’unique roman du cycle, ne prend pas la suite chronologique de La Planète Shayol. La présence du fameux personnage de C’mell (à la vie limitée, à la différence des Seigneurs Jestocost et Crudelta et de l’E’telekeli, qui y font également leur apparition) permet de situer ce roman dans la chronologie du cycle aux environs de l’an 16 000 ap. J.-C., un peu après « La Mère Hitton et ses chatons », et juste après « Boulevard Alpha Ralpha » et « La Ballade de C’mell » (voir mon compte rendu de La Planète Shayol), soit, dans les termes de cette « histoire du futur », au premier siècle de la Redécouverte de l’Homme, passant par la restauration de cultures anciennes et la réintroduction de la possibilité de maladies ou d’accidents, destinées à mettre un terme à la monotonie de la « perfection » de l’Instrumentalité dans les millénaires qui ont précédé. Accessoirement, c’est aussi – en gros – le moment du cycle qui rassemble ses textes les plus réussis à mon sens (auxquels il faut ajouter, un peu plus tard, mais on reste en gros dans le même cadre temporel, « La Planète Shayol » et « Sur la planète aux gemmes » – tous ces textes se trouvent dans La Planète Shayol).
 
Ceci étant posé, envisageons maintenant de plus près le contenu précis de ce roman. Pour cela, il nous faut partir de Norstralie. Mais qu’est-ce donc que Norstralie ? Une planète (on s’en doutait), généralement connue sous ce nom, quand bien même sa dénomination officielle (et pour le moins surprenante !) est celle de Vieille Australie du Nord. Cette planète a été colonisée par un rude peuple de fermiers, encore fortement imprégnés par les traditions attribuées à leurs supposés ancêtres sur la Vieille Terre. Ainsi, Norstralie est dirigée par le Commonwealth, et, plus prosaïquement, par un vice-président, dans l’attente du retour bien hypothétique de la Monarque Absente, identifiée avec Elisabeth II, et dont on prétend parfois qu’elle erre dans l’espace depuis près de 15 000 ans… Mmmh… C’est cela, oui…
 
Norstralie, quoi qu’il en soit, n’est pas une planète comme les autres. Les fermiers norstraliens y ont fait une découverte surprenante : leurs moutons géants y contractaient une bien étrange maladie, seule à même de produire le stroon, la drogue santaclara. Norstralie a ainsi le monopole du stroon. Or le stroon est la plus grande richesse de l’univers, puisque c’est cette drogue qui permet de prolonger la vie, jusqu’aux 400 ans autorisés pour chaque citoyen, et 1000 ans pour certains d’entre eux… On voit bien ici l’influence considérable de Cordwainer Smith sur la science-fiction ultérieure : de Norstralie à Arrakis, et de la drogue santaclara à l’Epice, il n’y a qu’un pas, que Frank Herbert franchira bientôt avec le talent que l’on sait dans son monumental Dune (Frank Herbert, semble-t-il, reconnaissait volontiers cette influence).
 
Par voie de conséquence, les Norstraliens sont, dans l’absolu, d’une richesse phénoménale. Dans l’absolu seulement : en effet, sur leur planète, les fermiers ont développé un système de taxation à l’importation extrêmement élevé (de l’ordre de 20 000 000 % !) leur permettant de maintenir leur rude mode de vie dans une atmosphère de simplicité volontaire, et d’éviter ainsi les fléaux de l’ambition et de la décadence. Les Norstraliens ne s’intéressent donc pas à la politique, et ne profitent pas de leur monopole pour étendre leur domination ; ils ne sont ainsi jamais rentrés en conflit avec l’Instrumentalité. Mais Norstralie a bien entendu suscité les convoitises… Les fermiers ont donc tout mis en œuvre pour se défendre efficacement : tout d’abord, l’élaboration du terrifiant système de défense des « titis chatons de la Mère Hitton » (voir La Planète Shayol) ; ensuite, un système drastique et autoritaire n’autorisant la survie – et éventuellement l’immortalité – que des habitants qui sont le plus à même de lutter pour protéger leurs fermes, devenant ainsi légitimement Seigneurs et Propriétaires : les handicapés, les faibles, etc., sont en principe impitoyablement éliminés par un jugement officiel quand ils atteignent l'âge de 16 ans.
 
C’est ainsi que l’on en arrive à Rod McBan, le 151e du nom. Rod McBan est un handicapé : ses facultés télépathiques sont déficientes, il est incapable de « koser » et « d’inteindre », mais saisit à l’occasion de manière incontrôlable toutes les pensées environnantes, ce qui le rend alors capable d’émettre de très dangereuses bombres télépathiques… Rod McBan a bénéficié quatre fois d’un sursis, et parvient enfin à convaincre le jury qu’il mérite de vivre ; âgé pour la quatrième fois de 16 ans, il devient ainsi officiellement Rod McBan151. Pourtant, l’Onseck ne l’entend pas ainsi : cet autre handicapé (il ne peut pas absorber le stroon, et est donc condamné à une vie brève) qui a pu échapper à la Chambre Hilarante ne tolère pas le jugement concernant Rod McBan, et cherche à s’en débarasser. Rod va donc interroger l’ordinateur familial, unique en son genre, sur la méthode à suivre pour triompher de son adversaire.
 
Et l’ordinateur lui suggère rien moins qu’un montage financier lui permettant d’acheter la Terre (je ne vais pas rentrer dans les détails, hein…).
 
Il le met en place.
 
Il gagne : Rod Mc Ban est l’homme le plus riche de tous les temps.
 
Il entame alors un dangereux périple vers sa nouvelle acquisition, lui permettant de s’éloigner des manœuvres de l’Onseck, et en profitant à tout hasard pour acheter la seule chose qui l’intéresse véritablement : un vieux timbre du XXe siècle…
 
C’est ainsi, pourchassé par les voleurs et les opportunistes, que cet adolescent handicapé sera amené à prendre l’apparence d’un sous-être félin, qu’il deviendra le compagnon de la superbe libre-fille C’mell, et qu’il servira les plans obscurs du Seigneur Jestocost et de l’E’telekeli.
 
Bilan : très positif. Norstralie (parfois connu sous le titre de L'homme qui a acheté la Terre, comme un contrepoint à L'homme qui vendit la Lune de « l'Histoire du futur » de Robert Heinlein...) reprend et approfondit tout ce qui fait l’intérêt des « Seigneurs de l’instrumentalité » (inventivité, érudition, grain de folie, multiples niveaux de lecture) sans tomber excessivement dans ses pires travers (ambitions poétiques maladroites, personnages indigents, récits anémiques, délires mystico-chrétiens…). Certes, tout n’est pas grandiose dans ce roman – le style, notamment, est assez pathétique, ainsi dans l'agaçant prologue… – mais les qualités l’emportent largement sur les défauts. Le lecteur ressent une véritable fascination pour la Norstralie comme pour la Vieille Terre et son Terraport de 24 km d’altitude, le Palais du Gouverneur de la Nuit et les Tréfonds où survivent malgré tout les sous-êtres, et pour tous ces personnages qui figurent parmi les plus réussis du cycle : Rod McBan, les Seigneurs Jestocost et Crudelta, les docteurs Vomact, C’mell, C’Williams le Maître-Chat, l’E’telekeli et son fils l’E’ikasus, tantôt singe chirurgien, tantôt oiseau christique…
 
Tout cela se lit très bien, comme un agréable compendium du cycle, bien géré, plutôt bien construit, et finalement passionnant. Norstralie constitue ainsi une des plus grandes réussites du cycle des « Seigneurs de l’Instrumentalité ».
 
Suite et fin (si l'on veut...) avec Légendes et glossaire du futur.

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