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"Uncollected Prose and Poetry 3", de H.P. Lovecraft

Publié le par Nébal

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LOVECRAFT (H.P.), Uncollected Prose and Poetry 3, edited by S.T. Joshi & Marc A. Michaud, introduction by S.T. Joshi, West Warwick, Necronomicon Press, 1982, 44 p.

 

Ce petit recueil fait de bric et de broc rassemble divers textes qui étaient devenus difficilement trouvables, quand bien même il ne s’agissait pas forcément « d’inédits ». On y trouve donc de la fiction, de la poésie, et – surtout, on ne va pas faire de mystères – des essais, courant le long de l’ensemble de la carrière de Lovecraft.

 

Pas grand-chose à dire sur la fiction. On trouve tout d’abord un « Discarded Draft of « The Shadow over Innsmouth » » fragmentaire (des versos épars), qui nous présente un état antérieur d’une des plus célèbres nouvelles de Lovecraft. Peu de choses à noter cependant, en dehors de la présence d’un personnage de curé polonais qui disparaîtra de ce texte pour réapparaître dans « La Maison de la sorcière » et d’un passage sur l’observation par le narrateur des bijoux « manufacturés » à Innsmouth qui sera largement remanié dans la version finale. Intérêt assez minime, donc, si ce n’est pour les exégètes les plus jusqu’au-boutistes. « The Battle That Ended the Century », ensuite, est une petite blague rédigée avec Robert H. Barlow que j’avais pu lire en français dans le Cahier de l’Herne consacré à Lovecraft. Le texte en lui-même ne présente que peu d’intérêt ; tout au plus peut-on s’amuser, dès lors que l’on connaît un tantinet la biographie de Lovecraft, à identifier les différents personnages mentionnés sous des noms fantaisistes, certains évidents, d’autres franchement capillotractés…

 

Suivent cinq poèmes – et là je ne peux qu’avouer une fois de plus mon incapacité à en livrer une critique convenable… – dont le plus intéressant à mon sens, mais sans que je sache véritablement expliquer pourquoi au-delà du pur ressenti, me paraît être le long « To an Infant ». « Earth and Sky » et « On Religion » sont des illustrations du matérialisme de l’auteur (y compris dans ses inspirations antiques, Lucrèce notamment) et de son athéisme. « Hellas » est, une fois n’est pas coutume, une ode à la Grèce antique, quand bien même les humanités de Lovecraft l’ont dans l’ensemble surtout poussé à faire l’éloge de la gloire de Rome. Reste enfin « Festival », seul exemple ici de poésie « weird », qui n’est pas sans charme…

 

Cela dit, à s’en tenir là, ce recueil n’aurait à mon sens pas grand intérêt. Ce qui change la donne, ce sont les quatre essais repris en fin de volume, et qui forment la majeure partie de ce Uncollected Prose and Poetry 3. Les deux premiers sont autobiographiques : « The Brief Autobiography of an Inconsequential Scribbler », rédigé à la demande d’un collègue du « journalisme amateur » alors que Lovecraft n’avait pas encore entamé la partie la plus substantielle de sa carrière, témoigne de sa modestie – poussée à l’extrême – mais aussi de son humour, particulièrement dans ses anecdotes enfantines relatives à la poésie et plus particulièrement aux vers libres. C’est toujours la modestie qui domine dans « What Amateurdom and I Have Done for Each Other », bilan plus tardif que l’on pourrait résumer par cette sentence éloquente : « What I have given Amateur Journalism is regrettably little; what Amateur Journalism has given me is–life itself. » Ce qui, au-delà de la tendance à l’auto-flagellation assez caractéristique de l’auteur, est sans doute assez lucide. Le plus long texte de ce recueil est « Cats and Dogs » (également connu sous le titre derlethien « Something About Cats »). Sujet frivole s’il en est, proposé par un club d’amateurs, mais qui offre à Lovecraft l’occasion de rédiger une dissertation très amusante dans sa mauvaise foi hénaurme et sa provocation délibérée ; Lovecraft, bien sûr, est du côté des chats, et s’étend à longueur de pages sur les vertus indéniables de la gent féline, quand il ne témoigne que de mépris pour les cabots. En résumé : « The dog is a peasant and the cat is a gentleman. » Aussi les chats sont-ils des animaux pour gentlemen (qui ne sauraient se prétendre leurs « maîtres ») là où les chiens sont favorisés par l’odieuse plèbe démocrate prisant les fausses vertus de servitude et de dépendance… En lisant ce texte, je n’ai pu m’empêcher de me demander ce que Lovecraft aurait bien pu penser du Culte des Chats sur Facebook, sans doute guère aristocratique… Mais passons ; en dépit de son sujet invraisemblablement couillon, cet essai est sans doute, et pas seulement en raison de sa longueur, la pièce de résistance de ce petit recueil. Reste enfin « Notes on Writing Weird Fiction », bref texte énumérant quelques conseils à destination des apprentis « fantastiqueurs » ; le plus significatif à l’égard de l’écriture lovecraftienne est sans doute celui qui fait du temps une donnée fondamentale du « weird », et intime donc de rédiger au préalable deux synopsis, l’un dans l’ordre des événements, l’autre dans celui de leur narration.

 

Un recueil fourre-tout, donc, d’un intérêt variable. Les essais l’emportent indéniablement sur le reste, et « Cats and Dogs » est bel et bien celui qui fait la plus forte impression. Aussi n’aurai-je qu’un mot pour conclure : miaou.

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"Le Chevalier inexistant", d'Italo Calvino

Publié le par Nébal

Le Chevalier inexistant

 

 

CALVINO (Italo), Le Chevalier inexistant, [Il cavaliere inesistente], traduction de l’italien par Maurice Javion, revue par Mario Fusco, Paris, Gallimard, coll. Folio, [1962, 2001-2002] 2012, 211 p.

 

Le Chevalier inexistant est le troisième volet de la « trilogie héraldique », ou « Nos Ancêtres », d’Italo Calvino, après Le Vicomte pourfendu et Le Baron perché. Et c’est probablement – chose impressionnante en soi – le plus fantasque et le plus déconcertant.

 

Dans un empire de Charlemagne totalement onirique, qui tient bien plus des délires mythiques de La Chanson de Roland que d’une quelconque réalité historique, nous faisons la connaissance du paladin Agilulfe Edme Bertrandinet des Guildivernes et autres de Carpentras et Syra. Mais, sous l’armure blanche d’Agilulfe, il n’y a en fait personne… Le paladin n’existe pas ; et pourtant, dans ce vide, il y a quelque chose : et c’est un soldat modèle, obsédé par la perfection et convaincu de son rôle dans l’armée de l’Empereur vieillissant. Ce qui lui vaut régulièrement l’animosité des autres paladins, plus « conventionnels », même si l’on y trouve quelques beaux spécimens d’improbabilité… ainsi Bradamante, une sorte de Jeanne d’Arc avant l’heure, follement amoureuse d’Agilulfe. Lequel se voit par ailleurs attribuer un écuyer hors du commun en la personne de Gourdoulou (enfin, ce n’est là qu’un de ses multiples noms…), qui ne sait pas, lui, qu’il existe, et se prend le plus souvent pour ce à quoi il fait face, qu’il s’agisse d’un arbre ou de Charlemagne en personne…

 

Mais l’histoire – qui nous est contée par une nonne, laquelle en profite régulièrement pour nous faire part de ses réflexions sur l’existence et sur le pouvoir de l’écriture – serait bien évidemment incomplète sans un jeune premier naïf : Raimbaut, qui entend venger la mort de son père aux mains des infidèles, et découvre émerveillé et incrédule le monde si codifié de la chevalerie. Et toute cette petite troupe, avec en prime un autre jeune paladin du nom de Torrismond, de se retrouver – forcément – engagée dans une quête définissant… leur existence : il s’agit pour eux de retrouver la princesse Sofronie…

 

Le postulat absurde – mais finalement pas beaucoup plus que celui des deux précédents romans de la trilogie – nous entraîne sur un double terrain, caractéristique de ces productions d’Italo Calvino : Le Chevalier inexistant tient en effet à la fois de la farce grotesque (et très drôle, même si j’en préfère largement les délires préfigurant les Monty Python aux détours vaudevillesques et grivois) et du conte philosophique sur la nature de l’existence. Les deux registres sont à vrai dire tellement imbriqués l’un dans l’autre qu’il est souvent difficile, voire impossible, de faire réellement la part des choses.

 

Tout ceci nous amène donc à une parodie de chanson de geste parfaitement réjouissante, où l’absurde est le maître-mot. Agilulfe, ainsi, « incarne » (façon de parler, bien sûr…) toute la sottise et tous les ridicules du monde militaire et de la noblesse ; bureaucrate kafkaïen avant l’heure, son obsession de la perfection en toutes choses et son désir de suivre les règles à la lettre, aussi stupides soient-elles, en font un véhicule parfait pour la dénonciation de l’ordre « existant », dans la mesure où il « n’existe » lui-même – et encore – que pour cet ordre impitoyablement vilipendé. Seule sa force de volonté inébranlable – ou presque… – lui permet d’animer son armure blanche, et de prendre part aux plus grandes absurdités de ce monde : la guerre, et la cour.

 

Mais tous les personnages de ce court roman sont en fin de compte engagés dans une quête pour l’appréhension et la compréhension de ce qui les fait exister, qu’il s’agisse de leur filiation ou de leur titre. Et, au-delà, se pose à vrai dire pour tous, y compris voire surtout pour les plus humbles, en filigrane, cette question d’ordre ontologique virant insidieusement au politique : que signifie, au juste, exister ?

 

Interrogation plus subtile qu’il n’y paraît au premier abord du monde et de l’être, Le Chevalier inexistant n’a cependant rien d’un aride pensum. Roman hystérique et follement drôle, faussement léger du coup, il fait passer son message sans jamais appuyer indûment sur le bouton, et préfère à la dissertation savante la mise en scène de l’absurdité dans des scènes impérissables (ainsi, pour me contenter d’un exemple, de la présence des interprètes au cœur de la bataille contre les infidèles…). Le rythme frénétique de la narration, à peine interrompu de temps à autre par les réflexions de la nonne sur sa charge et sa pénitence, ne laisse aucun répit au lecteur, emporté dans un tourbillon de scènes improbables dans un monde totalement fantasmé, jusqu’à une conclusion précipitée, riche en retournements de situation et quiproquos. Le conte, à sa manière, se finit bien (naturellement), et la question de l’existence de tout un chacun s’y trouve réglée pour le mieux.

 

Je dois avouer, cependant, que ce roman n’a véritablement pris tout son sens et son intérêt à mes yeux que passé un certain temps après la lecture ; si c’est probablement, et de loin, le plus drôle des romans de la trilogie « Nos Ancêtres », aussi ne s’ennuie-t-on pas un seul instant tandis que les pages se tournent toutes seules, il n’a cependant pas la séduction immédiate de la jolie fable qu’est Le Vicomte pourfendu, et sa richesse apparaît moins frontalement que dans Le Baron perché. En refermant le livre, je savais avoir passé un bon moment avec un bon roman, mais me sentais un peu déçu, sans trop savoir pourquoi… Cette impression n’a cependant pas duré : les images rémanentes et la puissance de la réflexion l’emportent bientôt sur la grosse blague immédiatement perceptible, et, au final, on se prend d’admiration pour toutes les composantes de ce roman à la fois intelligent et hilarant. Sous cet angle, c’est même un véritable modèle ; et donc une lecture indispensable. Comme l’est toute la trilogie, en somme. Je n’en ai certes pas fini avec Italo Calvino, du coup…

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"Fungi from Yuggoth", de H.P. Lovecraft

Publié le par Nébal

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LOVECRAFT (H.P.), Fungi from Yuggoth, West Warwick, Necronomicon Press, 1982, [n.p.]

 

Lovecraft lui-même (plusieurs textes en témoignent, que ce soit dans sa correspondance ou sous forme d’essais autobiographiques – voir notamment Uncollected Prose and Poetry 3) était tout à fait conscient de la faiblesse relative de la majeure partie de sa production poétique (du moins de celle datant de l’époque où il se consacrait à plein au « journalisme amateur »). Son goût pour les classiques et son cher XVIIIe siècle anglais l’amenait à élaborer une poésie très conservatrice, tout à fait rigoureuse sur le plan de la métrique, mais passablement fade pour ce qui est des émotions, des images et des idées ; tout au plus pouvait-on lui accorder un certain talent pour la satire mordante, dont il a pu faire preuve à maintes reprises, notamment dans les polémiques agitant le petit monde du « journalisme amateur ».

 

Mais c’était sans doute se tromper de voie. Et son œuvre poétique n’a réellement atteint sa maturation que plus tard, et dans un genre auquel il ne s’était que peu essayé jusqu’alors : la poésie « weird ». En témoignent ces célèbres Fungi from Yuggoth, son grand-œuvre poétique, somme de trente-six poèmes fantastiques qui s’inscrivent pleinement dans le reste de la production « weird » de Lovecraft. On y retrouve en effet ses thèmes de prédilection, mais aussi sa géographie (d’Arkham et Innsmouth à Leng et Yuggoth), sa « mythologie » (Nyarlathotep, Azathoth…), ses créatures (les mi-go, donc, mais aussi les choses très anciennes de l’Antarctique, les shoggoths ou encore – inévitablement – les maigres bêtes de la nuit…).

 

J’avouerai cependant mon incapacité quasi totale à livrer un compte rendu pertinent de ces Fungi from Yuggoth : la poésie, comme vous le savez peut-être si vous êtes un habitué de ce blog, j’ai déjà du mal en français, alors en anglais… Je note néanmoins que ces poèmes – toujours d’une métrique rigoureuse, et les trente-six reproduisent la même structure – sont généralement dotés d’une certaine musicalité, et que, contrairement aux œuvres poétiques antérieures de Lovecraft, on y trouve parfois de très belles images – d’ordre cauchemardesque, bien sûr. C’est vrai dès le début du cycle, avec cet homme qui « vole » un mystérieux grimoire dans une boutique poussiéreuse, et se retrouve poursuivi par une voix moqueuse ; et la suite ne fait que confirmer la puissance des images des Fungi from Yuggoth. J’aurais pu en sélectionner bien des extraits, mais le poème consacré aux maigres bêtes de la nuit (« Night-Gaunts », XX) qui hantaient les cauchemars de l’auteur depuis sa plus tendre enfance me paraît à cet égard tout à fait parlant :

 

Out of what crypt they crawl, I cannot tell,

But every night I see the rubbery things,

Black, horned, and slender, with membranous wings,

And tails that bear the bifid barb of hell.

They come in legions on the north wind's swell,

With obscene clutch that titillates and stings,

Snatching me off on monstrous voyagings

To grey worls hidden deep in nightmare's well.

 

Over the jagged peaks of Thok they sweep,

Heedless of all the cries I try to make,

And down the nether pits to that foul lake

Where the puffed shoggoths splash in doubtful sleep.

But oh! If only they would make some sound,

Or wear a face where faces should be found!

 

J’aime bien, j’avoue.

 

Mais je ne peux guère en dire plus… Alors, une fois n’est pas coutume, plutôt que de dire trop de bêtises, je vais m’en tenir là. Et vous souhaiter de beaux cauchemars, à même de faire œuvre poétique…

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"Journal des années de poudre", de Richard Matheson

Publié le par Nébal

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MATHESON (Richard), Journal des années de poudre, [Journal of the Gun Years], traduit de l’américain par Brigitte Mariot, Paris, Denoël, coll. Lunes d’encre, [1991] 2003, 265 p.

 

« Western Summer », épisode 2. Où l’on fait cette fois, en théorie du moins, dans le western fantastique, avec le grand Richard Matheson, qui nous a hélas quittés il y a peu. Sauf que le terme « fantastique » prête ici à débat, malgré l’auteur et la collection : disons-le tout de suite, en dehors de quelques éléments ambigus en fin d’ouvrage et, surtout, de l’habileté surnaturelle du héros à la gâchette, on n’a pas grand-chose à se mettre sous la dent en matière de fantastique… Aussi, pour ma part, et au vu de la longue tradition des westerns dans laquelle s’inscrit ce Journal des années de poudre, quand bien même il s’agit de la démystifier, j’aurais tendance à négliger cet élément de toute façon fort discret, et à faire du roman de Richard Matheson un pur western. Mais peu importe, sans doute…

 

Le Journal des années de poudre, c’est celui du « Prince des Pistoliers » Clay Halser pour les années 1864-1876, tel qu’il a été édité par son ami le journaliste Frank Leslie. Ledit journaliste a été témoin de la mort du « Héros des Plaines », lors d’un duel qui a mal tourné ; chargé de faire l’inventaire des biens du défunt, il tombe sur ce journal, entamé lors de la guerre de Sécession, peu de temps avant leur rencontre. Aussi décide-t-il de le publier – dans une version abrégée et « réécrite » – afin de livrer un portrait aussi juste que possible de Clay Halser, faisant la part des choses entre l’homme et sa légende.

 

Car Clay Halser est devenu, bien malgré lui, une légende de l’Ouest, à l’instar d’un Wild Bill Hicock (qui fait son apparition dans le roman). Déjà remarqué pour son héroïsme et son talent pour les armes lors de la guerre, où il combattait dans les rangs de l’Union, Halser ne peut guère profiter de son retour à Pine Grove, dans le Midwest, où tout indiquait qu’il allait poursuivre paisiblement sa vie auprès de la belle Mary Jane. Suite à une partie de cartes qui a mal tourné (déjà) et s’est soldée par un mort, Clay prend la fuite, direction la Frontière, qui le fascine. Arrivé dans l’Ouest, il va tâter d’à peu près toutes les occupations existantes dans ces terres dangereuses. Mais le jeune homme va vite être amené à reprendre les armes, notamment pour défendre une figure paternelle de substitution, M. Courtwright, lors d’une terrible « guerre privée » qui ensanglante un patelin. C’est là le véritable début de sa légende.

 

Mais c’est en se retrouvant, après quelques errances, du « bon côté » de la loi, que Clay Halser va véritablement devenir le « Héros des Plaines ». Marshal dans deux villes successivement, il va imposer son autorité à l’aide de carabines et de six-coups, contre vents et marées. Ce qui en fera un héros sur la côte Est… bien qu’il soit payé d’ingratitude dans l’Ouest. Et tout ceci, nécessairement, va mal finir…

 

Journal des années de poudre est largement une entreprise de démystification du western. Son thème fondamental, donc, est la distinction entre la légende et la réalité. Et la réalité est ici particulièrement sordide et violente… Le « Héros des Plaines », malgré qu’il en ait, est bel et bien un tueur, qui ne se trouve pas toujours dans le camp de la morale et du bon droit. Et il vit dans un univers singulièrement violent, où la véritable loi est en définitive celle du plus fort… ou du plus rapide à dégainer. Et ça tombe comme des mouches, les cadavres se ramassent à la pelle – à tel point, en fait, que c’en est presque parodique : on peut penser, par exemple, à Django (je parle de l’original), mais sans le côté baroque, et sans l’humour… Clay Halser tue à tours de bras, et s’en tire toujours ou presque sans une égratignure (sixième sens ? veine de cocu ? c’est là, à mon sens, le principal élément « fantastique » de ce roman qui ne l’est guère ; mais dans la mesure où le genre nous a bien habitués à semblables phénomènes de la gâchette…).

 

Le roman adopte par ailleurs une structure façon « rise and fall ». On assiste, grâce au journal d’Halser et aux interventions ponctuelles de Leslie, à la création d’une légende… puis à son exploitation grotesque. Si la première partie est des plus enthousiasmantes, riche en faits d’armes assaisonnés de « punchlines » bien caractéristiques du genre, la suite se montre touchante, poignante même, dans son portrait d’un homme dépassé par sa légende, et qui entend toujours remuer les nombreux squelettes qui emplissent ses placards…

 

Je ne nierai certes pas la pertinence et l’intelligence du propos de Richard Matheson. Et j’ai bel et bien retrouvé dans ce Journal des années de poudre, au style volontairement « simpliste », son grand talent de conteur : le fait est que le roman prend aux tripes, et que l’on ne s’ennuie pas une seconde à sa lecture ; on dévore ce livre, aussi intelligent que palpitant, et doté de personnages fort bien campés.

 

Et pourtant, je ne peux m’empêcher de m’avouer un brin déçu… Journal des années de poudre est à n’en pas douter un bon roman, mais je n’en ferais pas un « très bon » roman pour autant ; et de la part du grand Richard Matheson, qui nous a maintes fois bluffés par son talent, cela reste quand même relativement mineur. Je n’y ai certes pas retrouvé la maestria de Je suis une légende ou L’Homme qui rétrécit ; et, pour rester dans mon cycle western, j’ai même eu l’impression d’un roman assez médiocre comparé à l’excellent recueil de nouvelles qu’est Contrée indienne de Dorothy M. Johnson, autre entreprise de démystification, quand bien même c’est d’une manière très différente sur le fond comme sur la forme. Je sais d’ores et déjà, en tout cas, que le western de Matheson ne me laissera pas le souvenir impérissable que j’espérais. Sans trop savoir pourquoi au juste… Mais peut-être l’excessive habileté de Clay Halser (quand bien même elle est fondamentale pour le propos) m’a-t-elle parfois un peu laissé de marbre ; on ne tient plus le « body count » au bout d’un certain temps – c’est voulu, certes –, et, malgré tout, peut-être une certaine lassitude s’installe-t-elle, à force de hauts faits d’armes tout de même bien répétitifs. On comprend bien l’intention de l’auteur, mais elle se montre plus ou moins convaincante – et la noirceur et la violence de l’ensemble de tourner presque à la parodie, comme je l’avais noté plus haut (et là, je doute que ce soit vraiment dans les intentions de Matheson)…

 

Bref : je ne sais pas totalement pourquoi, mais, si Journal des années de poudre est une lecture tout à fait recommandable, je ne peux que m’avouer un peu déçu. Pas dramatiquement, hein ; mais voilà : pour un Matheson, ça me fait quand même l’effet d’une œuvre plutôt mineure.

 

Suite du « Western Summer » avec Les Frères Sisters de Patrick deWitt.

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"History of the Necronomicon", de H.P. Lovecraft

Publié le par Nébal

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LOVECRAFT (H.P.), A History of the Necronomicon, being a short, but complete outline of the history of this book, its author, its various translations and editions from the time of the writing (A.D. 730) of the Necronomicon to the present day, afterword by S.T. Joshi, Oakman – West Warwick, The Rebel Press – Necronomicon Press, [1980] 1981, [n.p.]

 

Attention : malgré le titre complet à rallonge, on fait ici dans le court, et même le très très court : trois pages de Lovecraft, trois pages de Joshi, et hop ! emballé, c’est pesé.

 

Le Necronomicon est le plus célèbre des « grimoires maudits » de Lovecraft, et, au-delà, sa plus fameuse création avec Cthulhu (mais il apparaît bien plus souvent…). Et, dès le vivant de l’auteur, il s’en est trouvé plus d’un pour croire à son existence réelle… La naïveté des uns, les blagues des autres (Derleth rapportait l’existence de fausses petites annonces et de fiches de bibliothèque tout aussi fantaisistes), ont contribué dans une égale mesure à la perpétuation de ce mythe. On avait même suggéré à Lovecraft d’écrire lui-même le Necronomicon… mais il s’y est bien entendu refusé : le livre n’aurait pu être que décevant par rapport à son aura, outre le fait qu’il était censé compter plus de 700 pages, d’après une remarque de « L’Abomination de Dunwich ». D’autres, depuis, ne se sont cependant pas privés de livrer leurs versions du Necronomicon (et je vous en parlerai probablement un de ces jours, à mes risques et périls).

 

Lovecraft a toutefois écrit ce tout petit texte, qui participait sans doute plus des notes de travail que de la perpétuation du canular.  Mais, dans une lettre à Clark Ashton Smith datée du 17 octobre 1930 (soit trois ans environ après la rédaction de cette « histoire »), il écrivait ceci : « No weird story can truly produce terror unless it is devised with all the care & verisimilitude of an actual hoax. » Dont acte.

 

Nous avons donc ici quelques indications, assez limitées, sur la vie de l’Arabe fou Abdul Alhazred, auteur de Al Azif, et sa disparition dans de mystérieuses circonstances. Sont ensuite évoquées les différentes traductions sous le titre dès lors canonique de Necronomicon (à l’étymologie un peu farfelue, Lovecraft n’était pas vraiment un helléniste…), en grec par Theodorus Philetas, en latin par Olaus Wormius, puis en anglais, dans une version largement incomplète, par le docteur Dee. Sont également mentionnées, outre les censures ecclésiastiques, les différentes éditions du grimoire, et la localisation des rares exemplaires existant encore du vivant de Lovecraft.

 

Tout cela nous donne un court texte amusant, quand bien même un peu frustrant de par sa brièveté. On notera que cette « memorial edition » de 1938 constitue aussi une sorte d’encart publicitaire pour « La Cité sans nom », première nouvelle à citer, non pas le Necronomicon, qui apparaissait déjà au moins dans « Le Molosse », mais ses célèbres vers : « N’est pas mort ce qui à jamais dort, et au long des siècles, peut mourir même la mort. » Ftaghn !

 

Et on laissera comme de juste le mot de la fin à H.P. Lovecraft, cité une nouvelle fois par S.T. Joshi : « The world is indeed comic, but the joke is on mankind. »

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"La Catastrophe des mines de Courrières"

Publié le par Nébal

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La Catastrophe des mines de Courrières. Récits & témoignages, édition établie par Virginie Debrabant et Karine Sprimont, illustrations de Sarah d’Haeyer, introduction d’André Dubuc, Paris, L’Œil d’or, coll. Mémoires & miroirs, 2006, 151 p.

 

10 mars 1906, les mines de Courrières, dans le Pas-de-Calais. Au petit matin, 1697 mineurs sont descendus au fond. Mais une violente explosion dans un des puits déclenche un « coup de poussière », pour des raisons encore mal comprises. En quelques secondes, cent dix kilomètres de galeries sont affectés et les « mauvais gaz » se répandent. On comptera 1099 morts, c’est une des pires catastrophes minières de tous les temps. L’émotion est vive, et le drame suscite bientôt une grève qui restera dans les mémoires… mais aussi une solidarité internationale inattendue, en provenance d’Allemagne, qui légitime un vibrant éditorial de Jean Jaurès dans L’Humanité.

 

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. En effet, vingt jours plus tard, treize mineurs que l’on croyait morts refont surface, par leurs propres moyens (les opérations de secours ont été limitées, et les ingénieurs ont tôt décidé de « boucher » les puits pour sauver la mine…). Ces « rescapés » ont connu un véritable enfer, survivant tant bien que mal, à peu de choses près sans nourriture et sans eau, contraints à mâcher du bois et à boire leur urine, dans le noir, au milieu des cadavres, par 300 mètres de fond. Quatre jours plus tard, on découvre un quatorzième rescapé isolé. Ce petit ouvrage raconte leur effroyable odyssée, au travers des récits qu’ils en ont livré à l’époque.

 

Passons sur les brefs compte rendus de la catastrophe en elle-même. L’affaire commence vraiment quand le gros quotidien Le Matin publie, en plusieurs épisodes racoleurs au possible, le récit de deux des rescapés, Henri Nény et Charles Pruvost (dont le fils Anselme figure également parmi les rescapés – « M’garchon ! »). Cette histoire est déjà en tant que telle époustouflante. Mais Nény (surtout) et dans une moindre mesure Pruvost se donnent le beau rôle, se posant en meneurs des rescapés, en braves mineurs qui ont su affronter l’adversité pour survivre et sauver leurs camarades.

 

Version qui sera contestée ultérieurement… Une publication rassemble d’autres témoignages de rescapés qui, au contraire, font du « méridional » Nény un imposteur, et même, à vrai dire, non seulement un lâche, arguant d’une blessure pour fuir les dangers, mais une ordure manipulatrice, tyrannisant un galibot réduit à un quasi-esclavage (Pruvost est par contre loué, malgré sa contribution au Matin ; on le suppose lui aussi manipulé). Et des témoignages individuels semblent également confirmer cette thèse…

 

Dès lors, cette compilation de « récits & témoignages » est intéressante à plus d’un titre. Il y a tout d’abord, bien sûr, le récit en lui-même du calvaire des rescapés et de leur improbable survie ; récit poignant et horrifiant, où l’espoir et le désespoir se relaient, et riche en séquences édifiantes : ainsi, le sort réservé au cheval de Couplet (lequel a toujours gardé le silence sur cette question), abattu pour nourrir les mineurs, mais après de longues tergiversations quant à la légitimité de la mise à mort de cette « pauvre bête », victime elle aussi du tragique événement… y compris pour des raisons tenant à sa propriété ! Quelles que soient les versions, on vibre pour le sort des rescapés ; on a l’impression, au fil des récits, de ressentir leur peur, leur faim, leur soif… L’immersion est totale.

 

Mais la diversité des regards, et donc des versions, est également des plus intéressantes : au-delà de la seule opposition entre le récit de Nény et Pruvost dans Le Matin, d’une part, et la brochure éditée par les autres survivants un peu plus tard, d’autre part, les témoignages se recoupent difficilement, si ce n’est dans les grandes largeurs. Impossible, au fond, de savoir ce qui s’est vraiment passé… La mémoire plus ou moins fiable (pourtant étonnamment précise pour ce qui est du chemin parcouru dans ce labyrinthe de galeries plongées dans les ténèbres), les intérêts en jeu (y compris politiques), les amitiés et les haines, suscitent autant de versions contradictoires. Mais la « presse parisienne » est largement vilipendée, qui exploite avec un cynisme hélas toujours d’actualité le drame, en le « feuilletonisant », quitte à travestir la « vérité » en sélectionnant arbitrairement des « héros », véhicules utiles à l’édification des masses avides de sensationnalisme. Le rôle des journalistes, parisiens ou locaux, est ici fondamental : en relatant l’événement, et en « adaptant » le verbe hésitant des rescapés (dont seuls les témoignages individuels, notamment celui de Couplet, donnent une idée véritable), ils le trahissent largement ; et le simple récit de se transformer, selon les cas, en histoire édifiante ou en charge virulente.

 

Ouvrage passionnant, La Catastrophe des mines de Courrières l’est ainsi à plus d’un titre : au premier degré, le lecteur – sans doute un peu voyeur – est transporté par le drame et ses péripéties hors du commun ; mais au-delà, il est également amené à s’interroger sur la fiabilité des témoignages en pareil cas, notamment du fait de l’intervention de la presse, prompte à travestir les faits pour en rajouter une couche, déguiser certains aspects et mettre en lumière d’autres. C’est la notion même de « témoignage » qui est dès lors questionnée. Somme de documents rares qui gagnent à être comparés avec attention, La Catastrophe des mines de Courrières s’élève ainsi au-delà du seul fait-divers, aussi tétanisant soit-il, pour esquisser une réflexion plus ample et autrement riche d’enseignements. Remarquable.

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Trois pistes

Publié le par Nébal

Hop, voici donc trois ébauches de morceaux faites à l'arrache sur un tracker à la con, mais que j'aime bien quand même, avec le recul, et souhaite travailler un peu. Je les avais déjà diffusées il y a de cela quelque temps sur la page Facebook du blog, mais il me semble qu'il est bien temps de les rappatrier ici.

 

Comme d'habitude, tout retour est le bienvenu, y compris si c'est pour me jeter des cailloux.

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"The Night Ocean", de H.P. Lovecraft

Publié le par Nébal

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LOVECRAFT (H.P.), The Night Ocean, afterword by S.T. Joshi, cover and interior artwork by Jason Eckhardt, West Warwick, Necronomicon Press, [1978] 1982, [n.p.]

 

Une précision s’impose d’emblée quant à la paternité de cette étrange nouvelle qu’est The Night Ocean. Comme vous pouvez le constater à la simple vue de la couverture, cette édition de 1982 ne créditait que H.P. Lovecraft en tant qu’auteur. Mais on savait dès la découverte tardive (1975) de ce texte qu’il s’agissait pourtant d’une « révision » d’une nouvelle de Robert H. Barlow (voir The Hoard of the Wizard-Beast). On a longtemps cru – et S.T. Joshi s’en fait l’écho dans sa postface – que ce texte était néanmoins majoritairement, voire presque totalement lovecraftien ; d’où, sans doute, cette attribution au seul Maître de Providence en couverture (et l’existence d’un recueil français portant ce titre, sans faire davantage mention de Barlow). L’état de la recherche a cependant avancé : dès cette édition, on savait que la contribution de Robert H. Barlow était au moins égale à celle de Lovecraft (étrange, du coup, que la couverture n’en fasse pas encore mention ; ce sera néanmoins le cas pour les rééditions ultérieures). Et aujourd’hui, tout semble indiquer que la contribution de Lovecraft a été en fait relativement minime (voyez I Am Providence), et ce en dépit des apparences ; car, oui, ce texte est bel et bien profondément lovecraftien, dans le fond comme dans la forme.

 

Résumer cette nouvelle serait sans doute un peu vain, dans la mesure où son fil narratif est pour le moins ténu : le narrateur loue une maison à quelque distance de la petite station balnéaire d’Ellston Beach et, au fil de ses errances sur la plage ou de ses observations posté à la fenêtre, constate de déconcertants phénomènes produits par l’océan. C’est à peu près tout, et on ne peut pas vraiment dire, malgré le crescendo stylistique, que la nouvelle ait un véritable point d’orgue, du moins sur le plan narratif. Plus spécifiquement « weird » qu’horrifique à proprement parler, elle se rapproche en fait du poème en prose, reposant largement sur l’ambiance (impeccable, il est vrai), et se révèle surtout propice à des considérations d’ordre plus ou moins philosophique.

 

Le narrateur entretient en effet une relation complexe de fascination et de répulsion pour la mer et ce qu’elle produit, ce qui est déjà passablement lovecraftien en soi. Mais, au-delà, ce qui importe, c’est surtout la prise de conscience par le narrateur de sa petitesse, et même de son insignifiance, face à la terrible majesté de l’océan. Et c’est en cela, surtout, que la nouvelle paraît un pur produit de l’imaginaire de Lovecraft : on peut en effet y voir son « cosmicisme » et son « indifférentisme » à l’œuvre. Peu importent, dès lors, les menus événements auxquels assiste le narrateur – rejet par la mer de débris humains, étrange apparition humanoïde dans la clarté lunaire. L’essentiel est ailleurs, dans la rêverie cosmique où la confrontation à l’océan suscite un tableau de l’effondrement des civilisations et de la disparition de l’humanité, accréditant plus que jamais l’idée de sa vacuité. L’ultime paragraphe mérite à cet égard d’être cité :

 

« Vast and lonely is the ocean, and even as all things came from it, so shall they return thereto. In the shrouded depths of time none shall reign upon the earth, nor shall any motion be, save in the eternal waters. And these shall beat on dark shores in thunderous foam, though none shall remain in that dying world to watch the cold light of the enfeebled moon playing on the swirling tides and coarse-grained sand. On the deep’s margin shall rest only a stagnant foam, gathering about the shells and bones of perished shapes that dwelt within the waters. Silent, flabby things will toss and roll along empty shores, their sluggish life extinct. Then all shall be dark, for at last even the white moon on the distant waves shall wink out. Nothing shall be left, neither above nor below the sombre waters. And until that last millenium, and beyond the perishing of all other things, the sea will thunder and toss throughout the dismal night. »

 

Je sais pas vous, mais moi je trouve que ça claque pas mal, quand même. Et c’est assurément lovecraftien, au sens le plus strict, celui qui ne nécessite pas d’apparition guignolesque du Grand Cthulhu et de lectures insanes de grimoires poussiéreux pour s’afficher comme tel. Ce qui justifie amplement que l’on s’intéresse à cette étrange et fascinante nouvelle qu’est The Night Ocean.

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"Même pas mort", de Jean-Philippe Jaworski

Publié le par Nébal

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JAWORSKI (Jean-Philippe), Même pas mort. Rois du monde, première branche, Lyon, Les Moutons électriques, coll. La Bibliothèque voltaïque, 2013, 270 p. [épreuves non corrigées]

 

Je vous avais, à l’époque, dit beaucoup de bien des deux précédents ouvrages de Jean-Philippe Jaworski, le très bon recueil de nouvelles Janua Vera et l’époustouflant roman Gagner la guerre, tous deux publiés à l’origine aux Moutons électriques et situés dans l’univers du « Vieux Royaume ». Et ces deux livres, bardés de récompenses pour une fois justifiées, ont connu un succès mérité, et suffi à faire de leur auteur ZE écrivain de fantasy francophone. C’est dire s’il était attendu au tournant.

 

Or on avait annoncé il y a de cela quelque temps la parution prochaine de Même pas mort (titre pas terrible, trouvé-je, m’enfin bon), premier tome d’une trilogie intitulée « Rois du monde », et ne prenant pas place dans le « Vieux Royaume ». Ce qui a suscité en moi – et j’imagine chez d’autres amateurs de Jaworski – des réactions diverses : la première et la plus importante, bien sûr, c’était la hâte de pouvoir enfin lire la chose, parce que tout de même, quoi ; on pouvait sans doute saluer également une certaine audace de la part de l’auteur, qui aurait pu se contenter de faire tourner à nouveau la mécanique bien huilée du « Vieux Royaume ». Mais, en même temps, l’idée de cette trilogie pouvait laisser sceptique (pourquoi encore une trilogie, hein ? je vous le demande)… surtout, à vrai dire, quand on a vu la taille de ce Même pas mort, très fin par rapport à l’énorme pavé qu’était Gagner la guerre ; suspicion de découpage de roman pour capitaliser sur la locomotive ? Je ne fais qu’évoquer cette question qui m’a moi aussi traversé l’esprit, sans prendre parti pour autant (il me semble que cela ne sera possible qu’au vu du tome 2, et Jean-Philippe Jaworski pourrait nous réserver bien des surprises…). Mais on ne va pas bouder son plaisir, hein : quand j’ai eu l’opportunité de lire ce Même pas mort, je me suis rué dessus la bave aux lèvres, désireux de lire le Jaworski nouveau au plus tôt, et supposant qu’il s’agirait là, d’une manière ou d’une autre, d’excellente fantasy.

 

Ben vous savez quoi ?

 

Même pas mort, c’est de l’excellente fantasy. Et en dépit de sa brièveté passablement frustrante, c’est même probablement ce que l’auteur a fait de mieux jusqu’à présent. Autant dire qu’il a parfaitement réussi son coup, le monsieur, et ce au-delà même de mes espérances les plus folles (je ne pensais sincèrement pas que ce nouveau roman me blufferait autant que Gagner la guerre, mais si, et même probablement davantage, donc).

 

Nous sommes bien loin de la Renaissance italienne fantasmée du « Vieux Royaume » : Même pas mort adopte en effet pour cadre l’antiquité celte (ou gauloise). Ce qui pouvait faire un peu peur, peut-être : c’est qu’on en a bouffé, du celtique, en fantasy, et que la concurrence est donc rude (voyez, par exemple, le cycle de « La Forêt des Mythagos » de Robert Holdstock, auquel je n’ai pu m’empêcher de penser ici ou là, l’importance du cadre sylvestre et des êtres étranges habitant la forêt y étant pour beaucoup). Mais Jaworski sait utiliser ce décor de main de maître, notamment en ce qu’il use de ce pour quoi il est tellement doué : le réalisme le plus poussé. Même pas mort, ça sent la grosse documentation salaambesque, qui se traduit notamment par un style, certes délicieux (j’y reviendrai) (et vous aussi), mais qui ne rechigne pas à faire étalage de mots rares. Et, en même temps, l’aspect le plus ouvertement fantaisiste est probablement plus sensible ici que dans la plupart des récits du « Vieux Royaume »… L’auteur jongle avec ces deux tendances avec une adresse qui n’appartient qu’aux meilleurs. C’est normal, C’EST le meilleur.

 

 

Bon, il serait peut-être temps que je dise un brin de quoi ça parle, tout de même. Notre narrateur est donc Bellovèse, fils de Sacrovèse, fils de Belinos. Et c’est un roi sans royaume : il aurait dû régner sur les Turons, mais son père a été tué par le haut-roi Ambigat, son oncle, lors de la guerre des Sangliers. Sa mère Danissa, son frère Ségovèse et lui-même ont été épargnés, mais relégués dans le trou du cul du royaume, sur les terres du héros Sumarios. Mais, une fois que les gamins ont grandi, voilà-t-y pas que le haut-roi leur impose de participer à la guerre qu’il livre contre les Ambrones… en espérant bien que les deux freluquets potentiellement dangereux à terme perdent la vie au cours de la bataille. Et, effectivement, Bellovèse, lors du premier assaut auquel il participe – contre une place-forte réputée imprenable – est transpercé d’un méchant coup de lance.

 

Mais il ne meurt pas.

 

Il aurait dû mourir sur-le-champ, mais ne meurt pas.

 

Et c’est inadmissible. Un interdit plane sur Bellovèse ; pour le lever, il doit se rendre auprès des terrifiantes Gallicènes, sur l’île des Vieilles… ce qui est interdit (justement).

 

Et c’est en fait là (après un intrigant prologue) que le roman commence, sur un bateau malmené par la houle, qui se rend hors du monde, avec à son bord Bellovèse, Sumarios, et le barde Albios. En effet, Jean-Philippe Jaworski, dans Même pas mort, malmène avec talent la chronologie, et le récit initiatique de l’enfance de Bellovèse, du meurtre de son père à sa confrontation avec son oncle, est largement raconté à l’envers. Ou, plus exactement, les récits s’imbriquent les uns dans les autres, remontant progressivement le temps jusqu’à ce que la source de la légende vienne éclairer d’un regard neuf son accomplissement. C’est admirable d’intelligence et d’astuce. Et donc remarquablement bien fait (et certainement pas gratuit : c’est bien au contraire la marque d’un conteur qui sait aller au cœur du conte).

 

Même pas mort est donc un récit initiatique, chose commune en fantasy. C’est aussi, chose commune également, un récit de vengeance, une tragédie (grecque, mais à poil dur). Pourtant l’auteur, sûr de son fait, est capable de faire du neuf avec du vieux, et passionne le lecteur au-delà des lieux communs que l’on pouvait craindre. Outre le brio incontestable de cette narration « déstructurée », deux éléments jouent en faveur de Même pas mort.

 

Le premier, c’est l’ambiance. On y est, tout simplement. Dans les premières pages, on sent la houle, on sent la pluie, on sent la peur. Et, plus tard, on vit la société celte, jusque dans la moindre de ses coutumes. La mythologie imprègne discrètement le récit, la surnature n’étant jamais bien loin. La forêt, lieu mythique par excellence, bruisse de mille créatures invisibles, dont on ne craint que trop l’apparition. Parallèlement, on se prend très fortement d’affection pour les personnages, pourtant a priori peu sympathiques : grandes brutes obsédées par l’honneur et la baston, toujours le défi à la gueule, les héros de Même pas mort incarnent tout ce que je hais, ce mélange débile de bravoure et de virilité qui fait les petits chefs, les adjudants, les sportifs et les toreros (je me comprends). Mais on vit avec eux ; au cœur des batailles comme des banquets, on prend plaisir à leur arrogance bourrine, et surtout on la comprend, on la ressent. On est comme eux, le temps d’un récit. Très belle performance, qu’il n’est certes pas donné à tout le monde d’accomplir. Il y a du coup quelque chose d’un peu régressif dans Même pas mort, ça sent la sueur et les muscles bandés, mais c’est particulièrement jubilatoire, et finalement très fin.

 

Second élément : le style. Car, oui, Jean-Philippe Jaworski nous démontre une fois de plus, mais sans doute plus encore qu’à l’habitude, qu’on peut écrire de la fantasy et avoir une plume malgré tout. Si j’ai pu relever quelques pains ici ou là (mais je vous rappelle que j’ai lu ce roman sur épreuves non corrigées), le fait est que, dans l’ensemble, ça déboîte. Le style est ici le complément naturel de l’ambiance : on y retrouve la même force, et la même finesse. Aussi ces deux éléments tendent-ils à s’imbriquer pour ne plus en former qu’un seul. Et c’est beau, c’est touchant, c’est vibrant, c’est excellent.

 

N’en jetez plus : Même pas mort n’est pas « aussi bon » que ce que l’on pouvait espérer ; il est encore meilleur. Son seul défaut est, encore une fois, sa relative brièveté, dans la mesure où elle est terriblement frustrante : attendre 2014 pour lire la deuxième branche ? Mais ça va être atroce, on ne va jamais y arriver ! J’EN VEUX ENCORE ! MAINTENANT !!!

 

Parce que voilà, c’est un fait : Jean-Philippe Jaworski règne sur la fantasy francophone. Il est largement au-dessus du lot, et je ne lui connais pas de rival. À vrai dire, il dépasse la seule sphère francophone, d’ailleurs : il figure parmi les meilleurs, tout simplement. Indispensable, vous dis-je.

CITRIQ

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"Looking Backward", de H.P. Lovecraft

Publié le par Nébal

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LOVECRAFT (H.P.), Looking Backward, West Warwick, Necronomicon Press, 1980, [n.p.]

 

Pas grand-chose à dire sur cette lovecrafterie-ci, donc, exceptionnellement, on va pouvoir aller vite… Looking Backward est un essai que je suppose dater de 1920 (ou à peu près), d’abord paru dans The Tryout (« célèbre » pour ses erreurs typographiques…), puis repris dans The Aonian (cette édition-ci en est un fac-similé).

 

Lovecraft s’y interroge sur « l’âge d’or » du « journalisme amateur », qu’il situe – ou que ses contemporains situaient – dans les années 1880. Ce qui ne l’empêche pas de se montrer caustique, loin de là. Si Looking Backward célèbre certaines publications de cette époque (en nombre limité, d’ailleurs), la croyance en un « âge d’or » authentique est tout de même passablement mise à mal… En fin de compte, Lovecraft dresse ici avec humour un tableau de ce « journalisme amateur » antédiluvien qui ne manque pas de rappeler la situation qu’il connaissait dans les années 1920, en mettant notamment l’accent sur les dissensions entre – essentiellement – ceux qu’il qualifie de « littéraires » et ceux qu’il qualifie de « politiciens », obsession qui fut sienne tout au long de son engagement dans ce mouvement (Lovecraft se rangeant bien sûr parmi les « littéraires »… ce qui ne l’empêchait pas, loin de là, de participer plus qu’à son tour aux polémiques « politiciennes »).

 

Si les éloges ne manquent pas, louant la qualité de certaines publications tant pour le fond que pour la forme, d’autres remarques se font plus perfides, et Lovecraft n’hésite pas à stigmatiser les ridicules de ce prétendu « âge d’or » ; ainsi, par exemple, de ce « journaliste amateur » qui ne manquait jamais de faire la promotion de son autobiographie sur son investissement dans le mouvement… que Lovecraft reconnaît néanmoins avoir une certaine valeur documentaire. L’hypocrisie des « Fossiles » est également évoquée, par exemple pour ce qui est de leur attitude moralisante à l’égard des lieux et des personnes qu’il est bon de fréquenter : Lovecraft montre le sourire aux lèvres que ces « Fossiles », en leur temps, ont eux aussi fait les quatre-cent coups à New York, à l’instar des petits jeunots qu’ils ne peuvent s’empêcher de critiquer…

 

Pas grand-chose à dire de plus… Je manque en effet de connaissances pour livrer un compte rendu plus approfondi de ce fascicule, connaissances touchant tant le « journalisme amateur » des années 1880 que celui des années 1920. Aussi ai-je tendance à penser que cet opuscule n’intéressera que les plus acharnés des exégètes lovecraftiens (dont je ne suis pas, exceptionnellement…), et notamment ceux qui s’intéressent au petit monde du « journalisme amateur », qui nous est bien étranger aujourd’hui…

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