"Les contes du vagabond", de Claude Mamier
MAMIER (Claude), Les contes du vagabond, préface de Patrick Eris, postfaces de Claude Mamier et Dul, Noisy-le-Sec, Malpertuis, coll. Brouillards, 2007, 253 p.
Retour à la folle séance de dédicaces de l’autre jour, avec ces Contes du vagabond de Claude Mamier. Je plaide coupable : en entrant dans la librairie, je ne connaissais ni l’auteur, ni son livre (ni même l’éditeur, d’ailleurs). La curiosité bibliophage (mes petits démons ne m’ont pas lâché, loin de là) m’a néanmoins incité à en faire l’acquisition. Le monsieur m’a fait une très sympathique dédicace, mais je n’ai guère pu m’entretenir avec lui (ma timidité maladive non plus ne m’a pas lâché, loin de là…). Après quoi, ici ou là, j’ai farfouillé un peu… et j’ai lu bien des choses flatteuses concernant cet ouvrage. Chouette !
Pourtant, pour être franc, je n’étais pas tout à fait convaincu, et je craignais même de n’être pas vraiment satisfait (voire pire) par ce recueil de nouvelles. Alors, déjà, oui, la couverture ne me paraissait pas du meilleur goût (les couleurs, surtout), mais, après tout, « don’t judge a boook by its cover », tout ça, et j’ai déjà lu bien des merveilles se cachant derrière des immondices paternostériens (entre autres), donc rien de rédhibitoire. Non, ce qui me faisait redouter le pire (bêtement, sans doute), c’était la genèse de cet ouvrage. Les contes du vagabond, deuxième recueil de nouvelles de Claude Mamier, est en effet le résultat d’un long périple autour du monde, au cours duquel ledit Claudio et son comparse Dul ont recueilli des dizaines et des dizaines de contes dans trente pays différents : un voyage de 1000 jours… et 1001 nuits, bien sûr (voyez plus de détails ici).
Or (attention, digression hautement dispensable contenant des vrais morceaux de 3615 Mavie, « fuyez, pauvres fous ! »), si les contes m’intéressent tout naturellement (enfin, plus précisément, la création mythologique, le folklore, etc. ; pour ce qui est de l’art du conteur au sens le plus strict, de l’oralité, je suis un peu moins enthousiaste, mais c’est sans doute à mettre en rapport avec mes bêtes préjugés contre la performance scénique en particulier et le contact humain en général…), les voyages, beaucoup moins. Je n’ai pas du tout l’esprit globe-trotter. Mais alors pas du tout. Casanier de tempérament, et qui plus est flemmard et asocial, j’ai toujours préféré le voyage autour de ma chambre à l’aventure autour du monde. Prévenons tout de suite les raccourcis nauséabonds : ce n’est certainement pas par fierté de coq de village (j’éprouve une jubilation puérile à souiller autant que possible le drapeau, la patrie et tout ce qui va avec, j’imagine que ça s’est vu…) et rejet des autres cultures… Loin de là, d’ailleurs : paradoxalement, la description d’autres cultures et d'autres lieux et les récits des grands voyageurs, de Marco Polo et Ibn Battûta à Peary, Scott, Amundsen et Schackleton en passant par Christophe Colomb, Vasco de Gama, Magellan, Cook et compagnie, m'ont toujours passionné, et c’est d’ailleurs une des raisons expliquant mon attrait pour la science-fiction, notamment dans sa variante la plus ethnologique. Accessoirement, l’ethnologie est une discipline qui m’a toujours considérablement séduit (je me suis régalé à la lecture de Malaurie, Levi-Strauss, Evans-Pritchard, Malinowski, Clastres, Balandier, etc.), et qui m'attire encore aujourd'hui ; j’avais envisagé un temps de l’étudier (et je n’exclue toujours pas, à terme, d’obtenir un diplôme en anthropologie juridique, matière fascinante et hélas trop peu enseignée en France ; mais il existe néanmoins quelques passerelles – très hasardeuses sur le plan épistémologique, d’ailleurs, mais plus compréhensibles sur le plan global de l’utilité des « sciences auxiliaires du droit » – avec l’histoire du droit, ainsi qu’en témoignent des professeurs tels que Norbert Roulland ou, à Toulouse – et je ne le remercierai jamais assez, entre autres choses, d’enseigner cette matière en première année... en commençant par un conte japonais, d'ailleurs ! – Jacques Poumarède ; alors sait-on jamais…), mais le terrain, disons-le franchement, me fait peur… Je n’arrive à voyager – même en France ! – qu’au travers des livres ; le contact humain m’effraie, et « l’aventure » m’ennuie quand elle ne m’agace pas. Aussi n’ai-je que rarement mis les pieds hors de ma province… et n’ai-je quitté la France qu’à de bien rares reprises (trop rares, sans doute : Tunisie et Italie étant gamin dans un cadre organisé, yeurk ; Maroc et Espagne plus récemment et plus librement, avec plus ou moins de bons souvenirs ; pas vraiment « l’aventure », donc…). Parmi mes relations, les vagabonds ne manquent pas, pourtant… mais je ne peux pas les suivre dans leurs plus ou moins longs périples, et je me sens encore moins de partir seul. Malgré la propagande récurrente m’incitant à me bouger le cul (et je ne doute pas qu’elle soit sincère et désireuse de me sauver des flammes de l’enfer, i.e. l’obésité mélancolique, cloîtré dans mon cloaque étudiant) ; mais non : toutes ces destinations qui me font rêver (en vrac, le Japon et plus largement l’Extrême-Orient, mais aussi, allez, la Grèce, l’Egypte, la Turquie, ou encore l’Ecosse, le Canada, les Etats-Unis, la Sibérie, la Mongolie, le Groenland, l’Antarctique…), je ne peux me résoudre à m’y rendre. (En plus, je parie que la bouffe est bizarre, chez ces estrangers ; paraîtrait même que y’en aurait pour manger des escargots ou des grenouilles, yeurk…) J’ai bien, de temps à autre, des fantasmes bizarres, genre remonter la route de la soie ou la muraille de Chine, mais… non. Non, non, non. Dernier point : les récits de voyage qui m’intéressent sont généralement anciens ; à l’ère du village global, le voyage, plus accessible, me séduit peut-être encore moins. Et l’odyssée du routard, parfois (souvent ?) mêlée d’imposture pseudo-hippie, d’idéalisation résolument niaise et de condescendance bobo pour le non-occidental « qu’a su garder sa pureté, t’vois », ça, ça tend carrément à me les briser. D’autant que ces vagabonds-là, pour stigmatiser le bête touriste, ne valent souvent guère mieux à mon sens ; les slogans alter-mondialistes sans cesse répétés, la main sur le coeur et la barbe de trois jours (soigneusement entretenue pour être de trois jours, hein) n’y changent rien, c’est même à la limite encore pire.
Fin de la digression (pardon, pardon). Mais vous comprenez peut-être mieux maintenant pourquoi j’ai abordé ces Contes du vagabond d’un œil vaguement sceptique. Cela dit, vous savez depuis fort longtemps que Nébal est un con… En effet, ce bouquin, s’il n’est pas parfait, est néanmoins tout à fait sympathique : en ce qui me concerne, ce fut une bonne, et même une très bonne surprise.
Commençons par préciser que Les contes du vagabond n’est pas un recueil de contes, mais un recueil de nouvelles. Non, je ne pinaille pas ; j’entends simplement par-là que les contes relevés aux quatre coins du monde ne sont pas livrés directement à la face du lecteur, mais disséminés ça et là, parfois très discrètement, tout au long des neuf nouvelles (toutes inédites sauf une) généralement fantastiques (un brin de fantasy, juste un doigt de SF) qui composent ce recueil, et qui sont agrémentées de quelques photographies.
Les sept nouvelles du corps du texte sont encadrées par les deux récits de Vagabond à Liverpool, « Le conte des histoires du monde » (pp. 5-17) et « Le conte des pierres de la douleur » (pp. 221-235). En suivant le point de vue du fougueux Carlo, en manque de bastons footballistiques, nous y faisons la rencontre, dans un pub miteux, du mystérieux Vagabond, qui gagne sa pitance en racontant des histoires ; rien de plus opposés en apparence que ce manieur de mots et le hooligan bas du front… Mais celui-ci succombe pourtant au charme des récits de Vagabond, du premier conte rapportant toutes les histoires du monde, au dernier... et à ses conséquences imprévues. Ici, j’avouerai que le personnage de Vagabond m’a immanquablement fait penser au Sandman de Neil Gaiman ; c’est-à-dire à ce que Neil Gaiman a fait de mieux… Et les récits suivants, chacun dans un pays différent, et prenant souvent eux-mêmes la forme d’un voyage, partagent avec la géniale bande-dessinée cette atmosphère rare mêlant noirceur et crudité d'une part (l'humanité, où qu'elle soit, n'est guère envisagée sous un jour flatteur), et onirisme et symbolisme de l’autre.
La première « véritable » nouvelle, « Bokor Palace » (pp. 19-61), m’a littéralement bluffé. Nous y suivons Samrin, mi-Cambodgien, mi-Français, dans un périple en quête de ses origines, à partir de Phnom Penh, jusqu’à Bokor, ancienne station de villégiature de la bourgeoisie coloniale puis khmère, à la frontière thaïlandaise. Les exactions de Pol Pot et de ses sbires imprègnent encore durement le pays, et Samrin, en quête de son passé, affronte nécessairement les fantômes du drame cambodgien… entre autres. Un superbe récit, remarquablement adroit et juste, sachant traiter de l'identité et de l’horreur des Khmers rouges sans jamais tomber, ni dans le pathos, ni dans le racolage. Je ne crains pas de le dire : cette nouvelle m’a tout l’air d’un authentique chef-d’œuvre.
La suite, hélas, mais sans surprises, n’atteindra jamais à nouveau de tels sommets. Mais la plume de Claude Mamier, assez élégante, nous réserve encore de très bons moments. Je relèverai notamment deux excellentes nouvelles : la première, « Flammes de nos corps » (pp. 83-109), n’est pas sans rappeler « Bokor Palace », dans la mesure où nous y suivons, en Roumanie, un vieux rescapé de la Shoah confronté une nouvelle fois à l’officier allemand qui a autrefois anéanti sa vie ; la nouvelle est moins subtile que la précédente, peut-être un peu trop naïve dans sa conclusion, mais néanmoins très convaincante. Autre belle réussite, « Légendes de la Selva » (pp. 127-161), mêlant avec adresse trois intrigants récits amazoniens ; le deuxième, surtout, est une merveille : seule la conclusion à mon sens un peu trop abrupte de l’ensemble l’empêche d’atteindre le niveau de la première nouvelle, mais cela reste excellent.
D’autres récits sont tout à fait satisfaisants : « J’écris ton nom avec des ailes de papillon » (pp. 63-81), ainsi, est un très joli récit initiatique, celui d’une fuite en Turquie, cette fois, aboutissant néanmoins à du sens. Très correct. Il en va de même pour « L’image de mes désirs » (pp. 163-181), récit thaïlandais plus classique, sans doute, mais néanmoins convaincant.
Je serai un peu plus réservé concernant « Les cendres du monde » (pp. 111-125 ; c’est le seul texte à avoir été publié précédemment, en 2003 – et donc avant le voyage – dans l’anthologie Chimères, mais il s’agit là d’une version remaniée) ; cette quête initiatique africaine confrontant les hommes aux dieux n’est pas sans intérêt ni élégance, mais je l’ai trouvée tout de même un peu trop confuse…
La seule véritable fausse note dans ce très sympathique recueil… est en fait la nouvelle « française » intitulée « Je reviens » (pp. 183-219) : une vague anticipation zombifico-satanique au Père-Lachaise, très série Z, et qui détonne tristement dans l’ensemble, d’autant qu’elle se montre paradoxalement plus didactique dans sa dimension voyageuse, plus ou moins lourdingue dans ses références (Anton Lavaux...) et assez franchement « adolescente »… Peut-être dis-je des bêtises, mais je ne serais pas surpris d’apprendre que ce texte raté, pour n’avoir pas été publié précédemment, n’en est pas moins plus ancien que les autres. On n’y retrouve en tout cas rien de tout ce qui fait l’intérêt des plus belles réussites de ce recueil.
Mais cela ne saurait modifier excessivement le bilan : excellente surprise, donc, que ces Contes du vagabond aux antipodes de ce que je pouvais craindre. Alors je bats ma coulpe (oui, avec des orties fraîchement coupées), et je retiens le nom de Claude Mamier ; parce que ce vagabond-là est un conteur de talent, qui a bien des choses à nous rapporter.