(Clic.)
… Nous étions une petite bande de réformés, qui errait à travers la France. Il y avait Solange, Hélène, Jacques et moi. Aucun des deux camps n’avait voulu de nous, pour des raisons variées, parfois obscures, parfois évidentes. Mais là n’est pas la question. Peu importe. Ce qui compte, c’est que notre statut de parias nous obligeait à parcourir le pays, des zones rouges aux coins les plus paisibles, sans trêve ni repos. Je n’étais pas vraiment préparé à ce genre de vie – qui le serait ? Mais nous n’avions pas le choix. Et, finalement, ce n’était pas si pire… On s’entendait bien, déjà. Notre position était précaire, il nous était impossible de nous intégrer, mais on a connu quelques bons moments, dans cette vie plus ou moins aventureuse qui nous avait été imposée par les circonstances.
(…)
… Oui, bien sûr. On en était réduit au vol ou à la mendicité, forcément. Choses pour lesquelles nous n’avions pas spécialement de talent. On n’avait pas le choix, c’est tout. Alors on s’adaptait. Bien sûr, cela n’arrangeait pas exactement nos relations avec les engagés. C’était véritablement une guerre totale, on a sans doute du mal à prendre conscience aujourd’hui de ce que cela impliquait. Il fallait, d’une manière ou d’une autre, participer à l’effort de guerre. Tout le monde était engagé, sauf quelques incompétents notoires comme nous autres, incapables de monter au front, mais tout aussi incapables d’exercer une activité utile à l’arrière. Des inutiles, voilà ce que nous étions. On nous traitait régulièrement de parasites – ce qui n’était pas forcément faux, d’ailleurs. Nous ne trouvions pas notre place dans la société en temps de guerre ; mais je ne suis pas certain que nous aurions davantage pu nous intégrer si les circonstances…
(…)
… Non, l’après-guerre ne nous a pas permis de répondre à cette question. Les rescapés étaient des victimes, des handicapés à vie ; encore un statut à part, qui faisait de nous des marginaux. Nous n’avons donc jamais été dans la norme.
(…)
… Oui, j’y reviens. Nous étions quatre, donc. Cela faisait près de deux ans que nous étions contraints de vagabonder à travers le pays. Contrainte qui ne présentait pas que des désavantages, d’ailleurs. Déjà, on pouvait aller où bon nous semblait. Pour nous, les frontières n’existaient pas – les traits sur les cartes officielles, mais aussi les lignes fluctuantes du front. Nous avons tour à tour vécu chez les transhumanistes et chez les conservateurs, tant bien que mal. Ils nous traitaient tous de la même manière, de toute façon, avec ce mélange de mépris et de pitié condescendante qui a toujours été le lot des parias. On ne nous aimait pas, non. On nous chassait, souvent. Il fallait faire avec… D’où cette contrainte du voyage. Il nous fallait vivre sur le pays, mais le pays nous repoussait. Il n’y avait pas de solution. Des fois, on se prenait à rêver d’un havre pour les réformés, une sorte d’utopie où nous trouverions enfin notre place. Rêve absurde, bien sûr. Délire pacifiste. La société de ce temps-là ne permettait certainement pas d’envisager l’existence d’un endroit pareil. Mais, dans les meilleurs jours, on peut dire que cette utopie avait un semblant de réalité ; simplement, elle était mouvante, elle nous accompagnait sur les routes.
(…)
… Oui, je vais arriver à la capture, mais il me semblait important de poser un peu le contexte. Les gens, aujourd’hui, ont sans doute du mal à comprendre ce que c’était alors que d’être un réformé. L’anomalie que cela pouvait représenter. Mais je vais m’arrêter là. La capture, donc.
(Long silence.)
… Excusez-moi. Cela m’est encore pénible de repenser à toute cette horreur… Des fois, je suis pris de l’envie de fondre en larmes, tellement… Je…
(Sanglots.)
… Veuillez me pardonner.
(…)
… Non, non, ça va aller. Il le faut. Il ne faut pas oublier DE FAIRE…
(…)
… Pardon. Juste un instant.
(Soupir.)
… Oui, ça va mieux. Ne vous en faites pas pour moi, je ne suis qu’un vieux croûton obnubilé par le passé. De l’eau a coulé sous les ponts. Mais c’est très bien ce que vous faites. IL NE FAUT… Pardon. Le souvenir. C’est important. Les jeunes d’aujourd’hui doivent savoir. Laissez-moi juste un instant.
(Le témoin boit un verre d’eau ; il tremble.)
… Voilà. Nous étions à l’arrière, dans le camp conservateur. Oh, je ne vous ai pas parlé de mes sympathies ! Oui, même si nous étions réformés, nous avions tous une opinion sur le conflit en cours. Pour ma part, j’étais plutôt transhumaniste, comme Hélène. Solange et Jacques penchaient davantage de l’autre côté. Mais nous n’en parlions pas vraiment. Ce qui nous rapprochait était autrement plus fort que ce qui nous divisait.
(…)
… Oui, sans doute. Bon. Peu importe, alors. Là, nous étions en terres conservatrices. Les deux factions, de toute façon, nous traitaient de la même manière, alors pour nous, quelles que soient nos opinions… Bref.
(…)
… Oui, jeune homme. Inutile de vous excuser. Donc, nous étions à l’arrière, et c’était plutôt une bonne période, pour nous. L’été. Il faisait bon. On pouvait cueillir des trucs, chasser parfois. C’est en cherchant des baies, d’ailleurs, que nous avons franchi le périmètre de sécurité de la base où nous avons été capturés. Une base de drones, conservatrice. On a été pris en plein lancement, un sacré spectacle ! Un instant, il n’y avait rien, et puis, hop ! le sol se soulevait, des trappes s’ouvraient, et d’immenses engins prenaient leur envol… Jacques a failli y laisser sa peau, d’ailleurs – il était sur une trappe quand elle s’est ouverte. Cela aurait sans doute mieux valu pour lui qu’il tombe dans le puits, ou qu’il soit d’emblée pulvérisé par le drone… Pauvre Jacques…
(…)
... Non, non, ça va aller. Merci. Donc… Il y avait cette base de drones. Nous étions pris en pleine alerte. Des soldats n’ont pas tardé à débouler et à nous maîtriser. Mains en l’air ! Il nous était impossible de fuir, nous nous sommes rendus. Nous avons été conduits dans les souterrains jusqu’à une salle d’interrogatoire. Bornés, ces militaires… C’était absurde, mais ils nous prenaient néanmoins pour des espions ! Nous avons passé des heures dans cette pièce, sous-alimentés, sans pouvoir se laver ou se soulager. Un bien rude calvaire… mais ce n’était rien en comparaison de ce qui nous attendait. Mais comment aurait-on pu le savoir ? Il y avait deux officiers, qui jouaient la vieille comédie du gentil flic et du méchant flic. Sans le moindre résultat, bien sûr, puisque nous étions innocents. Ils ont bien fini par comprendre que nous étions bel et bien ce que nous prétendions, et que notre présence sur la base relevait du pur hasard. Alors ils nous ont transféré au complexe… Je pourrais avoir un autre verre d’eau, s’il vous plaît ?
(…)
… Merci. Non, nous n’avons pas été immédiatement séparés. Nous avons fait le trajet ensemble, dans un vieux camion de l’armée, inconscients de notre destination. Nous ne pouvions pas savoir… Personne ne savait. C’était tellement absurde, quand on y repense…
(…)
… Non, je vais prendre sur moi. J’ai accepté votre offre, je vous remercie de travailler sur cette question. On oublie trop souvent DE… Pardon. Les gens ne se souviennent tout simplement pas. Je sais même qu’il y en a pour dire que tout cela n’a jamais eu lieu. Les salauds… Mais je peux les comprendre, dans un sens. Une entreprise aussi vaine, une telle dépense de temps, d’énergie et de moyens pour un résultat si… oui, absurde, oui. C’est complètement fou, quand on y repense. Une telle cruauté…
(…)
… Non, je ne crois pas. Hélas ! Vous savez, avant même ces… événements… j’avais déjà acquis la conviction que l’homme était foncièrement mauvais. Je crois que le sadisme est un constituant essentiel de l’humanité. Que nous sommes tous sadiques. Rien de nouveau à cet égard. Non, ce qui est très particulier, ici, c’est l’organisation scientifique de ce sadisme, si vous me passez l’expression. Il y avait eu des précédents, bien sûr, mais visant généralement à l’élimination pure et simple, à plus ou moins long terme. Pas là. Et c’est bien ce qu’il y a de plus fou dans cette histoire…
(…)
… Je vais y arriver. C’est promis. Le complexe, donc. À l’époque, j’étais bien évidemment incapable de le situer sur une carte. Et, à vrai dire, je m’en moquais un peu ; je pensais que nous serions vite relâchés, et que nous pourrions reprendre notre vagabondage sans but. Jacques et Hélène pensaient la même chose, il n’y avait que Solange pour… Mais c’était Solange. Elle a toujours envisagé le pire. Mais cette fois, elle avait raison.
(…)
… Ne vous en faites pas, jeune homme. Je sais que je donne l’impression de tourner autour du… de… Enfin, vous me comprenez. Je vais vous décrire le complexe, maintenant, tel qu’il nous est apparu alors. Un immense bâtiment gris-blanc, borgne, au milieu d’un parc rieur, littéralement envahi d’écureuils. Un bloc d’austérité qui détonnait dans ce cadre. Mais l’impression donnée était assez juste, celle d’une sorte de clinique psychiatrique à l’ancienne, avec ses hauts murs qui nous coupaient du reste du monde…
(…)
… Oui, j’avais déjà fréquenté de telles institutions. Dépression chronique… Alors j’ai de suite pensé à ça. Sans véritable fantasme pénitentiaire. J’étais déjà passé par là. Conscient de mon statut d’inadapté, je pensais que l’on allait nous imposer à tous quatre un petit séjour en milieu hospitalier, et, pour être franc, ça me paraissait plutôt une bonne chose : de quoi se reposer un temps, avoir le gîte et le couvert… Si j’avais su…
(…)
… Jeune homme, faites-moi confiance. Je vais y arriver. Bon… Nous avons été séparés dès notre arrivée. Enfin, plus exactement, Jacques m’a tout d’abord accompagné, tandis qu’Hélène et Solange étaient conduites dans un autre secteur. Nous avons déambulé le long de couloirs froids et austères, guidés par des sortes d’infirmiers, jusqu’à la salle de réception. Jacques est passé le premier. Je ne l’ai plus jamais revu…
(…)
… Oh, non. Non. Simplement, dès la libération, il s’est suicidé – je ne l’ai appris que bien des années plus tard.
(…)
… Je vous en prie. J’ai attendu environ une demi-heure, et puis on m’a fait pénétrer dans le bureau. Oui, celui du docteur François. Je ne connaissais bien entendu pas son nom, à l’époque, il a fallu attendre le procès. Personne n’avait de nom, dans le complexe. Les docteurs et infirmiers pas plus que les patients. Cela faisait partie du processus de déshumanisation et de confiscation de l’identité. Je n’étais plus « Bertrand », j’étais « Toi ! » pour les infirmiers, « Vous » pour les docteurs. On ne m’a d’ailleurs pas demandé mon nom lors de l’admission ; ils s’en foutaient.
(…)
… Oui. Il y avait une bibliothèque. Plein d’ouvrages très savants, et le guide du docteur François en plein d’exemplaires, avec sa couverture jaune et rouge. La pièce, sinon, était assez dépouillée. Une plante verte dans un coin. Un bureau encombré de dossiers. Et, bien sûr… la comptine…
(…)
… Non, je vais y arriver. Il faut que je le dise. Je me suis entraîné. Il y avait donc un grand panneau au-dessus du docteur, qui disait… qui disait…
(Soupir.)
… « IL NE FAUT PAS OUBLIER DE FAIRE CACA ! »
(Long silence.)
… Non, ça va aller. Merci. Excusez-moi, je… Mais ça va aller. Il fallait le dire. C’est important.
(…)
… Oui, peut-être. À demain, alors…
(Clic.)
* * *
(Clic.)
… Les questions du docteur François étaient absurdes. Et s’y glissaient déjà des thèmes scatophiles. Au détour d’une question innocente – sur mes antécédents psychiatriques, par exemple –, il me demandait, eh bien, si je regardais avant de tirer la chasse, ce genre de choses. La consistance. La couleur… Une demi-heure d’entretien, comme ça. Ensuite, on m’a guidé dans les douches. On m’a déshabillé, puis laissé seul. La pièce était froide, carrelée de blanc immaculé. Je me suis lavé. Je suis allé aux toilettes. Le leitmotiv était bien entendu affiché au-dessus. C’est la seule chose que j’ai pu lire pendant les 90 jours du traitement.
(…)
… Oui, le docteur François m’avait déjà prévenu que la rééducation durerait 90 jours. Je n’imaginais pas alors à quel point ce serait dur… 90 jours. Dit comme ça, ce n’est pas grand-chose… Pourtant…
(…)
… Non, ils ne m’ont pas donné de vêtements. Effectivement, nous étions nus, pendant toute cette période. Les femmes comme les hommes, d’ailleurs. Un jour, à la lisière du périmètre, j’ai vu Hélène. Elle ne m’a pas reconnu.
(…)
… Non, je vous l’ai déjà dit, je n’ai jamais revu Jacques. Le hasard, sans doute… Nous étions sous l’emprise complète du hasard.
(…)
… Les premiers jours, non. Pendant un temps, la seule chose véritablement gênante, c’était la nudité. La perte d’identité, à la limite. Oh, et la comptine qui passait en sourdine en permanence, bien sûr…
(…)
… Non. Non, le pire, très franchement, ce n’était pas les électrochocs. C’était terrible, bien sûr. Mais c’était une torture, comment dire… ponctuelle ? L’angoisse, avant, était insupportable, la douleur affreuse… Mais…
(…)
… Après trente jours, oui. Mais franchement, jeune homme, vous auriez tort d’y accorder trop d’importance. La véritable torture, dans le complexe, n’était pas physique. Non… Non, c’était tout cet ensemble de manipulations qui vous vidaient le crâne et vous ôtaient toute substance. C’est ça que les jeunes, aujourd’hui, n’arrivent pas à comprendre. On se focalise sur les électrochocs, mais le pire… le pire c’était d’avoir tout le temps dans la tête cette comptine stupide, d’entendre et de hurler jour après jour « IL NE FAUT PAS OUBLIER DE FAIRE… »
(…)
… « CACA ! IL NE FAUT PAS OUBLIER DE FAIRE CACA ! IL NE FAUT PAS OUBLIER DE FAIRE CACA ! IL NE FAUT PAS OUB… »
(Clic.)
* * *
(Clic.)
… Je… je vous prie de m’excuser pour hier. Cela ne se reproduira plus.
(…)
… Merci. Les trente premiers jours, donc. Une routine s’est très vite instaurée. Lever à sept heures, toilettes, petit-déjeuner, toilettes, promenade dans le parc, toilettes, déjeuner, toilettes, entretiens et ateliers thérapeutiques, toilettes, dîner, toilettes, extinction des feux à vingt heures. La comptine était diffusée en permanence, même la nuit, bien sûr. Et, au fil des jours, les panneaux se multipliaient, partout, qui reprenaient sans cesse le leitmotiv.
(…)
… Oui, c’était les seuls changements que nous pouvions constater.
(…)
… Nous, oui. Nous formions un petit groupe d’une quinzaine de patients. Nus. Et il nous était interdit de dire nos noms, sous peine de passer au caisson.
(…)
… Bien sûr. D’un tempérament un peu rebelle, j’y ai effectué plusieurs séjours. C’était une sorte de placard, d’un noir d’encre, dans lequel la comptine passait à un volume beaucoup plus élevé. Chaque condamnation au caisson durait huit heures. Huit heures debout, dans le noir, à entendre la comptine. Alors évidemment on se chiait dessus. Littéralement. Direction les toilettes et les douches dès la sortie. Et ça ne vous donnait pas envie de recommencer, croyez-moi. J’y suis retourné, pourtant… Mais il faut dire qu’on nous y envoyait au moindre prétexte. Un pas de travers, un mot de trop, hop ! le caisson.
(…)
… Vous y revenez toujours… Oui. Les électrochocs. Les séances commencèrent à partir du deuxième mois. Dans la salle, la comptine passait très fort.
(…)
… Oh, mais eux ils avaient des casques anti-bruit ! Enfin, le mot n’est pas très juste ; ça filtrait – en tout cas, ils n’avaient pas à supporter la comptine. Sinon, ils seraient devenus aussi fous que nous… Car, oui, nous devenions fous, à force. De la merde dans le crâne. De la merde partout. De la… il… IL NE FAUT P…
(Clic.)
* * *
(Clic.)
… Je vous prie encore une fois de bien vouloir m’excuser. Mais, comme vous pouvez le constater, quarante ans plus tard, ce conditionnement reste des plus efficace…
(…)
… Non. Non, je n’ai jamais compris pourquoi. Personne, d’ailleurs. Lors du procès, on a bien entendu chercher à comprendre les motivations du docteur François, et de ses supérieurs, mais rien. Toute cette débauche semblait… gratuite. Encore que le mot ne soit pas très bien choisi : tout cela devait coûter fort cher. Et cela ne débouchait pourtant sur rien d’autre que la folie. Des dizaines d’individus braillant une comptine inepte à tue-tête. Pourquoi ? Je n’ai pas la réponse. Je ne crois pas que qui que ce soit ait la réponse. Mais les faits sont là…
(…)
… Oui, au bout de 90 jours, comme promis, ils m’ont relâché. J’étais devenu une loque, de même que mes semblables. J’errais dans les rues en gueulant… la comptine. Je suis resté nu plusieurs mois, je crois bien. Les gens avaient pitié…
(…)
… Non, dans un sens, j’ai eu de la chance. Il ne s’est écoulé qu’assez peu de temps avant la victoire des transhumanistes. J’ai alors eu droit à une vraie thérapie, pour me débarrasser autant que possible du conditionnement du docteur François. Cela a duré près de deux ans. Après, il y eut le procès. La commission d’enquête était perplexe, c’est rien de le dire. Mais on ne peut rien contre les faits. Mon témoignage – et celui de bien d’autres, qu’ils aient été « guéris » ou pas – a débouché sur la condamnation du docteur François pour crime contre l’humanité. Ce salaud est toujours vivant. Il n’a jamais fourni la moindre explication…
(…)
Je vous en prie. C’est moi qui vous remercie. C’est important, ce que vous faites, pour les jeunes. Car il… il ne… IL NE FAUT PAS OUBLIER…
(Clic.)