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Articles avec #japon tag

La Guerre du Pavot, de R.F. Kuang

Publié le par Nébal

 

KUANG (R.F.), La Guerre du Pavot, traduit de l’anglais (États-Unis) par Yannis Urano, Arles, Actes Sud, coll. Exofictions, [2018] 2020, 565 p.

 

Ma chronique figure dans le cahier critique du Bifrost n° 100, pp. 86-87.

 

Le moment venu, elle sera reprise sur le blog de la revue, et j’en donnerai le lien ici, avec la vidéo – mais n’hésitez pas à réagir d’ores et déjà si jamais.

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Les Miracles du Bazar Namiya, de Higashino Keigo

Publié le par Nébal

 

HIGASHINO Keigo, Les Miracles du Bazar Namiya, [ナミヤ雑貨店の奇蹟 Namiya zakkaten no kiseki], traduit du japonais par Sophie Refle, Arles, Actes Sud, coll. Exofictions, [2012] 2020, 370 p.

 

Ma chronique figure dans le cahier critique du Bifrost n° 98, pp. 100-101.

 

Le moment venu, elle sera reprise sur le blog de la revue, et j’en donnerai le lien ici, avec la vidéo – mais n’hésitez pas à réagir d’ores et déjà si jamais.

 

EDIT : la critique est en ligne, ici.

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La Maison où je suis mort autrefois, de Keigo Higashino

Publié le par Nébal

 

HIGASHINO Keigo, La Maison où je suis mort autrefois, [Mukashi boku ga shinda ie むかし僕が死んだ家], roman traduit du japonais par Yutaka Makino, Arles, Actes Sud, coll. Babel noir, [1994, 1997, 2010] 2011, 253 p.

 

Higashino Keigo a la réputation d’être un des meilleurs auteurs de romans policiers japonais contemporain. Nul doute qu’en France cette réputation doive beaucoup à La Maison où je suis mort autrefois, récit très étrange et tordu, récompensé en 2010 par le Prix Polar International à Cognac. Mais Actes Sud en a publié bien d’autres livres, « indépendants » comme celui-ci ou rattachés à la plus fameuse série de l’auteur, celle du « physicien Yukawa », où l’investigation scientifique teinte le roman noir de nuances qui lui sont propres.

 

Pour ma part, j’en avais déjà lu deux romans indépendants, très différents, et avec un succès variable : j’ai découvert l’auteur avec un gros pavé, La Lumière de la nuit, qui, s’il n’était pas parfait, m’avait beaucoup plu – plus tard, le bien plus bref Les Doigts rouges m’avait en revanche plutôt déçu en définitive, les promesses de la première partie du roman, assez réussie, étant finalement contredites par un finale à la fois trop outré et trop convenu, très improbable enfin, qui m’avait vaguement donné l’impression que l’auteur se moquait de moi…

 

Or, à vue de nez, La Maison où je suis mort autrefois, dans l’esprit, se rapproche beaucoup plus de ce dernier roman que du premier : c’est une histoire passablement invraisemblable, très tordue, du genre à susciter chez le lecteur un refus d’obstacle inconditionnel. Ou pas ? De fait, si La Maison où je suis mort autrefois est un roman singulier, fort de son originalité, et cela je ne le nierai certainement pas, je suppose cependant qu’il est tentant d’établir des liens avec d’éventuels modèles, dans l’esprit du moins, au Japon (Edogawa Ranpo, clairement – peut-être tout spécialement L’Île panorama) ou en Occident : eh bien… Edgar Allan Poe, du coup (le chevalier Dupin et un certain orang-outan), ou aussi bien sir Arthur Conan Doyle, car nous nous sommes vraiment ici confrontés au fameux adage du « Signe des quatre » : « Lorsque vous avez éliminé l’impossible, ce qui reste, si improbable soit-il, est nécessairement la vérité. »

 

Mais je brûle un peu les étapes, là. Commençons par poser un peu l’histoire – en évitant de spoiler, ça, c’est le boulot de l’éditeur (aheum). Le narrateur est un jeune scientifique (ce n’est pas le physicien Yukawa, mais, en quelques occasions, ses connaissances académiques lui seront utiles dans cette affaire), qui a un peu par hasard recroisé récemment son ex, Sayaka, et qui a la surprise de la voir débouler chez lui avec une étrange requête. Car la vie de la jeune femme n’est pas toute rose : elle a épousé un homme d’affaires toujours absent, elle maltraite sa fillette (non, ça ne la rend pas très sympathique…), son père est mort il y a peu, elle a fait une tentative de suicide… C’est pas la joie. Mais Sayaka s’est persuadée que la clef de son mal-être réside dans sa petite enfance – dont elle n’a absolument aucun souvenir, et elle est convaincue que cela n’est pas normal. Or, à la mort de son père, elle a hérité d’une mystérieuse clef, celle d’une maison dans un bled paumé en pleine montagne, et est à la fois curieuse et terrifiée à l’idée que pourrait bien s’y trouver l’explication à son état présent. Elle redoute d’y aller seule, et demande donc au narrateur de l’accompagner pour faire la lumière sur tout cela – un truc normal, entre ex, hein.

 

Le narrateur accepte, et le couple pas forcément si ambigu (car très distant, on y reviendra) se rend sur place. Une étrange bâtisse en vérité, à laquelle on ne peut accéder que par le sous-sol – une maison visiblement abandonnée, et pourtant entretenue ; le père de Sayaka s’y rendait sans doute régulièrement pour y faire le ménage ? La maison a presque quelque chose d’un musée : il apparaît clairement que personne n’y a vécu récemment, et pourtant les affaires des résidents sont là, comme dans l’attente de leur retour. Mais tout cela est très bizarre, décidément : ces horloges toutes arrêtées à la même heure… Nos deux investigateurs parcourent la demeure, et entament un long et complexe processus de déduction qui leur permettra de comprendre ce qu’est cette maison, qui y vivait, et le rapport entretenu par Sayaka et son père avec tout cela. Avec un indice déterminant : le journal intime d’un petit garçon, remontant à bien longtemps de cela…. Quelque tragédie a eu lieu, cela ne fait vite aucun doute – mais un crime ? Pas nécessairement… ou pas là où on le croit ? Car les indices, en fait, ne manquent pas – mais le travail d’interprétation est ardu, et nos enquêteurs dans le flou peuvent suivre à l’occasion des fausses pistes… En définitive, pourtant, la lumière sera faite sur la demeure, ses habitants et le passé de Sayaka – pas dit qu’elle y trouve le réconfort souhaité…

 

Ce huis-clos ou peu s’en faut a de faux airs de jeu vidéo, comme je vois les choses – vous savez, ces jeux d’enquête (fantastiques, pour le coup) du type Phantasmagoria ou Gabriel Knight II (peu ou prou contemporains, d’ailleurs – le roman de Higashino Keigo leur est à peine antérieur). Les enquêteurs déambulent dans les pièces, et on clique sur les indices. La maison semble faite pour ça : elle constitue une énigme, elle est conçue comme telle, à l’extrême limite de l’absurde – car c’est une énigme faite pour être comprise, quitte à user d’expédients un peu grossiers (pour le code du coffre-fort, on fait vraiment dans le click and play de ce genre), ou à requérir des associations inattendues (un classique là aussi de ce genre vidéo-ludique : le hamster dans le micro-ondes avec la date de naissance du perroquet pour régler la minuterie). En fait, c’est là ce qui fait une bonne partie de la saveur du roman, je suppose : l’enquête est extrêmement tordue, mais aussi, avouons-le, très astucieuse – en même temps, l’auteur n’emporte jamais autant l’adhésion du lecteur que quand il lui révèle comment, avec le narrateur, il s’est égaré sur une fausse piste... Mais ce petit jeu a ses limites, quand, donc, les retournements de situation se fondent sur des associations très peu plausibles – un exemple frappant, et qui fait donc appel aux connaissances scientifiques du narrateur : les implications du groupe sanguin des résidents (la déduction scientifique tient la route – ce que j’ai trouvé très peu plausible, c’est la présence d’indices permettant de connaître ledit groupe sanguin pour plusieurs personnages). Globalement, sur le moment, cela fonctionne – mais avec un peu de recul, bien des choses bizarres dans cette maison bizarre paraissent tout bonnement invraisemblables…

 

Mais ça se lit, je suppose. Et le roman a un autre atout dans la manche, plus inattendu, voire paradoxal : ses personnages. Non parce qu’ils susciteraient l’empathie du lecteur : c’est en fait plutôt le contraire. Si l’on croit volontiers, avec Sayaka, que la découverte de la vérité sur son passé expliquera certains aspects de son mal-être présent, et l’exploration de la bâtisse est une métaphore convenue mais efficace du mécanisme de la réminiscence, elle figure pourtant un personnage guère sympathique au fond, notamment quand elle évoque froidement les sévices qu’elle inflige à sa petite fille. Et le narrateur ? Il a la froideur (bis) d’une équation – le scientifique bien avant l’ex ; là encore, il ne sera guère un véhicule d’empathie. À moins que la fin du roman ne les humanise tous deux ? Quand vient le moment de s’avouer que la connaissance du passé n’arrangera pas les choses – au point où le narrateur aimerait mettre un terme à l’enquête avant la découverte fatidique… Par un étrange retournement, c’est là, en définitive, que les deux ex acquièrent des traits humains, à même de susciter la compassion, même une compassion vaguement ou moins vaguement empreinte de malaise…

 

Mais il est un dernier aspect qui, à mes yeux, plaide résolument contre le roman, cette fois – et c’est le style. Pas en raison de son caractère distancié, souvent relevé dans les chros que j’ai pu parcourir sur le ouèbe, et qui me parait assez adéquat, associé à la froideur des personnages. Non : je lui reproche sa lourdeur, et en même temps sa naïveté quelque peu puérile… Mais je ne suis pas bien sûr des responsabilités en la matière. Cela vient-il de l’auteur ? La Maison où je suis mort autrefois, pour le coup, m’a paru bien éloigné des Doigts rouges, et plus encore de La Lumière de la nuit, roman dont le style me parlait bien davantage, et me paraissait bien davantage travaillé et efficace. Du traducteur Yutaka Makino, alors ? Mais, assez récemment, j’avais lu une autre de ses traductions, Le Convoi de l’eau de Yoshimura Akira, qui m’avait bien davantage convaincu, incomparablement même…

 

En définitive, ce n’est donc pas le caractère improbable du récit qui a provoqué chez moi un refus d’obstacle, et pas davantage la relative inhumanité des personnages – mais bien cette plume lourde en même temps que naïve : elle contribue largement à baisser la note de ce roman, tout primé et très bien accueilli par la majorité de ses lecteurs qu’il soit.

 

Je n’en déconseille pas nécessairement la lecture, hein ! C’est un roman policier plus que correct, et indéniablement astucieux – un truc idéal à lire dans le train. Mais je suis quand même un peu déçu…

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Recueil des joyaux d'or

Publié le par Nébal

 

Recueil des joyaux d’or et autres poèmes, traduit [du japonais] et présenté par Michel Vieillard-Baron, Paris, Les Belles Lettres, coll. Japon, série Fiction, [1335] 2015, 243 p. + 64 p. de pl.

 

Aujourd’hui, je ne vais pas me livrer à une chronique à proprement parler – parce qu’à force, tous mes articles consacrés à la poésie japonaise classique, et parfois aussi à la contemporaine, se ressemblent un peu. Je vous renvoie donc, le cas échéant, à d’anciens articles, par exemple ma chronique de l’Anthologie de la poésie japonaise classique, ou de De cent poètes un poème, pour comprendre ce dont il s’agit.

 

Rapidement, tout de même : le poème court, ou tanka, au rythme 5-7-5/7-7, est la forme traditionnelle du poème japonais (waka). À l’époque classique, il était particulièrement en vogue, et l’activité poétique était prise très au sérieux dans l’aristocratie (voire au-delà), et jusqu’à la cour impériale, où il y avait un ministère de la Poésie. Les concours étaient nombreux, et les meilleurs poètes se voyaient confier la compilation d’anthologies officielles, dites impériales, qui rassemblaient les trésors de la poésie du jour et de jadis.

 

Mais, parallèlement aux anthologies impériales, il en existait d’autres davantage privées, recueils familiaux ou compilations toutes personnelles, piochant le cas échéant dans les anthologies impériales pour n'en garder que le meilleur. Ce dernier cas est bien celui du Recueil des joyaux d’or qui nous intéresse aujourd’hui, lequel est complété dans cette édition par deux autres brèves compilations du même ordre, Le Style excellent en poésie et un Recueil sans titre – qui datent des XIIIe et XIVe siècles approximativement (le manuscrit du Recueil des joyaux d’or étant plus précisément daté de 1335). Le grand poète (et critique ?) Fujiwara no Teika y a probablement eu sa part, et cela tombe bien, cette édition est traduite du japonais et présentée par Michel Vieillard-Baron, le plus grand spécialiste français de Teika.

 

Ces anthologies portent exclusivement sur des tanka, classés par thèmes classiques de composition (éventuellement imposés lors de concours et autres jeux) : les saisons, l’amour, etc. On y croise aussi bien des hommes que des femmes, des noms fameux, comme Ki no Tsurayuki, Izumi Shikibu, Ariwara no Narihira ou encore Ise, au côté d’anonymes (au sens strict), avec ici un empereur, là un moine bouddhiste. Certains de ces poètes sont des habitués des anthologies impériales, qui y ont été plusieurs fois publiés (parfois plusieurs dizaines de fois), tandis que d’autres ne sont éventuellement connus que pour un unique poème ou peu s’en faut. L’ensemble est forcément de haute tenue.

 

Il faut insister sur ce point : la présente édition est exemplaire – au point où c’en est passablement impressionnant. L’ouvrage s’ouvre sur une longue préface de Michel Vieillard-Baron, qui présente la poésie japonaise classique en termes aussi bien historiques que stylistiques, de manière parfois assez pointue, et en mettant en évidence les difficultés de la traduction en la matière.

 

Après quoi un même modèle est repris pour les trois recueils compilés : sur la page de gauche se trouvent des notes, indiquant de manière générale la provenance du poème, tout spécialement l’anthologie impériale dont il est le plus souvent issu, avec les éventuelles notes introductives des anthologistes, variations incluses, ainsi que des explications de texte, tout spécialement quand des jeux de mots de divers ordre opèrent (et c'est très souvent le cas).

 

Sur la page de droite, on trouve généralement trois poèmes. Ceux-ci sont numérotés (il y en a 203 en tout). Dans la colonne de gauche, on trouve le texte japonais en caractères romains, et dans la colonne de droite la traduction française, en principe sur cinq vers comme de juste (mais parfois six quand il n’y a pas de meilleur moyen d’exprimer en français un jeu de mots, comme c’est fréquemment le cas).

 

Chaque poème est bien sûr suivi du nom de son auteur, et on trouvera en fin d’ouvrage un « Répertoire des noms des poètes » d’une vingtaine de pages, chaque poète ayant droit à sa notice biographique développée, et parfois étonnamment pour les plus obscurs d’entre eux (on y relève notamment le nombre exact des publications dans les anthologies impériales). L’appareil scientifique comprend également deux index des poèmes, le premier dans l’ordre alphabétique des premiers vers (japonais…), le second fonction de la provenance dans les anthologies impériales.

 

Mais il faut y ajouter une chose et non des moindres : cette édition comprend également, non seulement les versions originales, c’est-à-dire en kanji et kana cette fois, des poèmes du Recueil des joyaux d’or, mais aussi la reproduction intégrale en fac-similé de l’ensemble du manuscrit du Musée Guimet qui a servi de base à cette publication, en 64 planches en couleurs, poussant le perfectionnisme jusqu’à la reproduction de l’intérieur de la couverture ou de pages vierges. La (jolie) couverture de la présente édition irréprochable correspond en fait au revers de la couverture du manuscrit, avec papier d’or à empreinte de toile. C’est vraiment un travail admirable.

 

Et la traduction a l’air d’être à l’avenant, sonore, imagée, et juste. Michel Vieillard-Baron me paraît occuper ici une sorte de place intermédiaire très enviable entre René Sieffert, et son goût des tournures archaïsantes, et Gaston Renondeau, peut-être plus fidèle à l’esprit qu’à la lettre, pour citer deux traducteurs français qui ont régulièrement travaillé sur la poésie japonaise et que j'ai régulièrement lus.

 

Un très bon recueil pour qui s’intéresse à la poésie japonaise classique – et, encore une fois, une édition proprement exemplaire.

 

Voici pour finir, et c'est peut-être le principal objet de cet article, un petit florilège de certains poèmes qui m’ont plus particulièrement touché – dans l’ordre où ils apparaissent dans cette anthologie (cette sélection couvre les trois recueils compilés).

 

Avoir entendu :

C’est aujourd’hui le printemps

Nous fera-t-il prendre

Pour des fleurs la neige qui

Peine à fondre sur les monts Kasuga ?

– ÔSHIKÔCHI NO MITSUNE

 

Ce bas monde

Mais à quoi le comparer ?

Aux vagues blanches

Qu’à l’aube laisse derrière elle

Une barque que la rame conduit

– LE MOINE DÉBUTANT MANZEI

 

La splendeur des fleurs

Est passée, hélas, tandis

Qu’en vain j’ai vieilli,

Pensive, le regard perdu,

Dans ces pluies interminables

– ONO NO KOMACHI

 

En ce jour de printemps

Que baigne la douce lumière

Du ciel éternel

Pourquoi les fleurs tombent-elles

Le cœur plein d’inquiétude ?

– KI NO TOMONORI

 

Le barrage que

Sur la rivière de montagne

Le vent a dressé

Est fait de feuilles rougies

Que le courant n’a pu charrier !

– HARUMACHI NO TSURAKI

 

L’hiver, dans le bois,

A fait tomber les feuilles

Que couvre le givre :

La lune y dépose son reflet

D’une saisissante froidure !

– FUJIWARA NO KIYOSUKE

 

Dans le jour naissant

Semble luire la lune de l’aube

Tant il est tombé

De neige immaculée sur

Ce hameau de Yoshino

– SAKANO.UE NO KORENORI

 

Rosée au bout des feuilles

Et gouttes au pied des plantes

Nous montrent, n’est-ce pas ?

Que tous en ce bas monde

Tôt ou tard devons disparaître

– LE RECTEUR MONACAL HENJÔ

 

Est-ce le sommet

Qu’une fois l’aube levée

Je devrai franchir,

Celui où dans un blanc nuage

La lune achève sa course ?

– FUJIWARA NO IETAKA

 

Comme les eaux rapides

Dont un rocher entrave le cours

Et par lui fendues :

Même si l’on nous séparait

Nous finirons par nous rejoindre

– L’EMPEREUR SUTOKU

 

Nous nous quittâmes,

Elle, froide comme la lune de l’aube

Que je vis dans le ciel,

Depuis, rien n’est pour moi plus triste

Que la première lueur du jour

– MIBU NO TADAMI

 

Disant : « Souffre donc ! »

La lune nous plonge-t-elle dans

D’amoureux pensers ?

Non ! Mais je feins qu’elle est la cause

Des larmes que je verse…

– LE MAÎTRE DE LA LOI SAIGYÔ

 

Fine est la trame

Du vêtement de brume

Que porte le printemps :

Le vent de la montagne

Le froissera sans doute

– ARIWARA NO YUKIHIRA

 

La lune d’automne

Se cache sur le haut sommet

Au-delà des nuées :

Elle attend l’obscurité

De ce ciel qui se dégage

– FUJIWARA NO TADAMICHI

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Genocidal Organ, de Project Itoh

Publié le par Nébal

 

PROJECT ITOH, Genocidal Organ, [Gyakusatsu kikan 虐殺器官], traduit du japonais par Jean-Louis de la Couronne, [Vanves], Pika, coll. Pika Roman / SF, [2007] 2019, 315 p.

 

Ma critique de ce premier roman de Project Itoh se trouve dans la rubrique Objectif Runes du Bifrost n° 96, pp. 79-80.

 

Le moment venu, elle sera diffusée en ligne sur le blog de la revue, après quoi je la reprendrai ici, et ferai la vidéo qui ira avec.

 

Mais n’hésitez pas à réagir d’ici-là !

 

EDIT : la critique a été mise en ligne, vous la trouverez ici.

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Le Dessin au sable, de Nosaka Akiyuki

Publié le par Nébal

 

NOSAKA Akiyuki, Le Dessin au sable et l’apparition vengeresse qui mit fin au sortilège, [Sunae shibari gonichi no kaidan 砂絵呪縛後日怪談], traduit du japonais par Jacques Lalloz, avant-propos de Jacques Lalloz, Arles, Philippe Picquier, coll. Picquier poche, [1971, 2003] 2013, 132 p.

 

Nosaka Akiyuki a eu une vie compliquée, et une carrière littéraire chaotique. Si certaines obsessions demeurent sans doute d’un bout à l’autre ou presque, et ce Dessin au sable en témoignera, le ton, le propos, peuvent différer profondément. Le Dessin au sable n’est pas pour autant une anomalie dans cette œuvre : à vrai dire, il m’a beaucoup fait repenser à La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés, que j’avais adorée. Mais qui ne connaîtrait Nosaka Akiyuki que pour La Tombe des lucioles (sans même parler du hélas médiocre Nosaka aime les chats, dans un tout autre registre) pourrait bien être surpris par ce petit livre ; et si l’obscénité y règne comme dans Les Pornographes, une obscénité tellement extrême qu’elle suscite un rire nerveux, le ton me paraît assez différent – mais ça se discute.

 

Pour ce que j’en ai compris, Le Dessin au sable et l’apparition vengeresse qui mit fin au sortilège, pour donner le titre complet, n’a pas été publié au Japon sous forme de livre indépendant, mais en tant que récit figurant dans un recueil de nouvelles – c’est une longue nouvelle, certes. Je ne saurais dire du coup comment elle s’insère dans le recueil, sinon dans la bibliographie de l’auteur.

 

Mais, à vue de nez, c’est un texte assez singulier de manière générale : déjà parce que c'est un récit historique, situé durant l’époque d’Edo, et dépeignant un monde passablement sordide, où la misère la plus crasse et la prostitution jouxtent la bourgeoisie en plein essor et très portée à faire étalage de sa vulgarité caractéristique – un univers en fait qui m’a pas mal fait penser à celui des récits de Saikaku, et je suppose que cela n’est pas un hasard (les deux auteurs exposent, mais ne jugent pas forcément, par ailleurs).

 

En même temps, Le Dessin au sable est un récit fantastique, et en cela il fait davantage penser à des récits un tout petit peu plus tardifs, même si datant toujours de l’époque d’Edo, ces histoires de fantômes qui étaient en vogue durant notre XVIIIe siècle, et dont les Contes de pluie et de lune d’Ueda Akinari sont probablement le plus fameux exemple – la matière dans laquelle piocherait ultérieurement Lafcadio Hearn pour son Kwaidan. Ceci dit, l'approche graveleuse de Nosaka évoque les plus populaires de ces récits, dont la tradition remonte peut-être à la partie profane des Histoires qui sont maintenant du passé ? D'où une parenté plus moderne avec certains contes d'Akutagawa Ryûnosuke, si ça se trouve...

 

Ces deux aspects se mêlent pour justifier un style assez alambiqué, aux longues périodes, plutôt baroque à vrai dire, même si mêlé de savoureux dialogues louchant plus qu’un peu sur l’argot le plus gouailleur. Ce dernier point mis à part, on est aux antipodes des Pornographes, mettons – mais peut-être pas tant que cela de La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés.

 

Tout commence par une histoire d’amour triste des plus classiques : la charmante Koto était amoureuse d’un beau jeune homme du nom de Yoshinosuke, qui désirait devenir peintre, mais tout conspirait contre leur union – les amants ont été séparés, non toutefois sans avoir eu l’occasion de concevoir une fille du nom de Tomi, qui n’a du coup jamais connu son père, lequel n’était probablement même pas au courant de son existence. Koto a dû se résoudre à une carrière de courtisane, qui l’a amenée à rencontrer bien des hommes, la plupart plus répugnants les uns que les autres. Mais, l’âge passant, Koto, qui n’a jamais oublié, et qui regrette que Tomi n’ait jamais connu son père, décide de partir sur le Tôkaidô avec elle pour retrouver l’amant perdu.

 

Las, Koto affaiblie meurt en chemin – non sans avoir confié à sa fille un bien étrange talisman, un dessin que nous qualifierons… d’intime. L’ex-courtisane assure Tomi que cette œuvre d’art d’un goût très particulier lui permettra de retrouver son père.

 

Mais voici la jeune Tomi seule dans un monde hostile. L’adolescente naïve ne sait rien de la cruauté des hommes et des femmes, elle est une Justine japonaise, en somme, et en paiera le prix comme sa contrepartie française. Trop confiante, elle atterrit entre les mains cruelles d’un certain Senkichi-des-lavoirs-aux-morts, qui gagne sa vie, notoirement, en profanant des sépultures, et d’une certaine O-Roku, faiseuse d’anges (qui était censée avoir « fait passer » Tomi des années plus tôt, et avait visiblement raté son coup – une coïncidence parmi tant d’autres dans ce récit qui en est forcément riche), prostituée et proxénète aussi, vaguement chamane et/ou apothicaire, escroc dans tous les cas. Deux compères pas exactement étouffés par la morale, et qui comptent bien tirer de l’argent, beaucoup d’argent, du véritable don du ciel qu’est cette sotte beauté.

 

L’affaire dérape, on s’en doute. Je n’ai pas envie de trop en dire ici, pour le principe, mais sachez du moins que le plan d’O-Roku pour faire fortune est probablement bien plus sordide et grotesque que vous ne l’imaginez…

 

Tant de méfaits, toutefois, appellent une cinglante et irrépressible vengeance : tandis que le dessin rapproche Tomi de son père (d’une certaine manière…), l’apparition du sous-titre fait un sort aux coupables, tous les coupables, les châtiant par où ils pèchent – ce qui laisse un certain nombre d’options, si la quéquette et le porte-monnaie sont assurément des cibles prioritaires.

 

Le sexe et la mort. Nosaka n’est certes pas le premier ni le dernier écrivain à être obsédé par les rapports entre les deux, mais c’est visiblement un thème important pour lui : La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés en témoignait particulièrement, mais c’est encore plus vrai du Dessin au sable, d’autant que la coloration fantastique du récit lui permet de mettre au premier plan ce duo, de la manière la plus frontale et premier degré qui soit.

 

Il en résulte un conte baignant en permanence dans l’obscénité la plus sordide, parfaitement outrancière, et tant d’excès suscitent donc comme un rire plus ou moins nerveux chez le lecteur, et à vrai dire un peu gras aussi à l’occasion – et si on se pince parfois le nez en détournant les yeux, c’est avec un certain ravissement plus qu’un peu pervers.

 

Nosaka prise l’obscénité – comme Imamura Shôhei, qui l’a adapté au cinéma avec Le Pornographe (introduction à l’anthropologie). Tous deux, par ailleurs, et dans la lignée de Saikaku peut-être, apprécient ce monde interlope et miséreux, notamment celui qui se situe à la frange de la classe marchande urbaine. Cela contribue, pour partie, à rendre la dimension morale du texte un peu ambiguë : sans doute, le caractère fantastique du récit, qui est donc en définitive celui d’une apparition vengeresse, implique un dénouement « moral » au sens où les coupables sont châtiés. Pour autant, l’auteur se délecte à mettre en scène la vilenie de ses personnages, très humains dans leur abomination, et le lecteur, idéalement, s’en délecte aussi – et si l’apparition peut se permettre de « juger », au fond l’auteur ne le fait pas vraiment, ou pas plus que ça… Il a visiblement une certaine sympathie pour Senkichi – et peut-être même pour la Merteuil du caniveau qu’est O-Roku, encore qu'avec bien plus de réserves. Les bourgeois qui profitent de leurs services, c’est peut-être une autre histoire… Maintenant, cette sympathie pour l’ordure et le crime, qui est bien plus flagrante que la compassion chargée de pathos pour la pauvre Tomi j’imagine, rapproche Nosaka d’un Sade ; mais, d’une certaine manière, et peut-être plus pertinente, la « morale » du Dessin au sable, c’est un peu, et assez logiquement au fond, celle du rape and revenge au cinéma : oui, elle est passablement ambiguë, voire nauséeuse, car la satisfaction des bas instincts les plus coupables prime sans doute sur le châtiment un tantinet hypocrite des méfaits.

 

Le style a sa part dans l’effet produit par le récit : le contexte historique incite donc Nosaka à broder sur la manière du temps, et il en résulte une forme bien plus contournée et baroque que d’usage. C’est assez savoureux, pour le coup – et de même, on l’a dit, pour ces répliques grasses et vulgaires qui caractérisent tous les échanges de Senkichi et O-Roku, et quelques autres, représentants typiques du bas peuple, le plus authentique qui soit, tandis que les bons bourgeois, à peine extraits de la fange, en présentent parfois encore les symptômes dans leur conversation. Je suppose que la traduction de Jacques Lalloz est plutôt bonne, si j’ai l’impression qu’il en fait parfois un peu trop, au risque notamment de susciter la confusion du lecteur en abusant des longues périodes. Mais, oui, c’est assez savoureux.

 

Le Dessin au sable, pour peu que l’on ne soit pas rétif à son approche particulièrement sordide du récit historico-fantastique, est un bon livre. Toutefois, pour ce que j’en ai lu, je ne le placerais certainement pas au sommet de la bibliographie de Nosaka : Le Dessin au sable n’émeut pas comme La Tombe des lucioles, à l’évidence, et ça n’était pas le moins du monde le propos, il n’est pas aussi vigoureusement hilarant que Les Pornographes, il ne produit pas la même fascination baroque que La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés – en revanche, il est incomparablement plus convaincant que le très dispensable Nosaka aime les chats (mais ça n’était pas placer la barre bien haut).

 

Pas une lecture incontournable, donc, mais ceux qui apprécient Nosaka, et ils ont bien raison de le faire, pourront y jeter un œil pour découvrir, au milieu des réminiscences thématiques, une approche formelle éventuellement surprenante chez cet auteur.

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Le Convoi de l'eau, d'Akira Yoshimura

Publié le par Nébal

 

YOSHIMURA Akira, Le Convoi de l’eau, [Mizu no sôretsu 水の葬列], traduit du japonais par Yutaka Makino, Arles, Actes Sud, coll. Babel, [1967, 1976, 2009] 2011, 173 p.

Bon, je vais essayer de m’y remettre… Parce que ça me manque un peu, honnêtement. Maintenant, si même je suis seulement capable de rebloguer dans la durée, je ne vais probablement pas me montrer aussi exhaustif que par le passé – je pense de manière générale faire l’impasse sur les BD, notamment. Peut-être réorienter purement vers les littératures de l’imaginaire, aussi ? On verra…

 

Mais, pour aujourd’hui, retour sur un court roman japonais ne relevant pas de l’imaginaire, pour le coup – même si Yoshimura Akira, que j’ai souvent eu tendance à associer à Ogawa Yôko, probablement pour la bête raison que c’est le même éditeur, Actes Sud, qui les publie en France, prise à l’instar de la seconde les récits (souvent courts) un peu décalés, pas fantastiques ou SF à proprement parler mais du moins… étranges, si la morbidité est probablement l’aspect qui ressort le plus de prime abord. Cela s’était vérifié dès ma première lecture de l’auteur, La Jeune Fille suppliciée sur une étagère, ou dans celui de ses textes qui m’a le plus bouleversé, Voyage vers les étoiles, ou encore, dans un registre un peu différent, dans Mourir pour la patrie.

 

La morbidité, la froideur clinique aussi, ne sont certes pas absentes du Convoi de l’eau, court roman datant de 1967, et à vue de nez un des plus plébiscités de Yoshimura Akira – en France, du moins. Mais chroniquer ce bref texte n’a rien d’évident : s’il n’a absolument rien d’un thriller, il est tout de même bâti sur une succession de « révélations » qu’il serait regrettable de SPOILER – mais, pour en dire quelque chose, il va me falloir lâcher deux, trois trucs tout de même : vous êtes prévenus. L’autre difficulté, c’est que le sens à donner au roman ne coule peut-être pas autant de source que son symbolisme pourtant initialement très marqué pourrait laisser supposer… Mais mieux vaut ne pas trop en dire à cet égard de toute façon.

 

Nous sommes dans un coin reculé du Japon – en pleine montagne. À vrai dire un endroit si reculé que se tapit au fond de la vallée un petit village longtemps oublié de tous : il a fallu le crash d’un bombardier pour que l’on se souvienne, ou découvre, que des gens vivaient là-bas. Mais ce microcosme isolé, qui a pu me rappeler Narayama (ou éventuellement mais dans une moindre mesure La Femme des sables, d’Abe Kôbô, roman lu durant l’interruption de ce blog), est en sursis – le reste du pays, certes interloqué par cette découverte, n'y accorde bien vite que peu d'importance : le site est idéal pour la construction d’un barrage, les villageois seront expropriés. Déjà une première équipe se rend sur place – la montagne est si dangereuse qu’ils doivent s’encorder pour y parvenir, ensemble, les ouvriers et les ingénieurs, ces derniers guère appréciés des premiers : la symbolique est pour le moins appuyée – mais pas vaine, ceci dit.

 

Le camp de base, comme pour une expédition d’alpinisme, s’installe sur les pentes, surplombant le village et ses habitants étranges, aux coutumes forcément un peu barbares. Dans un premier temps, tout est fait pour que ces deux mondes ne se rencontrent pas – à vrai dire, le luxe de précautions à cet égard a quelque chose d’un brin navrant, car on sait très bien que, rapidement, il faudra dynamiter ici, là, et encore là : on sait, tout le monde sait, que le village est condamné. Mais les ouvriers l’observent – de haut, littéralement. Ils ne sont dans l’ensemble pas les plus fins ni les plus ouverts des hommes, encore qu’ils ne soient pas tout à fait indifférents à une certaine forme de beauté rustique et sauvage qui caractérise le village, une beauté pas nécessairement et naïvement innocente, à vrai dire plutôt cruelle, mais peut-être surtout parce qu’ils savent très bien être les agents de sa destruction. Et ils s’en accommodent.

 

Notre narrateur fait partie des ouvriers. Et c’est ici que je dois recourir, au cas où et un peu absurdement, à la balise SPOILERS. Très vite, nous avons l’impression qu’il y a quelque chose d’un peu étrange, ou d’un peu décalé, dans le regard du narrateur. Véhicule de la plume de Yoshimura Akira, il s’exprime avec une froideur clinique, rigoureuse mais pas sans charme – son regard, pourtant, n’est jamais exactement ce à quoi nous pouvions nous attendre. Quelque chose ne va pas.

 

Nous comprenons bientôt qu’il est tout récemment sorti de prison – et, assez brutalement, d’ailleurs, nous apprenons pourquoi il y est allé : il a assassiné sa femme, adultère, à coups de bûche (?!), sous le regard terrorisé de leurs filles. Après une peine absurdement courte, il a retrouvé la liberté – ses collègues ne savent pas forcément grand-chose de son passé, peut-être même rien, ils s’en moquent. Mais, dès l’instant que nous, lecteurs, le savons, notre regard à son tour est affecté, qui se décale lui aussi.

 

Son crime obsède le narrateur – mais pas au sens où il éprouverait du remords, ça n’est pas le cas. La prison ne l’a à vrai dire en rien rédimé (elle n’y parvient jamais, ce n’est au fond pas son but), et son obsession a quelque chose de pathologiquement morbide qui ne surprendra a priori guère chez Yoshimura – notre narrateur a profané la sépulture de sa femme pour en extirper des ossements, qu’il garde sur lui comme une relique criminelle, une délicieuse accusation, un jouet sempiternellement désacralisé (là encore, j’ai forcément pensé à Ogawa Yôko et ses collections bizarres). Il se pose cependant des questions sans réponse – une, notamment : pourquoi son premier et dernier réflexe a-t-il été de s’en prendre à son épouse seulement, et non à l’amant de cette dernière ? Qu’il a totalement ignoré. La « trahison » suffit-elle à expliquer le choix de la victime ? Probablement pas…

 

Or un drame, dans ce village de montagne coupé du monde, va rendre ces questionnements plus obsédants encore (seconde balise SPOILERS). Le plus navrant dans ce drame est d’ailleurs qu’il n’a rien pour nous surprendre… Forcément, un des ouvriers viole une jeune villageoise. Le village se rend en procession pour dénoncer le crime aux cadres et contremaîtres du camp, ce qui jette comme un froid, mais silencieux – tout est silencieux, ici : ouvriers et villageois ne communiquent guère avec des mots, de manière générale, plutôt avec des gestes, des signes, comme une tribu égarée au fond de la forêt et brutalement accostée par des explorateurs « civilisés ». Le coupable n’a guère à redouter que le silence de ses camarades, d’ailleurs – mais la jeune fille, « déshonorée », se suicide : son frêle corps pendu oscille au vent, comme une accusation muette.

 

Qui, pour le coup, affecte notre narrateur bien plus que les autres ouvriers. La scène macabre lui rappelle son propre crime. Doit-on y voir pour lui l’occasion de la rédemption, enfin ? Peut-être – mais pas sûr. Car, dans son itinéraire intime, le narrateur a des raisons plus ou moins avouées, et plus ou moins convaincantes.

 

Qui tiennent d’ailleurs à l’incommunicabilité générale des rapports humains dans le roman, l'incompréhension qui règne sans partage entre les deux communautés. Le village est nécessairement « autre », et ce n’est pas un hasard si le camp sur les pentes fait que les ouvriers « le voient de haut », littéralement. À leur manière rude et très matérielle, ils incarnent la « civilisation » qui s’étend et gagne partout, et ne s’embarrasse guère de l’avis des « sauvages ». Il y a une forme d’hypocrisie latente, sans doute – peut-être accentuée par la froideur clinique du récit du narrateur : parfois, l’ouvrier chausse ses lunettes et prend des notes sur son carnet d’anthropologue, avec une fascination distante, un tantinet déshumanisante parfois (souvent) ; l’admiration pour le village se teinte de connotations rappelant au mieux le « bon sauvage ». Ce qui contribue encore un peu plus à fausser les rapports.

 

Et, en même temps, il y a la nature environnante – sauvage, belle, cruelle, condamnée. Il y a sans doute une dimension écologiste dans le roman, encore que plus subtile qu’il n’y paraît, en dépit d’une symbolique nécessairement appuyée. Le village fait partie de cet écosystème – les villageois s’acharnent à le perpétuer, jusqu’à la dernière minute. Les explosions de dynamite dans la vallée font s’effondrer les mousses amalgamées aux toitures, mais les villageois les réinstallent sans cesse – sachant pourtant sans doute qu’elles tomberont à nouveau lors de la prochaine explosion. Même si la construction du barrage est encore relativement lointaine, l’environnement est drastiquement chamboulé par la seule présence des ouvriers – et la découverte d’une source chaude, d’abord accueillie avec le sourire, soulève bientôt des questions embarrassantes : ceux qui se baignent n’empiètent-ils pas sur les prérogatives des villageois ? Un questionnement un peu absurde à la veille de l’apocalypse – mais on n’y échappera pas.

 

Les villageois savent pourtant qu’ils devront partir. Les ingénieurs, puis les employés des assurances, le leur ont dit. Les villageois ne se sont d’ailleurs pas montrés gourmands au regard des indemnités d’expropriation – ce qui intrigue tout le monde : ils ne devraient pas réagir comme ça… Le lecteur, peut-être d’autant plus qu’il est perturbé par les obsessions propres au regard biaisé du narrateur, s’attend à quelque drame ultime, qui achèverait le cercle symbolique initié par l’arrivée des ouvriers dans la vallée. C’est que l’expropriation la plus vitale, ici… est celle du cimetière – un cimetière étonnamment grand pour un si petit village. Il constitue sans doute une part essentielle de son identité, pourtant – et les villageois semblent bien plus préoccupés, au fil des pages, par le déménagement des morts que par celui des vivants. Il faudra bien abandonner cette terre au barrage – les villageois demeurent eux-mêmes en se consacrant aux morts (et tant pis pour Barrès).

 

Bien sûr, tout ceci, ce regard panoramique, s’imbrique avec le regard essentiellement subjectif, et assumé comme tel, du narrateur. Les ossements de l’épouse adultère entrent en résonance avec les crânes extirpés des tombes du village pour les ranger dans des petites boîtes. Le cadavre de la jeune suicidée oscille au vent, comme les réminiscences du crime du narrateur. Il a sa place dans cette ronde symbolique : il lui faudra finalement intervenir – avec peut-être l’arrogance du colon, et en même temps l’empathie, enfin, d’un homme qui a commis le pire des crimes et en pèse enfin, au moins vaguement, les motivations.

 

Le Convoi de l’eau est un très beau roman. Sans doute n’est-il pas sans failles, et certains rechigneront peut-être à sa symbolique parfois lourdement appuyée… Elle contribue pourtant indéniablement à l’ambiance remarquable du récit, d’une morbidité sourdement et délicieusement dérangeante. Dans une critique pour Le Monde, René de Ceccatty faisait le lien, étonnant de prime abord, avec le roman gothique, et ça me paraît finalement assez pertinent. D’autant qu’il plane sur tout cela une inquiétude assez terrible et en même temps savoureuse – c’est insidieux, là encore, mais cela fait au fond pleinement partie de cette morbidité caractéristique. La plume est belle, par ailleurs – sobre, pour le coup, elle n’en fait jamais trop, mais elle a une fluidité (forcément) très à-propos, telle que la rend le traducteur Yutaka Makino. Elle rend au mieux le récit un peu pervers et pourtant touchant du narrateur – elle n’excusera pas son crime, parce que ce n’est pas le propos, mais elle lui rendra en définitive un semblant au moins d’humanité. Le village n’en disparaîtra pas moins sous les flots.

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Gunnm Last Order, vol. 2 et 3 (édition originale), de Yukito Kishiro

Publié le par Nébal

 

 

KISHIRO Yukito, Gunnm Last Order, vol. 2 (édition originale), [Ganmu Rasuto Ôdâ 銃夢 Last Order], traduction depuis le japonais [par] David Deleule, Grenoble, Glénat, coll. Seinen manga, [2000, 2011] 2019, 336 p.

 

 

KISHIRO Yukito, Gunnm Last Order, vol. 3 (édition originale), [Ganmu Rasuto Ôdâ 銃夢 Last Order], traduction depuis le japonais [par] David Deleule, Grenoble, Glénat, coll. Seinen manga, [2000, 2011] 2019, 305 p.

Retour à Gunnm Last Order, la suite/rectification de la cultissime série Gunnm par son auteur lui-même, Kishiro Yukito. Je ne vais pas revenir dans les détails sur la raison d’être et le caractère controversé de ce développement plus ample que prévu, je vous renvoie pour cela à ma chronique du premier tome. Cela dit, cette réception critique souvent boudeuse n’a pas manqué de m’affecter quand je me suis dit que je pouvais bien tenter l’expérience des tomes 2 et 3… Et, le résultat… Eh bien, à vrai dire, j’ai plutôt apprécié cette lecture, même si elle s’est ouverte sur un gros facepalm, et s’est plus ou moins conclue… disons sur l’anticipation d’un gros facepalm tout proche (ou même deux). Surtout, la lecture de ces deux tomes m’amène à m’interroger sur mes attentes au regard de cette série, mais tout autant sur celles des autres lecteurs, et ce qui peut les différencier – voire les opposer.

 

Ça commence plutôt mal, trouvé-je – avec la conclusion du gros combat amorcé à la fin du tome 1, un décalage éditorial déjà caractéristique de la série initiale. Le combat en lui-même est plutôt honnête, c’est ce qui l’entoure qui me gave : les notes de bas de page à la con, moins nombreuses que dans mettons The Ghost in the Shell de sinistre mémoire, mais aussi creuses et pénibles, et la surdose associée de techno-mystico-bla-bla – attention les yeux et les oreilles, Desty Nova, en bon commentateur sportif, a quelque chose d’important à vous dire (p. 14) :

 

Dans le plasma, les mouvements des différentes ondes magnéto-soniques ou acoustiques ioniques forment régulièrement des pics d’une grande amplitude qu’on appelle « solitons ».

 

[Note de bas de page : Soliton : onde solitaire. Onde qui se propage sans se déformer et sans déperdition d’énergie lors de la collision avec d’autres ondes. Les tsunamis sont un type de soliton.]

 

Gally a utilisé le plasma pour transmettre son Hertzscher Hauen à partir des solitons magnétohydrodynamiques qui s’y trouvent.

 

Dans un contexte normal, les mouvements ondulatoires devraient perdre de leur énergie à cause de l’amortissement cyclotron…

 

Mais un événement a amplifié l’énergie des ondes par la résonance… Pour schématiser, elle a renversé la puissance magnétique de Sarchmod contre lui et lui a renvoyée sous forme de solitons.

 

Si je devais le nommer, j’appellerais cela…

 

UN SOLITON DE PLASMA !

 

C’est dans ces circonstances qu’on plaint le traducteur – sauf que pas vraiment, parce que son boulot est assez dégueulasse de manière générale, au moins autant que dans Gunnm, alors que la nouvelle traduction était censée être un atout de cette réédition… En fait, cette citation en témoigne, et en plusieurs endroits – où c’est le français qui coince.

 

Je ne peux pas, dans l’absolu, exclure la parodie – mais ce genre de trucs est balancé avec un aplomb total et dans un contexte qui laisse bien croire qu’il s’agit de quelque chose de parfaitement sérieux.

 

Disons-le, si j’avais dû me payer un autre passage du genre dans les cent pages qui suivaient, j’aurais bazardé ce tome 2 pour ne plus jamais y revenir.

 

Mais, subitement, tout change.

 

Gally est toujours obsédée par le sort de Lou, sa « collègue » de Zalem du temps de Gunnm. Ce qui fournit un prétexte un peu fumeux mais qui en vaut bien un autre pour la suite des opérations. Dans la perspective transhumaniste de cet univers, Gally découvre que la personnalité (et, plus ou moins seulement, la mémoire) de Lou a été stockée quelque part dans Jéru, soit l’autre extrémité de l’ascenseur spatial dont Zalem constitue la base flottante dans l’atmosphère terrestre. Ni une, ni deux, et sans vraiment s'embarrasser des implications aussi bien éthiques que scientifiques de sa quête, Gally décide donc de gravir « l’Échelle de Jacob » (ou le Ladder) pour se rendre dans l’espace – la motivation essentielle de Kishiro Yukito dans Gunnm Last Order. Et, là, elle va découvrir un univers tout autre.

 

C’est le caractère essentiel du tome 2, dès lors : une longue exposition d’un univers très complexe, et pour ainsi dire totalement indépendant de ce que nous connaissions jusqu’alors de la Terre, Kuzutetsu et environs, et même de Zalem. Et Kishiro Yukito s’en donne à cœur joie, introduisant avec un luxe de détails tout un environnement à l’échelle du système solaire, riche en habitats fantasques (cités flottantes vénusiennes, stations orbitales titanesques, relais aux points de Lagrange, et même une sorte de sphère de Dyson en construction autour de Jupiter), aux relations diplomatiques tendues et plus subtiles qu’il n’y paraît, et en personnages qui, pour plusieurs d’entre eux, ont atteint un stade de développement relevant largement de la post-humanité.

 

Autant dire, à tous ces degrés, d’excellentes idées de science-fiction, du genre que je n’espérais plus dans cette série, surtout après les illuminations charabiesques à répétition de Desty Nova.

 

Et ceci même si une prémisse essentielle de cet univers, la mathusalisation, soit une politique délibérée de la part des transhumains peu ou prou immortels pour empêcher la naissance ou le développement de nouvelles générations humaines susceptibles un jour de les remplacer, ceci donc même si cette prémisse me laisse un peu froid voire sceptique, pas tant pour le fond (admettons…) que pour son traitement passablement gnangnan. Et je relève aussi, bien sûr, que ces longues dissertations scientifiques, technologiques, politiques, métaphysiques, etc., sont inévitablement accompagnées d’une foultitude de notes de bas page, par chance moins creuses que celles envisagées plus haut.

 

Par ailleurs, tout cet univers est riche en personnages plutôt bien conçus, car plus complexes qu’ils n’en ont tout d’abord l’air, et qui bénéficient tous d’un character design irréprochable : ainsi Aga M’Badi (couverture du tome 3), ex-héros devenu le patron du Ladder, un personnage qui suinte la puissance à tous les niveaux et n’en est que plus inquiétant, ou encore le hacker égocentrique et misanthrope Ping Ü (couverture du tome 2) et les robots qui l’environnent, mais aussi bien d’autres, d’importance comme la délégation martienne anachronique qui rapproche enfin Gally/Yoko de sa planète natale déchirée par la guerre civile (avec des bons gros cons de nazis de l’espace dedans), ou plus secondaires, comme les représentants de la République de Vénus, de l’Union des Régions du Système Jovien ou de la Fédération Orbiterrienne, tous singuliers et désireux de forcer leur propre agenda, radicalement incompatible comme de juste avec tous les autres.

 

(Je mets de côté Sechs en chibi psychopathe, pourquoi pas.)

 

Je n’ai pas seulement été agréablement surpris par cette tournure inattendue : avec quelques bémols çà et là, je l’ai adorée.

 

Kishiro Yukito y consacre beaucoup de soin et de temps – cette longue mise en place occupe l’essentiel du tome 2 et un bon tiers, ou une petite moitié, du tome 3. La médaille a son revers : durant toutes ces pages, il y a somme toute très peu d’action, et a fortiori de combats. À la fin du tome 2, dans ses petits gags « Petites scènes de la mise au placard », l’auteur en fait l’aveu : « Deux épisodes de combat mis au placard qui sont offerts ici à ceux qui trouvent que Gally ne s’est pas beaucoup battue dans ce tome 2 ! » Et c’est peu ou prou une constante des quelques critiques que j’ai pu lire çà et là sur le ouèbe : trop de bla-bla, pas assez d’action, on s’ennuie.

 

Et c’est là que je me rends compte, donc, combien mes attentes peuvent différer de celles de bien des lecteurs de Gunnm et de Gunnm Last Order – et je précise au cas où : je ne fais pas ici dans le jugement de valeur ! Je tente seulement un constat qualitativement aussi neutre que possible. Mais voilà, quant à moi, je ne me suis pas du tout ennuyé durant cette longue mise en place ; elle est bavarde, certes, mais à bon droit et je ne parlerais pas de bla-bla pour autant – le bla-bla, en ce qui me concerne, ce sont les héros combattants qui ressassent « mon adversaire est vraiment très très fort je ne vais jamais pouvoir le battre ! » en serrant la mâchoire, avant de faire usage d’un nouveau super-pouvoir (pompeusement nommé sur le vif, comme de juste) qui leur assure la victoire, et les personnages secondaires qui commentent les bastons en direct, peu ou prou micro en main. Le bla-bla, surtout, ce sont les fumisteries mystiques de Desty Nova, le mélodrame à un demi yen, les notes de bas de page absconses et qui ne servent absolument à rien.

 

Gunnm et Gunnm Last Order sont des mangas d’action, bien sûr. Je ne vais certainement pas me plaindre que ces séries abondent en scènes d’action… Elles font indéniablement partie de leurs atouts, et j’ai pris bien du plaisir à lire les combats les plus apocalyptiques dont ces séries sont capables. Mais cette « pause » ne m’a pas déplu, loin de là.

 

Là où j’ai fait la moue, c’est devant les promesses de l’auteur d’y « remédier » : durant une bonne partie du tome 2, Kishiro Yukito multiplie les effets d’annonce, sur le mode « Oui, certes, il n’y a pas beaucoup de combats en ce moment, mais ça va revenir ! », et, hélas, en se repliant sur un artifice « de sécurité » : l’imminence d’un grand tournoi – qui, allez, va décider du sort de tout le système solaire ; parce qu’il n’y a personne de mieux à même de résoudre les embrouilles politico-diplomatiques d’un univers complexe que le vainqueur d’un tournoi d’arts martiaux, de toute évidence.

 

Misère…

 

La BD japonaise populaire, en ce qui me concerne, a vraiment un problème avec ces tournois – une figure du nekketsu, m’avait-on appris il y a quelque temps de cela. Ils sont partout. Ils sont la raison qui m’a fait décrocher de Dragon Ball, notamment, avec le Tenkaichi Budokai comme expédient fainéant auquel on revient toujours quand il importe de relancer la machine et qu'on n'a pas grand-chose à dire – en jouant toujours plus absurdement de la logique pernicieuse de la montée en puissance. Gunnm, la série initiale, en était d’ailleurs affectée en au moins une occurrence : l’arc du motorball (tomes 3 et 4), que j’avais détesté… et qui figure pourtant parmi les plus mémorables de la série voire de l’histoire du manga, à en croire bien des lecteurs. J’aime les combats qui se justifient, et qui font avancer l’histoire – mais ces tournois, ça me gave à peu près systématiquement…

 

Par chance, cependant, Kishiro Yukito, à ce stade, repousse sans cesse l’échéance : il y a de la marge entre l’annonce et la réalité du tournoi. Ce qui me convient très bien. Par chance aussi, quand le tome 3 commence à se rapprocher dangereusement dudit tournoi, l’auteur fait en sorte de lui constituer comme un prologue tactique qui, scénaristiquement, ne tient absolument pas la route, c’est certain, mais qui autorise effectivement quelques scènes de combat réussies, palpitantes et bien menées (quand bien même, dans leur structure, elles sont tristement classiques : le gros boss pour le final, d’abord les sidekicks arrogants qui se font défoncer en n’en revenant pas, les héros qui serrent les dents devant le pouvoir largement supérieur du boss, etc.) ; et on a bien sûr le commentateur télé, hein…Mais si le tournoi à proprement parler doit adopter cette forme, je suppose qu’il n’est pas exclu que je trouve à m’en accommoder, même si le principe du tournoi me paraîtra toujours aussi débile.

 

Quoi qu’il en soit, j’ai été très agréablement surpris par ces deux tomes – que j’ai trouvés d’un niveau très solide, davantage à vrai dire que certains tomes de Gunnm. Ceci en dépit d’une entrée en matière relativement laborieuse, et des nuages noirs qui se dessinent à l’horizon (spatial – des nuages noirs dans l’espace, euh…). Car il y en a au moins deux : le tournoi est une chose, mais Kishiro Yukito a quelque chose de bien pire sous le coude, potentiellement – en effet, vers la fin du tome 3, l’auteur commence à insérer dans son histoire… des vampires. Et là je crois que les retours sont unanimes, pour ce que j’en ai lu, aussi bien chez ceux qui se sont d’emblée montrés hostiles à l’entreprise de Gunnm Last Order que chez ceux qui se sont montrés plus charitables, voire initialement enthousiastes : quand les vampires débarquent, tout cela sombre dans le grand nawak le plus affligeant… Ce qui n’inspire pas exactement confiance pour la suite des opérations, hein ?

 

Cela dit, la bonne surprise relative de ces tomes 2 et 3 m’incitera à poursuivre avec au moins le tome 4. Et on verra bien…

 

Oh, une dernière chose : ces deux volumes, comme le premier, se concluent chacun sur une histoire courte de Kishiro Yukito totalement indépendante de Gunnm, et antérieure à vue de nez – et c’est une excellente idée, même si le résultat convainc plus ou moins. Le tome 2 s’achève ainsi sur Dai Machine, une sorte de shônen de science-fantasy un peu trop hystérique formellement pour me convaincre tout à fait (notamment dans la récurrence plutôt lourdingue des déformations faciales ultra-expressives), outre que le propos globalement technophobe n’est pas exactement des plus fins – cela dit, à titre disons « documentaire », c’est une lecture assez intéressante, qui annonce certaines dimensions de Gunnm, même si de manière moins subtile (et enthousiasmante) que Hito (le peuple volant), qui concluait le tome 1. À la fin du tome 3, nous avons Astre abyssal, qui joue dans un tout autre registre, en mêlant SF transhumaniste (déjà) et horreur voire body horror un peu à la Itô Junji – le propos demeure, disons techno-sceptique, mais de manière un peu plus futée car juste un peu plus ambiguë ; j’ai bien aimé, pour le coup.

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La Sumida, de Nagaï Kafû

Publié le par Nébal

 

 

NAGAÏ KAFÛ, La Sumida, [Sumidagawa すみた川], traduit du japonais, présenté et commenté par Pierre Faure, Paris, Gallimard – Unesco, coll. UNESCO d’œuvres représentatives, série japonaise – coll. Connaissance de l’Orient, [1909, 1975, 1988] 1995, 154 p. + 8 p. de pl.

Je me suis rendu compte, bien tardivement, qu’il y avait comme un « trou » dans mes lectures en littérature japonaise : d’une part, je me suis intéressé à quelques classiques, notamment des époques de Heian et de Kamakura, un peu moins de Muromachi et d’Azuchi-Momoyama ou Sengoku, puis à nouveau un peu plus d’Edo ; d’autre part, concernant la littérature contemporaine, je me suis focalisé sur les ères Taishô puis Shôwa. Mais, entre les deux, il y avait l’époque du grand bouleversement, celle de Meiji – et, bizarrement ou pas, je n’en avais pas pratiqué un seul auteur à vue de nez… Chose d’autant plus fâcheuse qu’un Sôseki, tout spécialement, semblait être le maître, la référence indépassable, de nombre des auteurs qui suivraient – des écrivains majeurs comme Akutagawa Ryûnosuke, Tanizaki Jun’ichirô ou Uchida Hyakken.

 

Et, pas forcément très consciemment d’ailleurs, mes dernières lectures en la matière semblent avoir pour objet de remédier à cette lacune : je me suis ainsi récemment intéressé à la poésie de Meiji, et, si les Cent Sept Haiku de Shiki m’ont hélas laissé aussi perplexe qu’à peu près toutes mes tentatives dans ce registre poétique, au point que je ne me sentais absolument pas de chroniquer ce petit ouvrage, n’ayant rien à en dire, je me suis en revanche lancé dans les Cheveux emmêlés de Yosano Akiko, et, cette fois, ça me parle bien davantage ! Et, peut-être surtout, en matière de fictions, je me suis enfin attelé à Sôseki, avec Je suis un chat (roman séminal que je ne « connaissais » jusqu’alors qu’au travers d’une adaptation en manga un peu médiocre), une lecture qui en appellera sans doute beaucoup d’autres (comme Le Pauvre Cœur des hommes, notamment).

 

Ceci étant, si Sôseki était bien le grand romancier de (la fin de l’ère) Meiji, il y en avait quelques autres – dont Nagai Kafû, celui dont je vais vous causer aujourd’hui. Kafû, à première vue, est bien représentatif des écrivains japonais de cette génération et de la suivante, en ce qu’il vit un véritable déchirement lié à la modernisation et à l’occidentalisation à marche forcée du Japon sous Meiji. Il s’intéresse à la culture occidentale, et notamment au naturalisme français, qu’il découvre avec Zola, lequel le fascine – pas autant cependant que Maupassant qu’il découvre un peu plus tard ; aussi Kafû est-il une figure du naturalisme japonais, lequel cependant s’est considérablement éloigné du modèle français, très vite, au point que les rapports entre les deux courants pouvaient au fond paraître limités (notamment en ce que le naturalisme japonais, à ce que j’ai compris, accordait une place centrale à l’expérience subjective, et, j’imagine, entretenait de la sorte des liens marqués avec le courant du « roman du moi », ou watakushi-shôsetsu, à la Dazai Osamu). Mais l’expérience occidentale de Kafû ne s’en est pas tenue aux livres : un peu contraint et forcé par son père, désireux d’en faire un homme d’affaires, Kafû a fait un assez long séjour aux États-Unis, prolongé en France – guère fructueux au plan professionnel, mais déterminant dans l’appréhension de la vie pour le futur auteur ; La Sumida, d’ailleurs, a été écrit rapidement après le retour au Japon de Kafû.

 

Mais c’est justement un texte qui témoigne combien modernisation et occidentalisation peinaient l’auteur, voire l’irritaient : son goût pour les naturalistes français était une chose, mais il admirait avant tout le Japon traditionnel d’Edo et sa culture, notamment telle qu’elle s’était développée dans le « bas peuple » ; ce qui pouvait, d’une certaine manière, l’inscrire je suppose dans la filiation d’un Saikaku (et les deux auteurs, après tout, même avec deux siècles d’écart, ont beaucoup écrit sur les « quartiers de plaisir », le monde des prostituées et des geishas, des œuvres de divertissement jugées « populaires »), mais surtout, de manière plus franche, dans celle des auteurs de « romans sentimentaux » de la fin d’Edo, très décriés comme archaïques et « faux » du vivant de Kafû, mais auxquels il a toujours conservé son affection. Cependant, La Sumida témoigne de ce que l’auteur prisait aussi les haïkus ainsi que le théâtre d’Edo, notamment le kabuki, ou encore les estampes de la même époque, qu’on jugeait souvent encore « vulgaires » dans le Japon de Meiji du vivant de Kafû, alors même qu’elles fascinaient l’Occident.

 

Ce qui navrait Kafû, c’était la disparition brutale de toute cette culture japonaise, écrasée en masse sous le rouleau compresseur de l’occidentalisation. On aurait cependant tort de reléguer Kafû à l’archétype d’un conservateur acharné, voire réactionnaire, sans même aller jusqu’à parler de xénophobie – et son goût de la tradition japonaise s’accommodait très bien d’une attitude plus progressiste en matière de libertés individuelles, notamment : Kafû n’était pas moins farouche à défendre la notion d’individu et celle de son autonomie. Et c’est pourquoi, amoureux du Japon traditionnel, défenseur militant de sa culture, Kafû a cependant eu le bon goût de ne jamais se compromettre, dans les années qui suivraient, avec les nationalistes et le régime militaire qui emporteraient le Japon, après la brève « démocratie de Taishô », dans la catastrophique et sanguinaire aventure impérialiste que l’on sait – mieux, il a fait d’une certaine manière œuvre de rébellion en continuant à écrire à cette époque, en faisant fi des injonctions patriotiques du régime, et tous les grands (et moins grands) écrivains japonais de ce temps ne peuvent pas en dire autant.

 

Si La Sumida n’est pas le premier écrit de Kafû, qui avait déjà livré des œuvres sentimentales à la mode d’Edo (jugées très défavorablement par le traducteur et commentateur Pierre Faure dans un avant-propos qui ne prend pas vraiment des pincettes à cet égard), ainsi que des « souvenirs » de ses séjours aux États-Unis puis en France. Mais ce court texte (très court – à la limite plus une nouvelle ou novella qu’un roman) est celui qui a commencé à le faire connaître. L’influence du naturalisme français parcourt La Sumida, mais, déjà, il y a effectivement cette dimension subjective, ou peut-être intersubjective en l'espèce, qui singularise le naturalisme japonais.

 

Or c’est un « roman » sans véritable histoire. Il y a bien un soupçon de vague intrigue, mais, clairement, c’est là une dimension très secondaire de ce texte – ce qui importe bien davantage, c’est le regard porté par les personnages sur leur environnement changeant. Le texte s’ouvre sur la figure de Shôfûan Ragetsu, un haïkiste vieillissant, que son mode de vie passablement libertin a éloigné de sa famille ; il entretient cependant toujours des relations avec sa sœur cadette O-Toyo, qui a elle aussi un côté « artiste », puisqu’elle enseigne le chant et la musique associés au jôruri et au kabuki, mais elle entend pourtant faire de son fils Chôkichi, 17 ans, un homme « bien », beaucoup moins bohème, quelqu’un qui aurait un travail « normal » et rémunérateur. Chôkichi, pourtant, n’en veut pas – et, assistant à une représentation de kabuki, il réalise qu’il préférerait bien davantage devenir comédien… et il faut relever ici qu’il y a beaucoup de l’auteur dans ce personnage, de manière assez transparente (le « vrai » nom de Nagai Kafû était Nagai Sôkichi). Mais le jeune homme est dans une mauvaise passe – il a d’autant moins envie de s’impliquer dans ses études qu’il est très affecté par le sort de son amie d’enfance et plus ou moins amoureuse O-Ito, qui va devenir geisha, et qui s’éloigne de plus en plus de lui… O-Toyo perçoit bien la détresse de son fils, mais ses idées quant à son avenir demeurent bien arrêtées – et quand elle fait appel à son frère Shôfûan Ragetsu pour raisonner le jeune homme, le vieux libertin fait l’hypocrite, prônant la sagesse et le pragmatisme, et il en est tristement conscient…

 

Le récit tourne autour de ces quatre personnages, et il n’y a pas grand-chose de plus à en dire : si « intrigue » il y a, elle se concentre probablement sur le personnage de Chôkichi, mais, d’un chapitre à l’autre, nous changeons sans cesse de point de vue ; à vrai dire, quand on lit le premier chapitre, on est tenté de croire que Shôfûan Ragetsu sera le héros de cette histoire, ou du moins le principal personnage point de vue – et ça n’est absolument pas le cas : Chôkichi prend probablement davantage de place, mais O-Toyo est aussi impliquée (il me semble en revanche qu’O-Ito n’est envisagée qu’extérieurement).

 

Mais « l’intrigue » est donc secondaire – et peut-être même, d’une certaine manière, les personnages, si leur point de vue est essentiel. Il ne se passe au fond pas grand-chose dans ce « roman », qui n’a rien d’ennuyeux pour autant. Quand, en guise de postface, Kafû livre une « Fantaisie » rapportant comment l'histoire aurait pu se poursuivre, il y a peut-être encore comme une ambiguïté quant aux intentions exactes de l'auteur, mais ce « plan d’une suite », au fond, confirme avant toute chose, et par l'absurde, presque, que la suite n'était pas nécessaire, et que Kafû avait bien fait d'arrêter son roman là où il l'a fait, pour en sublimer les principes.

 

C’est que, ce qui compte vraiment, c’est le décor. Les personnages déambulent sans cesse, et la plupart du temps sur les rives de la Sumida, un court d’eau tokyoïte d’une vingtaine de kilomètres à peine. Quand, quelques décennies plus tôt, la ville s’appelait encore Edo, les quartiers baignés par la Sumida étaient représentatifs d’une ville basse « populaire », en même temps célébrée par des artistes de toute sorte, qui y singularisaient des « paysages », des endroits notables, magnifiés dans des estampes, des poèmes, éventuellement des sortes de « guides touristiques » mais avec quelque prétention littéraire – ou tout cela à la fois. Mais, quand Kafû écrit La Sumida, en 1909, tout cela relève déjà du passé : les quartiers changent, le vieil Edo disparaît, ou même a d’ores et déjà disparu, sous les coups de boutoir de la modernisation et notamment de l’industrialisation – les « points de vue », si j’ose dire, célébrés par les poètes et les peintres, cèdent la place à la morosité grisâtre d’un Japon qui sacrifie volontairement et délibérément son essence à l’autel du progrès économique et technologique dans ce qu’il a de plus brutal et barbare.

 

Ce sont des quartiers que les personnages, tout au long de leur vie, ont parcouru en long et en large ; et, de toute évidence, Kafû s’est beaucoup promené le long de la Sumida. C’est donc ce que font ses personnages : ils se promènent, regardent le monde autour d’eux, et ne le reconnaissent plus – soit que, comme Shôfûan Ragetsu, ils soient suffisamment vieux pour percevoir, et douloureusement, combien leur environnement a changé, soit que, plus jeunes, ils perçoivent dans les transformations rapides de ce décor, presque en temps réel, comme un écho objectif de leur vie intérieure torturée, de leurs angoisses quant à ce qu’ils étaient eux-mêmes et sont supposés devenir.

 

Dès lors, le cœur de La Sumida réside dans de longues descriptions, très raffinées, très précises, mais toujours biaisées par le regard à chaque fois différent des personnages qui se promènent. La vision de Shôfûan Ragetsu, ainsi, est imprégnée d’une profonde mélancolie, de nature nostalgique, mais le vieux libertin, qui a longtemps posé au nihiliste ou peu s’en faut, ne peut même à son grand âge se départir d’une certaine tendance à rire de tout – la tristesse l’emporte, mais le regard a en même temps quelque chose d’un peu amusé, si douloureusement. O-Toyo, comme son poète de frère aîné, a vécu les transformations des quartiers bordés par la Sumida, mais son regard, phagocyté par l’inquiétude qu’elle éprouve quant à l’avenir de son fils, est probablement davantage pragmatique. Enfin, ledit fils, Chôkichi, arpente les rives de la Sumida en étant perpétuellement préoccupé par le constat de ce que son propre passé, subjectif, le fuit en la personne d’O-Ito, en même temps qu'un inquiétant avenir se dessine pour lui malgré qu'il en ait, aussi douloureusement grisâtre et fade que le décor dans lequel il évolue – or sans doute perçoit-il bien qu’il n’en a pas toujours été ainsi, et il est sans doute révélateur qu’il cherche à se réfugier dans le théâtre, prosaïquement comme idéalement.

 

La plume de Kafû est très belle, raffinée, mais aussi subtile – il n’y a rien ici des réjouissants excès baroques que j’avais relevés dans Le Pied de Fumiko de Tanizaki Jun’ichirô, mettons. Tout cela est à la fois élégant et sensible, et une insidieuse douleur, légère mais indéniablement présente, parcourt les rêveries moroses de ces promeneurs solitaires, ou de ces hommes (et femmes) qui marchent, comme vous préférerez. Du moins est-ce le sentiment que procure la belle traduction de Pierre Faure : bien sûr, je ne peux pas me référer ici au texte japonais, mais la version française est assurément touchante en même temps que bien tournée.

 

Ceci étant, on en arrive au problème que m’a posé ce livre : sa délicatesse et sa beauté doivent visiblement beaucoup à ce que Kafû joue des références et des associations d’idées presque instinctives pour ses lecteurs japonais, dans les décors qu’il décrit, les poèmes et les estampes auxquels il fait allusion, etc. Ceci, un lecteur français lambda tel que votre serviteur n’est tout simplement pas en mesure de l’apprécier sans une aide extérieure. Cette aide, le traducteur et commentateur Pierre Faure la fournit volontiers, mais (outre quelques planches de cartes et de peintures, la belle idée que voilà) cela implique de passer par de nombreuses notes, et par un long commentaire en fin de volume (une trentaine de pages), passablement pointu, et probablement bien trop pour ma pomme. Il y a là quelque chose de frustrant, parce qu’on perçoit que le ressenti suscité par ce livre devrait être bien davantage instinctif pour être pleinement apprécié... Le recours à l’appareil critique instruit, mais n’émeut pas ; et la conviction n’en est que plus forte, pour ce lecteur français lambda, de passer à côté de bien trop de choses, et probablement de l’essentiel… C’est une limite que j’ai pleinement ressenti, qui ne tient donc pas forcément au texte lui-même, à sa qualité ou à celle de sa traduction, mais au constat de ce que ce livre ne peut pleinement parler qu’à des Japonais – le propos pourrait éventuellement paraître universel, on a sans doute écrit des centaines de milliers de livres sur le monde qui change, mais l’ancrage dans le Japon de Meiji est en fait tel que c’est en définitive la singularité culturelle qui l’emporte, et largement.

 

J’ajouterai une chose, mais beaucoup plus subjective : si je peux (plus ou moins) comprendre le ressenti de Kafû, si j’ai apprécié la finesse de ses descriptions, leur dimension élégamment sensible, si j’ai pu, même, revivre douloureusement mon passé en m’identifiant au personnage de Chôkichi, en même temps que je percevais en moi comme la possibilité d’un Shôfûan Ragetsu désormais trop vieux pour se montrer honnête dans ses conseils au jeune homme, il demeure que, idéologiquement, je me sens aux antipodes de l’auteur et de son propos. Disons-le, j’éprouve une méfiance instinctive et viscérale pour le sentiment nostalgique – qui vire régulièrement à l’hostilité quand on me vante les traditions pour la seule raison qu’elles sont des traditions ; aussi subtil soit le « roman » de Kafû, incomparablement plus que tant d’éloges creux du passé pour le passé qu’on nous sert comme autant de profondes et essentielles vérités, il avait donc dans sa note d'intention même quelque chose qui m’était fondamentalement suspect. Mais ceci est donc très personnel, et ne saurait véritablement constituer une critique de La Sumida

 

J’ai apprécié ma lecture – le jeu des points de vue, la délicatesse des descriptions, la douleur insidieuse qui s’empare des personnages, la très belle plume de Kafû et/ou de son traducteur Pierre Faure. Mais un certain nombre d’obstacles m’ont donc empêché d’apprécier La Sumida autant qu’elle devrait l’être. Ce qui constitue une certaine déception, je suppose, même si plus « dérivée » qu’autre chose…

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Pline, t. 7 : L'Antre du dieu crocodile, de Mari Yamazaki et Tori Miki

Publié le par Nébal

 

YAMAZAKI Mari et MIKI Tori, Pline, t. 7 : L’Antre du dieu crocodile, [Plinius プリニウス 7], traduction [du japonais par] Ryôko Sekiguchi et Wladimir Labaere, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [2018] 2019, 188 p.

Retour à Pline, le manga historique de Yamazaki Mari et Miki Tori, avec ce tome 7 sorti récemment – reste que, la publication française ayant rattrapé son retard sur la japonaise, près de neuf mois se sont écoulés depuis ma chronique du décevant tome 6, et je ne savais plus très bien où j’en étais… Je me souvenais cependant que ce tome 6 m’avait paru au mieux médiocre – et qu’il y avait ce petit truc bizarre, qui doit sans doute tout au hasard et dont il serait absurde de vouloir déduire du sens, ce constat gratuit que, dans cette série, globalement, les volumes impairs étaient meilleurs que les volumes pairs...

 

Et, vous savez quoi ? Je crois que ça se vérifie encore une fois avec ce tome 7. Qui m’a bien plus parlé que le précédent, en tout cas, même s’il n’est pas sans défauts, loin de là. Mais, le truc… c’est que les raisons qui fondent ce jugement davantage positif sont presque diamétralement opposées à tout ce que j’avais pu dire de cette série jusqu’à présent ! Au sens où, cette fois, c’est ce qui se passe à Rome qui m’a vraiment intéressé, et dans l’entourage de Néron et Poppée, là où les pérégrinations égyptiennes de Pline et de ses larbins m’ont paru passablement fainéantes…

 

C’est que, à Rome, il se produit ici ce que l’on attendait peu ou prou depuis le premier tome – à savoir l’incendie de la Ville, en 64. On l’attendait… mais, pour ma part, je le redoutais, et je n'en faisais pas mystère en concluant ma précédente chronique, car le traitement du personnage de Néron, surtout, m’a à peu près systématiquement déçu dans cette BD, pas à la hauteur des intentions affichées de Yamazaki Mari et Miki Tori. Par chance, ils s’en tirent beaucoup, beaucoup mieux que ce que je craignais. Si je demeure indécis sur certains points (tout spécialement l’imbroglio de l’implication des juifs et parmi eux des chrétiens dans cette affaire), le traitement global de cette catastrophe m’a paru pertinent.

 

Et, un miracle pour le coup, le personnage de Néron y apparaît moins caricatural que précédemment : on nous épargne l’empereur qui joue de la lyre devant le spectacle grandiose de sa ville en proie aux flammes, et la responsabilité au moins directe de Néron dans l’incendie est pour ainsi dire écartée – si les fourberies de Tigellin et les manies artistiques du monarque guedin font que l’empereur, aussi horrifié soit-il de prime abord, se prend bientôt d’enthousiasme pour le projet de la reconstruction intégrale de Rome selon ses vœux et ses goûts.

 

Un autre personnage ressort grandi de ce traitement, et j’en suis heureux, car il s’agit de Poppée – l’ambitieuse impératrice qui m’avait tant séduit dans les premiers tomes, avant de me décevoir si cruellement dans tous les suivants : cette fois, elle retrouve du caractère, et une appréciable ambiguïté – car, dans l’entourage immédiat de Néron, elle est celle qui perçoit bien que quelque chose sent le soufre.

 

Quelque chose autour de Tigellin, sans doute – qui confirme, encore qu’au travers de non-dits, qu’il est le grand méchant dans cette affaire. Il est, typiquement, l’éminence grise plus qu’ambitieuse, qui tire les ficelles dans l’ombre, dans un jeu de manipulations complexes – il se rêve peut-être empereur, en tout cas il est partout. Une position très appréciable pour susciter ou entretenir les rumeurs qui circulent parmi les Romains accablés, l’aristocratie comme la plèbe ; ils cherchent tout naturellement des responsables, pas forcément les mêmes d'ailleurs, mais, de toute façon, identifier les coupables est difficile, et désigner des boucs émissaires plus simple et plus rapide. Néron lui-même (mais il en est qui l’apprécient et rejettent ces calomnies), Poppée peut-être (à peu près systématiquement haïe), les juifs (forcément), les chrétiens (on le sait…), les propriétaires fonciers (ah, maintenant qu’on le dit…), Tigellin pourquoi pas (qui n’est pas le moindre de ces propriétaires), ou les ex-conseillers de Néron tels Pison (idem) ou le philosophe Sénèque (pareil) – lequel s’en tire bien du fait de son amitié avec Tigellin ?

 

« S’en tire bien », de l’incendie, hein – car cette « amitié » ne vaut probablement pas grand-chose : là encore, Tigellin est partout, derrière, dans l’ombre. Dans la conjuration de Pison, qui s’élabore dans la foulée de l’incendie, et qui implique un peu par défaut le philosophe mou, qu’importe le tour pris par les événements, Tigellin en profitera : la répression de la conjuration tient en effet à la fois du coup d’État et de la purge – et Sénèque y passera comme les autres. Un personnage bien falot, pour le coup : mélancolique sans doute (un stoïcien a-t-il le droit d’être mélancolique ?), mais en même temps un peu con-con dans son apathie, qui relève assez clairement du refus de voir les choses en face ; à la fin de ce tome, il erre dans les jardins de Pline, et contemple la ciguë, avec les réminiscences que l’on suppose…

 

Mais Pline, justement ? Il est bien loin de tout ça – il est en Égypte. Ceci dit, même là-bas, certes avec un retard nécessaire (dont les auteurs jouent plus ou moins bien ? La chronologie de ces épisodes n’est peut-être pas très rigide...), la nouvelle de l’incendie atteint les voyageurs. Elle accable Félix, comme de juste, qui tente même la sottise de partir seul, en pleine tempête dans le désert – de très belles pages, graphiquement –, pour retourner en Italie et y veiller sur son acariâtre mais adorée épouse et leurs enfants ; lesquels sont, ainsi que le médecin de Pline, des personnages de choix pour peser les effets de l’incendie avec un point de vue diamétralement opposé à celui de la cour impériale et de l’élite aristocratique.

 

Mais, comme de juste là encore, le désastre laisse Pline lui-même indifférent – une réaction qui ne surprendra pas, de la part de notre naturaliste psychopathe, mais qui est peut-être plus que jamais chargée d’ironie, car l’incendie de Rome, aussi bien thématiquement que graphiquement (notamment dans les pages en couleur qui ouvrent le volume), renvoie sans doute aux éruptions volcaniques qui émaillent le récit depuis le premier tome – qui évoquait d’emblée, quinze ans plus tard, en 79, l’éruption du Vésuve qui noierait Pompéi sous les cendres, et, avec, le héros de cette histoire.

 

C’est là ce qui se produit de plus intéressant pour Pline et les siens dans ce volume 7. Le reste, hélas, n’emporte pas vraiment l’adhésion, car l’Égypte visitée par la petite troupe relève beaucoup trop de la caricature – cultes étranges, labyrinthes sous les pyramides, crocodiles, etc. ; c’est très Indiana Jones, d’une certaine manière (voire Tintin, avec le coup de théâtre impliquant la chatte Gaïa), mais sur un mode relativement fainéant.

 

Le contraste avec ce qui se produit à Rome n’en est que plus saisissant – et, oui, cela produit bien cet effet très inattendu pour moi : contrairement à ce que j’ai pu dire de chaque volume ou presque de cette série depuis disons le tome 2, dans celui-ci, c’est ce qui se passe à Rome, autour de Néron et compagnie, qui est intéressant, là où ce qui se passe autour de Pline est globalement indifférent…

 

À la fin de ce volume, nos héros prennent toutefois la route d’Alexandrie : espérons que la confrontation du naturaliste à ce haut lieu du savoir saura ramener sur le devant de la scène ce qui jusqu’à présent faisait le sel de cette série, à savoir la science et la pseudo-science de l’Histoire naturelle. Qu'en sera-t-il du thème de la destruction de la bibliothèque ? La question semble toujours débattue, mais je suppose que les auteurs pourront jouer de ce thème, en miroir de l'incendie de Rome...

 

Ce septième tome est donc surprenant à plus d’un titre – mais, avec ses défauts indéniables, il se montre en définitive plutôt convaincant ; bien plus en tout cas que le volume précédent.

 

Pline est une série très inégale, et chaque tome me fait me poser la question si cela vaut le coup de poursuivre – mais, oui, celui-ci m’y incite, décidément. Alors on verra bien, un de ces jours, si le tome 8 poursuit cette étrange alternance du bon et du moins bon…

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