Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Articles avec #poesie tag

Recueil des joyaux d'or

Publié le par Nébal

 

Recueil des joyaux d’or et autres poèmes, traduit [du japonais] et présenté par Michel Vieillard-Baron, Paris, Les Belles Lettres, coll. Japon, série Fiction, [1335] 2015, 243 p. + 64 p. de pl.

 

Aujourd’hui, je ne vais pas me livrer à une chronique à proprement parler – parce qu’à force, tous mes articles consacrés à la poésie japonaise classique, et parfois aussi à la contemporaine, se ressemblent un peu. Je vous renvoie donc, le cas échéant, à d’anciens articles, par exemple ma chronique de l’Anthologie de la poésie japonaise classique, ou de De cent poètes un poème, pour comprendre ce dont il s’agit.

 

Rapidement, tout de même : le poème court, ou tanka, au rythme 5-7-5/7-7, est la forme traditionnelle du poème japonais (waka). À l’époque classique, il était particulièrement en vogue, et l’activité poétique était prise très au sérieux dans l’aristocratie (voire au-delà), et jusqu’à la cour impériale, où il y avait un ministère de la Poésie. Les concours étaient nombreux, et les meilleurs poètes se voyaient confier la compilation d’anthologies officielles, dites impériales, qui rassemblaient les trésors de la poésie du jour et de jadis.

 

Mais, parallèlement aux anthologies impériales, il en existait d’autres davantage privées, recueils familiaux ou compilations toutes personnelles, piochant le cas échéant dans les anthologies impériales pour n'en garder que le meilleur. Ce dernier cas est bien celui du Recueil des joyaux d’or qui nous intéresse aujourd’hui, lequel est complété dans cette édition par deux autres brèves compilations du même ordre, Le Style excellent en poésie et un Recueil sans titre – qui datent des XIIIe et XIVe siècles approximativement (le manuscrit du Recueil des joyaux d’or étant plus précisément daté de 1335). Le grand poète (et critique ?) Fujiwara no Teika y a probablement eu sa part, et cela tombe bien, cette édition est traduite du japonais et présentée par Michel Vieillard-Baron, le plus grand spécialiste français de Teika.

 

Ces anthologies portent exclusivement sur des tanka, classés par thèmes classiques de composition (éventuellement imposés lors de concours et autres jeux) : les saisons, l’amour, etc. On y croise aussi bien des hommes que des femmes, des noms fameux, comme Ki no Tsurayuki, Izumi Shikibu, Ariwara no Narihira ou encore Ise, au côté d’anonymes (au sens strict), avec ici un empereur, là un moine bouddhiste. Certains de ces poètes sont des habitués des anthologies impériales, qui y ont été plusieurs fois publiés (parfois plusieurs dizaines de fois), tandis que d’autres ne sont éventuellement connus que pour un unique poème ou peu s’en faut. L’ensemble est forcément de haute tenue.

 

Il faut insister sur ce point : la présente édition est exemplaire – au point où c’en est passablement impressionnant. L’ouvrage s’ouvre sur une longue préface de Michel Vieillard-Baron, qui présente la poésie japonaise classique en termes aussi bien historiques que stylistiques, de manière parfois assez pointue, et en mettant en évidence les difficultés de la traduction en la matière.

 

Après quoi un même modèle est repris pour les trois recueils compilés : sur la page de gauche se trouvent des notes, indiquant de manière générale la provenance du poème, tout spécialement l’anthologie impériale dont il est le plus souvent issu, avec les éventuelles notes introductives des anthologistes, variations incluses, ainsi que des explications de texte, tout spécialement quand des jeux de mots de divers ordre opèrent (et c'est très souvent le cas).

 

Sur la page de droite, on trouve généralement trois poèmes. Ceux-ci sont numérotés (il y en a 203 en tout). Dans la colonne de gauche, on trouve le texte japonais en caractères romains, et dans la colonne de droite la traduction française, en principe sur cinq vers comme de juste (mais parfois six quand il n’y a pas de meilleur moyen d’exprimer en français un jeu de mots, comme c’est fréquemment le cas).

 

Chaque poème est bien sûr suivi du nom de son auteur, et on trouvera en fin d’ouvrage un « Répertoire des noms des poètes » d’une vingtaine de pages, chaque poète ayant droit à sa notice biographique développée, et parfois étonnamment pour les plus obscurs d’entre eux (on y relève notamment le nombre exact des publications dans les anthologies impériales). L’appareil scientifique comprend également deux index des poèmes, le premier dans l’ordre alphabétique des premiers vers (japonais…), le second fonction de la provenance dans les anthologies impériales.

 

Mais il faut y ajouter une chose et non des moindres : cette édition comprend également, non seulement les versions originales, c’est-à-dire en kanji et kana cette fois, des poèmes du Recueil des joyaux d’or, mais aussi la reproduction intégrale en fac-similé de l’ensemble du manuscrit du Musée Guimet qui a servi de base à cette publication, en 64 planches en couleurs, poussant le perfectionnisme jusqu’à la reproduction de l’intérieur de la couverture ou de pages vierges. La (jolie) couverture de la présente édition irréprochable correspond en fait au revers de la couverture du manuscrit, avec papier d’or à empreinte de toile. C’est vraiment un travail admirable.

 

Et la traduction a l’air d’être à l’avenant, sonore, imagée, et juste. Michel Vieillard-Baron me paraît occuper ici une sorte de place intermédiaire très enviable entre René Sieffert, et son goût des tournures archaïsantes, et Gaston Renondeau, peut-être plus fidèle à l’esprit qu’à la lettre, pour citer deux traducteurs français qui ont régulièrement travaillé sur la poésie japonaise et que j'ai régulièrement lus.

 

Un très bon recueil pour qui s’intéresse à la poésie japonaise classique – et, encore une fois, une édition proprement exemplaire.

 

Voici pour finir, et c'est peut-être le principal objet de cet article, un petit florilège de certains poèmes qui m’ont plus particulièrement touché – dans l’ordre où ils apparaissent dans cette anthologie (cette sélection couvre les trois recueils compilés).

 

Avoir entendu :

C’est aujourd’hui le printemps

Nous fera-t-il prendre

Pour des fleurs la neige qui

Peine à fondre sur les monts Kasuga ?

– ÔSHIKÔCHI NO MITSUNE

 

Ce bas monde

Mais à quoi le comparer ?

Aux vagues blanches

Qu’à l’aube laisse derrière elle

Une barque que la rame conduit

– LE MOINE DÉBUTANT MANZEI

 

La splendeur des fleurs

Est passée, hélas, tandis

Qu’en vain j’ai vieilli,

Pensive, le regard perdu,

Dans ces pluies interminables

– ONO NO KOMACHI

 

En ce jour de printemps

Que baigne la douce lumière

Du ciel éternel

Pourquoi les fleurs tombent-elles

Le cœur plein d’inquiétude ?

– KI NO TOMONORI

 

Le barrage que

Sur la rivière de montagne

Le vent a dressé

Est fait de feuilles rougies

Que le courant n’a pu charrier !

– HARUMACHI NO TSURAKI

 

L’hiver, dans le bois,

A fait tomber les feuilles

Que couvre le givre :

La lune y dépose son reflet

D’une saisissante froidure !

– FUJIWARA NO KIYOSUKE

 

Dans le jour naissant

Semble luire la lune de l’aube

Tant il est tombé

De neige immaculée sur

Ce hameau de Yoshino

– SAKANO.UE NO KORENORI

 

Rosée au bout des feuilles

Et gouttes au pied des plantes

Nous montrent, n’est-ce pas ?

Que tous en ce bas monde

Tôt ou tard devons disparaître

– LE RECTEUR MONACAL HENJÔ

 

Est-ce le sommet

Qu’une fois l’aube levée

Je devrai franchir,

Celui où dans un blanc nuage

La lune achève sa course ?

– FUJIWARA NO IETAKA

 

Comme les eaux rapides

Dont un rocher entrave le cours

Et par lui fendues :

Même si l’on nous séparait

Nous finirons par nous rejoindre

– L’EMPEREUR SUTOKU

 

Nous nous quittâmes,

Elle, froide comme la lune de l’aube

Que je vis dans le ciel,

Depuis, rien n’est pour moi plus triste

Que la première lueur du jour

– MIBU NO TADAMI

 

Disant : « Souffre donc ! »

La lune nous plonge-t-elle dans

D’amoureux pensers ?

Non ! Mais je feins qu’elle est la cause

Des larmes que je verse…

– LE MAÎTRE DE LA LOI SAIGYÔ

 

Fine est la trame

Du vêtement de brume

Que porte le printemps :

Le vent de la montagne

Le froissera sans doute

– ARIWARA NO YUKIHIRA

 

La lune d’automne

Se cache sur le haut sommet

Au-delà des nuées :

Elle attend l’obscurité

De ce ciel qui se dégage

– FUJIWARA NO TADAMICHI

Voir les commentaires

Le Condamné à mort, de Jean Genet

Publié le par Nébal

 

GENET (Jean), Le Condamné à mort et autres poèmes, suivi de Le Funambule, Paris, Gallimard, coll. Poésie, [1942, 1945, 1947-1948, 1958, 1979, 1999] 2018, 129 p.

Sur ce blog, ces dernières années, il s’est passé un truc étrange : j’ai régulièrement causé de poésie – allons bon. Mais essentiellement de poésie japonaise, certes… Il m’a pour ce faire bien fallu abandonner ma pose de gazier totalement hermétique aux vers, même si chroniquer de la poésie demeure quelque chose de très compliqué pour moi – au point où j’ai parfois déclaré forfait : tout récemment encore, j’ai poursuivi contres vents et marées mes tentatives en matière de haïkus, en lisant le recueil Cent Sept Haiku de Shiki chez Verdier, mais, à l’évidence, je n’y étais pas le moins du monde sensible et n’avais absolument rien à en dire… Aussi n’en ai-je rien dit. Je n’en ai cependant pas fini avec la poésie japonaise, loin de là : j’ai récemment entamé les Cheveux emmêlés de Yosano Akiko, qui me parlent bien davantage ! Et j’ai encore d’autres recueils, de poésie classique notamment, à lire…

 

Mais au-delà du Japon ? Les chroniques sur ce blog se font plus chiches, même si je peux avancer çà et là quelques belles pièces, comme Le Fou de Laylâ de « Majnûn », ou, dans un registre diamétralement opposé, mettons Plouk Town de Ian Monk. N’empêche que mes lacunes sont énormes – et tout spécialement en matière de poésie française, en fait, si, ado, je n’étais pas insensible à Rimbaud ou Baudelaire, surtout (forcément : j'étais un ado), éventuellement Victor Hugo aussi (quelle originalité !). Et je me suis dit qu’il était bien temps d’essayer d’y remédier un chouia. En fait, je pense procéder chronologiquement, sur la base d’anthologies le plus souvent, partant mettons de François Villon pour avancer tranquillement jusqu’à nos jours.

 

Mais les anomalies chronologiques, des fois, c’est bien, et, tombant sur ce recueil de Jean Genet, je me suis dit que je pouvais aussi bien commencer par là. Ceci, même si (ou justement parce que) je ne savais pas grand-chose de Jean Genet, pour ne l’avoir jamais lu. Oh, j’avais quelques très vagues aperçus de sa vie (je savais du moins qu’il était homosexuel et qu’il avait multiplié les séjours en prison, pour des délits de droit commun), quelques titres de ses œuvres majeures ne m’étaient pas totalement inconnus (Notre-Dame-des-Fleurs en tête, mais aussi le présent Le Condamné à mort, si c’est un titre davantage passe-partout), ce genre de choses, mais guère plus. Quelques citations pourtant – car, sans le savoir, ce fameux quatrain du Condamné à mort, je le connaissais bien avant d’entamer la lecture de ce recueil (p. 18) :

 

Nous n’avions pas fini de nous parler d’amour.

Nous n’avions pas fini de fumer nos gitanes.

On peut se demander pourquoi les Cours condamnent

Un assassin si beau qu’il fait pâlir le jour.

 

Ceci dit, l’œuvre poétique de Genet, qui fut surtout connu pour être un romancier, un dramaturge, et plus tard disons un pamphlétaire, cette œuvre poétique donc est relativement restreinte : tout tient dans ce petit recueil, et encore, en relevant que « Le Funambule », qui le conclut, est un texte assez inclassable, tandis que l’attribution à Genet des « Poèmes retrouvés » anonymes, si elle est probable, n’est semble-t-il pas totalement assurée. Par ailleurs, il faut relever que l’essentiel de cette production poétique date des années 1940, soit le tout début de la « carrière » de Genet, si c’est bien le mot, car il était alors en prison et les premières « publications » de ces vers étaient « hors commerce » (doux euphémisme ?), avant d’être reprises par les éditions de L’Arbalète – là encore, « Le Funambule » est une exception, un texte bien plus tardif puisque écrit en 1957 et publié l’année suivante.

 

Mais, en ce qui me concerne, « Le Condamné à mort » et « Le Funambule » sont bien les pièces maîtresses de ce petit recueil.

 

Et « Le Condamné à mort » est bien le plus célèbre de ces poèmes – au-delà du seul quatrain cité plus haut. À vrai dire, je ne suis pas tout à fait certain de comment il faut l’aborder – notamment au regard de cette anecdote voulant que Genet ait écrit ce poème en réaction au poème d’un autre prisonnier, qu’il trouvait médiocre : quelle est alors la part d’exercice de style ? Notamment au regard de la forme somme toute très classique de ce poème, essentiellement composé de quatrains d’alexandrins à vue de nez (sauf à la toute fin) – tous les autres poèmes de ce recueil tendront à se montrer souvent bien plus libres, et leur propos en même temps que leurs images souvent autrement obscurs, avec quelque chose de surréaliste je suppose, à la limite de l’écriture automatique parfois, là où « Le Condamné à mort » brille entre autres par sa limpidité… et le cas échéant sa crudité.

 

Car ce « chant d’amour » à un « assassin de vingt ans » du nom de Maurice Pilorge (que Genet avait connu en prison et qui avait été guillotiné en 1939, le poème n’étant rédigé qu’en 1942), ce chant relativement sage dans sa métrique et (certaines de) ses images, combine avec audace l’élégance formelle de la poésie classique et la pornographie homosexuelle la plus explicite. D’un vers à l’autre, le raffinement poétique le plus sensible cède le pas à la bifle agrémentée d’éructations ordurières. En fait, l’entrelacement de ces vers que tout serait supposé opposer produit un effet singulier, chaque rupture renforçant paradoxalement l’unité de l’ensemble : la gorge de l’amant noyée de sperme rend ce qui précède et ce qui suit plus élégant par contraste, tandis que la perfection des alexandrins les plus classieux jouit de s’abandonner à la pornographie la plus crue.

 

Sur ce point, et sur un certain nombre d’autres, « Le Condamné à mort » sinon Genet de manière générale (car je ne peux certes pas me permettre d’en dire quoi que ce soit de « général » après la seule lecture de ce petit recueil), ce long poème aussi beau que sordide, et très contrasté, ne manque pas de m’évoquer le marquis de Sade, ses écrits les plus « ésotériques » au premier chef, encore que la savoureuse hypocrisie des versions les plus « soft » de Justine ait quelque chose à y voir.

 

Maintenant, la parenté éventuelle entre les deux auteurs, au regard en tout cas du « Condamné à mort », va au-delà, je suppose – et même au-delà de ce seul point commun de l’œuvre écrite en prison, si ça n’est pas négligeable et a son impact sur ce qui va suivre : c’est qu’il y a ici quelque chose d’une « littérature du mal », ou peut-être du péché, et « qui sent un peu le soufre » (avec beaucoup, beaucoup de guillemets pour toutes ces expressions, d’autant que le propos moral n’est pas absent du poème et semble-t-il d’un certain nombre au moins des écrits ultérieurs de Saint Genet, comédien et martyr, comme l’appelait Sartre), quelque chose en tout cas qui fait bien plus que subvertir les formes littéraires et l’expression poétique de l’amour, du désir et de la jouissance ; on ne saurait en effet mettre de côté le fait que le dédicataire du poème, Maurice Pilorge, s’il était « si beau qu’il en [faisait] pâlir le jour », n’en était pas moins, donc, un assassin. Pas un innocent victime d’une erreur judiciaire – quelqu’un dont le crime était avéré, qui n’avait pas suscité chez le criminel le moindre remords, et qui était rendu plus navrant encore par le fait qu’il avait porté sur un ami/amant, et impliquait une somme d’argent parfaitement dérisoire… Or Genet n’en fait pas mystère – en fait, non seulement il ne nie pas le crime, mais je suppose qu’il y voit quelque chose de nature à embellir encore Pilorge, et c’est là que se situe éventuellement une ambiguïté éthique.

 

Par ailleurs, ce poème, et d’autres qui suivront, et qui développeront encore cet univers de la prison, du bagne et de la guillotine, ne me paraissent pas forcément constituer des réquisitoires contre la peine de mort ? Notre-Dame-des-Fleurs s’ouvre sur une évocation lapidaire de la dernière exécution publique en France qui a de quoi serrer un peu l’estomac, mais j’ai l’impression que tout cela est plus « factuel » qu’autre chose – et le Genet du « Condamné à mort » n’est pas le Hugo du Dernier Jour d’un condamné (quand bien même il s’engagera radicalement en politique bien plus tard). Peut-être y a-t-il cependant, une dernière fois comme chez Sade, quelque chose qui condamne l’exécution capitale comme un meurtre inacceptable pas tant pour son résultat que pour son caractère froid et dépassionné ? Je n’ose pas m’avancer plus loin sur ce terrain – j’ai probablement écrit beaucoup de bêtises, et surtout n’hésitez pas à éclairer ma lanterne !

 

Quoi qu’il en soit, « Le Condamné à mort » m’a séduit et même, je crois que le mot n’est pas trop fort, bouleversé. Sa perfection formelle comme son caractère essentiellement subversif m’incitent à y voir une des plus belles œuvres poétiques que j’ai jamais lu.

 

Les autres « poèmes de prison » qui complètent ce recueil m’ont dans l’ensemble moins parlé – probablement du fait, pour partie du moins, qu’ils adoptent une forme un peu plus libre, plus « moderne » disons, encore que sans excès, mais, surtout, se montrent régulièrement plus hermétiques, notamment du fait de certaines associations d’idées constituant des images évoquant une forme d’écriture automatique – en fait, de plus en plus à mesure que l’on progresse dans le recueil, ai-je l’impression. « Marche funèbre » et « La Galère » m’ont beaucoup plu, qui poursuivent assez clairement sur la lignée du « Condamné à mort », jusque dans la référence affichée à Maurice Pilorge parfois, tout en témoignant d’évolutions marquées ; « La Parade » et « Un chant d’amour » me paraissent encore franchir une étape, et « Le Pêcheur du Suquet » une autre encore, mais, tout en reprenant çà et là quelque chose de la pornographie du « Condamné à mort », en développant peut-être une veine plus singulière, qui annoncerait le cas échéant, avec une dizaine d’années d’avance, « Le Funambule » (sans me convaincre autant que ces deux œuvres toutefois). Je dois avouer cependant avoir été totalement insensible aux « Poèmes retrouvés », des pièces généralement brèves, et qui jouent éventuellement avec la typographie, sur un mode un peu trop obscur pour vraiment me parler.

 

Cependant, le recueil se conclut sur une dernière (longue) œuvre magistrale : « Le Funambule ». On l’a fait figurer dans ce recueil au motif qu’il s’agirait d’un long poème en prose – peut-être est-ce bien le cas, mais ce texte à part est assez rétif à la classification, on pourrait tout aussi bien y voir une sorte d’essai philosophique, ou une brève pièce de théâtre, voire le motif d'une performance artistique, et probablement d’autres choses encore.

 

Le contexte également distingue cette œuvre de toutes celles qui précèdent. « Le Funambule » est écrit en 1957 – soit une dizaine d’années après tous les autres poèmes figurant dans ce recueil. À cette époque, non seulement Genet est sorti de prison, mais il a été adoubé par l’intelligentsia parisienne, les Cocteau, les Sartre, qui le célèbrent comme un génie, un des plus grands de son temps ; plusieurs de ses œuvres majeures ont alors eu droit à une « vraie » publication, incluant le poème Le Condamné à mort, le roman Notre-Dame-des-Fleurs, ou encore la pièce de théâtre Les Bonnes, qui a été jouée dans une mise en scène de Louis Jouvet (même si elle a davantage suscité le scandale que convaincu la critique à l’époque). Mais cette célébrité soudaine avait eu son effet pervers : accablé par tous ces éloges, et notamment le Saint Genet de Sartre, Genet n’a rien pu écrire pendant une petite dizaine d’années… En fait, « Le Funambule » est peut-être justement le texte qui l’a ramené à l’écriture, suscitant une deuxième phase de sa carrière littéraire.

 

Enfin, si « Le Funambule » est un nouveau « chant d’amour », il porte sur un dédicataire bien différent de l’assassin Pilorge, s'il s'agit toujours d'un beau jeune homme : l'amant algérien de Genet, nommé Abdallah Bentaga. Le couple a beaucoup voyagé à travers toute l’Europe à l’époque, éventuellement contraint et forcé car Genet avait incité son amant à déserter alors que la conscription devait l’amener à se battre en Afrique du Nord française… Et Genet avait des ambitions pour Abdallah : en faire un immense funambule. Abdallah était semble-t-il déjà un artiste de cirque, mais pas forcément dans cet exercice particulier, et cette ambition était clairement celle de Genet, qui lui payait les meilleurs professeurs et songeait à des spectacles uniques qu’il concevrait de bout en bout. Hélas, cet apprentissage s’est avéré douloureux : Abdallah a été victime d’au moins deux accidents assez graves… Et, à terme, ils ont peut-être joué leur rôle, outre la fin de la liaison entre les deux hommes (en 1962 – même si Genet continuait d’entretenir Abdallah et sa mère), dans le suicide de cet amant idéal en 1964. Ce qui contribue sans doute à rendre la lecture du « Funambule » parfois un peu nauséeuse, éventuellement au point d’une nouvelle ambiguïté éthique, voire à nouveau d’une vague « odeur de soufre »… A posteriori, certes. Mais le tragique événement ne serait semble-t-il pas sans affecter Genet – qui n’écrirait dès lors plus de fictions ou de pièces de théâtre jusqu’à sa mort.

 

Ceci dit, tout cela n’aura lieu que bien plus tard. Quand Genet écrit « Le Funambule », en 1957, sa liaison avec Abdallah est toute fraîche, entamée seulement l’année précédente, et le couple a encore cinq années de vie commune et de voyages devant lui. Le texte de Genet n’en est à vrai dire que plus « programmatique ».

 

À vrai dire, on pourrait être tenté d’y voir une sorte de « discours motivationnel », si cette expression ne renvoyait pas illico aux pires abominations que l’on commet sous l’intitulé « développement personnel ». Genet est de toute évidence bien au-dessus de tout cela, fond et forme, au point où ce qualificatif a quelque chose d'insultant, et cependant il y en a bien quelque chose dans « Le Funambule », je crois..

 

À ceci près que ce long poème en prose, si l’on tient l’envisager de la sorte, procède selon une logique de ruptures qui peut renvoyer au « Condamné à mort » : l’injonction artistique comme éthique, à dimension spectaculaire dans les deux cas, si j’ose dire, est contrebalancée, ou plutôt étrangement complétée, par un discours davantage nihiliste, parfois à la limite du pamphlet ; il apparaît en tout cas clairement que, dans le propos de Genet, l’accident et la mort sont parties intégrantes du spectacle, voire le fondent.

 

Et, en cela, assez logiquement pour le coup, le discours du « Funambule » dépasse sans doute le seul cas du jeune fildefériste qui, si j’ose dire là encore, le motive. Il en découle en fait un contenu allégorique marqué, qui interroge aussi bien la vie que l’art, à supposer que les deux doivent être distingués, de manière autrement générale.

 

Et l’ensemble est absolument parfait – l’élégance des tournures, comme la splendide et spectaculaire profondeur et acuité des images, produisent un texte à nouveau bouleversant et d’une intense beauté.

 

« Le Condamné à mort » et « Le Funambule » sont bien à mes yeux les pièces maîtresses de ce recueil ; à eux seuls, ces deux textes (assez longs, bien plus que tous les autres) suffisent à en justifier la lecture – et le reste vaut le coup d’œil, avec une réserve toute personnelle pour les « Poèmes retrouvés ». C’est un livre magnifique, et il était bien temps que je le lise… Et il serait sans doute bien temps de lire désormais d'autres écrits de Jean Genet, en commençant probablement par le roman Notre-Dame-des-Fleurs.

 

Chroniquer de la poésie demeure un exercice particulièrement compliqué pour moi, et j’ai probablement écrit pas mal de bêtises… Surtout, n’hésitez pas à me reprendre quand c’est le cas !

 

Mais je vais probablement continuer l’expérience, en alternant à vue de nez le Japon et la France – aussi ma prochaine chronique poétique portera-t-elle sans doute sur les Cheveux emmêlés de Yosano Akiko. À un de ces jours, donc...

Voir les commentaires

Le Journal de Tosa

Publié le par Nébal

Le Journal de Tosa

Le Journal de Tosa, suivi de Poèmes du Kokin-shû, [Tosa nikki 土佐日記], traduit du japonais et présenté par René Sieffert, Lagrasse, Publications Orientalistes de France – Verdier, [935, 1993] 2018, 73 p.

Une fois n’est pas coutume, je vais vous entretenir d’un texte qui, tout grand classique de la littérature japonaise qu’il soit (et là je parle vraiment de littérature du Japon ancien, vers 935), s’avère extrêmement bref : dans ce petit volume très aéré, il tient en une trentaine de pages seulement. Qu’importe : je vous ai déjà fait part, et à plusieurs reprises, de mon adoration des Notes de l’ermitage de Kamo no Chômei, qui sont probablement plus brèves encore…

 

Et je trouve Le Journal de Tosa fascinant – simplement, cette fois, je ne suis pas certain qu’il produira le même effet sur tous ? Le petit opuscule de Kamo no Chômei a d’une certaine manière quelque chose d’universel, potentiellement du moins – mais Le Journal de Tosa ne peut probablement être pleinement apprécié qu’à la condition cette fois impérative de le replacer dans son contexte. Cela ne signifie certainement pas que le contexte fait tout – mais je crois qu’en avoir au moins un aperçu est nécessaire pour savourer pleinement la beauté, l’élégance, la tristesse, l’audace, l’astuce de ce bref texte – et sa saveur poétique. Et, notamment, il faut avoir au moins une idée de son importance pas seulement historique et littéraire mais… linguistique ? Je ne suis certainement pas le plus calé dans ces matières, cela dit. Mais je vais tenter le coup, en espérant ne pas trop écrire de bêtises...

 

Et, d’abord, quelques mots sur l’auteur. Son nom n’apparaît pas sur la couverture, pour quelque raison que ce soit, mais nous savons sans l’ombre d’un doute qu’il s’agit de Ki no Tsurayuki (ca. 872-ca. 945), un bonhomme assez fascinant et c’est peu dire. Au Japon, il est considéré sans l’ombre d’un doute comme étant le plus grand poète de son temps – et un des plus grands poètes de toute l’histoire du Japon.

 

Mais son importance en matière de poésie ne réside pas seulement dans sa production personnelle, par ailleurs pléthorique. En effet, jeune homme encore, il a été désigné par l’empereur pour superviser la compilation de la première anthologie impériale officielle de la poésie japonaise, le Kokin Wakashû, ou Kokinshû. Si le Man.yôshû, antérieur, avait pour lui d’exprimer les vertus d’une poésie japonaise davantage « primitive » et formellement variée, et si d’autres anthologies impériales suivront, sur lesquelles travailleront d’autres poètes illustres comme Teika, le Kokinshû est souvent considéré, et encore aujourd’hui, comme l’expression la plus pure de la poésie japonaise classique.

 

Mais Ki no Tsurayuki ne s’est pas contenté de compiler des poèmes. D’une part… eh bien, il figure lui-même dans le Kokinshû – en fait, avec 105 poèmes retenus, il est le poète le plus cité dans l’anthologie qu’il a lui-même compilée ! On n’est jamais mieux servi que par soi-même ? À moins que les responsables ne soient les autres compilateurs…

 

Mais il y a plus : d’autre part, en effet, Ki no Tsurayuki a également livré une préface au Kokinshû – et, aussi brillante soit sa poésie, cet essai est probablement plus important encore au plan historique. Vu de loin, c’est une dissertation sur l’esthétique poétique, savante et compétente, mais ce n’est pas là ce qui fait la valeur du texte – c’est qu’il a par ailleurs une dimension qu’on pourrait être tenté, de nos jours, de qualifier de « militante » (et René Sieffert, dans sa brève présentation, avance que ce texte a probablement suscité un certain « scandale », ajoutant que Ki no Tsurayuki avait nécessairement en cette affaire le soutien préalable de l’empereur, si déterminer qui se trouvait à l’origine de cette initiative n’est peut-être pas aussi assuré).

 

En effet, Ki no Tsurayuki y fait l’éloge de la poésie japonaise, mais aussi de la langue japonaise. Et, allant plus loin encore, il fait cet éloge en employant une écriture spécifiquement japonaise : les kana.

 

Ici, un petit rappel s’impose peut-être, pour mémoire et sans rentrer dans les détails. Adonc, premier point : les langues chinoise et japonaise n’ont rien de commun, et n’appartiennent pas le moins du monde à la même famille, elles sont aussi différentes que le français et le japonais le sont. Cependant, l’écriture chinoise a été progressivement importée au Japon, assez tardivement – le problème est qu’elle ne permet en fait pas d’écrire le japonais : parce que la phonologie n’a rien à voir, la grammaire est on ne peut plus différente, etc. Les lettrés japonais se sont escrimés pendant des siècles pour contourner cette difficulté, avec des expérimentations plus ou moins couronnées de succès, comme le Kojiki (on le présente souvent comme « le premier livre de la littérature japonaise », mais il était en fait peu ou prou illisible, et ne sera véritablement redécouvert et sublimé que bien plus tard, vers notre XVIIIe siècle) ou le Man.yôshû – l’idée étant de recourir à certains caractères, non en tant qu’idéogrammes, mais en tant que phonogrammes, ce qui est indispensable pour le japonais. Et, au fur et à mesure, on développera ainsi au Japon les kana (hiragana et katakana), qui sont des syllabaires purement phonétiques, dérivés des idéogrammes, ou kanji, mais sous une forme simplifiée.

 

On peut écrire le japonais intégralement en kana – ils ne sont indispensables que pour la grammaire, en gros, mais là n’est pas la question. Seulement, si c’était possible, ça n’était pas ce que l’on faisait pour autant – ne serait-ce que parce que l’écriture chinoise, mais aussi la langue chinoise, bénéficiaient d’un statut de « prestige », toutes choses égales par ailleurs comparable au latin dans la France médiévale (avec tout de même une nuance importante, d’ordre politique : le Japon n’a jamais été soumis à la Chine). Kana ou pas, le chinois demeurait la langue de l’administration, largement dérivée dans son principe même du modèle chinois, mais c’était aussi une langue de la littérature.

 

Le cas de la poésie est cependant plus ambigu. Les poètes japonais devaient être en mesure de composer des « poèmes chinois », ou kanshi, et Ki no Tsurayuki lui-même en avait composé de nombreux. Maintenant, la tradition des « poèmes japonais », ou waka, les poèmes du Yamato, était ancienne et s’était maintenue : le Kokinshû compile bien des waka – et ils sont rédigés en kana, une solution autrement pratique que les expérimentations complexes du Man.yôshû. Mais on considérait par principe que tout ce qui ne relevait pas des waka à proprement parler – en y incluant donc le paratexte de pareille anthologie – devait être rédigé en chinois, en kanbun, et il ne pouvait pas en être autrement.

 

Le fait pour Ki no Tsurayuki d’écrire sa préface en kana avait donc quelque chose de révolutionnaire, qu’on ne pèse peut-être pas très bien aujourd’hui, a fortiori en France – mais le contenu de la préface y était lié : pour Ki no Tsurayuki, l’admiration pour la culture chinoise, la langue chinoise, la poésie chinoise, aussi fondée soit-elle, ne devait pas contraindre les Japonais à juger leur propre culture, leur propre langue, leur propre poésie, comme étant d’essence inférieure – la poésie japonaise peut être aussi raffinée et sensible que la poésie chinoise, elle peut même l’être davantage ; et la langue et l’écriture japonaise (entendre : les kana) sont parfaitement en mesure d’exprimer la sensibilité poétique, et, en l’espèce, du fait de leur caractère pratique et cohérent, bien mieux qu’un chinois d’importation tant bien que mal bricolé.

 

Mais ces questions liées au Kokinshû ont d’autres implications – qui nous amènent au Journal de Tosa : oui, j’y arrive enfin ! Mais, honnêtement, je crois ces longs développements préalables indispensables…

 

Kana ou pas, préface du Kokinshû ou pas, le chinois demeurait la langue de l’administration – et donc des hommes (nous parlons bien sûr de la très haute société, hein…). Ils rédigeaient notamment en chinois des « journaux », ou nikki, qui n’avaient pas spécialement de valeur littéraire, leur contenu était essentiellement pratique. Et les femmes ? Exclues de l’administration, elles n’avaient pas à maîtriser les complexes kanbun… On ne les leur enseignait donc pas – et, semble-t-il, cela allait au-delà, il était interdit pour elle de les apprendre (on rapporte parfois une anecdote, dont je ne garantis pas l’authenticité, selon laquelle la grande Murasaki Shikibu avait appris les kanbun en assistant en secret aux leçons données à ses frères, je crois…). Pas d'idéogrammes chinois pour les femmes, donc ; mais libre à elles de s’amuser avec les kana, si ça leur chantait !

 

On en a parfois dérivé l’image d’une société dans laquelle il y avait une « langue des hommes » et une « langue des femmes » (au passage, il y a de ça, ou il y avait encore tout récemment de ça, dans la langue japonaise contemporaine, mais ce sont d’autres aspects de la langue qui sont concernés que ceux que j’évoque dans cette chronique) ; c’est peut-être un peu exagéré… mais, de fait, on désignait alors parfois les kana comme étant onna moji, « l’écriture des femmes » (l'écriture masculine, en kanji, étant otoko moji). Et cette dichotomie aura bien des conséquences notables : là encore, ou plus encore, la formule est peut-être un peu excessive, mais on a parfois dit qu’à l'apogée de l'époque de Heian, tout particulièrement au regard de la prose, les hommes faisaient de la mauvaise littérature en mauvais chinois, et les femmes de l’excellente littérature en excellent japonais. Et de fait, si le cas de la poésie est donc un peu à part, les grandes gloires littéraires de l’apogée de l’époque de Heian, vers l’an mil, sont toutes des femmes : Murasaki Shikibu, donc, mais aussi Sei Shônagon, Izumi Shikibu, l’autrice anonyme du Journal de Sarashina

 

Mais nous avons sauté une étape, déterminante – et c’est Le Journal de Tosa. Ki no Tsurayuki, s’il était un grand poète et brillait de mille feux du temps de la compilation du Kokinshû, avait ensuite eu une carrière administrative passablement médiocre. Il avait fini par être nommé gouverneur de la (pauvre) province de Tosa, sur l’île de Shikoku – ce qui ressemblait tout de même pas mal à une mise au placard. Il y a séjourné plusieurs années, et y a été très affecté par le décès précoce de sa fille. En l’an 935, il est rappelé à la capitale, Heian (l’actuelle Kyôto) ; le voyage de retour, en bateau, durera… cinquante-cinq jours : la distance est somme toute assez courte, mais c’est que la mer est dangereuse, les tempêtes fréquentes, la piraterie endémique – on se montre donc extrêmement prudent, on a recours au cabotage, et on ne se risque à prendre le large que si les conditions sont parfaitement idéales. Au fond, ce voyage n’a donc absolument rien d’une odyssée, et, pour dire les choses, il respire l’ennui...

 

Ki no Tsurayuki, cependant, a envie de raconter son voyage ; car il y a bien des choses à en dire, malgré tout. Seulement voilà : il est un homme – en tant qu’homme, et membre de l'administration impériale, il lui faudrait recourir aux kanbun… C’est ainsi, après tout, que l’on devait rédiger ces ennuyeux nikki. Mais il n’en a aucune envie : il veut écrire ce « journal » à sa façon – en japonais, en kana.

 

Et il a donc recours à un stratagème : il se fait passer pour une femme – car, pour une femme, l’emploi des kana est non seulement légitime, mais c’est en fait la seule possibilité. Le récit s’ouvre donc sur ces mots (p. 15) : « Ce que font les hommes et qu’ils appellent "journal", une femme va tenter de le faire à sa façon. »

 

Mais ce stratagème a quelque chose de plus ambigu, « l’imposture » va au-delà : Ki no Tsurayuki ne se fait pas passer pour n’importe quelle femme, mais pour une servante… de Ki no Tsurayuki – il ne se désigne jamais ainsi, mais, qu’importe si le texte a circulé sans nom d’auteur, peu de temps après le voyage en lui-même, ses lecteurs n’éprouvaient certes aucune difficulté à identifier ce gouverneur qui rentrait de Tosa… Et, à vrai dire, Le Journal de Tosa étant abondant en waka brillants, avec peut-être une certaine patte caractéristique, il ne faisait absolument aucun doute pour les lecteurs d’alors que « l’autrice » était Ki no Tsurayuki lui-même.

 

« L’imposture » était donc très relative – mais de manière délibérée ; et là on est clairement confronté, pour partie du moins, à un procédé littéraire de romancier, je le crois, qui peut avoir un certain caractère ironique. Et je suis tenté de mettre en regard de l’incipit… eh bien, la dernière phrase du Journal de Tosa (p. 46) : « De toute manière, je ne vais pas tarder à détruire ces griffonnages. » Un ultime pieux mensonge, dont la littérature connaîtra bien des avatars…

 

Le choix d’endosser le rôle d’une femme a donc mille implications, littéraires aussi bien que prosaïques. Mais cet artifice a une autre fonction essentielle dans Le Journal de Tosa, qui est moins flagrante, mais a probablement son importance. Ki no Tsurayuki, donc, avait été très affecté par la mort de sa fille pendant son séjour à Tosa. Le voyage retour à Heian la lui rappelle sans cesse, et il veut en témoigner ; cependant, un homme tel que lui était supposé conserver une certaine réserve dans l’expression de son chagrin – les sentiments sont très utiles à la poésie, et on ne compte pas les poèmes galants où tant d’hommes dévastés par le chagrin amoureux mouillent leurs manches, mais, en dehors des particularismes de l’activité poétique, les femmes sont plus libres d’exprimer leur douleur. La servante qui est supposée prendre la plume témoigne donc du digne chagrin de Ki no Tsurayuki, mais, en tant que femme, elle peut se permettre d’exprimer son propre chagrin d’une manière plus vibrante.

 

Et tout cela aura son importance sur la suite des événements. Très vite, Le Journal de Tosa sera lu et admiré – et il suscitera à terme des émules… à ceci près qu’ils seront cette fois véritablement écrits par des femmes ! En fait, le nikki deviendra un des genres les plus florissants de la littérature de Heian – et, en mettant un peu à part Le Journal de Tosa du fait de son statut particulier à plus d’un titre, nous pouvons en citer notamment trois exemples particulièrement célèbres, Le Journal de Sarashina (d’une autrice anonyme – pour ce que j’en ai lu, le plus beau, le plus touchant des nikki), Le Journal de Murasaki Shikibu, l'autrice du Dit du Genji, et Le Journal d’Izumi Shikibu (tous trois figurent dans le recueil Journaux des dames de cour du Japon ancien, traduit de l’anglais cependant – les deux premiers se trouvent séparément chez Verdier, dans une traduction du japonais de René Sieffert). Et si les fabuleuses Notes de chevet de Sei Shônagon ne relèvent pas techniquement du nikki (on parle plutôt de zuihitsu), elles puisent pour partie dans les mêmes thèmes et les mêmes modèles.

 

Mais il y a éventuellement un autre aspect à prendre en compte, plus généralement, et c’est que, même si la forme du Tosa nikki mêle constamment prose et poésie, à la manière de ce que l’on appellera ultérieurement les uta monogatari (comme par exemple les Contes d’Ise ou Le Dit de Heichû), il n’en reste pas moins que le récit en prose y revêt une importance bien supérieure – et peut-être était-ce pour le coup déterminant, de sorte à paver la voie pour les grandes œuvres en prose qui suivraient, et au premier chef le roman-fleuve de Murasaki Shikibu, Le Dit du Genji.

 

À peu près à la même époque que Le Journal de Tosa commence par ailleurs à circuler le Taketori monogatari, ou Conte du coupeur de bambou (également connu sous le nom de Conte de la princesse Kaguya, titre de son adaptation en dessin animé par Takahata Isao), qui est considéré comme étant « le texte narratif japonais le plus ancien » (formulation à prendre avec quelques pincettes, j’imagine). À vue de nez, on ne sait pas avec certitude quel texte a précédé l’autre, mais peut-être faut-il en déduire tout bonnement qu’il y avait quelque chose dans l’air du temps…

 

Maintenant, Le Journal de Tosa, si c’est bien un récit, est donc perpétuellement entrelacé de poèmes – tous des tanka, le poème court classique (obéissant à une structure rythmique 5-7-5/7-7). Ki no Tsurayuki est probablement l’auteur de la majorité sinon de tous, mais, là aussi, il profite de son procédé littéraire pour contextualiser les poèmes et leur donner une saveur et une signification supplémentaires.

 

De fait, tout au long des cinquante-cinq jours que dure le voyage de Tosa à Heian, avec ces très longues escales décrétées par le pilote, toujours à l’affût de l’évolution du vent et de la pluie, les passagers s’ennuient à mourir. Ils ont donc recours à tous les moyens qui leur sont disponibles pour se distraire – et la poésie est probablement le principal d’entre eux. En fait, Le Journal de Tosa exprime bien, à sa manière un peu ambiguë, combien la création poétique était centrale dans la vie d’alors (et pas seulement des aristocrates ?) : tout le monde y compose des poèmes – les hommes comme les femmes, les hauts gradés de l’administration comme les marins, les vieillards et jusqu’aux enfants.

 

Cela ne signifie pas que tous ces poèmes sont bons – et Ki no Tsurayuki, joueur peut-être ? pointe plus qu’à son tour sous son déguisement d’humble servante, quand elle se livre à des critiques parfois acerbes des vers des autres… qui pourraient donc très bien être les siens. Les figures plates sont impitoyablement dénoncées comme telles – mais les efforts sont relevés, et la narratrice n’est pas la dernière à louer les charmants waka, un peu naïfs, de tel gamin qui contemple la mer… Et certains sujets touchent plus particulièrement – au premier chef, bien sûr, tout ce qui renvoie au douloureux deuil de Ki no Tsurayuki.

 

Et c’est ainsi que ce long voyage – bien trop long –, cette anti-odyssée placée sous le signe de l’ennui et de la lassitude, acquiert une certaine beauté, souvent mélancolique, qui lui est propre. Ou peut-être n’est-ce pas tout à fait le mot ? Car il y a peut-être là quelque chose de plus essentiel, que d’aucuns plus tard considéreraient comme révélateur d’une certaine « âme japonaise », une sensibilité au temps qui passe, à l’éphémère, au caractère fuyant et impermanent du monde – ce que, bien plus tard, au XVIIIe siècle, l’érudit Motoori Norinaga étudiant Le Dit du Genji qualifierait de mono no aware… Il faut se méfier de ces discours essentialistes, mais la poignante évocation de l’enfant trop tôt partie produit bien des sentiments de cet ordre – tout spécialement quand les personnages, retrouvant tel lieu qu’ils avaient fréquenté bien des années plus tôt en compagnie de la petite fille, ont le cœur serré par le constat implacable de son absence.

 

Cette édition se conclut sur une sélection de poèmes du Kokinshû ; la formulation est un peu ambiguë, mais je suppose qu’il s’agit bien de poèmes de Ki no Tsurayuki lui-même.

 

C’est peut-être d’ailleurs l’occasion de relever que, passé la présentation de René Sieffert, et un très bref lexique en fin de volume, cette édition, comme toujours dans ces volumes de littérature japonaise classique repris chez Verdier, est autrement dépourvue de notes, etc. – je le regrette un peu parfois…

 

Le traducteur, par ailleurs, a sans surprise recours à son procédé habituel en la matière, dont j’ai donné bien d’autres exemples sur ce blog, et sa plume a donc quelque chose de délibérément archaïsant – c’est généralement très beau, mais peut-être parfois un peu forcé ? Et certains poèmes en deviennent peut-être un peu obscurs à l’occasion…

 

Quoi qu’il en soit, ces poèmes, classés par thèmes (d’abord les saisons, mais ensuite des choses comme « Séparation », « Amours », « Élégies », etc.), et parfois introduits par une brève phrase de contextualisation, donnent un aperçu séduisant de la poésie japonaise classique sublimée dans le Kokinshû. On pourrait y relever bien des belles pièces, par exemple celle-ci (p. 53) :

 

Fleurs de cerisier

Du vent qui les dispersa

Je garde regret

Et des vagues qu’il dressa

Dans un ciel dépourvu d’eau

 

Un complément de choix pour le très bref Journal de Tosa à proprement parler.

 

Voilà – je me suis étendu sur le contexte, trop peut-être, mais Le Journal de Tosa me paraît un exemple typique de ces œuvres qui peuvent certes séduire de prime abord et pour elles-mêmes, mais qui séduisent bien davantage, bien plus profondément, quand on les replace dans leur contexte historique et littéraire. Un point de vue très discutable, j'en suis conscient…

 

Quoi qu’il en soit, ce texte me fascine et me parle – toujours un peu plus à chaque relecture (oui, tiens, je ne l’avais pas mentionné, ça, mais j’avais déjà lu ce texte à plusieurs reprises, dans une tout autre traduction, dans l’anthologie Mille Ans de littérature japonaise), ce en quoi je pourrais être tenté de l’associer aux Notes de l’ermitage de Kamo no Chômei, même si ces dernières constituent une de mes œuvres littéraires favorites de manière générale, que je place tout au sommet. Mais, toutes choses égales par ailleurs, Le Journal de Tosa est un grand texte – aussi important qu’il est beau.

Voir les commentaires

Anthologie de la poésie chinoise classique

Publié le par Nébal

Anthologie de la poésie chinoise classique

Anthologie de la poésie chinoise classique, sous la direction de Paul Demiéville, Paris, Gallimard, coll. Poésie – UNESCO, coll. UNESCO d’œuvres représentatives, série chinoise, [1962, 1982] 2017, 613 p.

Ces, mettons, deux ou trois dernières années, j’ai été amené, à plusieurs reprises, à faire une chose autrefois impensable sur ce blog, en parlant de poésie – moi qui posais au couillon insensible aux pouètes (et le demeure sans doute pour l’essentiel, hein), je me faisais l’écho de lectures essentiellement nippones en la matière, et plus qu’à leur tour classiques ; à vrai dire, c’était souvent les œuvres les plus « classiques » (au sens de « lointaines ») qui me saisissaient le plus – les tanka issus du Man’yôshû ou du Kokinshû avaient généralement ma préférence sur les poèmes plus raffinés/subtils/artificiels de Kamakura, sans même parler des haïkus, notamment ceux de Bashô, qui me sont demeurés largement hermétiques.

 

Cependant, il m’a paru utile de compléter ces quelques lectures… en allant voir un peu ailleurs ? Pas n’importe quel ailleurs, certes : l’ailleurs proche et hautement influant qu’était la Chine classique. Si la poésie japonaise a de très longue date développé des caractéristiques propres, qui la singularisent à vrai dire à un point peut-être inouï, il demeure que les érudits japonais maîtrisaient par définition les classiques chinois et la poésie chinoise – le modèle continental indépassable, même si le Japon n’a jamais été soumis à la Chine, et si, à vrai dire, l’histoire des relations entre les deux pays, sur plus de deux millénaires, alterne sans cesse entre périodes d'échanges intenses et fermetures propices à la fermentation, de part et d’autre, d’identités culturelles propres. Quoi qu’il en soit, avec des hauts et des bas, les thèmes, voire le lexique, de la poésie chinoise, pouvaient infuser dans la poésie japonaise. Une « influence » à ne pas trop exagérer non plus, car, j’y reviendrai très vite, l’extrême différence entre les deux langues, que tout oppose (sinon l’emploi au Japon des caractères chinois, avec cependant des évolutions marquées, la plus cruciale étant celle des syllabaires), cette différence plus que marquée donc prohibe les transpositions directes, et implique de se référer, dans les deux langues, à des procédés poétiques et prosodiques qui n’ont en fait absolument rien de commun. Les passerelles demeurent, mais les variations sont cruciales – et ce qui est tout d'abord « copié » au Japon cède somme toute assez rapidement la place, chez les meilleurs poètes nippons, à des équivalents nationaux autrement signifiants : les poèmes gagnent ainsi en authenticité, et donc en puissance d'évocation.

 

Ce qui ne changeait rien à ma curiosité pour la poésie chinoise classique – dont je ne connaissais bien sûr absolument rien. J’avais pu croiser, avant mes lectures japonaises, quelques noms çà et là, les plus fameux, Li Po, Tou Fou, peut-être même Po Kyu-yi, et il n’est pas totalement exclu que j’en ai lu (et oublié, hélas) quelques vers çà et là, mais c’était plus que flou. Et, depuis, la lecture de poèmes japonais classiques a biaisé mon intérêt pour leurs équivalents chinois en mettant l’accent sur les thèmes et – chose très naïve à écrire, mais qui a eu son importance, je suppose – sur la découverte, dans les deux cas, de procédés poétiques entièrement inconnus de la poésie française ou plus largement européenne, tenant à la différence marquée des langues, qui implique une dichotomie aussi profonde.

 

J’y reviens tout de suite ; mais, pour en finir avec ces premiers développements, j’ai supposé que cette Anthologie de la poésie chinoise classique de la collection « Poésie » de Gallimard répondrait bien à mon goût, dans la même série, pour l’Anthologie de la poésie japonaise classique composée par Gaston Renondeau. Le présent ouvrage a quelque chose d’assez monumental, ayant été composé par une quinzaine de personnes sous la direction de Paul Demiéville, professeur au Collège de France, dans les années 1950 : 600 pages compilant des dizaines et des dizaines d’auteurs et de poèmes, couvrant près de 3000 ans d’une tradition poétique peu ou prou ininterrompue.

 

Mais une introduction de Paul Demiéville s’impose, détaillée, par moments un peu ardue, cependant indispensable et très édifiante. En effet, exprimer l’essence de la poésie chinoise rend nécessaires des considérations techniques liées à la langue chinoise en elle-même. On connaît l’adage : traduire, c’est trahir. Tandis que j'évoquais sur ce blog la poésie japonaise classique, ou à vrai dire aussi contemporaine, il m’a fallu y revenir à plusieurs reprises, mais, dans le cas de la poésie chinoise classique, les difficultés sont telles qu’on est en droit de se demander si l’entreprise même de traduction est seulement possible, d’une certaine manière.

 

Plusieurs caractéristiques du chinois jouent en effet un rôle crucial dans cette expression poétique, qui ne connaissent pas d’équivalent en français (ou dans les autres langues européennes, ou en japonais, d’ailleurs). Il en va ainsi tout d’abord du caractère monosyllabique du chinois, qui a nécessairement des conséquences d’ordre rythmique – mais la rythmique est aussi affectée par un autre trait essentiel de cette langue, qui est son caractère tonal ; la où, mettons, la poésie française s’attacherait essentiellement aux rimes et aux pieds, deux dimensions par ailleurs également présentes dans la poésie chinoise classique (avec des évolutions historiques marquées – le nombre de pieds, notamment, et leur régularité, changent considérablement selon les époques), cette dernière, pas dès les origines semble-t-il mais de plus en plus à mesure que le temps passe, développe des structures plus ou moins rigides liées à la tonalité, où tons plans et obliques s’opposent, se répondent, etc., et il est absolument impossible de rendre cela en français.

 

Il en résulte d’ailleurs une autre conséquence notable, qui est le caractère essentiellement musical de la poésie chinoise classique, laquelle pouvait s’exprimer sous la forme de poèmes chantés, notamment ceux que l’on appellerait les ts’eu, et qui sont présents à chaque époque, en miroir d’une poésie plus libre sur le plan mélodique. Ces poèmes chantés ont pu participer à conserver à la poésie chinoise classique une dimension plus populaire que la prose, mais il faut rapidement relativiser cette assertion, car l’élite s’est volontiers exercée dans ces poèmes chantés, tandis que le passage des années amenuisait le substrat musical initial de ces pièces – les mélodies sombraient tout bonnement dans l’oubli, en même temps que la production poétique de l’élite tendait toujours plus à l’exercice de style. Ceci, pour le coup, a pu me rappeler des évolutions sommes toute assez proches dans la poésie japonaise classique – dont les sources pouvaient avoir ce caractère musical, et avaient en tout cas cette dimension originellement populaire.

 

Mais il faut hâtivement relever que d’autres traits de la langue chinoise compliquent au moins autant la tâche du traducteur, voire la rendent impossible à maints égards. L’un est valable d’ailleurs pour la poésie japonaise également, comme de juste : l’écriture même peut produire des effets poétiques – les caractères chinois, dans leur dessin ! Comment rendre ceci dans un alphabet ? C’est peine perdue… Mais les poètes chinois sont aussi calligraphes, et leurs poèmes égayent plus qu’à leur tour des dessins ou peintures : l’ensemble est à la fois graphique et poétique. D’aucuns, traitant de cette anthologie, ont du coup regretté qu’elle ne soit pas bilingue, plus exactement qu’elle ne comporte pas les caractères chinois – honnêtement, pour un béotien dans mon genre, cela n’aurait pas fait la moindre différence, mais je suppose qu’il peut être utile de relever ce point.

 

Et le chinois présente au moins une autre difficulté à cet égard : son caractère invariant, que Paul Demiéville exprime notamment en relevant qu’un même mot, en chinois, sans la moindre variance (de désinence, etc.), peut être aussi bien un nom qu’un verbe – la langue en elle-même ne spécifie pas ; et comme il en va de même pour ce qui est du genre, du nombre, etc., dans une langue essentiellement contextuelle (ceci pour le coup vaut également pour le japonais, qui connaît cependant des variations grammaticales dans d’autres registres, une différence fondamentale), la traduction devient d’autant plus périlleuse, et il serait peut-être plus juste, dans bien des cas, de parler d’ « adaptation ». Or la langue chinoise peut de la sorte se montrer étonnamment souple et susciter des associations en elles-mêmes signifiantes, et en elles-mêmes poétiques, que le français ne peut en aucune façon rendre.

 

Mais la langue n’est bien sûr pas seule en cause, et la culture chinoise, comme de juste, s’exprime de mille et une manières dans cette abondante et très ancienne tradition poétique. Le contrepoint sémantique peut se montrer aussi important que le contrepoint rythmique, et éventuellement tout aussi codifié. Il y a tout un lexique, aussi ample que précis, de connotations liées aux couleurs, aux saisons, aux lieux, etc. À vrai dire, j’ai tout particulièrement prêté attention aux très nombreux toponymes évoqués dans ces poèmes, propices à la métonymie. Pour le coup, j’avais quelques souvenirs un peu déconcertants d’une poésie japonaise classique recourant à l’évocation de paysages chinois inconnus des auteurs, mais suscitant des associations d’idées parlant à tout Japonais érudit – ceci étant, en Chine, ces évocations pouvaient tout autant parler au peuple, et s’immiscer dans la tradition poétique populaire, notamment des poèmes chantés.

 

À cet égard, les liens entre l’Empire du Milieu et celui du Soleil Levant vont peut-être au-delà ? Car un même phénomène semble s’y être produit : avec le temps, la référence aux anciens, notamment au travers de ces archétypes tendant à devenir autant de clichés, a débouché sur une poésie élitiste d’un extrême raffinement, d’une subtilité revendiquée, mais qui tendait à ressasser les mêmes thèmes sans plus de dimension proprement créative, au point parfois de la copie. Les poèmes des Han et des Tang, sauf erreur, sont particulièrement tenus en estime, et sans cesse évoqués par les poètes ultérieurs – comme au Japon la poésie de Kamakura se référait sans cesse à celle de Nara ou de Heian. Mais, si un lecteur occidental peut, probablement à bon droit, se sentir quelque peu assommé par ce ressassement perpétuel durant des siècles et des siècles, il est capital de relever qu’un Chinois (ou un Japonais, donc, pour le coup) pourra percevoir les choses différemment, en identifiant des évolutions marquées que la traduction dans un contexte culturel tout autre n’est pas en mesure de rendre – et ces évolutions sont aussi bien formelles que thématiques ; l’histoire des idées, tout particulièrement, semble avoir joué un grand rôle ici, notamment en matière spirituelle : selon les époques, ce sont des inspirations taoïstes, confucianistes ou bouddhistes qui dominent, et cela peut changer considérablement la donne.

 

Il va de soi que la simple lecture, en béotien, de cette anthologie, ne me qualifie absolument pas pour tenir un discours véritablement pertinent sur les thèmes traités par la poésie chinoise classique. Je vais tout de même essayer d’en relever quelques-uns, qui ont plus particulièrement éveillé mon attention – et citer quelques poèmes au passage, assez peu par rapport à mes chroniques nippones, pas nécessairement les meilleurs mais du moins quelques-uns qui m’ont séduit pour une raison ou une autre.

 

Je relève par exemple qu’un certain nombre de ces poèmes traitent de sujets guerriers, ou peut-être plutôt militaires, mais d’une manière qui a pu m’étonner. De fait, ces poèmes font assez rarement dans la geste épique ou héroïque – même s’il y en a, et parfois un brin inattendus, je ne résiste pas à l’envie de vous citer, d'essence populaire, La Ballade de Mou-Lan, poème à chanter des dynasties du Nord, anonyme, entre le IVe et le VIe siècles :

 

Tsi-tsi et puis tsi-tsi :

Mou-lan tisse à sa porte.

Ce qu’on entend n’est plus le bruit de la navette ;

On entend seulement les soupirs de la fille.

 

La fille, qu’y a-t-il ? Est-ce pensée d’amour ?

La fille, qu’y a-t-il ? Quel souvenir d’amour ?

« Non, je n’ai rien, nulle pensée d’amour ;

Non, je n’ai rien, nul souvenir d’amour. »

 

Hier au soir, elle a vu la liste d’appel aux armes :

Le Khan fait grand recrutement de troupes.

Le texte de l’armée couvre douze rouleaux,

Et chacun des rouleaux porte le nom du père.

 

« Père n’a point de fils adulte,

Et je n’ai point de frère aîné.

Qu’on m’achète cheval et selle,

Et je pars en campagne à la place du père ! »

 

Elle achète au marché de l’Est un beau cheval ;

Elle achète au marché de l’Ouest selle feutrée.

Elle achète au marché du Sud rênes et mors ;

Elle achète au marché du Nord longue cravache.

 

Au matin prend congé du père et de la mère ;

Le soir s’en va camper au bord du Fleuve Jaune.

La fille n’entend plus l’appel de ses parents ;

Elle n’entend qu’un bruit : les eaux du Fleuve Jaune qui roulent et mugissent.

 

Au matin prend congé des eaux du Fleuve Jaune ;

Le soir parvient au pied de la Montagne Noire.

La fille n’entend plus l’appel de ses parents ;

Elle n’entend qu’un bruit : le cri sur les Monts Yen des escadrons barbares.

 

Elle a franchi dix mille stades, au gré des armes ;

Elle semble voler, par-delà monts et passes.

Le vent du Nord transmet le son des gongs d’airain ;

Un jour glacé reluit sur les cottes de fer.

Au bout de cent combats, le général est mort ;

Après dix ans, le preux soldat rentre chez lui.

 

À son retour, il se présente au Fils du Ciel.

Le Fils du Ciel, assis dans le Palais Sacré,

Consigne les hauts faits, élève aux douze grades,

Et distribue ses dons, par cent et mille et plus.

 

Le Khan parle à Mou-lan : quels sont ses vœux ?

Mou-lan n’a pas envie d’être ministre.

« Je voudrais un fameux coursier, courant mille stades d’une traite,

Et qui me reconduise à mon pays natal. »

 

Père et mère ont appris le retour de leur fille ;

Ils sortent des remparts, et vont lui faire escorte.

La fille aînée apprend le retour de sa sœur,

Et refait sur le seuil son maquillage rouge.

Le jeune frère apprend le retour de sa sœur ;

Aiguisant son couteau, il va quérir en hâte un porc et un mouton.

 

Mou-lan ouvre sa porte, au pavillon de l’Est,

Et s’assied sur son lit, au pavillon de l’Ouest.

Elle enlève son long manteau du temps de guerre,

Et revêt ses habits du temps jadis ;

À sa fenêtre, ajuste un nuage de boucles,

Et devant son miroir se colle au front une mouche jaune.

 

Mou-lan franchit le seuil, revoit ses compagnons,

Et tous ses compagnons sont frappés de stupeur :

Pendant douze ans ils ont fait route ensemble ;

Nul ne savait que Mou-lan était fille.

 

Lapin mâle sautille,

Et lapine voit trouble.

Lorsque les deux lapins courent à ras de terre,

Bien fin qui reconnaît le mâle et la femelle !

 

Mais ce qui m’a le plus frappé, dans ces poèmes traitant de guerres et de batailles, c’est justement que nombre d’entre eux ne sont absolument pas héroïques – au point même parfois de faire l’apologie de la désertion, voire du pacifisme, d’une certaine manière ? Voyez par exemple Le Vieillard manchot de Sin-fong, poème de Po Kyu-yi (772-846) :

 

Le vieillard de Sin-fong a quatre-vingt-huit ans ;

Tête et tempes, sourcils et barbe, il est blanc comme neige.

Soutenu par un fils de son arrière-petit-fils, il se rend à l’auberge.

Son bras gauche s’appuie sur la jeune épaule ; le bras droit est brisé.

« Depuis quand votre bras est-il ainsi brisé ?

Et dites-moi comment cela est arrivé ? Quelle en est la raison ? »

 

« Je suis inscrit à la sous-préfecture de Sin-fong.

Né dans une période sainte, sans expédition ni guerre,

Je fus élevé au son des chants et flûtes du Jardin des Poiriers.

Je ne connaissais bannières ni lances, arcs ni flèches.

Mais bientôt ce fut la grande levée de l’ère T’ien-Pao ;

Dans chaque famille on pointa le nom d’un adulte sur trois.

Et tous ces recrutés, où les a-t-on conduits ?

En plein cinquième mois, et à dix mille lieues, ils partirent vers le Yun-nan.

On disait qu’au Yun-nan était la rivière Lou,

D’où montent des miasmes malsains quand tombent les fleurs de poivrier.

Quand les soldats de la grande armée passent le gué, les eaux sont comme de l’eau bouillante ;

Sur dix hommes, il en est deux ou trois qui périssent…

Au Sud et au Nord du village, ce n’étaient que lamentations et plaintes ;

Les fils quittaient leurs parents, les maris quittaient leurs épouses,

Et tous disaient : Depuis toujours, de ceux qu’on envoie contre les Barbares,

Mille, dix mille partent, aucun n’est revenu. »

 

« En ce temps-là, le vieillard que je suis avait vingt-quatre ans ;

Sur la liste du Ministère de la Guerre, il y avait mon nom.

Au plus profond de la nuit, sans rien dire à personne,

Furtivement, avec un gros caillou, je martelai mon bras et le brisai.

Je ne pouvais plus tendre l’arc ni brandir les bannières ;

Et ainsi je fus exempté de l’expédition au Yun-nan.

La rupture de mes os, la blessure de mes muscles, n’allèrent pas sans douleur ;

Mais je ne pensais qu’à être renvoyé dans mon village.

Depuis que mon bras est brisé, soixante ans ont passé ;

Si l’un de mes membres est infirme, au moins mon corps subsiste.

Aujourd’hui encore, par les nuits de vent et de pluie, quand le temps est humide et froid,

Jusqu’au lever du soleil la douleur m’empêche de dormir.

La douleur m’empêche de dormir ;

Mais, après tout, je ne regrette rien !

Je me félicite au contraire d’être seul à rester en vie !

Sinon, je serais alors resté sur les bords de la rivière Lou.

Corps mort, âme esseulée, mes os non recueillis,

Il m’aurait fallu devenir au Yun-nan un esprit qui de loin regarde vers le pays natal ;

Et sur le tumulus des dix mille soldats, je crierais yeou-yeou ! »

 

Ces paroles du vieillard,

Écoutez-les, retenez-les !

Ne savez-vous pas que Song K’ai-fou, le Grand Ministre de l’ère K’ai-yuan,

Pour ne pas galvauder la gloire militaire, ne récompensait pas les exploits aux frontières ?

Et ne savez-vous pas aussi que Yang Kouo-tchong, le Grand Ministre de l’ère T’ien-pao,

Pour gagner la faveur impériale, recherchait ces mêmes exploits ?

Avant d’avoir réussi, il suscita le courroux du peuple.

Interrogez là-dessus, je vous prie, le vieillard manchot de Sin-fong !

 

Cela dit, le thème presque sempiternellement associé à ces poèmes traitant de la guerre, c’est l’éloignement considérable, du fait des dimensions intimidantes d’un immense empire impliquant des campagnes à l’autre bout du monde. Et c’est là semble-t-il quelque chose que l’on peut faire remonter à très loin – voyez Les Soldats, issu du Canon des poèmes, le plus vieux monument de la poésie chinoise, compilant des œuvres composées entre le XIe et le VIe siècles avant J.-C. :

 

Quelle plante n’est déjà jaunie ?

Quel jour n’avons-nous à marcher ?

Quel homme qui ne soit appelé

Pour défendre les quatre frontières ?

 

Quelle plante n’est déjà noircie ?

Quel homme qui ne soit pitoyable ?

Hélas sur nous, pauvres soldats,

Qui ne sommes plus traités en hommes !

 

Sommes-nous rhinocéros ou tigres,

Pour que parcourions ces déserts ?

Hélas sur nous, pauvres soldats,

Ni jour ni nuit n’avons repos !

 

Les renards à la toison dense

Parcourent ces épaisses prairies ;

Nos chariots couverts de clayons

Vont à pas lents sur la grand-route.

 

Pour le coup, ça ne relève peut-être pas du chant de marche – à moins que l’idée ne soit de démoraliser ses propres troupes.

 

Mais ce thème de l’éloignement est omniprésent. Bien loin de n’être associé qu’aux soldats partis combattre à l’horizon, il touche tout autant les fonctionnaires (bien souvent les poètes eux-mêmes, donc) que les vicissitudes de la carrière comme de la politique, haute ou basse, contraignent à traverser la Chine de part en part – on ne compte pas les poèmes qui évoquent ces voyages, et mettent en avant, surtout, la séparation. Celle-ci concerne aussi bien les amis que les amants – il y a toute une poésie amoureuse sur ce thème, la séparation étant en fait le motif même, par excellence, du poème amoureux (il en va de même dans le Japon classique, bien sûr) ; mais avec peut-être une part non négligeable d’exercice de style, car une grande majorité de ces poèmes qui évoquent à la première personne les lamentations d’une femme délaissée (parce que son mari a été muté voire exilé au loin ou parce qu’il l’a abandonnée) sont en fait écrits par des hommes (sauf erreur, il n'y a que très peu de poétesses dans cette compilation, s'il y en a). Mais l’éloignement peut parfois être connoté différemment, et, de même, on ne compte pas les œuvres dans lesquelles des fonctionnaires fatigués par leur office, ou, pas moins souvent, par les errances de dynasties qui ne tarderaient guère à se voir retirer le Mandat Céleste, à refuser ainsi d’écouter les bons conseillers, ces fonctionnaires, donc, évoquent avec émotion l’ultime retour au pays, ou parfois la retraite dans quelque humble ermitage. Ceci étant, la vieillesse et la retraite ont leurs lots propres de déconvenues – j’ai été très ému par ce poème de Tcheou Pang-yen (1056-1121), intitulé Sur l’air long « Les vagues baignent le sable » :

 

Mille feuilles frissonnent ; l’automne bruit, et la forêt se fige.

L’oie sauvage a franchi les syrtes sablonneuses ;

Mais l’herbe fine, enveloppée de brume, verdoie toujours.

Quand vient le soir, s’accuse l’azur des montagnes lointaines.

À la lisière des nuages paraît, confuse et pâle, une lune nouvelle ;

Sur les mille façades, les jalousies et les rideaux renvoient les rayons du couchant.

On entend quelque part, au bord d’un étage, les notes d’une flûte,

Dont la touche embellit les couleurs de l’automne.

 

Lourd de pensées muettes,

Le cœur du voyageur en secret se consume.

Je songe au temps des perles et du jade : au bord des eaux, déjà l’angoisse me prenait.

C’est bien pis aujourd’hui, que j’erre au bout du ciel !

Je me souviens de mes jeunes années, des chansons et du vin,

Des aventures d’autrefois.

La fleur de l’âge aisément se flétrit.

Des vêtements, la taille se relâche ; à force de soucis, le cœur étouffe.

L’essaim s’est dispersé, les gracieux compagnons ne se rejoignent plus.

Jusqu’au pont bleu des rendez-vous, la longueur du chemin me fait perdre courage.

Et comme un vieux cheval hennit encore

Quand son sabot franchit les rues et les chemins de jadis,

De même je soupire : des souvenirs de mon passé, chacun suffit à me blesser.

Au loin mes yeux se perdent :

Mais mon esprit soudain se glace, et de nouveau, du poing, je frappe la clôture.

­­

 

Pour finir sur une note plus légère, et qui n’est en même temps pas sans lien avec tout ce qui précède, il est un autre thème très récurrent qui m’a séduit dans cette anthologie, et c’est la célébration de l’ivresse – un sujet dont, sauf erreur, le grand Li Po s’était fait le plus talentueux exégète. Ce thème peut déboucher sur des poèmes très divers, de la méditation solitaire agréablement éméchée à l’éloge lié de l’amitié la plus touchante.

 

Le choix même de ces thèmes, dans cet article, doit beaucoup à mes biais, bien sûr. Mais ceux-ci m’ont d’autant plus marqué, en tout cas plus que bien d’autres que j’aurais pu citer, parce qu’ils m’ont éventuellement surpris ? La poésie chinoise classique, très codifiée dans les formes, m’a en même temps fait l’effet d’une liberté de ton qui peut étonner – et ces soldats qui rechignent à se battre, comme ces amis qui boivent ensemble quelques coupes avant l’inéluctable séparation, sous la plume de ces fonctionnaires élevés pourtant dans une certaine austérité morale prisant le dévouement voire le sacrifice, m’ont plus qu’à leur tout ému. C’est bien entendu un ressenti très personnel, et bien d’autres poèmes, de qualité tout aussi notable, pourraient aisément susciter un sentiment tout différent, voire carrément contradictoire.

 

Qu’importe ? Dans tous les cas, j’ai beaucoup apprécié cette lecture – édifiante, émouvante, stimulante. Belle, enfin. Une appréciable porte d’entrée pour un univers littéraire d’une ampleur sans commune mesure, d’une richesse unique.

Voir les commentaires

101 Poèmes du Japon d'aujourd'hui

Publié le par Nébal

101 Poèmes du Japon d'aujourd'hui

101 Poèmes du Japon d’aujourd’hui, [Gendaishi no kanshô 101 (Ôoka Makoto hen) 現代詩の鑑賞101 (大岡信編)], avant-propos [et sélection] par Ôoka Makoto, préface de Yagi Chûei, traduit du japonais par Yves-Marie Allioux et Dominique Palmé, Arles, Éditions Philippe Picquier, [1998] 2014, 181 p.

D’AUTRES POÈMES JAPONAIS

 

Encore une chronique « poésie » ?! Nébal n’est plus Nébal…

 

Mais c’est une question de curiosité, en fait ; au-delà du constat maintenant bien assuré que la poésie japonaise classique – la plus classique – ne me laissait pas indifférent. Il s’agissait donc d’étendre le champ à des choses plus contemporaines, en contraste – pour retrouver une poésie libre, après plusieurs siècles de formalisme dans le tanka et sans doute aussi dans le haïku ; c’est bien pourquoi je vous avais parlé, il y a quelque temps de cela, de l’anthologie Haiku du XXe siècle : le poème court japonais d’aujourd’hui, compilée par Corinne Atlan et Zéno Bianu, lecture qui avait été plutôt fructueuse.

 

Seulement voilà : même si, vu de loin, on peut en avoir l’impression, la poésie japonaise, ce ne sont pas que des tanka et des haïkus. Il y a d’autres formes, à moins qu’il ne s’agisse du contraire de formes, et l’anthologie dont je vais vous parler aujourd’hui en témoigne : on y cherchera d’ailleurs en vain tanka et haïkus. En fait, les 101 poèmes ici reproduits sont souvent longs, voire « très » longs (à l’échelle de la poésie) ; mais ils sont aussi très libres – ce ne sont pas des chôka, format vite abandonné après le Man.yôshû, autant dire depuis une éternité.

 

Mais disons d’abord quelques mots de cette anthologie au plan éditorial. Cela n’a rien d’évident dans ce volume français, où l’information doit être traquée dans l’avant-propos et déduite de l’ours, mais il s’agit de la traduction d’une compilation de 101 poèmes de 55 poètes réalisée par le poète et critique Ôoka Makoto pour le compte des éditions Shinshokan en 1998 ; lesdites éditions ont semble-t-il publié plusieurs anthologies du même ordre, confiées à d’autres anthologistes, et avec cette même condition de livrer 101 poèmes ; mais, dans le cas présent, il s’agit bien de la sélection d’Ôoka Makoto (Ôoka Makoto hen), dont je crois avoir compris qu’elle a ensuite été mise en avant pour la traduction, mais là je ne suis pas sûr de moi. Deux traducteurs se sont associés pour cette version française, Yves-Marie Allioux et Dominique Palmé – mais il ne s’agit pas vraiment d’une collaboration : tous deux traduisent alternativement tel ou tel poème.

 

Haiku du XXe siècle, comme son nom l’indique, compilait des poèmes allant de Meiji à Shôwa sinon Heisei. 101 Poèmes du Japon d’aujourd’hui a une perspective plus resserrée et contemporaine : ces poèmes datent au plus tôt de l’après-guerre – et même en fait de l’après-après-guerre ; car, dans la poésie japonaise, l’après-guerre a constitué une période particulière, abondante et foncièrement traumatisée par les événements qui venaient de se produire ; la nouvelle poésie compilée par Ôoka Makoto (dont il fait lui-même partie, j’aurai l’occasion d’en citer un bel exemple) vise à dépasser cette douloureuse expérience, pour revenir à une plus grande liberté dans le fond aussi bien que dans la forme. Elle célèbre la fin de l’après-guerre, et se tourne résolument vers l’avenir.

 

La préface de Yagi Chûei est précieuse pour envisager ces questions de périodisation et d’atmosphère générale, en évoquant au passage, même brièvement, le parcours de quelques poètes majeurs (l’ouvrage est autrement quasi dénué de notes, notices, etc., ce que j’ai un peu regretté). Associée à l’avant-propos de l’anthologiste, cette introduction très riche présente quelques thèmes essentiels de la poésie japonaise contemporaine, notamment dans son rapport aux thèmes classiques, « les fleurs, les oiseaux, le vent et la lune » (kachô fûgetsu), qu’il s’agit de dépasser.

 

Par ailleurs, même si c’est lié, Yagi Chûei note que cette poésie de « l’après-après-guerre » n’est plus tant une « poésie qui chante » qu’une « poésie qui pense ».  C’est en effet quelque chose de saisissant dans cette compilation – et, à mon sens tout du moins, d’assez périlleux, même s’il en résulte de très belles pièces : ces poèmes, relativement longs donc, s'ils ne jouent pas la carte de l'esthétique pure, éventuellement surréaliste, ont souvent quelque chose de la communication d’une expérience sur un mode presque didactique, en dépit de la forme poétique jugée par essence hermétique (à tort, selon Ôoka Makoto – qui entendait entre autres montrer, avec cette anthologie, que la poésie contemporaine n’était pas si abstruse, et, peut-être surtout, que la poésie n’était pas l’affaire des seuls poètes affichés et reconnus comme tels). Cela oscille entre la tranche de vie et l’injonction – avec le risque non négligeable de virer parfois à la « leçon », empreinte de « sagesse »… Le genre de trucs qui m’agacent pas mal ! La plupart, heureusement, évitent cet écueil.

 

Pas tous, cela dit ? C’est qu’il y a peut-être un autre facteur à prendre en compte : l’âge des poètes. Rimbaud n’est peut-être pas tant un modèle qu’un symptôme : les adolescents rimaillent. Quant à le faire avec génie, c’est une autre histoire… Certains poèmes, ici, sentent l’adolescence – mais on peut très bien être à la fois jeune et sentencieux, même si souvent sur un mode hédoniste et détaché ; ces germes de poètes ne nous épargnent donc pas leurs leçons de sagesse et leçons de vie… Ceci étant, l’âge n’y change pas toujours grand-chose – et il y a peut-être quelque chose de rassurant, en même temps, à ce qu’on puisse demeurer un adolescent passé la cinquantaine… « On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans » ? Parfois, on voudrait l’être – et trente ans plus tard, alors ?

 

UNE SÉLECTION DANS LA SÉLECTION

 

Mais j’arrête d’écrire des (mes) bêtises. Comme toujours dans ce genre de chroniques, je ne peux pas pousser l’analyse plus loin – je n’en ai tout simplement pas les capacités. Mieux vaut citer quelques exemples des poèmes compilés dans cette anthologie – de ceux qui m’ont parlé, en version intégrale ou simplement au travers d’extraits. Avec la précaution habituelle : ce n’est pas ce qu’il y a de meilleur, c’est ce qui m’a plu.

 

À tout seigneur tout honneur ? L’anthologiste lui-même, Ôoka Makoto (1931-2017), figure dans sa propre anthologie… Mais à bon droit, en fait, car Toucher (1968) est bien un très beau poème – qui a quelque chose de la leçon que je dénigrais à l’instant, mais avec suffisamment de pertinence et d’émotion pour que la pilule passe, et même bien mieux que ça (pp. 107-108, traduction de Dominique Palmé) :

 

Toucher.

Toucher la sève sur les veines du bois.

Toucher les courbes lointaines de la femme.

Toucher la soif qui loge dans le sable des buildings.

Toucher la gorge d’une musique lascive.

Toucher.

Toucher, serait-ce voir ? Hé l’homme, à ton avis ?

 

Toucher.

Jus de citron touchant un gosier desséché.

Morne sagesse qui se fige à toucher le gosier d’un démon.

Doigt glacé touchant la zone épaisse d’une femme enfiévrée.

La fleur             cette fleur en train de hurler.

Toucher.

 

Toucher, serait-ce savoir ? Hé l’homme, à ton avis ?

 

Par les nuits de jeunesse au début de l’été

Un désir à déchiqueter les étoiles.

Au bord de la fenêtre cette apparition qui s’éternise.

Journal mouillé sur une plage au loin     et qu’au passage

Foulent en douceur des pieds doux.

Ces pieds, les toucher de l’intérieur de l’œil.

 

Toucher, serait-ce constater qu’on existe ?

 

Toucher les noms.

Toucher l’absurde écart entre les noms et les choses.

Toucher l’angoisse de toucher.

Et l’excitation qui naît de cette angoisse même.

Toucher l’angoisse de se dire que jamais l’excitation

Ne garantit la justesse de ce que l’on perçoit.

 

Toucher, serait-ce vérifier la justesse du toucher ?

 

Cette justesse du toucher que le toucher même

Ne peut garantir, où donc la trouver ?

Le jour où j’ai enfin appris à toucher

J’ai su que je m’éveillais à la vie.

 

D’ailleurs, s’éveiller, quoi de plus naturel ? Dès que je l’ai su

J’ai fait la culbute hors de la nature.

 

Toucher.

Inscrit dans le temps tout phénomène est pure fiction.

C’est donc le moment de toucher. De toucher toutes choses.

C’est donc le moment par ce simple geste de tâtonner en quête de justesse

Pour sentir que ce que l’on touche est pure fiction.

Que le fait de toucher l’est plus encore.

 

Où donc aller ?

Toucher l’angoisse de toucher.

Saisir le cœur d’un ongle acéré que l’angoisse fait trembler.

Qu’importe, il faut toucher. Partir du toucher pour tout recommencer.

Sans espoir de rebond

Ceci étant, en fait de « seigneur », j’en ai un autre : mon poème préféré, dans l’ensemble de cette compilation, est très certainement le Chant du matin dans un hôtel à l’ancre (1949), d’Ayukawa Nobuo (1920-1986) ; le voici dans son intégralité (pp. 50-52, traduction d’Yves-Marie Allioux) :

 

Sous cette pluie battante qui s’était mise à tomber

Tu voulais seulement t’en aller au loin

À la recherche d’un garde-fou contre la mort

Tu voulais t’éloigner de cette ville de tristesse

Et quand j’ai enlacé tes épaules mouillées

La ville dans le vent nauséabond du soir

M’a fait penser à un port

Allumant une à une les lumières des cabines

Dans la nostalgie des âmes innocentes

Une grande ombre noire s’est tapie sur le quai

Abandonner les remords détrempés

Partir au large sur l’océan

Avec toi sur moi comme un sac sur le dos

Je voulais m’en aller naviguer !

Le vague grésillement des fils électriques

Faisait dans mes oreilles ce bourdonnement qui voltige sur la mer

 

Dans notre aube

Un bateau d’acier rapide en filant

Aurait dû emporter nos deux destins sur les flots bleus

Mais finalement toi et moi

Ne sommes partis nulle part

À travers la fenêtre de ce misérable hôtel

J’ai craché sur la ville au point du jour

Nos paupières lourdes de fatigue

Pendaient alors sur nos yeux comme des murs gris

Elles avaient enfermé sans retour dans le vase de verre

Espoirs et rêves vains les miens comme les tiens

Et le bout de la jetée brisée

Fondait dans l’eau croupie du vase

Seul on ne sait quel manque de sommeil

Stagnait encore comme une infâme odeur d’hôpital

Mais la pluie de la veille

Indéfiniment entre nos cœurs déchirés

Et nos corps brûlants

Sur cette vallée de mélancolie vide ne cessait de tomber

 

Nous-mêmes notre dieu

L’aurions-nous pour toujours étranglé sur ce lit ?

Toi tu te dis que c’est moi

Moi que c’est toi qui serais responsable

Je mets alors la cravate négligée des crises de foie

Tandis que tu poses sur ton dos rond

Ton petit visage maquillé en vautour

Et quand nous nous attablons pour le petit déjeuner

Devant l’avenir mollet

De ces œufs fendillés

Tu arbores un sourire stupidement mystérieux

Moi je brandis une fourchette haineuse

Avec la tête d’un homme qui a vidé l’assiette grasse

Des adultères bourgeois

 

Le paysage à la fenêtre

Est prisonnier de son cadre

Ah ! Moi je veux la pluie les rues le soir

Car si la nuit ne vient pas

Comment réussirais-je à bien étreindre

L’immense panorama de cette ville d’ennui ?

Naissance entre deux grandes guerres à l’ouest et à l’est

Échec de l’amour comme de la révolution

Brusque descente aux enfers et voilà cet

Idéologue à la mine renfrognée qui se montre à la fenêtre

La ville est morte

Le vent frais du matin

Met son rasoir froid sur ma gorge qu’un collier a blessée

Et à mes yeux l’ombre humaine debout près des fossés

Apparaît comme un loup aux flancs crevés

Qui n’aura jamais plus à hurler

Si cela faisait sens de parler de « concurrence » entre de si beaux poèmes, je pense que le principal rival du précédent serait la Morne Plaine (1985) de Shindô Ryôko (née en 1932) ; en voici la traduction intégrale, par Yves-Marie Allioux (pp. 130-131) :

 

Plus loin que les champs de sorgho       plus loin que les verts pâturages

Plus loin encore que ces étendues propices aux pavots rouges qui y fleurissent à foison

La steppe d’été

Se poursuivait jusqu’aux limites extrêmes de l’horizon

Après le lever du jour

En une demi-journée à peine un soleil déclinant

Allait se fondre en une teinture de sang imprégnant terre et ciel

Puis c’était au tour de la lune d’illuminer de son pur éclat le moindre recoin de la plaine

Déjà trois jours que ce paysage restait toujours le même

Et chaque jour              à l’horizon se levait un soleil      qui ne tarderait plus à sombrer

Père     me voilà maintenant

Qui vais à ta rencontre, vois-tu ?

Franchissant la Grande Muraille de Chine

Voici que moi qui n’ai vécu que neuf petites années

Cette enceinte fortifiée dont la construction a duré deux mille ans

Je la dépasse aujourd’hui

Les deux mille ans de la Grande Muraille

Mes neuf ans

Et les trente-six ans que tu auras vécu Père

Sont semblables aux mirages

 

Le maître d’un air sévère avait conclu

« … c’est pourquoi tu dois rentrer tout de suite » et à cet instant

L’enfant assis à côté de moi murmura

« Quelle chance que ce ne soit pas mon père ! »

Et à ces mots               en cet instant

Je ne pus malgré moi m’empêcher d’éclater       en sanglots…

 

À voir ainsi ces vastes étendues se poursuivre aussi interminables

À me retrouver ainsi enveloppée dans un soleil couchant aussi grand

Que notre         vie

Soit encore plus minuscule        qu’une graine de pavot              c’est ce que je comprenais pour la première fois

Ce ciel et cette terre avaient tout absorbé

Je n’étais pas la seule à avoir pleuré

Les habitants de ce pays eux aussi pleuraient et encore davantage !

Notre vie          au sein de l’éternité

Était aussi éphémère     qu’une seule de nos larmes

Et que sur cette terre si belle les hommes se laissent pourtant emporter par la guerre

Qu’y avait-il de plus vain ?

Peut-être qu’un jour dans le futur           ces pensées

Cette morne plaine        me rendront nostalgique ?

Même après que nous aurons disparu

Chaque jour      le soleil se lèvera          retombera

Père ! Moi je suis en vie !

Jusqu’à ce que devenue une goutte de sang je pénètre profondément la terre

Jusqu’à ce que je me mêle aux flots de la mer

Je vais vivre     je me fais fort de vivre

 

Allez     transporte donc ma vie

Train à vapeur !            Ferghana de sueur de sang !

Auprès de mon père réduit à si peu

Oui       tout près

 

Dans un registre qu’on pourrait peut-être qualifier de lyrique, non sans quelque chose de morbide, j’ai également été séduit par la Nuit (1950) de Nakamura Minoru (né en 1927) ; dans la traduction (intégrale) de Dominique Palmé (p. 85) :

 

Comme des biches en fuite       est-ce ainsi qu’ont filé les jours suffocants ?

La nuit solitaire m’attendait        au milieu de l’odeur des algues pourrissantes

Au milieu du désir d’un alcool métallique qui bouillonne combien de nuits ont-elles naufragé ainsi ?

 

Quelque chose se blottissait contre les plis des vagues              semblant lancer un appel sans voix

La mer obscure secouait           les cous évasés et blêmes des femmes

Et les marches discontinues couleur de cinabre…

L’eau frissonnait finement          et il y avait une main bestiale et rude

 

Nuits naufragées, combien ont-elles cherché de tombes ?

Ont-elles oublié les innombrables yeux tombés de leurs orbites ?

La mer obscure secouait           les cous évasés et blêmes des femmes

 

Les nuits passeront sans doute comme des empennes de flèches enflammées

Sans doute iront-elles se cacher            cherchant des tombes dans les profondeurs…

Dans les plis des vagues il y avait une grande main bestiale qui enserrait ma nuit solitaire

En contraste, même si sur le mode de la « leçon de vie », je citerais bien, autrement critique, et représentatif d'une certaine poésie du quotidien, du prosaïque, Avancement chez les cadres (1979), de Nakagiri Masao (1919-1983) ; le voici, dans une traduction de Dominique Palmé (p. 41) :

 

« À tous les coups, ce sera vous le prochain directeur adjoint de notre succursale ! »

En regardant s’il change de tête, vous lui faites du plat,

Et l’homme concerné, la mine soudain hilare,

Remplit votre coupe de saké et dit « allez, buvons un coup ! »

 

« Le chef de bureau, il ne sait pas bien utiliser les gens… »

« Sa promotion de directeur, c’est râpé, à ce qu’on dit ! »

Partout au Japon, il n’y a que des entreprises,

Alors dans les bars on ne parle que d’avancement et de mutations

 

Bientôt on se sépare et tout le monde se retrouve seul,

Le vent nocturne du début du printemps caresse toutes les joues au passage,

À mesure que l’ivresse se dissipe la solitude s’installe,

Et on lance des coups de pied dans les paquets de cigarettes vides et dans les cailloux.

 

Pourtant quand on était enfant on faisait des rêves

Pourtant avant d’entrer dans l’entreprise on possédait aussi un petit idéal.

 

(Ce qui me fait aussitôt penser à la tragique pub de l’INSEEC : « Entrez rêveur, sortez manager. » Pauvres de nous…)

 

Je vais m’en tenir là pour les poèmes cités dans leur intégralité, mais d’autres ont pu me toucher, sinon sur la durée, du moins au travers d’extraits saisissants. J’en citerais bien deux exemples, et tout d’abord les deux dernières strophes de Moines (1958), de Yoshioka Minoru (1919-1990), dans une traduction de Dominique Palmé (pp. 33-34) :

 

[…]

8

Quatre moines

L’un a mis au monde mille bâtards dans un champ d’arbres morts

L’un a fait mourir mille bâtards dans une mer sans sel et sans lune

L’un, posant sur les plateaux d’une balance où s’entrelacent vignes et serpents

Les pieds des mille morts et les yeux des mille vivants, s’étonne de voir qu’ils pèsent le même poids

Celui qui est mort, de nouveau malade

Tousse de l’autre côté du mur de pierres

 

9

Quatre moines

Quittent la citadelle des cuirasses rigides

N’ayant rien moissonné de leur vie,

Dans un lieu plus élevé que le monde

Ils se pendent et ricanent de concert

Voilà pourquoi

Les os des quatre moines, aussi épais que les arbres d’hiver,

Resteront morts jusqu’au jour où la corde cassera

 

Et un dernier exemple, avec un extrait de S’il descend vers un monde sans précédent… (1968), de Yoshimoto Takaaki (1924-2012), dans la traduction d’Yves-Marie Allioux (p. 73) :

 

Entouré de mystères ce qui file

Au tréfonds de lui-même ce sont ces rêves que sans doute il ne pourra réaliser

Ses passions sans fondement auxquelles sa faim aspire

Un amour sur le point d’être effacé

Et lui qui a connu la honte de ce qui s’écrit sur la page blanche

Lui s’embarquera vers le futur

 

ENTRE DEUX EAUX

 

Le bilan est – comme toujours ? – un peu mitigé. Les poèmes que je viens de citer, en intégralité ou en extrait, m’ont touché, d’une manière ou d’une autre ; d’autres également l’ont fait, qui n’ont pas intégré cette sélection dans la sélection, parce qu’il y manquait peut-être un tout petit quelque chose, ou plus probablement parce que je craignais que l’exhaustivité ne finisse par donner un catalogue absurde. Nombreux, à côté, sont les poèmes qui m’ont laissé parfaitement froid – parce que trop « leçons de vie », ou trop « surréalistes », mais sur un mode un peu automatique, régulièrement puéril à mes yeux et mes oreilles (surtout quand les allusions phalliques, notamment, étaient de la partie).

 

Mais j’ai apprécié cette lecture – pour la beauté de certains poèmes, la puissance de quelques autres, la pertinence enfin d’un certain nombre. Et aussi parce que cette anthologie témoigne de la variété de la poésie japonaise contemporaine. Même si, je suppose, il serait quelque peu triste de s’en tenir à ce seul intérêt « à titre de document »… Heureusement, les poèmes qui m’ont touché sont suffisamment nombreux pour que l’on aille au-delà. Mais, oui, il est intéressant d’envisager la poésie japonaise sous cet angle plus contemporain, et sa vivacité au-delà des formes canoniques des tanka et des haïkus ; ne serait-ce qu’à cet égard, 101 Poèmes du Japon d’aujourd’hui est une lecture utile – par chance, c’est aussi régulièrement une lecture touchante. Après, ce qui touche, ce qui ne touche pas, ma foi, c’est à chacun de voir…

Voir les commentaires

Journaux des dames de cour du Japon ancien

Publié le par Nébal

Journaux des dames de cour du Japon ancien

Journaux des dames de cour du Japon ancien : Journal de Sarashina – Journal de Murasaki Shikibu – Journal d’Izumi Shikibu, [Sarashina nikki 更級日記 ; Murasaki Shikibu nikki 紫式部日記 ; Izumi Shikibu nikki 和泉式部日記], introduction d’Amy Lowell, [traduit de l’anglais par Marc Logé], Arles, Plon – Éditions Philippe Picquier, coll. Picquier poche, [1925] 1998, 210 p.

LES NIKKI, LITTÉRATURE FÉMININE

 

À l’apogée de l’époque de Heian, vers l’an mil, tandis que le clan des Fujiwara est au sommet de sa gloire et de sa puissance, la littérature japonaise est plus qu’à son tour l’affaire de femmes – et leur condition, dans les rangs de l’aristocratie du moins (on ne sait rien de ce qu’il en était dans la paysannerie, sans surprise), était sans doute plus enviable que celle que subiraient les Japonaises dans certaines époques ultérieures, même s’il ne faut pas non plus se leurrer quant à leur liberté dans la période qui nous intéresse ; le fait que l’on ne sache presque rien de la vie de ces différentes autrices est peut-être significatif, d’ailleurs.

 

Mais oui : la poésie, l’essence de la littérature de ce temps, voit briller des hommes, mais aussi des femmes, jugées en matière de sensibilité et de subtilité leurs égales ; et certaines de ces dames de cour trouvent également à s’illustrer dans d’autres formats, produisant des chefs-d’œuvre qui ont été transmis jusqu’à nous en raison de leur immense valeur littéraire. Les deux titres les plus célèbres, ici, sont probablement le roman fleuve de Murasaki Shikibu qu’est Le Dit du Genji, et les Notes de chevet de Sei Shônagon, dont je vous ai parlé il y a peu.

 

Ce dernier ouvrage, sans y correspondre pleinement, peut évoquer un genre littéraire alors très en vogue auprès des dames de cour : le journal intime, ou nikki. Durant cette période, on en compte bien des exemples, mais les trois les plus célèbres figurent dans le présent petit ouvrage (dont on regrettera qu’il s’agisse d’une vieille traduction de l’anglais, par Marc Logé en l’espèce, traductrice historique de Lafcadio Hearn ; depuis, des traductions du japonais, et autrement plus précises, de ces divers textes, ont été livrées, par René Sieffert tout particulièrement, qui ont pour certaines d’entre elles été reprises chez Verdier, tout récemment encore le Journal de Sarashina ; il faudra sans doute que j’y jette un œil…).

 

Le nikki est un genre réservé aux femmes – mais, étrangement, il a été initié par un homme, le fameux poète Ki no Tsurayuki. Un personnage assez fascinant : principal compilateur du Kokinshû, la première des grandes anthologies poétiques impériales, il avait livré à cette occasion une préface en japonais, fait peu ou prou inédit (le développement des kana a constitué une étape cruciale), dans laquelle il défendait la valeur de la poésie japonaise, qui égalait bien la poésie chinoise, mais aussi, sur le même registre, de la langue japonaise. Par ailleurs, et c’est ce qui nous intéresse ici, il était l’auteur d’un petit ouvrage appelé Journal de Tosa (Tosa nikki), très singulier. À l’époque, on employait le mot nikki pour désigner des « journaux » tenus par des hommes, et qui avaient un caractère « public » : les fonctionnaires y notaient les affaires du jour, avec un côté « livre de raison » en sus. Mais le Journal de Tosa, c’est tout autre chose – le récit du retour de Ki no Tsurayuki de la province de Tosa, où il avait été envoyé en tant que gouverneur, vers la capitale, Heian (la future Kyôto) ; le voyage dure une cinquantaine de jours, et l’ambiance est pesante du fait du décès de la fille de l’auteur quelque temps auparavant. Mais Ki no Tsurayuki voulait narrer tout cela en japonais : pour ce faire, il a rédigé son texte en kana – or les hommes se devaient d’écrire en caractères chinois, en kanji, lesquels étaient interdits aux femmes… Il s’est donc fait passer pour une femme, afin de pouvoir écrire ce texte comme il l’entendait : dans les premières lignes de ce journal, il se présente comme étant une servante de Ki no Tsurayuki, lequel est donc désigné à la troisième personne – ce qui a un effet marqué sur l’expression de son deuil. La servante en question concède d’abord que les journaux sont l’affaire des hommes, mais entend cependant raconter le voyage de son point de vue de femme, et avec la langue d’une femme. Maintenant, la véritable identité de l’auteur ne trompe guère – car ce journal est l’occasion, pour tous les personnages mentionnés, inclus les enfants ou les marins, de composer de très nombreux poèmes courts, des tanka, souvent d’un extrême raffinement. Je relève aussi cette ultime remarque de la servante, prétendant qu’il vaudrait mieux sans doute détruire ce qu’elle a écrit…

 

Reste que, de la sorte, Ki no Tsurayuki a inventé le modèle du nikki, qui serait abondamment repris par la suite – et bel et bien par des femmes, cette fois ! Cependant, ce modèle est en fait relativement informel, et les nikki ultérieurs pourront prendre des formes très diverses, ce dont témoignent les trois fameux exemples ici compilés (les Notes de chevet de Sei Shônagon étant probablement hors concours de toute façon).

 

JOURNAL DE SARASHINA

 

Envisageons-les dans l’ordre du recueil – qui n’est pas celui de leur composition, puisque le premier, le Journal de Sarashina, est en fait le plus tardif (courant du XIe siècle) ; mais c’est aussi, en ce qui me concerne, le plus fort, et le plus beau…

 

On ne sait donc quasiment rien de l’autrice – pas même son nom (Sarashina désigne une région – accessoirement celle du mont Obasute, ce qui nous renvoie à La Ballade de Narayama). On connaît cependant celui de son père, Sugawara no Takasue, ce qui en fait une descendante du célèbre conseiller Sugawara no Michizane, déifié à titre posthume pour apaiser sa colère à l’encontre des Fujiwara (mais elle semble avoir épousé un Fujiwara, ils étaient partout...).

 

Ce journal est très différent des deux autres figurant dans ce livre. En fait de journal, il s’agit d’ailleurs plutôt de mémoires, écrites la cinquantaine passée par une femme qui se replonge dans l’ensemble de sa vie (au début du texte, elle a douze ans à peine), en ménageant de longues ellipses entre les diverses séquences. Un autre point distinctif à relever réside dans le récit que fait l’autrice de divers voyages – pour suivre son époux en province, pour faire un pèlerinage, etc. Là où les deux autres journaux de ce recueil restent essentiellement centrés sur la capitale, Heian, celui de Sarashina s’attarde sur ces déplacements, et décrit un Japon plus divers, avec une grande attention à la beauté des sites naturels, qui révèle toute la sensibilité poétique de l’autrice – qu’elle s’exprime effectivement en poèmes, ils sont forcément nombreux, ou bien en prose. Ce qui participe beaucoup à la beauté singulière de ce nikki hors-normes.

 

Mais il y a d’autres aspects à mettre en avant – notamment le goût de l’autrice pour les livres, et au premier chef pour Le Dit du Genji de Murasaki Shikibu, dont on lira le journal juste après. Au fil de ma lecture, ponctuée de bêtises sur les réseaux sociaux, j’en avais parlé, aha, comme d’une blogueuse littéraire dépressive du XIe siècle. Et je maintiens (bêtement) qu’il y a de ça, oui. Mais on peut, je suppose, trouver des moyens un chouia plus élégants de le signifier : l’autrice du Journal de Sarashina constitue en effet un beau cas de bovarysme, huit siècles avant notre Emma adorée. Elle lit beaucoup, les livres sont sa passion – elle se plaint originellement de ne pouvoir lire le Genji monogatari que dans le désordre, avec les chapitres qu’elle trouve, et explique que son plus grand désir serait de lire ce roman en entier et dans l’ordre (elle lit beaucoup d’autres choses aussi, bien sûr, et s'en fait ici l'écho). Mais elle en dérive un fantasme : vivre des amours aussi fortes et belles que celles du Prince Radieux !

 

Ce qui ne devait bien sûr pas être… La vie de l’autrice s’avère terne, triste, morne – déprimante. Elle s’ennuie à la cour (elle n’est certes pas la seule, cela revient régulièrement dans les nikki, dont les deux autres de ce recueil), elle s’ennuie en province ; son époux n’est pas un mauvais bougre, mais il n’est certainement pas le Genji… Oui, il y a comme une profonde dépression dans ces pages – qui ne les rend que plus touchantes, poignantes même ; d’autant que la sensibilité poétique de l’autrice, et notamment donc sa sensibilité à l’égard des beautés de la nature, accompagne avec grâce ce propos, pour en exprimer une beauté propre, d'un autre ordre. L’autrice du Journal de Sarashina n’a certes pas vécu les amours décrites par Murasaki Shikibu dans son fameux roman, mais elle a extrait de sa vie bien morne des pages d’une impressionnante beauté.

 

Oui, de ces trois nikki, c’est de très loin celui que j’ai préféré – et il me faudra sans doute le relire dans une traduction plus rigoureuse…

JOURNAL DE MURASAKI SHIKIBU

 

Mais suit justement le Journal de Murasaki Shikibu – où l’autrice du Dit du Genji (dont on ne sait guère plus, son véritable nom inclus) se livre à l’exercice du nikki, à sa manière ; mais la structure étrange de ce journal, datant probablement de 1008-1010, ou rapportant en tout cas des événements de cette époque (mais, encore une fois, ces « journaux » sont régulièrement écrits a posteriori), a pu laisser supposer qu’il ne nous était pas parvenu dans son intégralité.

 

En l’état, le journal est composé de trois parties distinctes. La première, et de très loin la plus longue, rapporte avec un grand luxe de détails la naissance du fils aîné de Shôshi, l’impératrice dont Murasaki Shikibu était dame de compagnie. Le tableau très précis et coloré peut sans doute rappeler certains passages du Genji monogatari, mais, en l’espèce, cela m’a surtout évoqué certains passages similaires chez Sei Shônagon, dans ses Notes de chevet.

 

Sei Shônagon… La Rivale ! Or la deuxième partie de ce journal, qui arrive assez brusquement mais en constitue à mon sens le passage le plus intéressant, consiste en impressions sur la vie à la cour, et tout particulièrement sur les autres dames de compagnie – si Murasaki Shikibu ne ménage pas exactement les courtisans sans manières et qui se croient tout permis. Mais l’autrice ne mâche donc pas ses mots à l’encontre des autres dames – et tout particulièrement celles qui se piquent d'écrire, telles Sei Shônagon (au service de la précédente impératrice, qui, comme Shôshi, tenait à s’entourer des plus beaux esprits) ou Izumi Shikibu ! Peut-être s’agit-il de sa part de répondre à des torts causés par ces dames ? Mais laissons-la s’exprimer (pp. 140-141) :

 

La dame Izumi Shikibu correspond d’une façon charmante, mais sa conduite est en vérité inconvenante. Elle écrit avec grâce, facilité et un esprit scintillant. Il y a de la saveur dans ses plus petits mots. Les poèmes sont attrayants, mais ce ne sont que des improvisations qui tombent spontanément de ses lèvres. Chacun possède un point intéressant ; elle est également au courant de la littérature ancienne, mais elle n’est pas une artiste remplie du véritable esprit de la poésie. Je crois que même elle ne peut se permettre de porter un jugement sur les poèmes des autres !

[…]

La dame Sei Shonagon est une personne très orgueilleuse. Elle a une haute opinion de sa valeur et répand partout ses écrits chinois. Pourtant, si nous l’étudiions de près, nous trouverions qu’elle est encore imparfaite. Elle s’efforce d’être exceptionnelle, mais, naturellement, les personnes de ce genre vous offensent et finissent par s’attirer des déboires. Celle qui est trop richement douée, qui s’abandonne trop à l’émotion, alors même qu’elle devrait faire preuve de réserve, perdra, malgré elle, le contrôle d’elle-même. Comment une personne aussi vaniteuse et aussi insouciante pourra-t-elle finir ses jours dans le bonheur ?

 

J’avouerais que, en ce qui concerne Sei Shônagon, qu’elle eût été orgueilleuse me paraît assez crédible au regard de certains passages de ses Notes de chevet – si brillantes par ailleurs…

 

Alors, ça bitche dans le gynécée ? Peut-être bien… mais sans doute y avait-il de très bonnes raisons à cela. Car le faste, les couleurs, le raffinement, le protocole, n’y changent rien : Murasaki Shikibu, comme après elle sa fan l’autrice du Journal de Sarashina, s’ennuie profondément. Et cela ressort tout particulièrement de cette partie du nikki, qui a même parfois quelque chose de désespéré – que la proximité des puissants et la grâce des jeux littéraires ne parviennent pas à contrebalancer. C’est dans ces pages, tout particulièrement, que la personnalité de l’autrice s’exprime ; laissons-lui à nouveau la parole :

 

Je sympathise avec ceux qui, en apparence, n'ont d'autre pensée que de se divertir, mais qui, en vérité, cherchent leur subsistance dans une grande inquiétude.

 

On ne saurait mieux dire – et je crois que la rivale Sei Shônagon aurait pu, elle aussi, coucher ces mots sur le papier ; ils n’auraient finalement pas dépareillé dans les Notes de chevet.

 

Après quoi, dans une troisième partie bien plus brève et assez chaotique, Murasaki Shikibu livre des anecdotes de cour, qui reviennent à la manière et au sujet de la première partie. Cependant, je crois que c’est davantage à fleur de peau, la méticulosité des descriptions relevant cette fois bien davantage, dans la continuité de la deuxième partie peut-être, de l’acuité des portraits psychologiques – un des principaux atouts du grand-œuvre de Murasaki Shikibu qu’est Le Dit du Genji.

 

Il y a de très belles pages dans ce nikki – mais j’y ai bien davantage préféré le Journal de Sarashina, où la dimension intime court tout du long.

 

JOURNAL D’IZUMI SHIKIBU

 

Reste un troisième et dernier fameux nikki : celui d’Izumi Shikibu (là encore un nom de plume à défaut du vrai nom de l’autrice, inconnu), poète appréciée à la cour, et exacte contemporaine de Murasaki Shikibu – qui, on l’a vu, ne la prisait pas forcément…

 

Mais ce journal, en est-elle bien l’autrice ? Cela a pu être contesté – de même à vrai dire que la qualification de nikki pour ce texte, qui, formellement, détonne notamment par son emploi de la troisième personne ; sans doute nous narre-t-il un moment de la vie d’Izumi Shikibu, mais sans jamais la nommer : elle est « une femme », sans autre précision. La forte unité de registre de ce « journal » tranche aussi avec les autres exemples de ce genre littéraire ; à vrai dire, on serait parfois tenté d’y voir un (court) roman plutôt qu’un journal « à proprement parler » (ce qui, nous l’avons dit, était de toute façon, parfois, une notion toute relative, ces « journaux » étant en fait souvent des « mémoires ») ; d’ailleurs, le texte a également été cité, dans de très vieux ouvrages, sous le titre peut-être plus juste d’Izumi Shikibu monogatari. Cependant, il abonde en poèmes (bien plus que les deux autres figurant dans ce recueil), qui, eux, seraient bien les œuvres d’Izumi Shikibu ; peut-être de la même manière qu’en ce qui concerne Ariwara no Narihira dans les Contes d’Ise ? Je serais bien en peine d’en dire plus, sans même parler d’exprimer une opinion dans ce débat…

 

Si le Journal de Sarashina couvrait quarante années de la vie de son autrice, à grands renforts d’ellipses, et si le Journal de Murasaki Shikibu, sans doute incomplet, se dispersait dans la forme comme dans le fond, le Journal d’Izumi Shikibu, quant à lui, narre une seule histoire, sur une période assez courte, entre l’été de 1003 et le printemps de 1004 (ce qui, chronologiquement, en fait le plus « ancien » de ces trois nikki, en tout cas au regard des événements qu’il rapporte ; mais il aurait été composé vers 1004, justement, ce qui en ferait donc également le plus ancien nikki de ce volume, en termes de composition cette fois).

 

Et il s’agit, comme de juste, d’une histoire d’amour… Izumi Shikibu avait vécu une relation marquante avec le prince Tametaka, fils de l’empereur Reizei ; mais, après la mort de cet amant en 1002, elle est courtisée par un autre prince, Atsumichi, fils du même empereur – et c’est cette relation que décrit le Journal d’Izumi Shikibu, des premières lettres à l’installation de l’autrice dans le palais d’Atsumichi, suscitant le scandale et le départ de son épouse légitime. Inconvenante, hein ?

 

Cette romance exprime la sève même de la galanterie de Heian – toutefois sur un mode plutôt douloureux qui, je dois l’avouer, m’a bien moins parlé que les Contes d’Ise autrement frivoles et badins… Mais les deux amants, ici, vivent essentiellement leur amour au travers d’innombrables lettres, construites autour d’innombrables poèmes – il y a en des dizaines de compilés ici, tantôt dus à Izumi Shikibu, tantôt à Atsumichi (en théorie du moins). C’est l’époque de Heian : tout est propice à la composition de poèmes, et si possible sur le pouce, des valets s’épuisant à faire l’aller-retour entre les demeures des amants pour y livrer des tanka de circonstance, exigeant réponse. Mais cet amour se veut triste – selon les usages du temps, où on ne célèbre pas tant l’être aimé que l’on déplore son absence. Autant dire qu’ « elles étaient trempées, les manches de ce bras ployé ». Par les pleurs des amants, veux-je dire.

 

Et je dois confesser que j’ai vite perdu le goût à ce déploiement très contraint, codifié et répétitif de verve poétique amoureuse. Encore une fois, le ton plus léger des Contes d’Ise, bien antérieurs, dans le registre de la galanterie, m’avait bien davantage séduit. Ici, la répétition des situations et des images poétiques m’a assez rapidement plongé dans un ennui qui, sans égaler celui de l’autrice du Journal de Sarashina ou de Murasaki Shikibu dans son propre nikki, m’a tout de même gâché la lecture. Tout juste si la cruauté ou la mesquinerie dont peuvent parfois faire preuve les amants a ranimé ponctuellement mon intérêt – ce que le thème classique et pourtant touchant de « l’impermanence » des choses de ce monde, et du caractère éphémère de la beauté, n’est cette fois pas parvenu à faire

 

Maintenant, je suppose que la traduction, ici, a pu jouer un rôle néfaste – même en relevant que j’avais déjà lu ce texte, ou partie de ce texte, dans une traduction du japonais par Ryôji Nakamura et René de Ceccatty, figurant dans leur très bonne anthologie Mille ans de littérature japonaise, pour un effet assez similaire cela dit. Cela tient au rôle central de la poésie dans ce « journal » par ailleurs très romanesque ; or Marc Logé, ou ses sources anglaises, manquent de précision et de méthode dans la traduction de ces tanka – ce qui ressort notamment, je suppose, de cette variation dans le nombre de vers, souvent deux, parfois trois, exceptionnellement quatre ou même cinq (pourtant le format « canonique » pour la traduction de ces poèmes japonais de rythme 5-7-5, 7-7, mais nous parlons ici d’une double traduction dans les années 1920, où ces règles n’étaient peut-être pas encore de mise ; par ailleurs, ces règles sont toutes relatives, puisque, dans l’anthologie citée, les traducteurs ont sauf erreur fait le choix du distique d’alexandrins… Du moins s’en sont-ils tenus à ce format). C’est sans doute là que réside la subtilité du texte – ce qui ne passe pas très bien en français, du moins sous cette forme. Mais la poésie est certes ce qu’il y a de plus difficile à traduire…

 

Cependant, je ne peux que songer à la critique formulée par Murasaki Shikibu, citée plus haut, et, du haut de ma pathétique ignorance, elle me paraît assez juste ; j'entends, la critique poétique, pas celle portant sur « l'inconvenance » de la rivale, qui s'explique mieux après la lecture de ce récit... Mais oui : que ce soit dans l’improvisation en mode automatique, ou dans la pratique érudite de la référence à la poésie ancienne, ces poèmes, qui se veulent très subtils, m’ont souvent paru faux – ce qui tient évidemment à mon ignorance, donc, de cette histoire poétique ; au fond, je « reproche » ici à Izumi Shikibu ce que j’ai pu « reprocher » à Fujiwara no Teika et plus encore à ses admirations dans De cent poètes un poème (en relevant d’ailleurs qu’Izumi Shikibu fait partie de ces cent poètes choisis).

 

HONNEUR AUX DAMES

 

De ces trois « journaux », donc, celui d’Izumi Shikibu est de très loin celui qui m’a le moins parlé, et celui de Sarashina de très loin celui que j’ai trouvé le plus touchant ; le Journal de Murasaki Shikibu est diversement situé entre ces deux termes, plutôt du côté positif cela dit.

 

Cela dit, re, de manière générale, le voyage en vaut la peine. Ces trois textes, finalement très différents au-delà de leur étiquette commune, nous plongent dans le lointain Japon de Heian, nous immergent même dans ce monde si différent du nôtre – et probablement tout autant du Japon contemporain, à vrai dire. L’élégance de la plume, ou du pinceau, y fait des merveilles – les sentiments à vif, dans cette écriture de l’intime, de même, le plus souvent. Finalement, je suis tenté d’y retrouver l’effet que j’avais signalé en chroniquant les Notes de chevet de Sei Shônagon : ces autrices, si subtiles, nous paraissent étonnamment proches, par-delà les siècles, par-delà les kilomètres ; sans doute est-ce qu’elles brillent par leur humanité autant que par leur raffinement. La tristesse, la douleur, l’ennui sont palpables, notamment – et, finalement, c’est peut-être surtout cela que j’en retiens avant tout : avant le faste, avant le protocole.

 

Une belle lecture, donc – mais il me faudra peut-être y revenir au travers de traductions plus précises, plus rigoureuses ; auquel cas la relecture du Journal de Sarashina sera sans doute une priorité.

Voir les commentaires

Haiku du XXe siècle : le poème court japonais d'aujourd'hui

Publié le par Nébal

Haiku du XXe siècle : le poème court japonais d'aujourd'hui

Haiku du XXe siècle : le poème court japonais d’aujourd’hui, présentation, choix et traduction [du japonais] de Corinne Atlan et Zéno Bianu, Paris, Gallimard, coll. Poésie, [2007] 2014, 219 p.

PREMIÈRE APPROCHE DE LA POÉSIE JAPONAISE CONTEMPORAINE

 

Tel un soldat de l’empire qui s’est fait oublier dans la jungle, ne jamais m’avouer vaincu ! Et cultiver, du moins, une certaine curiosité pour la poésie japonaise, que certains cuisants échecs (voyez L’Intégrale des haïkus de Bashô, si vous l’osez…) ne sont bizarrement pas parvenus à annihiler. Il faut dire que les découvertes puissantes ont souvent compensé ces échecs...

 

Mais peut-être avec un biais ? J’avais fait part de ce que la poésie japonaise qui, jusqu’à présent du moins, me touchait le plus, était la plus « classique » au sens fort – celle figurant dans la compilation originelle du Man.yôshû (« recueil des dix mille feuilles »), rassemblée durant l’époque de Nara, et celle de Heian, dans des ouvrages tels que les Contes d'Ise, ou dans la première anthologie impériale, le Kokin wakashû (« recueil de poèmes japonais d’hier et d’aujourd’hui), où s’était illustré notamment, en tant que poète mais aussi en tant que théoricien, disons, le fascinant personnage qu’était Ki no Tsurayuki – cette anthologie séminale figurant parmi les plus grandes œuvres de l’époque de Heian, quelque temps avant Le Dit du Genji de Murasaki Shikibu et les Notes de chevet de Sei Shônagon.

 

La poésie ultérieure ? J’avais plus de mal… En mettant de côté le cas du théâtre nô (mais j’y reviendrai prochainement, c’est du moins assez probable), le fait est que les œuvres, par exemple, compilées par Gaston Renondeau dans son Anthologie de la poésie japonaise classique, à partir de l’époque de Kamakura, me parlaient beaucoup moins. L’extrême subtilité de Teika, et le poids de la convention dans ses adorations (voyez De cent poètes un poème), me laissent froid – et, à l’époque d’Edo, le « haïku » le plus classique, me dépasse totalement… Décidément, Bashô, je n’y arrive pas. Mais alors pas du tout. Je n’y comprends rien…

 

Et, peut-être est-ce de ma part un préjugé, mais je me suis demandé si partie de ce triste constat ne s’expliquait pas par le caractère très rigidement codifié de ces productions poétiques – peut-être une poésie plus récente, et supposais-je plus libre, pourrait-elle me séduire davantage ? Dans le cas du haïku, cependant, cet impact de la modernité était sans doute très relatif : après tout, Shiki invente tout bonnement le terme même pour désigner ces poésies durant l’ère Meiji… et mes précédentes lectures en la matière – concrètement, le recueil Haiku : anthologie du poème court japonais, compilé par Corinne Atlan et Zéno Bianu – pouvaient citer des auteurs de Meiji, voire de Taishô, voire même soyons fous de Shôwa…

 

Mais je tendais à croire qu’il pouvait y avoir d’autres approches : après tout, les mêmes anthologistes avaient conçu un second recueil, celui qui va nous intéresser aujourd’hui, intitulé Haiku du XXe siècle : le poème court japonais d’aujourd’hui. Ce n’était pas pour rien, hein ! Et j’en attendais donc plus de liberté – de même pour une autre acquisition effectuée en même temps, 101 Poèmes du Japon d’aujourd’hui, d'une périodisation plus resserrée (à partir de l’après-guerre, et même de l’après-après-guerre), et beaucoup plus iconoclaste peut-être ; en tout cas, nul haïku là-dedans. Bon, ce second recueil, j’y reviendrai plus tard : pour l’heure, le haïku du XXe siècle.

 

C’était peut-être un biais, oui – mais, concernant ce recueil de haïkus précisément, à tort ou à raison, je crois y avoir trouvé exactement ce que je cherchais : un poème plus libre, voire frondeur, et qui, le cas échéant, peut s’affirmer en relativisant, sinon en envoyant paître, les vieux codes hérités de Bashô et compagnie – et tout particulièrement l’importance cruciale des saisons, et donc des « mots-saisons », ou kigo. Paradoxalement ou pas, ce recueil conserve pourtant la structure saisonnière traditionnelle, avec des subdivisions thématiques, qui était celle de Haiku : anthologie du poème court japonais. Pourtant, le paratexte appuie sur cette idée qu’il était possible de faire des haïkus sans kigo (on parle alors de muki-haiku), et l’ultime section « hors saison » n’a rien de négligeable. Ceci étant, le haïku a pu évoluer de manière moins radicale, simplement en réactualisant le répertoire des mots-saisons : nous parlons d’un Japon traumatisé par Hiroshima, événement vécu comme une sorte de date limite – la catastrophe ayant eu lieu le 6 août 1945, Hiroshima même, et le thème de la bombe, ont intégré le catalogue des kigo d’été… Mais cette poésie courte du XXe siècle, plus prosaïquement, peut aussi traiter de la lumière électrique ou des voitures, que sais-je encore. Et, au-delà, il y a quelques auteurs plus iconoclastes – qui, outre qu’ils se passent du kigo, écrivent leurs haïkus sur plusieurs lignes, ou s’émancipent de la rythmique classique 5-7-5… On pourrait se demander, à ce stade, s’il s’agit encore de haïkus ? Les anthologistes en sont convaincus : il y a pour eux quelque chose d’irréductible dans ce poème court japonais – mais ils ne sont pas très explicites à ce propos ; admettons…

 

Ce qui compte à mes yeux (et mes oreilles), c’est que ce recueil m’a bien plus convaincu, bien plus parlé du moins, que tous les autres ouvrages consacrés aux haïkus que j’ai pu aborder (certes, ils ne sont pas si nombreux…). Ce haïku du XXe siècle produit sur moi son effet – au-delà de la raison sans doute, mais je me suis régulièrement arrêté sur trois vers çà et là, générateurs d’images fortes et parlant au cœur. Le haïku d’Edo, voire de Meiji, n’y parvenait que bien rarement, pour ce que j’en savais – mais, ici, une bonne partie des poèmes compilés m’ont séduit… et peut-être même la majorité d’entre eux ? Ce recueil, en tout cas, m’a beaucoup plu – bien davantage que Haiku : anthologie du poème court japonais, son pendant à la fois plus classique et plus englobant.

 

UNE SÉLECTION

 

Je ne me sens pas d’en dire beaucoup plus… En fait, je n’en ai pas les moyens. Mieux vaut passer à la coutumière sélection de poèmes qui m’ont parlé d’une manière ou d’une autre – avec l’avertissement non moins coutumier : ce n’est pas ce qu’il y a de meilleur dans ces pages, c’est ce qui m’a fait ressentir… quelque chose.

 

Comme dit plus haut, le présent recueil est classé en fonction des quatre saisons, avec une ultime partie « hors saison ». Au sein des quatre parties « traditionnelles » interviennent d’autres subdivisions, les mêmes pour chaque saison (« Passages de la saison », « Inventaire des cieux », « Célébrations du paysage », « Des hommes et des bêtes » et « Le grand herbier »), qui n’apparaissent toutefois que dans la table des matières ; la partie « hors saison » est livrée en bloc.

 

Pour ma part, j’ai préféré, dans le cadre de ce compte rendu, un classement par auteurs – avec les dates de naissance et de mort pour se faire une idée, même vague, du contexte de ces poèmes (il y a aussi les numéros de page, parce que).

 

C’est parti…

Awano Seiho (1899-1992)

 

(p. 28)

 

Dans le secret du cœur

Le printemps me manque –

J’ai vieilli

 

Fuyuno Niji (1943-2002)

 

(p. 24)

 

Bras croisés

Le printemps médite

Sur la vitesse des racines amères

 

Hara Sekitei (1886-1951)

 

(p. 122)

 

Le sommet ?

Chrysanthèmes sauvages

Au souffle du vent vif !

 

Harako Kôhei (1919-2004)

 

(p. 85)

 

Vers le ciel de l’après-guerre –

Le lierre vert

Envahit les branches mortes

 

Hashimoto Mudô (1903-1974)

 

(p. 85)

 

Au village reverdi

Le soldat déclaré mort

Est revenu

 

Hino Sôjô (1901-1956)

 

(p. 135)

 

Je tousse

Donc je suis –

Neige de minuit

 

Horimoto Gin (né en 1942)

 

(p. 180)

 

Au bout de sa langue

Il cache des paysages –

L’étranger

 

Hoshinaga Fumio (né en 1933)

 

(p. 111)

 

Cet automne

Le parc d’attractions

Grouille de nazis

 

*

 

(p. 137)

 

Dans ce kiosque enneigé

La révolution –

On pourrait donc l’acheter ?

 

*

 

(p. 183)

 

Près de la gare

J’ai trinqué

Avec cette époque aveuglante

 

Kaneko Tôta (né en 1919)

 

(p. 83)

 

Respirer ?

C’est aspirer toutes les voix

Des cigales du soir

 

*

 

(p. 108)

 

Un cygne dans le brouillard –

Ou peut-être…

Le brouillard autour d’un cygne

 

Katô Shûson (1905-1993)

 

(p. 30)

 

Comme un bloc

De nuit voilée –

Perdu dans mes pensées

Kumagai Aiko (née en 1923)

 

(p. 181)

 

L’ombre du guerrier a disparu

Dans un éclair –

Kurosawa

 

Ce poème a bien été composé à l’occasion de la mort du fameux réalisateur. « L’ombre du guerrier » renvoie à son film Kagemusha.

 

Mayuzumi Madoka (née en 1962)

 

(p. 135)

 

Sainte Nuit –

Chute de neige

En post-scriptum

 

Mizuhara Shûôshi (1892-1981)

 

(p. 27)

 

Monde lointain –

Toujours plus lointain

Sous le soleil radieux

 

Nomiyama Asuka (1917-1970)

 

(p. 144)

 

À la fin

Deviendrai-je aussi un arbre –

Au loin dans la lande fanée ?

 

Ogiwara Seisensui (1884-1976)

 

(p. 164)

 

Un ciel sans couleur

Rejoint

La mer couleur de cendres

 

Origasa Bishû (1934-1990)

 

(p. 104)

 

Deux cents pas

Jusqu’au boulanger –

Sept pas jusqu’à la Voie lactée !

 

Shibuya Michi (né en 1926)

 

(p. 142)

 

Entre les montagnes d’hiver

S’ouvre une fenêtre de ciel ­–

Le monde est suave

 

Shôno Takeshi (né en 1970)

 

(p. 101)

 

Lune blême –

Un trou de néant

Se creuse dans mon crâne

 

Sugiura Keisuke (né en 1968)

 

(p. 183)

 

Juste avant le tremblement de terre

Tout le monde

A rêvé

 

Le poète parle ici du tremblement de terre de Kobe le 17 janvier 1995, qui a fait plus de 5000 victimes.

 

Sumitaku Kenshin (1961-1987)

 

(p. 99)

 

Quand je me lève

Il titube –

Le ciel étoilé

 

*

 

(p. 127)

 

L’hiver à nouveau –

Même dans les mots glacés

Des visiteurs

 

Des visiteurs… à l’hôpital, dans sa chambre de malade. Le poète est mort à 26 ans après une très longue hospitalisation – la plupart de ses poèmes traitent de ce thème en profondeur.

Suzuki Shin’ichi (né en 1957)

 

(p. 39)

 

Son ballon qui éclate –

Pour le garçon

Le ciel s’est éloigné

 

*

 

(p. 80)

 

Pendu

Dans une toile d’araignée –

Le ciel de l’après-guerre

 

*

 

(p. 170)

 

Ces enfants qui veulent dessiner

Des navires de guerre –

Je les plains

 

Takahashi Shizumi (née en 1973)

 

(p. 167)

 

Dans un coin de mon ventre

Il y a le ciel

De Pearl Harbor

 

Taneda Santôka (1882-1940)

 

(p. 176)

 

Seulement ce chemin

Où je marche seul

 

Oui, c’est un haïku de « deux vers » au lieu de trois (rythmique japonaise de 5-7 au lieu de 5-7-5). Et, non, vous ne ferez pas de blague sur Jean-Jacques Goldman.

 

(Trop tard.)

 

Terayama Shûji (1935-1983)

 

(p. 64)

 

Été dans la réserve –

Serrés au fond des livres

Les mots des auteurs morts

 

*

 

(p. 147)

 

Rhume d’hiver –

La pièce s’achève

Sur la mort du poète

 

*

 

(p. 153)

 

S’évader !

Et que se brise

Le crayon de l’hiver

 

Tomiyasu Fûsei (1885-1979)

 

(p. 116)

 

Le bruissement des insectes

La lumière de la lune –

Souvent je les oublie

 

Usami Gyomoku (né en 1926)

 

(p. 114)

 

Midi d’automne –

Dans la ruche

Le bruit du pas des abeilles

 

Usuda Arô (1879-1951)

 

(p. 51)

 

Les azalées flamboient –

Tout ce qui vit

Va vers la mort

 

Wada Gorô (né en 1923)

 

(p. 27)

 

Dans la montagne

Les arbres font halte –

On enterre le printemps

 

Yoshida Tôshirô (né en 1927)

 

(p. 104)

 

Bientôt

L’homme posera une échelle

Contre la Voie lactée

 

Yotsuya Ryû (né en 1958)

 

(p. 108)

 

Déchirant le brouillard

Voici

Le visage blanc d’un ami

 

UNE AFFAIRE À SUIVRE…

 

Le bilan est donc très positif – oui, j’ai aimé ces haïkus ! Dingue… Mais c’est rassurant, quelque part.

 

Mais, surtout, cela appelle des compléments. D’autant que la poésie japonaise contemporaine est bien loin de se limiter au haïku – en fait, on utilise même des termes différents pour désigner poètes et haïkistes… Une lecture en cours pourrait permettre d’éclairer un peu plus la question ; je devrais donc vous parler prochainement du recueil 101 Poèmes du Japon d’aujourd’hui… D'ici-là, l'anthologie Haiku du XXe siècle : le poème court japonais d'aujourd'hui m'a fait l'effet d'une belle réussite.

Voir les commentaires