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Articles avec #fantastique tag

H.P. Lovecraft et Robert E. Howard : amitié, controverses et influences

Publié le par Nébal

 

Voici un enregistrement complet, illustré, de mon article sur les relations entre Lovecraft et Howard, initialement publié dans la monographie Lovecraft : au cœur du cauchemar (Éditions ActuSF), et qui développait considérablement une première version publiée dans le n° 84 de Bifrost, consacré au créateur de Conan.

 

ActuSF a commencé à mettre cet article en ligne, ici. Il sera en trois parties.

 

J'ai usé de nombreuses illustrations pour cette vidéo, et ne dispose bien sûr pas de leurs droits – je ne voyais pas comment faire autrement. Si un illustrateur réclame une mention, je m'exécuterai, bien sûr.

 

De même pour la musique de fond, qui est le morceau « Aldebaran of the Hyades », par Lustmord, issu de l'album The Place Where the Black Stars Hang.

 

J'espère que cette vidéo vous plaira ; n'hésitez pas à me faire part de vos commentaires.

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Les Miracles du Bazar Namiya, de Higashino Keigo

Publié le par Nébal

 

HIGASHINO Keigo, Les Miracles du Bazar Namiya, [ナミヤ雑貨店の奇蹟 Namiya zakkaten no kiseki], traduit du japonais par Sophie Refle, Arles, Actes Sud, coll. Exofictions, [2012] 2020, 370 p.

 

Ma chronique figure dans le cahier critique du Bifrost n° 98, pp. 100-101.

 

Le moment venu, elle sera reprise sur le blog de la revue, et j’en donnerai le lien ici, avec la vidéo – mais n’hésitez pas à réagir d’ores et déjà si jamais.

 

EDIT : la critique est en ligne, ici.

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Bienvenue à Sturkeyville, de Bob Leman

Publié le par Nébal

 

LEMAN (Bob), Bienvenue à Sturkeyville, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nathalie Serval, illustré par Stéphane Perger et Arnaud S. Maniak, Paris, Scylla, 2019, 184 p.

 

Ma chronique figure dans le cahier critique du Bifrost, n° 98, pp. 94-95.

 

Le moment venu, elle sera reprise sur le blog de la revue, et j’en donnerai le lien ici, avec la vidéo – mais n’hésitez pas à réagir d’ores et déjà si jamais.

 

EDIT : la critique est en ligne, et vous pouvez la lire ici.

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Migrations, d'Algernon Blackwood

Publié le par Nébal

 

BLACKWOOD (Algernon), Migrations, [Ancient Sorceries – Max Hensig – The Listener – Confession – Wayfarers], nouvelles traduites de l’anglais par Jacques Parsons, Paris, Denoël, coll. Présence du futur, [1967] 1971, 237 p.

 

Un autre recueil d’Algernon Blackwood – le dernier des quatre « Présence du futur » qui lui avaient été consacrés que je n'avais pas encore lu. Je me suis régalé avec les précédents, et cela vaut pour celui-ci également, même si je crois que j’aurais tendance à le classer un rang en dessous, pour des raisons que je développerai dans cette petite chronique. Quoi qu’il en soit, nous trouvons dans Migrations cinq nouvelles de l’immense auteur fantastique anglais. Comme souvent dans ces recueils, deux de ces récits – les deux premiers – s’avèrent des novellas de bonne taille, là où les trois autres sont d’un format plus modeste.

 

Le recueil s’ouvre sur une histoire assez souvent citée, « Sortilèges et métamorphoses » (simplement « Ancient Sorceries » en version originale, ce qui claque davantage, je trouve). Figure dans cette nouvelle le personnage récurrent d’enquêteur du paranormal d’Algernon Blackwood, John Silence – mais il est essentiellement un auditeur tout du long, ne prenant véritablement la parole, et pour trancher l’affaire, que dans les toutes dernières pages. Avant cela, il a en quelque sorte la position du lecteur, et écoute attentivement le récit qui lui est fait par un jeune homme anglais du nom d’Arthur Vézin (oui, oui, il est anglais) de ses aventures étranges dans un petit village français où il s’est rendu sur un coup de tête. Là-bas, les chats sont étonnamment nombreux – et les habitants étonnamment félins ; de fait, la nouvelle use et abuse du champ lexical associé, d’une manière qui m’a semblé un chouia grossière – d’autant que John Silence intervient lui-même pour attirer l'attention sur ce point. Quoi qu’il en soit, notre jeune Anglais est sous le charme, et c’est bien le cas de le dire… car une minette est forcément de la partie. Mais sous cette façade simplement troublante se dissimule une histoire plus sombre, un héritage secret d’un passé sordide, à même de faire frémir… Et, en fait de coup de tête, rien, dans le comportement d’Arthur Vézin n’est dû au hasard – et John Silence d’en rajouter une couche à base de réincarnation, thème hyper-blackwoodien que l’on retrouvera plus loin dans le recueil, pour clôturer l’histoire. Des chats partout, un village mystérieux dont tous les habitants ont quelque chose de non humain, des rituels secrets, un « héros » sous l’emprise d’un sortilège et qui se voit révéler sa généalogie trouble… Ouais, Lovecraft aurait attribué un pouce vers le haut à cette nouvelle. Peut-être aussi Tourneur et Lewton, dans un registre différent. Et c’est une bonne nouvelle, mais je dois dire qu’elle m’a tout de même un brin déçu… Il y a peut-être, ici, quelques défauts de construction ? La mise en place est longue, ce qui rend d’autant plus sensible l’abus des allusions félines, et la bascule du charme à la sorcellerie vire au grotesque, ce qui peut être bien comme mal, c’est selon. L’ambiance est intéressante, mais pas à la hauteur, en ce qui me concerne, des plus grands chefs-d’œuvre de Blackwood, tels « Les Saules », « L’Homme que les arbres aimaient » ou « Le Wendigo », ou même de textes un cran en dessous comme « Le Camp du chien » (une autre nouvelle figurant John Silence, tiens).

 

La novella suivante, « Max Hensig », est assez déconcertante – mais aussi très captivante, probablement celle que j’ai préférée dans ce recueil. Sa distinction essentielle est qu’il ne s’agit pas, cette fois, d’un récit fantastique à proprement parler : le surnaturel en est totalement absent, et Blackwood nous concocte plutôt une sorte de thriller avec quelques bases vaguement scientifiques – mais ça fonctionne très bien ! C’est aussi un récit qui a une part autobiographique poussée, et à son avantage : la vie de Blackwood, et surtout sa jeunesse, a été assez mouvementée et l’a vu exercer bien des professions parfois incongrues – mais, pour un temps, il a été journaliste à New York, ainsi que le personnage point de vue de cette histoire ; pas toujours le plus sympathique des bonshommes, à vrai dire, et par ailleurs quelqu’un qui, comme tous ses collègues, boit probablement trop, car il boit tout le temps et prétend en dernière mesure y trouver la force pour triompher de l’adversité (un discours totalement pathologique mais qui se tient étrangement dans l’atmosphère de cette nouvelle), quand il ne se tourne pas vers la cocaïne. La dépiction précise par Blackwood de ce milieu social et professionnel et de ses à-côtés sordides fait partie des principaux atouts de cette novella – et elle me confirme dans le sentiment que Blackwood avait quelque chose de plus « moderne », dans le ton du moins, mais aussi éventuellement dans le fond, que ses contemporains tels Arthur Machen, M.R. James ou H.P. Lovecraft, plus… « aristocratiques » ? Quoi qu’il en soit, notre journaliste est amené à enquêter sur un médecin d’origine allemande, Max Hensig, accusé d’avoir tué sa femme avec du poison. Il y va à reculons, tout cela l’ennuie profondément, mais il n’a guère le choix, ayant été sommé de pondre un article sur le sujet, dans la veine sensationnaliste (et très éphémère) de la presse new-yorkaise qui l’emploie. Seulement voilà : procès ou pas, Max Hensig inspire bientôt à notre journaliste le plus profond dégoût – il a la conviction que cet homme détestable, cynique, méprisant, qui clame son innocence mais pour les motifs les plus incongrus, tout en affichant sa supériorité intellectuelle justifiant son amoralité, a en lui quelque chose de profondément maléfique, et qu’il serait bon de s’en débarrasser une bonne fois pour toutes… Aussi multiplie-t-il les articles à charge. Mais Max Hensig est acquitté, faute de preuves, il échappe à la chaise et retourne en Allemagne… avant de revenir aux Etats-Unis et d’y tomber « par hasard » sur notre journaliste. Bien sûr, celui-ci sait que la vérité est tout autre : l’empoisonneur est là spécialement pour lui, et il compte bien se venger de la plus horrible des manières ! Oui, « Max Hensig » est une sorte de thriller, mais qui fonctionne magnifiquement bien, pour le coup, avec des scènes dont la tension est palpable, véritablement matérielle, le jeu du chat et de la souris entre le criminel et le journaliste s’avérant d’une perversité fascinante. Je n’attendais pas Blackwood dans ce registre, mais j’ai été conquis.

 

Puis nous avons « L’Indiscret » (« The Listener »), nouvelle d’un format intermédiaire, et qui est somme toute une classique histoire de maison hantée. Ce qui la distingue et lui confère tout son effet, c’est sa forme épistolaire – plus exactement, nous lisons les entrées d’un journal intime, d’un personnage qui s’affiche d’emblée mentalement instable, et qui vient d’emménager dans un appartement au loyer étonnamment modeste ; là, il espère pouvoir écrire, car tel est son métier, et cet espoir ne se réalisera guère – mais il compte peut-être bien davantage y trouver le moyen de fuir la société londonienne qu’il juge bien trop envahissante ; seulement il reçoit bel et bien des visites ennuyeuses… d’un précédent locataire, peut-être ? La force de la nouvelle réside dans son ambiance très travaillée, et dans cette forme épistolaire – que le narrateur soit souvent désagréable, et un peu ridicule, y contribue beaucoup, dans une veine au fond pas si éloignée de celle de « Max Hensig ». Sous cet angle, cette classique histoire de maison hantée fonctionne bien. J’y mettrais tout de même un bémol : la chute, que l’avant-propos (de Jacques Parsons, je suppose ?) affirme être « particulièrement terrifiante », m’a paru bien fade – au point où je me suis demandé si je n’étais pas passé à côté de quelque chose ; mais a priori, non… Bon. Dernière chose à noter : le motif plus ou moins affiché d’une histoire qui se répète peut nous ramener indirectement à la thématique de la réincarnation, là encore – c’est moins frontal que dans « Sortilèges et métamorphoses » ou, plus loin, « Migrations », mais c’est décidément un fil rouge du recueil comme, au-delà, d’une part non négligeable de l’œuvre d’Algernon Blackwood.

 

Le recueil se conclut sur deux histoires bien plus courtes – et sans doute plus anodines, si pas inintéressantes. Nous avons tout d’abord « Confession », qui est une histoire de fantômes relativement classique là encore. Sa force réside dans son ambiance, très travaillée, le brouillard londonien lui conférant d’emblée quelque chose de vaguement surréaliste, et c’est certes un climat idéal pour croiser des fantômes. À cet égard, les développements ultimes du récit, qui conduisent le narrateur sur la scène d’un drame, ne me paraissent guère importants, s’ils sont bien tournés, ou professionnellement, en tout cas. Le brouillard et ce qu’on y croise, une femme désespérée en l’espèce, voilà ce qui compte, et qui rend cette nouvelle touchante.

 

Reste enfin « Migrations » (« Wayfarers »), nouvelle qui met plus que tout autre en avant le thème de la réincarnation. Le personnage point de vue, suite à un accident automobile, a le sentiment de revivre des événements antérieurs, ou bien de voyager dans le temps – en même temps, cette expérience troublante le confronte à ses désirs inavoués portant sur la femme d’un ami… Cette nouvelle me paraît devoir être scindée en deux parties, approximativement : la première, qui voit le héros vivre cette expérience de métempsycose, est remarquable, très habile dans sa manière de susciter l’ambiguïté – et très « moderne », là encore ; mais la seconde, qui affiche plus frontalement cette idée d’un amour maudit de génération en génération, use d’un ton beaucoup plus grandiloquent, baroque même, avec des éclats mystiques, qui pourrait faire penser à un Dunsany en petite forme ou à un Lovecraft tentant de faire du Dunsany en petite forme, et ce contraste ne me paraît pas satisfaisant. Dommage… Mais la nouvelle n’est pas inintéressante, cela dit. Oui, il y a quelque chose, dans son ambiance, dans son dispositif, dans ses personnages…

 

Migrations est un très bon recueil, à n’en pas douter. Pourtant, je crois donc que je le classerais un peu en dessous par rapport à mes précédentes lectures d’Algernon Blackwood. Même si j’ai beaucoup aimé « Max Hensig », notamment, je n’ai pas le sentiment d’avoir lu dans ce recueil quelque chose d’aussi époustouflant que « Les Saules » ou « L’Homme que les arbres aimaient ». Et, même avec leurs défauts, des nouvelles telles que « Le Wendigo » ou même « Le Camp du chien », me paraissent bien autrement séduisante.

 

Mais je remarque ici quelque chose : ce qui unit les quatre récits que je viens de citer, c’est leur cadre de nature sauvage – or celui-ci est à peu près totalement absent du présent recueil, si l’on y trouve quelques très vagues allusions dans la dernière nouvelle. De manière générale, tout est plus urbain, ici – même à la mesure d’un petit village français perdu dans les champs. Peut-être cela a-t-il joué, donc – ce cadre sylvestre me manquant. Cela dit, même sans cela, l’ambiance est toujours très travaillée dans ces nouvelles d’Algernon Blackwood, et le smog de « Confession » colporte de beaux mystères, en même temps que le naturalisme, si l’on ose dire, de « Max Hensig », produit à sa manière des pages également fortes.

 

Alors le constat demeure, de lecture en lecture : Algernon Blackwood était un génie, un grand maître de la littérature fantastique (voire un peu au-delà, puisque « Max Hensig », donc). Je trouve désespérant que son œuvre soit aussi difficile à se procurer en français de nos jours, en dehors du seul (et excellent) recueil L’Homme que les arbres aimaient, chez L’Arbre Vengeur, que je vous engage vraiment à vous procurer si ce n’est pas déjà fait. Il mériterait assurément bien plus !

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Le Dernier Livre des Merveilles, de Lord Dunsany

Publié le par Nébal

 

DUNSANY (Lord), Le Dernier Livre des Merveilles, [The Last Book of Wonder], traduit de l’anglais par Anne-Sylvie Homassel, [Rennes], Terre de Brume, coll. Terres Fantastiques, [1912-1916] 2000, 166 p.

 

Cela faisait très longtemps : retour à Lord Dunsany ! Et à ses brefs contes d’une patte unique… J’ai lu ses recueils dans l’ordre : après Les Dieux de Pegāna, qui demeure mon préféré, il y a eu Le Temps et les Dieux, puis L’Épée de Welleran et les Contes d’un Rêveur, et ensuite Le Livre des Merveilles. Aujourd’hui, c’est au Dernier Livre des Merveilles que je m’intéresse – le titre semble impliquer une parenté avec le précédent, mais, au fond, s’il y a bien des traits communs, cela n’est pas si évident ; initialement, d’ailleurs, ce recueil avait été publié sous le titre Tales of Wonder ; c’est l’édition américaine, au contenu un peu différent, qui a été rebaptisée The Last Book of Wonder – mais c’était le titre que préférait Dunsany, et celui qui a perduré.

 

Bien sûr, ce qualificatif de « dernier » évoque aussi une transition dans l’œuvre de Dunsany, qui, par la suite, délaisserait quelque peu ce genre de brefs contes oniriques qui avaient fait la gloire de la première partie de sa carrière littéraire – et on est tenté de le regretter, je suppose. Mais ceci, par essence, c’est un ressenti après coup – et il y a peut-être un autre biais qui opère, ici, lié à la date de publication du recueil : nous sommes en 1916, et le monde est plongé dans la « Grande » Guerre, avec son cortège d’atrocités. Dunsany, qui avait une carrière militaire parallèlement à celle d'homme de lettres, est d’ailleurs, de son propre aveu, blessé et en convalescence lorsqu’il rédige la préface à son recueil (et tout indique qu’il s’agit justement de la préface à l’édition américaine) ; une blessure qui n’a pas été infligée dans les tranchées, cela dit – mais lors de l’Insurrection de Pâques 1916 : l’Irlande, patrie du baron, est déchirée comme l’Europe l’est. Or ce contexte peut biaiser quelque peu le ressenti du lecteur – conférer des connotations plus sombres à l’ironie grinçante dont l’auteur était coutumier, éventuellement, mais surtout privilégier le sentiment nostalgique, et vaguement ou moins vaguement douloureux, aux vignettes purement enjouées et flamboyantes de la fantasy la plus onirique (si elles ne sont pas totalement absentes non plus) ; on croit trouver, çà et là, des échos de la guerre, quoi qu’il en soit – tristes et las. Mais voilà : ça n’est pas toujours à bon droit – les dix-neuf contes compilés ont été pré-publiés dans la presse entre 1912 et 1916, et bon nombre sont donc antérieurs à la grande conflagration qui met un terme à une époque et accouche dans le sang d’une autre. Mais le sentiment demeure, souvent – et la préface semble témoigner, ici, d’une ambiguïté dans l’état d’esprit de l’auteur lui-même : Dunsany, sans en faire l’apologie, affirme ne pas critiquer la guerre en tant que telle – et, surtout, il tient à assurer à son lecteur (américain, distant, pas encore impliqué) que les beaux jours reviendront, que le cauchemar prendra fin, et que l’on rêvera à nouveau, si jamais on avait arrêté de le faire. Mais la belle formule qui conclut cette préface laisse entendre un autre son de cloche : ce qu’il offre à ses lecteurs, ce « livre de rêves venus d’Europe », il l’offre « comme au dernier moment l’on jette des objets de valeur, même si ce n’est qu’à soi-même, par la fenêtre d’une maison en flammes ». Les récits portant spécifiquement sur la guerre ne viendraient cependant qu'ultérieurement.

 

Comme son prédécesseur Le Livre des Merveilles, Le Dernier Livre des Merveilles est un recueil divers, incomparablement plus que les premiers de l’auteur – et même que le précédent, à vrai dire : nul « Bord du Monde », ici, pour donner au moins un semblant d’unité aux vignettes les plus disparates. On y trouve bien de cette fantasy onirique qu’il est devenu d’usage de qualifier spécifiquement de « dunsanienne », mais aussi des récits de pur fantastique, et très terrestres en même temps. Les ambiances sont très variables : ici l’on est enchanté, là on tremble (un peu...), là-bas on rit. Et la nostalgie revient souvent, donc, teintée de mélancolie.

 

Mais s’il est un trait qui me paraît caractéristique de ce recueil, et qui me semble faire écho à ces « objets de valeur jetés par la fenêtre », peut-être aussi à l’idée d’un « dernier » livre de cette sorte, c’est l’abondance de « fantômes d’histoires » parmi les contes ici compilés. Sans doute y en avait-il déjà eu précédemment, et souvent même, mais, peut-être à tort, je crois que ça ne m’a jamais autant saisi qu’ici : un nombre non négligeable de ces vignettes ne constituent pas en elles-mêmes des récits, mais plutôt des variations sur le contexte des récits annoncés, et qui se gardent bien de livrer l’histoire en elle-même. À titre d’exemple, le lecteur ne saura pas plus « Ce pourquoi le laitier frémit lorsqu’il voit poindre l’aurore » à la fin de la nouvelle ainsi titrée qu’il ne le savait au début – il saura seulement qu’il y en a qui le savent, et qui en frémissent eux-mêmes. On pourrait en citer plusieurs autres exemples – au point à vrai dire où, dans les moins inspirés de ces textes, il peut y avoir comme un vague sentiment de formule.

 

Car on ne va pas se leurrer : tous ces contes ne sont pas des chefs-d’œuvre, si nombre d’entre eux sont délicieux, de par leur caractère fantasque ou en raison de leur humour teinté d’absurde, et relativement noir, souvent. L’ironie est régulièrement de la partie, c’est certain – en témoigne d’emblée « Un conte de Londres », ou la description très Mille-et-une Nuits de la capitale anglaise, faite à un calife qui a son idée sur la question par un visionnaire sous l’emprise de la drogue : cette Londres ressemble à s’y méprendre aux villes oniriques des premiers recueils de l’auteur. De même sans doute « La Ville sur la Lande de Mallington », même si, jouant du thème du Petit-Peuple, elle puise dans un folklore davantage européen. « Un conte de l’équateur », ici, a peut-être quelque chose d’une synthèse – mais, déjà avant, « Comment Ali vint au Pays Noir » confronte l’imaginaire oriental à la maussade réalité d’une Londres défigurée par l’industrie et la pollution…

 

Nombre des textes les plus marquants de ce recueil ne jouent en fait pas de la carte onirique si typiquement dunsanienne, et relèvent bien davantage d’une littérature fantastique plus commune mais pas moins habile – et souvent drôle, à sa manière éventuellement noire. « Treize à table » en fournit le premier exemple, avec son ambiance soignée et son détestable narrateur – si la chute ne me paraît pas vraiment à la hauteur. « Le Bureau Universel d’Échange de Maux » est probablement plus constant, et très efficace – dans une manière grinçante et absurde éventuellement reprise par le dernier conte du recueil, « Les Trois Infernales Plaisanteries ». Il semblerait d’ailleurs que ces deux nouvelles précisément ont été les plus rééditées du recueil, au point de devenir de véritables classiques. Il en va de même pour « Le Jeu des trois marins », nouvelle dans laquelle Dunsany met en scène sa passion des échecs, pour un résultat aussi intriguant qu’amusant. Ce conte, je le rapprocherais volontiers d’un autre, plus ironique encore (peut-être surtout parce que son auteur est un baron), « Le Club des Exilés » ; et je ne peux m’empêcher de me dire que ce récit grinçant était très à propos en 1915 – la guerre devant bientôt faire tomber la plupart des monarchies européennes… Mais méfions-nous de ce genre d’interprétation : « La Tour de garde », un peu plus haut, semble faire écho à la guerre, à tout ce qu’elle a d’absurde, et de naturellement récurrent (un sentiment exprimé dans la préface, donc)… mais ce texte date en fait de 1912.

 

Il est enfin un conte qui se singularise de lui-même : « Une histoire de terre et de mer ». Ce récit, bien plus long que tous les autres (une vingtaine de pages, là ou aucun autre ne dépasse la dizaine, et la plupart tiennent en quatre ou cinq), fait délibérément écho au Livre des Merveilles, et joue d’une carte fantasque qui diffère étrangement de la manière dunsanienne antérieure. Nous y voyons un bateau pirate… qui entreprend de traverser le Sahara ! Cette nouvelle déborde d’un imaginaire enjoué et enchanteur, avec quelque chose d’agréablement puéril, évoquant un petit garçon jouant avec ses Lego en ce qui me concerne… Et ça m’a aussi fait penser à du Terry Gilliam, disons. Ceci dit, j’ai trouvé que ce texte s’éternisait un peu trop… Peut-être parce qu’avec Dunsany je me suis habitué à des formats autrement condensés.

 

Le Dernier Livre des Merveilles est un bon recueil, à n’en pas douter. Les amateurs de Dunsany y retrouveront avec plaisir son art du conte, son sens de l’ellipse, sa langue flamboyante et délicieusement archaïque. Maintenant, je ne saurais le hisser au niveau extraordinaire des premiers recueils de l’auteur, et tout spécialement de son chef-d’œuvre Les Dieux de Pegāna. Qu’importe : Dunsany était un immense auteur, et il est affligeant qu’il ne soit pas davantage lu de nos jours – et notamment en France. Il faudrait vraiment faire quelque chose pour y remédier…

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L'Homme qui s'est retrouvé, d'Henri Duvernois

Publié le par Nébal

 

DUVERNOIS (Henri), L’Homme qui s’est retrouvé, [Bordeaux], L’Arbre Vengeur, coll. L’Arbuste Véhément, [1936] 2020, 211 p.

 

Bon, c’est décidément compliqué de chroniquer en ce moment… C’est pas comme si le temps me manquait, pourtant. Alors essayons quand même – avec ce petit livre datant de 1936 et exhumé par L’Arbre Vengeur il y a quelques années de cela, aujourd’hui repris dans le petit format très seyant de « L’Arbuste Véhément ».

 

Henri Duvernois, de son vrai nom Henri Simon Schwabacher (1875-1937), avait semble-t-il connu le succès en tant qu’écrivain et dramaturge, scénariste et dialoguiste pour le cinéma, aussi, durant le premier tiers du XXe siècle – même s’il a été largement oublié depuis, comme tant d’autres.

 

En 1936, et donc tout au crépuscule de sa carrière, il a publié le roman qui nous intéresse aujourd’hui, L’Homme qui s’est retrouvé, une de ses rares œuvres relevant de l’imaginaire. En fait, il s’agit ici de voyage dans l’espace et dans le temps, ce qui, de loin, inciterait à classer le roman dans le genre science-fiction. Maintenant, on ne va pas se leurrer, la science, ici, n’intéresse guère l’auteur, qui expédie le postulat pseudo-scientifique et le voyage en tant que tel en moins de dix pages très aérées, et sans même prétendre faire dans le plausible à quelque niveau que ce soit. Qu’importe, son propos est ailleurs – et, en même temps, le résultat obtenu manie des thèmes courants dans les récits de SF portant sur le voyage dans le temps, qui font aujourd’hui figure de clichés éculés, mais il en allait probablement autrement en 1936.

 

Le roman est écrit à la première personne. Notre narrateur (on peut supposer qu’il a quelque chose de l’auteur lui-même ?) est un certain Maxime-Félix Portereau, homme vieilli, bourgeois las de la vie et du monde, et comme tel prêt à tout pour pimenter son morne et confortable quotidien. C’est peu dire : un bref échange avec un jeune génie scientifique suffit à l’inciter, non seulement à le financer, mais aussi à se porter volontaire pour une odyssée inouïe – un voyage spatial en solitaire à destination de Proxima Centauri, rien que ça.

 

Mais il a une sacrée surprise en arrivant : son astronef se pose sur une réplique parfaite de la Terre… exactement telle qu’elle était quarante années plus tôt. Notre héros n’a bien vite qu’une idée en tête : retrouver son moi plus jeune de quarante ans, et sa famille, pour leur faire bénéficier de son expérience et de la sagesse que l’âge ne manque jamais de procurer (ce qui, oui, est hautement discutable), et de sa fortune aussi tant qu’à faire (en parlant de sagesse…). De fait, il retrouve bien les siens, dans la situation exacte qu’il avait lui-même connue quarante années plus tôt : le père sur le point de faire une grosse, grosse bêtise en se laissant manipuler par ses répugnants margoulins de patrons, la sœur dont les amours sont sur le point de devenir irrémédiablement décevantes, et, bien sûr, lui-même, le jeune Maxime, qui est exactement le petit con insouciant et arrogant que vous supposez. Notre voyageur mécène, bien sûr, ne peut pas débouler dans ce petit monde en clamant qu’il est le Maxime de quarante années plus tard – on le collerait à l’asile. Alors il se fait passer pour un toujours utile (…) oncle d’Amérique, forcément de passage à Paris pour renouer des liens avec la famille, parce que c’est ce qu’un oncle d’Amérique est censé faire.

 

Et, forcément, ça ne se passe pas très bien. Dans les récits de voyage dans le temps, ou plus exactement dans le passé, il est courant que le voyageur cherche à faire bifurquer le cours des événements : en changeant le passé, il espère faire changer le futur. Maxime, ici, ne cherche pas à faire autre chose. Des fois, le changement se produit bel et bien – mais les conséquences sont généralement imprévisibles, et rarement pour le mieux ; d’autres fois, le passé résiste, et rien ne saurait faire dévier l’histoire de son cours – et c’est ce qui se produit ici. À vrai dire, l’entreprise du vieux Maxime désabusé est d’emblée compromise par sa vanité, et probablement aussi par les moyens qu’il emploie – le « bon conseil » visiblement non sollicité, et l’argent comme solution à tous les problèmes.

 

Ce constat vaut à deux niveaux différents. Il y a, déjà, la « grande histoire » ; ici, le passé résiste car les événements à venir paraissent insensés aux bons bourgeois d’antan. Les avertissements concernant la Première Guerre mondiale, dans une quinzaine d’années à peine, sont accueillis avec mépris – une telle guerre est impensable, le monde est plus sûr que jamais ! Par ailleurs, les financiers et industriels d’alors savent que le cinéma tout juste naissant est une lubie qui ne durera pas, et que l’industrie automobile naissante également s’effondrera bien vite devant le seul constat raisonnable, qui est que les hommes de goût préféreront toujours les chevaux aux voitures.

 

Ceci étant, si ce niveau de réflexion produit des pages fortes et… tristement drôles, dans des teintes noires et jaunes, le cœur du propos de cet Homme qui s’est retrouvé est ailleurs, à un autre niveau, plus intime, que le titre évoque d’emblée : c’est celui de l’homme vieilli qui se confronte au jeune homme qu’il était, surtout, et aux siens dans une mesure un peu moindre. C’est ici, pour le narrateur, que l’impossibilité de changer le passé se montre la plus douloureuse – encore que le ton soit surtout doux-amer. Mais les torts sont probablement partagés : sans doute le jeune Maxime, les parents, la sœur, errent-ils en refusant d’écouter les bons conseils de l’oncle d’Amérique, mais les méthodes employées par ce dernier ont bien de quoi les irriter : il est envahissant, le bonhomme ! Et le rejet voire la colère qu’il finit par susciter sont au fond bien compréhensibles – ce qui nous amène sur une autre piste : l’idée que les interventions du voyageur dans le temps, bien loin de « corriger » l’histoire, la provoquent en vérité. Quoi qu’il en soit, la prétendue sagesse de l’homme vieilli, acquise avec l’expérience, ne peut rien faire face à l’insouciance de la jeunesse. Maxime devrait le savoir d’autant mieux qu’il a été – littéralement – ce jeune homme, qui ne pouvait que rejeter le paternalisme condescendant et intrusif du pénible barbon qu’il est devenu. Même si quelques billets sont de toute évidence bienvenus… Maxime se confrontant à son moi du passé doit bien admettre qu’il n’a pas toujours été un homme très positif – et qu’il ne l’est peut-être jamais devenu. Ce petit con, c’est lui, après tout… Ce qui a certes de quoi provoquer des sentiments dépressifs.

 

Les entreprises du vieux Maxime sont vaines, oui – mais le roman, lui, fonctionne parfaitement, comme une mécanique bien huilée, à certains égards, mais jamais, jamais, au prix de l’élégance et du sens. Les personnages bien campés (et parfois joliment agaçants) y sont pour beaucoup, l’ambiance et le ton aussi, mais pas moins le style, qui, s’il est bien de son temps, a conservé l’essentiel de son piquant près de quatre-vingt ans plus tard. Au point où le constat désabusé des échecs de Maxime produit des pages émouvantes mais aussi drôles, à leur manière un peu aigre.

 

Une lecture qui vaut le détour, donc – comme souvent pour les exhumations de l’Arbre Vengeur.

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Lovecraft en 25 œuvres essentielles

Publié le par Nébal

 

Un petit peu d’autopromo, aujourd’hui...

 

Il y a quelque temps de cela, j’avais livré un article intitulé « Lovecraft en 25 œuvres essentielles » pour la monographie Lovecraft, au cœur du cauchemar, publiée par les Éditions ActuSF. Or celles-ci ont choisi de reprendre cet article sous la forme d’un livre numérique indépendant, titré donc Lovecraft en 25 œuvres essentielles. Vous pouvez vous le procurer par exemple ici.

 

Je me dois de préciser qu’il s’agit peu ou prou d’une reprise à l’identique : il y a bien quelques corrections mineures, mais elles concernent pour l’essentiel la forme plutôt que le fond.

 

N’hésitez pas à me faire part de vos retours.

 

Et en voici déjà un pour commencer, Célindanaé sur Au Pays des Cave Trolls.

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Financement participatif : Le Monde de Lovecraft

Publié le par Nébal

Illustration de Nicolas Fructus

 

Ph’nglui.

 

Une fois n’est pas coutume, j’aimerais porter à votre attention un financement participatif, dont la campagne débutera le 29 novembre, soit dans une semaine tout juste, pour un objectif de 30 000 €.

 

Le Monde de Lovecraft sera un film documentaire consacré à H.P. Lovecraft et à son œuvre.

 

Le film sera réalisé par Marc Charley, qui a déjà réalisé plusieurs métrages tournant autour de Lovecraft.

 

L’auteur, mais aussi le directeur des entretiens avec tout un ensemble de spécialistes ès lovecrafteries, sera le professeur Gilles Menegaldo, grand connaisseur de Lovecraft (et plus généralement de littérature fantastique et de science-fiction ainsi que de cinéma), que vous avez régulièrement pu croiser sur ce blog, par exemple en tant qu’éditeur de H.P. Lovecraft. Fantastique, mythe et modernité ou encore, plus récemment, de Lovecraft au prisme de l’image.

 

L’équipe comprendra également Nicolas Fructus, qui officiera en tant que directeur artistique. Vous l’avez lui aussi régulièrement croisé sur ce blog – il est entre autres l’illustrateur de Kadath : le guide de la Cité Inconnue et plus récemment l’auteur-illustrateur de Gotland, deux très beaux ouvrages lovecraftiens que je vous ai ardemment recommandés (et je continue de le faire).

Vous pourrez en apprendre plus sur ce site, ainsi que sur cette page Facebook.

 

N’hésitez donc pas à vous inscrire d'ores et déjà, et, à partir du 29 novembre, à participer au financement de ce beau projet !

 

Fhtagn !

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Le Wendigo, d'Algernon Blackwood

Publié le par Nébal

 

BLACKWOOD (Algernon), Le Wendigo et autres nouvelles, traduit de l’anglais par Jacques Parsons, préface de Jacques Parsons, Paris, Denoël, coll. Présence du Futur, [1907, 1910-1912, 1946, 1962, 1964] 1972, 221 p.

 

Je sais, cette grogne est récurrente, mais, décidément, cela me sidère que l’œuvre d’Algernon Blackwood soit devenue peu ou prou indisponible en français – avec la seule exception de l’excellent recueil de nouvelles L’Homme que les arbres aimaient chez L’Arbre Vengeur. Le reste ? Zobi ! Les recueils publiés dans les années 1960-1970 en « Présence du futur » ont disparu, de même que le John Silence de Rivages/Noir.

 

Vous me direz que le recueil de L’Arbre Vengeur, précisément, emprunte à tout cela, et c’est tout à fait exact : à vrai dire, j’y avais déjà lu des deux des cinq nouvelles figurant dans le présent recueil titré Le Wendigo (cinq nouvelles, oui, car, pour quelque raison, « Complice par omission » ne figure pas dans la table des matières, mais bien dans le recueil, entre « La Danse de mort » et « Passage pour un autre monde »). En l’espèce, ces nouvelles étaient, eh bien, « Celui que les arbres aimaient… », et « Passage pour un autre monde ». Je les avais adorées à l’époque, surtout la première, et je les adore toujours aujourd’hui, peut-être davantage encore en fait.

 

Mais si « Complice par omission » et « La Danse de mort », récits bien plus courts, impressionnent bien moins, sans déplaire, le présent recueil est encore tiré vers le haut par sa longue nouvelle titre – car « Le Wendigo » est à bon droit un des plus fameux contes macabres d’Algernon Blackwood, souvent considéré (par des gens comme H.P. Lovecraft himself) comme faisant partie du sommet de sa production littéraire, avec « Les Saules ». D’ailleurs, la postérité pseudo-lovecraftienne de ce superbe récit est encore renforcée par les emprunts et références des compères et disciples du gentleman de Providence, Clark Ashton Smith pour le meilleur… et, oui, August Derleth pour le pire, dont les médiocrités, au mieux, consacrées à son Ithaqua, puisaient largement mais sans adresse dans « Le Wendigo » de Blackwood.

 

Mais la parenté avec Lovecraft va au-delà, de manière moins ouverte mais autrement séduisante – et c’est la propension d’Algernon Blackwood à imprégner ses textes de ce que l’on qualifierait d’ « horreur cosmique », ou du moins d’un sentiment proche, mais en mettant en scène une nature sauvage aussi belle qu’inquiétante, attirante et terrifiante, majestueuse et menaçante. Même sans faire appel au cosmos, à l’infinité dans le temps comme dans l’espace, Blackwood situe des hommes insignifiants dans un cadre sauvage immémorial et loin de tout, et qui les ramène toujours à leur insignifiance, aussi l’effet produit sur le lecteur est-il peu ou prou le même, ai-je l’impression.

 

Des cinq nouvelles de ce recueil, seule « La Danse de mort » ne joue absolument pas de ce thème. Mais s’il demeure relativement discret dans « Complice par omission » et, un peu moins, dans « Passage pour un autre monde », il est au premier plan dans « Le Wendigo » aussi bien que dans « Celui que les arbres aimaient… », deux longs récits qui constituent à eux seuls plus des deux tiers de ce volume. Ce qui suscite d’ailleurs des échos rappelant d’autres recueils : « Les Saules », bien sûr, joue à fond de ce thème, mais aussi « Le Camp du chien », liste absolument pas du tout exhaustive.

 

On a pu dire qu’il y avait quelque chose de panthéiste dans la conception blackwoodienne de la nature, et c’est très possible. Au passage (pour un autre monde…), le tempérament mystique de Blackwood le distinguait pour le coup de Lovecraft, assurément : il ne s’agit évidemment pas d’assimiler les deux.

 

Mais il est une autre chose, pour le coup, qui m’a frappé à la lecture de ce recueil, et c’est son étonnante modernité. Elle peut paraître paradoxale, tout spécialement quand on compare à Lovecraft – ne serait-ce que parce que Blackwood lui est antérieur, s’il lui survivra quelques années : les nouvelles de ce recueil datent pour l’essentiel des années 1900-1910, la seule véritable exception étant la bien plus tardive « Passage pour un autre monde » (1946). Mais, en dépit d’un cadre social parfois emblématique d’une sorte d’aristocratie encore victorienne (malmené cependant par des personnages points de vue souvent issus de milieux autrement populaires – et qui ne le cachent en rien, bien au contraire), et de quelques tics d’écriture bien de l’époque, la manière qu’a Blackwood de narrer ses horreurs, plus encore que celle de son illustre contemporain Arthur Machen, annonce les meilleurs auteurs actuels, dans le registre psychologique surtout (en cela, il est forcément proche de son autre contemporain Henry James, je suppose), mais aussi parfois de manière étonnamment plus viscérale… Encore que je ne saurais pas argumenter bien au-delà – c’est quelque chose que je ressens sans forcément bien le comprendre… Mais demeure ce sentiment que ces textes, qui devraient sentir bien plus que cela la poussière, demeurent tout à fait lisibles et efficaces aujourd’hui, en fonction de critères postérieurs de plus d’un siècle.

 

Mais détaillons un peu le menu, maintenant. Le recueil s’ouvre sur… « Le Wendigo » (« The Wendigo »), une ample novella publiée pour la première fois en 1910 et qui prend place dans les forêts sauvages du Canada. Là, une partie de chasse est organisée (là encore un thème récurrent : « Passage pour un autre monde » emploiera exactement le même prétexte, et il y en a quelques traces plus diffuses dans « Celui que les arbres aimaient… », pour s’en tenir à ce recueil précisément, mais on pourrait aussi bien citer « Le Camp du chien », etc.). Un bon docteur et son neveu destiné à la prêtrise recourent aux services de deux guides, parmi lesquels le Canadien Français Joseph Défago, assistés d’un Indien du nom de… Punk (ce qui fait un peu bizarre). Dans une variation classique sur le récit d’horreur, ces braves gens font ce qu’il ne faut jamais faire : ils se séparent. Et dans une ambiance quelque peu oppressante, visiblement, surtout aux yeux de Punk et de Défago – on devine une menace latente dans ces sombres en même temps que superbes forêts… et le drame ne manquera pas de se produire : Défago disparaît dans des circonstances étranges et horribles – ses cris absurdes terrorisent le jeune chasseur qui faisait la route avec lui… Mais impossible de savoir où il est passé – or les cris semblaient provenir d’en haut… Ce qui est bien sûr impossible ! Mais suivre les traces laissées par Défago est également impossible – et il y a la suggestion, à peine plus, de traces d’un autre ordre, non humaines, et probablement pas animales non plus… De vagues réminiscences, quand les compagnies se retrouvent, évoquent la légende indigène du Wendigo – quelque monstre à l’allure inconnue qui enlève ses victimes, et les fait courir si vite que leurs pieds brûlent, avant de les élever tout là-haut dans le ciel… Mais on ne voit pas le Wendigo – on le devine, peut-être, à son odeur notamment… mais on ne le voit pas. Ce que l’on voit, peut-être, mais à terme seulement, c’est l’effet produit sur Défago. S’il s’agit seulement de lui ? Au fond, les chasseurs comme le lecteur ne voient rien, eux – ils devinent. Et c’est heureux – car Défago, lui, a vu le Wendigo, et c’est ce qui l’a condamné.

 

« Le Wendigo » est une merveille de suggestion – une démonstration particulièrement brillante des vertus de l’indicible. On ne s’étonnera guère, ici, que Lovecraft ait prisé ce texte – outre bien sûr, point déjà soulevé, le sentiment d’horreur cosmique ou peu s’en faut que Blackwood produit avec son cadre de nature sauvage, et, de même, le fait qu’il a puisé dans un folklore alors sans doute méconnu (en fait, la nouvelle de Blackwood a probablement contribué à populariser la figure du Wendigo) pour créer un monstre original, aux caractéristiques peu ou prou démoniaques sinon divines. La novella accuse un peu son âge dans quelques passages qu’on serait tenté de juger aujourd’hui maladroits (essentiellement les cris de Défago, qui sonnent faux), mais, ce petit bémol mis à part, « Le Wendigo » demeure un très grand texte d’horreur, dans lequel la peur n’est pas produite par le spectacle du monstre, mais par de vagues indices de sa présence seulement. Exemplaire – même si, à titre personnel, mais comme Lovecraft pour le coup, je place « Les Saules » encore au-dessus.

 

Mais peut-être aussi « Celui que les arbres aimaient… »  (« The Man Whom the Trees Loved ») ? J’avais adoré cette longue novella (plus longue encore que « Le Wendigo ») datant de 1912, quand je l’avais lue pour la première fois dans le recueil (presque) éponyme publié par L’Arbre Vengeur, et ce sentiment persiste aujourd’hui – peut-être même renforcé. La nature sauvage aussi belle que terrifiante est à nouveau de la partie, mais l’approche est très différente – beaucoup plus subtile, à vrai dire. Le sentiment de peur n’y est longtemps pas frontal, l’auteur jouant plutôt sur le malaise, une vague angoisse latente qui progresse en silence…

 

La novella met en scène un couple anglais un peu âgé, Mr et Mrs Bittacy, qui vit non loin de la forêt. Mr Bittacy, en son temps, était chargé de l’entretien des bois, en Angleterre comme en Inde – il a toujours eu une profonde affinité pour les arbres. Mais on en arrive alors au point où cet attrait devient pathologique et chargé de menace – car il ne s’agit pas seulement, ici, de mettre en scène un homme qui aime les arbres, même excessivement, mais un homme que les arbres aiment. Une conversation avec un peintre affligé (?) des mêmes passions pousse toujours un peu plus Mr Bittacy sous la domination des arbres.

 

Du moins est-ce ainsi que Mrs Bittacy perçoit les choses – et le coup de génie de la nouvelle consiste précisément à en faire, progressivement, le personnage point de vue. Son portrait n’est pourtant pas très flatteur, initialement : Mrs Bittacy est une bigote, clairement, et pas forcément très futée. La novella ne nous épargne pas quelques saillies misogynes (p. 81) : « À dire vrai, comme beaucoup de femmes, elle ne pensait jamais vraiment : elle se contentait de refléter la pensée des autres, qu’elle avait appris à discerner. » Revers de la médaille : Mrs Bittacy est sincèrement bonne chrétienne au-delà d’être simplement bigote, et elle est une femme aimante et sensible. Elle perçoit la menace affectant son vieil époux – en des termes que lui-même ne pourrait jamais employer, car il est quant à lui ravi de sombrer, sans percevoir justement qu’il sombre. Ce qui suscite à vrai dire une certaine ambiguïté : à l’égard de l’emprise des bois sur son mari, Mrs Bittacy n’est-elle pas tout simplement jalouse ? Son point de vue phagocytant le récit, quel crédit doit-on lui accorder ? Est-il fiable ? Les arbres s’approchent-ils vraiment de la demeure ? Le vent emporte-t-il vraiment les paroles de la forêt, des paroles séduisantes murmurées au creux de l’oreille du seul Mr Bittacy ? La nouvelle joue forcément de cette incertitude – mais cela ne fait que renforcer la puissance de son discernement psychologique. Mrs Bittacy évoque tout autant, d’ailleurs, au-delà de la seule femme jalouse et possessive, mais qui n’en suscite pas moins la compassion la plus sincère, un parent, un amant ou un ami assistant aux premières loges à la déchéance d’un proche, dans, mettons, la dépression ou l’addiction, et qui voudrait intervenir mais se retrouve désemparé. Ce qui rend cette novella très émouvante – au point où c’en a quelque chose de douloureux, à vrai dire. Mais, au-delà, elle inquiète et fascine, séduit et terrifie – comme la forêt qu’elle met superbement en scène, toujours à l’arrière-plan, sans effets spéciaux, sans tours de manche grotesques. Je le maintiens : c’est un immense chef-d’œuvre.

 

Avec ces deux seuls textes, nous avons donc déjà lu plus des deux tiers du recueil. Ne reste plus que trois nouvelles autrement courtes, les deux premières surtout – et, autant le dire d’emblée, ces dernières ne sont clairement pas à la hauteur du « Wendigo » et de « Celui que les arbres aimaient… ». Elles ne sont pas mauvaises pour autant, c’est simplement qu’elles ne brillent pas autant.

 

« La Danse de mort » (« The Dance of Death », 1907), qui tient en treize pages, est un récit qui, aujourd’hui du moins, mais probablement déjà l’époque, a quelque chose d’un peu trop convenu pour séduire pleinement. On ne fait pas dans la surprise, ici – on sait très bien avec qui danse le personnage point de vue, le titre de la nouvelle est assez explicite comme cela. À vrai dire, votre serviteur n’a pas manqué de lire cette nouvelle comme un épisode de Sandman – la Mort y est tout sourire, car elle aime tout le monde. L’intérêt éventuel de ce court récit, pour le coup totalement dénué de références à la nature sauvage, est ailleurs, je suppose – dans une dimension plus inattendue, peut-être, car cette nouvelle a un thème plus ou moins vaguement social et/ou sociétal, qui touche bien plus que l’élément surnaturel justifiant le récit. Cet homme aigri par son travail minable et ennuyeux, affligé par une santé déficiente, et aussi possédé par un désir charnel assez animal, a quelque chose de paradoxalement intemporel, je suppose – et la conclusion de la nouvelle, très sèche, noue les tripes, en dévoilant en dernier recours une horreur très humaine au fond bien plus glaçante que l’horreur surnaturelle.

 

« Complice par omission » (« Accessory Before the Fact », 1911), la nouvelle… omise dans la table des matières, est la plus courte du recueil (neuf pages). Elle est bien plus troublante que « La Danse de mort » – mais aussi un peu confuse, ai-je trouvé… Un voyageur s’y égare dans un piège fatal tendu pour un autre – mais y voit enfin une prémonition qui le laisse totalement dépourvu : il ne pourra pas empêcher que le piège se referme sur sa véritable victime. La nouvelle a une ambiance assez onirique, sur un mode noir mais aussi absurde, avec ces figurants allemands égarés en Angleterre : si la nouvelle précédente m’a fait penser, en anticipant, à Neil Gaiman, celle-ci me paraît plus du côté de David Lynch, mettons. Il en résulte un cauchemar paranoïaque étonnamment moderne, mais… oui, il y a ce sentiment, chez votre serviteur, d’un récit un peu trop brouillon pour pleinement convaincre. Le texte est troublant, mais aussi un peu frustrant. Peut-être me faudrait-il le relire dans quelque temps…

 

Et le recueil de se conclure sur une nouvelle plus longue que les deux qui précèdent, mais bien moins que les deux premières, avec « Passage pour un autre monde » (« The Trod ») – un conte par ailleurs bien plus tardif que tous les autres, puisqu’il a été publié en 1946 seulement. Cette nouvelle, là encore, je l’avais donc déjà lue, et appréciée, dans L’Homme que les arbres aimaient. Elle nous ramène à une certaine forme de nature sauvage, mais surtout au thème de la partie de chasse – en même temps que le personnage point de vue, de par son côté « pas assez aristocrate pour ses fréquentations », mais aussi possédé par le désir amoureux, rappelle celui de « La Danse de Mort ». Le traitement est pourtant tout autre, encore qu’il emprunte là aussi à des thématiques plutôt classiques : en l’espèce, le Petit Peuple, cher à Machen, Buchan ou Howard. Il y a, dans la forêt, ce « passage », emprunté à l’équinoxe par le « Peuple Joyeux », lequel y « invite » à perpétuité des victimes (?) tout humaines. Les autochtones, terrifiés à l’idée que leurs enfants y disparaissent à jamais, ont recours à la superstition pour s’en prémunir – vaguement. Mais la chère et tendre de notre héros (très heureux d’avoir à se comporter en héros, et qui prend ses désirs pour des réalités) est dans une situation ambiguë – car sa mère, en son temps, a franchi le passage. Et elle a la conviction que, lors de cette partie de chasse (un vrai génocide d’oiseaux), malencontreusement organisée au moment de l’équinoxe, le passage l’appellera ; à vrai dire, c’est sans doute sa propre mère qui l’appellera en personne… Sacré dilemme ! La nouvelle fonctionne bien. Elle est bien conçue, et bien exécutée. Mais elle paraît un peu convenue dans ce recueil qui, avec « Le Wendigo », « Celui que les arbres aimaient… » et même « Complice par omission », faisait preuve jusqu’alors de davantage de personnalité. C’est donc à la comparaison qu’elle pâlit un peu – car, toutes choses égales par ailleurs, c’est une nouvelle à la lisière du fantastique et de la fantasy qui, oui, fonctionne bien.

 

Et l’ensemble est de très haute tenue. Algernon Blackwood était bien un maître du fantastique, un des tout meilleurs auteurs du genre. Ses textes n’ont pas vieilli, ou ont bien vieilli, et valent toujours le coup qu’on les lise aujourd’hui, sans se livrer spécifiquement à une entreprise d’archéologie littéraire.

 

Alors je vais conclure cette chronique par là où je l’ai commencée – et râler que l’œuvre de Blackwood, L’Homme que les arbres aimaient mis à part, soit peu ou prou indisponible en français de nos jours. Pour Machen, Dunsany, Hodgson, Chambers ou plus récemment M.R. James, on peut éventuellement (...) se référer à des publications plus ou moins confidentielles, mais pas pour Blackwood. Il mériterait assurément d’être réédité, bordel ! Que quelqu’un le fasse, pitié !

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Le Visage Vert, n° 31

Publié le par Nébal

 

Le Visage Vert, n° 31, Cadillon, Le Visage Vert, septembre 2019, 189 p.

 

Cela faisait un bail que je n’avais pas chroniqué de revue – et par exemple Le Visage Vert : de cette excellente revue de littérature fantastique et décadente, je n’avais plus parlé en ces lieux interlopes depuis le n° 24… et nous en sommes au 31. Or Le Visage Vert vaut bien qu’on en parle – et ce numéro au très joli sommaire en témoigne assurément.

 

Dans ce numéro, nous avons onze fictions courtes, dont une pièce radiophonique due aux excellents Yves et Ada Rémy – il faut y ajouter un essai du toujours impressionnant Michel Meurger ; commençons par-là, allez. « Du côté des loups (V) : Garous et meneurs de loups littéraires – « Viens, allons vivre avec les loups » s’inscrit dans une série au long cours dont j’ai raté les précédents épisodes... En même temps, cet article abondamment annoté a un objet probablement plus précis que son titre à rallonge ne le laisse supposer, car les considérations tournant autour de l’historiographie, disons, de la Bête du Gévaudan, y occupent une place centrale. Cependant, au-delà, l’article envisage un certain nombre de cas de loups prédateurs, mangeurs d’adultes et d’enfants, en Europe occidentale essentiellement, et en s’appuyant le plus souvent sur de très obscures monographies d’histoire locale. On retrouve sans surprise, et avec un immense plaisir, dans cette étude, l’impressionnante érudition caractéristique des travaux de Michel Meurger, même si, pour le coup, elle a peut-être les défauts de ses qualités ? J’ai parfois eu l’impression que l’auteur plaçait peu ou prou toutes ses sources au même niveau – tout en concédant que, dans cette perspective historiographique, c’est une approche qui peut se tenir… Ajoutons aussi que l’article a une dimension vaguement partisane, peut-être ? Pour Michel Meurger, semble-t-il, à moins qu'il ne s'agisse... de littérature, les cas de prédations à l’encontre d’humains sont largement attestés, et bien plus que ne le prétendent les écologistes désireux de réintroduire l’animal croquemitaine par excellence ici ou là – il ne semble guère porter ces militants dans son cœur, à en croire quelques menues piques éparses… C’est peut-être ici, en fait, que la tendance à mettre toutes les sources sur un même plan me paraît plus particulièrement problématique – les archives, au fond, pouvant susciter les mêmes périls à cet égard que l’Internet saturé de fake news, etc., que l'on vilipende à bon droit à ce propos, mais le problème n'est pas si inédit qu'on le prétend parfois (ce sont ses proportions qui le distinguent). Michel Meurger est sans doute un chercheur trop accompli pour tomber dans ce navrant panneau, heureusement. Il y a quand même de gros délires dans le tas de ces sources, et, comme l’auteur l’analyse pour le coup très judicieusement, des biais politiques, philosophiques, religieux et moraux qui déforment les comptes rendus et leur confèrent une portée allant bien au-delà du simple fait-divers sordide – et l’étude de ces biais figure parmi les éléments les plus saisissants de cette communication, et peut-être les plus susceptibles d’extrapolations contemporaines. Car, avec ces menus bémols, demeure une belle somme d’érudition, très pointue, mais aussi très stimulante et tout à fait passionnante – Michel Meurger égal à lui-même.

 

Mais cet article, hors notices bien sûr, est la seule non-fiction de cette trente-et-unième livraison du Visage Vert – le reste consiste en nouvelles généralement assez courtes, s’il y a quelques exceptions notables ; et, comme souvent dans cette revue, on alterne auteurs français et étrangers, mais aussi et peut-être surtout actuels et plus anciens, dont certains sentent passablement la poussière, tandis que les noms connus sont mêlés d’autres bien davantage obscurs.

 

Commençons par les « vieilleries ». Et évacuons d’emblée la seule vraie fausse note, en ce qui me concerne, de ce numéro, à savoir « Le Mendiant – conte fantastique », très poussive nouvelle d’un très obscur auteur du nom de Pascal Mulot (rien à voir avec le bassiste, de toute évidence, eh). La plume de plomb et le rythme mal assuré du récit en rendent la lecture pénible, et il y a trop d’exemples plus enthousiasmants de cet archétype du cauchemar forestier dans la littérature fantastique (je vous reparlerai prochainement d’Algernon Blackwood…) pour justifier véritablement que l’on sorte ce conte maladroit de son carton.

 

Par chance, et sans vraie surprise, le reste est autrement convaincant. Ainsi la « Chinoiserie » de Sauphus Bauditz : tout est dans le titre, ou presque, et un lecteur chinois en ferait peut-être une attaque cardiaque, mais ce conte aux faux airs de fable, et pour le coup dépourvu de tout élément fantastique, s’avère très amusant – une aimable satire que l’on lit le sourire aux lèvres.

 

On atteint tout de même un tout autre niveau avec « N », un conte inédit du grand Arthur Machen. Cette nouvelle est assurément bavarde, surtout dans ses premières pages, où l’on dissèque la géographie insolite (ou pas toujours tant que cela) de Londres, tout en questionnant les souvenirs des promeneurs, ou, au même niveau, leur tendance à s’illusionner quant à ce qu’ils voient et choisissent plus ou moins consciemment de garder en mémoire. Mais la conclusion de la nouvelle, riche d’images fortes et de personnages joliment peints, compense sans peine cet éventuel défaut initial (qui justifie au passage de nombreuses notes, si pas exhaustives, car, pour le lecteur francophone, tout cela risque de s’avérer plutôt hermétique). Une magie opère, en définitive, fond et forme, qui convainc tout à fait. Machen était un grand auteur, et il serait souhaitable que son œuvre soit autrement disponible en français qu’elle ne l’est aujourd’hui (soit quelques recueils chez Terre de Brume, éditeur dont je ne sais jamais s’il est mort, vivant, ou les deux).

 

Mais, à propos d’auteurs à redécouvrir, il en est un ici qui a eu droit à quelques heureuses rééditions ces dernières années, notamment chez L’Arbre Vengeur et dans la collection des « Orpailleurs » de la Bibliothèque Nationale de France, et c’est Maurice Renard. Le Visage Vert est également de la partie, qui a édité, en même temps que sortait ce numéro, le recueil Celui qui n’a pas tué, que je lirai prochainement. Mais, en guise d’amuse-bouche, nous avons droit ici à deux très brèves nouvelles justement issues de ce recueil. « Hippolyte », avec son cadre militaire que l’on retrouvera plus loin chez Camille Mauclair, est un récit qui parvient étrangement à combiner le grotesque, l’émotion et la rêverie, et dont la conclusion soulève des perspectives enthousiasmantes en même temps qu'imprégnées d'une nostalgie irraisonnée mais d'autant plus délicieuse. « Une odeur de souffre » est un conte peut-être un peu plus convenu, mais la narration habile et les personnages hauts en couleur en rendent la lecture tout à fait agréable.

 

Maintenant, dans le registre antique de cette trente-et-unième livraison du Visage Vert, je crois en définitive que la palme revient à Camille Mauclair – que je ne connaissais guère, et vraiment très, très vaguement, qu’en tant que critique. Aussi détestable ait été le personnage et nauséabondes ses idées, demeure le fait qu’il savait écrire. Le premier de ses deux textes au sommaire de ce numéro, l’inclassable « Vie des Elfes », ne m’avait pourtant pas fait, initialement, une très bonne impression : on fait ici dans la littérature très chargée, et le risque de s’y étouffer n’est pas négligeable. Pourtant, une musique se met en place, insidieusement, les sonorités des phrases ravissent, et en conséquence le tableau de même – au sortir de ce poème en prose, si c’est bien de cela qu’il s’agit, nous avons effectivement la conviction d’avoir délicieusement erré, pour quelques paragraphes, dans les territoires enchanteurs mais aussi intimidants de la Faërie. Le meilleur est pourtant encore à venir, avec la très brève nouvelle qu’est « L’Évocation », récit de guerre étonnamment touchant, souvent cité semble-t-il, et qui m’a fait l’effet d’être peu ou prou parfait.

 

Et côté auteurs contemporains ? La récolte est peut-être plus inégale – si aucun de ces textes n’est le moins du monde déshonorant (encore une fois, le conte fantastique de Pascal Mulot est en ce qui me concerne la seule fausse note de ce numéro). Je dois toutefois confesser ne pas penser grand-chose de deux d’entre eux…

 

Et tout d’abord de « Quelques aspects de la cosmogonie et de la géographie du Fleuve, considérations sur sa Grande Encyclopédie », d’Yves Letort, qui s’inscrit dans un ensemble plus vaste aux allures de projet démiurgique – typiquement, en fait, le genre de projet littéraire qui devrait me botter, mais je crains d’être passé totalement à côté de ce court texte, d’une prose que je devine très poétique, mais qui ne m’a jamais vraiment touché.

 

« L’Île morte », de Pascal Malosse, est un récit plus classique, qui puise dans divers modèles gothiques, décadents ou symbolistes, ce qui lui confère comme un parfum d’anachronisme pas désagréable. Mais j’en ai trouvé le style inégal, et le récit un peu trop convenu. Un peu trop médiocre, en somme, je suppose…

 

« Les Effigies », de Mark Valentine, m’a davantage parlé. Là encore, on ne réinvente pas l’eau chaude, loin de là, mais la narration est habile, et les images saisissantes, même quand la conclusion s’avère étonnamment prosaïque, ou du moins est-ce l’impression qu’elle m’a fait. Qu’importe : cela fonctionne très bien.

 

Mais, côté auteurs contemporains, la palme revient sans surprise aux excellents Yves et Ada Rémy. « Transsibériennes d’Armen Bertossian » n’est pas une nouvelle à proprement parler, mais l’adaptation inédite, sous forme de pièce radiophonique, d’une nouvelle inédite elle aussi titrée « Le Piano de Bertossian, sonate fulminante pour 10 bourreaux et 88 esclaves » (quel titre !). Le couple d’auteurs y met en scène une émission de radio très typée France Culture, où des musicologues devisent (agressivement…) à propos de l’œuvre d’un compositeur soviétique qui prisait beaucoup le train. La scène est parfois cocasse, et je suppose que les écrivains s’amusent bien à démonter l’office même de critique, mais, en fond, la destinée de Bertossian suscite des images fortes, et une ambiance très particulière s’instaure, qui conduit le récit jusqu’à une conclusion fantastique marquante. Le texte bénéficie aussi de l’érudition musicale des auteurs, dont la passion est sensible, et le résultat s’avère tout à fait séduisant. On n’atteint certainement pas ici le niveau des Soldats de la mer, mais cela n’est en rien un reproche, tant le niveau de ce recueil le place dans une catégorie qui lui est propre. Mais cette pièce fait plus que convaincre, elle enchante et ravit – bonne pioche, donc, mais on n’en attendait pas moins des excellents époux Rémy.

 

Bilan remarquable, donc, pour ce n° 31 de l’excellente revue qu’est Le Visage Vert – dont on louera par ailleurs la réalisation : beau papier, mise en page agréable, nombreuses illustrations très diverses et de bon goût, notices exhaustives… Le Visage Vert vaut toujours le détour, et qui en douterait ?

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