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Articles avec #policier tag

Les Miracles du Bazar Namiya, de Higashino Keigo

Publié le par Nébal

 

HIGASHINO Keigo, Les Miracles du Bazar Namiya, [ナミヤ雑貨店の奇蹟 Namiya zakkaten no kiseki], traduit du japonais par Sophie Refle, Arles, Actes Sud, coll. Exofictions, [2012] 2020, 370 p.

 

Ma chronique figure dans le cahier critique du Bifrost n° 98, pp. 100-101.

 

Le moment venu, elle sera reprise sur le blog de la revue, et j’en donnerai le lien ici, avec la vidéo – mais n’hésitez pas à réagir d’ores et déjà si jamais.

 

EDIT : la critique est en ligne, ici.

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La Maison où je suis mort autrefois, de Keigo Higashino

Publié le par Nébal

 

HIGASHINO Keigo, La Maison où je suis mort autrefois, [Mukashi boku ga shinda ie むかし僕が死んだ家], roman traduit du japonais par Yutaka Makino, Arles, Actes Sud, coll. Babel noir, [1994, 1997, 2010] 2011, 253 p.

 

Higashino Keigo a la réputation d’être un des meilleurs auteurs de romans policiers japonais contemporain. Nul doute qu’en France cette réputation doive beaucoup à La Maison où je suis mort autrefois, récit très étrange et tordu, récompensé en 2010 par le Prix Polar International à Cognac. Mais Actes Sud en a publié bien d’autres livres, « indépendants » comme celui-ci ou rattachés à la plus fameuse série de l’auteur, celle du « physicien Yukawa », où l’investigation scientifique teinte le roman noir de nuances qui lui sont propres.

 

Pour ma part, j’en avais déjà lu deux romans indépendants, très différents, et avec un succès variable : j’ai découvert l’auteur avec un gros pavé, La Lumière de la nuit, qui, s’il n’était pas parfait, m’avait beaucoup plu – plus tard, le bien plus bref Les Doigts rouges m’avait en revanche plutôt déçu en définitive, les promesses de la première partie du roman, assez réussie, étant finalement contredites par un finale à la fois trop outré et trop convenu, très improbable enfin, qui m’avait vaguement donné l’impression que l’auteur se moquait de moi…

 

Or, à vue de nez, La Maison où je suis mort autrefois, dans l’esprit, se rapproche beaucoup plus de ce dernier roman que du premier : c’est une histoire passablement invraisemblable, très tordue, du genre à susciter chez le lecteur un refus d’obstacle inconditionnel. Ou pas ? De fait, si La Maison où je suis mort autrefois est un roman singulier, fort de son originalité, et cela je ne le nierai certainement pas, je suppose cependant qu’il est tentant d’établir des liens avec d’éventuels modèles, dans l’esprit du moins, au Japon (Edogawa Ranpo, clairement – peut-être tout spécialement L’Île panorama) ou en Occident : eh bien… Edgar Allan Poe, du coup (le chevalier Dupin et un certain orang-outan), ou aussi bien sir Arthur Conan Doyle, car nous nous sommes vraiment ici confrontés au fameux adage du « Signe des quatre » : « Lorsque vous avez éliminé l’impossible, ce qui reste, si improbable soit-il, est nécessairement la vérité. »

 

Mais je brûle un peu les étapes, là. Commençons par poser un peu l’histoire – en évitant de spoiler, ça, c’est le boulot de l’éditeur (aheum). Le narrateur est un jeune scientifique (ce n’est pas le physicien Yukawa, mais, en quelques occasions, ses connaissances académiques lui seront utiles dans cette affaire), qui a un peu par hasard recroisé récemment son ex, Sayaka, et qui a la surprise de la voir débouler chez lui avec une étrange requête. Car la vie de la jeune femme n’est pas toute rose : elle a épousé un homme d’affaires toujours absent, elle maltraite sa fillette (non, ça ne la rend pas très sympathique…), son père est mort il y a peu, elle a fait une tentative de suicide… C’est pas la joie. Mais Sayaka s’est persuadée que la clef de son mal-être réside dans sa petite enfance – dont elle n’a absolument aucun souvenir, et elle est convaincue que cela n’est pas normal. Or, à la mort de son père, elle a hérité d’une mystérieuse clef, celle d’une maison dans un bled paumé en pleine montagne, et est à la fois curieuse et terrifiée à l’idée que pourrait bien s’y trouver l’explication à son état présent. Elle redoute d’y aller seule, et demande donc au narrateur de l’accompagner pour faire la lumière sur tout cela – un truc normal, entre ex, hein.

 

Le narrateur accepte, et le couple pas forcément si ambigu (car très distant, on y reviendra) se rend sur place. Une étrange bâtisse en vérité, à laquelle on ne peut accéder que par le sous-sol – une maison visiblement abandonnée, et pourtant entretenue ; le père de Sayaka s’y rendait sans doute régulièrement pour y faire le ménage ? La maison a presque quelque chose d’un musée : il apparaît clairement que personne n’y a vécu récemment, et pourtant les affaires des résidents sont là, comme dans l’attente de leur retour. Mais tout cela est très bizarre, décidément : ces horloges toutes arrêtées à la même heure… Nos deux investigateurs parcourent la demeure, et entament un long et complexe processus de déduction qui leur permettra de comprendre ce qu’est cette maison, qui y vivait, et le rapport entretenu par Sayaka et son père avec tout cela. Avec un indice déterminant : le journal intime d’un petit garçon, remontant à bien longtemps de cela…. Quelque tragédie a eu lieu, cela ne fait vite aucun doute – mais un crime ? Pas nécessairement… ou pas là où on le croit ? Car les indices, en fait, ne manquent pas – mais le travail d’interprétation est ardu, et nos enquêteurs dans le flou peuvent suivre à l’occasion des fausses pistes… En définitive, pourtant, la lumière sera faite sur la demeure, ses habitants et le passé de Sayaka – pas dit qu’elle y trouve le réconfort souhaité…

 

Ce huis-clos ou peu s’en faut a de faux airs de jeu vidéo, comme je vois les choses – vous savez, ces jeux d’enquête (fantastiques, pour le coup) du type Phantasmagoria ou Gabriel Knight II (peu ou prou contemporains, d’ailleurs – le roman de Higashino Keigo leur est à peine antérieur). Les enquêteurs déambulent dans les pièces, et on clique sur les indices. La maison semble faite pour ça : elle constitue une énigme, elle est conçue comme telle, à l’extrême limite de l’absurde – car c’est une énigme faite pour être comprise, quitte à user d’expédients un peu grossiers (pour le code du coffre-fort, on fait vraiment dans le click and play de ce genre), ou à requérir des associations inattendues (un classique là aussi de ce genre vidéo-ludique : le hamster dans le micro-ondes avec la date de naissance du perroquet pour régler la minuterie). En fait, c’est là ce qui fait une bonne partie de la saveur du roman, je suppose : l’enquête est extrêmement tordue, mais aussi, avouons-le, très astucieuse – en même temps, l’auteur n’emporte jamais autant l’adhésion du lecteur que quand il lui révèle comment, avec le narrateur, il s’est égaré sur une fausse piste... Mais ce petit jeu a ses limites, quand, donc, les retournements de situation se fondent sur des associations très peu plausibles – un exemple frappant, et qui fait donc appel aux connaissances scientifiques du narrateur : les implications du groupe sanguin des résidents (la déduction scientifique tient la route – ce que j’ai trouvé très peu plausible, c’est la présence d’indices permettant de connaître ledit groupe sanguin pour plusieurs personnages). Globalement, sur le moment, cela fonctionne – mais avec un peu de recul, bien des choses bizarres dans cette maison bizarre paraissent tout bonnement invraisemblables…

 

Mais ça se lit, je suppose. Et le roman a un autre atout dans la manche, plus inattendu, voire paradoxal : ses personnages. Non parce qu’ils susciteraient l’empathie du lecteur : c’est en fait plutôt le contraire. Si l’on croit volontiers, avec Sayaka, que la découverte de la vérité sur son passé expliquera certains aspects de son mal-être présent, et l’exploration de la bâtisse est une métaphore convenue mais efficace du mécanisme de la réminiscence, elle figure pourtant un personnage guère sympathique au fond, notamment quand elle évoque froidement les sévices qu’elle inflige à sa petite fille. Et le narrateur ? Il a la froideur (bis) d’une équation – le scientifique bien avant l’ex ; là encore, il ne sera guère un véhicule d’empathie. À moins que la fin du roman ne les humanise tous deux ? Quand vient le moment de s’avouer que la connaissance du passé n’arrangera pas les choses – au point où le narrateur aimerait mettre un terme à l’enquête avant la découverte fatidique… Par un étrange retournement, c’est là, en définitive, que les deux ex acquièrent des traits humains, à même de susciter la compassion, même une compassion vaguement ou moins vaguement empreinte de malaise…

 

Mais il est un dernier aspect qui, à mes yeux, plaide résolument contre le roman, cette fois – et c’est le style. Pas en raison de son caractère distancié, souvent relevé dans les chros que j’ai pu parcourir sur le ouèbe, et qui me parait assez adéquat, associé à la froideur des personnages. Non : je lui reproche sa lourdeur, et en même temps sa naïveté quelque peu puérile… Mais je ne suis pas bien sûr des responsabilités en la matière. Cela vient-il de l’auteur ? La Maison où je suis mort autrefois, pour le coup, m’a paru bien éloigné des Doigts rouges, et plus encore de La Lumière de la nuit, roman dont le style me parlait bien davantage, et me paraissait bien davantage travaillé et efficace. Du traducteur Yutaka Makino, alors ? Mais, assez récemment, j’avais lu une autre de ses traductions, Le Convoi de l’eau de Yoshimura Akira, qui m’avait bien davantage convaincu, incomparablement même…

 

En définitive, ce n’est donc pas le caractère improbable du récit qui a provoqué chez moi un refus d’obstacle, et pas davantage la relative inhumanité des personnages – mais bien cette plume lourde en même temps que naïve : elle contribue largement à baisser la note de ce roman, tout primé et très bien accueilli par la majorité de ses lecteurs qu’il soit.

 

Je n’en déconseille pas nécessairement la lecture, hein ! C’est un roman policier plus que correct, et indéniablement astucieux – un truc idéal à lire dans le train. Mais je suis quand même un peu déçu…

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Noir sur blanc, de Tanizaki Jun'ichirô

Publié le par Nébal

Noir sur blanc, de Tanizaki Jun'ichirô

TANIZAKI Jun’ichirô, Noir sur blanc, [Kokubyaku 黒白], roman traduit du japonais par Ryoko Sekiguchi et Patrick Honnoré, Arles, Philippe Picquier, [1928] 2018, 251 p.

Tanizaki a beau être un des grands écrivains japonais les plus assidûment traduits en français (notamment au travers de deux gros volumes de la Bibliothèque de la Pléiade), son œuvre est si pléthorique (et diverse) qu’elle réserve encore quelques surprises, ainsi de ce Noir sur blanc présenté comme un roman « inédit ». Plus précisément, ce roman, publié en feuilleton au Japon en 1928, n’avait jamais été édité en volume, ou seulement tardivement dans le cadre des œuvres complètes de Tanizaki (j’ai trouvé les deux versions sur le web, et ne saurais trancher). En tout cas, il n’avait jamais été traduit – mais il est paru début 2018 en anglais sous le titre In Black and White, puis dans la même année en français, chez Philippe Picquier, sous ce titre de Noir sur blanc (qui biaise peut-être un peu l’interprétation – le titre anglais est a priori plus fidèle à l’original), dans une traduction à quatre mains de Ryoko Sekiguchi et Patrick Honnoré (l’éditeur ayant aussi publié dans ces eaux-là une nouvelle traduction du fameux Éloge de l’ombre sous le titre Louange de l’ombre).

 

On aurait sans doute bien tort, à ce compte-là, d’en déduire que ce roman serait un fond de tiroir – ce n’est probablement pas un des titres majeurs de Tanizaki (comme La Clef, mettons ?), mais il n’est pas moins de qualité et tout à fait enthousiasmant. Cette même année 1928, certes, le prolifique auteur livre d’autres textes qui font un peu d’ombre à celui-ci, comme Le Goût des orties ou Svastika – mais Noir sur blanc se singularise de par son registre, étant une sorte de roman policier, et en même temps, s’il faut employer cette expression, de méta-roman policier, ou méta-roman tout court. À vrai dire, la référence à l’année 1928, pour le coup, m’incite, à tort ou à raison, à mettre en avant une œuvre qui n’est pas de Tanizaki, mais à laquelle Noir sur blanc m’a beaucoup fait penser : le court roman policier/méta-policier La Proie et l’ombre, d’Edogawa Ranpo, paru cette année précisément (mais je ne saurais dire si l’un a précédé l’autre). Durant ces années 1920, le genre policer à l’occidentale, à l’école d’Edgar Allan Poe, d’Arthur Conan Doyle, de Gaston Leroux, etc., rencontre un certain succès au Japon, mais il me paraît intéressant de noter combien ces auteurs, et d’autres sans doute (Kyûsaku Yumeno, peut-être ?), s’attachent d’emblée à décortiquer le registre pour en extraire une sève bien particulière, l’art interrogeant l’art, sans jamais cependant oublier de livrer un divertissement efficace, souvent calibré pour le feuilleton. En tout cas, dans La Proie et l’ombre comme dans Noir sur blanc, des auteurs de romans policiers sont au cœur de l’intrigue, qui renvoient de manière très ludique aux auteurs qui les mettent en scène, et se confrontent à la réalité sordide du crime, tout en y cherchant des soubassements théoriques d’essence diabolique, au travers de mécaniques narratives d’une complexité confinant à l’absurde. À vrai dire, le rapprochement entre ces deux textes doit aussi beaucoup à la perversité caractéristique des deux auteurs et/ou de leurs œuvres, dans des registres pas toujours si éloignés, étrangement ou pas : de fait, Tanizaki se projette dans son « héros » comme Edogawa le fait avec le sien (ou peut-être plus encore son antagoniste ?) dans La Proie et l’ombre, et Noir sur blanc s’étend non sans délices sur la réputation « démoniaque » de l’auteur-personnage, une réputation qui doit beaucoup à celle de l’auteur tout court, qui s’amuse bien…

 

L’auteur-personnage, c’est Mizuno – et il a tout d’un médiocre un peu vain. Il enchaîne les feuilletons pour une revue littéraire de seconde catégorie, qui le paye une misère – la critique s’est lassée de ses écrits tous semblables, dans lesquels il se complaît à se mettre en scène, lui et les rares personnes qu’il fréquente (au premier chef sa femme – enfin, son ex-femme, qu'il assassine en prose livre après livre...), en soulignant d’un trait grossier son immoralité ou son nihilisme. Tous les écrivains, sans doute, puisent dans leur vécu, mais la barrière est au-delà du poreux avec Mizuno – dans un contexte littéraire japonais où « l’autobiographie », ou l’autofiction, disons le « roman du moi » (watakushi shôsetsu) était en vogue (voyez par exemple, plus tardif certes, La Déchéance d’un homme, de Dazai Osamu – mais aussi, contemporains cette fois de Tanizaki, certains textes d’Akutagawa Ryûnosuke dans La Vie d’un idiot et autres nouvelles ; il semblerait que les deux auteurs et amis aient débattu de la question, Tanizaki se montrant plutôt hostile à cette approche de la littérature ? Je vous renvoie à cet article…). Bien sûr, cette question se redouble d’une certaine manière, en ce que Mizuno doit de toute évidence beaucoup à Tanizaki lui-même…

 

Mizuno, donc, s’inspire de gens qu’il connaît – et, dans son dernier chef-d’œuvre, Jusqu’au meurtre, il a jeté son dévolu sur Kojima, un médiocre qui le vaut bien, journaleux essentiellement associé à la presse féminine et fricotant pour cette raison avec le monde de l’édition. Fainéant, l’auteur ne maquille qu’à peine le nom de son modèle, Kojima devenant Kodama dans son roman. Et le démoniaque Mizuno se délecte du triste sort qu’il inflige à son personnage (via son propre personnage d'écrivain) ; il reporte tout naturellement cette destinée tragique sur son modèle, dont il n’a pas exactement une image très flatteuse (pp. 17-19) :

 

Pour dire les choses franchement, si le personnage de l’écrivain du roman choisissait Kodama pour victime sans y mettre aucune implication personnelle, ce n’était pas en revanche sans une certaine animosité que Mizuno avait choisi Kojima pour modèle. Certes, un type avec « une tête à se faire assassiner », ça n’existait pas, on ne pouvait pas dire ça d’un seul individu dans le monde entier, mais si cela avait été, eh bien, Kojima aurait assez bien correspondu à la description. Depuis quelque temps, ce genre de fulgurance lui venait parfois. Évidemment, la gravité d’un crime ne dépend pas de la personnalité de la victime. Mais, toute pensée rationnelle mise à part, s’il fallait en tuer un, eh bien oui, sans doute celui-ci plutôt que celui-là… ou bien, si un type dans son genre se faisait assassiner, eh bien, ma foi, cela ne serait pas si grave… Voilà ce qu’il en venait à se dire. Comme au théâtre, dans la scène avec Mitsugi, le sabreur en série, lorsque se pointe un type en simple kimono de coton qui se fait d’emblée couper en deux par le tueur, pour la seule raison qu’il a croisé sa route. À tous les coups, ce genre de personnage est un maigrichon à la peau mate, au physique ingrat, visage et corps affligeants, bref, ce n’est pas gentil à dire, mais le genre de type, tu souffles dessus, il s’envole. La dignité d’un insecte. Mizuno lui-même n’avait rien d’un bel homme, il était malingre et chétif. À l’époque où il fréquentait le salon de thé Kadoebi, après plusieurs jours sans décoincer, quand il traînait jusqu’à midi assis devant le brasero de la grande salle, la tête prise dans la gueule de bois de la veille, il se disait à lui-même : « Si maintenant entre un type qui a perdu la tête comme Mitsugi et fait un carnage, je figurerai parmi les morts qui se prendront un coup de sabre sans même l’avoir cherché. » Voilà, en un mot, Kojima, c’était ce genre-là. Dès la première fois qu’il l’avait rencontré, quand il était venu le voir avec Suzuki, vraisemblablement, oui, dès le premier rendez-vous, à peine avaient-ils échangé quelques mots que cela lui était venu à l’esprit : « Pauvre type… » Il y a des visages sans intérêt qu’on oublie généralement une heure ou deux après les avoir quittés. Mais Kojima, c’était pire que ça, c’était un visage tellement insignifiant qu’il s’était au contraire imprimé dans son souvenir. Il ignorait de quelle région il était originaire, en tout cas il n’était pas de Tokyo. Vous ne trouverez pas de Tokyoïtes avec un visage aussi plat et aussi mièvre. De complexion, il aurait pu être carrément noir, cela aurait mieux valu que ce teint vaguement bistre comme le cuir d’une vieille godasse. Un nez bas, une lumière étique dans les yeux, une face sans le moindre relief ni la moindre dynamique, comme si elle n’était que bajoues, et en même temps un maniérisme affecté dans les moindres détails. Bref, autant dire que ce n’était pas seulement son teint, c’était dans son ensemble que son visage ressemblait à une vieille chaussure. Et avec ça, une voix opaque, sèche, dénuée de charme, mâchant les mots de façon incompréhensible. On entendait une voix, mais quand on le regardait, les mouvements de sa bouche ne correspondaient pas, bref, une chaussure qui parle, il n’y a pas d’autre mot.

 

Seulement voilà : Mizuno réalise un peu tard qu’emporté par ses futiles fantasmes homicides, il a, dans ses derniers feuillets, régulièrement appelé son personnage Kojima et non Kodama – et, la revue étant ce qu’elle est, ces coquilles sont passées sous le nez du correcteur, et il est trop tard pour y changer quoi que ce soit. Dès lors, les lecteurs ne manqueront pas de reconnaître le modèle qui a inspiré Mizuno, c’est certain… Et l’auteur, qui se délectait initialement de son génie et de sa philosophie meurtrière transcendée par cette idée d’un assassinat sans mobile, parfaitement gratuit (il peut faire penser à cet égard aux jeunes gens de La Corde d’Alfred Hitchcock), en vient à craindre que son inattention ne lui joue un bien mauvais tour. Appliquant à « la vraie vie » les mécaniques narratives au cœur de son métier, il développe progressivement un délire paranoïaque forcené dans lequel Kojima sera bel et bien assassiné, dans des circonstances proches de celles décrites dans son roman, et ceci à seule fin de lui faire porter le blâme du crime ! Et c’est bien de paranoïa qu’il s’agit – un fantasme égocentré, dans lequel le monde entier conspire contre l’auteur, qui se révèle plus que jamais, dans ces instances, pour le médiocre qu’il est. Pour se prémunir de ce genre d’accusations, Mizuno décide d’une certaine manière de jouer le jeu à fond : il entame la rédaction d’une suite à Jusqu’au meurtre, intitulée, attention, Jusqu’à ce que l’auteur de Jusqu’au meurtre meure – autrement dit, Mizuno se lance dans l’écriture d’un méta-roman sur la base de son propre roman (qui avait déjà quelque chose d'un méta-roman), ceci dans le méta-roman écrit par Tanizaki qui les englobe tous (ouch) ; et il pousse en même temps le jeu de l’autofiction jusqu’à ses extrêmes, dans une mécanique cependant de feuilleton. Mais, non, Mizuno n’est pas paranoïaque, voyons : le monde conspire bel et bien contre lui ! Et c’est comme chez Pratchett : le narrativium implique que les pires craintes de Mizuno ne manqueront pas de s’avérer fondées et de se réaliser sans qu’il ne puisse rien y faire… encore qu’un certain masochisme particulièrement morbide soit probablement de la partie.

 

D’ici-là, cependant, nous suivons Mizuno dans ses vaines tentatives d’assurer sa défense, et avons plus qu’un aperçu de son quotidien d’écrivain. Paresseux et panier percé, Mizuno se livre à mille stratagèmes, à peu près aussi délirants que sa conviction de ce que Kojima sera assassiné et qu’on le lui reprochera, afin de soutirer à son éditeur quelques yens – de quoi voir venir, ou simplement survivre… Mais la revue le connaît bien, et a adopté une politique personnalisée le concernant : plus d’avances ! On paye les feuillets livrés, et au poids ! Or Mizuno n’avance pas suffisamment vite… Son imagination délirante le paralyse, d’une certaine manière. Sa ruse puérile lui permet bel et bien d’extorquer quelques yens,  en y consacrant beaucoup d'efforts (bien plus qu'il n'en fait pour écrire son livre), mais au prix de sa surveillance poussée par Nakazawa, un jeunot de la rédaction (une situation éminemment paranoïaque là encore).

 

Mizuno s’en défait pourtant… et, parce qu’il n’a visiblement rien de mieux à faire, s’empresse de boire cette avance, ou surtout d’en dédier la majeure partie à l’acquisition des charmes d’une jeune femme dont il ne connaît même pas le nom – va pour « Fräulein Hindenburg », cette moga archétypale est intarissable sur ses expériences en Allemagne. Des jeux érotiques assaisonnés de mystère font tourner la tête à Mizuno, qui conclut un pacte avec ce fantasme fait chair – et, oui, vous vous en doutez, d’une manière ou d’une autre elle fait partie du complot…

 

Noir sur blanc, décidément pas un fond de tiroir, joue dès lors sur plusieurs tableaux – mais, au premier chef, il m’a surtout fait l’effet d’être très drôle ! Ou en tout cas très joueur… De fait, le délire paranoïaque de Mizuno, s’il est bavard, est véritablement hilarant – ceci alors même qu’il n’y a au fond pas forcément de quoi en rire (et je devrais bien m’en rendre compte) ; en fait, la situation est assez terrible… et pourtant drôle – jusque dans cette conclusion étonnamment brutale, et qui achève le roman sur une scène de Grand-Guignol.

 

En même temps, Tanizaki s’amuse visiblement beaucoup à mettre en scène son personnage dans des situations cocasses, et, oui, toujours à la limite de l’absurde. Les tractations monétaires avec l’éditeur ou plus encore Nakazawa, sentent à vrai dire le vécu ! Et le personnage de Mizuno est toujours plus risible – même si, à terme, il apparaît plus navrant que véritablement drôle… Il faut dire qu’il a tout pour qu’on aime le détester, de la fatuité à l’indolence, ses prétentions artistico-philosophiques s’accordant mal avec son quotidien on ne peut plus terre à terre. Et pourtant, il suscite en même temps une forme de sympathie pleinement complice, si j’ose employer ce terme – tout spécialement dans sa futilité caractéristique.

 

Ses rapports avec « Fräulein Hindenburg » jouent peut-être dans une autre catégorie ? C’est à débattre. Mais ces scènes ne manquent pas de force pour autant, et Tanizaki, sans vraie surprise pour le coup, y déploie son talent habituel pour l’érotisme délicatement subverti par quelque chose de toujours un peu vicieux…

 

En fait, à tous ces égards, et en y associant le caractère fondamentalement ludique du roman, en même temps que la manière dont il décortique le genre, Noir sur blanc m’a parfois fait penser à un autre roman de Tanizaki, l’Histoire secrète du sire de Musashi. Il ne brille probablement pas autant par la forme, cela dit : Noir sur blanc m’a fait l’effet d’un roman assez « direct », pour le coup – et qui est comme de juste parfaitement adapté au propos. On n’y trouvera donc pas spécialement de ces descriptions virtuoses qui, tout récemment encore, m’avaient foutu par terre à la lecture du Pied de Fumiko, mettons.

 

Mais la saveur du roman est indéniable – et son astuce délicieuse. Noir sur blanc est un livre drôle et malin, un policier et un regard sur le policier, en même temps qu’un tableau ludique en forme d’exutoire du quotidien d’un écrivain, qui aime à se moquer de lui-même et de son monde, de son métier et de son art, non sans une certaine satisfaction masochiste, pas exempte d’ailleurs d’autres perversions joueuses qui imprègnent délicieusement chaque page. Pas un fond de tiroir, décidément – pas un des chefs-d’œuvre de Tanizaki non plus, mais une lecture qui vaut bien le détour : l’auteur s’y amuse au moins autant que le lecteur, et cette complicité constitue à sa manière la plus enthousiasmante des récompenses.

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Population : 48, d'Adam Sternbergh

Publié le par Nébal

Population : 48, d'Adam Sternbergh

STERNBERGH (Adam), Population : 48, [The Blinds], traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Bonnot, Paris, Super 8, [2017] 2018, 418 p.

Ma chronique se trouve dans le cahier critique du Bifrost n° 93, pp. 102-103.

 

Le moment venu, elle figurera sur le blog de la revue, et j’en donnerai alors le lien ici.

 

Mais n’hésitez pas à commenter d’ici-là si jamais !

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Le Regard, de Ken Liu / Une heure-lumière hors-série 2018

Publié le par Nébal

Le Regard, de Ken Liu / Une heure-lumière hors-série 2018
Le Regard, de Ken Liu / Une heure-lumière hors-série 2018

LIU (Ken), Le Regard, [The Regular], traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre-Paul Durastanti, Saint Mammès, Le Bélial’, coll. Une heure-lumière, [2014] 2017, 92 p.

Le Regard, de Ken Liu / Une heure-lumière hors-série 2018

Une heure-lumière hors-série 2018, nouvelle de Ken Liu « Sept Anniversaires » [Seven Birthdays] traduite de l’anglais (États-Unis) par Pierre-Paul Durastanti, Saint Mammès, Le Bélial’, coll. Une heure-lumière, [2016] 2018, 55 p. + catalogue

Les deux derniers titres de l’excellente collection « Une heure-lumière » des Éditions du Bélial’, à savoir Retour sur Titan de Stephen Baxter et Les Attracteurs de Rose Street de Lucius Shepard, ont été accompagnés à leur sortie par un petit bouquin « cadeau », sobrement intitulé Une heure-lumière hors-série 2018, objet d’une sympathique opération promotionnelle : il était offert pour l’achat de deux titres de la collection. J’emploie le passé parce que, même si j’en ai avancé la lecture par rapport à mon programme habituel, j'arrive un peu tard, avec cet article : il y a quelques jours à peine, peu ou prou au moment où je refermais le bouquin dans l’attente d’une future chronique, l’éditeur a annoncé avoir écoulé tous ses exemplaires (le tirage était de 3000)… MAIS, car il y a un mais, cette opération peut toujours avoir lieu chez certains libraires qui disposeraient encore d’exemplaires de ce hors-série – alors à bon entendeur…

 

Mais qu’y a-t-il donc, dans ce bonus ? Le gros de la pagination est occupé par un catalogue « étendu » de la collection (avec des blurbs bloguesques…). Mais ce qui en fait un cadeau appréciable se situe avant, dans trois textes très différents : une sorte d’ « éditorial » très bifrostien par Olivier Girard, patron du Bélial’ et donc de la collection « Une heure-lumière » en même temps que de la revue Bifrost, et qui fait l’apologie de la nouvelle et de la novella ; une intéressante interview d’Aurélien Police par Erwann Perchoc, qui revient sur la belle identité graphique de la collection et les processus qu’elle implique chez le talentueux illustrateur ; et, surtout, entre les deux, une nouvelle de Ken Liu, « Sept Anniversaires », traduites par Pierre-Paul Durastanti.

 

Or Ken Liu est un auteur important en UHL : il est le seul à avoir deux titres à son nom dans la collection, à savoir L’Homme qui mit fin à l’histoire et Le Regard – et, en ce qui me concerne, le premier de ces deux livres est tout bonnement le meilleur de toute la collection, qui est de manière générale bonne à très bonne. Seulement voilà : pour quelque raison, et sans doute pour partie parce que je savais qu’il ne me fallait pas m’attendre à une réussite comparable, j’avais laissé le second titre de côté, et il avait pris un peu la poussière… C’était le seul UHL que je n’avais pas encore lu, après avoir chroniqué récemment le Baxter et le Shepard – je me suis donc dit qu’il était bien temps de le faire, et d’associer cette lecture à celle du hors-série, puisqu’il contient lui aussi des vrais morceaux de Ken Liu dedans.

 

La nouvelle, je m’en occuperai plus loin – commençons par la novella Le Regard (n° 9 de la collection – les fanatiques noteront que le hors-série est numéroté « HS1 »…). Ken Liu joue ici dans une tout autre catégorie que celle de L’Homme qui mit fin à l’histoire : la présente novella est bien moins ambitieuse, et probablement plus divertissante – notamment en ce qu’elle associe à la SF classique de l’auteur des atours de policier, où le hard-boiled serait contaminé par un cyberpunk plus ou moins transhumaniste, avec comme de juste des ambiances à la Blade Runner pour épicer le tout.

 

Nous sommes à Boston, dans un avenir sans doute très proche. L’un peu trop bien nommée Ruth Law est une ex-flic qui a merdé – pire encore, qui a merdé au point où ses mauvaises décisions ont coûté la vie de sa propre fille… Le profil idéal pour faire un détective privé tourmenté typique du genre ! Mais avec quand même des particularités SF, car Ruth est une femme augmentée, qui n’a pas lésiné sur les implants bioniques de tous ordres – mais, surtout, elle est quasiment en permanence (ce qui n’est vraiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiment pas recommandé) sous l’influence d’un « régulateur », qui a pour objet de tempérer ses réactions émotionnelles pour, notamment, circonvenir l’angoisse et la panique, et garder la tête froide en toutes circonstances (et je peux vous assurer que ce genre de choses me parle énormément…). Ses ex-collègues se méfient du régulateur, car ils trouvent que la machine aplanit leurs intuitions, etc. (oui, bis, j'approuve), mais Ruth sait que le régulateur aurait pu/dû faire la différence au moment fatidique qui a vu toute sa vie voler en éclats… d’où sa véritable addiction à cette mécanique que l’on n’est pas censé employer plus de quelques heures par jour.

 

Ruth est devenue une privée, donc – et elle est contactée un jour par la mère d’une prostituée assassinée et énucléée. L’affaire a eu lieu dans le « Chinatown » de Boston, la prostituée et sa mère sont d’origine chinoise… Pour la police, tout indique que c’est une affaire « de Chinois », quoi – alors, hein, les gangs, tout ça… Mais la mère n’y croit pas – et, bientôt, Ruth non plus.

 

Le lecteur, lui, sait déjà que ça n’est pas une affaire de gangs – car la novella alterne entre Ruth et l’assassin, appelé « le Surveillant » ; et si celui-ci a multiplié les meurtres, et a sans doute quelques soucis d’ordre psychiatrique, hein, il n’a pas forcément pour autant le comportement d’un tueur en série – enfin, c’est à débattre, mais il associe à ces meurtres une dimension crapuleuse : que ce soit vrai ou pas, lui-même prétend, et à ses propres yeux, faire tout cela pour l’argent – et il y a dès lors de très bonnes (…) raisons pour qu’il s’en prenne ainsi à des prostituées au profil bien particulier…

 

Rien que de très classique, globalement. Pour l’essentiel, ça fonctionne plutôt bien – sur le moment en tout cas. Même si Ken Liu n’est sans doute pas totalement à l’aise dans le registre policier, et j’y reviendrai très vite, il sait grosso merdo raconter une histoire, et l’alternance des points de vue, si elle est clichée, fonctionne raisonnablement – du moins est-elle efficace, aussi la novella remplit-elle son objectif prioritaire d’être divertissante.

 

À y regarder de plus près, ou disons après coup, ça n’est pourtant sans doute pas très glorieux… De fait, l’intrigue repose sur un certain nombre de béquilles : si, pendant la lecture, on peut et sans doute on doit se permettre de, eh bien, fermer les yeux là-dessus pour se laisser emporter par une narration autrement excitante, en y revenant on est vite amené à se dire que tout cela ne tient pas vraiment la route. La clef même de l’intrigue n’est pas crédible, vraiment pas, et le twist à cet égard ne trompe personne – quant à la méthode employée par Ruth pour mettre la main sur le Surveillant, elle a quelque chose de plus qu’improbable qui confine au nanardesque. Mais ça n’est pas si grave – on se prend au jeu…

 

Côté SF, au-delà des principes généraux exposés plus haut, il y a quelques bonnes idées : si le finale suspendu (…) a à son tour quelque chose de pas-loin-du-nanardesque, d’autres idées sont plus intéressantes – comme celle du « détecteur de mouvements », notamment, même si sa crédibilité est probablement aussi douteuse, et pour des raisons assez similaires, que celle du gros twist de la novella.

 

Mais le plus intéressant, dans cette novella qui ne s’affiche pourtant pas très ambitieuse, ou en tout cas incomparablement moins que L’Homme qui mit fin à l’histoire, porte bien sur des éléments de fond d’un maniement compliqué : la question de la pertinence des augmentations, de leurs effets éventuellement secondaires, ou, plus abstraitement, de leur impact sur la notion même d’humanité. Le transhumanisme, en employant ce terme un peu grossièrement, comme un passe-partout, suscite bien des débats (dans lesquels je me positionne à titre personnel et pour l’essentiel plutôt du côté des augmentations), mais Ken Liu a l’art de poser les bonnes questions sans imposer ses propres réponses – et, en cela, je suppose que Le Regard est bien l’œuvre de l’auteur de L’Homme qui mit fin à l’histoire. On devine sans trop de peine ce que Ken Liu tend à penser de tout cela, j’imagine, mais son approche n’a rien d’invasif. Ce qui peut toutefois avoir un impact sur la narration : la conclusion de la novella est passablement sèche, elle ne s’embarrasse pas d’un classique épilogue.

 

Le Regard est un texte mineur – clairement. Cela dit, s’il ne tient pas toujours la route à y regarder de plus près, il constitue sur le moment une lecture agréable et efficace, pas dépourvue de considérations intéressantes sur le transhumanisme, l’idée même d’humanité, les intuitions et les sentiments face à la froide raison et au détachement protecteur. Ce qui n’est pas si mal, hein ?

 

Maintenant, Ken Liu peut se montrer autrement brillant – et « Sept Anniversaires », la nouvelle « cadeau » du hors-série, en est une éloquente démonstration. Et d’une densité impressionnante, car nous parlons bien cette fois d’une nouvelle, pas d’une novella : une trentaine de pages… qui vont nous projeter dans un très lointain avenir.

 

Ces « Sept Anniversaires », ce sont ceux de Mia – et ce sont sauf erreur des multiples de 7. Elle a sept ans quand nous la croisons pour la première fois, dans un futur si proche qu’il est peu ou prou présent – la petite fille vit mal le divorce de ses parents, et tout particulièrement les absences de sa mère, en quête d’une « solution technique » au problème d’une Terre qui meurt du fait des conneries des hommes : elle veut croire que cette solution existe, et est prête à se compromettre pour la trouver et la réaliser. Et nous recroiserons Mia à l’âge de 49 ans, puis de 343 ans, etc.

 

« Sept Anniversaires » est une nouvelle très impressionnante, dont la mécanique permet d’exposer, sur des millénaires et des millénaires, le développement vertigineux (c’est le mot en usage, et il est ici parfait) d’une post-humanité épanouie, et que nos pronostics légitimement pessimistes semblaient reléguer au rang de rêveries sans fondement. La nouvelle a quelque chose de très, très optimiste qui, à vrai dire… surprend. Nous n’y sommes peut-être plus habitués ? Mais, en même temps, cet optimisme… eh bien, n’apparaît pas naïf. Et ce n’est pas le moindre tour de force de cette très bonne nouvelle (si j’ose dire). La densité du texte y participe – son caractère laconique aussi. Le voyage n’en est pas moins saisissant. Comme les blogocopines et copains, je suis très tenté d’associer « Sept Anniversaires » au roman Accelerando de Charles Stross, pour le coup.

 

Mais l’autre tour de force – et qui pour le coup distingue Ken Liu de Charles Stross et de beaucoup, beaucoup d’autres –, c’est comment la nouvelle parvient à rester « humaine », délibérément. Le très touchant premier chapitre, dès lors, n’est pas à proprement parler une fausse piste, mais bel et bien l’amorce de quelque chose qui se perpétuera jusqu’à la fin, et à bon droit. On relèvera aussi comment l’auteur inscrit dans son récit des thématiques politiques, économiques, écologiques, mais aussi bien philosophiques, parfois très compliquées, et se refuse à y apporter de ces réponses « simples » qui, au risque de me répéter, ont toujours été l’apanage des brutes et des imposteurs : c'est au lecteur de faire ses choix.

 

Oui, vraiment une excellent nouvelle, pour le coup. Bien meilleure sans doute que Le Regard… même si je conserve une place particulière à L’Homme qui mit fin à l’histoire.

 

Quoi qu’il en soit, longue vie à « Une heure-lumière » ! Et hâte de lire les prochains titres de la collection : six sont annoncés à la fin du hors-série, et il y a quelques noms étonnants (si c’est le mot), laissant présager que la collection continuera d’évoluer – ce qui est bien la moindre des choses, quand on fête ce genre d’anniversaires.

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Ayako – intégrale, d'Osamu Tezuka

Publié le par Nébal

Ayako – intégrale, d'Osamu Tezuka

TEZUKA Osamu, Ayako – intégrale, [Ayako 奇子], traduction [du japonais par] Jacques Lalloz, traduction complémentaire [du japonais par] Patrick Honnoré, préface de Patrick Honnoré, Paris, Delcourt – Tonkam, coll. Tezuka, [1972] 2018, 721 p.

Il y a environ un mois de cela, je vous avais fait part de ma relecture, dans une toute nouvelle et très luxueuse réédition, de L’Histoire des 3 Adolf, de Tezuka Osamu – en même temps était ressortie, dans les mêmes conditions… eh bien, la seule autre BD du « Dieu du manga » que j’avais déjà lue : Ayako. Et cette BD, à l’époque, m’avait particulièrement touché – voire traumatisé. Il me fallait la relire, et, oui, le terrible impact de cette histoire parfaitement abominable et d’une noirceur oppressante demeure. En fait, et même en mettant L’Histoire des 3 Adolf dans la balance, je crois bien qu’Ayako est la bande dessinée la plus éprouvante que j’ai jamais lue, foin des origines géographiques ou des genres… D’une dizaine d’années antérieure à L’Histoire des 3 Adolf, Ayako incarne au mieux, au plus franc, cette bascule dans la pléthorique œuvre de Tezuka vers des récits plus adultes, et surtout très sombres – nul héros positif dans ce genre d’histoires…

 

Cela dit, les liens ne manquent pas entre ces deux séries au-delà – et, notamment, Ayako comme L’Histoire des 3 Adolf un peu plus tard joue de la carte du thriller (et, dans le cas présent, du policier) pour faire (plus ou moins) passer la pilule d’une chronique politique et sociale empreinte de considérations philosophiques extrêmement pessimistes. Et, comme L’Histoire des 3 Adolf, Ayako tient en même temps de la fresque historique, avec une histoire se développant sur près de trois décennies, et empruntant à des événements réels.

 

Un peu de contexte, du coup – indispensable pour apprécier l’intrigue. Tout commence en 1945, année fatidique pour le Japon : la Défaite face aux troupes américaines a anéanti le pouvoir nationaliste et militariste ; le Japon est occupé, et, si le SCAP a décidé d’épargner l’empereur, celui-ci est contraint de faire l’aveu qu’il n’est pas un dieu – et la sécularisation du Japon est un objectif prioritaire de MacArthur : le SCAP voit sans doute à bon droit dans le « shintô d’État » une cause essentielle de l'impérialisme japonais, et donc de la guerre. Mais la politique très volontariste des États-Unis va bien au-delà : dans l’idée de « démocratiser » le Japon, et à marche forcée, les autorités d’occupation imposent des réformes de grande ampleur, qui bouleversent encore un peu plus le modèle japonais – ainsi, notamment, une colossale réforme agraire, probablement la plus radicale jamais effectuée dans un contexte non communiste. Mais voilà, justement : le communisme doit être intégré dans l’équation… Quand MacArthur arrive au Japon, la libéralisation du pays et la promotion des droits de l’homme impliquent entre autres la libération des opposants politiques réprimés par le régime nationaliste et militariste japonais – parmi eux, les communistes (au sens large) sont les plus nombreux, qui rencontrent alors un écho non négligeable… et, la Guerre Froide s’annonçant, très vite, les autorités américaines redoutent d’avoir ouvert la boîte de Pandore (ou d’Urashima Tarô, puisque nous sommes au Japon, mais ce n’est pas tout à fait la même chose) ; à l’égard des communistes, à la veille de la guerre de Corée (déterminante pour le redressement de l’économie japonaise), la politique américaine opère un retournement radical : elle promeut les « purges rouges » en même temps qu’elle « pardonne » à bien des criminels de guerre d’extrême droite, souvent liés aux yakuzas, et auxquels elle « rend » les rênes du pouvoir, comme s’il ne s’était rien passé…

 

Or les occasions ne manquent pas, pour les militants des deux bords, de s’affronter – dans Ayako, Tezuka met l’accent sur les plans de licenciement massif dans les chemins de fer japonais (qui étaient parmi les plus développés au monde, pour partie en raison de magouilles politiques) ; c’est que, dans ce contexte, l'auteur peut faire référence, en maquillant à peine les noms, à une bien sombre affaire (et quelques autres, en fait...) : la mort très, très suspecte de Shimoyama Sadanori, premier président des Chemins de Fer Nationaux Japonais – aujourd’hui encore, les circonstances de la mort du haut fonctionnaire n’ont pas été éclaircies : meurtre (éventuellement politique, impliquant éventuellement les Américains) ou suicide ? Bien sûr, la première hypothèse est la plus stimulante pour Tezuka, et lui fournira un prétexte utile – même si, comme dans L’Histoire des 3 Adolf, c’est assez clairement un MacGuffin.

 

Car, si ce contexte est essentiel, le cœur de l’histoire, au sens du moins le plus primaire, est ailleurs, dans l’évocation sur trois décennies d’une ancienne famille traditionnelle japonaise, les Tengé, qui « règnent » depuis cinq siècles sur « leurs terres » au nord du Japon, autour de la ville de Yodayama. Comme tels, ces descendants de seigneurs locaux subissent de plein fouet l’impact de la réforme agraire, et n’ont pas de mots assez durs et haineux pour ces « communistes » qui l’ont promue, au travers des Américains (eh !), et les ont ainsi dépossédés. C’est que les Tengé incarnent le Japon ancien, encore largement féodal, même si Meiji est passé par là : ils sont des figures du passé, qui sont d’une certaine manière génétiquement incapables d’intégrer combien le monde a changé – et changera qu’ils le veuillent ou non, sans eux s’il le faut. Comme souvent, les Tengé déguisent la défense de leurs intérêts économiques et politiques sous l’étendard du respect des « traditions », jugées bonnes en tant que telles (un discours qui m’a toujours dépassé)… mais la réalité de la famille Tengé est nettement moins bravache, et beaucoup plus sombre – à vrai dire tout sauf « honorable », l’antithèse même de toute conception naïvement idéale de « l’honneur ».

 

Le premier membre de la famille Tengé que nous rencontrons se nomme Jiro – un prisonnier de guerre qui vient tout juste d’être relâché par les Américains et rentre à Yodayama après des années d’éloignement. Mais, là-bas, il subit de plein fouet la haine de son père, Sakuémon, le chef du clan : un vrai soldat japonais ne se serait jamais rendu à l’ennemi, Jiro est un lâche, et un traître ! Et, pour le coup… oui. Préoccupé par sa seule survie, Jiro s’est montré très serviable dans le camp de prisonniers, et a fait office d’indic et d’espion pour les Américains – sa « libération » ne met pas fin à son engagement auprès des services secrets de l'occupant, bien au contraire : elle a été favorisée afin de lui confier régulièrement des tâches qu’il ne peut pas refuser… et dont certaines puent sacrément. On est vaguement tenté, au tout début, de supposer que Jiro sera le « héros » de l’histoire – mais rien de la sorte (et peut-être son bandeau « de pirate », outil de caractérisation étonnant, doit-il être envisagé d’emblée comme un indice, mais j’y reviendrai…) : il n’occupera pas la première place dans ce récit, et, surtout, il multipliera les méfaits, au point où le lecteur à son tour le haïra profondément, peut-être plus encore que tout autre sur le moment…

 

Mais cela vaut en fait pour l’ensemble de la famille Tengé – ou, plus exactement, pour tous les hommes de cette famille (dans laquelle les femmes sont systématiquement des victimes, qui ne se rebellent pas le plus souvent – avec la vague exception de Naoko, qui flirte avec le communisme en flirtant avec un communiste). En effet, les mâles Tengé, dont Jiro, doivent se conformer au modèle déterminant du patriarche, l’odieux Sakuémon, une brute égoïste et autoritaire, qui justifie ses crimes par son statut nécessairement supérieur. L’élément déclencheur, et qui stupéfait Jiro quand il revient à Yodayama, est que Sakuémon a exigé de son fils aîné Ichiro, cupide et pas moins brutal que lui-même, mais aussi parfaitement veule, qu’il lui « livre » son épouse, la pauvre Sué, en échange de la garantie de la meilleure part de sa succession – et Sakuémon abuse sans cesse de Sué, qui lui a « donné » bien malgré elle une fille du nom d’Ayako, quatre ans quand l’histoire débute : ainsi, quand Jiro rentre à la maison, il se découvre stupéfait une petite sœur, et comprend bien vite que sa vieille mère n’en est pas la génitrice – tout le monde sait ce qui s’est passé, mais personne ne le dit… Parce que Sakuémon a tout pouvoir, et que l’inceste (au moins légal, à ce stade, mais plus tard il se passera de cette limitation) est un comportement jugé d’une certaine manière « normal » dans le contexte de la vieille famille Tengé.

 

(Et, ici, parenthèse : je n’en avais évidemment pas conscience lors de ma première lecture, il y a une quinzaine d’années de cela, mais, depuis, j’ai vu le film d’Ôshima Nagisa La Cérémonie, sorti en 1971, soit l’année précédant la publication en revue des premiers épisodes d’Ayako – et je n’ai pas manqué de relever les ressemblances entre les deux œuvres : une fresque s’étendant sur trois décennies, avec pour point de départ la Défaite de 1945, et constituant une métaphore de l'évolution politique et sociale du Japon sur cette période, le film mettant en scène les Sakurada, une famille traditionnelle aristocratique totalement anachronique, sous la coupe d’un patriarche odieux, brutal, autoritaire, qui est par la force des choses le « modèle » répugnant de tous les hommes qui lui sont liés par le sang ou par l’alliance ; les inclinations politiques de ce clan vont tout naturellement à l’extrême droite, même si on retrouve là aussi une vague histoire de flirt avec un communiste, mais, surtout, l’inceste est une véritable tradition au sein de la famille, jugée presque « normale », oui, et qui complique considérablement l’arbre généalogique des Sakurada… Ça fait vraiment beaucoup de points communs – même si je ne sais pas le moins du monde s’il faut y voir une influence, ou simplement l’air du temps et/ou la perpétuation de certains thèmes toujours utiles pour décrire ce genre de familles traditionnelles, et leur hypocrisie manifeste et révoltante.)

 

Tout cela va très mal tourner, inévitablement. Jiro, malgré qu’il en ait, est indirectement associé aux meurtres perpétrés par une sorte de « sous-agence » essentiellement criminelle qui gangrène les services secrets américains en mission au Japon – tout d’abord l'assassinat du fiancé communiste de Naoko, ensuite celui de Shimokawa, c’est-à-dire le Shimoyama Sadanori de Tezuka. Pas de chance : la servante simplette Oryo et la petite Ayako le surprennent à tenter de nettoyer une chemise tachée de sang au milieu de la nuit… Et c’est alors que Jiro, que nous avons déjà vu fourbe, lâche et mesquin, achève de nous faire la démonstration de ce qu’il n’a rien d’un héros, en se comportant en monstre : il menace de battre la pauvre Oryo pour s’assurer de son silence… mais comprend bien vite que la simple d’esprit le dénoncera de toute façon sans même s’en rendre compte : il « doit » la tuer…

 

(Deuxième parenthèse : quand j’avais lu pour la première fois Ayako, il y a donc une quinzaine d’années de cela, j’avais lu juste avant L’Art invisible, de Scott McCloud, qui m’avait vraiment passionné. J’avais été intéressé, notamment, par le discours sur l’identification aux personnages, variant selon le degré de schématisation ou au contraire de précision de leur illustration : en gros, on s’identifie à un smiley 😊 parce qu’il peut correspondre à tout le monde, et cela vaut de même pour les silhouettes figurant sur les panneaux indiquant les toilettes ou que sais-je – c'est leur raison d'être, d'une certaine manière. Et c’est pour la même raison qu’une BD telle que Peanuts de Charles M. Schulz est aussi efficace : Charlie Brown, tout particulièrement, a un visage presque aussi simple qu’un smiley, et on peut donc tous s’identifier à lui, même s'il a certes un sexe et quelques traits et autres procédés de caractérisation – son esquisse de cheveux, son T-shirt… –, qui en font en même temps un personnage ; l’étape suivante pourrait être Tintin, etc. Mais, à mesure que l'on s'éloigne du schématisme, plus un personnage est méticuleusement rendu, avec des traits plus réalistes, et moins il devient un véhicule d’identification – car son caractère de personnage l’emporte et le sépare du lecteur. Un auteur habile peut en jouer, nous dit Scott McCloud – et c’est exactement ce que fait Tezuka dans Ayako : les traits d’abord très simples de Jiro, même avec cet élément de caractérisation qu’est son bandeau sur l’œil droit, et qui contribue déjà à le différencier du lecteur – c’est en fait surtout en cela que c’est un indice de son caractère particulier –, ses traits tout d’abord simples, donc, permettent, voire incitent à, l’identification du lecteur ; mais, au moment précis où le personnage bascule, juste avant qu’il devienne proprement haïssable, Tezuka lui consacre une case silencieuse où son visage est incomparablement plus réaliste, avec quelque chose qui peut évoquer la gravure, voire un soupçon de photoréalisme ; le lecteur ne peut dès lors plus s'identifier au personnage, et il comprend intuitivement que quelque chose de terrible va se produire, quelque chose à laquelle il ne veut surtout pas avoir part... Cette case est une exception dans la BD, Jiro reprendra immédiatement ensuite des traits plus classiquement « tézukiens », mais ce procédé m’avait particulièrement saisi à l’époque, me renvoyant immédiatement à ce que disait Scott McCloud : l’impact émotionnel est énorme ! Par contre, mes souvenirs me joueraient-ils des tours ? Parce que je croyais me souvenir que cette case très particulière était en fait une double planche entière – mais, ici, c’est seulement une case « comme une autre », même si assez grande relativement, à la fin d’une page gauche « normale », et donc juste avant la révélation du crime de Jiro, quand on tournera la page, « comme dans Tintin » ; bizarre…)

 

Depuis quelque temps, déjà, Jiro comme la famille Tengé dans son ensemble sont pris dans un diabolique engrenage qui ne laisse aucune échappatoire – et, plus on progresse dans l’intrigue, plus cette mécanique amène les personnages à enchaîner les horreurs. Mais la BD connaît bientôt une nouvelle bascule, après le meurtre d’Oryo et le départ de Jiro (que nous retrouverons, bien différent, bien plus tard). Ichiro, l’aîné des Tengé, s’est de tout temps soumis à Sakuémon pour garantir sa succession – nous l’avons vu, il est allé jusqu’à « vendre » sa propre épouse à son père ! Le départ de Jiro l’arrange, mais Ichiro redoute que Sakuémon change d’avis quant à son héritage, en favorisant Ayako qu’il adore, ou peut-être même Sué, qui se livre toujours à lui, n’ayant guère la possibilité de refuser… En fait, Ichiro s’avère un personnage mentalement instable – et, si Ayako est le fruit de ses propres crimes, il la hait en fait plus encore pour cette raison… Quand il s’avère qu’Ayako pourrait nuire « aux Tengé » en racontant ce qu’elle a vu, il saisit l’occasion : « l’honneur des Tengé » implique de la faire taire – ils la feront passer pour morte, et l’enfermeront dans une remise, où elle sera à jamais coupée du reste du monde…

 

Et c’est alors, d’une certaine manière, que commence vraiment l’histoire d’Ayako… et qu’il me faut me taire, pour n’en rien révéler – simplement, comme je l’ai déjà dit, cette histoire se finira bien des années plus tard… et impliquera bien des crimes.

 

Il me faut cependant insister sur un point : Ayako n’est pas seulement une BD très, très noire, c’est aussi une BD très, très rude – au point du malaise. Le mot n’est pas trop fort. J’avais déjà dit quelque chose du genre concernant L’Histoire des 3 Adolf, mais Ayako, ai-je l’impression, c’est encore autre chose – encore au-delà. La lecture de ce manga noue l’estomac, régulièrement – au point d’ailleurs où j’ai préféré en étaler un peu la lecture, et je ne crois pourtant pas être le plus impressionnable des lecteurs. Il y a d’ailleurs quelque chose, dans Ayako, qui m’a ramené d’une certaine manière au marquis de Sade – à ce même genre de cruelle noirceur, le rire sardonique en moins ; et, si la BD n’a absolument rien de pornographique, elle s’adresse quand même clairement à un lectorat adulte, il n’y a pas la moindre ambiguïté à cet égard (ou peut-être que si… et c’est bien pour cela que je ressens le besoin de le préciser, car le trait « rond » caractéristique de Tezuka ne doit surtout pas tromper), et la sexualité vaguement ou moins vaguement déviante et perverse sous-tend régulièrement l’intrigue. Je suppose d’ailleurs, au vu d’un commentaire sur ma vidéo portant sur L’Histoire des 3 Adolf, qu’il me faut probablement souligner que, dans Ayako plus encore que dans cette série plus tardive, on ne compte pas les séquences très éprouvantes de violences infligées à des femmes… Je ne crois pas pour autant, mais peut-être naïvement, qu’il faille y voir une forme de complaisance – mais, si tous les hommes ou peu s’en faut dans cette histoire sont des monstres parfaitement répugnants, les femmes quant à elle sont systématiquement des victimes ; la fin de la BD permettrait peut-être un commentaire complémentaire, mais je préfère ne rien en dire ici, au cas où…

 

(Une troisième parenthèse, quand même : Ayako a connu deux fins – la première pour la publication en série, dans la revue Big Comic, et la seconde pour la reprise en volume ; en France, nous ne connaissions que cette dernière, celle que favorisait Tezuka, et qui est très sombre – mais il s’était senti obligé, initialement, de livrer une fin plus « positive », le « happy end » relatif lui paraissant nécessaire dans les conditions de prépublication d’Ayako ; rappelons qu’il commençait alors tout juste, sauf erreur, à basculer vers des récits plus noirs, et peut-être était-il un peu indécis encore à cet égard… Quoi qu’il en soit, l’histoire dans cette réédition s’achève bien avec la fin « sombre », la seule que les lecteurs français connaissaient jusqu’alors – mais, en annexe, on trouve également la fin « positive »… Un bonus bienvenu, mais qui fait surtout la démonstration qu’Ayako ne pouvait pas se terminer de cette manière, que ça sonnait faux, et que Tezuka avait bien fait de remiser cette conclusion de côté. Tant qu’on y est, le paratexte de cette luxueuse réédition d’Ayako n’a rien de commun avec les abondants commentaires concluant chacun des deux volumes de L’Histoire des 3 Adolf – en dehors de la même préface de Patrick Honnoré, qui a semble-t-il également traduit la fin alternative inédite, il n’y a guère que six pages récapitulant les principaux personnages de la BD et les résumant ; le seul véritable apport de cette annexe concerne les personnages et situations historiques sur lesquels brode Tezuka – les autorités d’occupation américaines, et le mystère autour des « accidents » de chemin de fer, pour l’essentiel.)

 

Je n’ai pas grand-chose à dire concernant le dessin, ou l’art de la narration, y compris au travers du biais thriller/policier : pour l’essentiel, je ne ferais que répéter les mêmes choses que j’avais avancées pour la plus tardive Histoire des 3 Adolf. Et, oui, bien sûr, c’est donc d’une très grande qualité.

 

Ayako, globalement, est de toute façon une excellente BD – et une BD importante. Une expérience de lecture éprouvante, aussi, mais ça participe sans l’ombre d’un doute de la réussite exceptionnelle de ce manga crucial. Oui, on peut, on doit, parler de chef-d’œuvre.

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Les Doigts rouges, de Keigo Higashino

Publié le par Nébal

Les Doigts rouges, de Keigo Higashino

HIGASHINO Keigo, Les Doigts rouges, [Akai yubi 赤い指], roman traduit du japonais par Sophie Refle, Arles, Actes Sud, coll. Actes Noirs, [2009] 2018, 236 p.

Il y a un peu plus d’un an de cela, j’avais bien apprécié la lecture de La Lumière de la nuit (malgré ce titre…), gros pavé dû au maître actuel du polar japonais, Higashino Keigo, un auteur dont je ne savais alors absolument rien. Cette expérience très concluante, notamment au regard de l’acuité du tableau sociologique dressé par le romancier, m’incitait à prolonger l’expérience. Il y a quelques mois de cela, je me suis donc procuré un autre roman de l’auteur, en Actes Noirs cette fois : Les Doigts rouges (lui aussi adapté en téléfilm au Japon, tiens).

 

Question format, c’est un peu le jour et la nuit : là où La Lumière de la nuit était un bon gros pavé, Les Doigts rouges est un roman très bref, moins de 250 pages, et très aérées – et là où le précédent roman affichait d’emblée son caractère ambitieux en développant une intrigue complexe sur plus de vingt ans, Les Doigts rouges tient en quelques jours à peine. Si le machiavélisme est de la partie dans les deux cas, ce roman plus récent donne cependant bien davantage l’impression d’un engrenage fatidique, qui ne laisse aucune chance au criminel…

 

Et au-delà, en fait : c’est bien le propos.

 

Les Maehara forment une famille tristement banale, où l’indifférence à l’égard des autres l’emporte sur les vagues reliquats de sentiments, si même il y en a jamais eu. Akio est un père démissionnaire et un mari absent – un fils ingrat, aussi, qui ne goûte guère d'être contraint à vivre avec sa mère Masae, une veuve qui perd un peu la tête, aussi laisse-t-il à sa sœur Harumi le soin de s’occuper d’elle. L’épouse d’Akio, Yaeko, tient de la mégère frustrée par sa condition, ulcérée par la médiocrité et les tromperies de son époux, et presque naturellement hostile à l’encontre de sa belle-mère – elle reporte sur leur seul fils Naomi tout le poids de ses affections contrariées. Et ledit Naomi, quatorze ans, est un cas emblématique de hikikomori… mais le type violent, celui qui terrifie régulièrement les médias japonais.

 

Un jour fatidique, Yaeko appelle Akio à son bureau – où il enchaîne les heures supplémentaires non payées, car cela vaut toujours mieux que de rentrer à la maison. Il s’est passé quelque chose de grave… C’est peu dire : Naomi a tué une petite fille ! L'adolescent revêche ne dit pas pourquoi ni comment, mais sa culpabilité ne fait aucun doute ; sauf qu’il ne semble même pas comprendre ce que le mot « culpabilité » signifie, il se moque totalement de son crime, qu’il ne perçoit pas comme tel, et en reporte de toute façon la faute sur ses parents – il se réfugie dans sa chambre, comme de juste, et on ne le reverra qu’à peine en passant de tout le roman.

 

Mais que faire ? Pour Akio, cela va de soi : Naomi a commis un crime, et, même si c’est son fils, il est tout disposé à le livrer à la police, qui ne manquera pas de comprendre ce qui s’est passé, et très vite ; ils n'ont pas le choix, de toute façon. Mais Yaeko furieuse multiplie les menaces (et les invectives à l'encontre de son lâche époux) : son fils n’ira pas en prison ! Et jouer la carte du trouble mental pour lui épargner la responsabilité pénale ne fonctionnera pas : où qu’il aille, il sera aux yeux de tous un tueur de petite fille ! Les gens sauront ! Akio est-il donc si veule et indifférent, pour condamner son fils à pareil sort ? Oui, Yaeko n’en a pas grand-chose à secouer de la gravité du crime : la seule chose qui compte pour elle est l’avenir de ce fils qu’elle ne parvient pas à gérer et qui n’éprouve rien pour elle, si sa puérilité s’accommode bien de la servitude maternelle – l’amae est du lot…

 

Poussé dans ses retranchements, Akio commence par dissimuler le cadavre, laissé jusqu’alors à l’abandon dans un sac poubelle au fond du petit jardin des Maehara, dans les toilettes d’un square un peu plus loin ; mais l’enquête policière s’intéresse immanquablement à la petite famille naturellement dysfonctionnelle – et, tandis que Yaeko succombe de plus en plus à la panique, Akio songe à un moyen de se tirer d’affaire… une idée révoltante, qu’il avait délibérément refoulée jusqu’alors, parce qu'il savait, d'une certaine manière, qu'une fois qu'il l'aurait posément envisagée, il ne pourrait plus reculer et il lui faudrait la mettre en œuvre ...

 

Car l’enquête débute très vite, et progresse tout aussi rapidement. Akio n’est pas un criminel endurci – un père de famille lambda ne peut que commettre des erreurs dans pareilles circonstances ; les indices ne manquent donc pas qui, sans incriminer à proprement parler les Maehara, incitent du moins les détectives à s’intéresser à ce foyer désuni – et à tous ses membres, tous…

 

Kaga Kyôichirô est un enquêteur doué – froid, méthodique ; cette affaire est l’occasion pour son cousin Matsumiya de se former au travail sur le terrain – ceci en dépit de la vague gêne qui persiste entre eux, due à l’indifférence manifeste de Kyôichirô concernant le sort de son père en train de mourir à l’hôpital, quand Matsumiya est lui très attaché à cet oncle qui avait fait office pour lui de père de substitution et de mentor…

 

Oui : la famille – c’est bien le thème central de ce roman. Et, comme dans La Lumière de la nuit, cela passe par une étude quasi sociologique de ce thème, brassant les représentations qui y sont associées, notamment par les médias. Nous avons parlé de hikikomori, et du type violent donc, éventuellement aussi d’amae ; nous savons que, chez les Maehara, il y a « trois générations sous un même toit », et en même temps que cette famille était il y a peu encore nucléaire et tout sauf traditionnelle ; nous avons aussi le portrait dysfonctionnel et pourtant si commun d’un époux qui travaille à l’extérieur pour gagner l’argent du foyer, enchaînant les heures supplémentaires, et d’un tempérament plutôt puéril et détaché, jusque dans ses relations extra-matrimoniales, tandis que son épouse doit se contenter d’un petit boulot d’appoint pour se consacrer autrement aux tâches domestiques, dans un environnement particulièrement ingrat, dont elle fait sans cesse le reproche à son époux, mais sans être capable d’y inclure son fils comme faisant partie du problème ; le vieillissement de la population et le sort des personnes âgées sont des préoccupations affichées de plusieurs personnages du roman ; la sénilité, tout particulièrement, est exposée, sur le mode le plus franc de la tendance à littéralement retomber en enfance, etc.

 

Ce tableau, pas si froid qu’il en a l’air, car les Maehara, sans jamais vraiment susciter la sympathie, c’est même plutôt le contraire, n’en ont pas moins quelque chose d’humain qui ne peut que toucher (et tout particulièrement Akio, un très bon personnage, à la psychologie savamment développée), ce tableau, donc, est un des principaux atouts du roman. L’autre, c’est l’engrenage dans lequel sont pris les Maehara, et Akio au premier chef : l’enquête se rapproche toujours un peu plus d’eux, et ils doivent y réagir sous le coup de la panique – toujours un peu plus. Le méthodique Kaga Kyôichirô ne laisse pas passer le moindre détail, et, à terme, l’entreprise des Maehara visant à maquiller le crime de Naomi ne peut qu’échouer.

 

Et nous le savons – et ça n’est en rien un problème, bien au contraire. En fait, dans ce court roman, même si sa nature même de policier implique le suspense et les indices tordus, nous savons donc d’emblée que les choses vont mal tourner pour les Maehara et que la police connaîtra le fin mot de l’histoire, et nous savons aussi, bien avant que le roman ne le dise ouvertement, quel sera en définitive le plan d’Akio pour se sortir de cette sale affaire en épargnant Naomi ; et nous avons au moins une vague idée de comment les enquêteurs sauront circonvenir ce plan. Je crois sincèrement que tout cela participe d’un même atout – l’engrenage, avec ses connotations de panique et de manœuvres désespérées

 

Pour toutes ces raisons, Les Doigts rouges est un court roman d’une lecture très agréable – ou plus exactement il est longtemps un court roman d’une lecture très agréable… Mais, hélas, pas jusqu’au bout.

 

Si j’étais un peu sceptique concernant l’évocation en miroir du sort du père de Kaga Kyôichirô, qui est donc aussi l’oncle de Matsumiya, un procédé que je trouvais un peu forcé voire grossier, et qui rallongeait inutilement un roman certes bref mais qui aurait peut-être gagné à encore un peu plus d’épure, le plaisir l’emportait largement durant la majeure partie du roman. Mais la fin… a tout gâché ? C’est d’autant plus triste que j’ai bien conscience, encore maintenant, de mon plaisir de lecteur avant cela !

 

Mais, oui, j’ai vraiment détesté la conclusion du roman… Notamment du fait d’une succession de twists dans les dernières pages, qui ne m’ont vraiment pas plu. Le premier porte sur l’indice déterminant permettant à Kaga Kyôichirô de mettre à mal le « scénario » conçu par Akio – c’est inutilement tordu, et assez peu crédible ; bon, ça n'aurait pas été déterminant... Mais le deuxième twist porte sur les implications de cet indice – c’est beaucoup trop tordu, au point où c’en est totalement invraisemblable, voire ridicule… Et là je me rends bien compte que la résolution de La Lumière de la nuit n’était pas irréprochable sous cet angle, mais ce n’était pas au point de me gâcher le roman… Hélas, un troisième twist résout l’intrigue parallèle à l’hôpital de la pire, de la plus affligeante et malhonnête des manières !

 

Tout ceci dessert considérablement le roman – mais il y a peut-être pire encore, et c’est que, au moment où ces twists s’enchaînent, le discours sur la famille change brusquement, et pour le pire : Higashino Keigo repeint tout le tableau, jusqu'alors si juste, à la moraline la plus rance et pénible, et d’une banalité affligeante. Comme dit plus haut, le tableau peu ou prou « sociologique » de la famille japonaise moderne qui constituait la structure du roman était non seulement pertinent, mais aussi étonnamment touchant – même au travers de personnages que nous n’avions aucune envie d’aimer ; en fait, leurs travers ne les rendaient que plus humains, et c’était là une dimension essentielle de l’intrigue, qui faisait que nous pouvions être touchés, écœurés, révoltés, affligés, etc. Sans doute ce tableau avait-il d’emblée des fondations trempées dans la morale, mais la morale et la moraline sont deux choses différentes – or, la fin du roman, c’est résolument de la moraline ; et ça pue un peu, et c’est définitivement grossier.

 

Ce ton très pénible, et l’invraisemblance agaçante et inutile des ultimes twists, s’associent pour diminuer considérablement la note d’un roman que je trouvais jusqu’alors tout à fait divertissant et intéressant, même sur un mode relativement mineur – ce qui n’avait à vrai dire aucune espèce d’importance.

 

Une déception, donc – même si je pense redonner sa chance à Higashino Keigo un de ces jours ; Les Doigts rouges me fait l’effet d’un roman tristement raté, mais il n’en contient pas moins beaucoup de bonnes choses – comme, dans un genre différent, La Lumière de la nuit. Qu’il gâche tout en définitive n’en est que plus rageant.

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No Guns Life, vol. 6, de Tasuku Karasuma

Publié le par Nébal

No Guns Life, vol. 6, de Tasuku Karasuma

KARASUMA Tasuku, No Guns Life, vol. 6, [No • Guns • Life ノー・ガンズ・ライフ], traduit [du japonais] et adapté en français par Miyako Slocombe, Bruxelles, Kana, coll. Big, [2014] 2018, 228 p.

Bon, exceptionnellement, je vais faire bref, parce que je n’ai vraiment pas grand-chose à dire à propos de ce sixième tome de No Guns Life.

 

Jusque-là, j’aimais bien cette série, à l’ambiance « technoir » pas des plus originale mais bien foutue, et ce personnage improbable de détective privé passablement « hard boiled » avec un énorme flingue en guise de crâne. Non, ça ne révolutionnait rien, et ça pâtissait d’un certain nombre de défauts sur lesquels je ne pouvais pas faire l’impasse : un dessin sans doute très personnel, mais aussi plutôt confus, quasiment au point de l’illisibilité dans les scènes d’action ; une tendance à l’érotisation un brin poussive des personnages féminins ; ce genre de choses… Mais, globalement, j’aimais bien. Au sortir du tome 5, j’étais curieux de lire la suite.

 

C’est désormais chose faite, avec ce tome 6 publié tout récemment… et, en ce qui me concerne, je vais m’arrêter là. J’ai trouvé ça simplement… mauvais. Et profondément ennuyeux. Je ne suis pas certain que le contraste en termes de qualité soit si élevé entre ce tome-ci et le précédent – enfin, si, quand même, je le suppose... Mais j’avais lu les tomes 3 à 5 dans la foulée, et je pense que les bons moments, dans ces trois volumes, il y en avait assurément, ont aidé pour faire passer la pilule. Ce tome 6, pris isolément… non. Ça n’a pas marché. Rien n’a marché.

 

Je serais bien en peine de vous en raconter l’histoire, à vrai dire – tant je ne suis jamais parvenu à accrocher à ce que je lisais ; pas que ce soit forcément « compliqué », et la bourrinade a assurément sa part dans le volume, c’est peu dire, c’est juste qu’il m’était impossible de faire le moindre effort de concentration tant tout cela m’indifférait de bout en bout.

 

Bon, on était dans un gros bordel de grand complot qui manipule tout le monde, où les terroristes anti-extends du Spitzbergen et les capitalistes envahissants de la compagnie Berühren, promoteurs des extends, se retrouvaient en gros dans un même panier, avec un savant fou à l’origine desdits extends pour faire la navette entre les deux groupes censément antagonistes, ce genre de choses, blah blah blah… Un univers décidément très cynique (sans déconner ?).

 

Hélas, c’est à la fois a) convenu et b) confus – à la mesure en fait du dessin saturé d’onomatopées qui, à ce stade, devient franchement pénible. Cette intrigue pas toujours aisée à suivre mais surtout tristement plate et déjà lue/vue mille fois n’a absolument rien pour elle, et ce qu’elle pouvait promettre d’intéressant malgré tout s’avère traité avec une fainéantise et un manque d’implication qui, me concernant, signent fatalement l’arrêt de la série (j’allais dire « des hostilités », mais c’était encore moins approprié).

 

Même le gimmick – car c’en est devenu un – voulant que l’on ne sache pas si Jûzô Inui contrôle bel et bien son corps, ou a laissé le « mystérieux » gamin Tetsurô, avec son extension Harmonie, se glisser dans sa carapace, n’intrigue pas un seul instant. Cette idée avait du potentiel, à l’origine, pourtant…

 

Mais voilà, sur 200 pages, on navigue sans cesse entre baston illisible et flashbacks de poseurs tellement clichés qu’ils en deviennent un archétype du passé torturé/badass/pseudo-sage si commun dans tant de mauvaises séries, et très, très chiant. Et les personnages sont inintéressants au possible – outre que le dessin de Karasuma Tasuku, idéal pour les GSU aux mutations démesurées (il y a quelques délires graphiques pas inintéressants sous cet angle), et bizarrement parfois en mesure d’être des véhicules de l’émotion (c’est toujours le cas ici, je suppose), pèche radicalement quand il s’agit de personnaliser des « humains ». Le revers d’un character design à la base alléchant – mais cette fois, c’est au point où on s’y reprend à deux fois avant de pouvoir affirmer qui est qui, bien trop souvent. Même Pepper et Krohnen, qui avaient été un minimum développés auparavant (pas forcément avec beaucoup de réussite, certes, surtout pour la première), demeurent à ce stade des coquilles vides, et ne sont finalement guère différents de leurs antagonistes sans âme et sans personnalité. Dans ces conditions, s’intéresser aux souvenirs et traumatismes persistants comme aux coups spéciaux grandiloquents-germaniques dont ils sèment leurs bastons… était au-dessus de mes forces.

 

Oui, il est bien temps d’arrêter… Déception, quand même.

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Les Oiseaux de nuit, de Maurice Level

Publié le par Nébal

Les Oiseaux de nuit, de Maurice Level

LEVEL (Maurice), Les Oiseaux de nuit, préface de Philippe Gontier, édition établie et postfacée, avec une bibliographie, par Jean-Luc Buard, documents réunis par Philippe Gontier et Jean-Luc Buard, Cadillon, Le Visage Vert, [1913] 2017, 285 p.

Ma critique se trouve dans le Bifrost n° 91, pp. 154-155.

 

Elle sera en son temps mise en ligne sur le blog de la revue, et j’en donnerai alors le lien ici.

 

EDIT 26/10/2018 : la voici !

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Dômu - Rêves d'enfants, de Katsuhiro Ôtomo

Publié le par Nébal

Dômu - Rêves d'enfants, de Katsuhiro Ôtomo

ÔTOMO Katsuhiro, Dômu – Rêves d’enfants, [Dômu 童夢], traduction [du japonais ? par] Anne-France Reycoquais, Genève, Les Humanoïdes Associés, coll. Styx, [1980-1981, 1983, 1991-1992, 1997] 2003, 238 p.

Akira, la BD et le film, a acquis et conservé une telle aura qu’il est parfois difficile de concevoir que son génial auteur, Ôtomo Katsuhiro, a pu faire d’autres choses très intéressantes avant comme après. En l’espèce, c’est l’avant qui va nous intéresser aujourd’hui – et même l’immédiatement avant, puisque, dans la bibliographie de l’auteur, Dômu précède de très peu Akira… et en contient déjà un certain nombre d’éléments : gamins bizarres aux pouvoirs psychiques et notamment télékinésiques incontrôlables, goût prononcé pour la destruction urbaine, subits et douloureux éclats de gore…

 

Cependant, Dômu demeure une œuvre à part entière, ce n’est certainement pas un vulgaire « brouillon » ; et c’est une BD qui, en son temps, a fait beaucoup parler d’elle et a remporté un très légitime succès aussi bien critique (avec une rare récompense pour la meilleure BD de science-fiction) que commercial – au Japon, mais aussi à l’étranger (en version anglaise, ce fut une des meilleures ventes de Dark Horse). De fait, ce manga n’annonce pas une « révolution Akira », mais constitue en fait une révolution en lui-même – qu’Akira prolongera avec une démesure qui lui sera propre, mais, déjà, avant cela, on perçoit bien, au Japon d’abord puis ailleurs également, que Dômu est une œuvre exceptionnelle et d’une originalité marquée, qui ne ressemble alors à aucune autre.

 

Il y a par ailleurs une différence de ton entre les deux BD, si elles sont toutes deux de science-fiction, et, si Akira mettra l’accent sur l'anticipation et le contexte apocalyptique ou post-apocalyptique, Dômu s’en tient à un cadre bien plus réduit, et ses codes sont plutôt ceux du policier, du thriller et de l’horreur – à vrai dire, au cours de cette relecture, c’est plus particulièrement ce dernier aspect qui m’a frappé, car l’ambiance de Dômu me semble annoncer, pour le coup, quelques traits classiques de la J-Horror qui commençait alors tout juste à se développer et connaîtrait son apogée une petite vingtaine d’années plus tard (ce cadre urbain, notamment, m’a rappelé l’excellent Dark Water de Nakata Hideo, et peut-être aussi le Kairo de Kurosawa Kiyoshi, entres autres j’imagine).

 

L’histoire est assez minimaliste – clairement, ce n’est pas l’atout majeur de cette BD, même si elle ne manque pas non plus d’intérêt en tant que telle. Le cadre de l’action est peu ou prou unique – un quartier résidentiel très récent, avec des barres d’immeubles démesurées ; pas forcément que des HLM pour autant, la population est relativement diversifiée, mais ce cadre urbain inexorable marque de son empreinte le quotidien de ses habitants, qui, au fond, n’ont guère l’occasion ou le besoin d’en sortir ; prétexte idéal pour une certaine critique sociale, on s'en doute, d'autant que c'est bien dans la manière de l'auteur.

 

Seulement voilà : cet îlot de béton est affecté par une série de morts suspectes – des suicides, en apparence, mais que l’on ne s’explique pas bien, et on s’explique encore moins leur nombre, qui dépasse largement le stade de « l’anomalie statistique ». Suffisamment pour que la police enquête… mais elle ne sait guère où chercher, et fait chou blanc. Un enquêteur comprend pourtant une chose essentielle – qui vient contredire la thèse des suicides : dans chaque cas, un objet très personnel a disparu…

 

Le lecteur ne patine pas autant que la police (pas vraiment de spoiler, donc…). En accompagnant les inspecteurs, il découvre la faune bigarrée du quartier, avec ses personnages gentiment ou moins gentiment excentriques – la mère traumatisée par la mort de son bébé, Yo-chan le colosse simplet qui colle un peu trop aux enfants, un spécimen d’alcoolique violent parmi tant d’autres… et Chô-san, un petit vieux qui vit tout seul (et c'est un nouveau point de critique sociale), sénile à l’évidence, le sourire aux lèvres en permanence. Or l’innocent vieillard a des pouvoirs psychiques – nous ne saurons pas d’où ils viennent, la BD ne s’embarrasse pas de ce genre d’explications. Ce qui importe, c'est qu'il use de ces pouvoirs pour manœuvrer ses voisins et les pousser à la mort, puis leur voler un objet anodin mais qui enrichit sa collection de babioles – sans doute ne se rend-il pas bien compte de ce que ses méfaits impliquent, pour lui ce ne sont probablement que des blagues agréablement puériles… Car Chô-san est bien retombé en enfance, littéralement ; mais il est un enfant puissant, et donc dangereux – extrêmement dangereux…

 

La police ne peut rien faire contre pareil phénomène, elle est totalement désarmée ; elle ne peut même pas le concevoir ! Pour arrêter le malicieux Chô-san, il faudra un autre enfant – un « véritable » enfant cette fois : la petite E-chan, qui vient tout juste d’emménager dans le quartier avec sa mère. E-chan aussi a des pouvoirs singuliers – et nous ne saurons pas davantage d’où ils viennent. Mais la petite fille identifie tout naturellement la menace constituée par Chô-san, et elle a beaucoup plus de sens moral que lui – et à vrai dire un œil assez sévère, quand elle ne joue pas gentiment avec ses copains (dont Yo-chan, finalement inoffensif), comme la petite fille qu’elle est malgré tout. Elle entreprend donc de lutter contre le vieillard retombé en enfance – de l’empêcher de faire davantage de mal. Mais le déchaînement de leurs pouvoirs réciproques entraînera une frénésie de destruction urbaine totalement incontrôlable… Le combat des dieux multiplie les victimes chez les humains – d’autant que ces dieux sont des enfants qui ne pèsent pas toujours très bien les conséquences de leurs actes, et, parfois, les mieux intentionnés peuvent s'avérer aussi redoutables que ceux, égoïstes, qu'ils visent à empêcher...

 

J’ai lu à plusieurs reprises – notamment, sauf erreur, dans Le Chrysanthème et le sabre, de Ruth Benedict, ouvrage à manipuler avec beaucoup de précautions, même s’il me semble que j’ai retrouvé ce genre de développements ailleurs (méfiance quand même, je vais peut-être rapporter des bêtises…) – que, dans la société japonaise traditionnelle, mais cela aurait laissé encore des traces aujourd’hui, on passe beaucoup de choses aux enfants, et notamment aux petits garçons, parce que l’on voit dans leur « innocence » quelque chose qui relève de la divinité, de la propre nature des kami ; l’école primaire commence à passer gentiment la bride, mais, avant le collège et surtout la frénésie aliénante des concours d’entrée dans les lycées puis les universités, l’enfant japonais bénéficierait ainsi d’une très grande liberté, qui aurait pour partie son explication dans ce ressenti spirituel, pour ne pas dire religieux. Mais ceci serait également vrai, à l’autre bout de la vie, après l’oppression de la vie active, pour les personnes âgées (traditionnellement, hein – là pour le coup c’est très probablement beaucoup moins vrai aujourd’hui, dans ce Japon vieillissant où le sort du troisième âge est tout sauf enviable, et est même parfois carrément tragique…) : l’idée de « retomber en enfance » serait prise au pied de la lettre, et la sénilité justifierait une nouvelle et ultime phase de liberté, et de bienveillance de la part des proches, le vieillard ayant en définitive retrouvé, même dans la folie, la nature des kami, celle qui était la sienne du temps des culottes courtes. Je ne sais pas le crédit qu’il faut accorder à ces développements, mais, en tout cas, ils me paraissent très éclairants au regard de ce qui se produit dans Dômu, et peut-être y a-t-il bien ici une clef d’interprétation ?

 

Quoi qu’il en soit, ce n’est pas à ce niveau que brille véritablement Dômu. Le vrai point fort de la BD se situe dans son caractère cinématographique, qui se perçoit à deux niveaux : la narration et le dessin.

 

La narration est bien plus complexe – mais à bon droit – que ce que l’histoire laisserait supposer de prime abord. C’est comme si Ôtomo se promenait dans le quartier avec une caméra et un micro, captant çà et là des bribes de conversation, sans suivi, ou des images saisissantes, même si ancrées dans le quotidien d’un complexe résidentiel qui se voudrait au fond très banal. Pourtant, y bruissent les rumeurs – et les commérages. Le rapport entretenu par l’auteur avec son environnement produit un effet remarquable, notamment dans la première partie de la BD, comme une visite guidée et en même temps aléatoire du quartier, où l’on attrape au vol, et sans toujours bien s’en rendre compte, les éléments clefs de l’histoire. Les scènes impliquant directement la police – conférences de presse, réunions stratégiques, échanges privés – n’en produisent que davantage un fort contraste, qui, d’une certaine manière, appuie encore plus sur l’impuissance des représentants de la loi dans cette affaire qui les dépasse de la première à la dernière page. C’est très malin, très bien fait, et sans doute était-ce alors passablement original, si, depuis, on a pu connaître d’autres œuvres procédant de la sorte, éventuellement avec un égal brio.

 

Mais le point fort, celui qui saute à la gueule, c’est le dessin – qui est absolument parfait. Le style d’Ôtomo est reconnaissable entre mille, et qui a lu Akira ne sera pas le moins du monde dépaysé dans Dômu. Mais, à vrai dire, j’ai l’impression que cette BD incomparablement plus courte fait preuve d’une bien plus grande application, tout du long, avec une égale attention pour chaque séquence. Les personnages sont très bien caractérisés, tous aisément identifiables, et leurs émotions sont merveilleusement rendues – avec une mention spéciale pour E-chan, dont la colère comme les pleurs sont incroyablement authentiques ; mais, à vrai dire, le désespoir ultime du pathétique Chô-san n’en est pas moins poignant.

 

Et le décor, c’est encore autre chose – et de quoi se prendre de sacrées baffes. Ôtomo aime à mettre en scène des cadres urbains qu’il rend avec un souci du détail proprement maniaque. Dômu abonde en planches splendides qui en font l’éclatante démonstration, et nombre d’entre elles mériteraient qu’on s’y attarde pendant des heures. Mais Ôtomo, c’est notoire, aime aussi casser ses jouets : comme Akira bientôt, Steamboy plus tard, et peut-être d’autres œuvres encore, Dômu accorde une place conséquente à des fantasmes de destruction urbaine qui sont proprement bluffants.

 

Le résultat est de toute beauté – jusque dans l’horreur, parce que cela fournit alors un cadre de choix pour quelques éclats de gore bien sentis, pas le moins du monde du gore rigolard, mais du gore qui fait vraiment mal (avec notamment un des plus beaux écrasements de tête de toute l’histoire du gore).

 

Mais il faut ajouter à tout cela un sens du cadrage proprement cinématographique, et qui était sans doute alors d’une audace folle, même si c’est devenu plus commun aujourd’hui. Ôtomo aime les angles de vue incongrus mais jamais gratuits, et sa BD a quelque chose de la transposition sur papier de quelque film à l’esthétique très léchée, sans doute conçu par un réalisateur tout dédié à la composition des images, avec un goût prononcé pour la perspective et les figures géométriques – en Occident, mettons un Kubrick, au Japon peut-être un Kobayashi ou un Oshima ? Mais je dois dire que, là encore, Dômu m’a paru anticiper sur un certain nombre de films de J-Horror – et je cite à nouveau Dark Water et probablement Kairo.


Quoi qu’il en soit, les mots me manquent pour exprimer la force de la composition des planches, et l’incroyable souci du détail dont elles font toujours preuve. Un exemple valant sans doute mieux qu’un long discours, voyez par exemple cette page, vers la fin de la BD (mais elle ne spoile rien), qui m’avait sidéré à ma première lecture il y a une quinzaine d’années de cela, et continue de le faire aujourd’hui avec toujours autant de force… Oui, une de ces planches que je peux fixer pendant des plombes.

Dômu - Rêves d'enfants, de Katsuhiro Ôtomo

Dômu, non, n’est certainement pas un « brouillon » d’Akira – même si les liens entre les deux BD ne manquent pas. Non, c’est une œuvre à part entière – et même, disons-le, un chef-d’œuvre à part entière.

 

Magnifique relecture d’une BD parfaitement splendide.

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