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La Déchéance d'un homme, de Dazai Osamu

Publié le par Nébal

La Déchéance d'un homme, de Dazai Osamu

DAZAÏ Osamu, La Déchéance d’un homme, [Ningen shikkaku 人間失格 ; No Longer Human], traduit du japonais par Georges [Gaston] Renondeau, Paris, Gallimard, coll. Connaissance de l’Orient, [1948, 1958, 1962, 1990] 2015, 180 p.

 

Attention : il me faut sans doute introduire cette chronique par un avertissement – le sujet même de cet article m’incitera probablement à y glisser des éléments très personnels et douloureux, en rapport avec la dépression, si je vais tâcher de me restreindre autant que possible à cet égard. Mais nous parlons d’un « roman du moi », où l’auteur, peut-être le plus brillant représentant de ce courant littéraire japonais du XXe siècle, s’expose en vérité à chaque paragraphe ; pour un lecteur tel que votre serviteur, cela produit immanquablement un très fort sentiment d’identification, qui incite probablement à faire de même. D’aucuns qualifieront cette tendance, sinon chez l’auteur, du moins chez moi, de « complaisance » ou de « narcissisme », et c’est peut-être bien le cas. D’où cet avertissement…

Je reviens à Dazai Osamu, un des grands écrivains japonais du XXe siècle, avec ce qui est parfois considéré comme son œuvre la plus importante, La Déchéance d’un homme selon son titre français, Ningen shikkaku en japonais, ou encore, puisque c’est étrangement le « titre original » que mentionne cette édition chez Gallimard, en anglais, No Longer Human. Ce n’est pas la seule bizarrerie de ce livre, à vrai dire, bel et bien traduit du japonais, par « Georges » Renondeau nous dit-on… mais il s’agit en fait de Gaston Renondeau, le général « G. Renondeau », dont le prénom caché sous l’initiale a été souvent écorché ; et dont j’avais déjà lu plusieurs traductions, mais de littérature classique, essentiellement de poésie (je vous renvoie à son Anthologie de la poésie japonaise classique, ainsi qu'aux Contes d’Ise), mais aussi éventuellement de théâtre et notamment de nô. La Déchéance d’un homme tranche, dans cette bibliographie, car il s’agit d’un roman contemporain, initialement publié, en feuilleton, en 1948 – l’année même, en fait, de la mort de son auteur.

 

Je ne vais pas rapporter dans le détail la vie de l’auteur – ce que j’avais déjà fait en chroniquant sa fameuse nouvelle, de peu antérieure, La Femme de Villon. Mais en connaître au moins quelques aperçus s’avère en fait particulièrement utile ici, car La Déchéance d’un homme est peut-être (probablement ?) l’expérience la plus poussée de Dazai dans le registre qu’il avait fait sien du shishôsetsu, ce courant littéraire qui met en avant le moi, l'expression à la première personne, et qui tend presque naturellement vers l’autobiographie, ou du moins l’autofiction. Dans La Déchéance d’un homme, Dazai use pourtant d’un petit artifice à ce propos, en encadrant le cœur de son roman d’une « préface » et d’un « épilogue » également à la première personne, et les seuls moments du livre où l’auteur emploie le pronom watashi, ou « moi », si son propre nom n’y figure pas ; décrivant tout d'abord trois photographies d'un même homme, il y rapporte enfin comment il a reçu, d’une tenancière de bar, les carnets d’un ancien client, carnets dont le contenu autobiographique pourrait à l’en croire donner matière à un bon roman.

 

Ces trois carnets rapportent donc, et forcément à la première personne, la vie navrante d’un certain Yôzô… mais nous comprenons très vite que ce Yôzô est en fait Dazai Osamu, car les éléments les plus cruciaux du récit correspondent à des événements bien réels de la vie de l’auteur : son ascendance aristocratique, avec un père parlementaire, ses études avortées, sa fréquentation de militants marxistes, sa vie de débauche, d’abord en alcool et en prostituées, mais qui culminera avec une addiction à la morphine débouchant sur une hospitalisation en psychiatrie, enfin et surtout, tout du long, sous-jacents, son tempérament dépressif et ses nombreuses tentatives de suicide (Maurice Pinguet évoquait le cas de l'auteur en long et en large dans son essai La Mort volontaire au Japon), dont une particulièrement traumatisante, en forme de shinjû (double suicide amoureux) à la manière des Tragédies bourgeoises de Chikamatsu… à ceci près qu’il est raté, et de la pire des manières : lui survit, mais pas sa compagne… Dès lors, la mise à distance censément opérée par la préface et l’épilogue, en vérité, ne trompe personne : c’est bien de lui-même que parle Dazai Osamu dans La Déchéance d’un homme – ce qui confère à son roman des allures de cas clinique, disséquant les symptômes de la dépression et de la pulsion autodestructrice.

 

(Et c’est bien ce en quoi ce roman ne pouvait que me toucher – rudement, le cas échéant.)

 

Le point de départ, pour Yôzô, se situe dans la petite enfance. Sa pathologie, originellement, prend source dans deux traits associés : l’incapacité pour le petit garçon de comprendre le monde qui l’entoure, et tout particulièrement les gens qui l’entourent, d’abord dans sa propre famille, et, en guise de réaction qui est avant tout protection, son réflexe consistant à « jouer un rôle », à « porter un masque », et pas n’importe quel masque : celui du bouffon. La gêne sociale du garçon, sa balourdise qui en découle, lui valent assez tôt la réputation d’un imbécile auprès de ses parents mêmes, et Yôzô choisit donc de faire l’idiot, sciemment – mieux vaut faire rire que susciter le mépris (ou la pitié, d’ailleurs).

 

Et il se montre compétent dans ce procédé : il fait rire les membres de sa famille, il fait rire ses camarades à l’école… Jusqu’au jour du moins où un de ces petits garçons comprend que Yôzô « fait exprès ». Notre « héros » redoutait tout spécialement que cela se produise – car il est de manière générale obsédé par le jugement des autres, même quand il joue au bouffon. Il se rapproche de cet écolier perspicace, il devient son ami, son meilleur ami, peut-être même son seul ami, non pas par inclination personnelle, car il ne comprend pas les gens et ne parvient pas à y attacher beaucoup d’importance, sincèrement du moins, mais seulement pour protéger son « secret »…

 

Yôzô se sent depuis longtemps condamné – et d’autant plus qu’autour de lui, peut-être en partie parce qu’il leurre effectivement tout le monde avec son masque de bouffon, on tend plutôt à lui prédire un bel avenir : son talent de guignol le rend étrangement populaire, il est beau garçon et plaira forcément aux femmes, il dessine bien et deviendra un grand peintre… Mais Yôzô n’y croit pas ; pire, il voit dans chacune de ces prédictions une menace ! Et c’est alors, insidieusement, que son trouble devient proprement dépressif.

 

C’est une forme de haine de soi, qui se traduira doublement, par la tendance à l’autodestruction, et par l’apathie – qui sont en fait éventuellement antagonistes, et pourtant intimement liées dans le profil pathologique de Yôzô (et d’autres) ; autant d’éléments cumulés qui, à l’en croire, le « disqualifient » de l’humanité – mais ce sentiment opère rétrospectivement, et Yôzô est persuadé que tout cela était déjà en lui dès le départ, et persisterait jusqu’à sa fin, sans doute guère éloignée. On pourrait naïvement avancer que ces fragilités, bien loin d’exclure Yôzô de l’humanité, l’y inscrivent, et pourtant ce sentiment me parle : la conviction de sa monstruosité, l’autodénigrement perpétuel, l’obsession du jugement des autres qui vire en même temps au narcissisme, le syndrome de l’imposteur, la crainte panique aussi bien du succès que de l’échec, ou peu s’en faut, en tout cas le grossissement de l’échec presque au stade de la complaisance, oui, et enfin, dans les moments les plus extrêmes, la conviction de ne même pas exister, quand des idées noires d’un autre ordre convainquent avec rudesse que l’on existe pourtant bien trop, tout cela est très habilement disséqué dans les réflexions de Yôzô/Dazai, et rend la lecture de La Déchéance d’un homme parfois très éprouvante – au plan le plus intime : je ressens bel et bien tout ça, ou l’ai ressenti. L’identification n’est – forcément – jamais exacte (les amours malheureuses...), mais elle est suffisamment forte pour que les phrases de Dazai Osamu frappent au cœur.

 

Ce qui vaut également, donc, pour ces tendances à l’autodestruction et à l’apathie – cette dernière étant liée aussi à un manque d’empathie. En fait, je retiens plus particulièrement cette deuxième tendance – qui est à mes yeux le cœur de la pathologie (et sur laquelle, insert intime, j’ai été amené à me poser beaucoup de questions ces derniers temps, notamment quant à son traitement). Dazai Osamu rend à merveille l’impossibilité d’accomplir quoi que ce soit, et la distance qui s’insinue toujours dans le rapport aux autres – que ce soit dans la douleur ou, au contraire, pour s’en prémunir. Mais, pour ce qui est de l’autodestruction, le cas de Dazai Osamu/Yôzô va bien plus loin – si je peux me reconnaître dans diverses formes de sabotage des opportunités, ou dans la tendance à se montrer excessivement dépensier (et l’auteur comme son personnage sont issus d’un milieu très riche, qu’ils parasitent jusqu’au point de la misère), voire dans certaines addictions éventuellement, mais sur un mode très, très atténué de mon côté, au point où la comparaison a quelque chose de risible, le reste dépasse largement mon expérience.

 

C’est le principal mode de discussion de l’autodestruction dans La Déchéance d’un homme, mais il faut bien sûr y associer la question du suicide – de la part d’un auteur qui a multiplié les tentatives, et les échecs, jusqu’à ce qu’enfin il parvienne à prendre sa vie (dans un nouveau double suicide amoureux !), très peu de temps après la publication de ce roman ; son cadavre, ironiquement, sera retrouvé le jour de son trente-neuvième anniversaire, le 19 juin 1948. En notant que Yôzô, dans le roman, n’atteint pas cet âge : ses carnets en font un vieillard de 27 ans – il y a du Portrait de Dorian Gray en lui, davantage que de Dorian Gray lui-même. L’évocation du suicide est somme toute relativement discrète, dans La Déchéance d’un homme, mais elle saisit vigoureusement en plusieurs occasions – la plus terrible étant bien sûr le shinjû échouant de la pire des manières, où la compagne périt quand l’homme survit, et s’attire en conséquence l’inimitié de tous, comme criminel.

 

Mais le plus terrible, et, je crois, le plus juste dans ces évocations de la mort volontaire, est ce qui renvoie encore à l’apathie et au défaut d’empathie. La pulsion de mort y est représentée pour ce qu’elle est, quelque chose de lancinant mais discret, pourtant de plus en plus obsédant, jusqu’à ce que l’impulsion, parfois sans événement déclencheur identifiable, décide absurdement du geste. Mais l’apathie intervient donc ici également – et quand Yôzô ranimé constate son échec, il est plus indifférent qu’autre chose : au fond, prendre sa vie n’avait pas tant d’importance… L’apathie l’emporte sur, par exemple, le remords, la tristesse ou la colère : il ne reste que le vide, pas si différent de celui qui a précédé l’acte. Mais le geste a pourtant ses conséquences – essentiellement dans la relation aux autres ; et le suicidant n’est pas disposé à bien le comprendre, car rien n’a d’importance à ce stade, pas même l’échec ; rien, du moins, ne saurait être envisagé qui pourrait arranger les choses ; et, au fond, c’est sans doute parce que la relation aux autres a de toute façon toujours été problématique.

 

La Déchéance d’un homme est un court roman d’une lecture très éprouvante. Est-il pour autant « complaisant » ? Je ne suis certes pas le mieux à même d’en juger… Mais cette chronique appuie par la force des choses sur le ressenti dépressif et ce qui y est associé – tout le roman ne réside cependant pas dans ces seuls aspects, et, si Yôzô soliloque plus qu’à son tour, sur un mode éventuellement existentialiste qui le confronte sans cesse à l’absurde, La Déchéance d’un homme convainc aussi par la justesse des portraits qu’il dresse, en peu de mots pourtant, et l’impact authentique des scènes – pas seulement les plus douloureuses, d’ailleurs, et notamment dans la mesure où Yôzô, se livrant sur le papier, se confessant même, a encore quelque chose de son masque de bouffon (et il est bien temps à ce propos que je lise les Confessions d’un masque de Mishima Yukio, roman paru… l’année suivante !).

 

On appréciera aussi, à ce niveau de lecture, la vague satire sociale, ou en tout cas la dimension critique à cet égard de l’exposé de Yôzô : Dazai Osamu revient à sa manière sur un thème qui lui est cher, la dégradation de l’aristocratie nippone (au cœur notamment de son roman Soleil couchant, de peu antérieur, et qu’il me faudra lire bientôt), et, contraste entre le temps de l’écrit et le temps du récit, les incertitudes des Japonais au lendemain de la défaite de 1945 se devinent ici ou là. Cependant, dans le contexte historique de la narration, antérieur à la guerre, on est davantage porté à relever les ridicules d’un faux parlementarisme qui ne trompe personne, ou la « subversion » marxiste qui a quelque chose de « ludique », et que l’on rejoint souvent, à l’instar de Yôzô, et de Dazai Osamu lui-même, pas tant pour concrétiser des convictions sincères, que pour s’accorder la vague excitation de l’interdit, en brisant au passage quelques contraintes et tabous – une raison de vivre qui en vaut bien une autre, quand tout est absurde ; et le bouffon sait comment tromper son monde, au nom de la blague.

 

(Note au passage : un aspect de ce roman pourra peut-être hérisser les lecteurs contemporains, et c’est l’image des femmes, pas très positive – même s’il faut sans doute prendre en compte les biais de Yôzô sinon Dazai Osamu, or c’est ici, tout particulièrement, que l’apathie et plus encore le défaut d’empathie se font sentir ; le mot est faible, car ils sont littéralement écrasants…)

 

Je ne ferai pas de La Déchéance d’un homme un chef-d’œuvre – même si on l’a souvent présenté comme tel. Par ailleurs, un peu gratuitement peut-être, je tends à croire que la traduction française est… perfectible ? Même si elle a indéniablement ses bons moments, où le livre original se révèle dans toute sa force et sa majesté. À vrai dire, la « préface » est… époustouflante, je crois que c’est le mot. Des pages d’une grande beauté, d’un style parfait, d’une puissance d’évocation redoutable. Mais je crois que, me concernant, cela a eu son revers : le roman en lui-même ne m’a que rarement paru retrouver ces sommets initiaux – probablement la scène du shinjû raté et ses suites immédiates, ainsi que l’hospitalisation d’un Yôzô ravagé par son addiction à la morphine, deux moments cruciaux de la vie de Dazai Osamu il est vrai. Le reste est bon sans être brillant, à mes yeux du moins.

 

Mais La Déchéance d’un homme, globalement, est bien une lecture marquante et terrible.

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