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Nouvelles Orientales, de Marguerite Yourcenar

Publié le par Nébal

Nouvelles Orientales, de Marguerite Yourcenar

YOURCENAR (Marguerite), Nouvelles Orientales, Paris, Gallimard, coll. L’Imaginaire, [1938, 1963, 1978] 2016, 149 p.

Cela faisait des années que je disais vouloir lire Marguerite Yourcenar. Pour plein de raisons, ce nom revenait sans cesse, en lien avec telle autre lecture, ou telle autre encore – les Mémoires d’Hadrien, notamment, prennent la poussière depuis bien quinze ans dans ma bibliothèque de chevet. Mais les Nouvelles Orientales étaient un autre titre régulièrement croisé ici ou là – à vrai dire, je m’étais même procuré ce petit recueil relativement récemment, sous un prétexte futile : je savais que s’y trouvait une nouvelle d’inspiration japonaise (de la part d'une autrice qui consacrerait ultérieurement un essai à Mishima, un autre petit livre qui prend la poussière dans mes rayonnages)… Bah, un prétexte qui en vaut bien un autre, puisque j’ai enfin lu ce très beau recueil – mais tout récemment encore l’apologie par une camarade de « Comment Wang-Fô fut sauvé », la nouvelle introductive du recueil (mais seulement à partir de sa deuxième édition en 1963) et peut-être la plus célèbre, est sans doute ce qui m’a amené à sauter le pas, très concrètement ; alors merci beaucoup !

 

Il faut s’entendre sur ce titre de Nouvelles Orientales. Et sans doute en commençant par cette notion d’Orient, puisqu’elle a été déterminante dans ma lecture. C’est une conception très large : l’Orient de Yourcenar commence aux Balkans, sinon à la gare de l’Est. De fait, l’autrice avait alors beaucoup voyagé en Grèce et en Serbie, etc. : c’est le cadre privilégié de ces Nouvelles Orientales (six sur dix). L’Orient plus lointain – l’Orient tel qu’on le conçoit presque intuitivement – est finalement assez peu abordé ; le monde musulman, d’ailleurs, est ignoré, en dehors de la présence turque dans l’Europe méditerranéenne, reléguée de manière générale, quand elle est là, à un rang d’antagoniste. Au-delà, une nouvelle indienne, une chinoise, une japonaise (donc). Le recueil se conclut par ailleurs avec une nouvelle qui n’a absolument rien d’oriental : elle se déroule à Amsterdam, l’Orient n’y est qu’à peine envisagé, en trois mots, pour évoquer des voyages passés… Qu’importe : « La Tristesse de Cornélius Berg » offre un ultime reflet, autrement sombre, à « Comment Wang-Fô fut sauvé », ce qui suffit bien à justifier sa présence ici.

 

Ces Nouvelles Orientales, par ailleurs, sont essentiellement des contes. Marguerite Yourcenar puise dans la mythologie, le folklore, les légendes, les faits-divers, exceptionnellement les œuvres purement littéraires (en fait, cette dernière possibilité concerne précisément la nouvelle « japonaise » qu’est « Le dernier amour du prince Genghi », qui développe habilement un épisode passé sous silence dans le monumental Dit du Genji de Murasaki Shikibu, soit les circonstances de la mort du prince resplendissant…). Dès lors, avec quelques exceptions, la surnature y a régulièrement sa part, sous la forme d’un merveilleux édifiant (taoïste, chrétien, etc.), ou de la mythologie (indienne, grecque…), si le terme de « fantastique » ne paraît pas tout à fait convenir – encore que, parfois… Mais, de toute façon, certaines de ces histoires se passent très bien de ces manifestations impossibles – et les plus « réalistes » ne sont pas toujours les moins étranges ou grotesques. Mais tout cela en fait bien un titre qui a assurément sa place dans cette collection « L’Imaginaire », qui ne l’est parfois pas tant que cela (j’ai cru comprendre d’ailleurs que c’en était une des publications les plus populaires).

 

Il y a peut-être un revers à cette médaille : ces textes, si je suis persuadé qu’ils se suffisent à eux-mêmes, c’est une évidence, renvoient régulièrement à tout un univers de pensée qui nous est globalement étranger, et font parfois preuve d’une certaine érudition dont tous les lecteurs, votre serviteur parmi tant d’autres, ne disposent pas forcément. Cela ne gêne en rien le plaisir de la lecture au premier degré, disons, mais cela peut rendre plus délicate l’approche critique – en fait, c’est précisément le cas du « Dernier amour du prince Genghi » qui me paraît révélateur de ce fait : pour le coup, je disposais, au moins dans les grandes lignes, des clefs pour comprendre l’univers référentiel de cette nouvelle – ce n’est certainement pas le cas pour bien d’autres, par exemple les (deux) histoires renvoyant au personnage de Marko Mrnjavčević. Et si « Comment Wang-Fô fut sauvé », par exemple, a quelque chose d’universel, je me doute cependant que la connaissance du contexte spirituel et philosophique du conte, avant même son contexte historique, pourrait assez légitimement en modifier la lecture. Bon, ce n’est peut-être pas si problématique que cela (dans son « Post-scriptum », Marguerite Yourcenar elle-même donne quelques pistes… et semble avancer que le cas du « Dernier amour du prince Genghi » est, justement, assez à part) : la beauté des textes suffit de toute façon à emporter l’adhésion.

 

Or l’autre trait d’union de ces Nouvelles Orientales est bien sûr la pureté de leur style, d’une élégance classique emplie du souffle des vieux mythes et légendes. La plume de Marguerite Yourcenar est parfaitement appropriée à ces récits empreints d’une délicieuse majesté archaïque ; leur forme même incite à la récitation à haute voix, et c’était précisément ce qu’il fallait ici – et cela reste vrai même quand, assez régulièrement d’ailleurs, l’autrice enrobe son récit mythique d’un contexte contemporain, là des voyageurs qui s’édifient mutuellement, ici un autochtone un peu revêche, mais en même temps tout à fait désireux d’enseigner aux ignorants de passage les hauts faits antiques qui ont rendu immortel leur petit village perdu dans les monts et les forêts. La bascule entre ces deux univers est à vrai dire particulièrement savoureuse – et, dans tous les cas, l’extrême précision de la plume de l’autrice suscite un véritable festival de sentences parfaites, de celles qu’on est tellement tenté de citer, comme contenant en elles-mêmes, à elles seules, tout un univers, un récit à part entière et qui pourrait se suffire à lui-même.

 

Il serait vain, dans le cadre de ce blog, d’examiner chaque nouvelle une à une – d’autant que je n’ai probablement pas les épaules pour ce faire. Je suppose par contre que, d’une manière très bloguesque pour le coup, je peux cependant lister les textes qui m’ont le plus parlé… Si je devais n’en retenir que trois (le tiercé, c’est son dada), ce serait probablement les suivants, dans le désordre : sans surprise, « Le dernier amour du prince Genghi » est du lot, récit aussi malin que poignant, variation pertinente sur le chef-d’œuvre de Murasaki Shikibu – un récit totalement exempt de surnature, pour le coup, à la différence de « Comment Wang-Fô fut sauvé », le plus immédiatement saisissant de ces dix récits peut-être, le plus célèbre aussi je suppose, et la meilleure des introductions à ces Nouvelles Orientales ; ici, l'art sauve... mais cela ne sera pas toujours le cas. Je citerais enfin « La veuve Aphrodissia », histoire sombre et douloureuse, rude en même temps que bouleversante, où l’amour passionnel rejette avec vigueur les restrictions d’une pesante et bien souvent hypocrite moralité.

 

Mais il est bien d’autres textes saisissants, comme l’excessif et grotesque « Le Sourire de Marko », la belle fable « Notre-Dame-des-Hirondelles » et sa résolution bienheureusement syncrétique, ou encore ce cruel « Lait de la mort », qui contribue, avec quelques autres textes, à illustrer les malheurs mais aussi, plus exceptionnellement, les révoltes des femmes dans cet Orient historique qui est parfois tout autant le monde – sous la figure tutélaire, peut-être, de « Kâli décapitée », déesse céleste et putain terrestre, à qui le sage révèle la beauté des contradictions.

 

Les Nouvelles Orientales sont un superbe recueil, à la hauteur de la réputation de l’autrice. Je suis heureux d’avoir enfin entrepris de lire Marguerite Yourcenar, et il me faudra ne pas m’arrêter là – d’autres œuvres, immenses je n’en doute pas, attendent depuis bien trop longtemps que je les retire de mes rayonnages…

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First and Only, de Dan Abnett

Publié le par Nébal

First and Only, de Dan Abnett

ABNETT (Dan), First and Only, in ABNETT (Dan), Gaunt’s Ghosts, vol.1: First and Only – Ghostmaker – Necropolis, Nottingham, Games Workshop – Black Library, coll. Warhammer 40,000 – Gaunt’s Ghosts, [1999] 2016, [édition électronique]

C’est l’été.

 

(Je ne sais pas si vous êtes au courant.)

 

Et l’été, plus le Nébal dégouline de sueur, et gémit quand le Coca Zéro vient à manquer, plus il a envie de lire des trucs de bourrin.

 

Ça arrive.

 

L’été.

 

(Surtout…)

 

Bon, et là, mes camarades m’ont contraint et forcé (tu parles…) à me replonger dans l’univers de Warhammer 40,000 – cet univers délicieusement fasciste et qui sent le mâle. Et que j’adore. Très sincèrement. Là, je suis PJ depuis peu à Rogue Trader, ce qui m’a aussi donné l’envie de lire enfin Black Crusade… et, oui, de me remettre aux romans de la Black Library. Oui. Il y a quelque temps de cela (tiens, c’était l’été), je m’étais lu les quatre premiers volumes de la considérable saga « L’Hérésie d’Horus », et, ma foi, ça m’avait bien plu, dans l’ensemble. Suffisamment pour que je souhaite retenter l’expérience.

 

Cependant, si je m’y remets petit à petit (là, je suis en train de lire le cinquième volume, Fulgrim, de Graham McNeill, et pour le moment ça se passe très bien), j’avais quand même une vague frustration à l’égard de… ben, l’univers de cette série. Car elle décrit un moment clef (et qui s’étend pas mal) de l’histoire de Warhammer 40,000, mais, eh, justement, elle se déroule dix mille ans avant le quarante-et-unième millénaire – ce n’est donc pas vraiment l’univers arpenté dans les divers jeux de rôle et de figurines, etc., mais sa colossale introduction (ou préquelle si vous y tenez).

 

Là, j’avais justement envie de cet univers de jeu, avec l’empereur-charogne qui n’a pas bougé de son trône d’or depuis dix mille ans, et avec sa si charmante Inquisition, ce genre de choses – le véritable univers Warhammer 40,000, Facho++. J’ai fait appel à Ceux Qui Savent, lesquels, hors « Hérésie d’Horus », m’ont suggéré pour l’essentiel deux pistes : d’abord (et surtout ?), la série des « Fantômes de Gaunt », à vue de nez la plus connue de la Black Library avec, eh, « L’Hérésie d’Horus », et, moins ultra-militaire, la série « Eisenhorn » ; et, dans tous les cas, à la base du moins, c’est du Dan Abnett – probablement l’auteur le plus connu et vendeur de romans Warhammer 40,000.

 

À vrai dire, lire « Les Fantômes de Gaunt » me chatouillait depuis quelque temps déjà – c’est un titre que j’ai souvent croisé… Et, du coup, hop – avec l’omnibus de la trilogie originelle (dite ultérieurement de « La Fondation »), mais en version anglaise ; pas pour la pureté du style, hein, mais j’avais quand même souffert avec certaines traductions des premiers volumes de « L’Hérésie d’Horus », à l’époque, alors…

 

Et donc, aujourd’hui, First and Only – c’est-à-dire Premier et Unique (ah ?) dans la langue de Guillaume Musso.

 

Du gros space op’ militaire – la version avec des uniformes sympa en cuir, casquettes, galons, tout ça, plutôt que les grosses méga-armures des Astartes ; ça défouraille quand même pas mal.

 

Gaunt, donc – Ibram, de son prénom. Le bonhomme n’est pas un officier de la Garde Impériale comme les autres. Bon, déjà, c’est à la base un commissaire politique, alors on évitera de le faire chier sur la doctrine. Mais, en même temps, et c’est beaucoup plus singulier à vrai dire, tout fanatique de la cause impériale qu’il soit, Gaunt a un horrible défaut : il accorde de l’importance à la vie de ses hommes (on évitera de dire « à la vie en général », faudrait voir à pas déconner non plus). Ses collègues, et ses supérieurs, n’ont guère pour habitude de s’en embarrasser ; l’armée impériale est une énorme machine, elle compte des millions, peut-être des milliards de soldats divers et variés – dans un immense théâtre d'opérations à l'échelle de la galaxie ; autant dire qu’elle peut le plus souvent se permettre de sacrifier des régiments entiers, à ce stade simples objets statistiques ; et, a fortiori dans cet empire beaucoup trop grand et beaucoup trop complexe, même les statistiques, on a du mal à en tenir le compte. Alors où est le problème ? Il n’y a pas de problème.

 

La stratégie, pour certains officiers supérieurs, obéit en fin de compte à des principes agréablement simples : on envoie les pioupious au front par paquets de trouze, on écrase les rebelles/les xénos/les disciples infâmes des Puissances de la Ruine sans regarder à la dépense en vies humaines, et on monte en grade, suffit de ne pas manquer de respect à l’inquisiteur de passage. Le supérieur de Gaunt, là, c’est d’abord le Lord-Général Hechtor Dravere, et c’est un joyeux archétype de ces aimables philanthropes. Il y a littéralement « GROS CONNARD » écrit sur son armure. Et il a de l’ambition, le bougre – frustré de ne pas avoir hérité du méga-commandement de la croisade lancée contre les forces du Chaos dans les Mondes du Sabbat il y a déjà dix ans de cela, il est à l’affût du moindre avantage qui lui permettrait de monter, monter, monter, comme la sève, quoi (en tout bien tout honneur).

 

Gaunt n’a rien d’un tendre. Le bonhomme est à vrai dire plutôt froid. Mais il prend en compte la vie de ses hommes, oui. Dingue, ça… Faut dire, il ne s’agit pas de n’importe qui non plus ! Gaunt a fait ses premières armes avec les régiments d’Hyrkan de la Garde Impériale, et s’en est ma foi plutôt bien sorti, mais on l’a affecté depuis au régiment de Tanith – oui, « au », au singulier : le Premier et l’Unique. Car la planète Tanith s’est fait défoncer la gueule pile au moment de la Fondation du régiment – les Tanith qui en font partie, eh bien, sont les seuls Tanith qui restent… Raison de plus pour éviter de faire n’importe quoi avec leurs vies, hein ?

 

Mais, rassurez-vous, ils sont quand même beaucoup moins mignons que… des pandas mignons, disons.

 

Non, ce ne sont pas des pandas mignons.

 

Non.

 

Ce sont des militaires – et des bons. D’autant que, sous le commandement avisé de Gaunt, ils se sont fait une spécialité des opérations demandant, sinon du tact, du moins de la discrétion. Ils font de bons éclaireurs, et de bons chasseurs. Ils sont donc des fantômes, et ceux de Gaunt, à deux titres : leur monde est mort, et ils frappent sans être vus (dans l’idéal).

 

Dès lors, entre Gaunt et ses hommes, nous avons droit à absolument tous les clichés du film de guerre quand il se focalise sur une petite compagnie de frères d'armes. Bon, c’est le jeu… Notez, Dan Abnett ne s’en tire pas si mal : Gaunt est plutôt un bon personnage, et, à l’occasion, il parvient effectivement à sortir ses braves pioupious de l’anonymat des statistiques – ce qui devrait bel et bien être le propos, au moins pour partie. J’espère quand même que ça s’améliorera par la suite, parce que là c’est encore assez limite…

 

Quoi qu’il en soit, Gaunt a quelques soucis. En effet, comme le disait le Philosophe, « autant j'suis pas pas pour dire du mal des cons quand ça se voit, autant on va pas parler des cons sans faire un détour par les militaires ». Et, dans la Garde Impériale, il y a beaucoup de cons – de vrais gamins, en fait, à « l’honneur » chatouilleux. Dravere n’aime pas Gaunt – mais le régiment des Patriciens Jantins, notamment, et tout d’abord son chef Draker Flense, le hait purement et simplement ; on se doute qu’il y a une très mauvaise raison derrière tout ça, et, oui, bravo, vous avez exactement deviné laquelle (ce roman est incroyablement prévisible, dans son côté « formule », j'y reviendrai). Et ça dégénère bien vite : les régiments de la Garde Impériale se haïssent tellement, en fait, qu’ils sont prêts à saboter des opérations d’envergue pour régler leurs petits comptes de sales gosses – au point à vrai dire où c'est le roman lui-même qui devient un peu trop puéril.

 

Et ça, tout inquisiteur vous le dira, c’est mal.

 

C’est de l’hérésie.

 

Enfin… Tout bon inquisiteur vous le dira. Parce que – je frémis rien qu’à l’écrire, la suspicion d’hérésie pèse sur moi, et elle vaut comme de juste condamnation en vertu du saint principe de la présomption de culpabilité – il y a des bons inquisiteurs, et des mauvais inquisiteurs ; le mauvais inquisiteur… Bon, je vais pas vous refaire le sketch. Toujours est-il qu’il y a là un inquisiteur sacrément mauvais – et lié à Dravere. Et Gaunt, par des voies détournées, découvre l’existence d’un COMPLOT au sein de la Garde Impériale, du moins dans la croisade des Mondes du Sabbat – un complot qui pourrait dégénérer très vite, si les indélicats en question mettaient la main sur une découverte incroyable… Une arme secrète d’une puissance telle… qu’elle corromprait aussitôt qui serait assez fou pour en faire usage.

 

Et là, sachez qu’en parallèle je relis Le Seigneur des Anneaux, et que, bizarrement, Tolkien s’en tire beaucoup mieux que Dan Abnett, là.

 

Bizarrement.

 

Car, pour le coup, là aussi la formule est trop évidente, trop visible – parfois même agaçante, quand Dan Abnett abuse de son MacGuffin en multipliant les fins de chapitre en forme de pseudo-cliffhangers du genre : « Cette découverte est vraiment extraordinaire ! C’est terrible ! Je n’ose le dire ! » Et il n’ose le dire bien trop longtemps, très artificiellement – quand vient le moment de révéler la chose, du coup, ben, ça tombe forcément un peu à plat.

 

Et ce n’est hélas pas le seul procédé du genre. L’exploration récurrente du passé de Gaunt, et indirectement de ses ennemis (notamment pour ce qui est de la rivalité entre Gaunt et Flense…), produit le même effet.

 

Et la dimension « prophétique » de l’implication de Gaunt est aussi lourde que vous pouvez le supposer.

 

Enfin, les scènes de batailles sont très nombreuses (je savais à quoi m'attendre, hein, c'est le jeu, mais là c'est peut-être un chouia excessif quand même à mes yeux)... et pas des plus palpitantes, en fin de compte, ce qui est davantage problématique.

 

Oh, et je ne vous parle même pas de l'identité vach'ment surprenante du pion de l'inquisiteur.

 

Autant dire les choses, dès lors : ce premier tome des « Fantômes de Gaunt » n’est vraiment pas fameux. Ou pas très bon. Voire même limite mauvais. Bon, ça se lit raisonnablement bien, c’est fait pour, mais vraiment sans enthousiasme débordant. À ce compte-là, First and Only, me concernant, est clairement une déception – pas à la hauteur de la bonne réputation de ce cycle chez les amateurs de Warhammer 40,000.

 

Ce qui, cependant, ne me dissuadera pas de lire la suite – c’est l’été, et je suppose que la série a pu prendre son envol ultérieurement. Reste que je m’attendais à mieux – et que la licence Warhammer 40,000 peut faire bien mieux, sans l'ombre d'un doute ; d’ailleurs, comme je le notais plus haut, j’ai depuis entamé la lecture de Fulgrim, de Graham McNeill, et, pour le moment en tout cas, ça n’est pas seulement (bien, bien) meilleur, c’est tout à fait recommandable et palpitant – y compris les scènes de batailles, bien plus réussies. Et, à vrai dire, de manière générale, c'est autrement plus malin, même avec des bourrins d’Astartes pour personnages : il y a un fond, figurez-vous, et très intéressant. Le roman de Dan Abnett n'est pas tant malin que roublard, lui, et la connotation est tout autre…

 

Alors, First and Only ? Franchement, au mieux bof, et probablement même pas… La suite quand même un de ces jours, avec Ghostmaker (Les Fantômes dans la langue de Stéphane Bern). En en espérant davantage.

 

(Fach... Fait chaud, hein ?)

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Dersou Ouzala, d'Akira Kurosawa

Publié le par Nébal

Dersou Ouzala, d'Akira Kurosawa

Titre : Dersou Ouzala

 

Titre original : Dersu Uzala (Дерсу Узала)

 

Titre alternatif : L’Aigle de la taïga

 

Réalisateur : Kurosawa Akira

 

Année : 1975

 

Pays : URSS – Japon

 

Durée : 142 min.

 

Acteurs principaux : Maksim Mounzouk (Dersou Ouzala), Youri Solomine (Vladimir Arseniev)…

À LA RESCOUSSE D’UN GÉNIE

 

Dersou Ouzala est un film très singulier dans la carrière de Kurosawa Akira – et d’une très grande importance pour la suite des événements.

 

Dans les années 1970, le cinéma japonais, et son système des studios, sont en crise – à vrai dire, ladite crise avait déjà été bien entamée dès les années 1960. Kurosawa, qui tournait approximativement un film par an depuis le milieu des années 1940, rencontre à partir de Barberousse, en 1965, des difficultés pour monter ses nouveaux projets – d’autant que le public, la critique comme les sociétés de production, après l’avoir porté aux nues comme étant l’homme qui a révélé le cinéma japonais au monde avec Rashômon, tout en enchaînant les succès artistiques aussi bien que populaires, le public, la critique et les studios, donc, commençaient alors à le bouder pour son cinéma jugé « trop international ».

 

Après Barberousse, donc, qui constitue sa dernière collaboration avec son acteur fétiche devenu star, Mifune Toshirô, il lui faut attendre cinq ans pour sortir un nouveau film, Dodes’kaden (dans le contexte de la Yonki no kai, dont j’avais parlé en traitant de Kobayashi Masaki – un article qui peut éclairer la situation de Kurosawa Akira à cette époque) ; hélas, ce film, dans lequel le réalisateur s’était beaucoup investi, connaît un terrible échec commercial en même temps que critique – c’en est au point où Kurosawa, bien vite, ne peut absolument plus tourner au Japon… Artiste exclu de son art, aux abois, le réalisateur fait une tentative de suicide…

 

Le salut, de manière inattendue, viendra de l’extérieur – ce qui n’arrangera pas forcément la réputation de Kurosawa au Japon, pour un temps du moins. En effet, les quatre films suivants du réalisateur, tous séparés par cinq années à chaque fois, seront des financements internationaux – soviétique dans le cas qui nous intéresse, puis américains, par deux fois (Kagemusha et Rêves), et français (Ran). Dersou Ouzala est le premier de ces films « étrangers », et le plus « radical » sous cet angle, puisque le film est présenté comme soviétique, et a été tourné en Sibérie avec une équipe presque exclusivement soviétique, avec des acteurs russes et en langue russe, fait unique.

 

Mais justement : le succès du film en Occident, puisqu’il est applaudi aussi bien à Moscou qu’aux Oscars, a pu jouer un certain rôle dans l’entreprise ultérieure d’admirateurs américains, tels Francis Ford Coppola, George Lucas, Martin Scorsese et Steven Spielberg, visant à permettre à Kurosawa de continuer à tourner – ce qui débouchera cinq ans plus tard sur Kagemusha, film pour lequel le réalisateur japonais obtiendra (enfin ?) la Palme d’or (même si je tends à croire qu’elle récompensait plus une carrière que ce film en particulier). On est donc tenté de dire que Dersou Ouzala a sauvé le réalisateur.

 

L’IMPLICATION DE KUROSAWA

 

Pour autant, il ne s’agit pas d’un pur film de commande. Si le projet est véritablement né, en 1971, quand des producteurs russes ont démarché Kurosawa Akira, celui-ci, dont on sait qu’il prisait la littérature russe (plusieurs de ses films sont des adaptations de Dostoïevski, de Gorki…), avait lu et beaucoup apprécié, dans sa jeunesse, les livres largement autobiographiques de l’officier topographe Vladimir Arseniev qui sont à l’origine de Dersou Ouzala – l’acteur Youri Solomine, qui incarne Arseniev dans le film de Kurosawa, a même avancé que le réalisateur aurait songé, vers le début de sa carrière, à adapter ces récits mêlant l’aventure à l’humanisme, éventuellement en les transposant dans un cadre japonais.

 

Quoi qu’il en soit, Kurosawa a saisi cette occasion de tourner un autre film, un film « différent », et dans un cadre naturel magnifique – une atmosphère autrement plus respirable que celle des studios japonais en crise et d’un public nippon ingrat.

 

Par ailleurs, il s’accapare bien vite le projet : comme souvent, il est crédité en tant que coscénariste du film – et il épuise ses directeurs photo russes (il en a conservé un de japonais, comme une exception…), avec ses méthodes de tournage très perfectionnistes.

 

Il sait aussi résister aux mauvaises idées : on dit que les producteurs russes, en démarchant Kurosawa, avaient avancé que, « en toute logique », le rôle de Dersou Ouzala pourrait voire devrait être interprété par la star indissociable du réalisateur, Mifune Toshirô donc… Une idée au mieux saugrenue, au pire parfaitement ridicule (outre que les rapports entre le réalisateur et l’acteur étaient probablement compliqués depuis Barberousse) ; Kurosawa Akira ne s’est pas laissé faire, et a imposé à la production un acteur russe (et plus précisément touvain) encore amateur à l’époque, Maksim Mounzouk – un choix des plus pertinent, car l’acteur se montra brillant, et crevait l’écran dans ce film qui lui valut immédiatement une certaine célébrité.

 

DERSOU, D’ARSENIEV À KUROSAWA

 

Le film s’inspire donc des écrits de Vladimir Arseniev, des sortes de mémoires mais teintés du souffle de l’aventure, dans lesquels l’auteur, officier topographe, raconte ses expéditions dans l’Extrême-Orient russe, dans la première décennie du XXe siècle – le régime tsariste l’y avait dépêché, avec une troupe de soldats, pour cartographier ces régions mal connues, entre taïga et forêt, au nord de la frontière avec la Chine (et, à vrai dire, à l’ouest du Japon, l’archipel n’étant pas si loin, au fond – du moins sur une carte).

 

Là-bas, Arseniev a fait la rencontre d’un chasseur golde du nom de Dersou Ouzala – un ermite nomade, qui vivait seul depuis que la variole avait emporté sa femme et ses enfants, un homme très habile, et qui connaissait la région comme sa poche ; le topographe l’a embauché au service de son expédition, et le petit homme s’est avéré le meilleur des guides, faisant gagner beaucoup de temps à la petite troupe, lui apprenant quantité de choses utiles, et, parfois, sauvant purement et simplement la vie de ses membres, Arseniev au premier chef. Et c’est ainsi que s’est nouée une amitié extrêmement forte entre Arseniev, le scientifique, le civilisé, et Dersou Ouzala, l’homme sauvage au sens étymologique.

 

Telle est la base du film de Kurosawa Akira – qui s’appuie donc sur des faits authentiques, si au travers du récit qu’a pu en faire Arseniev. Mais le film commence en fait par la fin – quand Arseniev se rend dans une ville en construction, où la tombe de son ami Dersou Ouzala a disparu, emportée par les travaux en même temps que la forêt caractéristique de la région ; d’emblée, le personnage est ainsi confronté aux conséquences de ses propres travaux, d’une manière qui l’affecte profondément…

 

Après quoi le film revient sur les deux expéditions d’Arseniev dans la région, en 1902, puis en 1907 : dans la première, il rencontre Dersou Ouzala, et s’attache au chasseur golde, a fortiori après que celui-ci lui a sauvé la vie, dans la fameuse scène de la tempête, sans doute la plus connue du film, et à vrai dire un monument de l’histoire du cinéma en tant que telle.

 

Lors de la seconde expédition, cinq ans plus tard, les deux hommes se croisent à nouveau, dans l’immensité désertique de la taïga, et leur amitié devient plus solide que jamais. Mais les choses tournent mal pour Dersou Ouzala – qui craint d’avoir tué un tigre, geste funeste et supposé lui valoir la malédiction des esprits sylvestres, puis constate que sa vision a baissé, ce qui l’exclut de ce monde de la taïga, peu ou prou le seul qu’il ait jamais connu…

 

Le chasseur est bien contraint d’accepter l’offre d’Arseniev de le suivre à l’ouest, dans la ville de Khabarovsk, pour y prendre sa retraite, d’une certaine manière ; mais Dersou ne peut tout simplement pas se faire à la vie en milieu urbain, il ne peut pas comprendre ce monde où l’on vend l’eau et le bois, et il reprend enfin le chemin de la taïga – après avoir accepté un beau cadeau d’Arseniev, un fusil du modèle le plus récent, supposé pallier sa vue déficiente.

 

Par une cruelle ironie, ce fusil sera la cause de la mort du chasseur, en 1908 – un brigand l’a tué pour s’en emparer… Ellipse brutale, quand Arseniev se rend auprès du cadavre de son ami, enterré sans cérémonie dans la terre glacée – et nous savons, depuis le début du film, que cette tombe aura déjà disparu en 1910, autant dire le lendemain ou peu s'en faut…

 

LA NATURE SUBLIMÉE

 

De manière flagrante car très visuelle, Dersou Ouzala est d’abord un magnifique film sur la nature – un des plus beaux. Le film est tourné en extérieurs dans ces régions très rudes – à vrai dire, les conditions sont telles qu’elles ne facilitent guère le tournage (notamment semble-t-il lors de la fameuse scène de la tempête), d’autant que celui-ci est assez long (rappelons que le projet avait été initié quatre ans avant la sortie du film en salles) : Kurosawa Akira, avec son perfectionnisme caractéristique, et en bénéficiant par ailleurs de la couleur (sauf erreur, dans la filmographie du cinéaste, seul Dodes’kaden, précédemment, avait été tourné ainsi), sublime cette nature sauvage, dans sa majesté et sa beauté comme dans sa redoutable et intimidante violence. Le film abonde en plans magnifiques, qui opèrent comme une dialectique entre la splendeur écrasante du cadre naturel et l’aventure à hauteur d’homme – les plans larges alternant avec des plans plus resserrés et pas moins saisissants (là encore, voyez la scène de la tempête, notamment, où le son produit un effet similaire, les halètements des hommes se noyant dans le vent qui se lève).

 

Mais la beauté sauvage de la nature n’est pas qu’une affaire de contexte, elle imprègne aussi le propos du film, qui a une certaine dimension écologiste probablement pas si fréquente à l’époque. Ceci étant, elle doit beaucoup à la pensée animiste de Dersou Ouzala, qui a sans doute des échos dans la spiritualité japonaise et notamment le shintô. Pour le chasseur golde, tout, dans la nature, est « homme » : le soleil, le vent, la rivière – ou encore le feu, ou le tigre, auxquels il parle. Dans les premières occasions où il fait état de cette vision du monde, les soldats russes sont portés à ricaner – mais pas Arseniev, et, chez ses hommes, le sarcasme condescendant ne dure finalement guère. C’est que les Russes ne peuvent que constater l’harmonie entre Dersou Ouzala et le cadre naturel qu'il a fait sien – et cette harmonie est d’une certaine manière sa principale leçon aux soldats du tsar, et d’abord à leur chef Arseniev, le scientifique en tant que tel forcément éloigné de toute forme de pensée magique (dit-on).

 

Cependant, Arseniev, au fur et à mesure que le film progresse, est tout autant amené à prendre conscience que l’objet même de sa mission dans ces territoires sauvages consiste à faire reculer la Frontière vers l’est – il porte avec lui la civilisation, l’urbanisation, pour ainsi dire la négation même de tout ce qui fait le monde harmonieux de son ami le chasseur golde ; or celui-ci ne peut s’y faire, ainsi que son séjour en ville le démontre de manière particulièrement cruelle – et, ultime ironie, c’est le cadeau d’Arseniev, ce fusil dernier modèle qui représente à la fois la pointe de la civilisation et tout ce qu’elle implique à son tour de violence, humaine cette fois, c’est ce cadeau donc qui constituera le motif funeste de la fin du chasseur – tandis que la progression de la ville, dès le début du film, a entériné la fin dès lors inéluctable de son monde.

 

J’ai lu çà et là des critiques jugeant le propos du film naïf à cet égard, voire carrément niaiseux. Je ne peux pas adhérer à ce point de vue – et, pourtant, je ne suis vraiment pas porté à priser « l’harmonie » (blah, blah, blah), et, tout en ayant une certaine sympathie pour la cause écologiste, et même plus que cela, je ne peux tout simplement pas faire de la nature un absolu, « bon » en tant que tel. Mais, pour le coup, j’adhère sans peine au propos du film, car il se montre bien plus subtil qu’on ne l’a parfois dit à cet égard – et peut-être pas si unilatéral, d’ailleurs, même si cette vision du monde connaîtra d’autres échos dans la filmographie de Kurosawa (ainsi à la toute fin de Rêves – et, pour le coup, ça me parle alors beaucoup moins, même si j’ai forcément aimé ce film également).

 

UNE ODE À L’AMITIÉ

 

Mais Dersou Ouzala est au moins autant, et probablement davantage, une ode à l’amitié. Au cœur du film réside le lien très fort qui unit bientôt Vladimir Arseniev et Dersou Ouzala. La scène de la tempête scelle cette amitié, mais il ne faut pas s’y tromper : le sentiment qui rapproche les deux hommes ne tient pas seulement à la conviction de l’officier topographe d’avoir une dette envers le chasseur golde. Cela va par ailleurs au-delà de l’admiration pour ce chasseur si bien intégré dans son environnement ; Arseniev et ses hommes, à n’en pas douter, sont fascinés par l’étendue des connaissances de Dersou Ouzala, par l’extrême acuité de ses cinq sens, par son habileté au fusil, et peut-être plus encore par la « belle âme » dont fait toujours preuve le petit homme, mais cela va bien au-delà : comme l’amour, cette amitié ne relève finalement guère de la raison, et n’appelle pas forcément d’explications, vaines en tant que telles.

 

Qu’importe : le spectateur ne peut que frémir à ces scènes où les hommes se croisent ou se séparent, et les appels des deux, « Dersou ! », « Capitaine ! », puisque le chasseur n’appelle jamais son ami autrement (et Vova, le fils d’Arseniev, deviendra logiquement en son temps le « petit capitaine »), ces cris donc résonnent longtemps dans le crâne, avec quelque chose d’un enthousiasme délicieusement juvénile.

 

Mais, là encore, le tableau n’est peut-être pas si naïf qu’on pourrait le croire, car l’ode à l’amitié au cœur du film n’exclut cependant en rien la problématique plus douloureuse (et indubitablement réaliste) de l’incommunicabilité : le capitaine adore Dersou, Dersou adore le capitaine, mais leurs mondes respectifs, avec toute la meilleure volonté dont ils font chacun preuve quand ils s’égarent dans le territoire de l’autre, ces mondes donc sont résolument opposés, et mêmes hostiles. Les leçons du petit chasseur golde fascinent le topographe, mais la forêt et la taïga demeurent pour lui des environnements hostiles – l’objet de son travail, oui, mais sa vie (sociale, « normale ») est ailleurs, dans cette ville que Dersou ne peut tout simplement pas comprendre… Et il est dès lors contraint de fuir à son tour.

 

L’amitié liant les deux hommes n’y peut rien – d’une certaine manière, elle débouche en définitive sur un constat d’échec : le sentiment demeure, mais les faits n’autorisent pas cette amitié – et le très généreux cadeau d’Arseniev à Dersou qu’est ce fusil dernier modèle, et qu’on devine avoir attendu, contraint et forcé, le temps qu'il fallait, l’inéluctable décision du chasseur, ce cadeau donc scellera le destin de son nouveau propriétaire.

 

Aux joyeux « Dersou ! » qui parsèment le film répondent, dans la première scène et dans la dernière, le morne « Dersou... » chuchoté par un homme abattu par le constat que ses sentiments n’ont pu sauver son ami, n’ont jamais pu le faire, et ont peut-être même fait tout le contraire.

 

Demeurent les souvenirs – et ces appels : « Dersou ! », « Capitaine ! » On les entendra encore longtemps – peut-être même à jamais.

 

OÙ VOLES-TU MON AIGLE ?

 

Le statut singulier de Dersou Ouzala, dès lors, n’y change finalement rien : c’est un grand moment de la carrière de Kurosawa Akira, et, s’il me reste bien des films du cinéaste à voir, je le compte pour l’heure parmi mes préférés, ceux qui m’ont le plus touché.

 

Est-ce si improbable ? Kurosawa pouvait certes tourner des films ancrés dans la culture japonaise, mais, sans rien en renier, il a exploré dans son œuvre des thématiques universelles. Le personnage de Dersou Ouzala, magnifiquement incarné par Maksim Mounzouk (et Youri Solomine s’en tire très bien en face), ce personnage donc compte parmi les « belles âmes » que le cinéaste prisait, au nom de la vertu supérieure de l’humanisme. Quant à son regard sur la nature, s’il est probablement imprégné de toute une tradition spirituelle, il emprunte ainsi un véhicule tout aussi universel, et qui gagne peut-être même en acuité avec le passage des années.

 

Dersou Ouzala est bien un chef-d’œuvre – un film que je ne me lasse pas de voir et revoir.

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Issa Elohim, de Laurent Kloetzer

Publié le par Nébal

Issa Elohim, de Laurent Kloetzer

KLOETZER (Laurent), Issa Elohim, couverture et conception graphique [par] Aurélien Police, Saint Mammès, Le Bélial’, coll. Une heure-lumière, 2018, 124 p.

Douzième titre de la chouette collection « Une heure-lumière » des éditions du Bélial’, Issa Elohim de Laurent Kloetzer en est aussi le second titre francophone (après Dragon de Thomas Day… qui avait inauguré la collection !). C’est aussi, pour l’auteur, l’occasion d’approfondir un univers dont il nous avais déjà donné plusieurs aperçus, dans les romans Anamnèse de Lady Star (signé L.L. Kloetzer, et le seul de ces textes que j’ai lu) et Vostok, ainsi que dans plusieurs nouvelles. Le format novella « Une heure-lumière » permet à l’auteur de creuser davantage cet imaginaire personnel, dans un texte qui ne peut se permettre de délayer l’information.

 

C’est aussi, de manière assez marquée, un récit qui entre en résonance avec le monde d’ici et maintenant, en prenant place dans un futur proche censément indéterminé, mais technologiquement identique au nôtre, et lourd de crises et de débats affectant déjà nos sociétés. En l’espèce, ici, Laurent Kloetzer va prendre pour point de départ la crise des migrants/réfugiés, en illustrant les difficultés rencontrées par ceux qui fuient la guerre, l’oppression ou la misère pour se rendre en Europe… et se heurtent alors aux murs pas toujours si métaphoriques que leur opposent les pays européens – pas seulement ceux de l’Union, puisque, en l’espèce, c’est essentiellement la Suisse qui va nous intéresser, sans doute pas le plus accueillant des havres…

 

Valentine Ziegler est une journaliste free-lance, et elle est amenée à s’intéresser à ce qui se produit dans un camp de réfugiés en Tunisie. À vrai dire, ce n’est pas forcément tant la misère des migrants qui l’attire, dans un monde où celle-ci n’est jamais qu’une banalité de plus, aussi triste soit-elle, mais la rumeur voulant qu’un Elohim y ait fait son apparition. Les Elohim, pour ce que j’en sais, sont le trait d’union des divers textes cités plus hauts – des extraterrestres dont le nom même est chargé de connotations religieuses ; à vrai dire, le mystère les concernant est tel que leur statut même demeure irrémédiablement ambigu – le camp de la science y verra des extraterrestres, celui de la foi, des anges ou des messies ou des dieux. Ces êtres étranges apparaissent du jour au lendemain, et nouent alors un lien particulier avec les premiers hommes à les voir – autant d’apôtres, en fin de compte, mais il me faudra y revenir. Toutefois, leur statut surnaturel ou résolument aliène implique des manifestations d’un autre ordre, deux surtout : leur tendance à ne pas figurer sur les photographies ou les vidéos (sauf en cas de direct), situation qui peut avoir des conséquences fatales pour les spectateurs, et, surtout, le swap, c’est-à-dire le fait qu’ils disparaissent régulièrement, aussi soudainement qu’ils sont apparus, pour réapparaître presque aussitôt dans le voisinage.

 

Valentine Ziegler est fascinée par les Elohim – mais elle n’est pas bien certaine de ses convictions les regardant ; sceptique par profession, elle fait aussi preuve d’un besoin de croire autrement caractéristique, et qui peut affecter des personnages autrement en tous points opposés à elle, tel le politicien populiste suisse Boris Derivaz, d’une droite tellement dure qu’on devrait la dire extrême, dans un monde un peu moins « pudique » au regard des idées politiques. Tous deux se retrouvent associés dans l’entreprise visant à accueillir Issa en Suisse – car, de toute évidence, il est plus facile d’accorder l’asile à un extraterrestre qu’à un humain ; va pour ses trois compagnons, qui doivent rester auprès de lui – les autres resteront dans les camps, à attendre en vain, et bien trop longtemps.

 

Le désir de croire est pugnace – mais il n’est pas sans ambiguïtés ; Derivaz attend d’Issa une preuve que celui-ci prétend ne pouvoir lui accorder consciemment (qu’un swap se produise sous ses yeux) ; Ziegler, elle, doit bien faire avec les enquêtes contradictoires d’un journaliste américain très « fake news », et envisager la possibilité d’une imposture… que celle-ci implique tous les prétendus Elohim, ou, à une tout autre échelle et peut-être plus raisonnablement, le seul cas d’Issa, qui lui tient plus particulièrement à cœur. Auquel cas Issa, réfugié, puis messie, puis magicien ou plutôt illusionniste, ne serait jamais que la projection plus ou moins avouée des fantasmes, des désirs et des craintes de la journaliste, sur un corps étranger mais pas moins humain qui n’a guère d’autres ressources pour se sauver à défaut de sauver les autres, dans un monde qui ne prend de toute façon pas la peine de s’attarder sur les humains derrière les statistiques des réfugiés.

 

Des critiques lues çà et là ont pu regretter que la question des migrants ne soit qu’un point de départ, et que le point de vue la concernant soit celui des Européens, Valentine Ziegler au premier chef (car à la première personne), mais aussi Boris Derivaz, que son statut devrait en outre rendre détestable, et qui pourtant ne l’est pas tant que cela. Cette approche, au contraire, me paraît la plus pertinente, et la plus honnête. Et elle participe à n’en pas douter de la dimension essentielle de la novella (même si pas au point d’étouffer tout le reste en ce qui me concerne, donc), dimension qui a pu agacer (dans les mêmes papiers), à savoir une réflexion ambiguë sur le besoin de croire, de la part d’un auteur qui n’a pas fait mystère (si j’ose dire) de son sentiment religieux.

 

Ce sentiment, je ne le partage pas – si la possibilité d’une foi « abstraite », sur un mode disons déiste ou panthéiste, m’apparaît encore compréhensible (sans me convaincre pour autant, car, si je ne suis pas étranger aux troubles métaphysiques, loin de là même, et ça me torture plus qu’à mon tour, j’ai toujours eu la conviction que la foi ne faisait que décaler les difficultés sans les résoudre), la religion révélée et le culte m’ont toujours dépassé. Cependant, il serait trop simple d’évacuer tous ces questionnements sous trois quolibets de circonstances, et le traitement de cette thématique par Laurent Kloetzer me paraît très pertinent, et absolument tout sauf bigot ou niais.

 

Au-delà de la figure messianique qu’est censément Issa, cette novella me paraît au fond parler bien davantage des apôtres – témoins et fondateurs de cultes. Ce qui justifie d’ailleurs le point de vue « européen » de la novella, qui connaît un ultime et nécessaire bémol dans les toutes dernières pages : si Issa est bien un Elohim, sans même prendre en compte son caractère messianique qui en rajouterait alors une sacrée couche, il doit demeurer incompréhensible – ce qui est le cas de tous les Elohim, et ressort notamment de leur incapacité à communiquer ce qu’est au juste « l’Arcadie » dont ils sont censément issus (ce qui, en même temps, constitue une métaphore du caractère incommunicable de l’expérience des réfugiés, ou des difficultés qu’ils éprouvent à dire exactement d’où ils viennent, tant cette société et ce contexte, d’une certaine manière « naturels » pour eux, sont dès lors rétifs à la communication) ; d’ailleurs, la novella pousse l’incertitude à cet égard jusqu’à son terme, et c’est très bien ainsi. Mais si Issa n’est pas un Elohim, son point de vue reviendrait, pour un illusionniste, à rompre lui-même sa propre illusion…

 

Mais il y a donc les apôtres, plus ou moins conscients. Les trois compagnons d’Issa pourraient en être – mais de ces apôtres discrets, qui ne parlent que peu et n’écrivent pas ; car on ne le leur demande pas, peut-être – sauf dans les toutes dernières pages de la novella, très fortes, d’autant plus fortes à vrai dire. Leur indétermination (parce que Valentine Ziegler et Boris Derivaz ne s’intéressent au fond pas à eux, ils ne sont que les silhouettes vagues qui accompagnent par la force des choses le mystérieux et charismatique Issa), leur indétermination donc pourrait tout aussi bien en faire des larrons sur le Golgotha (d’autant que de trois ils sont bien vite deux) : ils appartiennent nécessairement à l’image, ou à l’icône, devrait-on dire, sans que l’on ne sache rien d’eux.

 

Mais la journaliste et le politicien ont un autre rapport à Issa, qui relève bien davantage de la foi, mais en même temps accompagnée d’un nécessaire discours de justification qui se doit d’envisager la possibilité de la remise en cause, et qui pourtant a bien du mal à s’en dépêtrer – cela va au-delà de ce Thomas proverbialement sceptique (et si peu convaincant), plutôt du côté du fondateur d’Église Paul… ou, davantage encore je le crois, plus tard, d’un père de l’Église non canonisé, d’une figure plus ambiguë au-delà des figurations canoniques des évangélistes ou de Paul : ce Tertullien qui croyait parce que c’était impossible.

 

Je raconte peut-être (probablement ?) des bêtises. Mon incompréhension du sentiment religieux, de manière générale, et ma culture religieuse plus que limitée, du coup, ne me facilitent pas la tâche – peut-être m’interdisent-elles même de vraiment appréhender le propos de cette novella, qui cultive de toute façon l’ambiguïté, de manière assez subtile, bien plus en tout cas qu’on ne l’a parfois dit. Quoi qu’il en soit, je compte cette approche, dans le fond comme dans la forme, parmi les qualités de cette novella que j’ai beaucoup aimée.

 

Elle a cependant un défaut, je crois, mais que je vais avoir du mal à expliquer… Un sentiment pas si fréquent chez moi m’a en effet saisi en retournant la dernière page : un goût de trop peu… Qui n’a rien à voir avec cette ambiguïté dont je parlais à l’instant, ou plus globalement au fait que nous ne savons rien de plus, concernant les Elohim, après la lecture du livre qu’au moment où nous l’avons entamé. Ceci, ça fait partie du propos, et c’est pertinent. Mais je ne peux pas me départir de ce sentiment qu’il manque quelque chose, ici… Quoi ? Je n’en ai franchement aucune idée. Mais, pour le coup, je me suis demandé si ce format de la novella, légitimement prisé par l’auteur, comme par beaucoup d’autres en science-fictionnie, était vraiment pertinent ici. Critique qui ne porte guère ses fruits, puisque je suis dans l’incapacité la plus totale de déterminer ce qui manque au juste.

 

Dès lors, même en prenant en compte ce vague sentiment d’insatisfaction pour ce qu’il est, le fait demeure : avec Issa Elohim, Laurent Kloetzer a livré une très bonne novella, qui fait honneur à cette collection riche d’excellents textes. Sans aller jusqu’à le hisser au niveau de mes « Une heure-lumière » préférés (L’Homme qui mit fin à l’histoire, de Ken Liu, Cérès et Vesta, de Greg Egan, 24 vues du Mont Fuji, par Hokusai, de Roger Zelazny…), ce récit bien conçu, bien écrit, riche et subtil, m’a largement convaincu (et, disons-le, constitue un titre autrement satisfaisant que le seul texte francophone précédent de la collection, le Dragon de Thomas Day).

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Notre Hikari Club, d'Usamaru Furuya

Publié le par Nébal

Notre Hikari Club, d'Usamaru Furuya

FURUYA Usamaru, Notre Hikari Club, vol. 1, [Boku no Hikari Kurabu ぼくのひかりクラブ], traduction [du japonais] et adaptation par Naomiki Sato et Marie-Saskia Raynal, [s.l.], IMHO, [2011] 2017, 200 p.

Notre Hikari Club, d'Usamaru Furuya

FURUYA Usamaru, Notre Hikari Club, vol. 2, [Boku no Hikari Kurabu ぼくのひかりクラブ], traduction [du japonais] et adaptation par Naomiki Sato et Marie-Saskia Raynal, [s.l.], IMHO, [2012] 2017, 192 p.

Je me sens un peu tout con, là – parce que je vais faire les choses à l’envers, bien obligé. En effet, je vais vous parler d’une BD qui est une préquelle à une autre BD… que je n’ai pas lue. J’aurais pu me renseigner plus avant, au moment de l'achat, mais je me suis fait avoir par la proximité des titres et les vagues souvenirs que j’avais de l’interview de l’auteur dans le n° 2 d’Atom (le premier que j’ai lu) ; l’auteur, en l’espèce, étant Furuya Usamaru, dont je vous avais déjà parlé il y a quelque temps de cela pour une autre série en deux tomes, Je voudrais être tué par une lycéenne. Quand j’ai réalisé le souci, j’ai bien essayé de me procurer la BD originelle, parue chez le même éditeur que cette préquelle, IMHO, mais j’ai fait chou blanc… Bon, peut-être n’est-ce pas si problématique en vérité – je ne sais pas, ceux qui savent pourront me contredire…

 

À l’origine, il y avait donc Litchi Hikari Club – et ce n’était pas une bande dessinée, mais une pièce de théâtre, créée en 1985 par la troupe barrée du Tokyo Grand Guignol, avec un matériel promotionnel signé Maruo Suehiro. Le mangaka Furuya Usamaru, séduit par l’expérience, a obtenu de l’adapter en bande dessinée vingt ans plus tard, sous le titre donc de Litchi Hikari Club, en 2005-2006. Le succès a été au rendez-vous, qui a suscité de nouvelles déclinaisons, en série animée (2012) et en film live (2016). Mais Furuya lui-même n’en avait pas fini avec cette histoire qui l’obsédait, et, en 2011-2012, avec l’accord des créateurs, il avait publié en revue une préquelle, intitulée Notre Hikari Club, et c’est donc la BD dont je vais vous parler aujourd’hui, parue en français chez IMHO fin 2017, en deux volumes.

 

Nous sommes dans la ville de Keikô – une cité industrielle gangrenée par la pollution, et dont le ciel est invariablement obscurci par les fumées d’usines. On n’y trouve pas moins des gamins qui jouent dans les bâtiments abandonnés, comme partout. Trois écoliers, Tamiya, Kanéda et Daf, sont inséparables – et Tamiya est « leur chef », tout naturellement : c’est ce gamin merveilleusement brillant et péniblement charismatique, qui focalise presque malgré lui l’attention, comme il y en a dans toutes les cours de récréation. Ceci étant, il est très gentil, et pas du genre à se vanter ou à abuser de son autorité naturelle – ses sentiments pour ses deux comparses sont sincères. Et, à son initiative, ils créent, comme tous les gamins, un club, leur club, en forme de plus ou moins société secrète, le Hikari Club – qui a sa base, forcément secrète aussi, dans une usine abandonnée, un terrain de jeu idéal, où s’entraîner à la fronde, ou jouer aux échecs, ou se raconter des histoires et faire de grands projets…

 

Mais l’affaire tourne mal, quand un petit nouveau à l’école découvre l’existence du Hikari Club et obtient de l’intégrer (il sera suivi par d’autres encore). Tsunékawa a tout du petit génie – y compris la psychopathie. Et il joue encore mieux aux échecs que Tamiya. Si le nouveau venu se montre tout d'abord discret, il n'en subvertit pas moins progressivement le Hikari Club – et si Tamiya en demeure le chef nominal, dans les faits c’est le petit garçon à lunettes qui le dirige véritablement. Et, avec lui, le Hikari Club va prendre une tout autre tournure…

 

Tsunékawa ne veut pas grandir – il ne veut pas devenir un de ces haïssables adultes. Sa fascination pour la figure du jeune empereur romain Héliogabale l’amène à imposer au Hikari Club un projet visant à conquérir le monde quand il atteindra l’âge symbolique de 14 ans. Pour ce faire, ils vont construire ensemble un grand robot ! Un vrai robot – car Tsunékawa est un génie, oui, et sait s’entourer d’éléments efficaces, comme le petit programmateur que tout le monde appelle Calcul…

 

Mais le projet va au-delà – car la seconde figure tutélaire de Tsunékawa est... Adolf Hitler. Insidieusement, Tsunékawa, bientôt l’empereur Zéra, subvertit le Hikari Club avec une idéologie mais aussi bien une esthétique ouvertement fascistes ; l’innocent Hikari Club devient une société secrète insurrectionnelle en forme de mini-dystopie, dont les membres vouent une adoration inconditionnelle à Zéra, savamment entretenue par des rites variés et un discours habilement conçu – ce qui passe entre autres par l’apprentissage de l’allemand (en mode aboiements), l’appel et la répétition quotidienne des mêmes dix commandements conçus par Zéra, etc. Les costumes des petits garçons, déjà étonnants au départ, évoluent avec l’entrée au collège – ils incarnent alors un fantasme fétichiste et SM cuir, qui doit beaucoup aux SS…

 

À vrai dire, la sexualité, ou l’éveil à la sexualité, est forcément de la partie – avec cette dimension sadomasochiste. Cependant, la BD met avant tout l’accent sur les questions de genre et l’homosexualité – Raïzo se considère comme une fille, et forcément la plus jolie, tandis que le sadique Jaïbo suce quotidiennement Tsunékawa dès les toutes premières montées de sève. Le trait particulièrement fin de Furuya Usamaru, qui pour le coup emprunte peut-être à Maruo Suehiro, une de ses influences majeures et qui avait eu son rôle dans le Litchi Hikari Club originel, tend d’ailleurs à appuyer sur une certaine androgynie chez ces enfants qui deviennent adolescents : ces petits garçons ont ainsi tous quelque chose d’efféminé. Je dois avouer que je ne sais pas vraiment que penser de cette orientation… Cependant, cette société demeure dans les faits très masculine, l’absence des filles se fait malgré elle sentir – et le robot Litchi, qui devait conquérir le monde au nom de Zéra, se voit confier une mission prioritaire moins ambitieuse : enlever des filles…

 

Zéra n’est pas là pour rigoler. La soumission inconditionnelle du Hikari Club à ses fantasmes puérils dégénère bien vite – humiliation, automutilation, enlèvement, séquestration, torture, meurtre… La société secrète enfantine devient bien vite une association criminelle, quelque part entre la secte fanatisée et le groupuscule terroriste d’extrême droite.

 

Tamiya finit par s’en rendre compte – lui qui demeure le chef nominal du Hikari Club, mais n’en est pas moins soumis de longue date aux diktats de Zéra, comme les autres, sans davantage trouver à y redire. La rébellion n’est pas totalement absente chez lui – mais tient-elle avant tout à son bon fond, supposé, ou à sa jalousie de dépossédé, plus que probable ? La pulsion de la soumission et de l’obéissance inconditionnelle au chef, la lâcheté aussi, car ce ne sont pas tout à fait les mêmes choses si elles sont liées, sont cependant de la partie en égale mesure…

 

Tout cela est extrêmement glauque. Bon, on le sait en s’y engageant, hein – même sans la référence à Litchi Hikari Club. Mais, oui, pour le coup, c’est assez rude – et si le premier volume s’en tient à une approche globalement « psychologique », le second est autrement plus explicite, pour la violence comme pour la sexualité. Il y a notamment une scène d’automutilation parfaitement horrible et qui, je l’avoue, m’a fait détourner, euh, les yeux. Ce qui ne m’arrive pas souvent, même si je me souviens encore en frissonnant d’une séquence particulière du deuxième volume des Carnets de massacre de Kago Shintarô (même s’il s’agissait là de gore rigolo).

 

Mais cette bande dessinée est d’abord et avant tout perverse sur un plan psychologique, oui. À la lecture de Notre Hikari Club, à tort ou à raison, je me suis vaguement souvenu de ce que j’avais pu lire ou voir à propos de certaines expériences psychologiques un tantinet borderline, celle de Milgram, celle de Stanford, celle, surtout, dans un contexte encore plus problématique mais faisant directement référence à la gestation d’un courant fasciste chez des adolescents, celle donc de la Troisième Vague. La seule autre BD de Furuya Usamaru que j’ai lue, Je voudrais être tué par une lycéenne, était focalisée sur des problématiques psychologiques ou psychiatriques – peut-être est-ce aussi pour cela que j’ai été amené à avoir ces références en tête.

 

Ceci dit, puisqu’on en est aux références, je ne peux pas m’empêcher de remarquer combien Notre Hikari Club, à certains égards, constitue un reflet glauquissime du point de départ de 20th Century Boys, d’Urasawa Naoki. Attention, hein : le terme « référence » pourrait induire en erreur, je ne prétends pas qu’il y ait quoi que ce soit de conscient ici – d’autant que la pièce de théâtre Litchi Hikari Club est antérieure de quinze ans à la série d’Urasawa. On est même en droit de se demander, si ça se trouve, si ce ne serait pas Urasawa qui aurait été inspiré par la pièce du Tokyo Grand Guignol ? Il y a même le robot, après tout... Bon, je dis peut-être des bêtises, dans un sens ou dans l'autre, mais, en tant que lecteur, très ignare par ailleurs, je ne peux pas évacuer totalement ces ressemblances, et c'est sans doute ce qui compte. À grande échelle, Zéra n’est peut-être pas aussi inquiétant qu’Ami (dans le contexte du moins de cette préquelle, il en va peut-être autrement dans Litchi Hikari Club), mais, à un niveau plus micro, il se montre d’une perversion bien plus outrancière et frontale – la société en gestation elle-même est cauchemardesque, pas seulement l’aboutissement apocalyptique ; la dystopie est déjà là, au niveau de la simple bande de gosses – bien suffisamment concrète et terrible en tant que telle… Si c’est bien d’un reflet dans un miroir qu’il s’agit, il en résulte un tableau bien plus glauque de l’enfance et de la perversion, qui a quelque chose en même temps d’un grand éclat de rire cynique et/ou sadique, bien dans la manière du personnage de Jaïbo…

 

Tout cela participe de la réussite de la BD – il ne s’agit pas pour autant de crier au chef-d’œuvre : Notre Hikari Club fonctionne très bien sur le moment, mais je doute un peu que cette BD me laisse un souvenir très persistant. La lecture complémentaire de Litchi Hikari Club s’impose sans doute pour mieux trancher cette question. Mais le présent manga bénéficie d’une force indéniable dans ses dimensions de cauchemar pervers – de dystopie fasciste en culottes courtes (et casquettes de cuir).

 

Une petite déception, tout de même, concernant le dessin – que j’ai trouvé moins convaincant que dans Je voudrais être tué par une lycéenne, laquelle BD bénéficiait notamment d’une grande astuce dans le character design ; Notre Hikari Club use à l’évidence de procédés semblables (la mèche d’untel, la gestuelle de tel autre, la bouche de tel autre encore…), mais avec moins de réussite. Les décors sont très bons, mais cette BD se focalise quand même bien davantage sur les traits des protagonistes, sur un arrière-plan généralement minimaliste, approche qui m’a bien moins convaincu. Par ailleurs, le choix d’un trait particulièrement fin renvoie peut-être à Maruo Suehiro, mais, pour le coup, le champion de l’ero guro se situe indéniablement à un tout autre niveau.

 

Mais l’expérience, si c’est bien de cela qu’il s’agit, en valait la peine, oui. Il me faudrait, maintenant – et donc un peu tardivement – lire Litchi Hikari Club… Bon, on verra si j’arrive à mettre la main dessus.

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Adventures in Middle-Earth : Player's Guide

Publié le par Nébal

Adventures in Middle-Earth : Player's Guide

Adventures in Middle-Earth : Player’s Guide, Sophisticated Games – Cubicle 7, 2016, 224 p.

Adventures in Middle-Earth est l’adaptation aux règles de D&D5 de la gamme de L’Anneau Unique. J’ai eu l’occasion de livrer pas mal de chroniques concernant ladite gamme, témoignant de mon enthousiasme à son égard, mais aussi d’un vague scepticisme concernant le système, parfois – mais vague : rien de rédhibitoire, comme je voyais les choses. Depuis, cependant, j’ai eu l’occasion de lire bien des retours d’expérience, et peu ou prou unanimement critiques à l’encontre de ce système. En sens inverse, j’ai lu bien des avis favorables sur ce portage D&D5

 

Ce qui n’avait rien d’évident ? Si Le Seigneur des Anneaux et compagnie ont eu une certaine influence sur la création et le développement de Donjons & Dragons, il n’en demeure pas moins que les optiques générales, des romans d’une part, des jeux de l’autre, étaient très différentes. Le cas de la magie est typique, mais cela va bien au-delà. Ceci, sans même envisager nécessairement la question du dungeon crawling, au passage… Mais les lecteurs, maîtres et joueurs, semblaient donc tous louer Adventures in Middle-Earth, pour ses mécaniques bien pensées qui ne dénaturent pas l’univers tolkiénien, tout en permettant de jouer dans cet univers sur la base d’une mécanique éprouvée.

 

Bon, cela tient aussi à ce qu’il y a beaucoup de fans de D&D5… Pour ma part, je ne sais pas – encore. Comme je l’avais noté il y a quelque temps de cela, la lecture du Player’s Handbook ne m’avait pas totalement convaincu, et m’avait même un peu… « effrayé » ? Mais il s’agissait bien de mettre mes préventions de côté – d’autant que certaines, et même les principales (concernant la magie), n’auraient probablement pas la même portée dans le contexte d’Adventures in Middle-Earth

 

Il me fallait donc lire cette gamme, en commençant par le commencement, le Player’s Guide. Attention : contrairement à ce qui se produit pour D&D5 avec le Player’s Handbook, le Player’s Guide d’Adventures in Middle-Earth ne constitue pas en tant que tel un « jeu complet ». Déjà, parce que les règles génériques de D&D5, concernant la mécanique de base, le combat mais aussi l’évolution des personnages, ne figurent nulle part ici – cependant, la licence adéquate permet de trouver ces règles gratuitement et légalement en ligne, par exemple . Ensuite, parce que ce Player’s Guide est doublé d’un Loremaster’s Guide qui, contrairement à ce qui se produit avec le Dungeon Master Guide de la gamme générique, est, sinon indispensable, du moins très utile pour le MJ (background beaucoup plus approfondi, bestiaire, expérience, etc.), mais j’y reviendrai en temps utile.

 

Le Player’s Guide a donc une focalisation particulière – double, en fait : la majeure partie du livre porte sur la création de personnages, mais les derniers chapitres, plus brefs, portent sur les systèmes spécifiques au jeu tolkiénien, largement repris de L’Anneau Unique : voyages, corruption, audiences, et phase de communauté.

 

Commençons par la création de personnages. Elle reprend les principes globaux de D&D5, mais, dans le fond comme dans la forme, il s’agit bien de s’adapter à l’univers particulier de la Terre du Milieu, qui ne tolèrerait pas certaines races, classes, etc. Globalement, l’adaptation me paraît pertinente – même si certaines règles spécifiques « magiques » me paraissent encore un peu trop « magiques » ; cependant, on trouve généralement dans les écrits de Tolkien de quoi les justifier. Dans l’ensemble, c’est plutôt bien fait, et parfois malin.

 

En fait de races, nous avons ici des cultures – et, chose appréciable, bien plus que dans L’Anneau Unique, du moins dans sa forme basique, même si le cadre de jeu, à ce stade, demeure celui des Terres Sauvages (d'autres suppléments étendent ce cadre à l'ouest et au sud). Les races non humaines sont relativement limitées, puisqu’on trouve une seule culture naine (mais elle se dédouble, en fait), une seule culture elfique (les elfes de la Forêt Noire – tant pis pour les hauts-elfes de Fondcombe, notamment) et une seule culture hobbite (celle de la Comté, bien sûr). Nous avons par contre droit à huit cultures humaines – qui proviennent pour certaines de la gamme basique de L’Anneau Unique, centrée donc sur les Terres Sauvages, mais aussi, cette fois, de suppléments ultérieurs (et parfois pas encore traduits, comme les hommes de Bree ou les cavaliers du Rohan). Ce choix est appréciable, et la présentation de ces différentes cultures est à la fois synthétique et inspirante, avec des traits marqués sans être non plus outranciers.

 

Complément des cultures, les classes. Transposer directement celles de D&D5 aurait été malvenu – et pas seulement pour les classes magiques, ici tout bonnement inenvisageables. Du coup, Adventures in Middle-Earth propose six classes spécifiques, lesquelles, au gré des spécialisations, se subdivisent ensuite en deux branches chacune (trois dans un cas). Les scholars sont des érudits, et souvent (hum) des guérisseurs, sur un plan tristement pragmatique ; les slayers (ce nom me fait quand même tout bizarre…) sont des combattants plus ou moins barbares ; les treasure hunters sont une classe de roublards, comprenant agents et cambrioleurs – si ce deuxième versant renvoie évidemment à Bilbo, cette classe, de manière générale, comme d’ailleurs celle qui précède, témoigne des difficultés qui persistent à vouloir intégrer dans le contexte de la Terre du Milieu des concepts extérieurs « pas très héroïques (au sens moral) », et sans doute faut-il particulièrement, ici, tenir compte des règles concernant la corruption… Les wanderers sont en gros des rôdeurs, beaucoup moins problématiques à cet égard ; les wardens ont pour fonction de défendre leur communauté, que ce soit par le conseil politique (même difficulté potentielle, quand la manipulation est en jeu) ou façon barde, voire avec quelque chose de plus martial, mais plutôt au niveau stratégique ; la tactique et le combat militaire sont en effet l’apanage de la dernière classe, la plus… classique, celle des warriors. À mon sens, ce chapitre (volumineux) demeure le plus problématique, d'autant qu'il répercute dans Adventures in Middle-Earth la multiplicité des règles spéciale associées à la progression des personnages dans Donj’ – un trait caractéristique du vénérable ancêtre et du jeu à classes et à niveaux. Je regrette un peu que beaucoup de ces règles spéciales, même adaptées au contexte de la Terre du Milieu, soient d’ordre tactique et martial – il y a heureusement des exceptions, mais j’ai tout de même l’impression, ici, qu’Adventures in Middle-Earth adopte une optique plus « combat » que L’Anneau Unique

 

La définition du personnage ne s’arrête pas là : il faut y associer tout d’abord les vertus, qui sont essentiellement culturelles, et qui personnalisent au travers de nouvelles règles spéciales ; les personnages humains commencent avec une vertu issue de leur propre liste, à la différence des nains, des elfes et des hobbits, mais, après cela, tous les personnages peuvent choisir de développer une vertu plutôt que d’augmenter leurs caractéristiques quand leur progression en expérience les y autorise.

 

Enfin, de manière moins « pragmatique », ouf, ça fait du bien tout de même, les backgrounds permettent d’attribuer aux personnages des « qualités distinctives » et des « spécialités » (pas vraiment d’ordre mécanique, donc, même si ça peut fournir un avantage ponctuel), mais aussi des traits d’espoir et de désespoir essentiels pour le roleplay, et qui ont une certaine importance au regard des règles de corruption. Notons au passage que l’on ne fait pas usage de l’alignement dans Adventures in Middle-Earth : ce sont ces éléments qui en tiennent lieu, dans un contexte où les personnages se doivent, au début du moins, d’être moraux, la progression de l’Ombre les amenant cependant presque inéluctablement à développer leurs plus regrettables penchants. Et on en revient au problème de la moralité de certaines classes et/ou sous-classes, sans doute faut-il bien y réfléchir avant de se lancer dans l’aventure…

 

Je passe sur le chapitre consacré à l’équipement, qui est très bien fait ceci dit, car il a le bon goût d’aller à l’essentiel, et de ne livrer de véritables développements que pour les objets, etc., spécifiques au contexte de la Terre du Milieu.

 

Reste donc quatre chapitres plus brefs, consacrés aux sous-systèmes spécifiques du jeu tolkiénien, et largement repris de L’Anneau Unique – aussi avais-je déjà eu l’occasion d’en parler dans de précédentes chroniques. Et, globalement, les mêmes impressions demeurent ?

 

Sur le papier, j’aime beaucoup le système des voyages – qui met vraiment l’accent sur un aspect caractéristique des romans de hobbits, central, même. Il est cependant à craindre qu’en jeu tout cela ne se montre bien trop lourd à gérer… Je tenterai tout de même l’expérience, le jeu me paraît en valoir la chandelle. J’ai l’impression que les responsabilités du PJ qui fait office de « guide » sont un peu déséquilibrées, par contre ?

 

Inutile de vraiment m’étendre ici sur la corruption – là encore un aspect fondamental du « légendaire » tolkiénien, avec une mécanique adéquate ; mais il faut peut-être relever que ce système (plus ou moins) d’attrition peut s’avérer assez sévère – c’est un point à intégrer dans le « contrat social » préalable à toute campagne, m’est avis, tout particulièrement auprès de joueurs donjonneux à qui ça risquerait de faire tout drôle…

 

Suivent les règles d’audience, dont, pour ma part, je ne compte pas faire usage. Je garderai sans doute un œil sur la table indiquant les « réactions initiales » de tel peuple envers tel peuple, ce qui me paraît important chez Tolkien, mais inutile de compliquer les choses au-delà.

 

Reste enfin les règles concernant la phase de communauté – simples, synthétiques, pragmatiques. J’ai tout de même le sentiment que cette phase devient plus intéressante au fur et à mesure que l’on, euh, « débloque », très vidéoludiquement, des sanctuaires, des garants et des entreprises de communauté ; mais, ici, on va à l’essentiel. Bon, c’est ce qu’il faut pour le début.

 

Bilan ? Eh bien… Je ne sais pas vraiment. Je suppose que le boulot est bien fait, hein – par ailleurs, le livre est d’une lecture agréable, très aéré, bien conçu (les illustrations, euh, bon, elles sont de qualité variable, on va dire – la hideuse couverture en témoigne, j'imagine... Mais, à tort ou à raison, je n’ai pas eu le même sentiment d’atmosphère de L’Anneau unique, si les teintes sont assez semblables (certaines illustrations en sont visiblement reprises, mais pas toutes, ai-je l’impression ? Je dis peut-être n’importe quoi…). Non, mon problème, ça demeure la base D&D5 – même en excluant la magie. Je suis un peu perplexe – un peu sceptique. Tout le monde dit que c’est très bien, c’est sans doute que ça l’est… Il me faudra tester ça – je suppose que c’est le seul moyen de vraiment apprécier les atouts et les inconvénients de cette mécanique. Mais je me demande tout de même si ça ne vaudrait pas le coup de relire L’Anneau Unique, même indubitablement bordélique (dans sa première édition en tout cas), même largement critiqué. Juste au cas où… Ceci dit, je vous parlerai prochainement du Loremaster’s Guide d’Adventures in Middle-Earth, qui me permettra peut-être de me décider un peu plus…

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Monster, vol. 1 (intégrale Deluxe), de Naoki Urasawa

Publié le par Nébal

Monster, vol. 1 (intégrale Deluxe), de Naoki Urasawa

URASAWA Naoki, Monster, vol. 1 (intégrale Deluxe), [Monsutâ kanzenban vol. 01 モンスター完全版01], [histoire coécrite avec Takashi Nagasaki], traduit [du japonais] et adapté en français par Thibaud Desbief, Bruxelles, Kana, coll. Big, [1995, 2008, 2010] 2015, 428 p.

Je retourne aux mangas d’Urasawa Naoki après une longue pause… et avec une autre série. Jusqu’ici, je vous parlais de 20th Century Boys, série qui a connu des hauts très hauts et des bas très bas – seulement, la récurrence de plus en plus marquée de ces derniers, et le sentiment que tout cela n’allait nulle part, m’avaient amené, la mort dans l’âme, à lâcher l’affaire avec le tome 10 « Deluxe »… Il n’en restait plus que deux, pourtant, mais je ne me le sentais pas, vraiment pas. Peut-être un jour y reviendrai-je… Mais pas tout de suite.

 

Cependant, je n’en avais pas forcément fini pour autant avec Urasawa Naoki – ne serait-ce que parce que mon scepticisme un peu navré concernant l’évolution de 20th Century Boys était partagé par d’autres lecteurs, qui ne manquaient cependant pas de louer d’autres BD de l’auteur, et surtout, de manière assez unanime, Monster ; plus récemment, une longue et très intéressante interview dans la revue Atom a enfoncé le clou, et je me suis dit que je pouvais bien tenter de nouveau de lire une BD de l’auteur, et que cette BD serait Monster.

 

Monster, au milieu des années 1990, est semble-t-il une BD qui a compté dans la carrière de l’auteur – car beaucoup plus personnelle, et beaucoup plus sombre aussi, que la plupart des mangas qu’il avait commis jusqu’alors, des mangas sportifs notamment, qui avaient remporté un immense succès au Japon. Monster, sous cet angle, était donc d’une certaine manière un pari, et même un sacré pari, et il s’est avéré payant : la BD a connu un grand succès à son tour, qui a aussi semble-t-il favorisé l’exportation des œuvres de l’auteur. On semble considérer, dès lors, que Monster est la série qui a ouvert la voie pour d’autres, comme 20th Century Boys, donc, mais aussi Pluto (une BD semble-t-il très bien notée, mais que je n’ai jamais osé lire, de peur que mon ignorance totale du matériau source chez Tezuka m’empêche de vraiment apprécier la chose…) ou plus récemment Billy Bat.

 

Mais Monster se singularise d’emblée par son genre et par son contexte. Si les trois autres séries citées comportent toutes des éléments relevant de l’imaginaire, et notamment de la science-fiction, Monster est, pour l’heure en tout cas, un thriller – il s’y passe assurément des choses très, très étranges, mais rien de frontalement fantastique ou SF dans l'immédiat.

 

Ensuite – et c’est un choix assez surprenant, pour le coup –, la BD se passe bien loin du Japon, en Allemagne, entre les années 1980 et 1990, avec la chute du mur pour point de pivot : les premiers épisodes prennent place en 1986, les suivants neuf ans plus tard – une grosse ellipse qui annonce celles de 20th Century Boys ? Ce pari de délocaliser l’intrigue était pour le coup très casse-gueule – mais je ne me sens vraiment pas de dire si Monster, à cet égard, sonne juste ou faux.

 

Notre héros est cependant un Japonais (faut pas déconner, non plus !), le Dr Tenma. Jeune et brillant chirurgien, il s’est expatrié et travaille dans une riche clinique de Düsseldorf, où il est de toute évidence promis à un brillant avenir. Car il n’est pas seulement doué, il est aussi conciliant. Il obéit aux ordres, se fait piller ses travaux de recherche sans sourciller… Bon, et il va épouser la fille du patron, aussi. Il est assez effacé, finalement... Poli, aimable...

 

Mais un drame se produit, qui lui fait ouvrir les yeux : une nuit, la direction ordonne au médecin de déprogrammer une opération pour s’occuper en urgence d’un chanteur d’opéra – l’ouvrier turc qu’il devait opérer, confié à des mains moins habiles, ne survit pas à ce changement de planning. Tenma perçoit alors seulement combien l’ambiance à l’hôpital est délétère – seul l’argent compte, et la réputation au seul prisme de l’argent. La direction se moque bien des patients – les supérieurs et les collègues de Tenma n’ont pas la moindre éthique – jusqu’à sa fiancée qui est d’un cynisme achevé ! (C’est à vrai dire un personnage beaucoup trop détestable à mes yeux, j’y vois la principale et peut-être la seule fausse note de ce premier volume…).

 

Une autre nuit, l’histoire semble se répéter. On amène en urgence à l’hôpital deux enfants – d’un couple de ressortissants de l’Allemagne de l’Est, qui venaient juste de franchir la frontière… et qui ont été sauvagement assassinés sous les yeux des petits ! La fille est psychologiquement affectée, mais le petit garçon est blessé par balle, et seul un chirurgien d’exception tel que Tenma est en mesure de le sauver… Mais voilà que la direction ordonne à Tenma de laisser tomber, et de s’occuper en priorité d’un autre patient – le maire de Düsseldorf ! Tenma refuse – pas de passe-droit pour les huiles, pas après ce qui s’est passé avec l’ouvrier turc ! Le bon docteur sauve le petit garçon… et le maire meurt dans la nuit. La carrière de Tenma est foutue – on ne le vire pas, il est trop utile pour cela, mais il n’a aucun espoir de progression, ses recherches ne donneront jamais rien faute d'appui, et sa fiancée le plaque aussitôt, et très salement, pour un collègue moins tatillon en matière de morale. Qu’importe ? Tenma, dans cette rébellion, a retrouvé l’âme du vrai médecin ; le sens ultime de son métier...

 

Mais un autre événement se produit bientôt – une série de morts mystérieuses qui affectent la direction et le personnel de l’hôpital. Ces décès très ciblés… arrangent en fait les affaires de Tenma, d’une manière totalement inattendue ! Il peut finalement faire carrière ! Ce qui ne manque pas d’éveiller les soupçons de la police, et notamment de l’intimidant détective Runge… Lequel ne dispose cependant pas du moindre élément à charge contre le jeune et brillant chirurgien japonais.

 

Tout ceci ? Un long, indispensable (et très habilement conçu) prologue – qui occupe la moitié de ce volume, soit, comme pour 20th Century Boys, le premier volume « standard » de la série : cette « intégrale Deluxe » rassemble dans chaque tome deux volumes de l’édition originale.

 

La série prend alors son envol, après une ellipse de neuf ans. Le monde a changé autour de Tenma – le mur est tombé, l’Union soviétique s’est effondrée, la guerre froide n’est plus. Lui ? Il est toujours ce brillant chirurgien, discret mais serviable, que ses patients adorent...

 

Mais la rumeur de meurtres inexpliqués dans plusieurs endroits en Allemagne parvient aux oreilles du chirurgien, qui est bien obligé, une fois encore, d’ouvrir enfin les yeux, lui qui était porté à les garder éternellement fermés. Cette fois, il ne s’agit pas de l’amoralisme d’éminentes figures de sa profession, mais bien de sa responsabilité personnelle. Ces meurtres, Tenma est amené à comprendre qu’ils ont peut-être été commis… par Johann, ce petit garçon qu’il avait sauvé neuf ans plus tôt ! Dès lors, n’a-t-il pas sa part de responsabilité dans les assassinats commis par son patient, qui n'a survécu que grâce à lui ? Il avait pourtant l’air si innocent – comme tout petit garçon de dix ans… Le remords, la crainte d’y être effectivement pour quelque chose, même si cette manière de s’accaparer la responsabilité des actes commis par son patient a sans doute quelque chose d’égotiste et d’invasif, tout cela incite le bon docteur à agir, quitte à sacrifier sa carrière (de toute façon menacée par l'enquête de police, qui rouvre opportunément). Mais la priorité est bien de retrouver la sœur du « Monstre » ; car elle est probablement la seule à même d’expliquer ce qui s’est passé. À ceci près qu’elle est amnésique, comme de juste – et placée dans une famille d’accueil qui n’a jamais pu se résoudre à lui révéler qu’elle a été adoptée, que ses parents biologiques ont été assassinés, et qu’elle avait un frère, de longue date disparu…

 

Je ne suis pas, de manière générale, très client du genre thriller. Laissé entre trop de mains médiocres, il a quelque chose de souvent bien trop mécanique à mon goût, a fortiori quand cette mécanique est très apparente, sans qu’il ne s’agisse pour autant véritablement de jouer de ce dispositif. Il y a certes des exceptions, chez les plus roublards et futés des maîtres du genre – un Hitchcock en tête, comme de juste. Avec Monster, pour l’heure en tout cas, Urasawa Naoki, par chance, se montre un de ces maîtres roublards et futés ; la mécanique est là, voyante, mais elle fonctionne admirablement bien – ce premier volume de Monster est le légendaire page-turner que l’on nous promet toujours dans le genre. Il est clair qu’Urasawa Naoki sait raconter une histoire – lui, et son compère Nagasaki Takashi, qui est discrètement de la partie, comme souvent. Et c’est d’une efficacité admirable – littéralement la BD que l’on ne lâche pas une fois qu’on l’a entamée, et qui, une fois la dernière page retournée, incite à se précipiter aussitôt chez son dealer de BD pour acquérir une dose de plus ; je vous parlerai du coup très prochainement de la suite, les tomes 2 et 3 dans un premier temps…

 

Mais l’habileté narrative d’Urasawa Naoki est en même temps d’ordre graphique. La finesse, la limpidité, la vivacité de son trait sont proprement admirables – comme elles le seraient plus tard dans 20th Century Boys, un point que je n'ai jamais mis en doute, et, je suppose, dans d’autres titres encore. Le style graphique d’Urasawa Naoki bénéficie d’une vraie personnalité, il est immédiatement reconnaissable, mais son principal atout réside dans cette admirable fluidité, qui n’est pas si commune dans le monde du manga – tout particulièrement au regard des scènes d’action. Le découpage précis mais sans esbrouffe s’associe à la clarté des situations comme à la très habile caractérisation des personnages pour donner un résultat impressionnant, qui emporte l’adhésion, tant tout semble couler sans effort – une « simplicité » qui ne vaut que pour le lecteur, car on devine derrière un travail très attentif de l’auteur. C’est remarquable, véritablement remarquable.

 

Autant dire que je suis très enthousiaste au sortir de ce premier volume « Deluxe » de Monster. J’ai vraiment beaucoup aimé, c’est bel et bien un modèle de thriller, très bien conçu, toujours fluide, toujours palpitant, animé par de bons personnages (la fiancée mise à part, trop caricaturale), et avec à l’arrière-plan un fond éthique d’une profondeur insoupçonnée. Ça se dévore de la première à la dernière page, et on réclame illico la suite – qui ne tardera pas, donc.

 

Demeure pourtant une crainte – celle que, sur la durée, Monster s’essouffle, à la manière de 20th Century Boys ; la déception serait alors à la mesure de l’enthousiasme initial… Espérons qu’il n’en sera rien – et gardons-nous de trop anticiper, ici : le plaisir de la BD, c’est d’abord ici et maintenant. Et, ici et maintenant, ce premier tome de Monster emporte sans peine l’adhésion.

 

La suite avec le volume 2.

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Projection privée, de Kazushige Abe

Publié le par Nébal

Projection privée, de Kazushige Abe

ABE Kazushige, Projection privée, [Indibijuaru Purojekushon インディヴィジュアル・プロジェクション], traduit du japonais par Jacques Lévy, Arles – Paris, Actes Sud – 10/18, coll. Domaine étranger, [1997, 2000] 2005, 189 p.

J’ai fait les choses à l’envers : après avoir lu et beaucoup aimé le pavé Sin semillas puis le très court Nipponia nippon, je suis retourné à la première publication française d’Abe Kazushige, Projection privée (et, sauf erreur, il n’y en a pas eu d’autre au-delà des trois citées). Ce livre a compté dans la carrière de l’auteur (alors âgé d’une trentaine d’années), en remportant un beau succès au Japon – clairement, c’est le livre qui l’a fait connaître.

 

Avec quelque chose d’opportun ? Projection privée paraît en 1997 – soit l’année suivant la parution d’un autre roman, très célèbre, et dont on ne peut pas ne pas parler en l’espèce : Fight Club, de Chuck Palahniuk. De fait, le roman d’Abe fait beaucoup, beaucoup penser à celui de l’écrivain américain, au point où c’en est un peu suspect… Plagiat, commentaire critique, pastiche, parodie ? Ou seulement l’air du temps, en toute... innocence ? Je n’ose pas trancher – même si je vais tâcher d’avancer quelques éléments dans cette chronique un peu désabusée. Mais les liens entre les deux livres me paraissent vraiment marqués, et j’ai vraiment du mal à envisager la possibilité qu’Abe Kazushige ait pu écrire son roman sans rien savoir de celui de Palahniuk. Or, je le crains, cela joue déjà en défaveur de celui d’Abe ; c’est que celui de Palahniuk est vraiment bon…

 

Projection privée adopte la forme d’un journal intime, tenu par un certain Onuma, projectionniste dans un cinéma de second ordre à Shibuya. Un boulot pépère – rien de très ambitieux, pour l’étudiant en cinéma qu’il était (comme l’auteur), même s’il lui offre, de manière discrète, les pouvoirs d’un démiurge secret, quand il insère dans les films qu’il projette des bandes issues d’autres films… Tiens, comme dans Fight Club, sauf erreur.

 

Mais Onuma a son côté sombre – je veux dire, au-delà de son goût douteux pour les chansons de Julio Iglesias (exégèses à la clef) : une certaine attirance pour la violence, et un certain talent pour ça. Une expédition punitive, à la requête d’un collègue jeune et falot, contre des lycéens décidément très mal élevés, en fait bientôt l’éloquente démonstration – il y en aura d’autres.

 

C’est qu’il a suivi le Cours. L’institution, fondée par le mystérieux Masaki, peut être envisagée originellement comme un club de formation à l’autodéfense, qui enseigne des techniques de fight, et au-delà de survie, et, comme de juste, se révèle finalement bien davantage, quelque part entre la secte façon Aum Shinrikyô, la société secrète insurrectionnelle vaguement fascisante et le centre de formation pour yakuzas d’élite… ou pour espions lambda, ou pour navrants voyeurs, notamment via les techniques de surveillance (un thème qui, décidément, obsède Abe Kazushige, il est présent dans ses trois romans traduits en français !). Mais, globalement, c’est comme dans, en gros, oui. Onuma et ses copains de l’école de cinéma devaient simplement, à la base, tourner un documentaire de fin d’études sur Masaki, mais ils se sont retrouvés embrigadés dans son Cours, laissant tomber tout le reste. Masaki est un de nos Tyler Durden, du coup. On en dérive sans surprise le rôle d’Onuma.

 

Le Cours, pour lui, c’était supposément du passé – mais voilà qu’Onuma apprend la mort, dans un « accident de voiture », de quatre de ses anciens condisciples, tandis qu’un autre, Inoue, reprend contact avec lui, révélant certaines choses, en dissimulant d’autres, et mentant plus qu’à son tour. Exactement ce qu’il faut faire avec un paranoïaque ! Car Onuma a visiblement quelques petits problèmes à cet égard. De l’accident, il élabore une complexe théorie du grand complot global anti-Lui, où les assertions d’Inoue ont leur part ; bientôt, les yakuzas sont de la partie – plusieurs gangs, qui s’affrontent, avec Onuma au milieu ; et un film secret, forcément bourré d’indices, mais cryptés, il faut en percer le code ; du sordide, à base de pédopornographie et de prostitution juvénile (enjo kôsai) ; et même un deal de plutonium !

 

Tout cela dans un monde de mensonges et de tromperies – Onuma ne peut avoir confiance en personne… et surtout pas en lui-même. Nous ne devons donc pas avoir confiance en lui nous non plus – dès les premières pages, c’est comme s’il nous braillait : « JE SUIS UN NARRATEUR NON FIABLE ! JE SUIS UN NARRATEUR NON FIABLE ! » On en conclut sans trop de peine que, s’il se fait un film, ou semble se faire un film, il en fait peut-être un aussi pour un spectateur privilégié…

 

Et notre projectionniste qui fut (?) documentariste parsème bien sûr son journal de tableaux d’un Japon en crise, morale en même temps qu’économique, une société folle et aliénante, faite de travers mesquins et de vices plus ou moins avoués ou plus ou moins conscients, une société où la violence a assurément sa place. Cette fois, malgré le plutonium, Abe Kazushige ne vire peut-être pas autant dans le délire apocalyptique que Chuck Palahniuk, il adopte un point de vue peut-être plus intime, mais les liens ne manquent cependant pas à cet égard – jusque dans le côté « la philo pour les nuls », délibérément chez les deux supposé-je.

 

C’est que nous avons affaire à deux petits malins. Et, comme souvent, c’est là à la fois un atout et un handicap. À la comparaison, cependant, je tends à croire que Palahniuk est celui qui s’en sort le mieux à cet égard : Fight Club est un roman roublard, il scintille de trucs de petit malin, mais il fonctionne très bien en tant que tel, et le petit jeu entretenu par l’auteur avec son lecteur, même très méta-machin ou post-bidule, ne va pas jusqu’à transformer le roman entier en plaisanterie d’un goût plus ou moins douteux – il y a davantage, et déjà, c’est un peu la base, une bonne histoire, de bons personnages. Chez Abe Kazushige, le dispositif trop voyant ne m’a pas permis de m’immiscer véritablement dans une histoire dont les outrances dénoncent sans cesse le caractère de blague (pas si drôle) ; la conclusion est comme de juste le point culminant de ce dispositif, mais fonctionne plus ou moins bien – là où l’auteur, tout sourire, semble nous balancer enfin un « Ah, ah ! Je t’ai bien eu ! », le lecteur (nébalien en tout cas) est tenté de lui répondre que, non, pas vraiment, car cela n’a pas vraiment fonctionné ; c’était trop voyant, on s'attendait dès le départ à quelque chose du genre… L’air du temps, admettons, a pu seul justifier l’écriture de ce roman, mais ce dispositif incite tout de même sacrément à chercher du côté des hypothèses du commentaire critique ou de la parodie. Et, au jeu du petit malin, j’ai bien peur qu’Abe Kazushige, en désirant en rajouter encore une couche, soit finalement tombé dans le piège plus ou moins consciemment tendu par Palahniuk, méta-machin ou post-bidule – ceci étant, Palahniuk lui-même l’a fait par la suite…

 

Mais il faut enfin évoquer un ultime gros problème de Projection privée… La plume est très, très lourde, et bien trop (maladroitement) « soutenue », même dans les dialogues, pour convaincre – ces gens-là ne parlent pas comme des yakuzas à la petite semaine, etc. Tous leurs mots sonnent faux. Absolument tous. Et, là, non, je refuse qu’on me réponde « méta-machin ou post-bidule », ça serait pousser le petit jeu bien trop loin. Est-ce le style originel, est-ce la traduction ? Sans la possibilité de recourir au texte japonais, je ne peux sans doute pas me montrer catégorique, ici, mais je tends tout de même à pencher vers la deuxième hypothèse – d’autant que j’y trouve souvent un rendu bien trop « littéral » qu’on s’expliquerait mal dans l’original. Le traducteur, plus tard, accomplirait un bon voire très bon travail sur, entre autres, les deux autres romans d’Abe Kazushige disponibles en français, Sin semillas et Nipponia nippon, mais, dans Projection privée, non, ça ne va pas…

 

Grosse déception, donc, que cette Projection privée, qui me paraît rater son coup et m’a plus ennuyé qu’autre chose, en dépit de son format assez bref. L’auteur a assurément démontré par la suite qu’il pouvait écrire des choses bien plus intéressantes, et je serais tout à fait preneur d’autres traductions – mais ce premier titre traduit, disons-le, m’a fait l’effet d’être… mauvais.

 

Hélas.

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Deathco, vol. 2 et 3, d'Atsushi Kaneko

Publié le par Nébal

Deathco, vol. 2 et 3, d'Atsushi Kaneko

KANEKO Atsushi, Deathco, vol. 2, [Desuko デスコ], traduction [du japonais par] Aurélien Estager, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [2015] 2016, [208 p.]

Deathco, vol. 2 et 3, d'Atsushi Kaneko

KANEKO Atsushi, Deathco, vol. 3, [Desuko デスコ], traduction [du japonais par] Aurélien Estager, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [2015] 2016, [192 p.]

Retour à Deathco, de Kaneko Atsushi, avec ces tomes 2 et 3 qui approfondissent l’univers de la série et ses personnages, après un tome d’introduction assez déstabilisant, et qui ne m’avait vraiment convaincu qu’à la relecture. Peut-être cette expérience a-t-elle été formatrice, car la lecture de ces deux tomes suivants a eu un impact positif bien plus immédiat – et, chose à noter je suppose, j’ai rarement passé autant de temps sur des volumes de mangas aussi lapidaires en matière de texte, m’arrêtant sur chaque case pour apprécier le dessin assez singulier de l’auteur ; quand je parle d’un texte limité, ce n’est donc pas du tout avec la même frustration, voire le même agacement, que pour un One-Punch Man, par exemple (par ailleurs pas dépourvu d’intérêt graphique, même si dans un genre bien plus convenu). Le fait est que Kaneko Atsushi fait ici des merveilles, avec ses grands aplats de noir caractéristiques, sa touche cinématographique, son découpage inventif.

 

Par ailleurs, le texte, qui n'est certes pas absent non plus, hein, est bon, le scénario aussi, et un semblant de trame de fond se dessine peu à peu dans ces deux tomes, même si sans rien de vraiment fondamental pour l’heure ; il y a bien une grosse révélation, oui, mais qui n'engage peut-être pas encore à grand-chose. On reste surtout concentré sur les missions confiées aux Reapers, dont Deathko elle-même, par la mystérieuse Guilde. En gros, entre ces deux tomes, on suit trois d’entre elles.

 

On conclut tout d’abord l’arc amorcé dans le tome 1, « Croisière de rêve », et dans lequel notre tueuse gogoth-punk cintrée s’en prend à un escroc sanguinaire qui gagne sa vie en balançant aux requins des clients désireux de fuir à l’autre bout du monde. Le détestable et cynique criminel, et dans une égale mesure l'angoisse palpable de son associé, suscitent une ambiance soignée qui emporte l'adhésion.

 

Un deuxième arc se partage entre ces deux tomes, « Le Terrain de jeux », qui confronte les Reapers à un Trophée de poids : un tortionnaire sadique, bien décidé à extirper la vérité sur la Guilde aux Reapers qu’il capture et met au supplice. Ce qui vaut d’une certaine manière pour Deathko : elle qui, jusqu’alors, éliminait ses proies la fleur au fusil, tombe cette fois sur un os, quelqu’un d’aussi redoutable qu’elle, et qui la capture... Cela pourrait être une étape classique de « montée en puissance » typique de ce genre de BD, mais, dans l’ambiance, il y a quelque chose de bien plus troublant – l’attitude des Reapers, globalement, mais surtout de Deathko, à l’encontre de ce contrat hors-normes, laisse deviner comme une forme de masochisme pour le coup assez inattendue. Un arc cruel et terrible, ce qui n’exclut en rien l’humour bizarre, loin de là, et qui fait dans tous les cas son petit effet.

 

Enfin, un troisième arc est initié dans le tome 3, « Le Fluide », qui confronte assez classiquement Deathko à un savant fou dont les recherches pourraient bien annihiler l’humanité, mais avec ces petits trucs en plus qui assurent la singularité de la BD, là encore bien moins convenue qu’elle n’en a l’air – dans l’obsession froidement misanthrope du savant, plus encore dans les rêveries puériles de son soutien plus ou moins politicard, à fond dans un ego-trip digne d'un Trump (mais en probablement bien moins stupide). L’ensemble conserve ainsi la saveur de Deathco, outrance et folie, dans un contexte noir, excessif, drôle et repoussant à la fois.

 

Entre ces arcs, Kaneko Atsushi ménage aussi des épisodes isolés qui approfondissent l’univers, notamment via les personnages – ceci étant, chaque épisode intégré dans un arc comprend aussi ce genre d’apartés bienvenus, assez comics dans l’esprit, mais qui s’intègrent parfaitement à Deathco. Notre héroïne y passe elle-même, toujours aussi dingue, menteuse compulsive et dépressive démonstrative – voyez la séquence excellente dans laquelle la gamine tueuse erre dans une supérette, un nuage noir de convention au-dessus de sa tête !

 

Mais, à mon sens, c’est surtout quand la série s’arrête sur des personnages secondaires, ici, qu’elle emporte vraiment l’adhésion – cette construction plus complexe bénéficiant à l’ensemble de la BD. Cela vaut tout d’abord pour les compagnons directs de Deathko : Madame M., la propriétaire du château où se morfond notre héroïne entre deux contrats, et qui a bien des choses à révéler (elle n’a absolument rien de la caricature de nerd que j’avais cru y voir dans le premier tome – je ne m’étais décidément pas montré assez attentif, c'est peu dire…) ; mais aussi et surtout Lee, le chauffeur de Madame M., assigné par ladite au convoyage et à la protection de Deathko – qu’il hait profondément et de manière très ouverte. Ce petit bonhomme aux traits de vampire cartoonesque est un des plus enthousiasmants apports de ces deux tomes.

 

Mais d’autres personnages sont aussi approfondis, du côté de la concurrence (bien à la traîne…) de Deathko, les autres Reapers – notamment les pom-pom girls psychopathes emmenées par cette connasse de Kaho, un personnage qu’on adore détester, ou encore, faire-valoir comiques de premier choix, les ridicules et attachants Super Skull et Hyper Skull, notamment quand ils flippent sur le terrain de jeux, avec leur compte à rebours avant d’agir qui recule sans cesse, gimmick tout con mais magnifiquement efficace…

 

Tout ceci contribue à l’ambiance de la série, noire et drôle dans ses excès – finalement, le premier tome, d’introduction, porte bel et bien ses fruits ; et ça valait le coup de s’y remettre puis de poursuivre, car la suite est cette fois immédiatement enthousiasmante. Bon, il faut raison conserver : je ne suis pas en train de vous parler d’un chef-d’œuvre indispensable, mais d’un chouette divertissement bien troussé, efficace, et moins convenu qu’il n’en a l’air. Ceci pour le fond : la forme, le dessin en l’espèce, est bien l'atout majeur de Deathco, série qui, oui, vaut bien qu’on prenne le temps de savourer chaque case, et qui pour le coup convainc bien autrement que le seinen lambda.

 

La suite un de ces jours…

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La Ballade de Black Tom, de Victor LaValle

Publié le par Nébal

La Ballade de Black Tom, de Victor LaValle

LAVALLE (Victor), La Ballade de Black Tom, [The Ballad of Black Tom], traduit de l’anglais (États-Unis) par Benoît Domis, couverture et conception graphique d’Aurélien Police, Saint Mammès, Le Bélial’, coll. Une heure-lumière, [2016] 2018, 143 p.

NO LIVES MATTER

 

L’impressionnante (et quelque peu effrayante, à vrai dire) vague de publications lovecraftiennes ou para-lovecraftiennes-truc de ces dernières années a pu emprunter bien des avatars, mais un sans doute attire plus particulièrement l’attention : la relecture critique de l’oeuvre du gentleman (eh ?) de Providence, à l’aune d’une Amérique (notamment) qui change, espérons-le, mais n’a en tout cas longtemps pas assez changé. De fait, l’accent mis sur les côtés les plus déplaisants du personnage – son racisme et son antisémitisme au premier chef, on parle aussi de sexisme et d’homophobie même si ces questions appellent peut-être des réponses davantage nuancées –, maintenant que sa biographie est plus assurée et que les silences gênés de certains de ses anciens éditeurs ne sont plus de mise, a assez logiquement débouché sur des textes, peut-on encore parler de pastiches, qui inscrivent/révèlent (peut-être avec des guillemets ?) dans le corpus lovecraftien même les hantises, les phobies, les haines, les absences de l’auteur, qui n’en manquait certes pas. Ceci avec plus ou moins de pertinence, et plus ou moins d’intérêt – car l’idée critique, aussi solidement étayée soit-elle par les faits les plus affligeants de la biographie ou de la bibliographie de Lovecraft, et pertinente à maints égard, ne suffit pas forcément à faire un bon récit, si elle peut suffire à faire un bon pamphlet.

 

Assez récemment, je vous avais ainsi causé de La Quête onirique de Vellitt Boe, de Kij Johnson, qui, à l’heure de #MeToo entre autres, féminisait (et diversifiait ?) une œuvre lovecraftienne cruellement lacunaire, et c'est peu dire, en matière de personnages féminins, en adoptant le prisme des Contrées du Rêve et en le dépouillant au passage d’une certaine immaturité fondamentale. Cependant, je n’avais pas été vraiment convaincu : un bon personnage et un propos juste n’avaient pas suffi à m’emballer, car j’avais bien trop le sentiment d’une autrice oubliant de raconter quelque chose derrière son message.

 

Le même éditeur, Le Bélial’, a récidivé plus récemment, mais dans le cadre de sa belle collection « Une heure-lumière » cette fois, avec La Ballade de Black Tom, novella de Victor LaValle (dont c'est le premier texte traduit en France, sauf erreur) bardée de prix, qui revisite la (mauvaise) nouvelle « Horreur à Red Hook » à l’heure entre autres du mouvement Black Lives Matter ; c’est un fait, le rêve de Martin Luther King ne s’est pas exactement réalisé, et il y a encore bien du boulot – je laisse Mr Ice-T vous expliquer tout cela, ici, , et encore ailleurs. Victor LaValle, auteur afro-américain, revient ainsi sur une nouvelle de Lovecraft notoirement raciste, en adoptant le point de vue des Noirs (mais pas seulement). En ce sens, la démarche me paraît assez proche de celle de Kij Johnson – mais, à mes yeux, le résultat est cette fois bien plus convaincant, et le livre, orné comme d’hab’ d’une belle couverture d’Aurélien Police (woop-woop !) (…) (pardon) (mais y a un lien) (si si) (voyez plus haut) (aheum), le livre disais-je est cette fois tout à fait recommandable et même bien plus que ça sans doute. Penchons-nous donc sur ce texte très intéressant, dédié « à H.P. Lovecraft, avec tous mes sentiments contradictoires ».

 

THE RACISM AT RED HOOK

 

Mais il nous faut donc partir de la nouvelle de Lovecraft « Horreur à Red Hook » – dont la (re)lecture est fortement recommandée avant ou pendant ou après la lecture de la novella de Victor LaValle : celle-ci n’est pas à proprement parler « incompréhensible » sans cela, mais, le jeu littéraire étant affiché sans la moindre ambiguïté, la méconnaissance du texte source risque de faire passer à côté d’un certain nombre de choses d’un intérêt non négligeable.

 

Écrite les 1er et 2 août 1925, « Horreur à Red Hook » est publiée dans le numéro de janvier 1927 de Weird Tales. Et c’est une période charnière pour Lovecraft – dont le mariage improbable avec Sonia Greene prend vite l’eau, tandis que son séjour à New York, de merveilleux, devient cauchemardesque, et tout cela n’est probablement pas pour rien dans le tournant que connaît parallèlement la production littéraire de Lovecraft, avec une nouvelle écrite un an seulement après « Horreur à Red Hook », mais autrement réussie : « L’Appel de Cthulhu », qui inaugure la phase la plus enthousiasmante du corpus lovecraftien. À l’époque, si je ne m’abuse (je crois qu’il y en a quelques exemples dans A Weird Writer in Our Midst), « Horreur à Red Hook » s’attire quelques louanges dans « The Eyrie », le courrier des lecteurs du fameux pulp, mais Lovecraft lui-même ne se faisait guère d’illusions sur ce texte, qu’il jugeait lui-même « pas très bon », et la critique ultérieure a été unanime à ce propos, et plus vigoureuse ; de fait, ce texte est atrocement mauvais…

 

Il a pourtant sa célébrité. On en a fait « la nouvelle la plus raciste de Lovecraft ». Elle est assurément raciste, horriblement raciste ; cependant, si cette réputation fait sens dans le cadre de la novella de Victor LaValle (qui n’a certes pas choisi son sujet au hasard), je ne suis pas certain qu’elle soit vraiment très pertinente dans l’absolu. Déjà parce qu’il y a un certain nombre d’autres textes lovecraftiens horriblement racistes – même sans se livrer à un absurde concours de « la nouvelle la plus raciste » (et encore, je m’en tiens ici à la fiction – la poésie et les essais et la correspondance, je vous raconte même pas) ; on peut citer par exemple « La Rue » (un pamphlet d’une stupidité abyssale), ou la (ridicule, à ce stade) révision « La Chevelure de Méduse » (même s’il semblerait que, pour cette dernière, les torts soient partagés avec la « commanditaire », Zealia Bishop) ; probablement aussi « Arthur Jermyn », un chouia moins mineur… mais aussi des textes bien plus connus, lus et relus et à bon droit car brillants, tels « Le Cauchemar d’Innsmouth »… ou, oui, « L’Appel de Cthulhu ».

 

En fait, j’ai le sentiment que cette approche (encore une fois, en dehors du cadre spécifique de la novella de Victor LaValle) peut avoir quelque chose d’assez pernicieux, lié peut-être à une forme de puritanisme très américaine, s’offusquant parfois de la façade sans chercher vraiment dans le fond. « Horreur à Red Hook » a gagné cette réputation de « nouvelle la plus raciste de Lovecraft » parce qu’elle est ouvertement, frontalement raciste – l’auteur en pleine crise, à mesure que son séjour new-yorkais se prolonge, s’y livre notamment à une navrante litanie des maux d’ordre quasi médical imputés au melting-pot du quartier de Red Hook (associé à Brooklyn où il vivait), dans une nouvelle outrée, explicite, débordant de peur et de haine pour ces immigrés clandestins qui suintent dans les rues, une menace pour les « Norvégiens aux yeux bleus » (putain, Howard-chou, quand même...), avec dans leurs valises leurs rites impies et sanglants d’une antique et blasphématoire sorcellerie.

 

Mais, à tout prendre, « L’Appel de Cthulhu » ne raconte pas forcément autre chose (et à vrai dire beaucoup d’autres textes d’autres auteurs de la même époque) – simplement, enfin, non, pas si simplement, justement, Lovecraft a cette fois maquillé son propos en narrant une histoire bien plus inventive, de portée philosophique plus saisissante et c’est peu dire, et bénéficiant d’une construction admirable, parfaite, l’ensemble constituant un vrai chef-d’œuvre. Mais si le racisme de « L’Appel de Cthulhu » est moins « visible » (même si le repérer ne demande pas exactement un effort considérable – dès la première page, c’est assez clair), il n’en est pas moins présent – et c’est bien pourquoi, dans le registre des relectures contemporaines, les idées de certains me navrent, qui s’affichent simplement désireux d’expurger cette nouvelle en particulier de tel ou tel mot qui fait tache à l’occasion (ce « mot en N... » qu’il ne faut plus prononcer aux États-Unis, même pour dénoncer le racisme) ; mes excuses, mais même en rayant tous les vilains mots de cette nouvelle, elle demeurera raciste – géniale, mais raciste. On peut refuser de la lire si l’on y tient, ne pas aimer voire détester Lovecraft en raison de son racisme est ma foi une raison tout à fait valable de ne pas l’aimer voire de le détester et ses écrits avec, mais, clairement, ce n’est pas un petit retouchage cosmétique qui en changera la portée.

 

Or la relation entre les deux nouvelles (rédigées avec seulement un an d’écart, donc) me paraît instructive. « Horreur à Red Hook », j’en suis persuadé, a quelque chose d’un brouillon de « L’Appel de Cthulhu ». Seulement, prise isolément, même en mettant à part la question du racisme (ce qui n’est certes pas évident), c’est une mauvaise, une très mauvaise nouvelle. Tout le contraire, pour le coup, de « L’Appel de Cthulhu ».

 

Victor LaValle n’a donc pas choisi son texte source au hasard : dans le contexte de la gestation de sa propre novella, la réputation de « Horreur à Red Hook » est une motivation plus que suffisante, et parfaitement pertinente. En outre, comme Alan Moore, par exemple, qui a su s’en inspirer avec talent dans Neonomicon puis Providence, Victor LaValle en dérive très intelligemment un texte tout à fait réussi, dans sa portée critique comme dans sa dimension narrative.

 

HARLEM, RED HOOK – MALONE, SUYDAM, BLACK TOM

 

Quelques mots, tout de même, de « l’histoire » dans « Horreur à Red Hook » ; ce qui ira assez vite, parce que la nouvelle pèche clairement sous cet angle, et Lovecraft lui-même en était semble-t-il très conscient. À vrai dire, au-delà des éructations racistes et xénophobes qui fondent le propos, le texte m’a toujours fait l’impression d’un auteur vraiment pas à l’aise avec ce qu’il écrit – le personnage même du « héros », Thomas F. Malone, un policier (ça va vraiment pas, Howie-chou ?!?), en est très vite une éclatante démonstration… Et Victor LaValle y a trouvé un élément très important de son propre récit (comme, dans un autre registre, Alan Moore dans Providence, qui y associe une dimension homo-érotique totalement absente de l’orignal, mais qui sonne parfaitement juste).

 

Ledit Thomas F. Malone, que l’on découvre en bien sale état au début de la nouvelle (comme souvent chez Lovecraft, le temps de la narration n’est pas celui des événements, et on commence en gros par la fin), a été amené à enquêter dans le quartier de Red Hook, un îlot de Brooklyn particulièrement cosmopolite (horreur glauque), sur les activités d’un certain Robert Suydam – un Blanc de bonne famille, et d’un bon quartier, que sa famille suppose être devenu fou, puisqu’il fricote avec des « Syriens » et compagnie. L’enquête amènera Malone à découvrir l’existence d’une sorte de culte souterrain en forme de conspiration globale de l’étranger toujours corrompu par une sorcellerie millénaire ; et ça se finira mal pour tout le monde.

 

Clairement, cette histoire est d’une pauvreté affligeante. Lovecraft voulait vitupérer contre les vilains étrangers (même en leur conférant un Blanc pour patron, faut pas déconner non plus), mais, en dehors de cette navrante note d’intention, son scénario est erratique et terne, avec des éléments surnaturels tristement convenus et sans âme – un mariage bizarre (dont Victor LaValle se débarrasse à bon droit), des souterrains glauques propices à l’immigration clandestine comme aux messes forcément noires, une résurrection chelou (un thème dont il était particulièrement friand)… Mais, au fond, tout cela ne va nulle part.

 

Victor LaValle, lui, va quelque part – et il sait où, et il sait comment y aller. Que « Horreur à Red Hook » soit une mauvaise nouvelle n’est au fond pas un problème pour lui, même si je n’irais pas jusqu’à prétendre que c’est un avantage pour autant. Son histoire est paradoxalement épurée en adoptant un champ plus large (même si le nom n’apparaît que tardivement dans la nouvelle, le culte de Robert Suydam est clairement associé au culte de Cthulhu dans La Ballade de Black Tom), car elle ne s’égare pas – il y a des trajectoires bien définies.

 

Cependant, pour qu’elles fassent sens, il lui faut deux choses : un cadre, et des personnages. Le cadre, et l’ambiance, font partie des éléments assurant la pertinence et la qualité de La Ballade de Black Tom. À vrai dire, ils sont probablement plus que cela, car ils constituent la première accroche de la novella : dès les premières pages, Victor LaValle accomplit un travail admirable. Harlem sonne juste (« sonne », oui, car la musique est omniprésente, blues très prégnant, jazz qui s'annonce), en sachant éviter le pittoresque pour toucher à quelque chose de bien plus fondamentalement humain – Red Hook aussi, si les quartiers des Blancs sont plus intimidants et secrets, quand nous les parcourons, un peu nerveux, en compagnie de Black Tom. Et tous ces personnages que nous croisons sont comme une revanche sur le texte de Lovecraft : ces immigrés basanés, ces Syriens, etc., qui n’étaient jamais autre chose que des menaces barbares chez Lovecraft, se révèlent pour ce qu’ils sont évidemment – des êtres humains. Lovecraft, dans une fameuse et navrante diatribe, reprochait à tous « ces gens-là » de « ne pas rêver ». Pouvait-il écrire pire sottise ? Bien sûr qu'ils rêvent, et Black Tom comme les autres ! Pour autant, en traitant de ce thème, Victor LaValle ne produit en rien un réquisitoire – ça n’en est tout simplement pas la peine.

 

La vie, chez ces personnages au fond de la scène, prend des connotations peut-être différentes quand on se penche sur les personnages principaux, mais sans rupture de ton pour autant. Les personnages, on le sait, ne sont pas exactement le fort de Lovecraft, et dans « Horreur à Red Hook », c’est particulièrement flagrant. Victor LaValle devait faire mieux, pour réussir son pari. Mais Suydam ? On peut se contenter de le laisser tel quel – d’une certaine manière, le vieux bonhomme n’en est que plus ridicule, sans que la novella ne vire le moins du monde à la parodie pour autant. Ceci, parce que Suydam est de toute façon un personnage finalement assez secondaire ici – ce qui compte, ce sont deux personnages qui sont amenés à interagir avec lui, et qui sont successivement nos personnages points de vue ; car la novella se scinde en deux parties, chronologiques – la première est centrée sur celui qui n’est pas encore Black Tom, mais simplement Charles Thomas Tester, apport de Victor LaValle, tandis que la seconde est centrée sur Thomas F. Malone.

 

Ce dernier est incomparablement mieux caractérisé dans la novella de Victor LaValle que dans la nouvelle de Lovecraft. Là où le gentleman de Providence s’empêtrait, avec son « policier mais rêveur » (parce que d'ascendance irlandaise...), LaValle a campé un personnage pas forcément détestable dans l’absolu, mais qui sidère de par son absence totale d’empathie ; il n’est pas véritablement maléfique, mais il semble dans l’impossibilité la plus totale d’envisager le monde au prisme des sentiments – c’est comme s’il n’en avait pas lui-même, et ne pouvait même pas comprendre que d’autres pourraient en avoir, eux ; dans la scène charnière de la novella, qui fait la transition entre les deux parties, cette dimension du personnage devient véritablement révoltante. Il ne s’agissait donc pas de faire de Thomas F. Malone un avatar raté de fantasme hard-boiled, mais au contraire d’accentuer sa dimension lovecraftienne – au point de se montrer plus lovecraftien que Lovecraft. Au fond, comme souvent sinon toujours, le racisme de Lovecraft tenait pour une bonne part à son ignorance ou en tout cas à sa méconnaissance du monde autour de lui – et cela vaut pour Malone ici, au regard de l'empathie ; même si lui n’est pas forcément raciste, ou pas au même degré – c’est qu’il n’est même pas en mesure de se poser la question du racisme ; son approche censément froide et objective, « scientifique » plus que « rêveuse », pour le coup, de ses enquêtes, dénonce en fait un homme incapable de voir le monde – ce qui est embêtant pour un policier, mais plus qu’utile eu égard au propos de cette novella. Et ces biais peuvent nous rappeler un certain écrivain qui mettait souvent de lui dans ses narrateurs – et nous en disait parfois plus long ainsi qu’il ne le supposait.

 

Mais, avant de nous intéresser plus spécialement à Thomas F. Malone, Victor LaValle introduit son récit par son « héros », celui qui ne pouvait tout simplement pas être envisagé comme tel dans la conception de Lovecraft/Malone : un Noir… Charles Thomas Tester, donc – un jeune homme, qui vit avec son vieux père Otis (il y a peu maman est morte) dans un appartement miteux de Harlem. Notre Tommy se balade avec une guitare, mais ne sait guère jouer que deux, trois chansons faciles, au grand dam de ses parents tous deux très imprégnés de musique ; et il ne chante pas très bien… Suffisamment toutefois pour récupérer quelques piécettes en s’installant à la lisière de Harlem – là où des Blancs peuvent passer ; bien sûr, s’installer dans un quartier blanc est parfaitement inenvisageable, il ne ferait que s’attirer la suspicion des badauds, et se ferait dégager par la police aussi vite qu’un… euh, qu’un Afro-américain d’aujourd’hui qui attend un pote dans un Starbucks, ou qui pique une sieste dans un coin du campus de Yale. Bon, ça n’est de toute façon pas une vie : au grand dam là encore d’Otis, Tom arrondit les fins de mois en se livrant à quelques petites filouteries de petit escroc, ou par exemple une mission de coursier pour un truc bizarre (un livre occulte à livrer à une vieille Blanche, ce qui permet à Victor LaValle d’intégrer « l’alphabet suprême » à son récit, en lui conférant une connotation ésotérique bienvenue) ; des trucs pas toujours très légaux, ou limite disons, mais rien de bien grave. Le bonhomme est médiocre, mais plutôt (très) sympathique.

 

Cependant, un jour (pas si beau), Tom se fait accoster par Robert Suydam, qui engage le « musicien » ; et, aussitôt après, il se fait questionner à propos de ce bref entretien par le flic Malone, froid, déconcertant, et son associé de circonstance, le détective Howard, qu’on devine bien vite être la (plus flagrante sinon principale) brute raciste de cette histoire. Tout cela tourne bien vite mal – et les projets occultes de Suydam, d’abord effrayants pour Tom, gagnent considérablement en intérêt après l’épreuve décisive…

 

 

Je SPOILE, attention…

 

 

l’épreuve décisive, donc, qu’est la mort de son père, abattu par Howard dans une scène qui a quelque chose de tristement quotidien et actuel : « Il avait une guitare dans les mains, j’ai cru que c’était un fusil alors je lui ai vidé deux chargeurs dans la carcasse, légitime défense, vous comprenez... » Oui, il faut croire que nous le comprenons, parce que ça se produit encore et toujours.

 

Et c’est ainsi que Charles Thomas Tester va devenir Black Tom – car, disons-le, il aura toutes les raisons de le faire

LA HAINE ET L’INDIFFÉRENCE

 

Cette séquence remarquable, très forte dans la novella, émouvante, poignante, tragique, révoltante, fait basculer le récit (on passe du point de vue de Tom à celui de Malone), mais en fournit en même temps une, sinon la, clef. Et c’est sans doute là, plus que dans la citation tardive (et superflue, mais j’y reviendrai) d’un certain Cthulhu, que Victor LaValle montre qu’il a bien travaillé son Lovecraft, au-delà de la seule nouvelle « Horreur à Red Hook », et que sa novella est d’une ambition marquée.

 

On le sait, et l’incipit de « L’Appel de Cthulhu » en est peut-être la plus éloquente des démonstrations chez Lovecraft lui-même (depuis, il faut y adjoindre les travaux de la critique lovecraftienne, et tout particulièrement d’un S.T. Joshi), l’horreur lovecraftienne « canonique » se veut « cosmique ». Un point revient souvent dans cette optique, comme une caractéristique essentielle de l’approche philosophique du monde chez Lovecraft, qui veut que le plus grand drame de l’humanité soit son insignifiance, et, corrélativement, l’indifférence du cosmos à son égard – les dieux, s’il s’agit de dieux (probablement pas), se moquent totalement de l’humanité, de ses désirs ou de ses angoisses ; et c’est cela qui est terrible : les hommes sont écrasés par l’immensité du temps comme de l’espace, mais, pire que tout, cet univers intimidant ne les honore même pas de son hostilité. L’appréhension de cette indifférence cosmique est généralement la goutte d’eau qui fait déborder le vase – le point de rupture qui amène les personnages lovecraftiens à basculer dans la folie.

 

C’est une conception fascinante – une idée très forte, et qui me parle. Dans une certaine perception Joshi-approved de la fiction lovecraftienne, c’est là que réside le cœur de l’œuvre, sa force, sa pertinence, et, largement, sa singularité. Dès lors, on a pu avancer qu’une fiction lovecraftienne (entendre par-là une fiction écrite par quelqu’un d’autre que Lovecraft, tout particulièrement aujourd’hui) ne saurait mériter véritablement ce titre qu’à la condition de mettre en scène cette même conception de l’horreur cosmique qu’est l’indifférentisme.

 

Victor LaValle ne joue pas ce jeu – il fait même tout le contraire, et texto. Et c’est très pertinent. La mort d’Otis éclaire un récit qui jusqu’alors se montrait bien plus allusif, mais contenait pourtant déjà cette révélation dès lors implacable. La plus grande horreur, pour un WASP de Providence désargenté mais fier de son érudition livresque, réside peut-être dans l’indifférence du cosmos à son encontre ; mais, pour un Afro-américain tel que Tom, cette notion toute philosophique est parfaitement absurde – l’indifférence serait une bénédiction pour lui, car le monde tout autour de ce personnage lui est farouchement hostile. Quelle chance ce serait, que de pouvoir se balader dans n’importe quel quartier de New York sans attirer spécialement les regards et se faire agresser par les petits flics blancs du coin en deux minutes montre en main ! L’indifférence ? Ce n’est pas l’indifférence qui a tué Otis – c’est l’hostilité, c’est la haine. La haine est plus salissante que l’indifférence – et elle appelle la haine. Peut-être les divinités étranges dont parle Suydam n’ont-elles aucune intention de « récompenser » leurs adorateurs secrets quand viendra pour elles le moment d’arpenter de nouveau la Terre – Tom n’est pas un imbécile, si Suydam en est probablement un. Qu’importe ? Elles peuvent devenir les outils d’une revanche, contre un monde qui a toujours été odieux et hostile.

 

La démonstration est implacable – l’effet redoutable ; et à même de susciter une remise en cause de tout ce que l’on croyait savoir et apprécier chez Lovecraft, ses épigones et ses critiques. Ce qui n’est pas rien.

 

Mais La Ballade de Black Tom n’est pas un pamphlet, c’est une novella ; Victor LaValle ne commet pas l’erreur de négliger son récit au seul profit de son message – pour autant, ce message n’est pas non plus un épiphénomène vaguement rattaché à une intrigue : Victor LaValle gagne sur les deux tableaux, et c’est ce qui, à mes yeux, fait de La Ballade de Black Tom une belle réussite, et une œuvre bien plus satisfaisante, incomparablement plus, que La Quête onirique de Vellitt Boe, sur des bases pourtant assez proches.

 

QUELQUES CLINS D’ŒIL TROP APPUYÉS

 

Pour autant, La Ballade de Black Tom n’est pas non plus un texte exempt de tous reproches. À vrai dire, sa première partie m’a bien plus convaincu que la seconde, même si on trouve des choses très intéressantes dans cette dernière, et si Victor LaValle opère la bascule de l’une à l’autre avec un certain métier. Reste que la dimension fantastique de la novella est (bien) moins convaincante que sa dimension philosophique et sociétale.

 

Par ailleurs, après avoir su éviter cet écueil sur la majeure partie de son texte, Victor LaValle commet vers la fin quelques « erreurs », à mes yeux du moins – mais, soyons franc, ce sont des points de détail, et qui témoignent peut-être plus de ma rigidité sur certains points que d’une éventuelle faute de goût chez l’auteur. Toujours est-il qu’après avoir construit son récit sur des références lovecraftiennes allusives, très perceptibles mais pas non plus outrées (on sait ce qui se cache derrière le « Roi Endormi » de Suydam, l’idée d’un « pharaon noir » coule de source, etc.), il m’a fait l’effet d’ouvrir les vannes dans les dernières pages – où Cthulhu, cette fois, l’inévitable Cthulhu, est nommément cité. Cela n’a absolument rien de dramatique, ceci dit.

 

Mais deux autres points, en gros dans les mêmes pages (pp, 131-132 très exactement pour ce dont je vais parler maintenant), sont davantage regrettables à mon sens. Déjà, révéler que l’abominable et brutal détective qu’est Mr Howard s’appelle en fait « Ervin Howard », ce qui n’a absolument aucun sens ; ensuite, ménager une saynète où intervient un couple, clairement Lovecraft et son épouse Sonia Greene, pas nommés mais c’est transparent (« un homme originaire de Rhode Island qui habitait Brooklyn avec sa femme »), à seule fin qu’il se fasse comiquement (...) « suggérer » par la police même de dégager de New York, où ils ne sont pas les bienvenus, et de retourner à Providence puisque c’est ça, na. On peut, j’imagine, arguer que c’est de bonne guerre, dans pareil contexte, mais j’ai trouvé ça simplement puéril. Et pas drôle – ça semblait devoir l’être. L’auteur se montrait pourtant bien plus subtil et pertinent jusqu’alors. Ces ultimes éléments produisent une rupture de ton que je trouve préjudiciable. Mais ce sont vraiment, vraiment des détails, infinitésimaux, et qui ne changent rien à mon appréciation globale de La Ballade de Black Tom.

 

GORGO MORMO/ZIG ZAG ZIG

 

Car, oui, il s’agit globalement d’une très bonne novella, pertinente dans le fond, habile dans la forme (il y aurait beaucoup de choses à dire en sus à ces deux égards), et dont le propos est bien servi par une ambiance admirable et des personnages plus profonds et subtils qu’ils n’en ont l’air. C’est une vraie bonne relecture critique de Lovecraft, qui ne se contente pas de dénoncer opportunément, mais le fait avec finesse et sans jamais oublier par ailleurs de raconter une bonne histoire. L’entreprise était très casse-gueule, mais le résultat m’a amplement convaincu. Très recommandable, que vous aimiez Lovecraft ou pas d’ailleurs.

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