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La Maison hantée, de Shirley Jackson / La Maison du Diable, de Robert Wise

Publié le par Nébal

 

 

JACKSON (Shirley), La Maison hantée, [The Haunting of Hill House], traduit de l’anglais (États-Unis) par Dominique Mols et révisé par Fabienne Duvigneau, Paris, Payot & Rivages, coll. Rivages/Noir, [1959, 1979] 2016, 269 p.

 

Titre : La Maison du diable

Titre original : The Haunting

Réalisateur : Robert Wise

Année : 1963

Pays : Royaume-Uni

Durée : 114 min.

Acteurs principaux : Julie Harris (Eleanor Lance), Claire Bloom (Theodora), Richard Johnson (Dr. John Markway), Russ Tamblyn (Luke Sanderson)…

Il faut croire que c’est mon moment Shirley Jackson ! De l’autrice, je n’avais lu jusqu’à présent (et beaucoup aimé) que le roman Nous avons toujours vécu au château. Mais Rivages a publié tout récemment un excellent recueil de nouvelles sous le titre La Loterie et autres contes noirs, que j’ai chroniqué pour Bifrost. Et j’en ai profité pour lire aussi La Maison hantée, une chose que je voulais faire depuis un bail, et dont j’avais causé il n’y a pas si longtemps en chroniquant la très, très libre adaptation en série The Haunting of Hill House, sur Netflix. Et, tant qu’à faire, je me suis dit que c’était une excellente occasion de revoir la superbe adaptation cinématographique qu’en avait livré Robert Wise en 1963, sous le titre The Haunting, ou, de par chez nous, La Maison du Diable (et, non, je n’ai pas jugé bon de voir le film réalisé par Jan de Bont en 1999, parce que bon). Cette chronique portera avant tout sur le roman de Shirley Jackson, mais avec quelques aperçus du film de Robert Wise.

 

À vrai dire, il me paraît particulièrement pertinent d’envisager les deux ensemble, car cela a des conséquences notables sur la définition même des deux œuvres – notamment au regard de la question du fantastique « psychologique ». Il est très tentant d’inscrire aussi bien le roman que le film dans ce registre, et je suppose qu’il n’y aurait rien d’outrancier à inscrire Shirley Jackson, ici, dans la filiation du Tour d’écrou de Henry James – outre que l’autrice a eu plusieurs fois recours au procédé emblématique du genre qu’est le narrateur non fiable, comme en témoignent le roman postérieur Nous avons toujours vécu au château, mais aussi certaines nouvelles de La Loterie et autres contes noirs. Ici, La Maison hantée se distingue tout de même, en n’ayant pas recours à la première personne, mais j’y reviendrai.

 

Quoi qu’il en soit, quand Robert Wise et son scénariste Nelson Gidding ont développé le projet d’adaptation cinématographique, ils ont dérivé du roman une lecture particulièrement orientée dans cette optique – l’idée avait même été évoquée de rendre plus explicite ce traitement, en « révélant » que l’héroïne était internée dans un hôpital psychiatrique, que ses compagnons étaient des soignants ou des patients, ce genre de choses ; finalement, le film n’est pas allé jusque-là, et c’est sans doute tant mieux, car il a pu dès lors jouer avec bien plus de pertinence sur l’incertitude permanente. Mais les deux hommes voulaient en discuter avec Shirley Jackson : à ce qu’il semblerait, l’autrice aurait trouvé que le traitement psychologique de son roman était une bonne idée – mais que, à ses yeux, le roman qu’elle avait écrit était « objectivement surnaturel ». Et ces développements peuvent surprendre, peut-être – car, lisant le roman puis revoyant le film, j’avais à vrai dire tendance à juger le premier plus « psychologique » que le second… outre que mes autres lectures de Shirley Jackson ne jouaient que très exceptionnellement du surnaturel.

 

Essayons de résumer l’histoire – en mettant de manière générale le roman en avant (et en relevant que, pour quelque raison, les noms des personnages varient parfois entre le livre et le film). Hill House est une riche demeure très fantasque sise dans un coin paumé de Nouvelle-Angleterre (Lovecraft approved), le caprice d’un riche industriel « victorien » du nom de Hugh Crain – et il s’y est passé bien des choses étranges et morbides… Hill House n’a pas manqué de développer la réputation d’être une maisons hantée.

 

Ce qui suscite l’intérêt du Dr. John Montague (le Dr. John Markway dans le film, où il est campé par Richard Johnson), un scientifique un peu hétérodoxe qui souhaite apporter la preuve de l’existence du surnaturel. Il obtient des propriétaires de Hill House la permission de louer la vieille bâtisse pendant quelques semaines, pour y habiter avec son équipe d’ « experts » triés sur le volet ; les propriétaires lui imposent cependant la compagnie de Luke Sanderson (incarné par Russ Tamblyn dans le film), un jeune homme de leur famille (à leur corps défendant…) qui doit hériter un jour de Hill House, et veillera donc à ce qu’on n’y fasse pas n’importe quoi ; mais sa réputation est plutôt douteuse – celle d’un petit escroc, disons (dans le livre, c’est un personnage spirituel et à vrai dire plutôt charmeur, même si la romancière nous a mis en garde contre ses impostures, ce qui biaise forcément le regard du lecteur d’une manière très amusante ; dans le film, disons-le, c’est un imbécile et un lâche, un matérialiste au sens le plus vulgaire du terme…).

 

Mais, des « experts » contactés par le Dr. Montague, seuls deux, finalement, ont répondu à l’appel – deux jeunes femmes que tout oppose. Il y a tout d’abord Theodora, ou Theo – car elle se fait un point d’honneur de ne pas porter de patronyme (elle est jouée par Claire Bloom dans le film – qui porte des vêtements spécialement conçus par Mary Quant, ce qui contribue à la distinguer de tous les autres). La très « libre » et jolie demoiselle, à la langue acérée, est supposée bénéficier de dons de perception extrasensorielle – à moins bien sûr qu’elle ne soit qu’extrêmement perspicace. Il me paraît utile de relever une chose : ni le roman, ni le film, n’en font des caisses à ce sujet, mais tous deux font plus que suggérer qu’elle est lesbienne (ou bisexuelle, peut-être, le roman du moins semble plutôt pointer dans cette direction) – ce qui n’était peut-être pas très courant dans la littérature (populaire ?) ou le cinéma de l’époque, du moins dès l’instant qu’il ne s’agissait pas d’en dériver des « antagonistes » caricaturaux. Et ce trait n’est pas gratuit, car il joue un rôle non négligeable dans les relations entre les deux personnages féminins principaux de cette histoire, mais tout autant celles qu’elles entretiennent avec leurs deux comparses masculins. Une anecdote au passage : si le film ne laisse donc guère de place au doute quant à l’orientation sexuelle de Theo (la série Netflix toute récente pouvait bien sûr se montrer autrement explicite, autres temps, autres mœurs), il semblerait toutefois que la production aurait « incité » Wise et Gidding à limiter autant que possible les occasions de « contact physique » entre les deux femmes ; j’avoue ne pas trop savoir qu’en penser, car il y en a tout de même quelques exemples dans le film…

 

Mais passons à l’autre jeune femme – qui s’avère en fait « l’héroïne » de cette histoire : Eleanor Vance (Eleanor Lance dans le film – où c’est Julie Harris qui joue son rôle). Si Theo est flamboyante, excentrique, très consciente de sa beauté, Eleanor, ou Nell, est discrète, effacée, timide, horriblement mal à l’aise en société à vrai dire, et une collection de névroses. Il y a peu encore, elle vivait avec sa vieille mère, sacrifiant « ses plus belles années » pour l’assister au quotidien – mais la vieille peau, qu’elle en était venue à exécrer, est morte il y a peu, et Eleanor n’a pas encore digéré ce bouleversement de sa situation (et sa responsabilité éventuelle dans tout ça). L’invitation du Dr. Montague (car, enfant, elle aurait été très liée à un phénomène de poltergeist) lui fait l’effet d’une délivrance – des vacances, enfin ! Après s’être accrochée avec sa très condescendante sœur et le mari de cette dernière, Nell fuit avec sa (pour moitié) voiture, et se rend à Hill House.

 

Là-bas, ces quatre personnages (Montague, Luke, Theo et Eleanor) découvrent une bâtisse totalement folle et proprement hideuse à force de surcharges rococo ou néo-gothiques – un mauvais caprice architectural conçu selon des angles étranges, un vrai labyrinthe, dont les portes se ferment toutes seules, certains endroits étant traversés par de glaçants courants d’air, etc. Mais le petit groupe s’installe, et le Dr. Montague détaille l’histoire de la demeure, ses intentions quant à ce séjour, et la méthode scientifique qu’il entend mettre en œuvre.

 

Mais Hill House est une maison décidément étrange – et à la hauteur de sa réputation de hantise. Des phénomènes toujours plus étranges se produisent… Mais sont-ils vraiment le fait de la maison ? Ici, le roman comme le film, mais à des degrés divers et selon des procédés qui leur sont parfois propres, sèment le doute. Bon nombre de ces apparitions étranges, ces manifestations souvent sonores par exemple, semblent être « objectives », dans la mesure où plusieurs personnages y assistent en même temps. À ce compte-là, la maison pourrait effectivement en être responsable – et devrait de toute façon être envisagée comme un personnage elle aussi, dans une ronde de relations complexes entre les psychés si différentes des deux hommes, des deux femmes et de leur résidence temporaire. La maison contamine ses antagonistes, éventuellement au point de la possession dans le cas d’Eleanor.

 

Seulement, le cas d’Eleanor doit être singularisé – car la jeune femme, très anxieuse, entretient d’emblée une relation très particulière avec Hill House, jusqu’à ce que l’horreur architecturale devienne « chez elle ». C’est que Nell, avec toutes ses névroses, est un personnage assurément peu fiable... Eleanor est possédée par un puissant désir de susciter l’attention, et dévorée par un besoin maladif d’amour, y compris, mais pas seulement, au sens de ses romances rêvées, essentiellement avec Luke dans le livre, et plutôt le très attentif et réconfortant Dr. Markway dans le film – là où le Dr Montague est autrement plus distant : lui ne demande jamais à ce qu’on l’appelle simplement « John », il tient à son titre, et cela rejaillit sur son épouse, comme on le verra… Mais, dans les deux cas, une chose est certaine, qui est que la présence de Theo vient parasiter le bovarysme de Nell. Dont les soucis vont bien au-delà : ses remords quant au sort de sa vieille mère, ses rancunes envers sa sœur et son beau-frère, bien d’autres choses encore, tout cela se combine pour fausser le jugement de la jeune femme, et l’incite à de menus mensonges, qui prennent parfois des dimensions inattendues. Eleanor ment (sur son appartement, notamment), à ses interlocuteurs, mais elle se ment aussi à elle-même, aussi ses voix intérieures en viennent-elles en définitive à mentir au lecteur/spectateur – qui le perçoit bien, et subit de la sorte quelque chose comme un malaise intime, qui renforce l’identification pour le personnage tout en la rendant plus problématique et gênante à chaque page (ou scène, car cette ambiguïté vaut tout autant pour le film). Si Hill House contamine ses résidents et au premier chef Eleanor, celle-ci, ses fantasmes (si l’on ose dire), ses mesquineries, ses espoirs forcément déçus, ses remords, tout cela contamine le récit et en définitive le lecteur/spectateur. À la différence notamment de Nous avons toujours vécu au château, La Maison hantée n’est pas un roman à la première personne – mais le point de vue d’Eleanor, même à la troisième personne, produit un effet parfaitement comparable, et peut-être en fait d’autant plus saisissant, de narrateur non fiable.

 

D’autant que cette éventualité est envisagée par les personnages eux-mêmes, et jusqu'à Eleanor : dans le roman comme dans le film, elle plaisante avec le Dr. Montague/Markway – peut-être tout cela n’est-il que dans sa tête, peut-être même le Dr. Montague, Theo et Luke ne sont-ils que des inventions de son esprit malade ? Elle dit cela avec le sourire, mais le scientifique ne goûte pas exactement la plaisanterie : si Eleanor développe ce genre d’idées, il vaudrait mieux, pour tous, y compris elle-même, qu’elle quitte Hill House au plus vite…

 

Mais cette ambiguïté n’est pas qu’un tour de passe-passe essentiellement ludique, si cette dimension est sans doute présente – car elle relève en même temps d’un profond malaise, intimement ressenti. Et, cette fois, ce ressenti un peu nauséeux est probablement davantage mis en avant dans le roman. Ce qui n’est pas si étonnant – du moins à en juger par mes autres lectures de Shirley Jackson : ce malaise, intime ou au cœur des relations sociales, est à certains égards comme une marque de fabrique, et en même temps bien davantage, car c’est tout sauf un artifice creux. Le contexte de la maison hantée y incite – et notamment sa dimension de huis-clos, pourtant moins accentuée dans le roman (où plusieurs séquences, et parfois très importantes, se déroulent dans le parc – dans le film, on s’aventure rarement au-delà de la façade de Hill House, tout au plus Eleanor cherche-t-elle l’angle le plus approprié pour observer du dehors la tour de la bibliothèque, mais le parc, en tout cas, est hors-concours… sauf, bien sûr, dans les déplacements en voiture au début et à la fin du film). Quoi qu’il en soit, tout l’art de Shirley Jackson s’exprime dans les relations forcément un peu tendues, voire plus que cela, entre les quatre protagonistes principaux (et quelques autres) : tous leurs échanges sont chargés d’insinuations cruelles (la très perceptive Theo, surtout, étant une orfèvre en la matière – Luke aussi mais de manière moins affirmée, davantage entre deux eaux), de non-dits, de menaces voilées, d’ententes de circonstances, d’accusations blessantes, etc. Et le tableau est probablement plus noir dans le roman, qui souligne tout ce que cette cohabitation forcée, fantômes ou pas, a de malaisant…

 

Ce qui redouble à vrai dire le caractère tragique de cette histoire, qui ne fait bientôt guère de doute. Les hésitations du Dr. Markway, plus prononcées que celles du Dr. Montague, accentuent à vrai dire cette dimension dans le film. Mais l’identification douloureuse avec Eleanor, dans tous les cas, pèse sur le lecteur/spectateur – et il n’était sans doute pas si évident de forcer un ressenti aussi intime sur la base d’un personnage présenté d’emblée comme étant « sévèrement perturbé ».

 

Il y a cependant un point sur lequel, je crois, le roman et le film diffèrent assez profondément – et c’est que le livre de Shirley Jackson « relâche » un peu la tension de temps à autre, avec quelques moments humoristiques, qui parviennent pourtant à ne pas dénaturer le récit de manière contradictoire. Les reparties spirituelles de Luke (dans le roman seulement) et de Theo y participent, mais l’autrice en rajoute, de manière à vrai dire tout à fait jubilatoire, au travers de personnages secondaires : tout d’abord, les Dudley, le couple qui entretient Hill House – les menaces de Mr Dudley, sorte de bully bouseux qui en a visiblement après « ceux de la ville », inquiètent tout d’abord, mais le complément apporté par son épouse suscite bientôt le rire nerveux : Mrs. Dudley est un disque rayé, un robot qui répète toujours les mêmes phrases, concernant son emploi du temps rigide, ou l’assurance que personne ne pourra venir au secours des occupants de Hill House « in the night… in the dark... » ; le film choisit là encore de renforcer le côté inquiétant de ce comportement – le sourire de Mrs. Dudley a de quoi glacer le sang ! Même si la situation est assurément assez grotesque pour susciter un rire nerveux. Mais le roman est plus léger, ici, et franchement drôle.

 

Mais le contraste à cet égard est surtout marqué plus loin dans le récit, à un moment où le roman et le film divergent de manière particulièrement franche (là où, jusqu’alors, l’adaptation était globalement fidèle, si le film donne une impression de narration davantage condensée et précipite résolument les événements inquiétants dans Hill House). En effet, au bout d’un certain temps, dans le roman, deux personnages viennent compléter le petit groupe des résidents de Hill House : l’épouse de Montague, un dragon et une haïssable bourgeoise incroyablement hautaine, et son « compagnon », qu’on devine être une sorte d’amant serviable, même pas dissimulé mais tout bonnement imposé au bon docteur quoi qu’il en pense, un imbécile ridicule du nom d’Arthur Parker. Mrs. Montague humilie dès que possible son époux, c’est visiblement elle qui porte la culotte, comme on dit étrangement, et elle s’impose dans l’expérience scientifique – qu’elle prétend gérer de manière bien plus efficace, car Madame se pique d’être une spirite, communiquant avec les défunts au travers d’une planche oui-ja… Et elle obtient forcément des résultats, à la hauteur de sa personne et de sa science : parfaitement grotesques. L’irruption de ces deux intrus, dans le roman, produit des scènes très drôles – mais c’est là encore un sacré témoignage de l’art consommé de Shirley Jackson de ce que ces variations dans le sentiment d’oppression ne contreviennent pas à la cohérence du récit, et même, d’une certaine manière, renforcent le malaise qui sourd toujours sous les incongruités de Mrs Montague et de son « ami », a fortiori telles qu’elles sont perçues et interprétées par Eleanor.

 

Ici, le film se montre très différent : Mrs Markway seule débarque à Hill House, sans « compagnon » – et de manière totalement inopinée, là où l’arrivée de Mrs Montague, dans le roman, offrait un exceptionnel repère chronologique à des personnages qui ne savaient autrement plus où ils en étaient, pour avoir passé un certain temps déjà dans Hill House. Mrs Markway a ceci de commun avec Mrs Montague, que, quand elle arrive sur place, elle chapitre de manière assez humiliante son époux, sur le ton de maman qui gronde affectueusement (mais en public…) son petit garçon. Au-delà, les deux personnages sont drastiquement opposés – car là où Mrs Montague est une spirite de seconde zone, parfaitement ridicule, et d’autant plus horripilante, Mrs Markway est quant à elle une sceptique, toute dédiée à faire abandonner à son pauvre époux ses lubies de collégien qui a lu trop de romans… Ce qui l’amène par ailleurs à jouer un rôle plus prononcé dans le film, même avec très peu de présence à l’écran, car, par deux fois, elle est (involontairement) celle qui précipite la catastrophe – de manière sans doute un peu forcée, pour être honnête.

 

Ce vague souci mis à part, et quelques autres notamment dans l’introduction (le film choisit de montrer d’emblée l’histoire tragique de Hill House plutôt que de la faire raconter ultérieurement par le Dr. Markway – et les morts des deux Mrs Crain successives convainquent plus ou moins, si j’aime beaucoup, dans le second cas, cette caméra qui tombe brutalement au sol, à l’envers…), l’adaptation réalisée par Robert Wise est une immense réussite – et demeure un des plus grands films de l’histoire du cinéma fantastique, et aussi, étrangement ou pas, 56 ans plus tard, un des plus effrayants… probablement bien davantage que le livre, à vrai dire.

 

Là où le cinéma fantastique de l’époque, via la Hammer, Amicus ou Roger Corman, prisait le flamboiement des couleurs et les brumes gothiques, Wise, qui avait exigé de tourner en noir et blanc (et à bon droit : c’est un très beau noir et blanc), avait probablement d’autres références en tête, plus sobres : le cinéma fantastique à petit budget et essentiellement allusif de Jacques Tourneur et Val Lewton (notons d’ailleurs que le premier film de Robert Wise en tant que réalisateur, The Curse of the Cat People – que je n’ai pas vu, hein –, était une suite à La Féline, et produite par ledit Val Lewton…). En même temps, la manière de filmer Hill House, pour le coup suffisamment dégoulinante pour être gothique, tendait à jouer des angles incongrus dans une perspective renvoyant probablement davantage à l’expressionnisme allemand, je suppose. Et avec succès là encore : la bâtisse est indiciblement mais indéniablement menaçante – ce qui contribue là encore à en faire un personnage à part entière de cette histoire.

 

Pour ce qui est des autres personnages, le casting s’est avéré plus que concluant : Richard Johnson compose un Dr. Markway un peu grotesque, mais en même temps bien plus sympathique, car empathique, que le Dr. Montague dans le roman ; Russ Tamblyn est parfait dans le rôle de ce petit con de Luke ; la très jolie Claire Bloom, avec ses tenues singulières, est idéale en Theo – et, bien sûr, Julie Harris porte une bonne partie du film sur ses épaules, en interprétant remarquablement une Eleanor fragile et perturbée, qui suscite tour à tour voire en même temps la compassion et… un sacré embarras.

 

Et c’est merveilleux de constater à quel point ce film, aujourd’hui encore, peut se montrer effrayant – et, à la Tourneur/Lewton, sans débauche d’effets spéciaux. Pour l’essentiel, Robert Wise fait appel au son : le « boum… boum… boum... » qui résonne dans le couloir et terrifie Theo et Nell en est un exemple saisissant, mais tout autant cette autre scène où un visage apparaît dans les frises du mur, tandis qu’Eleanor terrorisée entend comme les geignements d’un enfant sous les marmonnements d’un homme, dont on hésite à supposer qu’il chante, là où le contexte laisse plutôt supposer qu’il récite sur le mode de la litanie quelque passage de la bible destiné à terrifier sa pauvre fille, cette litanie évoquant bien plutôt de la sorte quelque rituel satanique… Rare effet visuel, il faut aussi mentionner cette très oppressante séquence qui voit les murs et les portes de Hill House gonfler et se dégonfler, comme au travers d’une respiration – un effet qui aurait pu se montrer risible dans bien des circonstances, mais s’avère ici incroyablement juste et efficace.

 

Mais les autres effets visuels du film tiennent uniquement au maniement de la caméra – et Wise est virtuose, tentant des choses très audacieuses, comme cette chute de la caméra mentionnée plus haut, ou son déplacement félin et en même temps vertigineux dans les marches de tel ou tel escalier, notamment celui de la tour. Les jeux d’ombre et de lumière sont bien sûr très travaillés, qui alternent la pleine lumière dans les pièces saturées au point d’en être hideuses qui forment l’essentiel de Hill House, et des ombres qui peuvent renvoyer aussi bien, et de manière très cohérente, aux menaces impalpables qui rôdent entre les murs de Hill House… et à la psyché torturée d’une Eleanor qui entre en symbiose maladive avec l’abjecte demeure. Le montage très sec, avec des cuts brutaux, est une technique récurrente dans le film quand survient l'horreur, mais, en d’autres occasions, Robert Wise a su concocter des plans-séquences remarquables et parfois même virtuoses – souvent en jouant des miroirs, et parfois des « espaces » laissés dans le décor, ainsi quand Eleanor danse devant l’horrible statue de la famille Crain, et que ses pas sont entrevus sous l’aisselle du vieil industriel, ou à hauteur des yeux de la pauvre petite Abigail – en même temps sous le regard austère de « la compagne » de ses vieux jours, que tous tendent à identifier avec Eleanor…

 

Oui, le film de Wise est un chef-d’oeuvre – à la hauteur du roman de Shirley Jackson, et pourtant en s’en démarquant sur un certain nombre de points non négligeables. La Maison hantée vaut assurément d’être lue encore aujourd’hui, de même que La Maison du diable vaut toujours d’être vue ; les deux conservent leur supériorité sur les tentatives ultérieures de broder sur l’un comme sur l’autre – mis à part le scandaleux dernier épisode, The Haunting of Hill House, la série Netflix, était plutôt une réussite, mais, de toute évidence, avec Shirley Jackson comme avec Robert Wise, nous sommes dans la catégorie au-dessus.

 

Bien au-dessus.

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Les Feux, de Shôhei Ôoka / Feux dans la plaine, de Kon Ichikawa / Fires on the Plain, de Shinya Tsukamoto

Publié le par Nébal

Les Feux, de Shôhei Ôoka / Feux dans la plaine, de Kon Ichikawa / Fires on the Plain, de Shinya Tsukamoto
Les Feux, de Shôhei Ôoka / Feux dans la plaine, de Kon Ichikawa / Fires on the Plain, de Shinya Tsukamoto

ÔOKA Shôhei, Les Feux, [Nobi 野火], traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle, préface de Maya Morioka-Todeschini, [s.l.], Seuil – Autrement, coll. Littérature, [1952, 1957, 1995] 2019, 262 p.

Je vais retenter la même expérience que pour Narayama il y a quelque temps de cela, en chroniquant en même temps un roman japonais, en l’espèce Les Feux (Nobi 野火) d’Ôoka Shôhei, datant de 1952, et ses deux adaptations cinématographiques japonaises, tout d’abord Feux dans la plaine, d’Ichikawa Kon (1959), et ensuite, bien plus récente, Fires on the Plain, de Tsukamoto Shinya (2014).

 

Et attention, les gens : si parler de SPOILERS est à vue de nez un peu étrange pour ce roman et ces films, je vais, dans cet article, révéler des éléments cruciaux du récit – alors à vous de voir…

 

À l’origine, il y avait donc un livre : Les Feux, roman d’Ôoka Shôhei, paru en 1952, et qui a considérablement marqué la littérature japonaise de son temps en envoyant aux orties un certain nombre de tabous. C’est que l’auteur y revenait sur son expérience de la guerre, et des atrocités qui lui étaient liées. Or, à cette époque, c’était là un sujet très difficile à traiter au Japon : les Japonais n’étaient guère disposés à revenir sur ce qui, pour eux, avait constitué une humiliante défaite, et encore moins enclins à mettre dans la balance les crimes commis par l’armée japonaise, en son sein mais plus encore contre les populations conquises (à vrai dire, sur ce point, c'est toujours compliqué aujourd'hui...) – et, durant les années qui ont suivi immédiatement la capitulation, les autorités d’occupation américaines préféraient de même que l’on évite de traiter de certains sujets jugés trop noirs et dangereux en étant tournés vers le passé, là où il valait bien mieux « construire ensemble » un avenir plus lumineux et démocratique : la censure pouvait donc se montrer très sévère.

 

Ôoka Shôhei, critique et spécialiste de la littérature française (notamment de Stendhal), a combattu sur le front : il a été appelé courant 1944, alors que la situation était déjà catastrophique pour le Japon depuis bien deux ans, et, après une formation hâtive, il a été envoyé sur le théâtre d’opérations philippin, qui devait sceller le sort de l’armée japonaise : fin 1944, début 1945, les Américains et les partisans philippins emportent la bataille terrestre sur l’île de Leyte, tandis que la flotte japonaise est anéantie durant la bataille dite du golfe de Leyte – la plus grande bataille navale de l’histoire.

 

Là-bas, Ôoka Shôhei, comme tant d’autres de ses compatriotes (pensez à ce que raconte Mizuki Shigeru dans les tomes 1 et 2 de Vie de Mizuki, par exemple), subit un véritable enfer et assiste à des atrocités sans nom. Il erre dans la forêt, seul, pendant des dizaines de jours, avant d’être capturé, en janvier 1945, par les Américains, et envoyé dans un camp de prisonniers – il ne rentrera au Japon qu’à la fin de 1945.

 

L’expérience avait constitué un véritable traumatisme – et, exceptionnellement, l'emploi de ce terme n’est pas une figure de style, ainsi qu’on aura l’occasion de le voir. Ôoka ressent le besoin de parler, de témoigner, dans un contexte qui, on l’a vu, n’y était pas très favorable. C’est le moteur de sa carrière littéraire : à la suggestion d’amis, mais aussi semble-t-il de son psychiatre, il rédige ses mémoires, Journal d’un prisonnier de guerre, ce qui lui impose de jongler avec les sentiments de la censure américaine. Un premier roman, sur un tout autre sujet, La Dame de Musashino, lui vaut également l’attention de la critique. Mais il n’en a pas fini avec la guerre, et, en 1952, il publie donc Les Feux, qui revient sur son expérience aux Philippines ; il s’agit cette fois d’un roman, pas de mémoires, mais les traits autobiographiques sont nombreux, personne n’en doute. Et le livre fait l’effet d’une bombe, si j’ose dire : Ôoka y dénonce frontalement les méfaits du commandement impérial qui avait totalement abandonné ses soldats sans le moindre ravitaillement, les amenant par la force des choses à perdre toujours un peu plus leur humanité, jusqu’à franchir la ligne rouge – celle… du cannibalisme. Le réquisitoire est impitoyable, et ce d’autant plus qu’il sonne vrai, même sous sa forme romanesque ; il en résulte un tableau proprement terrifiant, une condamnation sans appel des horreurs de la guerre et des crimes de l’armée japonaise.

 

Le roman met en scène un soldat du nom de Tamura, qui souffre de tuberculose – une mauvaise idée, sur le front… Son supérieur, le jugeant incapable de se montrer utile, l’en rend responsable, et le chasse pour qu’il retourne à l’hôpital de campagne qui l’avait pourtant renvoyé, avec de maigres rations – mais on le chasse également de l’hôpital… Alors il n’a que se suicider ! Il a bien une grenade, qu’il s’en serve, c’est le seul moyen pour lui de se montrer utile à son pays ! Autant dire que ça commence bien…

 

Mais l’hôpital est bombardé, et Tamura contraint d’errer seul dans la jungle. Puis, attiré par la croix surmontant un clocher, il arrive dans un village abandonné, et y trouve quelque chose de très précieux : du sel ! Hélas, c’est le moment que choisit un couple de jeunes Philippins pour retourner au village – et, sous le coup de la panique, Tamura abat la femme ; l’homme prend la fuite, et il ne fait aucun doute qu’il va chercher les partisans – qui effrayent les soldats japonais bien plus que les soldats américains : les guérilleros philippins entendent leur faire payer les rigueurs de l’occupation… Et c’est à cela que renvoient ces « feux dans la plaine » : des fumées qui s'élèvent çà et là, dont les soldats japonais ne comprennent pas très bien le propos, mais qu’ils sont portés à envisager comme un moyen de communication employé par les partisans – ces feux sont une menace permanente, d’autant plus terrifiante qu’elle est impalpable…

 

Les errances solitaires de Tamura, qui a abandonné son fusil par dégoût, sont interrompues par la rencontre d’autres soldats japonais, qui l’informent qu’ils doivent traverser l'île et se rendre à Palompon pour y continuer le combat – mais atteindre cette destination implique de franchir les lignes américaines, autant dire que c’est du suicide…

 

Et la situation est rendue plus terrible encore par la faim omniprésente. L’armée japonaise ne s’est jamais montrée très généreuse avec ses soldats, pour ce qui est des rations – mais, à ce stade du conflit, elle les a tout bonnement abandonnés… Il n’y a aucun ravitaillement : les soldats de l’empereur sont supposés vivre du terrain, Demerden Sie sich autrement dit, et la situation est toujours plus catastrophique…

 

La faim est le motif central des Feux – et son moteur, et un outil métaphorique de choix. Tout y renvoie à la faim – et ce dès le tout début du roman comme des films, avec ces bien maigres rations, de patates douces ou de manioc, qui sont censées « acheter » une place temporaire à l’hôpital ; de même quand Tamura tombe sur un Philippin en train de cuisiner, ou trouve le sel dans le village, etc.

 

Mais ce thème à la base très dur devient plus sombre encore à mesure que la menace du cannibalisme est introduite dans le récit. Dans les premières occurrences, notamment quand Tamura rencontre un petit groupe de trois soldats très intéressés par son sel, cela sonne comme une mauvaise blague – un peu inquiétante d’ores et déjà, cela dit : cela semble beaucoup amuser le caporal que de faire trembler Tamura en lui racontant que son groupe, pour survivre en Nouvelle-Guinée, a bien dû recourir à la consommation de chair humaine… Mais chaque nouvelle mention du cannibalisme sonne plus concrète que celle qui précède, et la mauvaise blague n’a très vite plus rien de drôle. Ainsi quand Tamura tombe sur un soldat devenu fou, et emporté par une crise mystique bouddhique (nous verrons que Tamura n’est pas insensible à ces pensées, même si, dans son cas, c’est la mystique chrétienne qui l’emportera), qui lui offre de le manger une fois qu’il sera mort…

 

Et le cauchemar devient toujours plus matériel. Lors de ses pérégrinations, seul ou en groupe, Tamura ne cesse de recroiser les mêmes deux personnages : Yasuda, un vieux bonhomme cynique à la jambe cassée, et Nagamatsu, un jeunot naïf que le précédent exploite sans vergogne – Yasuda a accumulé une réserve de tabac, que Nagamatsu (peu doué…) est supposé échanger contre du manioc ou des patates douces. Mais, lors de cette ultime rencontre, les choses ont changé – c’est qu’ils ont à manger ! Yasuda a appris à Nagamatsu comment chasser « les singes »… et Tamura ne se fait guère d’illusions sur ce que cela signifie : Nagamatsu chasse des êtres humains, des soldats japonais ! L’ultime ligne rouge a été franchie, la déshumanisation est totale… Et double, en fait, car cela s’applique aussi bien au prédateur, qui abandonne de lui-même son humanité, qu’à la proie, hypocritement animalisée par cette désignation de « singe ». Or la confiance ne règne pas entre les trois soldats, en toute logique, et tout cela s’achèvera dans une tuerie…

 

Mais, ici, le roman et les films (surtout celui d’Ichikawa Kon) se concluent de manière très différente. Le roman, en effet, se termine par un épilogue assez développé, quelques années plus tard : Tamura est dans un hôpital psychiatrique, où on le soigne en raison du véritable traumatisme qu’il a vécu sur Leyte – on le voit, le mot n’est pas employé gratuitement ici, c’est bien d’une pathologie psychiatrique qu’il s’agit. Ce traumatisme affecte la mémoire de Tamura, qui ne sait plus très bien ce qui s’est passé « à la fin », en même temps que le souvenir de la femme qu’il a tuée continue de l’obnubiler.

 

Mais l’esprit malade de Tamura a eu recours à un moyen un peu tordu pour lui permettre de « survivre » et de composer avec les atrocités qu’il a vécues. Lui, « l’intellectuel », qui dissertait sur Bergson durant ses errances solitaires, mais tout autant théologie, après son expérience dans l’église, a développé une sorte de complexe messianique d’inspiration essentiellement chrétienne (avec quelques traits bouddhiques cela dit – notamment concernant le respect de tout le vivant, animal ou végétal, qu’il ne faut pas tuer pour manger), doté d’une symbolique forte qui englobe aussi bien la croix que les feux des partisans, dont la signification devient en quelque sorte apocalyptique, un délire dans lequel l’idée de l’eucharistie se teinte de nuances forcément plus sombres au regard des pratiques cannibales des soldats japonais abandonnés. La foi et la faim sont ainsi imbriquées jusqu’à la folie obsessionnelle, et Tamura halluciné se figure tantôt en ange exterminateur, tantôt en ascète, tel un bouddha christique porteur de la bonne parole de la faim ; écrire doit lui permettre de ramener du sens dans son passé traumatique et absurde…

 

Les Feux est un roman très éprouvant – on conçoit bien à quel point ce livre, en 1952, dans un contexte où le Japon refusait de se repencher sur son passé immédiat (ce qui confère d’ailleurs au traumatisme de Tamura une signification supplémentaire), ce livre donc a pu produire un tel choc. Il a contribué, avec d’autres, à libérer la parole des conscrits – ces jeunes gens qui, au nom du fantasme impérial, et au travers de mille mensonges de l’élite militaire, ont vécu sur le terrain un véritable enfer. S’il n’adopte pas les atours d’un pamphlet, le roman d’Ôoka Shôhei n’en dénonce pas moins les impostures de la guerre comme du nationalisme, avec la force de la colère et de la honte : il n’y a rien d’héroïque dans la guerre, qui n’est qu’une entreprise de déshumanisation poussée jusque dans ses extrêmes limites – et même la franche et fraternelle camaraderie du front, tant vantée dans quantité de romans, de BD, de films ou de séries pas avares de clichés et de flonflons, cette idée naïve et creuse à la Band of Brothers, sonne en définitive comme une mauvaise blague, quand votre semblable s’interroge sur la possibilité de vous manger pour survivre, ou, pire encore, quand c’est vous-même qui vous posez la question quant à votre semblable.

 

J’ai trouvé très intéressante, par ailleurs, la manière dont Ôoka traite du thème du traumatisme – et, pour le coup, de manière assez visionnaire, anticipant notamment sur quantité de récits portant sur la guerre du Vietnam, mais en posant la question frontalement, au travers de cet épilogue tout dédié aux considérations psychiatriques liées à l’expérience militaire. Or cette dimension est totalement absente du film d’Ichikawa Kon, et seulement allusive dans celui de Tsukamoto Shinya.

 

Mon regret, ici, porte sur une traduction parfois pas tout à fait à la hauteur (la première traduction de ce roman était semble-t-il bien pire, mais, concernant Rose-Marie Makino-Fayolle, que j’ai souvent lue traduisant Ogawa Yôko notamment, le niveau m’apparaît globalement très variable), et un texte pas ou mal relu, avec de nombreuses coquilles, dont un certain nombre qui semblent provenir d’un OCR imprécis. C’est dommage, même si le plaisir de lecture demeure…

Les Feux, de Shôhei Ôoka / Feux dans la plaine, de Kon Ichikawa / Fires on the Plain, de Shinya Tsukamoto

Titre : Feux dans la plaine

Titre original : Nobi 野火

Titres alternatifs : Les Feux dans la plaine ; Fires on the Plain

Réalisateur : Ichikawa Kon

Année : 1959

Pays : Japon

Durée : 104 min.

Acteurs principaux : Funakoshi Eiji (Tamura), Takizawa Osamu (Yasuda), Mickey Curtis (Nagamatsu)…

Les Feux a été un grand succès aussi bien critique que commercial. Durant cet âge d’or du cinéma japonais qu’étaient les années 1950 (un âge d’or aussi bien au regard des bénéfices engrangés au Japon que de l’attrait pour le cinéma japonais à l’étranger, depuis que Kurosawa Akira avait pavé la voie des autres avec le succès international inattendu de Rashômon), cela rendait la possibilité de l’adaptation cinématographique du roman assez probable – cependant, le très dur roman d’Ôoka n’était pas un livre comme les autres, et les tabous qu’il avait brisés demeuraient encore très prégnants, notamment au cinéma…

 

Mais il sera bel et bien adapté – seulement en 1959, toutefois, et dans des conditions un peu étranges ? En effet, c’est le réalisateur Ichikawa Kon qui va mener le projet à bien – et, à cette époque, il est surtout considéré comme un yes man efficace, qui tourne vite des comédies populaires : autant dire que nous sommes aux antipodes d’un roman aussi dur que Les Feux… Cela dit, Ichikawa Kon avait montré qu’il avait plus d’une corde à son arc, et son film La Harpe de Birmanie, qui traitait déjà de la guerre mais de manière bien différente, avait rencontré le succès et séduit la critique. Or, yes man ou pas, Ichikawa Kon avait des convictions, et le talent nécessaire pour les servir, dans une perspective davantage « auteurisante ». À la différence d’Ôoka, il n’avait pas été enrôlé dans l’armée, et son rapport à la guerre est donc de seconde main, mais le message antimilitariste des Feux lui parlait – d’autant qu’il avait été très affecté par le bombardement atomique de Hiroshima, qui avait failli coûter la vie à plusieurs membres de sa famille…

 

Ichikawa avait donc envie d’adapter le roman d’Ôoka. Délaissant sa réputation de yes man, il avait choisi ce sujet, et l’avait travaillé en amont avec sa meilleure collaboratrice : son épouse, Wada Natto, originellement une traductrice, mais qui était devenue une brillante scénariste, et a travaillé sur tous les (nombreux) films de son époux pendant une quinzaine d’années, avant de devoir prendre prématurément sa retraite pour raisons de santé. Le couple soumet le projet à la Daiei, un studio principalement intéressé par les films les plus commerciaux, mais qui, accidentellement disons, avait pu financer des films plus exigeants (dont, pas des moindres, Rashômon). J’ai lu, çà et là, que le studio s’attendait à ce qu’Ichikawa Kon tourne un « film d’action », avec plein d’explosions, ce genre de choses… Une anecdote qui me paraît un peu suspecte : les producteurs de la Daiei ne devaient être ni stupides, ni ignorants, et le roman d’Ôoka avait rencontré un sacré écho… Mais admettons. Ce qui apparaît certain, c’est qu’Ichikawa Kon s’est battu pour ce film – un combat de longue haleine, car il fallait vaincre les réticences du studio sur plusieurs points : l’acceptation du projet d’adaptation n’était qu’une première étape, et il a ensuite fallu, notamment, qu’Ichikawa obtienne de pouvoir tourner le film en noir et blanc ainsi qu’il le souhaitait pour des raisons esthétiques aussi bien que thématiques (à une époque où la couleur mobilisait bien davantage les foules), de même qu’il a dû lutter pour que le studio accepte de confier le rôle de Tamura à Funakoshi Eiji, un acteur spécialisé dans les comédies – et, dans ce contexte du cinéma japonais des années 1950, un acteur était une « marque », il avait une image à entretenir, et tout rôle « à contre-emploi » était donc proscrit… Mais Ichikawa s’est battu – et il a obtenu tout cela du studio.

 

Le tournage pouvait commencer, et il constitua une aventure en tant que telle. Conscient de ce que ce film était bien différent de ce qu’il tournait d’habitude, Ichikawa est revenu sur ses méthodes routinières, notamment la tendance à faire beaucoup répéter les acteurs en amont pour tourner le plus vite possible le moment venu : cette fois, Ichikawa voulait de la spontanéité, et n'a donc livré à ses acteurs le scénario conçu par son épouse qu’au dernier moment, sur le plateau. Par ailleurs, dans cette même optique à vrai dire, il incitait ses acteurs à bien peser ce que la faim omniprésente pouvait représenter pour leurs personnages : la légende dit même que les acteurs étaient délibérément sous-alimentés, même si sous surveillance médicale constante ! Je ne garantirais pas que cette anecdote est authentique… Il semblerait bien, toutefois, que Funakoshi Eiji avait de lui-même choisi de se sous-alimenter pour intégrer le personnage de Tamura – et qu’en une occasion, en tout début de tournage dit-on, il s’est tout bonnement évanoui sur le plateau… On sait par ailleurs que le choix de l’acteur et rocker nippo-anglais Mickey Curtis pour incarner Nagamatsu devait quelque chose à sa silhouette malingre – et c’est peu dire : dans les terrifiantes dernières scènes du film, il a quelque chose de proprement squelettique, et il est difficile, en le voyant, de ne pas avoir d’autres images en tête, celles des victimes des camps de concentration nazis…

 

La faim demeure bien le thème essentiel du film comme du roman. Cependant, sur d’autres points, le film diffère de son matériau source, en évacuant certains thèmes, et en changeant complètement la fin. La dimension religieuse du récit, notamment, est beaucoup moins marquée dans le film d’Ichikawa, si elle n’est pas totalement absente : l’église, avec sa croix, est un lieu important du film, et la scène confrontant Tamura à un soldat japonais devenu fou et priant le bouddha Amida est très impressionnante. Cependant, le délire messianique et largement chrétien de Tamura dans le roman ne ressort pas autrement de cette adaptation cinématographique.

 

Ce qui n’est pas sans conséquences quant à l’image que l’on se fait de Tamura : dans le roman, c’est un intellectuel, il est à plusieurs reprises désigné de la sorte, et ses monologues lors de ses pérégrinations solitaires témoignent de sa vaste culture, étendue aux savoirs de l’Occident. Mais cela ne ressort pas vraiment du film, où personne ne qualifie Tamura d’intellectuel, outre que lui-même ne fait pas étalage de sa science – en fait, seule une brève scène pourrait revenir sur ce thème, durant laquelle Tamura révèle incidemment à ses camarades qu’il sait lire l’anglais, mais cela ne va pas au-delà. À vrai dire, le jeu de Funakoshi Eiji, qui incarne un Tamura épuisé, malade, affamé et les yeux un peu fous, ou dans le vague, confère même occasionnellement au personnage l’apparence d’un homme un peu simplet – mais, si c’est bien le cas, ça n’est qu’une apparence : Tamura est un homme intelligent, et beaucoup moins naïf qu’il n’en a l’air… ou ne le prétend.

 

La différence majeure entre le roman et le film porte sur la fin : Ichikawa Kon et Wada Natto ne se sont pas contentés de zapper l’épilogue dans l’hôpital psychiatrique, ils ont tout réécrit. En effet, tous deux considéraient que la fin du roman était beaucoup trop dure, en faisant de Tamura lui-même une figure déshumanisée par le cannibalisme. Il fallait donc faire en sorte que Tamura, même « inconsciemment », ne mange pas de la viande « de singe » que lui offre Nagamatsu : ils ont eu recours à un expédient somme toute astucieux, en montrant Tamura tellement affaibli par la maladie et la malnutrition… que ses dents tombent quand il veut mâcher la viande « de singe » ; incapable d’absorber cette viande, même si « par accident », il ne commet pas, même sans le savoir, le geste ultime de la déshumanisation consistant à manger de la chair humaine : il demeure, à cet égard, « pur ».

 

Mais l’épilogue du roman n’en était que plus difficile à mettre en scène – avec ce Tamura emporté par son délire messianique, et qui bataille intérieurement pour déterminer s’il a oui ou non mangé de la chair humaine, et ce qu’il a fait avec Nagamatsu après que celui-ci a tué Yasuda. Là où le roman, par le procédé de l’épilogue et de l'anamnèse, retarde la révélation de ce que Tamura a tué Nagamatsu, le film le montre sans l’ombre d’une hésitation, dans une scène visuellement incroyable, où la silhouette décharnée et barbouillée de sang de Mickey Curtis n’évoque pas seulement, comme dit plus haut, les survivants des camps de concentration, mais aussi, d’une certaine manière, une figure de goule ou de mort-vivant tout droit sortie d’un film d’horreur – en fait, la première fois que j’ai vu Feux dans la plaine, il y a quelques années de cela, j’ai aussitôt pensé, dans cette dernière scène, à La Nuit des morts-vivants de George A. Romero… Cela peut paraître incongru, d’autant que le film de zombies séminal ne sortirait que neuf ans plus tard, mais il m’est toujours aussi difficile de faire l’impasse sur cette troublante ressemblance – en tout cas, on peut en conclure, sans trop de peine, que l’esthétique du film d’Ichikawa, dans ces dernières scènes tout spécialement, serait tout à fait à sa place dans un film d’horreur.

 

Restait cependant à conclure le film – d’autant que l’épilogue était exclu. Alors, Ichikawa Kon et Wada Natto ont choisi de revenir en dernier ressort sur une scène antérieure du film, et, en même temps, de réintroduire à la dernière minute le thème largement délaissé jusqu’alors de la foi : Tamura avait songé à se rendre aux soldats américains – mais, par miracle, un autre soldat japonais l’a fait devant lui juste avant qu’il ne se lance… et a été aussitôt abattu par une partisane philippine avide de vengeance (le soldat américain qui l’accompagnait ne pouvant la retenir de faire feu ; cette scène figure dans les deux films comme dans le roman). À la fin du film d'Ichikawa, pourtant, Tamura, après avoir abattu à bout portant Nagamatsu, aperçoit un ultime feu dans la plaine – il se doute qu’il y a des hommes, là-bas, et des guérilleros philippins, sans doute, qui l’abattront probablement alors même qu’il se rendra… Qu’importe : il s’avance vers le feu – les balles sifflent autour de lui… jusqu’à ce qu’il s’effondre, mort. Un intertitre apparaît, qui conclut le film sur une simple date approximative : « Février 1945. » Ce qui sonne comme une nécrologie de Tamura – et peut-être, avec lui, de l’armée japonaise, voire du peuple japonais.

 

Même si Tamura, dans le film, n’a pas violé le tabou du cannibalisme, même s’il a fait preuve, en dernier ressort, d’un ultime acte de foi, aussi fou soit-il, on ne peut pas vraiment dire que la fin conçue par Ichikawa Kon et Wada Natto soit un « happy end »… En fait, tout le film est d’une extrême noirceur, d’une extrême dureté, qui valent bien celles du roman d’Ôoka Shôhei. Il est difficile, et sans doute vain, de déterminer laquelle des deux œuvres se montre la plus sombre.

 

Car le film est vraiment très rude – du début à la fin. En fait de « film de guerre », Feux dans la plaine n’a guère d’équivalent, si ce n’est le Requiem pour un massacre d’Elem Klimov (1985). C’était le ton approprié, bien sûr : Feux dans la plaine est bien le réquisitoire antimilitariste que voulait réaliser Ichikawa Kon – une dénonciation des horreurs de la guerre, et des atrocités que l’armée japonaise a infligé à ses propres soldats. Le noir et blanc un peu granuleux du film sublime les tableaux infernaux d’une guerre absurde et déshumanisante, en même temps qu’il confère de la matière aux cadavres mutilés et aux éclaboussures de sang – le film est d’une violence étonnamment graphique pour l’époque (et sonore, à vrai dire – avec des bruits de mastication régulièrement amplifiés).

 

Et cela lui portera tort – dans l’immédiat, du moins. Si le roman d’Ôoka avait séduit en même temps qu’il avait révolté, le film d’Ichikawa Kon, en permettant de visualiser toutes ces horreurs, a plus choqué qu’autre chose : la noirceur du film a été jugée insupportable, et sa violence malsaine – ceci, au Japon, mais aussi à l’étranger : les critiques américains, notamment, y ont vu un spectacle répugnant sur lequel, oui, il valait mieux faire l’impasse… Le film a été, globalement, un échec commercial – même si pas au point de mettre un terme à la carrière d’Ichikawa Kon. Et la critique s’est montrée un peu frileuse… au moins dans l’immédiat. C’est que, à certains égards, Feux dans la plaine était vraiment un film en avance sur son temps : dans le ton comme dans la forme, il avait quelque chose d’une anomalie en 1959, mais, les années passant, il serait redécouvert, et enfin apprécié à sa juste valeur – aujourd’hui, Feux dans la plaine est devenu un classique, après être éventuellement passé par cette phase si dangereuse du « film culte », on l’a loué pour lui-même et pour son influence, on y a reconnu probablement le plus grand chef-d’œuvre d’Ichikawa Kon, en même temps qu’un film de guerre unique en son genre et parmi les sommets les plus effroyables, puissants et justes du registre.

Les Feux, de Shôhei Ôoka / Feux dans la plaine, de Kon Ichikawa / Fires on the Plain, de Shinya Tsukamoto

Titre : Fires on the Plain

Titre original : Nobi 野火

Réalisateur : Tsukamoto Shinya

Année : 2014

Pays : Japon

Durée : 87 min.

Acteurs principaux : Tsukamoto Shinya (Tamura), Lily Franky, Nakamura Tatsuya, Nakamura Yuko…

Il pourrait être tentant, à cet égard, de percevoir dans la simple existence du film Fires on the Plain de Tsukamoto Shinya un témoignage éloquent de la reconnaissance acquise par le film d’Ichikawa Kon. Pourtant, ce serait peut-être envisager la question sous de mauvais termes : le film de Tsukamoto n’est pas tant un remake de celui d’Ichikawa qu’une nouvelle adaptation du roman d’Ôoka Shôhei. Il est inévitable d’établir des passerelles entre les deux films, mais, à en croire Tsukamoto lui-même, c’est bien le roman qui a été déterminant – un roman qu’il avait lu il y a fort longtemps, quand il était lycéen, et qui l’avait considérablement marqué.

 

Nous sommes dans un tout autre contexte que la plupart des précédents films de Tsukamoto, cinéaste très punk et même cyberpunk, connu notamment pour le frappadingue et stupéfiant Tetsuo, et qui était de manière générale souvent associé à des environnements urbains et industriels ou post-industriels. Mais, nous dit-il, il y avait aussi une considération, disons, de timing, et résolument politique, dans le fait de réaliser cette nouvelle adaptation en 2014 (soit 62 ans après la sortie du roman, et 55 ans après le film d’Ichikawa) : après une longue période durant laquelle la guerre était bien perçue au Japon pour l’abomination qu’elle est, une résurgence du militarisme et du nationalisme a caractérisé la société ou du moins la politique japonaises des décennies 2000 et 2010 – une chose intolérable pour Tsukamoto, qui a considéré comme vital de rappeler aux Japonais combien la guerre est horrible, ceci alors même que le gouvernement japonais semblait toujours plus orienté vers le révisionnisme et l’apologie du militarisme. Ce qui confère au film de Tsukamoto une dimension militante, résolument politique, plus marquée encore que pour ses prédécesseurs.

 

À la question que je me posais naïvement : Fires on the Plain de Tsukamoto Shinya serait-il plus horrible encore que le film d’Ichikawa Kon ? Je crois que la réponse est : Tsukamoto Shinya. Adepte des réalisations qui nouent le bide, à la façon de vicieux coups de poing, Tsukamoto ouvre les vannes dans Fires on the Plain, et il en résulte un film, pas seulement violent, mais tout bonnement gore, avec quelques séquences particulièrement redoutables – notamment celle où les soldats japonais tentant de franchir les lignes américaines tombent dans une embuscade en pleine nuit, dans la lumière des phares des tanks : s’ensuit une longue fusillade au cours de laquelle les soldats japonais se font littéralement trancher sous nos yeux, emportés par les rafales, qui s’accrochant désespérément à son bras arraché, qui ne parvenant pas à contenir ses intestins qui glissent à terre dans un mouvement constant… Mais, dès le début du film, les séquences à l’hôpital ne lésinent pas sur le bon vieux krovi rouge rouge, et, par la suite, le périple de Tamura l’amènera plus qu’à son tour à parcourir des champs, des plaines ou des forêts constellés de cadavres à moitié rongés par les vers – qui, dans certains cas, s’avèrent ne pas être encore tout à fait des cadavres… Le cannibalisme est traité de la même manière – et, si la caméra s’attarde alors de préférence sur Tamura (Tsukamoto Shinya lui-même, sauf erreur), nous comprenons très bien que Nagamatsu ne se contente alors pas de tuer Yasuda, mais dévore sa chair encore tiède…

 

Ce qui passe par des bruits de mastication amplifiés – comme dans le film d’Ichikawa Kon (mais en pire : eh ! Tsukamoto). En fait, si le réalisateur met en avant que c’est le roman d’Ôoka Shôhei qu’il voulait adapter, et depuis bien vingt ans, et non le film d’Ichikawa Kon qu’il voulait « remaker », il apparaît clairement qu’il a vu et analysé son prédécesseur, et en a repris quelques traits, ou usé de procédés assez proches et qui, quand on enchaîne le visionnage des deux films, sonnent parfois comme des sortes de clins d’œil. La scène décrite un peu plus haut, avec les phares des tanks américains dans la nuit, débute comme un écho de la même scène dans le film d’Ichikawa – si la très graphique fusillade qui suit n’a rien de commun avec le Feux dans la plaine de 1959, film pourtant déjà très violent, mais clairement pas à ce point. L’ouverture même du film, dans sa réalisation, renvoie au film d’Ichikawa – avec cet officier sans cœur qui braille sur Tamura malade, les visages des deux alternant face caméra, dans une sorte de réminiscence rugueuse et pathologique d’Ozu Yasujirô. Cependant, à ce compte-là, on peut dire que Tsukamoto Shinya s’en tire mieux qu’Ichikawa – lequel dérivait de ce face à face une scène d’exposition un peu trop démonstrative ; Tsukamoto, lui, préfère faire usage d’un montage resserré et nerveux, qui alterne non seulement ces visages, mais aussi les lieux, Tamura faisant sans cesse l’aller-retour entre son camp et l’hôpital de campagne, alors qu’on le chasse sempiternellement des deux.

 

La réalisation, globalement, est à l’avenant – et, à l’occasion, Tsukamoto est sans l’ombre d’un doute Tsukamoto, dont la caméra à la main bouge sans cesse, et très vite, et parfois sans doute un peu trop (Tamura faisant face au chien, poursuivant le Philippin qui va le dénoncer, faisant face au couple dans l’église…). Cela fonctionne mieux dans les séquences qui confèrent au périple de Tamura un caractère presque hallucinatoire, impression renforcée par l’utilisation de la musique – d’autant que, cette fois, Tsukamoto semble aller à l’encontre de ses habitudes, notamment quand il filme la nature, par opposition à ses environnements urbains et rouillés de prédilection ; si l’ouverture du film m’a un peu chagriné l’estomac, avec son grain de vieille DV pourrie, la suite se montre plus convaincante, quand Tsukamoto joue de l’opposition entre un cadre naturel paradisiaque et une guerre atroce qui le subvertit et le rend hideux – en cela, Fires on the Plain peut faire penser à la BD plus récente de Takeda Kazuyoshi, Peleliu, Guernica of Paradise (qui se déroule également dans le théâtre d’opérations philippin à la même époque, et accorde une place centrale au thème de la faim).

 

Par certains aspects, cela dit, le film de Tsukamoto affiche effectivement davantage sa parenté avec le roman d’Ôoka Shôhei qu’avec le film originel d’Ichikawa Kon – notamment en ce qui concerne le personnage de Tamura : cette fois, si nous ne l’entendons toujours pas disserter sur Bergson (et guère plus sur la religion – mais le thème de la foi est tout de même un peu plus prégnant chez Tsukamoto que chez Ichikawa, ne serait-ce que dans la symbolique, ai-je l'impression), en revanche, nous le voyons bel et bien porter sur lui son statut d’intellectuel, même sans le revendiquer pour autant – tout spécialement quand il explique à ses camarades qu’avant d’être enrôlé, il était « simplement » un homme qui aimait lire, et qui aimait écrire… Ce sont eux qui en concluent qu’il est un intellectuel.

 

Mais d’autres personnages sont de même un peu plus creusés que dans le film de 1959, en ressortant des éléments qui figuraient dans le roman mais avaient disparu du scénario de Wada Natto. Ainsi, Yasuda est plus répugnant encore que dans le film d’Ichikawa, mais sa relation avec Nagamatsu est éclairée par la référence à leur passé : Nagamatsu est un enfant illégitime, qui n’a pas vraiment connu son père, et qui est obsédé par cette condition, tandis que Yasuda a abandonné un enfant illégitime alors qu’il était étudiant… Mais, concernant Nagamatsu, Tsukamoto en rajoute : il en fait un tout jeune homme particulièrement geignard, qui ne cesse de fondre en larmes – ce qui suscite aussi bien la compassion que l’agacement, délibérément… tout spécialement bien sûr quand le personnage, de victime de la cruauté de Yasuda, tourne à l’agresseur en chassant et en dévorant « les singes », dont Yasuda lui-même (ce qui relève donc d’une certaine manière du parricide), sans admettre sa responsabilité personnelle dans ces atrocités : il se défausse sur son père de substitution (certes un affreux connard).

 

Le point, cependant, qui associe bien plus le film de Tsukamoto au roman d’Ôoka qu’au film d’Ichikawa, c’est la fin. Tsukamoto opère tout d’abord un retour aux sources, en balayant les préventions d’Ichikawa Kon et de Wada Natto, qui refusaient à Tamura d’achever son processus de déshumanisation, usant d’un expédient pour faire en sorte qu’il ne consomme pas de chair humaine. Dans le film de Tsukamoto, pas de dents qui tombent : Tamura mange bel et bien « du singe », et, s’il le fait dans un état semi-délirant qui pourrait laisser entendre qu’il n’a pas toute sa conscience, en fait les éléments ne manquent pas qui tendent à démontrer qu’il sait malgré tout ce qu’il est en train de faire… mais n’est tout simplement pas en mesure de résister. À vrai dire, là aussi Tsukamoto en rajoute, dans une brève scène qui aurait pu être grotesque en toutes autres circonstances, mais ne prête vraiment pas à rire ici : Tamura, blessé par l’éclat de sa grenade qu’il avait inconsidérément laissée à Yasuda, ramasse un morceau de sa propre chair, arraché à son dos… et l’enfourne aussitôt dans sa bouche. Ce qui renvoie en fait au roman, quand, dans sa crise mystique qui lui interdit de manger quoi que ce soit, car cela reviendrait à tuer des animaux ou des plantes, Tamura concède que, au plan moral, il peut probablement manger sa propre chair…

 

La fin, dès lors, est différente du film d’Ichikawa – et plus proche de celle du roman, même si sur un mode considérablement plus allusif. Un ultime feu dans la plaine attire bien Tamura qui vient de tuer Nagamatsu, mais, à partir de là, les souvenirs du soldat s’embrouillent (visuellement, cela passe par un montage entrelacé d’écrans noirs et de séquences filmées qui montrent la capture de Tamura).

 

Et nous faisons un saut de quelques années en avant : l’intellectuel Tamura écrit, une femme lui apporte à manger – je ne sais pas s’il s’agit d’un hôpital psychiatrique, d’un hôtel ou du foyer (la jeune femme n’a pas d’uniforme, mais s’adresse avec déférence à Tamura, et, si l’habitat a tout du japonais traditionnel, j’ai l’impression qu’un plan du couloir laisse supposer plusieurs chambres du même type ? Honnêtement je n’ose pas trancher – n’hésitez pas à éclairer ma lanterne). Mais quand vient le moment de manger, Tamura semble craquer : il gémit, et se balance d’avant en arrière (filmé de dos uniquement) – la femme qui lui a apporté son plateau a laissé les shôji entrouverts, elle regarde la scène avec un air parfaitement dépité, elle savait visiblement à quoi s’attendre… Fin. Tsukamoto, ici, a expliqué qu’il ne voulait pas faire mourir Tamura, comme dans le film d’Ichikawa – parce que l’horreur doit se poursuivre après la fin du film.

 

Au-delà, comparer les deux films en termes qualitatifs est délicat. Personnellement, je tends à croire que le film d’Ichikawa Kon est « meilleur » dans l’absolu, et marque plus durablement, mais l’interprétation de Tsukamoto Shinya n’en est pas moins intéressante – notamment, d’ailleurs, au regard de cette dimension du traumatisme, et en faisant bien manger « du singe » à Tamura. Mais le film stupéfie avant tout par sa violence extrême, qui produit en définitive un effet différent du film d’Ichikawa Kon.

 

Dans tous les cas, les deux sont remarquables – et le roman qui leur a donné naissance aussi. Ces trois œuvres ont chacune leur singularité, mais toutes brillent – et, que ce soit le roman d’Ôoka Shôhei, le film d’Ichikawa Kon ou celui de Tsukamoto Shinya, Nobi remue les tripes en dénonçant la guerre pour l’abomination qu’elle est, le nationalisme comme l’imposture qu’il est, et le militarisme comme la pire des bêtises et la plus déshumanisante. Un propos toujours bon à prendre, dans un monde qui, hélas, oublie vite et semble toujours disposé à remettre ça.

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Lords of Chaos, de Jonas Åkerlund

Publié le par Nébal

Lords of Chaos, de Jonas Åkerlund

Titre : Lords of Chaos

Réalisateur : Jonas Åkerlund

Année : 2018

Pays : Royaume-Uni – Suède

Durée : 118 min.

Acteurs principaux : Rory Culkin (Euronymous), Emory Cohen (Varg Vikernes), Jack Kilmer (Dead)…

PRÉAMBULE ULTRA PERSO : LE BLACK METAL ET MOI

 

Je viens de voir le film Lords of Chaos, réalisé par Jonas Åkerlund, sorte de biopic musical (mais avec du gros fait-divers dedans tout de même, on peut le dire) centré sur le groupe de black metal norvégien Mayhem et les trucs dingues qui se sont passées autour au début des années 1990. J’étais bien curieux de voir ça, parce que je ne suis pas insensible à cette question. Toutefois, avant de chroniquer le film à proprement parler, je crois qu’il peut être utile que je me situe par rapport à tout ça, dans un long (long…) préambule ultra personnel concernant mon rapport au black metal – parce que mon regard sur le film en sera forcément affecté, et de manière significative. Mais j’ai scindé cet article en deux parties, du coup : si vous vous en foutez (ce qui serait compréhensible) et voulez passer direct à la chronique, y a qu’à scroller jusqu’à l’intertitre…

 

Adonc, premier point en forme d’aveu : je ne suis pas, et n’ai jamais été, et ne l’ai jamais prétendu, un VRAI, un TRVE, black métalleux. Et on aura l’occasion de voir ce qualificatif resurgir à maintes reprises dans le film. C’est plus que tribal, à ce stade : il y a une scission hermétique entre les « vrais » et les « poseurs », qui constitue le cœur de l’argument de Lords of Chaos – et, à regarder quelques docs, à lire quelques articles, on peut constater que cet aspect persiste encore. Je tends à croire que la scène est globalement plus sereine aujourd’hui qu’à l’époque (parce que les gens ont vieilli ?), mais c’est tout de même un point important.

 

En tout cas, j’en ai eu un aperçu très personnel, vers 2000, par-là, quand, à la fac, arborant un T-shirt de Marduk, j’ai été abordé par un grand type aux longs cheveux, très sec, bracelets de cuir clouté, le regard noir – il pointe mon T-shirt, et : « Est-ce que tu es un VRAI black métalleux ? » J’ai un petit gloussement timide (ce qui constituait déjà une réponse) : « Je ne pense pas, non. » Et lui, après un bref instant figé : « OK. » Son regard est encore un peu plus noir. Ceci dit, dans les mois qui ont suivi, il nous est arrivé de causer un peu de musique – mais pas tant de black metal, pour le coup (je me souviens qu’il était ultra fan de Berlioz). Le contact est cependant demeuré très froid, et… politiquement ? Le bonhomme m’avait l’air plus que douteux – et ça n’était pas vraiment une surprise, en même temps. Hélas. Ce qui fait putain de partie du problème. Bref, ça n’a pas duré.

 

Je n’étais pas un VRAI, donc. Mais j’avais bien un T-shirt de Marduk – pas seulement pour la joie puérile de me balader dans un amphi de droit avec sur le torse un démon doté d’un engin qu’on qualifiera de conséquent (même s’il y avait de ça, hein), mais parce que, sans être un connaisseur bien pointu, très loin de là, j’aimais cette musique, sa radicalité et les visions noires et extrêmes qu’elle m’inspirait.

 

Et il en reste quelque chose aujourd’hui. J’ai fait le tri dans ce que j’écoutais alors, parce que, il faut bien le dire, la « loi de Sturgeon » paraît plus que timorée quand on parle de black metal… Mais certains trucs demeurent, que j’écoutais alors et réécoute régulièrement (Emperor en tête), je me fais parfois un fix bien intense de pur maléfice musical (et souvent avec du Mayhem, pour le coup), et occasionnellement j’apprécie des albums plus récents de groupes comme, mettons, Blut Aus Nord, The Great Old Ones, Rotting Christ ou Anaal Nathrakh – sans même parler de choses qui viennent du black metal mais s’en sont pas mal éloignées, comme mettons Ulver ou Alcest (je mets à part le cas de Zeal and Ardor). Non, je ne fais pas exactement dans le pointu ultra obscur, là… Je le sais. Et c’est pas grave.

 

Ceci étant, j’avais neuf ans quand Dead s’est suicidé, onze quand Varg Vikernes a assassiné Euronymous – ce que j’écoutais de plus « extrême » à cette époque, c’était Nirvana, hein… Le black metal (et le metal en général, d’ailleurs), je n’y suis arrivé que plus tard – vers 1996. Or, à cette époque, pour quelque raison que ce soit, le black metal était censément partout… mais pour le coup ça n’était pas du VRAI – je veux dire : vraiment pas. On ne peut pas décemment mettre dans le même panier le gogoth bouffon vampiro-truc parfaitement inoffensif de Cradle of Filth et la furie extrême et extrêmement méchante de Mayhem, ça n’a tout simplement pas de sens (si ça ne m’empêche pas de réécouter de temps à autre Dusk… and her Embrace avec un certain plaisir régressif et un sourire en coin de complicité pour cette bonne blague). Mais, à en croire les brèves pages dédiées sur fond forcément noir de la presse metal mainstream, c’était pourtant ce qu’il fallait faire – quand bien même elle ne rechignait guère à tirer des posters de Dany Filth dégoulinant de ketchup et des morceaux de fraises Tagada coincées entre les canines en plastoc, ce qui était autrement éloquent. Metallian avait sans doute un avis différent – mais, en contrepartie, cette revue (qui a compté, pour moi – ne serait-ce qu’en me faisant comprendre que ce que j’appelais « rock indé » ou « alternatif » ou truc n’avait jamais été qu’une imposture, même si j’adore bien évidemment beaucoup de groupes ou d’artistes associés à ce faux genre – bon, c’est pas le propos de cet article… En même temps, Metallian restait un peu en surface, il y avait, tout spécialement concernant le black metal, un underground de l’underground, avec des fanzines et des cassettes audio tirées à 20 exemplaires max ou truc, c’était encore un autre monde, et, n’étant pas un VRAI, je ne l’ai pas le moins du monde connu), cette revue donc… eh bien, ne s’embarrassait pas toujours de trier, faut l’avouer : les galettes de Metallian regorgeaient de merveilles, mais au moins dans une égale mesure de trucs parfaitement risibles… Ici ou ailleurs, quantité de groupes alors prétendaient faire du « symphonique » ou de « l’atmosphérique » sans en avoir les moyens (« Hop, là tu appuies sur cette touche du synthé Bontempi, puis sur celle-là cinq secondes après, nickel, et puis, hop, par-dessus, on colle une chanteuse, parce qu’une chanteuse c’est atmosphérique, tu vois… ») ; d’autres voulaient sonner méchants, mais… eh bien, pas mal ne savaient tout simplement pas jouer de leurs instruments ; ce qui peut avoir son charme punk, notez, mais… oui… je crois qu’il y a quand même des limites.

 

Cela dit, à l’époque, je bouffais tout ça. Je ne triais pas. C’était ma came, c’était différent, j’étais un ado qui aurait aimé être beaucoup plus rebelle qu’il ne l’était, le petit intello, alors c’était forcément bien. Ce qui m’a amené à trier, et radicalement pour le coup, ç’a été, en 1997, la sortie de deux albums… eh bien, TRVE, et même parfaitement norvégiens : Anthems to the Welkin at Dusk d’Emperor, surtout, qui, bien qu’affublé de synthés relativement cheap (et d’un clip parfaitement ridicule pour « The Loss and Curse of Reverence »), m’a aussitôt fait dégager de la chaîne tous ses pathétiques ersatz prétendument symphoniques ; et, pour le coup « absolument-pas-du-tout-putain-de-symphonique », Wolf’s Lair Abyss… de Mayhem – surtout via des morceaux comme « I Am Thy Labyrinth » ou « Ancient Skin » : moi qui croyais écouter du black metal, j’ai alors pris conscience que, euh, non, absolument pas… Si j’avais du mal (et en ai toujours un peu) avec les miaulements épileptiques de Maniac, j’avais le souffle coupé par la brutalité, la rapidité et la précision de la frappe d’Hellhammer, et par ces riffs caractéristiques tout en allers-retours, plutôt simples mais très efficaces et bien épais, notamment en raison d’une basse (de Necrobutcher – j’adore ces noms…) davantage en avant que d’habitude (ai-je l’impression). Et il y avait cette ambiance, qui suintait le mal, la haine et la misanthropie à l’état pur… À une époque où, ce que je recherchais dans le metal dit « extrême », c’était des visions, cette écoute a aussitôt rehaussé la barre – beaucoup, beaucoup plus haut.

 

Mais voilà : mes premiers contacts avec Mayhem aussi bien qu’Emperor, c’était donc quatre ans après tout ce qui est narré dans Lords of Chaos. Sur Wolf’s Lair Abyss, le seul membre fondateur de Mayhem était Necrobutcher – qui avait eu le bon sens de s’éloigner du groupe pendant un temps ; Hellhammer était bien le batteur emblématique du groupe, mais il ne l’avait rejoint qu’après Deathcrush – grosso merdo en même temps que Dead ; lequel était mort (eh), le leader Euronymous aussi, tandis que Varg Vikernes alias Count Grishnackh, qui avait remplacé Necrobutcher à la basse, était en prison pour avoir tué le précédent… Alors, TRVE Mayhem ? Eh bien, oui, mais…

 

À vrai dire, je ne savais alors pas forcément grand-chose de tout ça – du moins rien de bien précis. Initialement, le nom d’Euronymous, je ne l’avais vraiment croisé que dans les crédits… eh bien, d’Anthems to the Welkin at Dusk, en fait, comme ayant pondu le riff d’intro de « Ye Entrancemperium » (qui demeure probablement mon morceau de black metal préféré à ce jour, ou en tout cas celui d'Emperor). Il me fallait donc revenir en arrière – mais, à cette époque, je ne l’ai fait véritablement que pour Emperor, en me régalant avec le séminal In the Nightside Eclipse (qui était probablement meilleur encore que l’excellent Anthems to the Welkin at Dusk).

 

Les temps ont changé, cependant. Il y a eu des polémiques – des « reportages » à la télé faisant un portrait à charge de cette scène sataniste et forcément nazie… J’étais écœuré, et la blague sur le gentil Nébal qui serait en fait un profanateur de sépultures à moitié skin (parce que à moitié chevelu en même temps – ou « chevreuil », comme disaient les rugbypèdes dans ma cambrousse) ne m’a fait rire qu’un temps. Il y a eu, aussi, indéniablement, une prise de conscience que, si ces « documentaires » étaient des impostures démagogiques jouant du scandale à peu de frais et sans la moindre déontologie, du tabloïd à la télé en somme, je ne devais pas me voiler la face pour autant : condamner la scène en bloc, un genre musical en bloc, qui me faisait tant vibrer, parce qu’il y avait des connards dans le tas, était absurde, mal informé et désinformant, mais le fait est qu’il y avait eu, autour du black metal norvégien, des dérives qu’il serait bien tiède de qualifier de « problématiques », et qu’en France comme ailleurs il y avait bel et bien des gros connards dans tout ça – pour l’essentiel des gamins qui se la jouaient « art total », aimant à manier des concepts trop grands pour eux, car ils se prenaient bien trop au sérieux, à l’instar de leurs modèles norvégiens, et étaient par ailleurs incapables de tirer les leçons de ce qui s’était produit là-bas ; rien d’étonnant de la part d’ados forcément rebelles qui se la jouaient meuchants pour faire chier leurs vieux et leurs profs (je n’y ai pas échappé, hein !). Seulement, dans les faits, aussi toxique soit le discours, ils accordaient finalement plus d’importance à la posture qu’à la musique, gobant tout en masse et sans discernement, le racisme et le fascisme faisant pour eux partie de l’attirail dans la même mesure que le satanisme/paganisme/occulto-mes-couilles ou le corpse paint alors systématique, et au fond bien avant les riffs ou les blast beats. Comme un tout indissociable qu’il serait hérétique de vouloir amender – même si la dimension politique du concept était déjà largement biaisée, en vérité.

 

Et ce goût pour la façade maquillée (si j’ose dire) en concept sophistiqué (manière de se démarquer du metal plus mainstream qui a certes toujours eu une composante théâtrale bien envisagée comme telle) persiste encore chez quelques irréductibles, s’ils prétendent qu’il s’agit de tout autre chose. Je me souviens, regardant assez récemment sur YouTube un concert d’Emperor reprenant l’intégralité d’In the Nightside Eclipse sur scène, de cet ex-fan outré par ce groupe qui était TRVE avant mais ne l’était forcément plus : brandissant Wagner comme un totem, ou comme d’autres citent les Évangiles ou Marx, il vomissait Ihsahn peu ou prou pour la seule raison d'avoir abandonné le corpse paint, à ses yeux le signe évident de ce que le musicien avait trahi la Cause, et n’était donc plus rien d’autre qu’un hipster à génocider. Et là… Un point pour ce commentateur agacé : avec ses petites lunettes, sa petite barbe et son petit catogan, oui, Ihsahn avait vraiment une dégaine de hipster, pour le coup ! Mais, bordel, la musique, c’était la même… Elle était toujours aussi géniale… Et ça devrait être ce qui compte vraiment, non ? Sauf que c’est compliqué, avec le black metal… Et ça, pour le coup, c’est au cœur du sujet du film.

 

Mais j’en avais marre de tout ça – pas seulement des polémiques et de la puérilité de tant d’acteurs de la scène, tout autant de l’exploitation absurde d’un genre toujours plus saturé de faiseurs sans talent tentant vainement de reproduire toujours les mêmes formules, et des séances photo embarrassantes avec des guignols en corpse paint brandissant des haches en mousse dans la forêt. Mais, oui, les polémiques ont joué – qui me fatiguaient. J’avais l’impression que tous mes goûts, dans tous les domaines, suscitaient ce genre de polémiques à la con – la fantasy, le jeu de rôle, le black metal… Les échappatoires clichées de l’ado mal dans sa peau, hein ? Putain. Alors je me suis mis à écouter pas mal de musique industrielle – un genre notoirement dépourvu de nazillons, hein ?

 

 

Putain.

 

Quoi qu’il en soit, j’ai mis le black metal de côté pour un temps (et peu ou prou tout le metal, à vrai dire). Mais j’y suis revenu plus tard – pas avec le même enthousiasme passionnel, pas vraiment avec nostalgie non plus : une saine curiosité pour des sons qui me parlent, des ambiances qui me transportent. Car ils le font toujours. Je suis retourné aux meilleurs (seulement) de mes vieux albums, j’ai écouté occasionnellement des trucs plus récents, mais aussi, et peut-être surtout, je me suis tardivement penché sur ce qui avait précédé les enthousiasmes de mon adolescence – et notamment en ce qui concerne Mayhem : au fond, je n’ai vraiment écouté un album aussi séminal (et, euh, un peu affecté quand même, aheum, par son line-up, disons...) que De Mysteriis Dom Sathanas qu’assez récemment, disons dans la dernière décennie – et je l’ai adoré (Deathcrush, par contre, faut pas déconner, hein… Tiens, une autre preuve que je ne suis décidément pas un VRAI). De même, je n’ai véritablement écouté Darkthrone que ces dernières années…

 

(Et j’ai essayé, réessayé, etc., Burzum, pour le principe – mais, non, je n’y arrive pas. Pas seulement parce que je vomis l’idéologie nauséabonde et le personnage même de Varg Vikernes, incarnation de tout ce qui déconne dans le black metal : sa musique m’emmerde. Il faut croire qu’il y a quelque chose là-dedans, plein de gens absolument fréquentables le disent, mais je ne le trouve pas.)

 

Et tout ça (or Burzum donc) me parle toujours – cette esthétique musicale qui affiche son maléfice en des termes extrêmement radicaux, cette agression sonore qui produit des visions frénétiques qu’aucun autre genre n’est en mesure de susciter.

 

Je ne suis pas un VRAI, je ne l’ai jamais été, et je suis trop vieux pour ces conneries. Mais la musique, elle, me parle toujours, oui – à mon niveau de béotien un peu distant, sans doute, mais qu’importe ?

ET MAINTENANT, LE FILM

 

Allez, passons au film.

 

 

Ou plutôt d’abord aux événements réels sur lesquels il se fonde, j'imagine que ça pourrait être utile pour un certain nombre de lecteurs ne connaissant pas plus que ça le black metal et son histoire. Adonc, Mayhem est un groupe norvégien formé à la fin des années 1980, sous le leadership du guitariste Euronymous. Il développe un son très particulier, même s’il emprunte initialement à la première vague dite black metal (Bathory, Venom…), avec des éléments de thrash, de death, mais aussi de punk, de crust… Tout cela débouche sur l’idée d’un « true Norwegian black metal » assez singulier, avec un discours très radical et nihiliste. Après quelques changements de line-up cruciaux, le groupe prend de l’ampleur. Le nouveau chanteur, Dead, est un gamin assez perturbé, d’une morbidité pathologique, connu pour s’automutiler sur scène de manière particulièrement extrême. Il se suicide le 8 avril 1991 (à l’âge de 22 ans) – le cadavre est trouvé par Euronymous… qui le prend en photo. Le bassiste Necrobutcher, affecté par le suicide, et écœuré par le comportement d’Euronymous, quitte le groupe, ce qui met Mayhem entre parenthèses pour un temps. Euronymous ouvre alors un magasin de disques, qu’il veut associer à son propre label, ce qui fédère une petite communauté autour du concept de black metal (l’existence réelle d’un « Black Circle » ou « Inner Circle » est semble-t-il débattue). C’est ainsi qu’il fait la rencontre de Varg Vikernes, dont le one-man band Burzum l'impressionne. Mais Varg prend tout cela très au sérieux, et les choses commencent à déraper quand il se met à foutre le feu à des églises (en Norvège, bon nombre sont en bois, ce qui est pratique…). Et elles dérapent plus encore quand un autre membre associé à ce petit cercle, Faust, le batteur d’Emperor (c’est lui qui joue sur In the Nightside Eclipse), assassine un homosexuel rencontré dans un bar en le poignardant à de multiples reprises… Les autres savent, mais se taisent, et Faust n’est pas inquiété par la police, qui n’a aucune piste. Varg a beau intégrer Mayhem sous le nom de Count Grishnackh, les relations entre Euronymous et lui se détériorent toujours un peu plus. Finalement, Varg assassine Euronymous le 10 août 1993. Il est bientôt arrêté par la police, avec un complice, mais aussi Faust – qui avait échappé aux flics pendant plus d’un an. Ils sont tous trois condamnés. La peine de prison la plus lourde en Norvège est cependant de 21 ans – et, en fait, à cette heure, ces gens très charmants sont tous sortis de prison (prématurément même pour Varg, qui vit aujourd’hui en France, est toujours aussi nazi, a écrit un jeu de rôle nazi, et n’éprouve pas le moindre remords).

 

C’est une histoire totalement dingue, oui. Si c’était présenté comme une fiction, on n’y croirait pas vraiment – mais, dans les grandes lignes (le flou persiste sur pas mal de points, et pas toujours de détail, concernant notamment les motivations des protagonistes), dans les grandes lignes, donc, tout ceci a bien eu lieu. Ce qui en fait un bon sujet, hein ? Les articles et reportages sont nombreux, certains relativement sérieux, d’autres simplement racoleurs et jouant sur la panique que pareil fait-divers ultra sordide ne pouvait pas manquer de susciter. Il en est notamment résulté un livre, paru en 1998, titré Lords of Chaos : The Bloody Rise of Satanic Metal Underground, écrit par Michael Moynihan et Didrik Søderlind (il est disponible en français chez Camion Noir, mais je n’ai aucune envie de filer de la thune à Camion Noir) – et c’est ce livre qui a inspiré le film Lords of Chaos.

 

Un projet… controversé, on s’en doute. Le sujet même l’impliquait – en raison du fait-divers traité en lui-même, mais aussi de toutes les polémiques qui avaient pu suivre. Par ailleurs, si deux des protagonistes étaient morts (c’était bien le souci), les autres étaient et sont tous bien vivants, et continuent de faire de la musique – Mayhem tourne toujours. Je me cogne de ce que ce connard de Varg Vikernes peut bien penser de tout ça, mais, les autres… Ils étaient pas très chauds, à vue de nez – voire un peu plus impolis que ça, quand des journalistes leur ont demandé leur avis… Et les fans… Ouais. C’est compliqué. D’autant qu’on pouvait se douter que pareil métrage s’adresserait à un public assez large, pas forcément très conscient de ce que pouvait bien être le black metal, et la caricature était donc à craindre – le racolage dans une égale mesure : que le bouquin Lords of Chaos ait fini chez Camion Noir en France en témoigne, d’une certaine manière – et nous parlons d’un film produit par Vice… Eh, bon, Vice, quoi…

 

Mais j’étais quand même curieux.

 

Alors que Bohemian Rhapsody, perso…

 

Pardon.

 

Mais oui, j’étais quand même curieux – parce que le sujet était ce qu’il était. Le projet remonte à quelques années, cela dit – et a beaucoup changé de forme depuis. Initialement, figurez-vous que c’était Sono Sion qui était supposé le réaliser ! J’aurais été curieux de voir ça… Mais, pour quelque raison que j’ignore, ça ne s’est pas fait. D’autres réalisateurs ont récupéré le projet, et, en dernier ressort, c’est finalement le Suédois Jonas Åkerlund qui s’en est chargé. Et, en fait, ça a fait partie des trucs qui m’ont incité à tenter le coup – le réalisateur (et surtout clippeur : on lui doit notamment le célèbre « Smack my Bitch up » pour The Prodigy, mais aussi beaucoup, beaucoup de choses pour des stars très, très mainstream, incluant Madonna, Lady Gaga, Beyoncé ou, bien pire, Metallica – en fait, le clip de « ManUNkind » a été réalisé dans le cadre du tournage de Lords of Chaos et avec ses acteurs…), le réalisateur, adonc, avait pour lui d’avoir été le batteur de Bathory au début des années 1980, groupe ayant considérablement influencé Mayhem, et Åkerlund connaissait d’ailleurs personnellement plusieurs des protagonistes de cette histoire ; je suppose que cela lui conférait comme une caution, et une plus grande légitimité pour prendre en charge ce projet.

 

Qui, en définitive, ne se montre pas racoleur – du moins, je ne le perçois pas comme tel. Malgré Vice. Le film joue avec son sujet, bien sûr, et il y a forcément une part non négligeable de fascination morbide dans tout ça – comment pourrait-il en être autrement ? Mais le dosage me paraît judicieux – et la caricature globalement évitée ; globalement – pas toujours non plus, hein…

 

Ce qui tient peut-être aux nécessaires simplifications que le projet même du film implique : il a une histoire à raconter, dans une optique narrative, ou dramatique, ce n’est pas un documentaire – alors, faut élaguer. À titres d’exemples, le film passe presque immédiatement au line-up légendaire avec Dead et Hellhammer – celui qui précède est vite expédié, et Deathcrush même pas mentionné ; le film tend à cantonner l’histoire à la Norvège – là où le seul enregistrement officiel avec Dead était pourtant Live in Leipzig (posthume et cultissime) ; on assiste au meurtre commis par Faust, mais on ne nous parle pas du tout d’Emperor – ou (hors les nombreuses références à ce que les protagonistes écoutaient, j'y reviendrai) de quelque groupe que ce soit en dehors de Mayhem et Burzum… Mais je suppose que tout cela n’est pas vraiment problématique. La question des acteurs et surtout de la psychologie des personnages, c’est autre chose…

 

Quoi qu’il en soit, le film est « Based on truth… and lies… and what actually happened. » Le ton est donné, d’emblée. Mais, en même temps, cette note d’intention pourrait être celle de bien des biopics musicaux… À vrai dire, cette impression est renforcée par la manière de narrer l’histoire, tout spécialement dans les toutes premières séquences, avec quelques stock-shots d’une Norvège de carte postale (avec des pulls improbables) sur lesquels plane la voix plutôt enjouée de Rory Culkin dans le rôle d'Euronymous (Culkin, oui, un des frères de – Satan, j'ai pas été raté par le nazillon...). Je ne savais pas trop que penser de cette approche au départ : j’avais un peu l’impression de regarder, mettons, 24 Hour Party People, et si j’adore cet autre biopic, qui affiche lui aussi d’emblée qu’il s’autorisera quelques mensonges, je me demandais si le ton était vraiment pertinent pour causer de Mayhem et tout ce qui s’en est suivi… En même temps, j’ai lu une chronique qui faisait le rapprochement avec Sunset Boulevard, et, à y réfléchir, ça me paraît pertinent, effectivement – d’autant que nous savons parfaitement que cet Euronymous joyeux en même temps que sarcastique mourra à la fin du film (la conclusion est par ailleurs très brusque).

 

En définitive, adopter le point de vue d’Euronymous était probablement bien vu – y compris, je suppose, dans ce choix de la voix off. Maintenant, il oriente nécessairement la manière de raconter cette histoire, d’autant qu’il incite, mais assez logiquement dans une perspective dramatique, à mettre en avant, passé la première partie du film, se concluant sur le suicide de Dead, la rivalité entre Euronymous et Varg Vikernes – qui est une lutte de pouvoir, au fond assez archétypale, et peut-être un peu trop.

 

Ceci étant, je crois que le film s’en tire plutôt bien, et notamment du fait que Rory Culkin m’a paru très convaincant dans le rôle d’Euronymous – et qu’importe si cet Euronymous colle effectivement au vrai ou pas. Il brosse le portrait d’un jeune type intelligent, doué, charismatique, mais certainement pas sans défauts – en fait, il inspire aussi bien la compassion que le mépris, parfois l'admiration, et une bonne quantité de facepalms… « TRVE » ou « poseur », c’est lui-même qui met en place cette rhétorique pernicieuse qui se retournera en définitive contre lui ; et, d’une certaine manière, il provoque ce vilain coup du karma par ses comportements les moins flatteurs – pas seulement son nihilisme affiché (immédiatement après le suicide de Dead, notamment – mais un flashback réussi laissera entendre qu’il y avait bien de la façade dans tout ça, sans que cela excuse quoi que ce soit), mais aussi et peut-être surtout son narcissisme, qui lui fait revendiquer la paternité aussi bien que les lauriers de tout ce qui se fait autour de lui – la musique aussi bien que les incendies d’églises, mais même, dans les moments les plus extrêmes, le suicide de Dead ou le meurtre commis par Faust… Il n’est pourtant pas stupide. Seulement, ce control-freak perd le contrôle, et c’est tout naturellement ce qu’il redoutait par-dessus tout. C’est ainsi qu’il se retrouve toujours plus contraint à la fuite en avant : il sait que ça merde grave et de plus en plus, et qu'il est putain de temps d'arrêter les conneries, mais il en rajoute toujours plus dans l'escalade de crainte d'être laissé en arrière. Et c'est très à propos. Je ne sais pas si c'est vrai, mais en tout cas c'est juste.

 

Je suis un peu plus sceptique pour le choix d'Emory Cohen dans le rôle de Varg Vikernes (enfin, je suis très content du choix de le faire incarner par quelqu'un qui s'appelle Cohen, ça, bravo !). Qu'il ne ressemble pas à son modèle n'est pas important, mais, en prenant des airs de méchant, il ne parvient jamais à être aussi inquiétant que le vrai connard (la fameuse photo où il sourit au tribunal, brrr...). Lui, pour le coup, est sans doute un peu trop caricatural – outre qu’il n’a pas vraiment un charisme de taille à lutter contre celui d’Euronymous/Rory Culkin, ce qui rend leur affrontement, pourtant central, un peu bancal à l’occasion.

 

Enfin, c’est un peu plus secondaire, mais le choix de Jack Kilmer avec son faciès de minot pour incarner l'éphémère Dead est sans doute pertinent (ces types avaient à peine vingt ans pour la plupart, c'est un truc qui m'a toujours marqué...).

 

La réalisation est plutôt bonne, je trouve. Jonas Åkerlund a acquis en clippant un certain sens du montage qui s’intègre tout naturellement à son approche narrative, sans en faire trop non plus. Il y a bien, cela dit, quelques fautes de goût en l’espèce : notamment, à deux reprises je crois, heureusement assez brèves, on assiste à des sortes d’hallucinations, ou plus exactement de cauchemars, d'Euronymous, qui m’ont paru de trop – le montage est certes réussi, la technique remarquable, mais introduire de la sorte l'idée d'un Euronymous hanté par le souvenir de Dead est un peu trop démonstratif, et le métrage se montre davantage convaincant quand il se montre plus sobre ; et, donc, la brève réminiscence, presque en forme d'aveu, du bonhomme pleurant comme il devait le faire devant le cadavre de Dead, avec sa manière moins virtuose, arrive au bon moment et de manière autrement juste. Rien de rédhibitoire cela dit – et j’ajouterai que la photographie est bonne, tout spécialement dans les scènes d’incendies d’églises, qui oscillent entre le vandalisme juvénile et le rituel autrement signifiant avec une pertinence appréciable au regard du propos, et une imagerie infernale parfaitement adéquate.

 

Une autre question porte sur l’utilisation de la musique. Pour le coup, il semblerait qu’il y ait eu des bisbilles, Mayhem (et Vikernes de son côté) ne voulant pas que le film utilise leurs enregistrements – à vrai dire, je ne sais pas exactement où on en est à ce sujet : j’ai lu quelque part qu’Attila Csihar avait, au nom du groupe, adressé un gros « Fuck you ! » à la production, mais, en même temps, il est remercié dans les crédits du film… et, dans la scène de l’enregistrement de De Mysteriis Dom Sathanas, la seule où son personnage apparaît, il est incarné… par son propre fils, Arion Csihar, lui-même réalisateur ! #Old… Mais passons.

 

Le truc, c’est que j’ai tout de même bien l’impression qu’on entend du Mayhem dans le film – s’agit-il de versions réenregistrées ? Je ne sais pas, je n'ai pas suffisamment tendu l'oreille pour ça – que ceux qui savent n’hésitent pas à éclairer ma lanterne. Cela dit, pour un biopic musical, la musique n’est effectivement pas si présente – pardon : la musique de Mayhem n’est pas si présente, et la narration met incontestablement le fait-divers en avant ; c’est une pratique qui m’agace souvent, mais, en l’espèce, je trouve que ç’a été fait avec la mesure qui convient – et, après tout, la majeure partie du film, soit après la mort de Dead (car jusque-là la musique était omniprésente), porte bien sur une époque durant laquelle Mayhem n’enregistre que peu, et ne fait pas de concerts… Alors ça va.

 

Il y a de toute façon d’autres usages de la musique qui comptent au moins autant : d’une part, et de manière assez rigoureuse, le film abonde en citations, non pas donc de la musique que jouaient les protagonistes, mais de celle qu’ils écoutaient, de Motörhead à Tangerine Dream en passant par Venom et Scorpions (aha – non – enfin, si, d’une certaine manière, mais…), ce qui me paraît globalement bien vu. On peut relever qu’il y a un peu quelque chose du même ordre au regard des citations filmiques, cette fois – quantité de films gores généralement plutôt rigolos (dont Brain Dead, de manière appuyée), ce qui fait sens au regard de la question fatidique du ridicule et du terrifiant, sur laquelle je reviendrai. Mais le film ne comprend pas que de la musique de stock – il y a une partie « bande vraiment originale », confiée figurez-vous à Sigur Rós ! Maintenant, là encore, même si plutôt exceptionnellement je crois, le film commet quelques fautes de goût à cet égard : j’adore ce morceau, mais, honnêtement, les gens, je crois qu’il faut arrêter de jouer « The Host of Seraphim » de Dead Can Dance dans des films, maintenant…

 

Reste un dernier point – et finalement peut-être le plus problématique en ce qui me concerne : les scènes de meurtre – et celle du suicide de Dead. Elles sont… très bizarres. Notamment en ce que des personnages pissant le sang (c’est assez graphique, avis aux âmes sensibles) après avoir été lardés de coups de couteaux sont encore en état de se mouvoir, de parler même… Ouais, ça fait un effet assez bizarre. Notamment pour ce qui est du meurtre d'Euronymous, en fait, qui négocie en saignant... Maintenant, je ne suis pas un médecin, je ne sais pas comment ça se passe « en vrai » ; et en même temps je me souviens du Rideau déchiré d’Hitchcock, et de cette scène de meurtre délibérément interminable visant à montrer aux spectateurs qu’il n’est pas si facile que cela de tuer quelqu’un… Et, oui, il semblerait que l’acharné Dead a bel et bien trouvé le moyen de se faire sauter le caisson au fusil de chasse après s’être ouvert les bras et même s’être égorgé…

 

Le truc… C’est que je ne sais pas si ces scènes (enfin, seulement celles de meurtre, pour le coup) sont avant tout horribles ou ridicules.

 

...

 

Et je me dis en l'écrivant que, d'une certaine manière...

 

C'est le truc avec cette histoire, au fond. Le moment où ce qui est ridicule (la séquence de l'interview est à se pisser dessus, et Varg Vikernes n’en sort pas exactement grandi) devient terrifiant. Et, en même temps, tout cela ne peut se produire qu’à la condition que les protagonistes soient avant tout… humains. Ce qu’ils sont bel et bien. Des gamins qui se prennent trop au sérieux sans doute, mais cela fait partie de leur humanité. Jusque dans le crime.

 

Parce que l’humanité n’est pas toujours belle – si seulement elle l’est parfois (allez, je suppose que oui, rarement, mais oui, parfois – rappelez-vous, hein, je ne suis pas un VRAI…).

 

Quoi qu’il en soit, avec des défauts marqués çà et là, des partis-pris qui convaincront ou répugneront, Lords of Chaos m’a plutôt fait l’effet d’une réussite. Je n’en ferais certainement pas un chef-d’œuvre, un film à voir à tout prix, ou que sais-je, il n’est rien de tout cela. Et je comprendrais très bien qu'on le déteste – et pour des raisons diamétralement opposées, le cas échéant : parce qu’on aime trop Mayhem ou le black metal pour ça, ou parce qu’on n’y connaît absolument rien et qu’on trouve tout cela seulement navrant – ou pour bien d’autres raisons encore, tenant à la réalisation, aux acteurs, que sais-je.

 

Mais, oui, pour ma part, j’ai plutôt bien aimé. Et, sérieux, ça n’était vraiment pas gagné d’avance.

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Daredevil (saison 3)

Publié le par Nébal

Daredevil (saison 3)

Marvel’s Daredevil, saison 3 (treize épisodes), 2018

 

Acteurs principaux : Charlie Cox (Matt Murdock), Vincent D’Onofrio (Wilson Fisk), Deborah Ann Woll (Karen Page), Elden Henson (Foggy Nelson), Wilson Bethel (Benjamin Poindexter), Jay Ali (Ray Nadeem), Joanne Whalley (sœur Maggie)…

Un fâcheux hasard du calendrier a fait que j’ai achevé de regarder cette troisième saison de Daredevil hier soir – et je n’ai appris la mort de Stan Lee qu’après avoir vu le dernier épisode. Stan Lee, bien sûr, était le co-créateur du personnage de Daredevil (avec le dessinateur Bill Everett), comme il a été le co-créateur d’un nombre sidérant de super-héros et de super-vilains dans le contexte de l’univers Marvel. Le bonhomme a beaucoup compté, et mérite bien qu’on lui rende hommage – alors, comme de juste : Excelsior !

 

Maintenant, parlons donc de cette troisième saison de Daredevil – et la précaution habituelle s’impose : c’est une série, il y aura très probablement des SPOILERS dans cet article, même si je vais essayer de ne pas trop en faire non plus – méfiance quand même…

 

Adonc, Daredevil : clairement la meilleure, et de loin, des séries Marvel/Netflix, sur la base d’un univers partagé restreint très « street level », qui a donné des choses intéressantes, et d’autres beaucoup moins… Il faut dire que l’évolution des séries parallèles, globalement, a été plutôt négative ? C’est peut-être à débattre en ce qui concerne Jessica Jones, la détective badass ayant pu convaincre des camarades avec sa deuxième saison – ça n’a pas été le cas pour moi, car j’ai trouvé cette série beaucoup trop en dents de scie, alternant de manière très foutraque le pire et le meilleur, cette inégalité dans l’écriture ayant fini par me faire relever le pire bien avant le meilleur. Luke Cage, c’était plus problématique encore : après une première saison honnête, même si sans plus, avec le charismatique Mike Colter dans le rôle-titre, quelques chouettes seconds rôles (dont l’excellente Rosario Dawson, échappée justement de Daredevil), et un gimmick musical sympathique, le niveau a drastiquement chuté dans une saison 2 tellement mal conçue, interprétée et réalisée que j’ai dû m’y prendre à trois ou quatre fois pour voir l’épisode 2, déclarant forfait peu après… Je n’ai pas osé voir Iron Fist, les critiques étant unanimement mauvaises dès le départ. Quant aux Defenders, associant les quatre personnages, j’ai trouvé ça passablement navrant – au mieux indifférent. Bref : depuis la deuxième saison de Daredevil, une seule série Netflix/Marvel m’a véritablement convaincu, qui affichait son statut singulier tout en émanant, eh bien, de Daredevil (de la saison 2 plus précisément), et c’était The Punisher

 

Autant dire que j’ai commencé à regarder cette troisième saison de Daredevil à reculons : je m’attendais à ce que le niveau baisse drastiquement, au point de l’embarras… Et, finalement, eh bien, ça n’était certainement pas irréprochable, mais c’était globalement convaincant et enthousiasmant – bien plus réussi que toutes les autres séries Marvel/Netflix (à l’exception donc du Punisher), et au moins du niveau de la saison 2, car moins inégal ? C’est que celle-ci s’en tirait quand même mieux quand elle mettait en scène le Punisher, que quand elle se focalisait sur la dangereuse Elektra… Mais, oui, il y a tout de même beaucoup à redire concernant cette troisième saison, et heureusement au moins autant à apprécier.

 

L’inspiration essentielle de cette saison semble se trouver dans un fameux arc de Daredevil signé Frank Miller et David Mazzucchelli, Born Again. Bizarrement, alors que j’ai lu et relu la plupart des épisodes signés Frank Miller en solo, dans son long run révolutionnaire au début des années 1980, ou associé avec des dessinateurs tels que John Romita, Jr., ou Bill Sienkiewicz, et alors que cet arc est un des plus célèbres et décisifs associés au personnage, et que j’ai beaucoup aimé ce que j’ai lu de David Mazzucchelli (le grand écart entre Batman : année un, toujours avec Miller, et l’adaptation du roman de Paul Auster Cité de verre), je ne crois pas avoir jamais lu Born Again… Il faudrait tout de même y remédier un de ces jours.

 

Quoi qu’il en soit, nous retrouvons Matt Murdock rescapé miraculeusement de l’effondrement d’un putain d’immeuble juste sur lui, là, dans la conclusion de la médiocre saison 1 de The Defenders. Mais tout le monde le croit mort – ce qui l’arrange, en fait. Ce qui l’arrange moins, c’est que l’accident a laissé des séquelles – notamment, son ouïe a souffert, au point où elle chamboule une fois de plus toutes ses perceptions : c’est comme s’il redevenait aveugle ! Bon, par chance, ça ne durera pas – mais Murdock n’en est pas moins aigri et refermé sur lui-même : hébergé/caché par les religieux qui avaient pris soin de lui quand il était enfant, il ne veut plus voir ses amis Karen Page et Foggy Nelson ; qu’ils le croient donc morts ! Sauf qu’il reviendra vers eux… quand il aura besoin d’eux, le détestable petit con.

 

Un besoin qui ne tardera pas : c’est ce qui se passe dans les comics, quand la Némésis resurgit ! Et donc, Wilson Fisk… Celui que l’on n’appelle pas encore le Caïd (mais ça viendra précisément dans cette saison) est en prison. Via un agent du FBI aux abois du nom de Ray Nadeem, il propose un pacte aux fédéraux : l’abandon des poursuites contre sa compagne Vanessa, en échange d’informations précieuses sur le milieu new-yorkais. Ce contrat faustien ne tarde pas à évoluer, Fisk y gagnant de sortir de prison, pour une résidence surveillée dans un appartement toujours plus luxueux après chaque visite… Et la vérité apparaît enfin – au pauvre Nadeem notamment : Fisk, qui a toujours cinq coups d’avance, l’a manœuvré pour faire son grand comeback, et les fédéraux sont à ses ordres !

 

Ceci, aussi bien Matt Murdock que Karen Page et Foggy Nelson le comprennent tous avant tout le monde – c’est qu’ils ont une certaine expérience du bonhomme… Et ils ne comptent pas se défiler : chacun d’entre eux entend lutter contre ce colossal ennemi à sa manière – Foggy usera du droit et de la politique, Karen du journalisme mais en gardant un flingue dans son sac à main si jamais, Matt enfin songe à ressusciter Daredevil, sans le costume… et sans la conception très catholique de la rédemption ? Ou avec, ça dépend des moments...

 

Problème : Fisk, qui se doute de la véritable identité de Daredevil, a choisi d’anéantir à jamais la réputation du justicier de Hell’s Kitchen – en manœuvrant un agent du FBI passablement psychopathe, mais très compétent pour lancer des trucs et des machins (Ben Poindexter, aka le Tireur ou Bullseye, même si cet alias n’est pas employé dans la série) : dans cette troisième saison, Matt Murdock ne porte jamais le costume de Daredevil, c’est l’imposteur Poindexter qui le fait…

 

On retrouve, dans cette troisième saison de Daredevil, le caractère assez inégal de l’écriture qui m’avait tant posé problème dans la deuxième saison de Jessica Jones – même si, je crois, ça passe mieux en l’espèce. Quoi qu’il en soit, cette saison repose sur une opposition classique entre le super-héros, et plus encore sa personnalité non déguisée, Matt Murdock avant Daredevil donc, et sa Némésis, le super-vilain sans costumes ni pouvoirs supranormaux Wilson Fisk. Le problème, c’est que Fisk écrase (littéralement) Matt Murdock à tous points de vue… En fait, j’ai vraiment le sentiment que, dans cette troisième saison, j’ai aimé, voire adoré, tout ce qui concerne Wilson Fisk, et trouvé au mieux indifférent, au pire carrément mauvais, tout ce qui concerne Matt Murdock ou presque… Et si, en vertu de l’adage souvent rappelé dans les comics, le bon méchant fait la bonne série, il est quand même problématique, à ce stade, que le héros se montre si faible. Cela tient d’ailleurs probablement, pour partie du moins, à ce que le personnage de Matt Murdock, si aigri, s’enferme dans le seul rôle de l’habitacle d’un Daredevil particulièrement vénère et pourtant jamais totalement libéré, et n’a à côté aucune existence sociale – je suppose qu’il n’y a rien d’étonnant, alors, à ce que ses moments les plus réussis en définitive, hors scènes d’action, soient ceux où il endosse, même avec des arrière-pensées ou à reculons, le costume qui lui sied le mieux, c’est-à-dire celui de l’avocat. Autrement, la série joue forcément de son catholicisme perturbé, et c’est bien naturel, puisque ç’a toujours été une dimension essentielle du personnage, un outil de caractérisation éventuellement très subtil… mais pas ici, hélas, où le thème est traité avec de gros et lourds sabots – en y incluant, comme la pire démonstration, la révélation de l’identité de la mère de Matt Murdock, qui est incroyablement mal amenée, pas un cheveu sur la soupe à ce stade mais une putain de perruque entière… Charlie Cox s’était montré plutôt convaincant dans les deux premières saisons, mais il pâtit ici de tous ces partis-pris, qui font de Matt Murdock/Daredevil un personnage plus unilatéral que de coutume, plus brutal aussi (incomparablement), et en définitive tristement creux. Le résultat est en fait assez désolant…

 

Mais, en face, il y a Wilson Fisk – et, répétons-le une fois de plus, Vincent D’Onofrio est le putain de Wilson Fisk : il est parfait, c’est exactement lui. Au point du paradoxe temporel, je crois : les créateurs du personnage dans la BD (soit Stan Lee, RIP encore, et John Romita, Sr., en 1967 – puis certes Frank Miller avec la redéfinition du personnage au début des années 1980) devaient disposer d'une machine à voyager dans le temps, ils se sont rendus dans les années 2010 et ils ont vu Vincent D'Onofrio incarner le Caïd, ils sont retournés à leur époque et c'est comme ça qu'ils ont conçu le vilain. Pas possible autrement. Quoi qu’il en soit, la prestation de D’Onofrio écrase littéralement toutes les autres dans cette saison, et compose un personnage complexe, mais d’abord et avant tout proprement terrifiant, sur un mode carrément diabolique : oui, c’est la bonne image, il est le joueur d’échecs qui a toujours cinq coups d’avance au moins sur son adversaire, et dont la mainmise absolue sur tout ce qui compte, y compris voire surtout ce qui ne semble tout d’abord pas compter le moins du monde, le protège contre toute intervention malvenue – ses adversaires en sont réduits au fatalisme le plus dépressif : ils ne peuvent absolument rien faire contre pareil adversaire, qui a toutes les bonnes cartes en mains, pour continuer sur le jeu… Mais, oui, il s’agit en outre d’un personnage complexe – et parfois même étonnamment touchant, figurez-vous. Bizarre aussi, assurément – et Vincent D’Onofrio a une diction très particulière, pas vraiment naturelle, mais qui colle tellement bien au personnage… Oui, il est le Caïd – physiquement ça crève les yeux, mais ça va bien au-delà : il est Wilson Fisk.

 

Si Matt Murdock et donc surtout Wilson Fisk focalisent comme de juste l’attention, la série met cependant en scène bien d’autres personnages, et si Ray Nadeem est d’une importance toute particulière au regard de cet arc précisément (un personnage là aussi plus subtil qu’il n’en a l’air, et bien interprété par Jay Ali), deux personnages secondaires se montrent probablement plus essentiels – et tout d’abord Karen Page ; j’avais détesté, sinon le personnage, du moins le jeu de Deborah Ann Woll dans la première saison, mais Karen avait considérablement gagné en consistance et en subtilité dans la deuxième – ici, il y a encore de cela, du moins au regard de la consistance, même si probablement moins de la subtilité ; ce qu’illustre à vrai dire, dans un sens comme dans l’autre, un épisode « quasi » consacré à elle (disons du moins qu’une bonne moitié de l’épisode porte sur le passé chargé du personnage), dont je ne sais pas bien que penser – en tout cas, la pauvre fille souffre tout au long de la saison, et passe la moitié de sa présence à l’écran à sangloter, toute rouge et agitée de spasmes…

 

L’autre point de mire, je dirais qu’il s’agit de Poindexter – puisqu’on ne lui donne pas ici (pas encore…) d’alias. Je me suis rendu compte, en regardant cette saison, qu’au fond je ne savais pas grand-chose de l’histoire de Bullseye, même si j’avais rencontré le personnage plusieurs fois, et notamment dans Daredevil, dont il était un méchant lié plutôt récurrent. Il ne semble pas y avoir grand-chose, en fait… Ce qui a peut-être donné de la marge aux scénaristes de la série ? Pour un résultat que j’ai trouvé assez convaincant – même en empruntant des thématiques psychiatriques et sociales très casse-gueule. J’ai aussi apprécié comment le personnage et ses facultés, pas surnaturelles mais quand même aaaaaaaaaaaaaassez spéciales, sont introduits, très progressivement, fan-service adroit avec l’ombre de Wilson Fisk dans le fond. Et, disons-le, l’acteur Wilson Bethel a une tête à claques idéale, tout particulièrement quand il revêt le masque de Daredevil…

 

Cela dit, globalement, l’écriture connaît des hauts et des bas – un peu comme dans Jessica Jones, donc, moins cependant que dans la saison 2 de cette dernière série. C’est tout particulièrement vrai dans certaines séquences qui auraient gagné à davantage de subtilité, et qui mettent en scène la psyché troublée des personnages – qui revivent des scènes en spectateurs (ce qui fonctionne exceptionnellement bien pour Wilson Fisk étudiant le passé de Poindexter, cela dit), ou se voient envahir par les personnages qui les obsèdent. Il faut aussi y ajouter que, prise avec un minimum de recul, la trame globale de cette saison est bourrée de trucs qui ne tiennent absolument pas la route… Bon, la suspension volontaire d’incrédulité peut-être repoussée très loin dans les comics de super-héros, mais là c’est vraiment limite, et plus d’une fois…

 

Cela vaut aussi pour la réalisation. Certaines séquences se montrent un peu trop caricaturales, à la limite même du risible (voire au-delà), ainsi dans plusieurs moments de « cri primal ». Globalement, cependant, c’est du bon voire du très bon boulot – tout particulièrement pour ce qui est des scènes d’action, ouf. Cette saison 3, comme les deux premières, a inévitablement son long plan-séquence de baston, il se trouve dans l’épisode 4, et il est très impressionnant – et jouissif, disons-le, même si l’artifice de ce genre de scènes commence à me laisser perplexe, chose signalée récemment dans ma chronique de The Haunting of Hill House. Au plan de l’écriture, à vrai dire, le « quasi loner » consacré à Karen Page est un peu du même ordre, il y en a dans plein de séries maintenant…

 

Mais, oui, globalement, bon boulot : cette saison 3 se regarde bien, Vincent D’Onofrio est épatant, et si les défauts sont là, indéniablement, Daredevil demeure à ce stade un divertissement super-héroïque de qualité, et incomparablement meilleur que toutes les autres séries Marvel/Netflix de ce micro univers partagé.

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The Haunting of Hill House (saison 1 ?)

Publié le par Nébal

The Haunting of Hill House (saison 1 ?)

The Haunting of Hill House, saison 1 (dix épisodes), 2018

 

Bon, au cas où : je vais parler d’une série, donc, hein, gros risques de SPOILERS. Si vous voulez la version courte, j’ai trouvé ça globalement bon à très bon – jusqu’à un dernier épisode que j’ai trouvé désastreux. Est-ce que ça vaut le coup quand même ? Je dirais que oui – même en grinçant un peu des dents.

 

Autre chose : j’ai mis « saison 1 » dans le titre, au cas où là encore, mais j’espère, j’espère vraiment, qu’il n’y aura pas de saison 2.

LES MODÈLES – ET L’AU-DELÀ

 

The Haunting of Hill House, à la base, est un roman de Shirley Jackson – que l’on trouve en français sous différents titres : Maison hantée, ou Hantise, ou La Maison hantée. Et c’est peut-être bien la plus célèbre histoire du genre – notamment en ce qu’elle a inspiré le chef-d’œuvre de Robert Wise The Haunting, en français La Maison du diable. Je dois confesser ici que je n’ai pas lu ce roman (de Shirley Jackson, je n’ai pour l’heure lu que l’excellent Nous avons toujours vécu au château) et que, si j’ai adoré le film de Wise, une sacrée baffe en son temps, mes souvenirs en demeurent assez nébuleux.

 

Toutefois, cela n’est a priori pas forcément un problème pour traiter de la série The Haunting of Hill House, sortie tout récemment sur Netflix et due à un certain Mike Flanagan, réalisateur que je ne connaissais pas mais qui a semble-t-il commis quelques films d'horreur plus qu’honorables, dont une adaptation plutôt bien accueillie du roman de Stephen King Jessie, pourtant très casse-gueule (j’ai beaucoup aimé ce roman, il faudra que je tente l’expérience). En effet, le lien avec le livre initial est semble-t-il assez relâché, consistant à en croire ceux qui savent plutôt en allusions relativement subtiles, l’idée étant de s’attacher à l’esprit (uh uh) et non à la lettre du récit originel. Quant au film de Wise, Mike Flanagan était bien conscient qu’il était insurpassable, et n’a donc pas cherché un seul instant à s’y mesurer : il a inscrit sa réalisation, à bon droit, dans un tout autre registre.

 

À ce propos, on associe souvent aussi bien le roman de Shirley Jackson que le film de Robert Wise au sous-genre du fantastique psychologique. Ce qualificatif s’applique-t-il à la série ? C’est une question de définition, je suppose : la série use assurément du fantastique comme d’un prétexte, ou d’une métaphore, à l’exploration de la psyché tourmentée de ses personnages, dans un contexte trouble où le deuil joue un rôle essentiel – à cet égard, le caractère objectif ou non du surnaturel n’aurait aucune importance, et la série pourrait évoquer aussi bien, en littérature, Le Tour d’écrou de Henry James, qu’au cinéma un film qui doit probablement beaucoup à ce roman, Les Autres, d’Alejandro Amenábar. Toutefois, quand on évoque tout particulièrement La Maison du diable dans ce registre, c’est généralement en raison de son ambiguïté – qui renvoie là encore éventuellement à Henry James : dans ce film, la question de la réalité des fantômes ou de la folie d’un ou des personnages n’est sauf erreur jamais tranchée. La série The Haunting of Hill House a une tout autre approche, qui pour le coup fait davantage penser à Les Autres (ce film n’est qu’un exemple, hein – le Shining de Kubrick serait peut-être un modèle plus fameux) : même s’il sous-tend une étude de la psychologie trouble des personnages, le surnaturel dans la série est a priori objectif, il a une réalité propre, indépendante des héros et de leurs biais ; quelques passages laissent entendre (faussement et par jeu, doublement ironique donc) la possibilité d’une narration non fiable, procédé caractéristique du registre (aussi bien dans Le Tour d’écrou que dans La Maison du diable), mais, au bout du compte, l’histoire ne fait pourtant sens que si les fantômes sont là et bien là. Il me paraît important de mettre en avant ce point, mais c’est à débattre, bien sûr.

 

UNE FAMILLE IDÉALE – DONC DYSFONCTIONNELLE

 

La série joue sur deux trames temporelles, plus imbriquées qu’opposées. Lors de l’été 1992, la famille Crain (un couple et ses cinq enfants) vit des événements terribles dans la très gothique maison appelée Hill House (en référence au nom de ses bâtisseurs, les Hill, et non de quelque colline que ce soit), achetée pour être retapée et revendue avec une bonne marge : c’était l’idée, mais il y a comme un couac... Finalement, le père, Hugh, file au cœur de la nuit avec les enfants, le sort de la mère, Olivia, laissée en arrière, étant pour l’heure indécis ; mais, bien sûr, le récit laisse entendre que la maison était hantée et/ou que la mère était devenue folle et/ou dangereuse… et qu’elle est morte.

 

Quoi qu’il en soit, l’épisode est particulièrement traumatique pour les enfants Crain – qui, devenus adultes (la trame temporelle principale de la série, de nos jours), ont rompu les liens avec leur père, qu’ils rendent responsable de ce qui s’est produit dans Hill House, et ils ont toujours du mal à gérer le drame, même si chacun use d’une méthode qui lui est propre pour s'en accommoder.

 

L’aîné, Steven (Steven Crain…), est devenu un écrivain à succès, pas moins médiocre pourtant, en racontant les événements au prisme fantastique de la maison hantée – The Haunting of Hill House est littéralement le titre de son premier livre, et ses frères et sœurs lui en veulent terriblement d’avoir ainsi raconté leur horrifiante histoire dans le seul but de faire de l’argent… Steven fait bien vite l’effet d’un homme cynique et égoïste – on y devine les raisons de sa récente rupture sentimentale, qui semble devoir le condamner à brève ou moins brève échéance à la solitude (succès commercial ou pas). À noter, le premier épisode de la série (mais pas les suivants) esquisse chez Steven un côté « enquêteur du paranormal », tout en posant très vite qu’il ne croit en fait pas aux fantômes – l’idée d’établir « scientifiquement » la réalité des spectres, sur la base d’un personnage d’enquêteur de ce type, avait sauf erreur une place importante dans le film de Wise et semble-t-il avant cela dans le roman initial de Shirley Jackson, mais, dans la série, c’est une fausse piste qui est aussitôt abandonnée et ne débouche sur rien en tant que telle.

 

Shirley, la fille aînée, exerce également une profession qui la confronte aux morts, mais de manière bien plus prosaïque : elle s’est associée avec son époux pour gérer une entreprise de pompes funèbres, et fait des miracles en thanatopraxie. C’est une femme rigide (plus encore que les cadavres qu'elle rend présentables), autoritaire, et au tempérament critique : quand elle ne se noie pas dans son travail, qui est pour elle comme un refuge, elle tend à adopter une posture hautaine et moraliste qui ne tolère pas le moindre écart de conduite chez les autres, et suscite toujours un peu plus l'agacement.

 

Theo, sa cadette, vit juste à côté de chez Shirley – en fait, dans une maison qu’elle lui loue à bas prix (sauf erreur). Psychologue compétente le jour, elle présente un autre visage la nuit, systématiquement en quête d’un coup d’un soir – des femmes qu’elle évacue ensuite de chez elle, avec une rudesse assez terrible. D’un tempérament hyper agressif, dès l’instant qu’elle n’exerce pas son métier, mais c’est un tempérament qui tient de la façade, ne dissimulant guère en vérité une profonde fragilité interne, elle oscille sans cesse entre le désir presque pathologique du contact humain, et le rejet viscéral, phobique à vrai dire, de ce même contact – pour des raisons éventuellement « surnaturelles », mais qui affectent au premier chef ses relations avec ses frères et sœurs ; comme Shirley, et pourtant d’une manière radicalement opposée, plus vulgaire, elle est très portée à critiquer les autres – elle peut aussi se montrer cynique, à l’instar de Steven.

 

Ensuite viennent les jumeaux : Luke, né 90 secondes avant sa sœur, est une loque humaine ; sa manière de gérer le drame relève de la fuite en avant, le refuge dans la drogue. Accro à l’héroïne, il enchaîne depuis des années les tentatives avortées de cures pour se débarrasser de son addiction. Il a coûté beaucoup de temps, d’efforts et d’argent à ses frères et sœurs, qui ne lui font plus confiance depuis longue date (à l’exception de sa jumelle Nell). Déchet humain, faible et immature, il ne se contente pas de taper les siens : il est éventuellement capable de les voler pour satisfaire à ses besoins oppressants. Ses aînés sont donc tout disposés à le laisser crever dans un caniveau, convaincus qu’ils ont fait tout ce qu’il y avait à faire, que cela n’avait servi à rien et que cela ne servirait jamais à rien.

 

Enfin, sa jumelle, Nell, est la seule à oser encore croire en lui : « C’est un truc de jumeaux… » Mais c’est une jeune femme également fragile, qui a enchaîné les coups du sort. Depuis des années, elle a multiplié les témoignages flagrants de ce que son état mental était au mieux instable : elle rappelle en cela Luke, mais ses épisodes dépressifs brutaux évoquent surtout à ses aînés le souvenir désagréable de la dégradation de leur mère, Olivia. Fatigués de ses épanchements et de ses sanglots, ils se dispensent de répondre à ses coups de fil pressants – envisagés comme autant de lubies d'une malade impossible à raisonner. Mais, à la fin du premier épisode, ils apprennent qu’elle s’est suicidée… dans Hill House.

 

La famille Crain, si (naturellement) dysfonctionnelle, est ainsi amenée à se réunir pour les funérailles de Nell – et leur deuil, en même temps que leur inhabituelle et pénible proximité forcée, les ramènera forcément aux tragiques événements de Hill House, à ce drame qui les a construits tels qu’ils sont. Un thème très intéressant, et longtemps bien traité – mais évacuons pour l’heure le problématique dernier épisode…

 

LA STRUCTURE ET LA FORME

 

La série obéit à une structure précise et plutôt adroite. Une fois les présentations faites, et avant de dénouer l’intrigue dans le (catastrophique…) finale, chaque membre de la famille Crain se voit consacrer un épisode – à titre d’exemple, le quatrième est dédié à Luke, et il m’a particulièrement touché (je me suis vraiment, vraiment identifié à ce personnage – je suppose que la série est conçue de manière à ce que chacun puisse s’identifier à tel ou tel membre de la famille Crain, même en les « ressentant » tous). Mais il faut noter que cela ne s’applique pas seulement aux enfants (dont la défunte Nell) : Hugh, le père, y a droit, mais aussi Olivia – dans le neuvième épisode, le seul à se situer intégralement en 1992.

 

Car, normalement, chaque épisode imbrique les deux temporalités et assez habilement : dès lors, chacun des personnages principaux (à l’exception d’Olivia, bien sûr) se dédouble, et est interprété par deux acteurs différents – dont cinq enfants, qui, dois-je dire, m’ont assez bluffé : c’est toujours un calvaire de faire tourner des gamins (et vraiment en bas âge pour certains : Luke et Nell, en 1992, ont dans les six ans), mais ils se montrent tous plus que convaincants, ici.

 

Les critiques lues çà et là ont souvent mis l’accent sur la performance de Carla Gugino, dans le rôle d’Olivia Crain, et là je ne suis pas vraiment d’accord, je crois – globalement, c’est l’interprétation qui m’a le moins parlé, en fait… Je serais plutôt tenté de mettre en avant les très belles prestations d’Elizabeth Reaser (Shirley, qui a une véritable aura intimidante) et de Timothy Hutton (le vieux Hugh, toujours un peu à l’ouest, très touchant) ; mais Kate Siegel (Theo) et Oliver Jackson-Cohen (Luke) se débrouillent très bien – je mettrais peut-être un peu en retrait Michiel Huisman (Steven), même s’il fait une tête à claques très correcte, et Victoria Pedretti (Nell), qui a forcément moins de présence à l’écran que les autres, mais compose, surtout dans l’épisode qui lui est consacré pour le coup, un portrait assez émouvant (peut-être surtout dans les moments heureux, cela dit).

 

L’imbrication des deux temporalités est globalement assez subtile – mettant en avant l’idée d’une narration non linéaire (qui aurait cependant gagner à demeurer implicite… mais le désastreux dernier épisode en rajoute maladroitement une couche et une surcouche) : dès lors, les séquences de 1992, mais aussi de 2018, ne sont pas toutes présentées dans leur ordre chronologique, et c’est bien vu, de même que les retours, les flashbacks dans le flashback, etc. L’épisode consacré à Nell (le cinquième) est peut-être celui qui en joue le plus habilement, quand vient le moment de révéler la nature de « la femme au cou tordu ».

 

Mais un épisode en particulier met l’accent sur cette approche : le sixième. En effet, celui-ci repose sur l’évocation parallèle de « deux tempêtes », la première en 1992, la seconde en 2018, lors de la veillée funèbre de Nell – mais cette évocation repose sur un dispositif filmique particulier, consistant en longs plans-séquences (probablement des « faux » plans-séquences, à vrai dire) pour chaque époque : plan-séquence 2018, cut, plan-séquence 1992, cut, plan-séquence 2018, etc., chaque cut étant en même temps motivé et justifié par les déambulations des personnages, et/ou le rapport entretenu avec un objet. On pense forcément à La Corde, ce genre de choses, et c’est globalement assez habile – même si c’est peut-être surtout impressionnant. Car j’émettrais quand même une réserve sur ce dispositif : j’ai l’impression, dans nombre des séries contemporaines que j’ai pu voir, qu’il doit toujours y avoir UN épisode qui se distingue, qui doit être Le Moment Virtuose, dans la réalisation, dans le scénario, ou idéalement les deux à la fois – la bataille des bâtards dans la sixième saison de Game of Thrones, ou la baston dans l’escalier dans la deuxième saison de Daredevil, par exemple, pour citer deux cas que j’avais évoqué sur ce blog (et qui m’avaient soufflé, vraiment). Là, c’est assez démonstratif, pour le coup – un peu trop m’as-tu-vu, peut-être ? Mais je ne vais pas faire excessivement la fine bouche, ça fonctionne très bien, vraiment très bien… C’est juste que ça saute vraiment à la gueule, quoi.

 

Puis vient la question de la mise en scène de la peur, ou, plus précisément peut-être, des fantômes. La série, ici, se montre globalement convaincante, même si quelques scories demeurent peut-être çà et là, dans la tentation du jumpscare inutile – disons que la série joue un jeu dangereux entre le clin d’œil un peu fan service, car l'histoire est forcément très référencée dans le registre de la maison hantée, et la construction d’un récit plus ambitieux, avec le risque que des éléments ne s’intègrent pas toujours très bien dans la formule générale ; en somme, c’est le bon vieux problème des codes contre les clichés. Mais, dans l’ensemble, ça fonctionne bien, très bien même. J’ai apprécié, notamment, une chose qui m’a fait penser à la meilleure J-Horror : les fantômes peuvent être inquiétants en tant que tels, ils n’ont pas besoin d’adopter un comportement spécifiquement terrifiant, et, notamment, un comportement hostile ou pire, agressif – il leur suffit d’être là. Ils peuvent cependant gagner à avoir une certaine bizarrerie, dans leur allure, ou dans leurs gestes : ici, mon fantôme préféré, qui apparaît dans l'épisode 4, est l’homme à la grande silhouette difforme, avec son chapeau melon, dont les pieds ne touchent pas terre, mais qui scande ses déplacements du heurt de sa canne contre le plancher ; il m’a vraiment terrifié, et ramené aux gestuelles étranges, inspirées par la danse contemporaine, de la femme vêtue de noir dans le Kairo de Kurosawa Kiyoshi, ou éventuellement de Sadako qui progresse par à-coups, filmée en fait à l’envers, dans Ring de Nakata Hideo. La réussite de ces scènes, surtout dans les cas de cette série et de Kairo, tient d’ailleurs pour une part non négligeable à l’absence ou à la sobriété (tout de même dérangeante) de l’accompagnement musical : c’est littéralement l’antithèse du jumpscare, quelque chose qui effraie en durant, en étant lent – et inéluctable.

 

Maintenant, la série se doit aussi de jouer sur d’autres tableaux – notamment en explorant la psyché des personnages, mais aussi leurs relations compliquées ; ici, l’inspiration se trouve, je suppose, dans le soap opera, mais une variante particulièrement cruelle... À vrai dire, cela m’a aussi fait penser, encore qu’à un degré incomparablement moins pervers et terrible, au remuant malaise qui suinte de chaque séquence de l’excellent Festen de Thomas Vinterberg… Le niveau est bon voire très bon dans l’ensemble, mais la réalisation pèche parfois dans ces séquences, cependant – notamment quand elle succombe aux longs monologues ; il en est quelques exemples assez peu convaincants avant l’ultime épisode, lequel en fait des caisses à cet égard et de la manière la plus navrante…

 

MAIS… POURQUOI ?

 

Et il est bien temps d’en parler, de ce dernier épisode… Je l’ai vraiment trouvé désastreux – au point il m’a mis en colère : j’ai eu le sentiment d’une trahison, et de la pire qui soit. Ce vocabulaire, on l’emploie régulièrement pour les twists à la con, mais c’est d’un autre registre, ici – et, oui, cela tient sans doute à ce que j’avais imaginé ma propre fin, que je vais garder pour moi comme de juste, si elle était aux antipodes de cette conclusion… Mais, au-delà, dans le fond, comme dans la forme, j’ai eu l’impression d’une imposture – d’une très désolante et irritante imposture. J’ai profondément, de tout mon cœur, détesté ce finale « positif » et dégoulinant de moraline.

 

Mais cela ne tient pas qu’aux dix dernières minutes – si elles m’ont certes donné furieusement envie de défoncer mon écran d’ordinateur. Sérieux ? Après tout ça, après neuf épisodes aussi intenses et douloureux, conclure sur « cébolavi, pis lamourcéjoli, et youpilafamille, et ifoêtgentiaveklégens paske c’est bien d’êtgentiaveklégens et que cébolavi et que lamourcéjoli et youpilafamille » ? Et, au cas où, accompagner tout ça avec une ballade folk-FM sirupeuse, que c’est tout juste s'il n’y a pas un panneau pour demander aux spectateurs d'allumer leurs briquets ? Sérieux ? Bon sang, j’ai eu envie de vomir… Hollywood dans toute son anti-splendeur – mais qu’est-ce que ça vient foutre là, bordel ?! Comment peut-on en arriver là après ces neuf épisodes d'un tout autre ton ?

 

Cela dit, cet ultime épisode était déjà désastreux avant le dégueulis de guitare – dans un registre peut-être moins hollywoodien mais pas moins navrant, avec chaque perso qui a sa tirade déclamée avec autant de naturel et d’émotion que dans le pire pseudo-théâtre symboliste (à suppose qu’un théâtre symboliste puisse être autre chose que pire) (pardon, c’était un peu gratuit, ça) (pardon). Et Nell qui massacre, avec ses tirades alambiquées, l’idée de la narration non linéaire, en en faisant un étalage aussi lourdingue et démonstratif…

 

The Haunting of Hill House, ou la série qui, en dernier ressort, vous prend vraiment pour un con…

 

MALGRÉ TOUT ? OUI ?

 

Il serait tentant, après un tel cataclysme, de rejeter en bloc la série. À ce stade, est-il encore possible de la recommander à qui que ce soit ?

 

(Qui n'aurait pas tenu compte de la menace de spoilers ?)

 

Eh bien, bizarrement, peut-être – parce que, la nullité et l’imposture affligeante du dixième épisode mises à part, les neuf épisodes qui le précèdent demeurent bons à très bons, globalement.

 

Je suis en colère, mais je ne peux pas pisser non plus sur tout ce que j’ai d’abord aimé dans cette série – qui était très casse-gueule dès son principe même, et s’en était pourtant remarquablement bien tirée jusque-là. Non sans défauts, certes, mais bien plus qu'honorablement.

 

Prévoyez juste un seau, pour votre visionnage du dernier épisode – et éloignez tout objet contondant qui pourrait malencontreusement défoncer votre écran, au cas où.

 

Quel dommage, quand même...

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Dersou Ouzala, d'Akira Kurosawa

Publié le par Nébal

Dersou Ouzala, d'Akira Kurosawa

Titre : Dersou Ouzala

 

Titre original : Dersu Uzala (Дерсу Узала)

 

Titre alternatif : L’Aigle de la taïga

 

Réalisateur : Kurosawa Akira

 

Année : 1975

 

Pays : URSS – Japon

 

Durée : 142 min.

 

Acteurs principaux : Maksim Mounzouk (Dersou Ouzala), Youri Solomine (Vladimir Arseniev)…

À LA RESCOUSSE D’UN GÉNIE

 

Dersou Ouzala est un film très singulier dans la carrière de Kurosawa Akira – et d’une très grande importance pour la suite des événements.

 

Dans les années 1970, le cinéma japonais, et son système des studios, sont en crise – à vrai dire, ladite crise avait déjà été bien entamée dès les années 1960. Kurosawa, qui tournait approximativement un film par an depuis le milieu des années 1940, rencontre à partir de Barberousse, en 1965, des difficultés pour monter ses nouveaux projets – d’autant que le public, la critique comme les sociétés de production, après l’avoir porté aux nues comme étant l’homme qui a révélé le cinéma japonais au monde avec Rashômon, tout en enchaînant les succès artistiques aussi bien que populaires, le public, la critique et les studios, donc, commençaient alors à le bouder pour son cinéma jugé « trop international ».

 

Après Barberousse, donc, qui constitue sa dernière collaboration avec son acteur fétiche devenu star, Mifune Toshirô, il lui faut attendre cinq ans pour sortir un nouveau film, Dodes’kaden (dans le contexte de la Yonki no kai, dont j’avais parlé en traitant de Kobayashi Masaki – un article qui peut éclairer la situation de Kurosawa Akira à cette époque) ; hélas, ce film, dans lequel le réalisateur s’était beaucoup investi, connaît un terrible échec commercial en même temps que critique – c’en est au point où Kurosawa, bien vite, ne peut absolument plus tourner au Japon… Artiste exclu de son art, aux abois, le réalisateur fait une tentative de suicide…

 

Le salut, de manière inattendue, viendra de l’extérieur – ce qui n’arrangera pas forcément la réputation de Kurosawa au Japon, pour un temps du moins. En effet, les quatre films suivants du réalisateur, tous séparés par cinq années à chaque fois, seront des financements internationaux – soviétique dans le cas qui nous intéresse, puis américains, par deux fois (Kagemusha et Rêves), et français (Ran). Dersou Ouzala est le premier de ces films « étrangers », et le plus « radical » sous cet angle, puisque le film est présenté comme soviétique, et a été tourné en Sibérie avec une équipe presque exclusivement soviétique, avec des acteurs russes et en langue russe, fait unique.

 

Mais justement : le succès du film en Occident, puisqu’il est applaudi aussi bien à Moscou qu’aux Oscars, a pu jouer un certain rôle dans l’entreprise ultérieure d’admirateurs américains, tels Francis Ford Coppola, George Lucas, Martin Scorsese et Steven Spielberg, visant à permettre à Kurosawa de continuer à tourner – ce qui débouchera cinq ans plus tard sur Kagemusha, film pour lequel le réalisateur japonais obtiendra (enfin ?) la Palme d’or (même si je tends à croire qu’elle récompensait plus une carrière que ce film en particulier). On est donc tenté de dire que Dersou Ouzala a sauvé le réalisateur.

 

L’IMPLICATION DE KUROSAWA

 

Pour autant, il ne s’agit pas d’un pur film de commande. Si le projet est véritablement né, en 1971, quand des producteurs russes ont démarché Kurosawa Akira, celui-ci, dont on sait qu’il prisait la littérature russe (plusieurs de ses films sont des adaptations de Dostoïevski, de Gorki…), avait lu et beaucoup apprécié, dans sa jeunesse, les livres largement autobiographiques de l’officier topographe Vladimir Arseniev qui sont à l’origine de Dersou Ouzala – l’acteur Youri Solomine, qui incarne Arseniev dans le film de Kurosawa, a même avancé que le réalisateur aurait songé, vers le début de sa carrière, à adapter ces récits mêlant l’aventure à l’humanisme, éventuellement en les transposant dans un cadre japonais.

 

Quoi qu’il en soit, Kurosawa a saisi cette occasion de tourner un autre film, un film « différent », et dans un cadre naturel magnifique – une atmosphère autrement plus respirable que celle des studios japonais en crise et d’un public nippon ingrat.

 

Par ailleurs, il s’accapare bien vite le projet : comme souvent, il est crédité en tant que coscénariste du film – et il épuise ses directeurs photo russes (il en a conservé un de japonais, comme une exception…), avec ses méthodes de tournage très perfectionnistes.

 

Il sait aussi résister aux mauvaises idées : on dit que les producteurs russes, en démarchant Kurosawa, avaient avancé que, « en toute logique », le rôle de Dersou Ouzala pourrait voire devrait être interprété par la star indissociable du réalisateur, Mifune Toshirô donc… Une idée au mieux saugrenue, au pire parfaitement ridicule (outre que les rapports entre le réalisateur et l’acteur étaient probablement compliqués depuis Barberousse) ; Kurosawa Akira ne s’est pas laissé faire, et a imposé à la production un acteur russe (et plus précisément touvain) encore amateur à l’époque, Maksim Mounzouk – un choix des plus pertinent, car l’acteur se montra brillant, et crevait l’écran dans ce film qui lui valut immédiatement une certaine célébrité.

 

DERSOU, D’ARSENIEV À KUROSAWA

 

Le film s’inspire donc des écrits de Vladimir Arseniev, des sortes de mémoires mais teintés du souffle de l’aventure, dans lesquels l’auteur, officier topographe, raconte ses expéditions dans l’Extrême-Orient russe, dans la première décennie du XXe siècle – le régime tsariste l’y avait dépêché, avec une troupe de soldats, pour cartographier ces régions mal connues, entre taïga et forêt, au nord de la frontière avec la Chine (et, à vrai dire, à l’ouest du Japon, l’archipel n’étant pas si loin, au fond – du moins sur une carte).

 

Là-bas, Arseniev a fait la rencontre d’un chasseur golde du nom de Dersou Ouzala – un ermite nomade, qui vivait seul depuis que la variole avait emporté sa femme et ses enfants, un homme très habile, et qui connaissait la région comme sa poche ; le topographe l’a embauché au service de son expédition, et le petit homme s’est avéré le meilleur des guides, faisant gagner beaucoup de temps à la petite troupe, lui apprenant quantité de choses utiles, et, parfois, sauvant purement et simplement la vie de ses membres, Arseniev au premier chef. Et c’est ainsi que s’est nouée une amitié extrêmement forte entre Arseniev, le scientifique, le civilisé, et Dersou Ouzala, l’homme sauvage au sens étymologique.

 

Telle est la base du film de Kurosawa Akira – qui s’appuie donc sur des faits authentiques, si au travers du récit qu’a pu en faire Arseniev. Mais le film commence en fait par la fin – quand Arseniev se rend dans une ville en construction, où la tombe de son ami Dersou Ouzala a disparu, emportée par les travaux en même temps que la forêt caractéristique de la région ; d’emblée, le personnage est ainsi confronté aux conséquences de ses propres travaux, d’une manière qui l’affecte profondément…

 

Après quoi le film revient sur les deux expéditions d’Arseniev dans la région, en 1902, puis en 1907 : dans la première, il rencontre Dersou Ouzala, et s’attache au chasseur golde, a fortiori après que celui-ci lui a sauvé la vie, dans la fameuse scène de la tempête, sans doute la plus connue du film, et à vrai dire un monument de l’histoire du cinéma en tant que telle.

 

Lors de la seconde expédition, cinq ans plus tard, les deux hommes se croisent à nouveau, dans l’immensité désertique de la taïga, et leur amitié devient plus solide que jamais. Mais les choses tournent mal pour Dersou Ouzala – qui craint d’avoir tué un tigre, geste funeste et supposé lui valoir la malédiction des esprits sylvestres, puis constate que sa vision a baissé, ce qui l’exclut de ce monde de la taïga, peu ou prou le seul qu’il ait jamais connu…

 

Le chasseur est bien contraint d’accepter l’offre d’Arseniev de le suivre à l’ouest, dans la ville de Khabarovsk, pour y prendre sa retraite, d’une certaine manière ; mais Dersou ne peut tout simplement pas se faire à la vie en milieu urbain, il ne peut pas comprendre ce monde où l’on vend l’eau et le bois, et il reprend enfin le chemin de la taïga – après avoir accepté un beau cadeau d’Arseniev, un fusil du modèle le plus récent, supposé pallier sa vue déficiente.

 

Par une cruelle ironie, ce fusil sera la cause de la mort du chasseur, en 1908 – un brigand l’a tué pour s’en emparer… Ellipse brutale, quand Arseniev se rend auprès du cadavre de son ami, enterré sans cérémonie dans la terre glacée – et nous savons, depuis le début du film, que cette tombe aura déjà disparu en 1910, autant dire le lendemain ou peu s'en faut…

 

LA NATURE SUBLIMÉE

 

De manière flagrante car très visuelle, Dersou Ouzala est d’abord un magnifique film sur la nature – un des plus beaux. Le film est tourné en extérieurs dans ces régions très rudes – à vrai dire, les conditions sont telles qu’elles ne facilitent guère le tournage (notamment semble-t-il lors de la fameuse scène de la tempête), d’autant que celui-ci est assez long (rappelons que le projet avait été initié quatre ans avant la sortie du film en salles) : Kurosawa Akira, avec son perfectionnisme caractéristique, et en bénéficiant par ailleurs de la couleur (sauf erreur, dans la filmographie du cinéaste, seul Dodes’kaden, précédemment, avait été tourné ainsi), sublime cette nature sauvage, dans sa majesté et sa beauté comme dans sa redoutable et intimidante violence. Le film abonde en plans magnifiques, qui opèrent comme une dialectique entre la splendeur écrasante du cadre naturel et l’aventure à hauteur d’homme – les plans larges alternant avec des plans plus resserrés et pas moins saisissants (là encore, voyez la scène de la tempête, notamment, où le son produit un effet similaire, les halètements des hommes se noyant dans le vent qui se lève).

 

Mais la beauté sauvage de la nature n’est pas qu’une affaire de contexte, elle imprègne aussi le propos du film, qui a une certaine dimension écologiste probablement pas si fréquente à l’époque. Ceci étant, elle doit beaucoup à la pensée animiste de Dersou Ouzala, qui a sans doute des échos dans la spiritualité japonaise et notamment le shintô. Pour le chasseur golde, tout, dans la nature, est « homme » : le soleil, le vent, la rivière – ou encore le feu, ou le tigre, auxquels il parle. Dans les premières occasions où il fait état de cette vision du monde, les soldats russes sont portés à ricaner – mais pas Arseniev, et, chez ses hommes, le sarcasme condescendant ne dure finalement guère. C’est que les Russes ne peuvent que constater l’harmonie entre Dersou Ouzala et le cadre naturel qu'il a fait sien – et cette harmonie est d’une certaine manière sa principale leçon aux soldats du tsar, et d’abord à leur chef Arseniev, le scientifique en tant que tel forcément éloigné de toute forme de pensée magique (dit-on).

 

Cependant, Arseniev, au fur et à mesure que le film progresse, est tout autant amené à prendre conscience que l’objet même de sa mission dans ces territoires sauvages consiste à faire reculer la Frontière vers l’est – il porte avec lui la civilisation, l’urbanisation, pour ainsi dire la négation même de tout ce qui fait le monde harmonieux de son ami le chasseur golde ; or celui-ci ne peut s’y faire, ainsi que son séjour en ville le démontre de manière particulièrement cruelle – et, ultime ironie, c’est le cadeau d’Arseniev, ce fusil dernier modèle qui représente à la fois la pointe de la civilisation et tout ce qu’elle implique à son tour de violence, humaine cette fois, c’est ce cadeau donc qui constituera le motif funeste de la fin du chasseur – tandis que la progression de la ville, dès le début du film, a entériné la fin dès lors inéluctable de son monde.

 

J’ai lu çà et là des critiques jugeant le propos du film naïf à cet égard, voire carrément niaiseux. Je ne peux pas adhérer à ce point de vue – et, pourtant, je ne suis vraiment pas porté à priser « l’harmonie » (blah, blah, blah), et, tout en ayant une certaine sympathie pour la cause écologiste, et même plus que cela, je ne peux tout simplement pas faire de la nature un absolu, « bon » en tant que tel. Mais, pour le coup, j’adhère sans peine au propos du film, car il se montre bien plus subtil qu’on ne l’a parfois dit à cet égard – et peut-être pas si unilatéral, d’ailleurs, même si cette vision du monde connaîtra d’autres échos dans la filmographie de Kurosawa (ainsi à la toute fin de Rêves – et, pour le coup, ça me parle alors beaucoup moins, même si j’ai forcément aimé ce film également).

 

UNE ODE À L’AMITIÉ

 

Mais Dersou Ouzala est au moins autant, et probablement davantage, une ode à l’amitié. Au cœur du film réside le lien très fort qui unit bientôt Vladimir Arseniev et Dersou Ouzala. La scène de la tempête scelle cette amitié, mais il ne faut pas s’y tromper : le sentiment qui rapproche les deux hommes ne tient pas seulement à la conviction de l’officier topographe d’avoir une dette envers le chasseur golde. Cela va par ailleurs au-delà de l’admiration pour ce chasseur si bien intégré dans son environnement ; Arseniev et ses hommes, à n’en pas douter, sont fascinés par l’étendue des connaissances de Dersou Ouzala, par l’extrême acuité de ses cinq sens, par son habileté au fusil, et peut-être plus encore par la « belle âme » dont fait toujours preuve le petit homme, mais cela va bien au-delà : comme l’amour, cette amitié ne relève finalement guère de la raison, et n’appelle pas forcément d’explications, vaines en tant que telles.

 

Qu’importe : le spectateur ne peut que frémir à ces scènes où les hommes se croisent ou se séparent, et les appels des deux, « Dersou ! », « Capitaine ! », puisque le chasseur n’appelle jamais son ami autrement (et Vova, le fils d’Arseniev, deviendra logiquement en son temps le « petit capitaine »), ces cris donc résonnent longtemps dans le crâne, avec quelque chose d’un enthousiasme délicieusement juvénile.

 

Mais, là encore, le tableau n’est peut-être pas si naïf qu’on pourrait le croire, car l’ode à l’amitié au cœur du film n’exclut cependant en rien la problématique plus douloureuse (et indubitablement réaliste) de l’incommunicabilité : le capitaine adore Dersou, Dersou adore le capitaine, mais leurs mondes respectifs, avec toute la meilleure volonté dont ils font chacun preuve quand ils s’égarent dans le territoire de l’autre, ces mondes donc sont résolument opposés, et mêmes hostiles. Les leçons du petit chasseur golde fascinent le topographe, mais la forêt et la taïga demeurent pour lui des environnements hostiles – l’objet de son travail, oui, mais sa vie (sociale, « normale ») est ailleurs, dans cette ville que Dersou ne peut tout simplement pas comprendre… Et il est dès lors contraint de fuir à son tour.

 

L’amitié liant les deux hommes n’y peut rien – d’une certaine manière, elle débouche en définitive sur un constat d’échec : le sentiment demeure, mais les faits n’autorisent pas cette amitié – et le très généreux cadeau d’Arseniev à Dersou qu’est ce fusil dernier modèle, et qu’on devine avoir attendu, contraint et forcé, le temps qu'il fallait, l’inéluctable décision du chasseur, ce cadeau donc scellera le destin de son nouveau propriétaire.

 

Aux joyeux « Dersou ! » qui parsèment le film répondent, dans la première scène et dans la dernière, le morne « Dersou... » chuchoté par un homme abattu par le constat que ses sentiments n’ont pu sauver son ami, n’ont jamais pu le faire, et ont peut-être même fait tout le contraire.

 

Demeurent les souvenirs – et ces appels : « Dersou ! », « Capitaine ! » On les entendra encore longtemps – peut-être même à jamais.

 

OÙ VOLES-TU MON AIGLE ?

 

Le statut singulier de Dersou Ouzala, dès lors, n’y change finalement rien : c’est un grand moment de la carrière de Kurosawa Akira, et, s’il me reste bien des films du cinéaste à voir, je le compte pour l’heure parmi mes préférés, ceux qui m’ont le plus touché.

 

Est-ce si improbable ? Kurosawa pouvait certes tourner des films ancrés dans la culture japonaise, mais, sans rien en renier, il a exploré dans son œuvre des thématiques universelles. Le personnage de Dersou Ouzala, magnifiquement incarné par Maksim Mounzouk (et Youri Solomine s’en tire très bien en face), ce personnage donc compte parmi les « belles âmes » que le cinéaste prisait, au nom de la vertu supérieure de l’humanisme. Quant à son regard sur la nature, s’il est probablement imprégné de toute une tradition spirituelle, il emprunte ainsi un véhicule tout aussi universel, et qui gagne peut-être même en acuité avec le passage des années.

 

Dersou Ouzala est bien un chef-d’œuvre – un film que je ne me lasse pas de voir et revoir.

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Dossier Kwaidan 12 : Un film présentationnel au service de tous les arts - Le rôle essentiel de la musique et du design sonore

Publié le par Nébal

Dossier Kwaidan 12 : Un film présentationnel au service de tous les arts - Le rôle essentiel de la musique et du design sonore

La première partie se trouve ici, la précédente .

 

Ceux qui seraient curieux d'écouter la bande originale du film pour suivre ces développements la trouveront ici, sur YouTube.

Nous sortons du domaine des arts visuels pour cette dernière section, mais l’étude du film Kwaidan (Kaidan 怪談) le nécessite assurément : c’est un aspect fondamental, et de sa conception, et de sa réussite. Nous allons donc nous pencher sur le travail accompli par Takemitsu Tôru 武満徹 (1930-1996) en matière de musique et de design sonore pour le film de Kobayashi Masaki 小林正樹[1].

 

Takemitsu Tôru est un des plus grands compositeurs japonais du XXe siècle, et un des plus célèbres. Tout au long d’une carrière prolifique, il a livré des œuvres d’une grande diversité. Il a régulièrement travaillé pour le cinéma, et signé des bandes originales remarquées, par exemple pour Ran de Kurosawa Akira 黒澤明, ou encore Pluie noire (Kuroi ame 黒い雨) d’Imamura Shôhei 今村昌平. Mais, dans ce domaine, rien n’égale sa longue et fructueuse collaboration avec Kobayashi Masaki, entamée avec Harakiri (Seppuku 切腹), après quoi le réalisateur a systématiquement fait appel au compositeur pour sonoriser ses films.

 

Takemitsu Tôru a commencé par étudier la musique occidentale, et notamment la musique française (Debussy, Satie, Messiaen…) ; jeune homme, il était porté à refuser brutalement tout ce qui était japonais. Cependant, avec l’âge, il a redécouvert la musique japonaise, en mettant notamment l’accent sur le biwa 琵琶, instrument traditionnel dont il regrettait qu’il ait été un peu oublié après l’avènement du shamisen 三味線. Progressivement, il s’est attaché à développer une musique hybride, pas tant dans l’esprit d’une « passerelle » entre Occident et Japon, comme on l’a souvent dit, mais plutôt dans une perspective universaliste viser à dépasser ce genre d’oppositions, jugées stériles. Son travail, de toute façon, ne consiste certainement pas à simplement associer les deux approches, il s’agit d’aller au-delà et d’en tirer quelque chose de neuf.

 

Dans le cinéma japonais, il n’était pas rare, surtout après la guerre, de trouver des bandes originales mêlant éléments occidentaux et éléments traditionnels japonais – certains films de Mizoguchi Kenji 溝口健二, notamment, en témoignent. Le travail accompli par Takemitsu Tôru pour Kobayashi Masaki mêle certes instrumentations occidentales et japonaises, mais de manière inédite ; son approche, dans cette collaboration privilégiée en tout cas, est résolument expérimentale (là où, par exemple, son travail pour Kurosawa Akira dans Ran est plus unilatéral et accessible – dans une perspective mahlérienne aux accents de requiem ; ce qui n’enlève rien à la réussite exceptionnelle de ce travail, cela dit). Par ailleurs, le travail de Takemitsu Tôru pour Kobayashi Masaki relève peut-être autant du design sonore que de la musique à proprement parler – un trait qui accentue encore l’importance de son travail, tout particulièrement dans Kwaidan : dans cette bande originale, le compositeur use non seulement d’instruments et d’instrumentations japonais et occidentaux, mais, tout en puisant le cas échéant dans la tradition, il utilise ces instruments et ces instrumentations de manière détournée, inédite et inventive, d’autant qu’il multiplie les expériences électroniques de traitement du son dans une optique qui rappelle la musique concrète de Pierre Schaeffer ou Pierre Henry.

 

En outre, il construit une bande originale où le rôle du silence est particulièrement appuyé : amateur des théories de John Cage, Takemitsu Tôru était aussi inspiré par le concept esthétique japonais de ma , qui porte sur les intervalles, et, en musique, le silence – l’idée étant que c’est l’intervalle de silence entre deux notes qui construit le rythme, et non les notes en elles-mêmes. Le silence, à cet égard, est un élément capital de la composition de Takemitsu Tôru pour Kwaidan.

 

Ce qui apparaît clairement dès le générique, que nous avions déjà évoqué plus haut. La musique consiste simplement en des sortes de tintements de cloches, peut-être déjà retouchés électroniquement, et distribués aléatoirement, en un écho de la dilution aléatoire des gouttes d’encre à l’écran. C’est un autre aspect important de ce travail en commun : le réalisateur et le compositeur s’accordent pour susciter des échos mais jamais de la redondance. Selon Stephen Prince, c’était quelque chose qui posait problème à Kobayashi Masaki dans sa relation avec son précédent compositeur, notamment sur La Condition de l’homme (Ningen no jôken 人間の條件), qui n’était autre que Kinoshita Chûji 木下忠司, le propre frère de Kinoshita Keisuke 木下惠介, son mentor cinématographique : cette conception de la musique de film était bien trop redondante[2].

 

Dès lors, Kobayashi Masaki et Takemitsu Tôru, dès le premier segment de Kwaidan, « Les Cheveux noirs » (Kurokami 黒髪), font tout le contraire. Takemitsu Tôru commence par utiliser des sons très trafiqués qui évoquent du bois en train de craquer ; ces sons, dans le film, sont d’emblée associés à la maison de la première épouse, et ce dès la première scène. Cependant, ces craquements sont souvent en décalage par rapport à ce qui se produit à l’écran, de manière délibérée, et ce sera encore le cas après le retour du samouraï. En fait, et c’est quelque chose qui revient dans les autres épisodes, ces scènes sont souvent muettes : on voit ce qui se passe, mais on n’en entend pas les sons ; les sons que nous entendons sont seulement ceux de la musique de Takemitsu Tôru, et ils sont régulièrement en décalage par rapport aux images. Par exemple, ici, le samouraï fait un faux pas dans le plancher vermoulu, et on entend un craquement : il y a adéquation entre l’image et le son ; mais, quelques secondes plus tard, nous voyons une porte en bois pourri tomber par terre sans faire le moindre bruit – cependant, avec une seconde de retard, nous entendons un bruit de craquement produit électroniquement par Takemitsu Tôru, qui ne correspond à aucun événement à l’écran. Cette approche permet de susciter le malaise et l’angoisse.

Ces craquements de bois sont donc associés à la maison de la première épouse – ils lui sont même réservés : le samouraï en route, ou dans la demeure de la seconde épouse, n’a droit pour sa part qu’à d’autres bruits, produits par des instruments traditionnels japonais pour l’essentiel, mais dont l’approche est d’une certaine manière percussive, en tout cas anti-mélodique, outre que la distribution des sons paraît là encore aléatoire. Ces deux procédés – craquements et notes percussives –, associés à l’éventualité de scènes muettes, expriment bien l’importance cruciale du silence dans cette composition.

 

Enfin, dans les dernières séquences de l’épisode, tandis que les craquements de bois deviennent plus forts et plus envahissants, ils sont soutenus par une sorte de bourdon (plutôt aigu) produit par des instruments à cordes, dont les notes soutenues ont quelque chose de grinçant, et même d’irritant, qui accompagne, sans redondance, le déchaînement du surnaturel, en produisant un sentiment mêlé d’étrangeté et d’angoisse.

 

Dans « La Femme des neiges » (Yuki onna 雪女), on retrouve des procédés assez proches, mais dans une perspective moins abstraite que les craquements de bois et les notes percussives du premier segment. La composition s’appuie là encore sur des scènes muettes : pour éviter la redondance, on fait le choix de remplacer en bloc. Le souffle de la tempête est ainsi essentiellement incarné par la musique de Takemitsu Tôru, des cordes en continu, dont le niveau et la tonalité varient sans cesse, comme aléatoirement là encore ; mais, sur ce fond instable, il y a régulièrement comme des explosions aiguës de sons plus stridents, irritants et angoissants – il semblerait qu’il s’agisse de flûtes de type shakuhachi 尺八 ; ces interventions irrégulières, dans ce cadre sauvage, évoquent des cris d’animaux – des loups, peut-être ? Mais, dans les moments où elles se font les plus extrêmes, le traitement électronique renvoie presque à des sirènes. Là encore, cependant, la musique est littéralement construite sur la base du silence – et c’est l’alternance des deux, la prépondérance du ma, qui constitue le design sonore de cet épisode.

 

L’approche, dans « Histoire de Hôichi sans oreilles » (Mimi-nashi Hôichi no hanashi 耳無し芳一の話), est forcément un peu différente, puisque la musique elle-même est cette fois au cœur de l’histoire, via le personnage de Hôichi 芳一 et son biwa. Le biwa était un instrument traditionnel japonais que Takemitsu Tôru appréciait particulièrement ; il en jouait lui-même, et avait construit sa bande originale pour Harakiri sur cette base. Pour cet épisode de Kwaidan, cependant, il préfère faire appel aux talents d’une musicienne, Tsuruta Kinshi 鶴田錦史 (1911-1995), une des plus célèbres interprètes de biwa de son temps[3] (fig. 1).

Fig. 1

Sa performance inclut le chant, à la manière des « moines au biwa » (biwa hôshi 琵琶法師) tel Hôichi lui-même, et elle narre ainsi les événements de la bataille de Dan-no-Ura (Dan-no-ura no tatakai 壇ノ浦の戦い) selon la tradition de l’interprétation du Dit des Heiké (Heike monogatari 平家物語). Plus tard, dans le film, les accents masculins de son interprétation lui permettent de prendre le relais du jeune musicien aveugle jouant pour les Heike 平家 défunts, sans susciter d’invraisemblance. Mais la musique jouée par Tsuruta Kinshi est tantôt laissée telle quelle, tantôt retouchée électroniquement pour induire des déformations étranges et déconcertantes. Le traitement du récit de la bataille est particulièrement puissant – d’autant plus sans doute qu’il s’agit là encore d’une scène muette[4].

 

Mais la bande originale est déjà régulièrement subvertie par d’autres sons – qui cependant apparaissent et disparaissent avec naturel ; notamment, Takemitsu Tôru use de sortes de mantras psalmodiés par des moines bouddhistes, dont les accents graves produisent comme un bourdon, et induisent sans peine la dimension surnaturelle sous-jacente au récit. Au point culminant de la prestation de Hôichi devant les Heike, qui d’une certaine manière les touche jusque dans l’enfer des guerriers, puis tandis que le prêtre et son acolyte copient les écritures saintes sur le corps entier du jeune aveugle, les mantras reprennent de plus belle, sans jamais pourtant que cela ne vire à l’excès trop illustratif.

 

La bande originale de cet épisode fait aussi appel à des bruitages, sur un mode qui rappelle le premier récit, « Les Cheveux noirs » : ces sons indéfinissables, qui ont quelque chose de percussif et sont sans doute retravaillés électroniquement, sont associés à l’apparition du fantôme du guerrier qui vient chercher Hôichi pour qu’il joue devant l’empereur Antoku (Antoku-tennô 安徳天皇) ; mais il s’agit de bruitages « objectifs », cette fois, au sens où ils sont entendus par les personnages ; on les perçoit essentiellement lors de la première visite du fantôme, où ils suscitent l’angoisse de Hôichi, puis lors de la dernière visite, quand le jeune aveugle est invisible aux yeux du fantôme, ses oreilles exceptées – ce qui accentue encore le sentiment d’irréalité et d’effroi.

 

Notons que l’on entend aussi occasionnellement des kakegoe 掛け声, ces interjections associées au théâtre classique japonais, lors de scènes qui s’y prêtent.

 

Le dernier épisode, « Dans un bol de thé » (Chawan no naka 茶碗の中), est quasiment dénué de musique. Pendant longtemps, ce que nous entendons qui s’en rapproche le plus consiste en bruits d’ambiance qui ont pour fonction de se montrer irritants, encore une fois : une sorte de bourdonnement d’insecte quand Kannai 関内 est confronté au reflet dans son bol de thé, puis l’étrange et oppressant tic-tac de l’horloge dans la demeure de son seigneur, associé à l’apparition « matérielle » de Shikibu Heinai 式部平内. Le niveau de volume sonore et l’intensité de ces deux bruitages varient sans cesse, accentuant le sentiment d’étrangeté comme d’oppression.

 

La musique n’intervient véritablement que lors de la scène où Kannai se bat contre les trois envoyés de Shikibu Heinai. Elle est particulièrement étrange : des notes hachées, des voix qui le sont plus encore – le traitement électronique du son est particulièrement flagrant lors de cette séquence, ce qui produit un effet d’irréalisme, non sans une touche de grotesque, en guise de fond sonore à un combat lui-même grotesque.

 

Mais, dans tous ces divers moyens d’illustrer Kwaidan, le silence a une importance toute particulière. Quoi qu’il en soit, la collaboration entre Kobayashi Masaki et Takemitsu Tôru s’est avérée particulièrement inventive et pertinente : le succès du film doit beaucoup à son travail de conception sonore.

___________________________

 

 

Kwaidan est un film à part, dans l’histoire du cinéma japonais comme dans la carrière de son réalisateur Kobayashi Masaki. Il mêle harmonieusement la référence au passé la plus admirative, et l’avant-garde la plus audacieuse. Objet esthétique pur, conçu pour exprimer la beauté des arts – de tous les arts –, il constitue une expérience esthétique à son tour unique. Film présentationnel et qui s’affiche comme tel, il multiplie les hommages – à Lafcadio Hearn, à Aizu Yaichi 会津 八一 ; à l’art japonais et à l’art occidental ; aux histoires de fantômes et au théâtre classique. Il affiche son dispositif, mais, parfaitement conçu, il le garde sous contrôle.

 

Le film a été fatal à la carrière de son réalisateur, mais sans doute ne le regrettait-il pas – car il est parvenu à faire exactement ce qu’il souhaitait. La richesse thématique et esthétique du film témoigne en sa faveur. C’est un sommet de la carrière de Kobayashi Masaki, du cinéma japonais, du cinéma tout court.

 

[1] La bibliographie concernant Takemitsu Tôru est abondante. Dans le cadre de ce dossier, outre les développements assez étendus contenus dans Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit., qui portent donc sur le travail accompli pour Kobayashi Masaki, nous nous référerons essentiellement aux articles suivants : Fauvel Philippe, « L’ouïe film de Toru Takemitsu », Vertigo, vol. 2, n° 34, 2008, pp. 8-11 ; Langlois Philippe, « Musique contemporaine et cinéma : panorama d’un territoire sans frontières », Circuit, vol. 26, n° 3, 2016, pp. 11-25 ; Tamba Akira, « Présentation générale », in L’Esthétique contemporaine du Japon : théorie et pratique à partir des années 1930, sous la direction de Tamba Akira, Paris, CNRS Éditions, 2002, pp. 9-18 ; et Tamba Akira, « Système de composition psychophysiologique au confluent de deux traditions musicales », in L’Esthétique contemporaine du Japon : théorie et pratique à partir des années 1930, op. cit., pp. 109-122.

[2] Cf. Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit.

[3] Cf. Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit., p. 216.

[4] Nous l’avions déjà relevé, mais on peut supposer que Kurosawa Akira s’en souviendra pour la scène-clef de Ran, sur une musique de… Takemitsu Tôru.

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Dossier Kwaidan 11 : Un film présentationnel au service de tous les arts - L'omniprésence des arts visuels et de la culture matérielle

Publié le par Nébal

Dossier Kwaidan 11 : Un film présentationnel au service de tous les arts - L'omniprésence des arts visuels et de la culture matérielle

La première partie se trouve ici, la précédente .

Dans l’entretien que nous avons déjà cité à plusieurs reprises, conduit par Léo Bonneville quelques années après la sortie de Kwaidan (Kaidan 怪談), Kobayashi Masaki 小林正樹, interrogé sur son désir ou non de satisfaire la clientèle internationale, a cette réponse définitive et d’un laconisme déconcertant : « En faisant des films, je cherche exclusivement à faire valoir la culture japonaise. »[1] C’est sûrement plus compliqué que cela, pour qui a vu d’autres films de ce réalisateur, mais il y a bien cette intention dans celui-ci ; déjà, à la page précédente, après avoir loué les écrivains russes comme étant ses préférés, concernant la peinture, il répondait ceci : « C’est la peinture orientale qui m’a le plus marqué. J’ai commencé par étudier l’art japonais qui m’a conduit à l’art chinois et ensuite à l’art grec. Car je voulais devenir professeur d’art. C’est dans Kwaidan que j’ai le plus utilisé mes notions d’art. En fait, pour Kwaidan, j’ai fait de nombreuses recherches artistiques. »[2] Le nom n’est pas cité, mais la référence à l’enseignement d’Aizu Yaichi 会津 八一 ne fait guère de doute.

 

Pour autant, le rapport à l’art dans Kwaidan est en fait bien plus complexe que ce que ces quelques lignes à la limite de la provocation pourraient laisser supposer – notamment, Kwaidan, tout jidaigeki 時代劇 qu’il soit, n’est pas nécessairement un film passéiste, et contient des éléments, réguliers, qui penchent nettement plus vers l’avant-garde. Mais il traite beaucoup d’aspects artistiques, sans forcément y passer trop de temps à chaque fois. L’impression, pourtant, est que tout est là ou peut s’en faut – à cet égard, le projet derrière le film a bien quelque chose d’encyclopédique.

 

Tout ne concerne d’ailleurs pas que les arts visuels, ou bien pas seulement l’aspect visuel de tel ou tel art : nous avons déjà parlé du théâtre, nous parlerons de la musique ensuite ; la littérature a ici sa place, comme le dernier récit le démontre sans peine, et sans doute le cinéma lui-même, dans une posture autoréflexive, que les troisième et quatrième épisodes, plus particulièrement, développent assez nettement.

 

Les arts visuels sont cependant omniprésents – mais aussi la culture matérielle, les arts décoratifs : certains aspects en ont d’ailleurs déjà été évoqués, indirectement, comme les costumes.

 

Chaque épisode, par ailleurs, a ses domaines de prédilection – même si le troisième, « Histoire de Hôichi sans oreilles » (Mimi-nashi Hôichi no hanashi 耳無し芳一の話), est de loin le plus riche et varié de tous à cet égard.

 

Cependant, le questionnement artistique précède en fait les quatre histoires – car le générique fait partie du film, et introduit déjà, sur un mode forcément allusif, quelques clefs du traitement pictural du film, notamment. Les gouttes d’encre qui se diluent dans l’eau donnent un sentiment d’avant-garde, et pourtant elles peuvent évoquer en parallèle d’autres choses. Le première goutte est noire (fig. 1), et peut renvoyer à la peinture monochrome à l’encre de Chine – en même temps qu’elle est aussitôt détournée pour déboucher sur une calligraphie, celle du titre, qui semble à l’étroit dans le format cinémascope (fig. 2).

Fig. 1
Fig. 2

Par la suite, cependant, les gouttes sont colorées – comme s’il s’agissait, pour le réalisateur qui tourne ainsi son premier film en couleur, de reléguer au passé le noir et blanc des premières séquences du générique. Le mélange des couleurs, enfin, qui demeurent pourtant très tranchées, donne les premières indications sur le traitement chromatique du film à venir.

 

Le contenu artistique du premier récit, « Les Cheveux noirs » (Kurokami 黒髪), concerne essentiellement la peinture japonaise classique, plus précisément les rouleaux emaki 絵巻 de style yamato-e 大和絵. Il y faut un cadre approprié : la luxueuse maison de la seconde épouse, avec ses innombrables servantes. Kobayashi Masaki semble en effet avoir puisé son inspiration, ici, essentiellement dans les rouleaux reproduisant des scènes du Dit du Genji (Genji monogatari 源氏物語) de Murasaki Shikibu 紫式部, dans des couleurs chatoyantes, et avec un effet d’abolition des perspectives que le réalisateur tente de reproduire sur la base de variations autour de ses principes stylistiques habituels – notamment, l’emploi d’une caméra placée en hauteur, et qui joue des angles obliques dans la composition : l’effet obtenu est celui d’une sensation d’un tableau à deux dimensions. Voici quelques exemples tirés des emaki (fig. 3-5).

Fig. 3
Fig. 4
Fig. 5

Et voici l’effet produit, dans cet esprit, par la réalisation de Kobayashi Masaki (fig. 6-7).

Fig. 6
Fig. 7

La maison de la seconde épouse, à la différence de celle de la première, car elle est en trop piteux état, est sans doute aussi l’occasion d’envisager la thématique architecturale ; toutefois, cette dimension est bien davantage prononcée dans la quatrième histoire, avec une grande demeure de style traditionnel, aussi y reviendrons-nous plutôt à ce moment-là.

 

En dehors de l’inspiration marquée du yûrei-zu 幽霊図, sur laquelle il n’est pas nécessaire de revenir, le deuxième récit, « La Femme des neiges » (Yuki onna 雪女), est le plus problématique au regard de cette thématique – pour une raison simple : c’est une histoire qui concerne le peuple, en tant que telle moins propice à la démonstration de richesses artistiques, que ce soit celles des aristocrates et des guerriers, comme dans les épisodes 1 et 4, ou celles des institutions religieuses, comme dans l’épisode 3. Même la culture matérielle n’y a guère sa place, surtout en comparaison de la dernière histoire, encore une fois. On peut tout de même relever la forme caractéristique de la ferme de Minokichi 巳之吉, même sous la neige (fig. 8) ou dans l’obscurité (fig. 9).

Fig. 8
Fig. 9

Peut-être pouvons-nous évoquer également les sandales confectionnées par Minokichi avec toute la passion d’un artiste, et qui jouent un grand rôle symbolique à la fin du segment (fig. 10).

Fig. 10

Mais, dans l'ensemble, cet épisode joue donc dans une autre catégorie : dans le domaine pictural, il s’intéresse bien moins à la peinture classique qu’à l’avant-garde. Cela ressort notamment, bien sûr, des décors peints caractéristiques de l’épisode, ceux figurant des yeux et qui évoquent le surréalisme et le symbolisme (fig. 11 et 12), mais aussi d’autres ; ainsi, ce décor associé à la rencontre entre Minokichi et O-Yuki お雪 (fig. 13) peut faire penser à de la peinture contemporaine, et notamment, au Japon, au tableau Rivière (Nagare 流れ), de Tokuoka Shinsen 徳岡神泉 (1954)[3] (fig. 14).

Fig. 11
Fig. 12
Fig. 13
Fig. 14

En fait d’abstraction, nous avions également mentionné ce ciel monochrome rouge (fig. 14) et cet étonnant gros plan sur une cascade (fig. 15).

Fig. 15
Fig. 16

Le cas du troisième épisode, « Histoire de Hôichi sans oreilles », est plus complexe : c’est le plus riche en éléments artistiques, très divers.

 

Il faut commencer par singulariser la « reconstitution » de la bataille de Dan-no-ura (Dan-no-ura no tatakai 壇ノ浦の戦い), qui, outre l’influence du kabuki 歌舞伎 et le rôle central de la référence aux « moines au biwa » (biwa hôshi 琵琶法師), mêle des références à plusieurs traditions picturales. L’histoire de la bataille est en effet pour partie rapportée au travers d’illustrations quelque peu trompeuses : les premiers plans des navires, les plus éloignés (fig. 17-18), font au premier chef penser à des emaki de style yamato-e, comme dans le premier épisode, mais cette fois l’inspiration relève logiquement des rouleaux peints narrant le cycle épique des Taira et des Minamoto, dont Le Dit de Heiji (Heiji monogatari 平治物語) (fig. 19-20), et bien sûr Le Dit des Heiké (Heike monogatari 平家物語), dont certains représentent justement la bataille de Dan-no-ura (fig. 21).

Fig. 17
Fig. 18
Fig. 19
Fig. 20
Fig. 21

Mais, à y regarder de plus près, les peintures représentées dans ce segment du film, si elles puisent pour partie leur inspiration dans ces antiques emaki de style yamato-e, sont d’une facture plus moderne (fig. 22-33).

Fig. 22
Fig. 23
Fig. 24
Fig. 25
Fig. 26
Fig. 27
Fig. 28
Fig. 29
Fig. 30
Fig. 31
Fig. 32
Fig. 33

Noter que les deux dernières n’apparaissent pas durant la scène de la bataille, mais plus tard, quand Hôichi 芳一 la raconte. Les vues d’ensemble évoquent bien les emaki, mais les gros plans ont un style naïf plus moderne, parfois caricatural (à titre d’exemple, la (fig. 26) est supposée représenter le grand héros et vainqueur de la bataille Minamoto no Yoshitsune 源義経), et qui peut évoquer un entre-deux, avec les estampes ukiyo-e 浮世絵 d’une part, la bande dessinée de l’autre ; à vrai dire, concernant les premières, l’influence des représentations, justement, de la bataille de Dan-no-ura par Utagawa Yoshikazu 歌川芳員, actif vers 1850-1870, est plus que probable (fig. 34-35).

Fig. 34
Fig. 35

Plus tard dans l’épisode, une autre tradition picturale est évoquée : celle des Rouleaux des enfers (Jigoku-zôshi 地獄草紙(fig. 36).

Fig. 36

 

Mais le reste de l’épisode met surtout en valeur d’autres arts – probablement ceux qui résonnent le plus avec les enseignements du mentor Aizu Yaichi.

 

Il s’agit tout d’abord d’architecture – celle du temple où vit Hôichi, avec ses dépendances, les divers bâtiments étant mis en valeur par la composition et les couleurs (fig. 37-40).

Fig. 37
Fig. 38
Fig. 39
Fig. 40

En matière d’architecture, cependant, il faut aussi mentionner le palais fantasque des Heike défunts, mais, pour le coup, son ordonnancement même est parfaitement irréaliste, aussi est-il difficile de le rattacher à une tradition quelconque (fig. 41-42).

Fig. 41
Fig. 42

À l’intérieur du temple, cependant, il faut aussi mentionner la statuaire bouddhique (fig. 43-45).

Fig. 43
Fig. 44
Fig. 45

La dernière histoire, enfin, « Dans un bol de thé » (Chawan no naka 茶碗の中), met l’accent sur deux aspects : l’architecture, et les arts décoratifs, notamment la céramique.

 

Pour ce qui est de l’architecture, cela ressort notamment de la vaste demeure du seigneur de Kannai 関内. C’est une maison traditionnelle dans son ordonnancement, les shôji 障子, les fusuma , etc. Cependant, ses dimensions sont palatiales, ce qui contribue à accroître son austère élégance (fig. 46-47).

Fig. 46
Fig. 47

La perfection glacée de cette bâtisse offre un contraste avec la maison de l’écrivain, traditionnelle sans doute, cependant plus chaotique dans son ordonnancement – impression renforcée par les livres qui traînent, et le mobilier bien plus présent (fig. 48-49), là où le palais se voit en tout et pour tout conférer une étrange horloge (fig. 50).

Fig. 48
Fig. 49
Fig. 50

Ce qui nous amène aux arts décoratifs et à la culture matérielle, qui ont une certaine importance dans ce segment.

 

Et tout particulièrement la céramique (tojiki 陶磁器), du fait du thème même de l’histoire. La réalisation met ainsi l’accent, à deux reprises, sur deux bols ou tasses. Le premier est celui qu’examine Kannai après avoir pour la première fois vu à l’intérieur le reflet de Shikibu Heinai 式部平内 ; il jette le thé, et regarde le bol ; à l’écran, cela donne l’impression d’un objet que quelqu’un d’autre présenterait à notre examen, c’est un dispositif de démonstration à maints égards (fig. 51).

Fig. 51

Et, à la fin de l’épisode, un projecteur attire notre attention sur un petit bol, ou peut-être plutôt une tasse, qui a roulé par terre dans la maison de l’écrivain dès lors déserte (fig. 52) ; après quoi nous avons un gros plan de l’objet, où les jeux d’ombre et de lumière, là encore, évoquent un procédé de démonstration (fig. 53), et c’est sur ce plan que s’achève le film – autant de manières de signifier l’importance de cet objet du quotidien que l’on jugerait quelconque en toutes autres circonstances.

Fig. 52
Fig. 53

Ces objets du quotidien sont les plus importants, mais le segment en évoque quelques autres, et tout d’abord ces raquettes avec lesquelles jouent des jeunes filles devant la maison de l’écrivain (fig. 54).

Fig. 54

Ensuite, il y a les objets divers qui traînent dans la chambre de Kannai (fig. 55). D’une certaine manière, on reste dans l’univers du jeu, puisque le samouraï s’amuse à les jeter pour renverser un autre objet. Quoi qu’il en soit, il y a là plusieurs éventails ôgi , ainsi qu’une arme courte, probablement un wakizashi 脇差 (mais Kannai, dans d’autres scènes, dégaine plus qu’à son tour son sabre, katana ).

Fig. 55

Sur un mode relativement discret, ce dernier épisode présente donc divers aspects de la culture matérielle japonaise au quotidien ; son association aux autres épisodes, et tout particulièrement à celui qui le précède immédiatement, contribue à la considération de ces objets d’arts dit décoratifs comme autant d’œuvres d’art de manière générale.

 

[1] Bonneville Léo, « Entretien avec Masaki Kobayashi », art. cité, p. 65.

[2] Ibid., p. 64.

[3] Cf. STANLEY-BAKER Joan, L'Art japonais, Paris, Thames & Hudson, 2001, pp. 168 et 196.

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Dossier Kwaidan 10 : Un film présentationnel au service de tous les arts - Une théâtralité affichée

Publié le par Nébal

Dossier Kwaidan 10 : Un film présentationnel au service de tous les arts - Une théâtralité affichée

La première partie se trouve ici, la précédente .

On oppose parfois, notamment semble-t-il en ce qui concerne le théâtre, initialement, puis le cinéma, des pratiques de ces arts qui seraient, pour certaines, représentationnelles, et d’autres qui seraient présentationnelles. Il s’agit, dans un sens, d’un rapport différent aux notions de réalité et peut-être surtout de réalisme. Dans une acception stricte dont l’existence même est plus que douteuse, un cinéma, par exemple, représentationnel aurait pour fonction de représenter la réalité telle qu’elle est – ce serait même un impératif, et éventuellement un mode par défaut ; un cinéma présentationnel ne s’embarrasserait pas de ce lien avec la réalité, ou, peut-être, entendrait plutôt susciter une réalité d’un autre ordre, éventuellement jugé supérieur, impliquant l’usage préalable d’un dispositif permettant à cet autre niveau de réalité d’exister et de faire sens. Pareille dichotomie est forcément bien trop réductrice, et l’art, quel qu’il soit, n’existe probablement qu’entre ces deux extrêmes, sur une échelle graduée offrant bien des approches intermédiaires.

 

Cependant, cette opposition peut s’avérer instructive, à la condition de la manier avec précautions – et avec davantage encore de précautions quand il s’agit de « classifier » les pratiques artistiques de différents pays ! Dans Le Cinéma japonais, le critique Donald Richie a tenté de faire usage de cette dichotomie pour opposer le cinéma occidental et le cinéma japonais[1] : à l’en croire, là où le cinéma occidental serait essentiellement représentationnel, le cinéma japonais serait essentiellement présentationnel – ceci en raison d’un rapport à la réalité, et plus encore au réalisme, différent[2]. Pareille opposition est forcément trop réductrice, et l’auteur lui-même le sait parfaitement : à titre d’exemple, il relève qu’en Occident, du temps du muet, les courants de l’expressionisme allemand ou de l’impressionnisme français relevaient nettement d’un cinéma présentationnel ; inversement, au Japon, certains réalisateurs ont régulièrement joué d’une carte davantage représentationnelle, comme par exemple Imamura Shôhei 今村昌平. Les contre-exemples sont bien trop nombreux… Cependant, le succès, par exemple, de l’expressionnisme allemand au Japon – notamment du Cabinet du Dr Caligari de Robert Wiene (1920) – peut être analysé selon cette grille de lecture, même trop schématique ; et peut-être les films d’avant-garde, notamment du temps du muet, comme par exemple Une page folle (Kurutta ippêji 狂った一頁, 1926), de Kinugasa Teinosuke 衣笠貞之助, gagneraient-ils à être envisagés ainsi.

 

Reste que nous avons une fameuse démonstration de ce qu’une culture cinématographique dans son ensemble ne saurait probablement pas se voir brutalement accoler un seul de ces deux qualificatifs, de « représentationnel » ou de « présentationnel » : deux réalisateurs tous deux japonais, qui racontent en principe la même histoire, et qui le font de manières parfaitement antagonistes – l’adaptation de La Ballade de Narayama (Narayama bushikô 楢山節考), de Fukazawa Shichirô 深沢七郎[3], par Kinoshita Keisuke 木下惠介, en 1958, est on ne peut plus présentationnelle ; celle réalisée par Imamura Shôhei, en 1983, est on ne peut plus représentationnelle (au point où Kinoshita la qualifiait de « pornographique »). Les deux films n’en sont pas moins brillants, chacun dans son registre.

 

Car le problème, comme souvent, réside dans la généralisation. Cependant, au cas par cas, cette grille de lecture est beaucoup moins contestable. En l’espèce, et les déclarations de l’auteur lui-même[4] vont dans ce sens, il ne fait guère de doute que Kwaidan (Kaidan 怪談est un film présentationnel. Tout, dans son traitement, s’oppose à la notion de réalisme, sinon de réalité. Le film affiche sans cesse ses dispositifs, et partie de leur fonction est d’assurer, en le revendiquant, du début à la fin, le caractère non réel du métrage.

 

C’est aussi qu’il y avait, derrière le film, un projet artistique de nature encyclopédique qui s’assumait en tant qu’artifice : le film devait être l’occasion d’une célébration de tous les arts.

 

Dès lors,