"Angle Mort", n° 1 à 7
Cela faisait un petit moment déjà que la revue électronique Angle Mort me faisait de l’œil. Je ne cessais d’entendre ou de lire des éloges à son propos. Las, je n’étais pas équipé pour la lire dans de bonnes conditions. Mais les choses ont changé : j’ai désormais un Kindle, et, sitôt la bébête chargée, je me suis empressé de me procurer les sept premiers numéros de la revue (environ 3 € chacun, c’est très correct).
Chaque numéro d’Angle Mort obéit à une structure similaire : tout d’abord, un édito, souvent en forme de manifeste (mais plus ou moins pertinent selon les cas…) ; ensuite, quatre nouvelles, en principe deux francophones et deux étrangères (lire : anglo-saxonnes, ou plus exactement publiées en anglais), d’auteurs souvent peu ou pas connus de par chez nous, même s’il y a quelques stars de temps à autre. Je vais faire l’impasse sur les éditos (je ne me sens pas forcément armé pour débattre de ce qui y est exposé), mais me livrer à un rapide tour d’horizon des nouvelles de ces sept premiers numéros. Ah si, une remarque au passage : chaque nouvelle est précédée d’une petite introduction (classique), mais aussi suivie d’une brève interview de l’auteur (et ça c’est cool).
N° 1 (novembre 2010). « Ao » de Laurent Kloetzer se rattache à la nouvelle de l’auteur dans Retour sur l’horizon ; l’écriture est impeccable, les images sont fortes… mais c’est un peu court, jeune homme. Avec « Cœur flétri », Aliette de Bodard fait à nouveau dans la fantasy aztèque, mais d’une manière bien différente que ce qu’elle avait pu faire dans D’obsidienne et de sang : c’est plus abstrait, il n’y a pas de dimension polardeuse, mais c’est tout à fait intéressant. Xavier Mauméjean rend ensuite hommage à une star du stand-up avec « Lenny Bruce, comique galactique » ; on sait que cette forme d’humour s’exporte mal, et la nouvelle joue là-dessus ; mais le problème, c’est que, du coup, elle n’est pas drôle… le ratage de ce numéro. Reste enfin « Deuxième Personne du singulier » de Daryl Gregory, très intéressante nouvelle sur la conscience et la neuropsychologie, qui constitue probablement le point d’orgue de cette première livraison déjà tout à fait convaincante.
N° 2 (février 2011). Je ne reviendrai pas ici sur « Pragmata » de David Calvo, je vous avais déjà dit tout le bien que j’en pensais en chroniquant Utopiales 2011, et mes sentiments à son égard n’ont pas varié d’un iota. « Véelles » d’Adam-Troy Castro « parle d’une mère, d’une fille, du droit à la vie, de la dignité de tous les êtres vivants, de quelques âmes dotées de hautes destinées dès l’instant de leur conception et d’autres condamnées à demeurer les idiots utiles de la société » ; formellement, c’est assez intéressant, mais ça reste au final très classique et plutôt moyen. « L’Écran suivant » d’André Ourednik est un texte amusant avec Mario et Luigi ; pas grand-chose de plus à dire à mon sens. « La Maison derrière le ciel » de Benjamin Rosenbaum, enfin, est un très joli texte sur un lointain futur, qui séduit autant qu’il laisse perplexe. Là encore, vous l’aurez compris, le bilan global de ce numéro est largement positif.
N° 3 (mai 2011). On commence très fort avec « Le Jardin des silences » de l’excellente Mélanie Fazi ; on y retrouve son fantastique subtil, mêlé ici de colorations plus brutales, dans son évocation d’un couple d’ados qui font la connerie de trop. « Comme les femmes se battent » de Sara Genge, nouvelle sur l’identité sexuelle et les rôles des genres, m’a beaucoup fait penser à Ursula K. Le Guin ou encore Joëlle Wintrebert ; en moins bien, certes, mais correct. Suit l’immense Léo Henry avec « Œuvre vécu d’Athanase Stedelijk, une monographie » ; pas sûr d’y avoir panné grand-chose, mais putain, qu’est-ce qu’il écrit bien… Puis il y a « Mêlée » de Kij Johnson, nouvelle sur une humaine qui baise avec un extraterrestre dans un module de survie ; l’auteur reconnaît qu’on peut trouver la nouvelle lourde et gratuite, et c’est un peu mon cas (mais ce n’est pas un ratage pour autant). Un très bon numéro, donc.
N° 4 (août 2011). « Dieu, vu de l’intérieur » est une nouvelle de Jean-Claude Dunyach, et tout est dit ou presque : c’est bien fait, mais ça me laisse un peu froid ; bien aimé par contre la vision du panier de crabes que peut être un laboratoire de recherches. « Sale n… » de Ted Kosmatka est une nouvelle antiraciste à base d’hommes de Neandertal ; classique, mais ça marche bien. « Dahut » d’Hélène Marchetto est une variation sur la légende d’Ys, boursouflée et confuse : une faute de goût. Surtout si l’on compare à « La Voix de son maître », excellente nouvelle de Hannu Rajaniemi qui fait effectivement plus qu’un peu penser à l’excellent graphic novel We3 de Grant Morrison et Frank Quitely. L’ensemble du numéro est cependant peut-être un cran en-dessous de ce à quoi on avait eu droit jusque-là.
N° 5 (novembre 2011). On commence dans le brutal avec « Le Punisseur » de Jean-Marc Agrati, excellente nouvelle issue de son recueil L’Apocalypse des homards ; ça frappe fort. « Porté disparu » de Lauren Beukes continue dans la joie avec une évocation des exactions commises par des soldats dans des prisons à l’encontre de prisonniers extraterrestres. Toute ressemblance avec des faits réels… Pas mal. Ensuite, problème : vous allez nécessairement douter de mon objectivité, puisque l’on passe à Olivier Paquet pour « L’IA qui écrivait des romans d’amour » ; un critique fielleux (Thomas Day ?) avait fait remarquer que cette nouvelle partait sur un malentendu, dans la mesure où il y avait le verbe « écrire » dans le titre : au vu des navrantes interventions forumesques de l’auteur, on comprend sans peine cette remarque, mais elle est peut-être un peu sévère en l’espèce… Pour ma part, j’ai simplement trouvé ce texte médiocre ; par contre, je ne sais toujours pas s’il est atrocement niais ou atrocement cynique. On remonte le niveau avec… William Gibson (ah ben oui, forcément) qui nous livre « Treize vues des bas-fonds » ; un exercice de style qui évoque en effet Burroughs ou Ballard, plutôt intéressant.
N° 6 (février 2012). Éric Holstein nous livre avec « Glamour Über Alles » sa vision de l’univers des soap operas hollywoodiens ; très sympa. « Pacmandu » de Lavie Tidhar est une jolie plongée dans l’archéologie des jeux vidéos. « Resolute Bay » de Lucia Renart m’a par contre laissé assez indifférent. J’y ai préféré « Les Mains de son mari » d’Adam-Troy Castro, sur le retour de soldats en piteux état : ici, il ne reste plus que des mains…
N° 7 (juin 2012). Kij Johnson nous revient avec « Poneys », une très chouette nouvelle sur la cruauté en général, et enfantine en particulier. Thomas Day est égal à lui-même dans « Sept Secondes pour devenir un aigle », court road-movie sioux sombre et violent (et drôle). L’excellente Kelly Link nous régale sans surprise avec « La Plupart de mes amis se composent d’eau aux deux tiers » et sa théorie du complot pour le moins originale, mêlée d’amour platonique. Reste enfin Ian McDonald avec « Une révolte astucieuse et courtoise des morts », une chouette nouvelle africaine sur l’instrumentalisation utile d’Internet (tout est dans le titre, ou presque). Un numéro d’une qualité exceptionnelle.
Vous l’aurez compris : j’ai été convaincu sans peine par la qualité de cette revue électronique, et je lui souhaite longue vie et prospérité. C’est une belle initiative, bien exécutée, et qui mérite bien des éloges.