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"Offices & Humans", de Roope Eronen

Publié le par Nébal

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ERONEN (Roope), Offices & Humans. Le livre dont vous êtes l’être humain, [Offices & Humans], traduit du finnois par Kirsi Kinnunen, [s.l.], Misma, [2013] 2014, [n.p.]

 

Quand j’ai commencé le jeu de rôle, vers onze ou douze ans, ce fut avec des univers célèbres par ailleurs : Star Wars et, dans une moindre mesure, Le Jeu de Rôle des Terres du Milieu. J’avais Vampire en ligne de mire, mais j’étais décidément trop gamin pour l’apprécier… Cependant, le jeu qui m’a vraiment plongé dans cette passion et a constitué un déclencheur pour mes petits camarades, ce fut très classiquement Donjons & Dragons, le grand ancêtre créé par Gary Gygax (même si je jouais pour ma part à AD&D 2, et essentiellement dans les univers Dark Sun et Ravenloft – pas les plus classiques, donc). Je me rappelle avec une nostalgie douce-amère l’enthousiasme de ces longues parties où le délire le disputait à la bourrinade… Et mes persos ! Mon gladiateur demi-géant (oui, l’était plutôt du genre brutal, celui-là…), mon nécromancien avide de puissance (eh eh…)… Oui, de bons souvenirs, dans tout ça.

 

Et, de toute évidence, je ne suis pas le seul pour qui Donj’ a joué ce rôle fondateur. J’imagine qu’une bonne part de la population des rôlistes est également passée par là. Et c’est probablement le cas de Roope Eronen, l’auteur de la brève bande dessinée (au format et au graphisme très gamins, mais il ne faut pas s’y tromper…) qui nous intéresse aujourd’hui, et vient répondre à cette question fondamentale : si nous autres humains rêvons de mondes pleins de donjons et de dragons, à quoi donc rêvent les petits dragons ? Mais au monde des humains, bien sûr ! Et au plus périlleux, au plus fascinant et incompréhensible de ces mondes, celui de l’entreprise et des marketeux. Nos petits dragons – d’abord un maître et un joueur, puis, dans Offices & Humans Evolution, un maître (un dragon à deux têtes forcément un brin schizo) et deux joueurs – jouent avec la bénédiction de leurs parents (qui ont eu la chance de ne pas connaître Mireille Dumas, Jacques Pradel, etc.) des employés de bureau, des commerciaux généralement, impliqués dans des intrigues palpitantes : espionnage industriel, débauchage, ou encore création d’un nouveau jouet pour les gamins (à base de hérisson)…

 

Nos petits dragons (mais attention, hein, répétons-le : « Ce livre ne convient pas aux dragons de moins de 150 ans. »), armés de leurs fiches de personnages (des prétirés dans le deuxième scénario), se lancent ainsi à coups de dés dans des actions héroïques et palpitantes : faire marcher une photocopieuse, regarder ses e-mails, faire un power-point… et profitent de leur temps libre pour prendre une boisson énergisante, mater du porno sur Internet ou encore jouer à Sonic (mais c’est de la documentation pour le jouet à base de hérisson !).

 

On pourrait croire que ce dispositif, très amusant au premier abord, ne tiendrait pas la route bien longtemps, et lasserait vite le lecteur. Mais Roope Eronen se montre très malin, et sait ménager de belles surprises qui entretiennent l’enthousiasme. On admirera notamment, outre la plaisanterie efficace sur la vie des marketeux, la narration à deux niveaux – les dragons et leurs personnages humains – qui rend la lecture de ce petit volume parfois un peu acrobatique, mais avec toujours beaucoup d’astuce. De même, le graphisme très enfantin, déstabilisant au premier abord, se montre en fin de compte très approprié, et très utile pour faire passer les émotions des dragons, de l’enthousiasme à la frustration, en passant par la colère et la gourmandise.

 

Certes, on ne fera pas d’Offices & Humans une lecture indispensable (et on avouera au passage que c’est assez cher pour quelque chose qui se lit aussi vite…). C’est néanmoins une belle idée, bien concrétisée, et, si je ne suis pas certain que le public en général s’y retrouvera, je pense néanmoins que cette bande dessinée originale saura séduire les rôlistes, et pas seulement ceux qui ont fait leurs armes sur Donj’. Une friandise, en somme, aussi acidulée que ses protagonistes, bien vue, et porteuse d’une satire mordante de la vie de bureau qui vient transcender le gag originel de ces petits dragons jeteurs de dés bizarres avec plein de faces. Très rigolo.

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Pub copinage : deux rencontres dystopiennes

Publié le par Nébal

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"L'Etrange Histoire de Benjamin Button", de Francis Scott Fitzgerald

Publié le par Nébal

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FITZGERALD (Francis Scott), L’Étrange Histoire de Benjamin Button, suivi de La Lie du bonheur, traduit de l’américain par Suzanne Mayoux, traduction révisée, Paris, Gallimard, coll. Folio 2 €, [1967, 2008] 2010, 103 p.

 

Ma quête de tout petits bouquins n’exclut certes pas les classiques. Quand j’ai demandé à La Libraire si elle avait des titres du genre à me conseiller, le premier, je crois bien, fut cette Étrange Histoire de Benjamin Button de Francis Scott Fitzgerald. Ce titre ne m’était certes pas inconnu, pas plus que le nom de l’auteur, même si je n’en avais rien lu jusqu’alors ; certes, j’avais bien entendu parler (a fortiori ces derniers temps) de Gatsby le Magnifique, mais sans jamais avoir touché à la chose ; quant à Zelda, pour moi, c’était avant tout une princesse qui se faisait sempiternellement enlever par des méchants, puis sauver par un petit couillon vêtu de vert… Pardonnez mon inculture, je vous en prie. Après tout, hein, il n’est jamais trop tard pour bien faire ? Je me suis donc emparé du petit bouquin que me désignait La Libraire, sélection de deux nouvelles tirées du recueil Les Enfants du jazz.

 

Commençons donc par « L’Étrange Histoire de Benjamin Button » à proprement parler. Une bien étrange histoire en vérité. Benjamin Button, en effet, quand il naît, a l’apparence d’un septuagénaire… Scandale à la maternité ! Son père, du coup, a du mal à accepter la chose, lui qui se préparait à changer les couches d’un bambin baveux. Mais il doit bien faire avec, et la famille de même. Le « petit » Benjamin, cependant, ne s’arrête pas là dans la bizarrerie : en effet, il rajeunit au lieu de vieillir, et, à mesure que les années passent, ses cheveux se foncent, sa taille diminue, etc. Il passe ainsi tout d’abord pour le grand-père de son père – on ne saurait accepter qu’il s’agisse d’un enfant, bien sûr, l’apparence étant reine –, puis pour son frère quelques années plus tard, avant de devenir un jeune homme (ô combien frivole et avide de succès), puis un enfant (enfin ! mais c’est un peu tard…), et… Bon. La fin coule de source (et, douce amère, elle est très belle, et indéniablement émouvante).

 

Mais la farce impliquée par cette nouvelle fantastique n’est en rien innocente ; la destinée pour le moins singulière de Benjamin Button sert en effet de prétexte à une vigoureuse satire sociale, d’une bonne société pour laquelle seules les apparences comptent. Benjamin Button est en effet coupable d’être différent ; certes, il n’est pour rien dans ce qui lui arrive, mais on ne le lui reproche pas moins : pourquoi fait-il son intéressant, celui-là ? Il ne pourrait pas faire comme tout le monde ? Voilà bien ce qui gêne : la singularité du fils Button, qui fait tout à l’envers. Ce qui est impardonnable, et suscite à maintes reprises le scandale. Rejeté et raillé quand il est vieux (donc jeune), désespérant un père qui aimerait bien le vêtir comme un nourrisson et le voir prendre du plaisir à agiter un hochet, Benjamin Button est longtemps destiné à aller de déconvenue en déconvenue : ainsi, pas question pour lui d’intégrer une prestigieuse école quand il atteint l’âge de dix-huit ans, puisqu’on lui en donne facilement trente de plus… Voilà bien toute l’étrangeté de son cas, dans cette hypocrisie généralisée, qui consiste à nier son existence tout en la jugeant insupportable. Sauf bien sûr quand Benjamin vieillit assez pour avoir l’air jeune : bel homme tout dévoué au plaisir, il connaît alors un indéniable succès, à même de le consoler de son mariage qui ne pouvait que mal tourner. Cette jeunesse doublée d’expérience constitue l’apogée de Benjamin Button, et la satire n’en est pas moins mordante à cette étape de sa vie qui se révèle plus heureuse. Mais il n’en a pas fini, bien sûr ; et comment croire que ce gamin qui se présente à la caserne dit vrai quand il prétend être général de brigade et vétéran de la guerre contre l’Espagne ? La tragédie reprend son cours, vers l’amont, et une fin inéluctable. Très belle nouvelle en effet qui, au-delà de son point de départ aussi grotesque que réjouissant, débouche donc sur une belle critique sociale de la bourgeoisie d’alors (et sans doute aussi d’aujourd’hui), sans oublier de dépeindre avec une nostalgie non exempte de raillerie l’âge idéal d’une jeunesse forcément dorée. Une réussite à la hauteur de sa réputation.

 

Je n’en dirais hélas pas autant de « La Lie du bonheur », texte qui, malgré une belle construction, m’a laissé dans l’ensemble totalement indifférent… Cette nouvelle, que je suppose lourde de réminiscences autobiographiques (inversées ?), sur deux couples qui se délitent, et notamment celui d’une actrice et d’un écrivain qui sombre dans la paralysie en attendant la mort, ne manque certes pas de qualités, et quelques pages sont assez bien tournées ; mais c’est tout de même l’ennui qui a dominé chez moi dans cette pièce en contrepoint de la précédente (et dénuée de fantastique, même si l’on pense volontiers à la thématique chère au genre du double). Bon, pas grave…

 

Une très belle nouvelle, donc, aussi drôle et pertinente qu’émouvante, prolongée par un texte à mon sens anecdotique. Je ne garantis pas, du coup, de poursuivre bien loin la découverte de cet auteur culte que fut Francis Scott Fitzgerald (franchement pas dit que Gatsby m’intéresse, notamment…), mais j’ai tout de même passé dans l’ensemble un bon moment avec ce tout petit livre. Je ne dirais pas qu’il s’agit là d’une lecture indispensable, et pas davantage transcendante, mais il y a tout de même quelque chose qui mérite le détour.

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"Les Neuf Sorcières", de Poul & Karen Anderson

Publié le par Nébal

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ANDERSON (Poul & Karen), Les Neuf Sorcières. Le Roi d’Ys, 2, [The King of Ys – Gallicenae], traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Daniel Brèque, Paris, Calmann-Lévy – LGF, coll. Le Livre de poche Fantasy, [1987, 2007] 2009, 501 p.

 

Hop, deuxième volet du « Roi d’Ys » de Poul et Karen Anderson, après le très bon Roma Mater. C’est aussi, hélas, le dernier à avoir été traduit en français… Ce qui est franchement triste, étant donné la très grande qualité de cette saga, jusqu’à présent tout du moins. On ne fera en effet pas de mystère : Les Neuf Sorcières est un digne successeur du premier volume, et en conserve les principaux atouts, sur lesquels, dès lors, il ne serait guère utile de revenir ici.

 

La tension est le maître mot de ce deuxième tome, qui voit le Roi d’Ys et centurion Gratillonius instaurer un véritable âge d’or dans la cité armoricaine, mais non sans difficultés. Tensions avec Rome et avec l’Église, notamment. Maxime est devenu empereur… et ne tarde pas à payer d’ingratitude son fidèle centurion. Prenant prétexte de son attachement au culte interdit de Mithra, le parvenu, inquiet de la réussite de Gratillonius, va jusqu’à le soumettre à la torture… La querelle priscillaniste, la rivalité avec l’ancien empereur d’Occident, mais aussi avec le grand Théodose de l’empire oriental, dessinent la toile de fond d’une cour impériale qui n’est plus que l’ombre d’elle-même. Ce qui a toutefois une conséquence positive, qui est de déciller les yeux de Gratillonius. Celui-ci, de retour dans sa cité d’Ys, comprend dès lors qu’il ne peut plus adopter sa position antérieure de pleine allégeance envers Rome, et a fortiori envers Maxime. Sa politique s’en ressent, et, sous sa gouverne, Ys redevient véritablement indépendante, tandis qu’une puissance relativement autonome se développe dans l’Armorique entière, fondée sur d’anciens légionnaires, et même d’anciens Bagaudes, dont le très beau personnage de Rufinus.

 

Mais se pose également la question religieuse. Non seulement Gratillonius doit concilier tant bien que mal sa dévotion envers Mithra et le culte de Taranis, Bélisama et Lir, ce qui ne va pas sans susciter la grogne chez les notables ysans mais aussi chez certaines Gallicenae, mais il doit aussi faire de nombreuses concessions à l’égard du christianisme… et la grogne devient alors encore plus féroce. Une très bonne idée, ici, de la part des deux auteurs, consiste à accorder un rôle prépondérant à deux saints fortement charismatique, le célèbre Martin de Tours et Corentin, ce dernier devenant à la demande du centurion chorévêque d’Ys. Personnages fascinants, y compris pour un vilain agnostique tel que votre serviteur, qui, en temps normal, n’en a franchement rien à cirer des saints et de leurs prétendus miracles… Mais dans ce cadre, cela passe remarquablement bien. (On pourra noter que le futur saint Patrick fait également une brève apparition.)

 

Parallèlement, la vie suit son cours à Ys. La situation matrimoniale de Gratillonius occupe là encore une place importante, notamment du fait du décès de certaines Gallicenae et de leur remplacement par de nouvelles épouses… nécessairement liées aux précédentes, ce qui ne va pas sans poser problème. Il faut également accorder une grande attention à Dahut, la fille de Gratillonius et de la défunte Dahilis ; l’enfant marquée par le destin grandit sous nos yeux, chérie par la cité comme par son père, mais pointe à l’horizon un avenir funeste…

 

Enfin, bien loin de la cité merveilleuse, Poul et Karen Anderson nous font également connaître quelques épisodes particulièrement complexes de l’histoire irlandaise ; la dimension mythique des affrontements entre les chefs scots est savoureuse, mais j’avouerai pourtant avoir un peu moins goûté ces développements-là, parfois (souvent) difficiles à rattacher à la trame principale et, surtout, incroyablement compliqués, nécessitant d’ailleurs une profusion de notes en fin de volume…

 

Ceci dit, ce bémol tout relatif ne change rien à l’essentiel : Les Neuf Sorcières est bel et bien un très bon roman de fantasy historique, passionnant de la première à la dernière ligne, et servi par de magnifiques personnages, superbement campés. Le cadre est toujours aussi fascinant, la documentation bluffante, et les bonnes idées ne manquent pas (je ne peux m’empêcher de revenir ici sur le rôle des saints chrétiens, qui m’a décidément beaucoup séduit), qui font de ce deuxième tome du « Roi d’Ys » un digne successeur de Roma Mater.

 

Suite des opérations, en anglais donc (hélas…), avec Dahut.

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"Edgar Allan Poe", de Hanns Heinz Ewers

Publié le par Nébal

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EWERS (Hanns Heinz), Edgar Allan Poe, suivi de « The Raven » d’Edgar Allan Poe, [Edgar Allan Poe], traduit de l’allemand par Élisabeth Willenz, traduction allemande [de « The Raven »] de Hanns Heinz Ewers, traduction française de William L. Hughes, Cadillon, Le Visage Vert, coll. Essai, [1905, 1991] 2009, 94 p.

 

Bon, je ne m’en suis jamais caché, hein : la lecture d’Edgar Allan Poe a tendance à m’ennuyer un brin. Cela ne m’empêche certes pas de reconnaître son importance dans l’histoire des lettres et plus particulièrement de la littérature fantastique, mais le fait est qu’il n’a que rarement suscité mon enthousiasme débridé. Par contre, nombre de mes auteurs fétiches – au premier rang desquels H.P. Lovecraft, bien sûr – l’ont bel et bien placé au pinacle, sans doute à raison ; et je suis curieux, du coup, de lire ce que ces auteurs ont pu en penser.

 

Il est vrai, cependant, que je ne puis prétendre être connaisseur de l’œuvre de Hanns Heinz Ewers. Je crois juste l’avoir lu au détour d’un ou deux numéros du Visage Vert. J’étais néanmoins curieux de cette brève publication (aux éditions du Visage Vert, donc…), d’autant plus que l’on m’avait assuré qu’un béotien tel que moi, qui n’éprouve guère d’admiration pour Edgar Allan Poe, y trouverait malgré tout son compte. Et je peux bien d’ores et déjà le dire : c’est tout à fait vrai. Malgré mes préjugés concernant le sujet, c’est avec un grand plaisir que j’ai lu ce bref essai de critique littéraire à la plume tout à fait délicieuse (et merveilleusement rendue, comme de juste, par l’excellente Élisabeth Willenz). Et si je ne peux toujours pas prétendre, au sortir de cette lecture, partager l’enthousiasme de l’auteur pour son objet d’étude, j’en ai tout de même fortement apprécié l’analyse, et je ne peux que m’avouer vaincu par l’édition qui complète le volume du célèbre « Corbeau », en anglais (inimitable…), en allemand par Ewers (là, je suis bien incapable d’apporter le moindre jugement) et enfin en français par William L. Hughes (bof).

 

Il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce bref essai qui prend prétexte d’une déambulation dans l’Alhambra pour dresser le portrait littéraire d’Edgar Allan Poe. Trop, sans doute, pour ce compte rendu, avec le risque de sombrer dans la paraphrase, ce qui serait pour le coup particulièrement absurde. Je n’en relèverai donc que quelques points saillants, qui m’ont particulièrement interpellé (en notant cependant déjà que les quelques éclairages biographiques apportés par Ewers, concernant le grand amour de Poe, m’ont fait mieux comprendre, moi, l’ignorant, l’importance que j’avais déjà relevée sans en connaître la raison du thème de la « morte-vivante » dans l’œuvre du poète…).

 

L’essai s’ouvre largement sur un cri de colère d’Ewers à l’encontre des biographes de Poe, notamment Grimswold et Ingram, et j’avoue avoir trouvé cette dimension tout à fait intéressante, et, hélas, toujours actuelle. Ewers s’insurge en effet contre la tendance à juger du génie de son sujet en fonction… de sa moralité, et plus précisément de sa consommation d’alcool. Ici, j’ai envie de procéder à une longue citation :

 

« Il buvait. – Il ne buvait pas ! Voilà comment les Anglais se querellent au sujet de leurs poètes ! laissant Milton mourir de faim, volant à Shakespeare l'œuvre de toute une vie, fourrageant de leurs doigts crochus dans les histoires de famille de Byron et de Shelley, répandant leur venin sur Rossetti et Swinburne, condamnant Wilde au bagne et montrant du doigt Charles Lamb et Poe... parce qu'ils buvaient !

 

« Je suis finalement heureux d'être allemand ! Nos grands hommes, eux, avaient le droit d'être... immoraux. « Immoraux », c'est-à-dire pas exactement moraux au sens où l'entendent les bons citoyens et les curés. Lorsque l'Allemand dit : « Goethe fut notre plus grand poète », il sait bien que sa conduite ne fut pas absolument irréprochable, mais il ne lui en tient pas vraiment rigueur. L'Anglais, quant à lui, affirme : « Byron était immoral, par conséquent ce n'était pas un grand poète. » Il n'y a qu'en Angleterre que le mot de Kingsley, cet abject ratichon moralisateur, sur Heine pouvait devenir proverbial : « Ne parlez pas de lui... cet homme était mauvais ! »

 

« Lorsqu'il n'y a cependant plus d'autre issue, lorsque tous les peuples alentour célèbrent et aiment ces poètes anglais « immoraux », l'Anglais se voit bien contraint d'en parler à son tour et alors... il ment. Loin de renoncer à son hypocrisie, le voici qui proclame : « De nouvelles investigations ont montré que cet homme n'était absolument pas immoral, bien au contraire : il était de la plus haute moralité, son âme n'était que pureté et innocence ! » Et c'est ainsi que ces fourbes d'Anglais ont racheté l'honneur de Byron. Il ne nous faudra plus attendre très longtemps avant que Saül Wilde ne se transforme en saint Paul ! Ainsi, pour Poe, la relève d'un Grimswold fut assurée par celle d'un Ingram : « Mais non, il ne buvait absolument pas ! »

 

« À présent, les Anglais peuvent reconnaître Edgar Allan Poe, dès lors qu'on lui a officiellement décerné un certificat de bonne moralité ! »

 

Au-delà de l’attaque anti-anglaise sans doute bien de son temps, il me semble qu’il y a là quelque chose de très juste, que l’on a hélas pu constater dans bien des domaines ; jusqu’à Sade que l’on cherche ainsi à « réhabiliter » ! Et je pourrais bien sûr revenir ici sur Lovecraft…

 

Mais je n’en tire pas les mêmes conclusions qu’Ewers : en effet, s’il ne fait en aucun cas l’apologie de l’alcoolisme comme vecteur authentique de création artistique, s’il ne dit pas que Poe était un génie parce qu’il buvait, ce qui serait tout aussi absurde que les accusations et dénégations qu’il stigmatise à bon droit, il n’en a pas moins tendance à considérer que Poe n’était pas alcoolique, disons, « dans le vide », mais qu’il y avait bien une corrélation, sinon une causalité directe, entre sa consommation d’alcool et sa production littéraire. C’est à mon sens une erreur, un héritage des « paradis artificiels » malgré tout ; à mon sens, l’alcoolisme de Poe est une donnée extérieure, et ce n’est que rarement et sans doute indirectement que l’on peut établir un lien entre cet alcoolisme et l’art du poète. Mais Ewers évoquait Wilde, à juste titre, et je ne me lasse pas de répéter cet aphorisme issu de la préface de Dorian Gray : « Un livre n’est point moral ou immoral. Il est bien ou mal écrit. C’est tout. » Et c’est bien entendu toujours aussi vrai aujourd’hui.

 

Il faut dire que, chez Ewers, cette analyse de l’alcoolisme de Poe débouche sur une sorte de théorie littéraire. Trois points me paraissent importants : tout d’abord, pour Ewers, la création artistique est une souffrance, voire une torture, et il s’insurge contre ceux qui prétendent que l’on peut créer quelque chose de valable sans douleur… Ensuite, cela débouche sur un certain « élitisme », et Ewers ne mâche pas ses mots à l’encontre des « imposteurs » qui singent les grands poètes, et de ceux qui « consomment » leurs œuvres, tels ces touristes dans l’Alhambra qui ont avec eux leurs best-sellers du temps et le consultent comme un Baedeker. Enfin, on aboutit à un idéalisme forcené :

 

« L'action n'est rien – la pensée est tout. La réalité est laide et rien ne saurait justifier l'existence de la laideur. Les rêves, eux, sont beaux, et ils sont vrais car ils sont beaux.

 

« Voilà pourquoi je crois aux rêves comme à l'unique réalité. »

 

Mazette. C’est bourrin, tout de même. Passablement provocateur, sans doute, peut-être plus encore à l’époque qu’aujourd’hui, quand bien même nous vivons dans une ère tragique où les mots de « réalisme » et de « matérialisme » se sont vus accoler les connotations les plus vulgaires (pour ne pas dire les plus « cyniques », autre terme dévoyé…). En tant que tel, ce n’est sans doute pas à prendre totalement au sérieux, et cela m’a rappelé, pour le coup, les aphorismes de Wilde dans l’immortelle préface citée plus haut.

 

Quoi qu’il en soit, ce texte, aussi contestable soit-il – et honnêtement je ne vois personne capable de prétendre y adhérer à 100 % –, est d’une lecture tout à fait intéressante. Et puis, il faut bien le reconnaître, la plume est là, qui mérite à elle seule le détour, aussi belle qu’agressive, délicate dans ses admirations et d’une violence extrême dans ses détestations.

 

L’essai d’Ewers, ainsi, remplit sans doute sa mission : il séduit et interroge, au-delà des affinités que l’on peut ressentir pour la vie (hors-sujet ?) et l’œuvre de Poe. Si l’on y ajoute l’époustouflant « Corbeau » qui complète le volume, et les superbes et nombreuses illustrations qui émaillent ce petit ouvrage, on ne peut que se féliciter de cette publication tout à fait intéressante, voire admirable ; oui, même moi, le vilain hérétique, le temps de cette lecture, j’ai eu le sentiment, sinon de comprendre Poe, du moins de comprendre l’enthousiasme qu’il a pu susciter ; et mine de rien, ce n’était pas si évident que ça (et Baudelaire n’y était jamais parvenu en ce qui me concerne, Lovecraft tout juste)…

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"Roma Mater", de Poul & Karen Anderson

Publié le par Nébal

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ANDERSON (Poul & Karen), Roma Mater. Le Roi d’Ys, 1, [The King of Ys – Roma Mater], traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Daniel Brèque, Paris, Calmann-Lévy – LGF, coll. Le Livre de poche Fantasy, [1986, 2006] 2009, 566 p.

 

Si Poul Anderson est probablement surtout connu pour ses récits de science-fiction, il ne s’est cependant pas limité à ce seul genre, loin de là, et a commis quelques merveilles en fantasy – à vrai dire, même sa science-fiction, touchant plus qu’à son tour à l’histoire et au mythe, en a parfois la saveur. Et dans cette production sans boulons, pour reprendre le célèbre mot de Terry Pratchett, une place particulière doit être attribuée, sans doute, au grand cycle qu’il a écrit avec son épouse Karen, consacré à la cité mythique d’Ys.

 

Allons bon.

 

Ys.

 

Ys !

 

Malgré ma haine viscérale de la Bretagne et des Bretons, je ne pouvais pas décemment passer à côté de ça. D’autant que – ça remonte, hein – la lecture d’Orphée aux étoiles de Jean-Daniel Brèque avait aiguillé mon intérêt sur la fantasy andersonienne, et tout particulièrement sur ce cycle tardif. Le prochain Bifrost étant consacré à Poul Anderson, c’est tout naturellement que je me suis proposé pour traiter de cette œuvre qui m’intriguait fort… et ce en dépit de son triste parcours éditorial français : en effet, seul les deux premiers tomes en ont été traduits, les deux derniers restant inédits dans la langue de (ce con de) Molière, et ça risque à vue de nez de rester un bon moment comme ça… Dommage, tout de même. Oui, dommage ; car je peux d’ores et déjà le dire : à la lecture, du moins, de ce premier tome qu’est Roma Mater, « Le Roi d’Ys », c’est de la bonne. Et même de la très bonne.

 

Notamment du fait d’un cadre brillant, et extrêmement documenté (nombreuses notes en fin de volume ; parfois très intéressantes, certes, mais j’avoue ne pas les avoir toutes lues, tant cela vient rompre le rythme de lecture…). Nous sommes en effet à la lisière de l’Antiquité et du Moyen-Âge : Rome est sur le point de tomber. La pax romana n’est plus qu’un lointain souvenir enjolivé. Les débris de l’Empire sont scindés en Orient et Occident (au mieux). Les barbares sont aux portes, et les franchissent allègrement quand l’envie leur en prend. Quant aux vieilles religions, elles tombent sous les coups de boutoir aussi geignards qu’intolérants des sectateurs du Christ.

 

D’où Gratillonius. Centurion romain, il combat sur le mur d’Hadrien, contre les Scots et les Pictes. Adepte de Mithra, dont le culte est persécuté, il est assurément une relique d’un autre temps. Mais la mission que va lui confier son général Maxime, bien décidé à devenir Empereur, va le conduire hors du temps. En effet, la guerre civile que projette ledit Maxime ne saurait être envisagée à la légère, et il a besoin d’hommes de confiance pour maintenir le calme, si ce n’est forcément provoquer l’adhésion, dans les principales régions de Bretagne et de Gaule.

 

Et c’est pourquoi Maxime envoie Gratillonius à Ys, à la pointe de l’Armorique. Ys ! Cité de fantasmes, à demi cachée, « oubliée » par la chronique, et sur laquelle courent bon nombre de légendes… Gratillonius se rend donc sur place pour y voir de plus près, et s’assurer la neutralité bienveillante de l’ancienne colonie carthaginoise.

 

Mais, à peine arrivé sur place, la tradition ysane s’empare de Gratillonius pour chambouler son destin. Les Gallicenae, les neuf sorcières épouses du Roi d’Ys, le cruel Celte Colconor, ont manipulé celui-ci pour qu’il provoque en duel le centurion au Bois du Roi. Gratillonius l’emporte… et la tradition veut dès lors qu’il devienne à son tour le Roi d’Ys ! Hop, il épouse les Gallicenae, et accepte le titre (en refusant le symbole de la couronne, prohibé par Mithra). Et découvre ainsi tout un univers fascinant, aux us et coutumes très particuliers.

 

La double allégeance de Gratillonius, envers Rome et désormais envers Ys, ne facilite pas nécessairement les choses… pas plus que son culte de Mithra, dont on peut craindre qu’il entrave quelque peu sa dévotion envers les trois protecteurs de la cité, Taranis, Bélisama et Lir, s’il ne la prohibe pas.

 

Or le centurion compte bien user de ce statut imprévu pour remplir à bien sa mission, notamment en repoussant, par la magie et par l’épée, une offensive des Scots sur le Liger. En résulte une malédiction, dont on connaît bien l’issue… mais ceci est une autre histoire.

 

Ce premier tome nous emmène donc à la suite de Gratillonius, du Mur en Bretagne à la cité armoricaine d’Ys ; il s’achève avec la naissance tragique de Dahut, dont on devine l’importance cruciale pour la suite. Et il est passionnant de bout en bout.

 

On ne peut pas dire, pourtant, que l’action soit le maître-mot de Roma Mater ; à vrai dire, si l’on excepte le duel avec Colconor et la bataille contre les Scots, il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent en la matière… Mais peu importe, tant la description de cet univers en bout de course est poignante et entraînante. Le cadre superbement détaillé est donc un atout majeur de ce premier volume du « Roi d’Ys ». La complexité du personnage de Gratillonius en est un autre. Si l’on y ajoute les délicieuses manœuvres politiques des Gallicenae et autres notables ysans, on a d’autant plus de quoi se régaler. Reste une dimension qui est loin d’être négligeable : la dimension sentimentale, voire érotique, dès lors que l’on traite des rapports du Roi d’Ys avec ses neuf reines. Ce qui pourrait faire peur à vue de nez, mais les deux auteurs manient fort adroitement le thème.

 

Aussi ce tome introductif est-il pleinement une réussite. Le livre a beau être assez volumineux, les références ont beau être nombreuses et complexes, on se passionne pour ce mythe très particulier, reconstitué avec adresse et passion par Poul et Karen Anderson, qui ont su accorder la place nécessaire au hors-champ pour que le cœur de l’intrigue n’en ressorte que mieux. Un modèle de conception, du coup, qui ne peut que susciter l’enthousiasme du lecteur avide d’excellence en matière de fantasy.

 

On a même envie de poursuivre le travail, en en apprenant plus de son côté… Cependant, même si je connais déjà en gros le fin mot de l’histoire, je préfère ne pas me spoiler indûment, et laisser la priorité au beau récit de Poul et Karen Anderson.

 

Suite au prochain épisode, donc : Les Neuf Sorcières.

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"Imaro. Intégrale", de Charles Saunders

Publié le par Nébal

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SAUNDERS (Charles), Imaro. Intégrale, [Imaro], traduit de l’anglais (américain) par Patrice Louinet et Mike Nofrost, traduction révisée par Patrice Louinet, postface de Patrice Louinet, Saint-Laurent d’Oingt, Mnémos, 2013, 619 p.

 

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 74 (pp. 101-102).

 

Je vais tâcher de la rapatrier dès que possible… mais ça ne sera pas avant quelque temps.

 

En attendant, vos remarques, critiques et insultes sont les bienvenues, alors n’hésitez pas à m’en faire part…

 

EDIT : Gérard Abdaloff en cause, .

 

EDIT : Hop :

 

Les éditions Mnémos ont eu l’excellente idée de rassembler pour la première fois – après un parcours éditorial complexe – en un fort beau volume les quatre livres (deux fix-up et deux « vrais » romans, formant ensemble une saga complète) consacrés par Charles Saunders à son personnage d’Imaro. Un fort beau volume, oui, indéniablement ; mais très dense, le texte étant fortement tassé, ce qui peut faire un peu souffrir les yeux… On n’enverra cependant pas la facture des soins ophtalmo aux éditions Mnémos, car la lecture de cette intégrale, malgré ce tout petit souci technique, s’avère un régal de bout en bout. Autant le dire de suite, en effet : Imaro est un superbe personnage, probablement le seul digne successeur du Conan de Robert E. Howard (influence primordiale dont l’auteur ne se cache certes pas) avec le Kane de Karl Edward Wagner.

 

Imaro est à bien des égards un produit de son temps, un héritier des mouvements pour les droits civiques afro-américains et probablement plus encore des Black Panthers, etc. Mais il n’a rien perdu de sa force aujourd’hui. « Conçu pour être le Noir qui botte le cul de Tarzan », le héros de Charles Saunders témoigne d’une entreprise colérique visant à « décoloniser » la fantasy systématiquement blanche. Pour ce faire, l’auteur, dans la droite lignée de Robert E. Howard et de son Âge Hyborien, a créé « son » Afrique imaginaire mais truffée de références transparentes, le Nyumbani. Un cadre magnifiquement détaillé, propice aux aventures épiques, que va arpenter de long en large le colosse Imaro, de son Tamburure natal au Naama qui verra sa quête s’achever.

 

Imaro est le « fils d’aucun père ». Sa mère est contrainte de l’abandonner à sa tribu des Ilyassai alors qu’il n’a que cinq pluies. Mais elle laisse un guerrier derrière elle… Une épée qui devra être forgée dans la douleur. L’apprentissage est rude, auprès des Ilyassai qui le rejettent comme un bâtard. Mais cela endurcit la caractère d’Imaro, qui grandit sous les quolibets et le mépris pour devenir un géant, au destin qui le dépasse amplement. Car Imaro, à bien des égards, est un « élu » ; et il quittera bientôt les Ilyassai qui ne l’ont jamais accepté pour parcourir le Nyumbani à la recherche de son identité, et combattre partout les sorciers du Naama à la botte des terribles Mashataan.

 

Et si c’est bien dans la lignée d’Howard que se situent ses premières aventures, sous forme de nouvelles très efficaces et débordant d’action, sa quête prendra sur le tard des accents que l’on pourrait juger tolkiéniens… Mais avec toujours ce même souffle épique qui emporte le lecteur ravi, et ce rythme frénétique qui n’avait sans doute pas trouvé d’égal depuis les meilleurs récits de Conan. Et il faut encore y ajouter un sens du détail anthropologique (qui a son revers, dans un « glossaire » fort complexe se traduisant dans le texte par une abondance d’italiques) absolument fascinant, dans la lignée des meilleurs textes de Jack Vance et d’Ursula K. Le Guin.

 

L’action est le maître-mot d’Imaro. Les combats les plus violents ponctuent le récit avec la régularité d’une horloge. Pourtant, le lecteur ne se lasse pas, et continue de se passionner pour les exploits sans cesse plus fous du colosse noir ; qu’il affronte des animaux, des hommes ou des monstres très howardiens (et donc passablement lovecraftiens), Imaro multiplie les prouesses, tel le héros plus grand que nature qu’il est par définition. Mais si les cultures africaines et afro-américaine sont le berceau du héros de Charles Saunders, on pourra légitimement lui trouver aussi une certaine dimension christique (si ce n’est qu’il n’est pas vraiment du genre à tendre l’autre joue…) et, surtout, des accents grecs, tant son parcours relève de l’épopée tragique. Imaro est en effet destiné à connaître la souffrance à chaque étape de sa vie, et sa quête d’identité et de liberté est semée d’embûches. Personnage aussi fort que poignant, il se révèle bien plus complexe qu’une simple montagne de muscles massacrant à tours de bras.

 

L’originalité, en dehors de ce superbe cadre « africain », n’est probablement pas la principale qualité d’Imaro. Mais peu importe : il s’agit là d’une fantasy haut de gamme, d’un divertissement de choix qui écrase la pseudo-concurrence. De quoi fournir des heures d’évasion exotique. Un régal qui vaut bien toutes les louanges.

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"Le Mystère du Hareng saur", de Jasper Fforde

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FFORDE (Jasper), Le Mystère du Hareng saur, [One of Our Thursdays is Missing], traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Jean-François Merle, Paris, Fleuve Noir, [2011] 2013, 477 p.

 

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 74 (pp. 99-100).

 

Je vais tâcher de la rapatrier dès que possible… mais ça ne sera pas avant quelque temps.

 

En attendant, vos remarques, critiques et insultes sont les bienvenues, alors n’hésitez pas à m’en faire part…

 

EDIT : Hop :

 

Le Mystère du Hareng saur est le sixième tome de la brillante série « Thursday Next » de Jasper Fforde. Il nous propose une nouvelle virée dans le Monde des Livres, cette fois concrétisé géographiquement sous la forme d’un archipel en terre creuse suite à la Refonte, en compagnie de l’inégalable Thursday Next.

 

Ou presque… Le problème, en effet, c’est que, ainsi que le titre original l’annonce d’emblée, la fameuse héroïne et enquêtrice de la Jurifiction a disparu. Bien évidemment, au moment où tout le monde a besoin d’elle… Aussi notre narratrice sera-t-elle la Thursday Next de fiction, version édulcorée vaguement baba-cool de l’originale, à sa demande : elle voulait que la série comporte moins de sexe et de violence. Mais, du coup, elle a perdu des lecteurs… Ce qui laisse du temps libre à la Thursday Next de fiction, entre deux interprétations peu enthousiastes des cinq volumes de la série (généralement épuisés), et lui permet ainsi de jouer à son tour à l’investigatrice. Mais elle est loin d’être aussi compétente que son modèle ; et c’est sans doute pour cette raison qu’on lui confie une enquête sur le crash d’un livre inconnu, dont on a retrouvé des éléments épars un peu partout (y compris, chose horrible, dans le Complotisme). Mais ce n’est pas pour autant la dernière des buses, et elle subodore à juste titre qu’il y a quelque chose de bien plus grave là-dessous ; quelque chose qui pourrait bien avoir un rapport avec la disparition de la véritable Thursday Next, supposée participer dans quelques jours à des pourparlers de paix dans l’épineuse affaire opposant le Roman Grivois et son leader Speedy Cagoule à ses voisins de la Littérature Féminine et du Dogme… Point de départ d’une odyssée farfelue dans le pittoresque Monde des Livres, avec même un détour par le monde réel (pour le principe).

 

Pas de doute : même si l’auteur de la série est régulièrement qualifié de « nègre », nous sommes bien en présence d’un roman de Jasper Fforde, et son ton inimitable fait bientôt les délices du lecteur (malgré quelques gags lourdingues et jeux de mots laids qui ne ressortent pas très bien à la traduction et peuvent laisser perplexe, voire inquiet, dans un premier temps). Le Mystère du Hareng saur est (presque) toujours remarquablement drôle, bourré à en déborder d’allusions et références réjouissantes, et tellement riche en bonnes idées inattendues qu’il en devient régulièrement vertigineux. La Refonte a ainsi eu des effets très bénéfiques, et c’est avec un plaisir intact que l’on arpente cette fois l’île de la Fiction (carte en début de roman, à elle seule déjà riche en gags). L’astuce est toujours de la partie, que ce soit dans la trame complexe de thriller politico-psychologique qui sous-tend le roman, ou dans les considérations sur les livres en général et sur la série « Thursday Next » en particulier (l’auteur s’amusant beaucoup tout en jetant une sorte de regard nostalgique sur sa création). Si le roman prend son temps pour déployer pleinement son intrigue, les idées géniales filent par contre à la vitesse de l’absurde, pour notre plus grand bonheur (et nos plus grandes migraines à l’occasion). Et osons le dire : un livre dans lequel un taxi tombe inopinément dans un champ de mimes est nécessairement bon.

 

Mais est-il à la hauteur de ses illustres prédécesseurs ? Peut-être pas… Si Le Mystère du Hareng saur se lit donc avec beaucoup de plaisir, et si l’on est toujours aussi béat d’admiration devant certaines trouvailles de Jasper Fforde, le fait est que l’ombre de L’Affaire Jane Eyre et de ses suites plane sur cet ultime volet. Or l’auteur avait placé la barre très haut, ce n’est rien de le dire ; et, ici, il rate parfois son envol… L’intrigue, pour être astucieuse, est ainsi plus ou moins palpitante, et on a tôt fait, à vrai dire, de la considérer comme un accessoire pour se concentrer sur les aspects les plus brillants du roman, résidant dans cette inventivité constante et foisonnante. On se désintéresserait presque du sort de la véritable Thursday Next, on ne prête qu’une attention distraite à l’affaire du Roman Grivois… Aussi le livre peut-il avoir un certain aspect décousu, consistant plus en une folle suite de gags sans queue ni tête qu’en un authentique roman bien organisé du début à la fin. Cette anarchie est très réjouissante assurément, mais peut aussi décevoir quelque peu, pour qui s’était attendu à quelque chose d’aussi proche de la perfection que les précédents volumes. Et, même si c’est à regret, c’est à bon droit que l’on confesse en définitive une relative déception à la lecture de ce Mystère du Hareng saur

 

Mais qu’on ne s’y trompe pas : si cet ultime roman est un peu faiblard sur l’échelle des « Thursday Next », il n’en reste pas moins tout à fait réjouissant, et sans aucun doute largement au-dessus du lot. On n’en fera pas une lecture aussi indispensable que L’Affaire Jane Eyre et ses séquelles, mais les amateurs de la série devraient néanmoins s’y retrouver dans l’ensemble, ne serait-ce que pour se plonger à nouveau avec délice dans ce tourbillon d’idées géniales mettant en abîme la littérature en général et la fiction en particulier. Autant dire que la concurrence est inexistante…

 

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"Histoire zéro", de William Gibson

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GIBSON (William), Histoire zéro, [Zero History], traduit de l’américain par Doug Headline et Jean Esch, Vauvert, Au Diable Vauvert, [2010] 2013, 551 p.

 

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 74 (pp. 80-81).

 

Je vais tâcher de la rapatrier dès que possible… mais ça ne sera pas avant quelque temps.

 

En attendant, vos remarques, critiques et insultes sont les bienvenues, alors n’hésitez pas à m’en faire part…

 

EDIT : Hop :

 

Il est bien loin, le temps de la trilogie de Neuromancien ; William Gibson s’était déjà rapproché de notre époque avec sa trilogie suivante, dite « du Pont », et ses romans ultérieurs ne font que confirmer cette évolution, en s’attardant sur notre époque pour en analyser les tenants et aboutissants sans plus guère utiliser de prétexte SF. En dehors de quelques éléments sur le tard, Histoire zéro ne relève en effet pas vraiment de la science-fiction (pas au sens strict, du moins) ; mais il continue cependant d’interroger le monde selon une grille de lecture bel et bien héritée du cyberpunk. Ce qui, disons-le, est à la fois passionnant et un brin frustrant pour qui a découvert l’auteur avec ses premiers romans. Il est en tout cas certain que ce n’est pas avec Histoire zéro, qui vient clore une nouvelle trilogie entamée avec Identification des schémas et poursuivie avec Code source, que l’on pourra apprécier au mieux la production SF de l’auteur… même si, comme le dit une critique reprise en quatrième de couverture, Gibson donne ici « à lire le présent comme si c’était le futur ». Une évolution certes pas innocente, et qui a pu lancer des pistes de recherche très intéressantes dans les deux précédents romans, consacrés aux marques et aux sous-cultures ; mais Histoire zéro, en poursuivant sur cette problématique, pousse le bouchon très loin… et sans doute trop loin. Jusqu’à l’absurde, en fait, en prenant pour sujet-prétexte (un McGuffin assurément) ce que l’on peut concevoir de plus superficiel au monde : la mode.

 

Le roman alterne entre les points de vue de l’ancienne chanteuse de rock Hollis Henry et du paumé ex-camé Milgrim, deux des « héros » de Code source. Ils sont à nouveau amenés à travailler pour le curieux magnat Hubertus Bigend, qui a foi en leurs capacités respectives. Et il les lance donc sur les traces d’une mystérieuse marque (ou anti-marque ?) de jeans, appelée les Chiens de Gabriel, avec potentiellement de juteux marchés militaires à la clé. Ce qui fait l’originalité des Chiens, en effet, outre leur finition impeccable, c’est l’absence quasi totale de communication les concernant ; ils n’ont pas pignon sur rue, et personne ou presque ne sait de qui il s’agit (même si le lecteur se fait rapidement sa petite idée…) : « une ligne de vêtements connue pour ne pas être célèbre »… Nos deux investigateurs se lancent donc dans la plus futile des quêtes, dans un milieu brillant par sa vacuité. L’histoire, dès lors ? Eh bien, il n’y en a pas vraiment, comme le titre le laisse assez entendre… Il s’agit bien d’une Histoire zéro. Ce qui, en soi, ne pose pas vraiment problème, n’en déplaise à certains critiques amateurs de bon (mauvais) mots ; à vrai dire, il y a même quelque chose de fascinant dans cette étude approfondie du néant…

 

Mais on ne se fera pas d’illusions pour autant, même dans un monde où tout est factice : Histoire zéro, avec tout son potentiel, est un roman raté. Gibson pousse en effet le vice très loin, et, si son roman n’est pas totalement exempt de qualités – il est à coup sûr bien pensé, et les personnages d’Hollis et (surtout) de Milgrim sont bien campés et plutôt attachants –, il n’en reste pas moins que l’on s’ennuie profondément à sa lecture. Il a même quelque chose d’un pensum… notamment du fait de sa longueur indubitablement excessive. Avec cette thématique, William Gibson tenait probablement le matériau d’une très bonne nouvelle ou novella ; mais en l’étirant artificiellement sur 550 pages, il met trop en lumière son dispositif et son propos, et lasse bien vite. La forme ne rattrapant pas le fond – cela semble se vérifier, que Gibson n’a jamais vraiment eu de chance avec ses traducteurs… –, ne subsiste plus de cette Histoire zéro qu’un profond ennui. Faux roman de science-fiction, empruntant l’allure et les méthodes d’un faux thriller, ce dernier roman de William Gibson est ainsi une triste déception, qui, malgré une intelligence indéniable, laisse le lecteur au mieux parfaitement froid et indifférent.

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"Harmonie", de Project Itoh

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ITOH (Project), Harmonie, [Hamoni], traduit de l’anglais par Christophe Cuq, [s.l.], Panini Books, coll. Eclipse, [2008] 2013, 323 p.

 

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 74 (pp. 79-80).

 

Je vais tâcher de la rapatrier dès que possible… mais ça ne sera pas avant quelque temps.

 

En attendant, vos remarques, critiques et insultes sont les bienvenues, alors n’hésitez pas à m’en faire part…

 

EDIT : Gérard Abdaloff en parle ici.

 

EDIT : Hop :

 

<etml:lang=fr>

 

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Harmonie, par la force des choses dernier roman de l’auteur qui se faisait appeler Project Itoh, a été couronné de multiples prix au Japon, mais a aussi obtenu le Prix spécial du Jury aux Philip K. Dick Awards 2010. Et autant le dire de suite, c’était bien légitime. On s’étonnera d’autant plus qu’il n’ait pas encore rencontré davantage d’écho en France, alors que c’est à n’en pas douter une des publications les plus alléchantes de la collection Eclipse depuis peu passée dans le giron de Panini.

 

Nous sommes dans la seconde moitié du XXIe siècle. Après les terribles affrontements du Maelström, qui ont bien failli conduire l’humanité à l’extinction, s’est mise en place une étonnante utopie sous la houlette des admédistrations, aidées par les progrès de la recherche médicale et de la nanotechnologie. La vie humaine est désormais placée au centre des préoccupations, considérée comme un bien de la société. Les WatchMe implantés en tout un chacun, et les conseils médicaux qui vont de pair, assurent l’existence prolongée d’une humanité sans excès de graisse (ni déficit, d’ailleurs), sans maladies, du rhume au cancer, sans vices non plus (l’alcool et le tabac ont été violemment condamnés, et la caféine est sur le point d’y passer). Un cauchemar blanc, aseptisé, d’une froideur clinique, où la compassion et la bienveillance étouffent. Le « vivisme », cet avatar moderne d’hygiénisme nazillon mêlé de bien-pensance, en plaçant la vie au premier plan, a créé une société invivable.

 

<souvenir>

 

Quand Tuan Kirie était adolescente, elle avait pour meilleures amies, outre l’effacée Cian, l’intrigante et suprêmement intelligente Miach Mihie. Celle-ci s’était lancée dans une guerre impitoyable contre le vivisme, qui a débouché sur la tentative de suicide conjointe des trois jeunes filles. Seule Miach y est passée.

 

</souvenir>

 

Maintenant, Tuan travaille pour l’Hélix, une branche de l’OMS… qui sème la guerre à force de bonnes intentions. Mais Tuan n’écume pas les champs de bataille par compassion : ce qui l’intéresse, c’est l’alcool et le tabac. Contrainte cependant de rentrer au Japon du fait de ses entorses à la moralité publique, elle assiste bientôt au suicide de son amie d’enfance Cian. Mais Cian n’est pas la seule à être enfin passée à l’acte : au même moment, partout dans le monde, ce sont plus de 6000 personnes qui ont tenté de se donner la mort, et près de la moitié y sont parvenues.

 

Malgré son implication personnelle – ou justement pour cette raison –, Tuan enquête. Car ce suicide collectif inattendu, atteinte suprême aux objectifs des admédistrations, semble bien être l’œuvre d’une faction terroriste… Et notre héroïne va ainsi découvrir les dessous de la société viviste.

 

<déclaration>

 

Harmonie est un roman brillant.

 

</déclaration>

 

Project Itoh nous dépeint ici une société terriblement crédible, et d’une horreur impressionnante sous ses façades de bienveillance et de santé. Le cauchemar blanc du vivisme ne manque pas de nous renvoyer à certaines dérives contemporaines, et c’est bien l’évolution de notre société qui est ici questionnée ; la société occidentale comme la société japonaise, d’ailleurs : à cet égard, on ne peut s’empêcher de penser par moments, notamment dans les premières pages du roman vibrantes de colère et d’absurdité, à certaines œuvres nippones telles que Les Bébés de la consigne automatique ou Battle Royale, pour rester dans le genre. Mais Project Itoh ne se contente pas d’attaquer aux fondations et de démolir (même s’il fait cela très bien) ; en allant jusqu’au bout de la logique viviste, c’est, au-delà de la société, l’homme qui est finalement interrogé, d’une manière très subtile bien que radicalement matérialiste qui n’est pas sans faire passer à Greg Egan (et notamment à la superbe nouvelle « Des raisons d’être heureux », dans Radieux), notamment dans la fascinante conclusion.

 

Pour autant, Harmonie n’est pas sans défauts.

 

<liste: item>

 

<i: La plume est franchement médiocre, les deux niveaux de traduction n’ayant sans doute rien arrangé.>

 

<i: L’intrigue de techno-thriller est parfois un peu lourde.>

 

<i: Les souvenirs impliquant Miach sont d’ailleurs souvent plus intéressants que la trame principale.>

 

</liste>

 

Mais cela n’enlève rien à l’essentiel : roman riche et indéniablement intelligent, Harmonie emporte sans peine l’adhésion. Aussi peut-on fermer les yeux sur ces quelques menues faiblesses, et reconnaître en l’ultime roman de Project Itoh un remarquable livre de science-fiction, à même de faire réfléchir le lecteur sans pontifier pour autant. C’est une denrée assez rare en ce moment ; on aurait d’autant plus tort de s’en priver.

 

</body>

 

</etml>

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