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Certaines n'avaient jamais vu la mer, de Julie Otsuka

Publié le par Nébal

Certaines n'avaient jamais vu la mer, de Julie Otsuka

OTSUKA (Julie), Certaines n’avaient jamais vu la mer, [The Buddha in the Attic], traduit de l’anglais (États-Unis) par Carine Chichereau, Paris, Libella – Phébus – 10/18, [2011-2013] 2017, 143 p.

JAPONAISE(S)-AMÉRICAINE(S)

 

Je vais causer aujourd’hui d’un court roman qui a rencontré, assez récemment, un beau succès critique et commercial, aux États-Unis puis en France (où il a notamment remporté le prix Fémina étranger en 2012) – un roman par ailleurs assez singulier sur le plan formel, et qui, disons-le d’emblée, vaut bien, bien mieux que ce que cette couverture et ce titre français (qui sonne beaucoup trop à mes yeux comme une parodie…) pourraient laisser croire.

 

Julie Otsuka est une autrice américaine d’origine japonaise, née d’une mère nisei et d’un père issei. Diplômée en art, elle s’est intéressée au sort des immigrants japonais aux États-Unis dans la première moitié du XXe siècle, inspirée tout d’abord par les récits de ses propres grand-parents maternels, et a ainsi traité, dans son premier roman, Quand l’empereur était un dieu, d’une page sombre et longtemps tabou de l’histoire américaine contemporaine (mais que certaines trumperies récentes rappellent à notre mauvais souvenir…) : la déportation et l’internement des immigrants japonais et des citoyens américains d’origine japonaise après l’assaut sur Pearl Harbor ; des dizaines de milliers de personnes avaient ainsi été privées de leurs droits les plus élémentaires du jour au lendemain, au motif à peu près systématiquement incongru qu’ils pourraient être des « espions », des « saboteurs », membres de la « cinquième colonne », voire commandos avancés disposant de caches d’armes, etc. Les grands-parents maternels de l’autrice étaient du lot.

 

Quand l’empereur était un dieu a remporté un beau succès à tous points de vue, et je l’ai noté précieusement sur mes tablettes, mais le deuxième roman de Julie Otsuka, Certaines n’avaient jamais vu la mer (on préférera largement, ou en tout cas je préférerai largement, le titre original, bien différent : The Buddha in the Attic), bien davantage encore. Les deux romans sont thématiquement liés, d’une certaine manière, puisque celui-ci s’arrête peu ou prou là où Quand l’empereur était un dieu commençait, avec la déportation dans les camps d’internement. Certaines n’avaient jamais vu la mer débute, de manière approximative, entre 1900 et 1920, à vue de nez, et narre ainsi ce qui s’est produit avant les événements décrits par l’autrice dans son premier roman – une préquelle, hein !

 

PICTURE BRIDES

 

En l’occurrence, il s’agit du destin de celles que l’on appelle les picture brides – des femmes d’origine japonaise (origine entendue largement – car cela concerne aussi des Coréennes, en cette époque de colonisation) qui traversaient l’océan Pacifique pour épouser un Japonais qui avait émigré aux États-Unis, et dont elles ne connaissaient qu’une photographie – et encore…

 

Car ces femmes étaient les victimes d’une terrible escroquerie. Bien souvent, la photographie ne correspondait pas à l’homme qu’elles allaient ainsi épouser – ou bien, ce qui revient au même, elle datait de vingt ans plus tôt. Et les lettres de ces hommes étaient tout aussi mensongères : tel qui se présentait comme un cadre dans une puissante banque américaine s’avérait en fait un travailleur de la terre comme tous les autres – en Californie, les immigrants japonais peinaient souvent dans les champs et les vergers, la récolte des fruits étant pour eux une activité essentielle.

 

Sacrée déception pour nos candides voyageuses, pleines d’espoirs vites déçus – au plus tard dès la nuit de noces, en descendant du bateau : un vrai cauchemar, bien trop souvent. Et la suite ne s’annonçait pas sous un meilleur jour : il fallait faire des enfants, les élever, et aussi travailler – dans les cultures comme leurs maris, auxquels elles avaient bien dû se résigner (il ne s’agissait pas de les aimer), ou ailleurs, par exemple en tant que domestiques pour telle riche Américaine, blanche, admirée, haïe, redoutée, jalousée.

 

L’histoire des picture brides est parfaitement connue de la communauté des Américains d’origine japonaise – pour ainsi dire, un très grand nombre d’entre eux en comptent dans leurs ancêtres. Mais les autres Américains n’en savaient pas forcément grand-chose : Julie Otsuka, avec Certaines n’avaient jamais vu la mer, poursuivait donc l’entreprise « éducative », je suppose que l’on peut employer ce terme, qui était déjà celle de Quand l’empereur était un dieu.

 

NOUS

 

Ce point de départ, à la condition de savoir gérer le pathos, pas le moindre risque dans un récit aussi désolant et même révoltant, peut assurément donner lieu à un bon roman. Ce qui fait de Certaines n’avaient jamais vu la mer un très bon roman, c’est la manière bien particulière qu’a Julie Otsuka de narrer son histoire.

 

En effet, Certaines n’avaient jamais vu la mer est un roman sans héroïne – à moins qu’il ne soit plus juste de dire qu’il en compte des centaines. Contre la troisième personne du singulier, distante, contre aussi la première personne du singulier, limitant l’expérience dans une casuistique trop restreinte, l’autrice a fait le pari pas banal de la première personne du pluriel. Tout au long du roman (mais avec une nuance sur laquelle je reviendrai en temps utile), c’est ce « nous » qui s’exprime – comme un bloc rassemblant toutes les expériences, et affichant l’idée d’une destinée collective, globale, jusque dans les plus personnelles, les plus intimes des anecdotes, dont le sens varie justement en raison de ce choix du pluriel et donc du collectif. Nous, nous, nous… Ce « nous » est longtemps anonyme, mais il ne le demeure pas éternellement – il garde pourtant sa nature englobante à mesure que les noms de ces femmes surgissent çà et là, beaucoup pour ne plus jamais revenir, certains pour se manifester épisodiquement, à des dizaines de pages de distance. Le lecteur est ainsi prisonnier d’une masse envahissante de témoignages – et c’est probablement le meilleur moyen de lui faire vivre cette destinée en l’intégrant au plus profond de lui-même ; ce que le magistral premier chapitre démontre très vite. « Il » ou « je » n’auraient pas eu cet impact : seul « nous » parvient à véritablement coller le lecteur au fond d’une cale, saturée d’espoirs et d’angoisses, d’odeurs aussi, tandis que le bateau, bien trop lentement, traverse l’océan pour convoyer ses têtes de bétail dans le prétendu pays de la liberté, en vue de lendemains qui ne cesseront de déchanter.

 

La dimension historique du roman renforce encore l’effet, en jouant de la carte documentaire. Ce « nous » incarne des centaines, des milliers de photographies aux teintes sépia – portraits de femmes dont l’identité se perd dans les méandres d’un drame commun, le regard figé face à l’objectif (si l’on ose dire). Le lecteur croule sous les archives, procédé par essence étouffant, mais moins froid qu’il n’y paraît – car chacune de ces photographies prend vie, au détour d’une ligne ; et il ne s’agit pas d’un simulacre de vie, mais bien de l’expression poignante de ce que, dans ce destin collectif, chaque trajectoire individuelle relevait d’une authentique femme, singulière, esprit et chair ; quelqu’un qui avait vraiment vécu. Autant dire que, en dépit de la sensation de noyade, rien ne saurait être moins froid que ce « nous » faussement anonyme : la destinée collective ne relève pas que des seules statistiques, ainsi que nous le rappelle utilement Julie Otsuka de la sorte.

 

Il y a peut-être autre chose, pourtant – qui relève presque du fantastique. Car ces voix qui scandent le récit de leurs misères, même sans faire montre d’une agressivité particulière (laquelle est en fait des plus rare), ont parfois quelques choses d’une accusation. Et ces murmures comme ces cris, qui hantent nos têtes à chaque ligne, endossent parfois des atours de fantômes, d’esprits qui ne reposent pas en paix – à moins qu’il ne s’agisse, de manière très japonaise, de ces ancêtres qui devraient être divinisés ?

 

LIVING IN AMERICA

 

Mais nous n’en sommes pas (encore) à la mort, dans le roman. Ce qui précède est bien plus terrible : la vie.

 

Je ne vais pas rentrer dans les détails, ici – ça ne serait guère approprié, absurde même à vrai dire. Mais l’approche de Julie Otsuka joue justement de l’abondance des détails. La confrontation très particulière des expériences qu’autorise l’emploi de la première personne du pluriel produit – dès le premier chapitre – un effet d’accumulation parfaitement redoutable, et même effrayant.

 

Il s’agit bel et bien d’assommer, de noyer le lecteur sous la multiplicité des destinées tragiques. Pourtant, ce n’est pas vraiment de pathos qu’il s’agit – et, au détour d’un paragraphe, on peut même saisir, parfois, un fugace trait de lumière… Dans l’ensemble cependant, la litanie des noms et des drames produit un effet des plus déprimant, presque au point de l’insupportable.

 

Et c’est bien d’une litanie qu’il s’agit, avec sa scansion particulière, évocatrice de quelque poème épique comme il s’en trouve au départ de toutes les mythologies. Un chœur de fantômes, du coup, en rien hostile, et qui pourtant nous affecte de par sa seule présence, quasi muette – car c’est comme si la retranscription de ces vies passait… eh bien, par un médium.

 

Le plus prosaïque se retrouve ainsi sublimé, d’une certaine manière – même essentiellement sur un mode dépressif, où la lutte pour la vie est perdue d’avance, où l’on ne s’accroche que par (mauvaise) habitude.

 

La famille et ses atrocités, au mieux ses trahisons – les maris qui ne se contentent pas de ne pas être ceux qu’ils prétendaient, mais qui s’avèrent en outre insupportablement absents, ou volages (la jalousie n’a pas besoin de l’amour) ; les enfants non désirés, et pourtant ; la ronde des morts précoces, et plus ou moins regrettées.

 

Le travail et ses cruautés inhumaines – les conditions terribles, la paye misérable, l’oppression des employeurs, celle des petits chefs ; le mari qui se tue à la tâche pour rien ; la femme de même, et au lendemain de son accouchement, pas le choix ; le mépris des autres.

 

Les Américains, leur richesse, leur dédain – les dames et leur condescendance ; leurs cruels rituels, sous couvert d’innocentes manies ; les compliments vécus comme des insultes, car c’est ce qu’ils sont tout au fond.

 

La guerre, la suspicion – la haine, ou peut-être pire encore : l’indifférence ?

LA DISPARITION

 

Car nous en arrivons au point où Certaines n’avaient jamais vu la mer fait la jonction avec Quand l’empereur était un dieu. Ici, le fait de ne pas avoir (encore) lu ce précédent roman est peut-être un handicap, au plan de l'analyse du moins…

 

Reste que c’est un passage particulièrement saisissant du présent roman. Il l’est peut-être d’autant plus qu’il semble presque, parfois, prendre ironiquement le contrepied des chapitres précédents ? Ou non, pas exactement, c’est plus subtil que ça… Plus cruel, aussi.

 

L’idée, c’est que ces immigrants japonais, et plus particulièrement ces immigrantes japonaises, en dépit de toutes les avanies subies depuis leur arrivée à San Francisco, en étaient pourtant venus, très légitimement, à considérer ce pays comme le leur – peut-être même à l’aimer, si c’était dans la douleur. Le « nous », ici, est d’une force toute particulière. Quand les Japonais lancent leurs Zéros sur Pearl Harbor, ils sont « eux », ils sont « l’ennemi ». « Nous », « notre pays », désigne les Américains, les États-Unis. Pour ces immigrants, cela relève de l’évidence – ça ne prête même pas à débat.

 

Mais les Américains autour d’eux – les vrais Américains, les Blancs donc – sont d’un tout autre avis. Le « péril jaune », très prégnant dans les mentalités, offre une grille de lecture sans nuance, ce qui est toujours bien pratique. Et les immigrants en font une fois de plus l’expérience, mais de la plus cruelle des manières : on ne leur reconnaît pas le statut d’Américains. Ils ont tout fait pour ce statut – ils ont travaillé dur, ils ont subi sans geindre… Ils ont tout fait. Mais vingt, trente, quarante années passées sur le territoire des États-Unis n’y changent rien : essentiellement autres, et à jamais, et quoi qu’ils fassent, ils sont naturellement suspects.

 

Eux-mêmes ne savent que penser des récits sur la « cinquième colonne ». Peut-être celui-ci était-il vraiment un espion ? On dit après tout qu’il avait une cache d’armes, et le Hinomaru au-dessus de son lit… Il doit être un « ennemi ». Mais pas nous ! Qu'importe la législation, nous, nous vivons en Amérique, nous sommes américains !

 

Le gouvernement ne s’embarrassera pas du fardeau d’un tri préalable. « Japonais » signifie « suspect ». Les immigrants japonais doivent bien l’admettre – et, bientôt, ils s’y résignent ; sans protestations, sans colère – cela ne servirait de toute façon à rien. Ils préparent leurs affaires pour le jour de la déportation, qui viendra forcément – les chaussures, bien cirées, attendent au pied du lit ; la valise est faite ; les dettes sont réglées ; on confie le chien aux voisins… Et on attend.

 

Le jour arrive – on part.

 

En silence.

 

Les Japonais de la côte Ouest des États-Unis ont disparu, sans un bruit.

 

NOUS AUTRES

 

Et c’est alors qu’opère un ultime retournement, terrible et génial. Dans le dernier chapitre, le « nous » demeure… mais il ne désigne plus du tout les mêmes personnes : cette fois, dans une très révélatrice dialectique entre « nous » et « eux », qui se plie commodément aux desiderata de ceux qui y tiennent le plus, « nous » désigne les autres, soit les Américains – ceux qui ne sont pas d’origine japonaise, mais constatent, au petit matin, que leurs voisins immigrants ne sont plus là, qu’ils ont disparu.

 

Un chapitre finalement pas moins douloureux que les précédents, et pourtant tout autre – et plus ambigu ? Les fermiers qui attendent en vain leurs ouvriers agricoles, ces dames qui n’ont plus leur petite domestique, s’étonnent de cette disparition. Ils vont jusqu’à prétendre, d’une certaine manière, qu’ils n’étaient pas au courant. Certes, ils avaient bien vu leurs concitoyens (…) d’origine japonaise se rassembler autour de telle ou telle affiche, mais ils ne l’ont pas lue, et, de toute façon, elle était en tout petits caractères, alors…

 

Finalement, ce « nous » est plus lâche qu’haineux. Même en pareilles circonstances, il a du mal à accepter que figurent en son sein de ces hommes en colère et ignorants, qui soupçonnent, non, qui sont parfaitement sûrs et certains, que tel bonhomme, Kato, Sato, allez savoir comment il s’appelle au juste, était une menace pour les États-Unis. La plupart sont sceptiques à ce propos – ils ont vécu si longtemps à côté de ces immigrants ! Les prendre pour des espions, dès lors… Cette femme toute frêle et prématurément vieillie, ce garçonnet de cinq ans à peine…

 

Mais, par choix ou par indolence, ils ont fait l’autruche. Une fois la disparition constatée, certains éprouvent sans doute le besoin de chercher des responsables – mais avec la conviction que c’est ailleurs qu’on les trouvera. Les locaux appréciaient ces immigrants, après tout – si on les a fait partir, c’est la faute du gouvernement ! Qui ne les a même pas consultés… C’est fâcheux – surtout parce que cela pénalise l’économie locale : qui va ramasser les fruits, maintenant ?

 

Mais s’il y a, dans le roman de Julie Otsuka, en définitive, quelque chose d’un acte d’accusation, c’est sur le ton las, monotone, de la douloureuse litanie entonnée par les femmes japonaises depuis le jour fatidique où elles sont montées à bord d’un bateau supposé les conduire dans une utopie de liberté, de fortune et de respect. Elle ressort avant toute chose de ce constat de la mesquinerie généralisée – comportement si commun qu’il mérite effectivement l’emploi de la première personne du pluriel, étendue au genre humain : nous sommes des lâches, nous ignorons ce que nous ne voulons pas voir, nous ne faisons rien quand il faudrait faire quelque chose – et en définitive nous sommes seuls face à notre insuffisance.

 

Un bien triste tableau ? Sans doute – mais peut-être pas autant qu’on le croirait ? Car ce « nous » des Américains, en dernière mesure, croit, non sans perplexité, percevoir quelque chose qui, peut-être, un jour, changera enfin la donne ? Et c’est que les enfants sont bien plus affectés par la disparition de leurs petits camarades d’origine japonaise, que les parents par la disparition de ceux qui n’étaient jamais que leurs employés corvéables à merci…

 

Un fugace trait de lumière, à nouveau, en dernier recours ? Pas dit – a fortiori dans l’Amérique de Donald Trump… Quand est paru le roman, en 2011, peut-être a-t-il fait preuve d’un peu trop d’optimisme, finalement ! Et c’est un roman pourtant guère riant…

 

ROMAN, ESSAI, POÈME

 

Un roman ? En fait, on peut se poser la question – un peu naïvement, j’imagine. Ce parti-pris d’un récit sans le moindre personnage sur lequel se fixer, que l’on puisse accompagner au fil d’une narration suivie, distingue Certaines n’avaient jamais vu la mer des canons du roman. Alors quoi ? Le besoin de catégoriser est sans doute toujours un peu vain… mais pas moins tentant.

 

L’abondance des sources consultées (dont une partie seulement est citée en fin d’ouvrage, au-delà des témoignages de vive voix), cette sensation permanente de baigner dans les archives, photographies, lettres, journaux intimes… On pourrait avancer que Certaines n’avaient jamais vu la mer, sans être forcément un essai à proprement parler, fait tout de même un peu plus que loucher sur ce registre. Mais l’émotion est en permanence de la partie, ce qui s’accorde mal avec l’analyse académique… Cependant, quiconque, pour une raison ou pour une autre, a fouiné, ne serait-ce qu’un tout petit peu, dans des collections d’archives, sait que le sentiment peut pointer là où on l’attend le moins, et que ces papiers jaunis, fripés, poussiéreux, conservent parfois dans leur encre à demi effacée toute l’âme de celui qui a écrit – comme s’il avait ainsi transmis de sa substance à un dérisoire bout de papier « privé », sans même en avoir conscience, sans jamais s'imaginer que, des dizaines d'années plus tard, quelqu'un pourrait le lire…

 

Mais une autre approche est tentante : celle du poème – j’avais avancé « épique » tout à l’heure, en parlant de mythologie… Je raconte peut-être n’importe quoi, mais j’ai quand même ce sentiment. Cela dit, sans nécessairement avoir à aller jusque-là, la forme même de Certaines n’avaient jamais vu la mer incite à envisager cette dimension poétique. La litanie des noms et des douleurs, la scansion du « nous », y contribuent pour une part énorme, mais d’autres procédés en participent. Ainsi, dans le superbe et terrible premier chapitre, la quasi-totalité des paragraphes, à quatre exceptions près, commencent par les mêmes mots : « Sur le bateau… » L’ensemble constitue comme une incantation, et la répétition, procédé si essentiel, tourne même au mantra. Parfois, il s’en dégage, jusque dans le tableau des pires souffrances, comme une harmonie lasse – pas moins fascinante ; mais d’autres chapitres, notamment ceux qui consistent en un seul paragraphe de bout en bout, jouent davantage la carte du chaos, incontrôlable, incontrôlé, pour un effet... étrangement similaire. Oui, il ne serait pas abusif de présenter Certaines n’avaient jamais vu la mer comme un long poème, plutôt que comme un court roman…

 

IMPRESSIONNANT

 

L’ensemble constitue un texte très fort, très impressionnant – juste et d’autant plus terrible, plus inventif aussi qu’on ne le croirait à s’en tenir, eh bien… à cette couverture kitschouille au possible, qui abuse comme qui dirait du rose, et à ce titre français qui m’évoque le pire de la rentrée littéraire jetable.

 

(Note : oui, il s’agit bien d’un fragment tiré de la toute première page du roman – mais son impact est alors tout autre.)

 

The Buddha in the Attic, donc, vaut bien, bien mieux que tout ça. C’est un texte très fort, qui ne prend pas exactement le lecteur par la main, mais ne l’éveille que mieux, au travers du récit d'un fait historique un peu oublié, occasion toujours utile de se rappeler que l’indifférence, parfois, est criminelle.

 

Une belle réussite, et il faudra que je prolonge l’expérience avec Quand l’empereur était un dieu.

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Rencontres du septième art, de Takeshi Kitano

Publié le par Nébal

Dessin de couverture par Honoré

Dessin de couverture par Honoré

KITANO Takeshi, Rencontres du septième art : entretiens avec Akira Kurosawa, Shôhei Imamura, Mathieu Kassovitz et Shiguéhiko Hasumi, traduit du japonais par Sylvain Chupin, présenté par Michel Boujut, dessin [de couverture par] Honoré, Paris, Arléa, [1993, 1998-1999] 2000, 90 p.

KITANO AU SOMMET

 

Une relecture… Quand paraît aux éditions Arléa ce tout petit livre, en l’an 2000, Kitano Takeshi est au sommet – en tant que réalisateur, s’entend en Occident, car notre bonhomme est hyperactif et a bien d’autres activités au Japon, la principale étant celle d’animateur de télévision, sur un mode comique et éventuellement absurde dérivé de sa carrière initiale dans le manzai ; mais il est aussi acteur, bien sûr, et peintre, et écrivain…

 

Mais le sommet dont je traite ici porte donc sur sa carrière de réalisateur. Ce recueil d’interviews en témoigne à maints égards. À vrai dire, sa composition même implique sans doute au préalable un engouement marqué pour le cinéma de Kitano au tournant du millénaire : les quatre entretiens constituant ce petit livre ont été réalisés en 1993 pour celui avec Kurosawa, et en 1998-1999 pour les trois autres – si l’on se fie à ce dernier point de référence, le réalisateur vient d’être récompensé par le Lion d’Or à la Mostra de Venise pour Hana-bi, celui de ses films dont on parle le plus ici, du coup, et il travaille sur son projet suivant, L’Été de Kikujiro. Cet engouement se prolongerait encore quelques années, avec au moins Aniki, mon frère, puis Dolls, et Zatoichi ; des films par ailleurs on ne peut plus différents les uns des autres.

 

Mais les interviews constituant ce livre ne sont pas « banales ». En effet, trois d’entre elles confrontent Kitano avec un autre réalisateur : les titans japonais Kurosawa Akira et Imamura Shôhei, le petit jeunot français Mathieu Kassovitz. Il s’agit bien, dès lors, de confronter des regards de cinéastes, ce qui peut aussi passer par l’échange de « trucs » techniques, par exemple. Le dernier entretien, un peu plus long, associe Kitano et son ami philosophe et critique Hasumi Shiguéhiko : le ton est forcément différent, et l’approche plus classique, mais cette discussion ne manque cependant pas d’intérêt. Et les quatre discussions ensemble constituent bien des Rencontres du septième art.

 

VARIATIONS DE LA CRITIQUE

 

Kitano au sommet, donc… Mais, mine de rien, parvenir à cet état de grâce n’avait rien d’évident, outre qu’il faut sans doute penser la carrière de Kitano cinéaste sous deux angles différents – au Japon, et à l’international.

 

Au Japon, longtemps, Kitano est d’abord et avant tout le guignol de la télé, et on ne le prend pas vraiment au sérieux – il le sait, il en joue même, quand il déboule, au premier jour de tournage de son premier film en tant que réalisateur, Violent Cop, en tenue de kendo, braillant à son équipe technique : « C’est moi le réalisateur, maintenant ! » Le gag fait rire quelques-uns de ces techniciens... mais pas tous, et certains prendront bien soin d’enseigner le métier à ce bonhomme de la télé qui n’y connaît rien (j’y reviendrai), et ce pendant plusieurs tournages encore. Il faut dire qu’il est devenu réalisateur un peu par hasard : pour Violent Cop, il remplace en fait au pied levé le réalisateur initialement prévu, Fukasaku Kinji, très connu pour ses films de yakuzas sans concessions, et qui conclurait sa carrière, à l’époque où paraîtrait ce livre, avec le survival dystopique Battle Royale, dont le rôle le plus marquant, de très loin, reviendrait justement à Beat Takeshi. Violent Cop choque par... eh bien, sa violence, et sa réalisation non conventionnelle – mais il intrigue, voire séduit, et connait finalement un certain succès commercial ; la critique japonaise est divisée, l'hostilité est assez marquée, mais il s’en trouve bien quelques-uns pour noter que le rigolo de la télé s’en est remarquablement tiré, finalement.

 

Pourtant, les deux films suivants de Kitano rencontrent moins de succès, à tous points de vue – au point même de l'échec commercial presque fatidique. Mais le quatrième film de Kitano, Sonatine, s’il ne fonctionne pas au Japon, séduit en Occident, où il est projeté à Cannes (une dizaine d’années plus tôt, Kitano, ou plutôt Beat Takeshi, y avait déjà fait sensation pour son interprétation incroyable dans le Furyo d’Ôshima Nagisa – on avait pronostiqué une avalanche de récompenses tant pour le film que pour l’acteur… mais il n’en a finalement rien été, et, ironiquement, c’est un autre brillant film japonais qui a été récompensé par la Palme d’or cette même année, La Ballade de Narayama, d’Imamura Shôhei – qui s’entretient par ailleurs avec Kitano Takeshi dans le présent recueil).

 

Ce demi-succès… est suivi par un autre échec, Getting Any ?, que le réalisateur lui-même ne porte pas vraiment dans son cœur. Mais Kids Return convainc davantage – et surtout, en 1997, Hana-bi, dont le démarrage au Japon est « compliqué », mais qui reçoit le Lion d’or à la Mostra de Venise, de manière très inattendue, et cela change radicalement la donne ; toutes choses égales par ailleurs, cette reconnaissance festivalière en Occident suscitant un véritable engouement global (et éventuellement rétroactif au Japon), peut rappeler, au début des années 1950, ce qui s’était produit avec le Lion d’or pour Rashômon, de Kurosawa Akira, événement-clef qui a permis au cinéma japonais, alors essentiellement confiné dans l’archipel, de se répandre à l’international, tendance confirmée très vite par le Lion d’argent attribué aux Contes de la lune vague après la pluie, de Mizoguchi Kenji. La Mostra et le cinéma japonais : une longue histoire !

 

Effet notable au Japon : Kitano, qui n’était alors que bien trop rarement pris au sérieux par la critique, en devient du jour au lendemain la coqueluche – il est ce brillant « nouveau réalisateur » indépendant qui, sait-on jamais, « sauvera » peut-être un cinéma japonais en déliquescence ? Quitte à opérer des retournements un tantinet déconcertants : au Japon, en s’appuyant sur la violence de ses films, on le compare sans cesse à « la star » (étrangère) du moment, Quentin Tarantino – alors que l’influence, si l’on y tient, doit clairement être renversée (de l’aveu même du réalisateur de Pulp Fiction, le cas échéant, qui avait notamment fait part de son intérêt pour Violent Cop) ; ce discours agace un peu Kitano (j’y reviendrai), mais, s’il a une chose à dire à propos de cette analogie perpétuelle (à l'époque) entre le cinéma de Tarantino et le sien, c’est, tout simplement, en définitive, qu’ils s’inspirent tous deux, pas tant l’un de l’autre, que des mêmes films, parfois un peu oubliés, de leurs prédécesseurs.

 

Sans vraie surprise, ces deux thèmes, plus ou moins liés, de la critique mesquine envers le réalisateur, et de la violence de ses films, sont centraux dans l’entretien avec Mathieu Kassovitz, pourtant plus crédible alors qu’il ne l’est devenu depuis, en tant que réalisateur, avec surtout La Haine et, plus particulièrement à propos ici, Assassin(s) – un film très critiquable quant au fond, à mon sens, mais dont je considère effectivement qu’il a été injustement écharpé, car il y a des choses très intéressantes dedans. Je reviendrai sur cet entretien (problématique) en ce qui concerne la question de la violence, mais on peut d’ores et déjà noter que Kitano s’y montre un spectateur attentif des films de Kassovitz (lequel, alors, n’avait vu de Kitano que Violent Cop et Hana-bi, sauf erreur, et est probablement un peu moins pertinent de son côté). Le thème de la critique et des récompenses festivalières internationales, ainsi que de leur impact, est aussi très important dans l’entretien avec Hasumi Shiguéhiko, où l’ambiance à Venise, et le ressenti de Kitano sur le vif, sont disséqués avec méticulosité, lucidité... et humour.

 

UN CINÉASTE QUI NE SAIT RIEN DU CINÉMA ?

 

Ce goût de certains films un peu oubliés, le visionnage très attentif dont Kitano est plus que capable (il se montre très précis et pertinent, professionnel en fait, en discutant notamment des derniers films, à l’époque, de ses interlocuteurs Kurosawa Akira, soit Madadayo – en 1993, qui serait son dernier film tout cours –, et Imamura Shôhei, à savoir L’Anguille, en 1997, sa deuxième Palme d’or), d’autres choses encore… Il y a comme un léger paradoxe – car Kitano se pose en cinéaste qui ne sait rien du cinéma, au fil de ces quatre entretiens, où sa posture est à la fois très humble… et pas dépourvue d’une certaine arrogance iconoclaste : c’est parce qu’il ne sait rien de ce qui a été fait et de ce qu’il « faut » faire, qu’il peut jouer au chien dans un jeu de quilles, qui chamboule tout avec une jubilation créatrice inaccessible aux réalisateurs plus « traditionnels » et (trop) conscients de leur médium.

 

Ses rares références de formation, toujours les mêmes, renvoient à des comédies qui ne semblent guère avoir perduré, pour ce qui est du cinéma japonais, et il ne s’étend guère sur le cinéma international, finalement. Homme de manzai et de télévision, bien qu’ayant une certaine carrière d’acteur de cinéma, il joue toujours, au moment de ces interviews, le rôle celui qui ne sait pas bien ce qu’il fait, au juste, quand il tourne des films.

 

Bien sûr, c’est un aspect important de ses propos concernant Violent Cop – son film de débutant. S’il l’a filmé de la sorte, et c’est bien ce qui a parlé au public, c’est à l’en croire parce qu’il ne savait tout simplement pas comment filmer, il n'en avait pas la moindre idée, et n'osait pas le montrer à son équipe technique, qui arrivait de toute façon très bien à cette conclusion toute seule... D’où ces longues scènes de « marche », ou encore cette tendance à filmer les protagonistes de face. Difficile d’imposer ce genre de « choix » à une équipe technique qui était donc persuadée de l'incompétence absolue du patron.

 

Mais cette singularité éventuellement iconoclaste ressort d’autres dimensions, où la technique cinématographique et les procédés narratifs se conjuguent de manière parfois originale – avec en tête le montage, étape particulièrement cruciale pour Kitano.

 

Ses projets de film sont souvent assez flous (et longtemps non titrés : plus précisément, le réalisateur, passé le cas particulier de Violent Cop, envisage ses films comme Film de Kitano 2, Film de Kitano 3, etc. : le titre Sonatine n’est ainsi apparu que très tardivement, vers la fin du tournage, et Kitano a longtemps voulu appeler officiellement Hana-bi sous le titre de Film de Kitano 7 ; il n’y a renoncé que sous la pression de ses collaborateurs, persuadés que c’était la pire des idées, et ce sont eux, finalement, qui lui ont soufflé le beau titre de Hana-bi – soit « feu d’artifice », mais littéralement « fleurs de feu »).

 

Si ces films ont un point commun dans leur élaboration, c’est qu’ils partent de la fin : il s’agit ensuite de trouver ce qui pourrait amener à cette fin – pour Kitano, c’est un procédé qui découle de l’art du sketch. Les bases sont donc finalement assez limitées, et très mobiles ; d’autant que Kitano apprécie une certaine spontanéité dans ses tournages, et les décisions sur le vif – alors même qu’elles peuvent totalement chambouler le projet initial.

 

De manière générale, le film « envisagé », le film tourné et le film monté peuvent être très différents – voire le sont systématiquement. Les conseils des gens compétents de son équipe technique se sont avérés ici particulièrement précieux – ainsi pour cette scripte un peu paniquée, qui suggérait de manière appuyée à un Kitano plus ou moins candide, dans ses premiers films, de prendre ici une vue d’une montagne, là une rue, etc. – c’était peut-être inutile sur le moment, mais « ça pourrait toujours servir ». Kitano l’a tôt constaté… Kurosawa, dans son interview, définit d’une certaine manière le cinéma comme un art de la transition ; mais en relevant justement que les transitions, chez Kitano, sont parfois fort étranges… C’est un compliment ! Et qui revient sous une forme un peu plus spécifique, quand les deux réalisateurs réfléchissent ensemble à la temporalité (plutôt qu’à l’écoulement du temps).

 

Hana-bi en est un exemple éloquent. L’histoire, au fond, est très simple – même si, au commencement du tournage, seule sa conclusion, ô combien brillante et terrible, était assez solidement établie (et encore : un point essentiel n'était alors pas défini, j'y reviendrai). Kitano, à son habitude, part donc de la fin, et trouve ensuite ce qui permet d’y amener – mais pas d’une manière linéaire, avec une forte relation de causalité : les flashbacks s’imbriquent dans un ensemble complexe constituant progressivement, mais à l’envers, plusieurs trames parallèles. Il faut y ajouter des plans de coupe étonnants, comme, bien sûr, ceux sur les peintures du personnage de l’ex-flic – peintures qui sont en fait celles de Kitano lui-même : rien de tout cela n’était prévu initialement, et user de ce procédé soulignait un rapport particulier du réalisateur à son film, dont il n’avait pas conscience, ou qui n’existait peut-être pas, jusqu’à ce que cette décision soit prise. Ces peintures naïves, à peine retouchées pour le film, c'est en effet Kitano qui les a peintes après son accident de moto, période de sa vie extrêmement douloureuse et riche en déceptions – soit exactement ce que vit le personnage de l’ex-flic délaissé et qui s'essaye à la peinture dans Hana-bi, et ceci alors que Kitano lui-même y incarne un autre personnage, le flic Nishi, ami du précédent... et dévoré par la culpabilité.

 

Toutes ces expériences aboutissent à ce que Kitano, couramment, essaye cinq ou six montages du même film avant de se décider pour celui qui sortira en salles. Et ces cinq ou six films, avec les mêmes images, sont totalement différents les uns des autres ; ce n'est pas une exagération, une image, mais un pur constat factuel.

 

Un autre aspect intéressant : l’adaptation du film à ses acteurs. C’est un point qui revient souvent dans les entretiens avec Kurosawa (qui raconte notamment comment il a fait pleurer la princesse de La Forteresse cachée – il n’en est pas fier, mais en a tiré des centaines de mètres de pellicule…) et Imamura – et si Kitano, lui-même acteur, explique que, dès lors, il ne s’emporte jamais contre eux, il n’en déplore pas moins que ces gens, dès qu’il y a une caméra à proximité, se mettent aussitôt à « jouer la comédie », quand lui attend de leur part des comportements plus spontanés, plus réalistes. Kurosawa et Imamura abondent tous deux... Quand il n’était qu’acteur, Kitano avait tendance à se plaindre des exigences démiurgiques des réalisateurs (ce qui va au-delà de la direction d'acteurs, mais concerne tout autant les décors, la météo, etc.) – mais, une fois passé de l’autre côté de la caméra, il a radicalement changé d’avis ! Non que la relation entre cinéastes et acteurs soit forcément mauvaise…

 

Et, parfois, tel jeu, en tant que tel pas critiquable, amène Kitano à revoir son histoire, et en profondeur le cas échéant, pour tenter quelque chose de différent – on revient toujours à cette versatilité. Hana-bi, à nouveau, en offre un exemple saisissant : Kishimoto Kayoko, qui joue le rôle de Miyuki, la femme de Nishi (Kitano Takeshi lui-même), était semble-t-il connue pour ses rôles à la télévision dans des drama assez bavards ; la comédienne était très habile dans ce registre, mais Kitano redoutait que les spectateurs l’identifient aussitôt à ces réalisations passées, au risque de nuire à la singularité et à l’ambiance de son film… Il a alors pris la décision radicale de supprimer toutes les répliques du personnage – sauf deux mots à la toute fin : le rôle initialement parlant est devenu (presque) totalement muet ; et, si vous avez vu Hana-bi, vous savez à quel point ce choix compte et s'avère pertinent, et même génial !

« TRUCS » DE CINÉASTES

 

En fait de cinéaste qui ne connaîtrait rien au cinéma, Kitano a tout de même développé une certaine acuité pour sa nouvelle profession, et quelques « trucs » qu’il échange avec ses prestigieux collègues, Kurosawa Akira et Imamura Shôhei – lesquels ont comme de juste bien des choses à lui apprendre, du fait de leur longue carrière.

 

Kurosawa, que l’on surnommait parfois « l’Empereur », se montre ici d’une extrême humilité, et traite Kitano comme son égal – en faisant montre d’une immense bienveillance et d’une grande attention pour les qualités propres de son cinéma. Nous sommes pourtant en 1993, Kitano vient à peine de sortir son quatrième film, Sonatine... Mais Kurosawa a aimé ce qu'il a vu, ce qu'il dit sans attendre au tout début de l'interview. Par la suite, avec cet interlocuteur qui dit ne rien en savoir, Kurosawa échange en toute simplicité sur l’histoire du cinéma japonais – légende vivante, il a vécu lui-même tout ce qu’il rapporte… Et raison de plus pour louer la spontanéité de « Beat », puisque c’est ainsi que le réalisateur de Rashômon l’appelle encore : il a raison de ne pas tenir compte de l’opinion bornée de ces gens qui lui disent que l’on doit filmer comme ça, pas comme ça, etc. Ceci étant, la profonde sympathie de Kurosawa pour Kitano ressort peut-être aussi des « trucs » techniques qu’ils s’échangent, mais cette fois en toute simplicité, sans en faire un dogme : si « l’Empereur » est presque logiquement amené à parler de sa légendaire technique de tournage à trois caméras, à partir des Sept Samouraïs, il s’attarde finalement au moins autant et peut-être davantage sur d’autres techniques davantage liées aux préoccupations de Kitano lui-même – en s’accordant avec lui sur le moment crucial du montage, et, donc, l’importance des transitions (plus que de l’écoulement du temps – on lui a bien trop rebattu les oreilles avec ça depuis les années 1940 !). Ainsi de ces acteurs que la présence d’une caméra perturbe systématiquement dans leur jeu : avec sa technique de caméras multiples, Kurosawa filme les répliques les plus importantes au téléobjectif – la caméra qui enregistre, soigneusement positionnée, est donc en fait celle qui se trouve le plus loin de l’acteur, et cela change tout…

 

Imamura aussi a son « truc » en pareil cas, finalement assez proche : avec un acteur particulièrement difficile à contrôler, il avait usé d’un stratagème, prétendant le filmer avec telle caméra… alors qu’elle ne tournait pas : la vraie caméra était placée ailleurs, et l’acteur n’en savait rien ! Imamura n’a pas l’air aussi commode que Kurosawa – pourtant, sa bienveillance est également marquée… et dès le départ ! Le réalisateur de L’Anguille, puisque c’est le film dont on parle le plus ici, suite à sa toute récente Palme d’or, avait écrit une lettre à Kitano des années plus tôt, pendant le tournage de Violent Cop – comme une sorte de mise en garde contre les mauvais côtés du landernau cinématographique japonais, dont le jeune réalisateur issu de la télévision ne tarderait guère à faire l’expérience, et c’était en même temps un encouragement marqué à persévérer dans cette voie. Kitano ne l’oublierait pas… Là encore, la discussion entre les deux réalisateurs peut aborder des aspects techniques : la direction d’acteurs, donc, ou l’importance du montage… Mais ils parlent aussi de la difficulté de tourner des scènes de sexe ou de violence.

 

LE MALENTENDU DE LA VIOLENCE

 

La violence, donc – on y revient. C’est un trait communément associé au cinéma de Kitano – même si, et depuis notamment, il a sans doute fait à maintes reprises la démonstration que ce n’était pas un élément nécessaire de ses films, loin de là.

 

Reste que la critique, à l'époque, revenait sans cesse sur cette violence (oubliant commodément des réalisations bien différentes comme A Scene at the Sea, que je n'ai toujours pas vu, certes). Et cela avait même débouché, donc, sur cette assimilation, qui nous paraît bien étrange rétrospectivement, entre les cinémas de Kitano Takeshi et de Quentin Tarantino… Et Kitano en était donc parfois agacé. L’entretien avec Mathieu Kassovitz n’en est que plus problématique, parce que le réalisateur français s'attarde essentiellement sur cette question. Mais Kitano ne rechigne pas à répondre pour autant – il se montre très aimable, et livre son point de vue sur la question.

 

En effet, personne, et lui-même moins que quiconque, ne saurait prétendre que la violence serait totalement absente de son cinéma… Si la filmographie de Kitano a touché bien des registres, on l’a surtout connu en Occident, au premier chef, pour ses films mettant en scène des flics rugueux et des yakuzas qui, certes, jouaient gentiment sur la plage, mais pouvaient aussi bien se livrer aux actes les plus horribles dans les minutes qui suivaient – une approche délibérée : Kitano explique qu’il est porté à faire précéder les scènes violentes de moments de calme, pour que la violence ne soit que plus sèche et plus terrible encore, par contraste. Quelques années après ces entretiens, Aniki, mon frère, mais aussi Zatoichi, bien plus léger dans le ton et dans un registre bien différent, ne manquerait pas non plus de giclées de sang (éventuellement en CGI…).

 

Ce que Kitano n’apprécie pas, c’est que, d’une part, on ne retienne que cela de ses films, autrement plus subtils, et, d’autre part, que cela s’accompagne souvent d’une condamnation morale pour ce cinéma violent qui, forcément, rendrait violent… Pour Kitano, c’est bien évidemment absurde : la violence dans ses films n’a rien de glamour, c’est une violence qui fait mal – sans doute est-elle conçue pour provoquer un effet chez le spectateur, mais ce n’est certainement pas celui de la séduction et de la tentation : la douleur l'emporte en balayant tout le reste.

 

Et si cette violence fait mal, c’est aussi, au-delà des techniques de réalisation savamment employées, parce qu’elle provient de situations très réelles : Kitano raconte comment, gamin, dans le quartier d’Asakusa à Tôkyô, il côtoyait par la force des choses de jeunes voyous qui, eux aussi, s’échangeaient des « trucs » professionnels – l’enfant Kitano entendait, sinon voyait, des choses parfaitement horribles ! Des choses qu’il a retenu, certes, et qui, pour certaines d’entre elles, sont revenues dans ses films…

 

Mais il y insiste : c’est une violence qui fait mal – et c’est pour lui le seul moyen véritablement pertinent de figurer cette violence. Pour Kitano, et je ne lui donne certainement pas tort, les films qui présentent la violence comme quelque chose de parfaitement anodin, avec des dizaines de types qui meurent par balles en tombant d’un coup sans une goutte de sang, sans un cri… Ces films-là sont bien autrement pernicieux.

 

Ceci étant, Kitano rejette plus généralement les concerts d’indignations qui voudraient bannir la violence du cinéma. Pour lui, c’est absurde : il faut bien au contraire en tirer une forme d’éducation, qui pourrait s’avérer salutaire. C’est sans doute triste, mais la violence fait partie intégrante de ce monde : refuser de la voir en s'imposant des œillères est bien plus criminel que de la montrer dans un film.

 

Et puis… Il faut se méfier de nos préconçus, sur des sujets pareils, au regard de cinéastes un peu trop hâtivement connotés. Mais, ici, c’est surtout Imamura qui en fait la démonstration ! Les deux réalisateurs échangent donc sur le sexe et la violence au cinéma, et sur la perversion qui y est éventuellement associée. Et Imamura livre cet aveu : comme Kitano, à la différence que ce dernier fait tout bonnement dans le refus d’obstacle, Imamura déteste tourner des scènes de sexe, il ne sait absolument pas quoi dire aux acteurs, et il redoute sans cesse de livrer des choses trop intimes… On parle bien d’Imamura, célébré comme un cinéaste « charnel », et dont les scènes de sexe saisissent souvent par leur caractère frontal et animal ! Voyez, sur ce blog, La Vengeance est à moi et La Ballade de Narayama, mais il y en aurait bien d’autres exemples… Nos deux réalisateurs, aiguillonnés par un tiers intervieweur qui en joue, supposent qu’il leur faudrait peut-être échanger les rôles : Kitano, mais pas avant l’âge de la retraite, attention, tournerait enfin des films érotiques « et pervers » ; Imamura, d’ici-là, tournerait volontiers quelque chose de bien violent… Il n’en a hélas pas eu l’occasion (même si, rétrospectivement, La Vengeance est à moi montrait probablement qu'il en était capable) : il est mort en 2006 sans s’y être essayé – mais en livrant comme testament cinématographique une histoire de « femme fontaine » avec De l’eau tiède sous un pont rouge

 

UN APPEL À LA DESTRUCTION ?

 

Ces Rencontres du septième art, même brèves, sont finalement assez denses et riches d’enseignements. Cependant, je suppose que je ne peux plus les lire de la même manière en 2018 qu’en… ça devait être 2003 ou 2004, si le bouquin est paru en l’an 2000.

 

Le monde a changé, depuis, qui amène à reconsidérer certaines questions. À l’époque, le cinéma japonais avait effectivement connu un certain regain à l’international, dont Kitano était sans doute l’archétype, mais aussi Imamura dans sa fin de carrière (il était certes d’une tout autre génération, mais sa dernière phase a bénéficié d’une grande attention en Occident), et bien d’autres auteurs dans bien d'autres domaines – c’était notamment l’époque de la vague « J-Horror », dans la foulée de Nakata Hideo, et qui avait pu aider à la reconnaissance internationale d’auteurs comme Kurosawa Kiyoshi, tandis qu’on s’intéressait aussi à des choses plus étranges, plus barrées, mais en même temps très diverses, aussi bien Miike Takashi dans une veine pop-trash que Tsukamoto Shinya dans un registre plus arty – sans même parler du boom de l’animation japonaise, qui avait certes commencé quelques années auparavant avec Miyazaki Hayao et Takahata Isao et plus généralement Ghibli, mais permettait aussi la découverte de choses différentes, comme Kon Satoshi, etc. Je n’ai pas l’impression que le cinéma japonais s’exporte aussi bien, depuis… Même Kitano, passé le pic de popularité de Zatoichi, s’est fait depuis bien plus discret à l’international.

 

À l’époque de ce livre, le retournement complet de la critique japonaise le concernant, suite au Lion d’or pour Hana-bi, avait eu tendance, mesquinement, à faire de Kitano, tout compte fait, le porte-parole d’une « nouvelle nouvelle vague » de cinéastes japonais, plus indépendants que leurs devanciers, et à même de « sauver » un cinéma japonais que les reliquats du système des studios plombaient toujours, sans même parler de la crise économique qui avait enfin atteint l’archipel depuis l’éclatement de la bulle spéculative. Il n’en a rien été.

 

Peut-être parce que Kitano lui-même ne voulait certainement pas de ce rôle ? Quitte à ce que, en réaction, il fasse les choses les plus folles… Même en début de carrière, il avait peu ou prou fait une tentative de suicide artistique avec Getting Any ?, que le réalisateur ne présente pas autrement dans ces entretiens, tout en admettant que c’était bien prématuré (pour lui, l’échec de son film tient surtout à ce qu’il avait voulu démonter le cinéma sans rien en connaître – on y revient toujours). Mais les films qui ont suivi Zatoichi (et que je n’ai pas vus, attention donc…), comme notamment Takeshis’, juste après, avaient peut-être un peu de cela également, sur un même mode autodestructeur sous couvert de comédie…

 

Est-ce si étonnant, de la part d’un cinéaste qui a aussi souvent traité du suicide ? On a tous en tête (si j'ose dire...) cette image de Sonatine, où il s’explose lui-même le crâne en affichant un grand sourire face caméra ; dans cette époque charnière au tournant de l’an 2000, Hana-bi, Aniki, mon frère ou encore Dolls sont autant de variations sur ce même thème…

 

La relecture de ces Rencontres du septième art, dès lors, permet peut-être de mettre en avant des thématiques que j’étais bien loin de percevoir à l’époque. Car Kitano, donc, ne veut pas être le sauveur du cinéma japonais – bien au contraire, il se décrit lui-même comme une menace, plus spécifiquement comme un cancer, selon ses propres mots. Dans un geste exceptionnellement marqué d’arrogance, Kitano Takeshi explique très sérieusement qu’il est responsable de la décadence du manzai, qu’il a littéralement tué ce registre de la comédie avec ses répliques très particulières et scandées à la mitrailleuse ; dans un même mouvement, bien loin de se poser en « sauveur » d’un cinéma japonais dont il n’a par ailleurs probablement pas grand-chose à faire (avec certes quelques exceptions, comme les notables comparses de ce livre, ou le camarade Fukasaku Kinji), il s’affiche plutôt comme une menace – une promesse de destruction, d’anéantissement : il a tué le manzai, il tuera le cinéma japonais ! Quelle part de sérieux faut-il y accorder, je ne saurais le dire – et pas davantage si ce n’est pas avant tout une prophétie d’autodestruction, même si j’ai tendance à voir les choses ainsi…

 

En témoignent peut-être son goût pour les « gags » les plus à même de le détruire ? J’avais évoqué plus haut le réalisateur se pointant en tenue de kendo au premier jour du tournage de Violent Cop, mais il y aurait bien d’autres trucs bizarres à mentionner… Et même à la remise du Lion d’or à Venise ! Kitano, ému, fait la remarque que le Japon et l’Italie se sont déjà alliés pour conquérir le monde (ouch !), et qu’ils semblent sur le point de le refaire, mais cette fois par le cinéma...

 

Non, ce n’est pas toujours facile de suivre Kitano dans ses blagues… Mais, contrairement à ce que l’on dit souvent (et je suppose souvent à juste titre), le public japonais n’y est pas forcément toujours plus disposé que le public occidental. Il a ses propres soucis à cet égard... Revenant sur Venise, le réalisateur de Hana-bi livre cette remarque, qui me paraît constituer une conclusion intéressante :

 

Un gag, c'est très difficile à réussir, parce que ce doit être une résonance avec celui qui en est le destinataire. Comme je recevais un prix de cinéma, jouer les comiques en faisant l'idiot aurait dû avoir d'autant plus de force. Par exemple, si je dis : « Appelez-moi grand maître », c'est censé être un gag énorme, mais, dans le Japon d'aujourd'hui, au lieu que les gens rient, vous risquez fort de les entendre vous répondre : « D'accord. »

 

Kitano : artiste incompris.

 

(Tant mieux ?)

 

(Bon, j'ai plein de films à voir, ça fait assez longtemps que je le dis, bordel...)

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CR Deadlands Reloaded : The Great Northwest (03)

Publié le par Nébal

CR Deadlands Reloaded : The Great Northwest (03)

Troisième séance de « The Great Northwest » pour Deadlands Reloaded. Vous trouverez la première séance , et la séance précédente ici.

 

À ce stade, presque tout provient de la campagne Stone Cold Dead.

 

Tous les joueurs étaient présents, qui incarnaient Beatrice « Tricksy » Myers, la huckster ; Danny « La Chope », le bagarreur ; Nicholas D. Wolfhound alias « Trinité », le faux prêtre mais vrai pistolero ; Rafaela Venegas de la Tore, ou « Rafie », l’élue ; et enfin Warren D. Woodington, dit « Doc Ock », le savant fou.

Vous trouverez ci-dessous l'enregistrement de cette séance.

I : QUARTIER LIBRE

 

[I-1 : Warren : Russell Drent, Gamblin’ Joe Wallace, les cousins Sannington] Le shérif Russell Drent doit discuter avec le maire de Crimson Bay, Gamblin’ Joe Wallace, afin de décider de l’action contre les cousins Sannington – que les PJ ont identifié comme étant des voleurs de bétail… et des assassins cannibales. D’ici-là, pas d’initiative personnelle ! Il les recontactera. Les personnages ont quartier libre – mais Warren n’a vraiment pas envie de faire de folies : il retourne au Washington, et travaille sur ses plans dans sa chambre.

 

[I-2 : Nicholas, Rafaela : Jon Brims ; Denis O’Hara, Richard Lightgow] Nicholas et Rafaela, quant à eux, se rendent à l’église du père Denis O’Hara – mais il est relativement tard : l’église est ouverte, elle l’est toujours, mais le pasteur n’est pas là ; sans doute est-il allé boire un verre… Les rues sont calmes aux alentours. Tous deux rentrent cependant dans l’église, et Rafie va s’asseoir sur un des bancs pour prier. Ils ne sont pas seuls, toutefois : un homme, petit et gros, est assis – sans doute prie-t-il, à moins qu’il ne soit simplement perdu dans ses pensées. Sa mise éloquente ne laisse guère de doutes quant à sa profession : c’est le croquemort de Crimson Bay. Nicholas, curieux des ouailles du père O’Hara, s’installe sur un banc dans le fond de l’église et garde un œil sur le fidèle. Au bout de quelques minutes, ce dernier se lève, s’étend un peu – cela fait peut-être quelque temps qu’il est ici –, et se dirige vers la sortie, sans prêter attention à Rafie et Nicholas. Ce dernier l’interpelle, toutefois – il cherche le père O’Hara. Le croquemort, intrigué par la robe de prêtre, dit qu’il est sans doute en train de boire un verre quelque part, il n’en sait pas plus. Nicholas essaye de converser, mais, sans être désagréable, son interlocuteur ne se montre pas très bavard. Il quitte l’église, et Nicholas le suit discrètement : le croquemort retourne vers un grand bâtiment, qui abrite à la fois son entreprise de pompes funèbres et le cabinet (en fait une clinique) du Dr Lightgow – mais c’est bien la porte de ce dernier qu’il franchit, non celle de son entreprise. Nicholas retourne à l’église, où Rafie prie ; quelque temps plus tard, ils s’en retournent ensemble au Washington.

 

[I-3 : Danny, Beatrice : André de Fonteville, Sam « Royal » Bernstein, Ace Plinkett, Gamblin’ Joe Wallace, Kang, Warren] Pendant ce temps, Danny et Beatrice se rendent au Paradise – un bordel… Le milieu de gamme, à Crimson Bay ; le bagarreur s’y est déjà rendu plusieurs fois – et sait qu’il y en a là-bas pour tous les goûts. Des gens s’y rendent simplement pour boire un verre et jouer aux cartes, même si c’est un comportement un peu secondaire – un préalable toutefois apprécié de certains clients, avec lesquels les filles jouent aux hôtesses, avant de les conduire dans une chambre pour une passe. La clientèle comme les employées jettent un œil interloqué à Beatrice quand elle franchit le seuil, mais elle n’en tient pas compte. Après avoir bu un verre, Danny s’offre une passe, tandis que Tricksy reste au rez-de-chaussée, approchant une table où des clients jouent au poker, dans l’espoir qu’une place se libère – mais ce n’est pas du tout la même ambiance qu’au Red Bear la veille. Par ailleurs, les joueurs se demandent visiblement si Beatrice est une nouvelle employée… D’abord rétifs à la conversation, ils deviennent rapidement plus conviviaux, et échangent des potins – sur le grand tournoi de poker, par exemple : on annonce de véritables stars ! André de Fonteville, Sam « Royal » Bernstein, Ace PlinkettBeatrice n’a jamais entendu ces noms, mais ce sont visiblement des joueurs très connus de la côte Ouest. Les clients, en tout cas, sont enthousiastes : ça sera bon pour Wallace, ça sera bon pour la ville. C’est un secret de polichinelle : avec le cessez-le-feu, l’usine de munitions est en difficulté, il faut trouver d’autres sources de revenus. Le tournoi est une opération promotionnelle – mais le maire réfléchit à d’autres choses, comme de relier Crimson Bay au réseau ferré de la Iron Dragon. Beatrice se crispe un peu… Les joueurs n’y prennent pas garde. Ils n’aiment pas vraiment Kang, c’est un Chinetoque, hein, mais bon, c’est lui qui a le pognon, alors… Danny redescend, satisfait. Il se demande si ça ne serait pas bien, pour Warren, de faire un saut ici, avec une fille gentille… Beatrice et le bagarreur retournent au Washington.

 

II : LE QUATRIÈME POUVOIR

 

[II-1 : Danny, Nicholas, Beatrice, Rafaela : Josh Newcombe] Le lendemain matin, les PJ descendent à leur rythme dans la salle de restaurant du Washington, pour y prendre un copieux petit déjeuner. Les clients semblent les regarder un peu bizarrement… Il y a une raison évidente à cela : ils ont lu l’édition spéciale du Crimson Post parue quelques heures plus tôt. Danny ne sait pas lire, mais il remarque tout de même la photographie prise par Josh Newcombe quand il était entré dans le restaurant la veille – toutefois, elle a été coupée : Nicholas n’y figure pas, et Beatrice à moitié seulement. Le bagarreur est un peu déçu que la photo « martiale » que Newcombe avait prise de lui ne figure pas à la une – à la place, il y a un dessin assez bien fait représentant un colossal loup-garou. Rafie lit la une, « Crimson Bay sauvée des griffes du Loup-Garou ! », à haute voix pour que Danny en profite.

CR Deadlands Reloaded : The Great Northwest (03)

Crimson Bay sauvée des griffes du Loup-Garou !

 

De notre envoyé spécial, Josh Newcombe

 

Crimson Bay peut dormir tranquille. Sous la houlette de notre bienaimé maire Mr Wallace, et du bras armé de la Loi, le shérif Russell Drent, de nouveaux-venus en ville, désireux de témoigner de leur volonté de s’intégrer au plus tôt dans notre vibrante communauté, ont épargné à celle-ci un bien terrible sort, en allant chasser jusqu’au plus profond de sa tanière le redoutable Loup-Garou de la Ferme Sannington, responsable du massacre horrible d’une trentaine de têtes de bétail.

 

Ainsi que l’aimable propriétaire du ranch, Mr Lawrence Robert Richard Sannington, nous l’a confié : « Le pire était à deux doigts de se produire. Le Loup-Garou, hirsute et sauvage, aux griffes acérées, était sur le point d’éviscérer ma pauvre petite Irma, nonobstant l’intervention musclée de ces quatre étrangers habiles au six-coups. Me concernant, il ne fait aucun doute qu’il s’agit là d’authentiques héros, les dignes héritiers des Chevaliers de la Table Ronde, et leur détermination sans faille leur a permis d’emporter la partie contre une adversité des plus conséquente. »

 

Le combat, épique, aurait pu très mal tourner. La bête féroce, les crocs ruisselant d’une bave enragée, dominait de ses deux mètres trente les Fiers Défenseurs de la Paix Publique. Enchaînant les moulinets de ses griffes de quarante centimètres de long, le démon n’aurait pas manqué d’expédier Miss Elizabeth Meyers dans un autre monde (nous n’avons aucune garantie qu’il se serait agi du paradis, la demoiselle étant des plus délurée), n’était les habiles parades du chef de notre petite bande de héros, Mr Daniel Cody, colosse à l’agilité de danseuse étoile ; armé de son seul sabre, hérité de son père, un des plus admirés et redoutés des colonels de cavalerie de l’Union, cet Hercule des temps modernes a enfin décapité le monstre d’un coup de taille bien placé – la tête velue, nous a-t-on dit de source sûre, a volé sur trente mètres suite à ce coup magistral. Notre héros est des plus humble, guère porté à s’enorgueillir de sa maîtrise parfaite de l’Art de la Guerre, mais ses actes parlent pour lui.

 

Il nous faut aussi mentionner la bravoure des fidèles amis de Mr Cody, dont le soutien moral, nous n’en doutons pas, a été déterminant face à pareille abomination tout droit jaillie des Fosses Putrides du Cinquième Cercle de l’Enfer. Si Miss Meyers n’était guère en posture d’user, à son habitude, de ses charmes pour amadouer son adversaire, saluons la bravoure de Mr Raphaël Delapore, le Petit Poucet de Crimson Bay, ainsi que de Mr Warren B. Woodentown, diplômé de la prestigieuse Université Brown de Providence ainsi que de Harvard, Oxford et La Sorbonne (Paris, France), un des plus notables représentants de la Nouvelle Science développée depuis la découverte des propriétés fascinantes de la Roche Fantôme, et dont on m’a dit qu’il avait travaillé aux côtés du Pr. Darius Hellstromme en personne – ses érudites indications concernant l’écologie des loups-garous ont été d’une aide précieuse quand il s’est agi pour Mr Cody d’expédier le Monstre de Crimson Bay ad patres.

 

Ajoutons qu’en récompense de leurs hauts faits, Mr Cody, et, attention charmante, le petit Raphaël Delapore, ont tous deux été aussitôt promus au rang d’adjoints du shérif. Nos sources nous confirment que Mr Russell Drent ne tarit pas d’éloges sur ses nouveaux officiers.

 

Citoyens de Crimson Bay ! Félicitons tous Mr Cody et ses compagnons ! À n’en pas douter, c’est Dieu qui les a envoyés à Crimson Bay, pour défendre la Paix Publique et l’Économie Locale. À la veille du Grand Tournoi de Poker, qui ne manquera pas de propulser notre communauté au rang des plus actives métropoles de l’Union, il est heureux de constater que la Loi et l’Ordre règnent à Crimson Bay. Vous pouvez dormir tranquilles : le Terrible Loup-Garou est d’ores et déjà une histoire ancienne !

 

De notre envoyé spécial, Josh Newcombe


 

[II-2 : Nicholas] Mais l’œil de Nicholas est attiré par un autre article, plus bref, intitulé « Un faux prêtre en ville ? ».

CR Deadlands Reloaded : The Great Northwest (03)

Un faux prêtre en ville ?

 

De notre envoyé spécial, Josh Newcombe

 

Nous vivons une bien triste époque, où le loup se déguise plus qu’à son tour en agneau… Même à Crimson Bay, la turpitude des serviteurs du Mal peut frapper, soudain, comme un Voleur dans la Nuit ! Non sans un curieux sens de l’ironie : des fois, le Loup affiche de lui-même son origine démoniaque jusque dans son patronyme…

 

Pareils Sbires de Satan sont prompts à menacer les honnêtes gens pour les faire taire – mais quand a-t-on vu semblables pressions empêcher le Crimson Post de remplir sa vitale mission d’information ? Non, Mr Wolfhouse ! Vous ne nous ôterez pas la liberté de la presse, le bien le plus précieux de l’Union !

 

Ce curieux individu au passé trouble est arrivé il y a peu en ville, dans un costume élimé sans doute dérobé à quelque bienveillant et débonnaire pasteur des États situés de l’autre côté des montagnes… Il ne passe certes pas inaperçu : la morgue des Pirates ! Le sinistre personnage traîne derrière lui une grande croix – comportement blasphématoire qui devrait appeler à la plus sévère des sanctions. Car, nous le savons de source sûre, cet homme-là – si c’est un homme – n’a absolument rien du bon prêtre qu’il prétend être.

 

Notre enquête diligente nous l’a bientôt confirmé : le bon père Denis O’Hara a fait part de son inquiétude quant au tort que cet homme, qui cite la Bible « fort approximativement », pourrait infliger à ses ouailles… nous autres honnêtes citoyens de Crimson Bay !

 

Les élucubrations hérétiques de cet imposteur à la mise Noire comme la Nuit, divagant sur une prétendue « Tornade Rouge » sans doute née de ses délires éthyliques, en d’autres temps, auraient à elles seules justifié son arrestation et son interrogatoire – et, à terme, la sanction appropriée. Les autorités n’ont pas encore cru bon de s’emparer du malandrin – soit. Mais faudra-t-il donc attendre un drame pour débarrasser la bonne ville de Crimson Bay de Klaus le Loup ? Nous enjoignons le bureau du shérif à prendre au sérieux la menace constituée par cet individu violent et pervers, qui n’hésite pas à malmener nos concitoyens dans les ruelles même de cette ville vouée au Seigneur, qu'il insulte à chacune de ses respirations !

 

De notre envoyé spécial, Josh Newcombe

 

[II-3 : Nicholas, Danny] Les poings de Nicholas ont eu tendance à froisser la feuille de chou à mesure qu’il progressait dans l’article – et ça n’a pas échappé à certains clients, qui font profil bas… Danny n’a pas tout compris à l’article qui fait son éloge, mais il est plutôt content, finalement ! Dommage pour la photo, mais… Il accroche son étoile d’adjoint sur sa poitrine, l’air empli de fierté. Et fête ça avec une bière ! Ils s’attablent pour petit-déjeuner, et la tension initiale s’efface progressivement.

III : AND JUSTICE FOR ALL

 

[III-1 : Warren, Nicholas : Shane Aterton, Russell Drent, Glenn Cabott ; Gamblin’ Joe Wallace, les cousins Sannington, Josh Newcombe] Quelque temps plus tard, un homme pénètre dans la salle de restaurant du Washington : c’est Shane Aterton, un des adjoints du shérif Russell Drent. Il dit aux nouveaux adjoints de se rappliquer – les assistants officieux feront ce qu’ils veulent. Tous décident de venir, sauf Warren – qui préfère se rendre à l’usine de munitions dans l’espoir d’y retrouver Wallace et de discuter avec ses ingénieurs. Aterton marche d’un bon pas, et conduit les PJ au bureau du shérif, où Drent les attend en compagnie de l’adjoint Glenn Cabott. Ils font dégager les adjoints anonymes qui s’affairaient dans l’arrière-salle. Une fois seuls, Drent prend la parole : il n’a pas été difficile de convaincre Wallace – il faut se débarrasser des Sannington ; le maire pense confier la gestion de leur ranch à trois de ses employés – l’économie de Crimson Bay ne sera pas affectée. Les cousins sont hors concours : si on peut les arrêter, très bien, si on doit les buter, c’est pas un problème. Drent dévisage tous les PJ, l’un après l’autre – il s’attarde sur Nicholas, qui aurait « bousculé Newcombe » ? Tant qu’il ne fout pas le bordel en ville, le shérif n’en aura pas après lui. Comme tous savent ce qu’il en est des cousins, ils peuvent tous se joindre à eux pour l’expédition au ranch. Ils y iront avec leurs chevaux – le bureau peut en prêter à ceux qui n’en ont pas.

 

[III-2 : Rafaela, Warren : Russell Drent ; les cousins Sannington] Mais Rafie dit à Drent qu'elle va d’abord tâcher d’intercepter Warren sur le chemin de l’usine : il pourrait leur être d’une aide précieuse… Le type avec son harnais bizarre dans le dos ? Possible – même si à vrai dire il inquiète le shérif davantage qu’un faux prêtre… Mais Drent ne les attendra pas, qu’ils les rejoignent en chemin. Rafie se dépêche – le savant fou n’a pas encore atteint l’usine, située à un bon kilomètre ou deux au nord de Crimson Bay. Warren est indécis – il aimerait bien aller à l’usine… Mais si Rafie pense que ça serait mieux pour tout le monde… Il monte (difficilement) en croupe, et tous deux reprennent la direction du ranch des Sannington, rattrapant les autres avant de parvenir à l’embranchement entre la grande route et la ferme.

 

[III-3 : Nicholas, Danny : Russell Drent, Shane Aterton, Glenn Cabott ; Les cousins Sannington] Tous avancent prudemment – et font même une pause à l’embranchement, pour que Drent, avec une lunette, jette un œil aux environs. Pas de mouvement dans la ferme, mais la charrette des cousins Sannington est là, dételée ; le bétail doit être plus loin au sud. Bon, il faut y aller… Qu’ils préparent leurs armes au cas où. Ils avancent lentement, guettant le moindre mouvement – mais Nicholas, toujours particulièrement aux aguets, croit avoir aperçu, brièvement, un reflet, non pas dans la ferme, mais dans un bosquet au nord-est. Il le signale aux autres – Aterton est sceptique, il ne voit rien… Mais Drent l’a entendu : les cousins sont probablement au courant de leur visite ; ils sont stupides, mais peut-être pas à ce point… Le shérif dit à Glenn Cabott de se rendre dans le bosquet avec Danny et Nicholas – les autres continuent lentement vers la ferme.

 

[III-4 : Nicholas, Danny, Beatrice, Rafaela, Warren : Glenn Cabott, Russell Drent, Shane Aterton, Larry, Chuck et Bob Sannington] Dans le bosquet, tout est calme… Mais Nicholas perçoit enfin un mouvement – le canon d’une Winchester ! Il s’empare de ses armes fétiches, le Père et le Fils… Les trois cousins sont là ! Nicholas hurle pour prévenir les autres. Danny s’accroupit pour progresser inaperçu – Cabott de même. Mais les Sannington les ont repérés… (Les autres, à la ferme, ont entendu le cri de Nicholas ; Beatrice fonce d’elle-même en direction du bosquet, en cherchant à le contourner par l’ouest – mais Drent fait de même, très vite, et fait signe à Aterton ; Rafie et Warren ne peuvent pas y aller aussi rapidement, mais se lancent également dans cette direction.Cabott n’a pas de chance au tir, mais Nicholas a davantage de réussite, et abat Larry Sannington d’une balle en pleine tête ; quant à Danny, il s’est précipité sur Chuck Sannington, et lui a écrasé son gourdin sur le crâne, le défonçant à moitié – le fermier n’est pas mort, mais clairement hors de combat. Ne reste donc plus que Bob Sannington, qui a assisté au sort de ses cousins, et qui entend se venger contre Nicholas – mais sa balle se contente de frôler le faux prêtre. (Les autres progressent, Beatrice en tête.) Cabott fait un détour dans les fourrés pour prendre Bob à revers – tandis que Nicholas lui hurle de se rendre… mais lui tire en même temps dessus : il atteint le dernier des cousins à la main, le contraignant à lâcher sa Winchester. Danny se contente de se planquer en tirant le corps inconscient de Chuck. Beatrice pénètre dans le bosquet par l’ouest – elle repère Nicholas, mais pas Bob. Cabott cherche à abattre ce dernier, mais le rate de peu – pour autant, le dernier cousin, la main en sang, ne parvient pas à ramasser son fusil, la douleur est trop cuisante… Nicholas avance dans sa direction en se protégeant derrière sa croix, Christina. Rafie et Warren entrent dans le bosquet par le sud. Beatrice érafle Bob d’une balle, il ne constitue plus vraiment une menace…

 

[III-5 : Danny, Beatrice, Nicholas, Warren, Rafaela : Russell Drent, Chuck et Bob Sannington, Glenn Cabott, Shane Aterton ; Larry Sannington, Richard Lightgow, Jon Brims, Denis O’Hara] Drent les rejoint, Danny lui amenant Chuck inconscient – tandis que Beatrice s’assure que Larry est bien mort… mais qu’il n’a rien à dérober dans ses poches. Nicholas braque Bob, attendant les instructions du shérif. Drent s’approche lentement, fait un signe de tête à Cabott, et ce dernier explose la tête de Bob d’un coup de carabine. Il précise que Chuck est toujours en vie ; Drent se retourne vers Danny : « On va s’épargner un procès, hein. » Inutile d’en dire davantage : Danny défonce la tête de sa victime inconsciente à coups de gourdin. Les corps ? Un cadeau pour les expériences du Dr Lightgow (une allusion que ne manque pas de relever Warren) : « Chargez-les dans leur charrette. » Shane Aterton s'occupe de la rapprocher du bosquet. Drent va tout de même jeter un œil à la ferme – il inspecte la cave sans être le moins du monde affecté par le sinistre tableau. Il fait rassembler par Cabott les éléments permettant d’identifier les victimes des cousins Sannington – dont il faudra confier les corps ou ce qu’il en reste au croquemort, Jon Brims, et au père O’Hara, qu’ils aient une bonne sépulture chrétienne. Mais, ainsi que Rafie n'a pas manqué de le remarquer, ce n'était clairement pas là la première de ses préoccupations.

 

[III-6 : Rafaela, Danny, Warren : Russell Drent ; les cousins Sannington] Rafie est visiblement gênée par la scène à laquelle elle a assisté – surtout de la part de Danny (et Drent s’en rend compte) : les Sannington étaient des êtres foncièrement mauvais, mais la froideur de cette exécution sommaire ne lui plait pas – elle songe à rendre son étoile d’adjoint… Warren perçoit bien son trouble, et essaye d’en discuter avec elle, en privé : la Vierge de Guadalupe ne l’a certainement pas envoyée ici pour faire ce genre de choses ! Mais Warren avance que son étoile d’adjoint pourrait lui faciliter la tâche pour obtenir une véritable justice à Crimson Bay

 

[III-7 : Danny, Beatrice, Nicholas, Rafaela : Shane Aterton, Russell Drent] Il est temps de rentrer en ville. Aterton jette une pièce aux pieds de Danny – qu’il aille fêter sa promotion, le nouveau ! Beatrice et Nicholas, en même temps, apprécieraient visiblement une modeste ou moins modeste récompense… Drent ne fait pas de difficultés – mais les enjoint au silence ; de même pour son jeune adjoint Rafael

 

IV : LE CERCLE DES INTELLECTUELS DE CRIMSON BAY

 

[IV-1 : Warren : Richard Lightgow] Warren a noté le nom du Dr Lightgow et que ce médecin fait des « recherches ». Il voit donc en lui un de ses semblables, et compte bien le rencontrer pour échanger entre gentlemen érudits – et pourquoi pas, dans la foulée, créer un cercle des intellectuels de Crimson Bay ? Il arrange un rendez-vous pour la soirée, au Washington.

 

[IV-2 : Nicholas, Beatrice : Russell Drent, Shane Aterton ; Josh Newcombe, les cousins Sannington] Nicholas confie ses 5 $ à Beatrice – si elle peut les faire fructifier lors du tournoi… Il faut d’ailleurs qu’elle s’inscrive, aussi se rend-elle au Gold Digger pour s’acquitter de sa cotisation de 25 $. Mais, une fois Drent revenu en ville, elle retourne au bureau du shérif, pour « une affaire privée ». Aterton ne pige rien, mais Drent comprend très bien et confie une tâche inutile à son adjoint – il est maintenant seul avec Beatrice. C’est à propos de Josh Newcombe, qui semble ennuyer le shérif comme le maire – elle suggère qu’elle pourrait aller le voir et le mener en bateau en ce qui concerne les Sannington… Mais Drent n’a pas confiance en elle. Et si ses canulars conduisent à des difficultés en ville, elle entendra parler de lui. Beatrice insiste… et le shérif lui fait clairement entendre qu’il a du travail, et qu’il fait beaucoup, beaucoup d’efforts présentement pour ne pas la faire dégager. Beatrice doit se retirer – elle se demande si Drent ne serait pas un huckster… Mais l’idée de taquiner le journaliste demeure : peut-être faudrait-il voir ça avec Nicholas ? Mais sans en parler aux autres…

 

[IV-3 : Warren : Richard Lightgow, Jon Brims ; Gamblin’ Joe Wallace] Le Dr Richard Lightgow rejoint Warren au Washington à l’heure dite, mais il n’est pas seul – Jon Brims l’accompagne, ce qui jette un froid dans l’assistance… Le croquemort ne lâche pas un mot, mais la conversation entre le savant fou et le médecin (un homme bon, cela se sent, et qui ne prend pas ses patients de haut, mais, bien au contraire, les traite avec le plus grand respect, leur expliquant les soins qu’il leur prodigue) est vite enjouée… et pointue. Chacun excelle dans un domaine que l’autre ne maîtrise pas vraiment – mais ils se rejoignent sur l’éventualité d’un travail en commun : le Dr Lightgow est avant tout un chirurgien, ses recherches portent essentiellement sur les amputations et les prothèses – or Warren pourrait peut-être l’aider concernant ces dernières ! Le docteur va en parler à Gamblin’ Joe Wallace, qui a financé sa clinique et ne refusera probablement pas d’investir dans les travaux prometteurs qui s’annoncent, pour aménager un atelier dans le grand bâtiment. Par contre, Lightgow a l’air assez méfiant en ce qui concerne la roche fantôme et la Nouvelle Science… Mais ces projets avec le savant fou sont très enthousiasmants – et cette idée de réunions entre intellectuels, pourquoi pas ? Il n’y en a pas tant que cela en ville… Mais Lightgow fait clairement entendre qu’il tient à ce que son ami Jon Brims soit invité – même s’il n’est guère bavard, il y a sa place.

 

V : PASSE UNE SEMAINE…

 

[V-1 : Warren : Richard Lightgow, Jon Brims ; les cousins Sannington Une semaine s’écoule… Warren travaille d’arrache-pied sur ses plans, et apprécie ses autres réunions avec le Dr Richard Lightgow et son ami Jon Brims – il assiste même à une autopsie, celle d’un des cousins Sannington.

 

[V-2 : Beatrice, Danny : Mr Shou] Beatrice, pendant ce temps, fait méthodiquement le tour des endroits où l’on peut jouer aux cartes dans Crimson Bay ; avec Danny, elle va aussi se renseigner sur les activités de Chinatown (ce qui n’a rien d’évident : presque personne ne semble parler anglais, là-bas), et notamment le bordel appelé White Tiger – là-bas, le tableau est pour le moins sinistre : pour nos deux héros qui ont grandi dans une maison close, il ne fait guère de doutes que l’entreprise de Mr Shou est de la pire espèce : une véritable usine, où les filles font de l’abattage, camées jusqu’à l’os pour supporter tant bien que mal leur misère, qui ne dure de toute façon pas éternellement : ce n’est pas un endroit où l’on fait de vieux os…

 

[V-3 : Danny, Rafaela : Russell Drent, Jeff Liston ; les cousins Sannington] Le tournoi de poker approche. La ville attire de plus en plus de joueurs et de simples curieux (les plus grandes stars ne sont pas encore là). Toute l’équipe du shérif Drent est sur le pied de guerre, il y a beaucoup de travail – Danny et Rafaela se voient régulièrement confier des tâches, même si rien d’aussi dangereux que l’affaire des cousins Sannington. Danny a maintes fois l’occasion de constater combien l’étoile qu’il porte à sa chemise influe sur le comportement des citoyens de Crimson Bay, qui font vraiment attention à ne pas faire de conneries quand il y a un adjoint dans les parages – ils semblent avoir peur du shérif et de ses hommes… Le comportement de Jeff Liston, le patron du Red Bear, le bouge où Danny aime aller se détendre, a également changé depuis sa promotion ; sans être à proprement parler hostile, l’ex-trappeur semble très méfiant.

 

VI : UN CADAVRE QUI TOMBE MAL

 

[VI-1 : Danny, Rafaela : Shane Aterton, Glenn Cabott ; Russell Drent] Un matin, Shane Aterton passe au Washington pour convoquer Danny et Rafie – ils ont du boulot, qu’ils le suivent… Il n’a pas invité les autres, mais, dans la semaine passée, qu’ils soient venus également n’a jamais posé de problème au shérif Russell Drent. Aterton les conduit… dans Chinatown, plus précisément dans une petite ruelle derrière le White Tiger. Il y a foule – des Chinois curieux… Mais Glenn Cabott les écarte.

 

[VI-2 : Russell Drent, Glenn Cabott, Shane Aterton ; Richard Lightgow] Au milieu du cercle des voyeurs, Russell Drent est debout sous la pluie, un cadavre à ses pieds, couché sur le ventre, la tête noyée dans une flaque de boue. On disperse la foule, Cabott et Aterton imposant un cordant de sécurité. Les PJ, eux, peuvent rejoindre Drent – qui retourne le cadavre : il a le visage extrêmement tuméfié, au point d’être impossible à identifier ; mais c’est un Blanc. Le shérif, sans un mot, désigne du doigt les éléments à noter : la chemise est de qualité, le pantalon neuf ; les bottes, par contre, sont un peu usées ; pas d’impact de balle, il a été tabassé à mort, littéralement – mais il n’a pas été frappé qu’au visage : en écartant un pan de gilet, Drent montre un bout de côte qui dépasse – il ne peut être sûr de rien avant l’autopsie (on confiera au plus tôt le cadavre au Dr Lightgow), mais le shérif en déduit une hémorragie interne, et peut-être aussi un poumon perforé.

 

[VI-3 : Danny : Russell Drent ; les cousins Sannington, Mr Shou, Chan] Pile-poil le genre d’emmerdes dont Drent ne veut surtout pas à la veille du tournoi de poker. Il a beaucoup de travail, par ailleurs… Mais les PJ se sont bien démerdés avec les Sannington – et ils ont fait vite, surtout. C’est pourquoi il leur confie cette enquête, qu’il faut régler au plus tôt – et avec la plus grande discrétion, c’est impératif. Et ça ne va pas être facile : c’est Chinatown… Généralement, le bureau du shérif n’intervient pas ici – les Chinois gèrent leurs affaires à leur manière, et ça n’est pas un problème. Mais là les circonstances sont particulières… Peu des habitants du quartier parlent anglais ; mais c’est le cas de Mr Shou, le patron du White Tiger – qui doit être furieux ; c’est d’ailleurs un de ses employés, « Chan, Tchang, un truc comme ça », qui a trouvé le corps. Danny suppose que la victime a pu faire un saut au bordel avant de rendre son dernier souffle, et qu’il leur faudra se renseigner à ce propos, la première étape de leur enquête…

 

À suivre…

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Jouer des parties de jeu de rôle

Publié le par Nébal

Jouer des parties de jeu de rôle

Jouer des parties de jeu de rôle, ouvrage dirigé par Coralie David et Jérôme Larré, Saint-Orens-de-Gameville, Lapin Marteau, coll. Sortir de l’auberge, 2017, 360 p.

LA THÉORIE RÔLISTE ET MOI, BON

 

La théorie rôliste et moi… Bon, on va dire que ça fait 2d6+4. Par là. Y a eu une époque où je me disais que ça serait bien de me renseigner un peu quand même, dont acte, alors GNS ici, OSR là, machin truc narrativo-végan bidule… Je me suis « investi » (…) pendant quelque temps – à mon échelle de novice, bien sûr… Un échec. Tout cela, finalement, ne me parlait guère, dans l’ensemble. De temps à autre, je trouvais bien un truc qui me faisait me dire : « Ah oui, tiens, c’est intéressant, ça… » Mais à la simple idée d’en chercher des applications pratiques, je défaillais – et défaille encore. Il m’a bien fallu, au bout d’un moment, admettre que j’avais globalement une vision pluuuuuuuutôt traditionnelle des choses, sans intégrisme toutefois (j’espère bien que non, bordel !) – et admettre en même temps que je ne pouvais finalement pas envisager ce loisir autrement que sur un mode… décontracté du gland, disons. Paresseusement spontané. Pas vraiment réflexif.

 

Ce n’est pas une revendication, un mot d’ordre, que sais-je. Plutôt un constat un peu désabusé, et très personnel – le souci, c’est moi, pas la théorie rôliste. Y a plein de gens très intéressants qui sont à fond là-dedans, et ils ont sans doute bien raison. Je ne doute pas qu’ils apportent plein de choses pertinentes à un loisir qui, comme toute chose en ce monde, évolue nécessairement (j’espère bien que oui, bordel !). Ils ont la raison pour eux – moi, je m’abrite timidement derrière ma tristement creuse flemme.

 

Cela ne faisait probablement pas de moi le lecteur idéal de ce Jouer des parties de jeu de rôle publié chez Lapin Marteau, dans la collection « Sortir de l’auberge », réfléchissant sur le loisir rôlistique et ses possibilités d’évolution – après un premier volume intitulé Mener des parties de jeu de rôle ; comme ça, c’est clair. L’ensemble a été bien accueilli par la communauté rôliste, ai-je l’impression – et j’étais relativement curieux, finalement, mais peut-être surtout du premier volume ? Pourtant, ces derniers temps, je suis probablement plus joueur que MJ – mais, le naturel, le galop, j’y reviendrai. Curieux, oui… Mais sans réelle intention de me procurer les onéreuses bêtes, pour être honnête – je savais que je ne pourrais pas en faire des lectures prioritaires, hors-contexte.

 

Je vais lâcher les Trois Mots Terribles, ici je crois qu'il le faut : SERVICE. DE. PRESSE. Que m’a aimablement proposé l’éditeur. Ça a un peu changé la donne, en m’incitant à faire passer cette lecture devant quelques autres – chose qui n’a rien de systématique, notez. Et, euh, relativement... Je l'ai quand même lu bien après réception. Mais, oui, j’étais curieux…

 

Et au final ? Un très bon livre. Aucun doute. D’une lecture agréable, toujours intéressant (ou presque), souvent utile. De la théorie rôliste si l’on y tient, mais au niveau des fiches de perso et des poignées de dés – quelque chose de très concret, finalement, et susceptible d’intéresser pas mal de monde, des novices débordant d’enthousiasme aux vétérans casse-couilles « MOI MÔSSIEUR J’AI COMMENCÉ AVEC LA BOÎTE ROUGE ». Avec plein de gens entre les deux.

 

Même si, pour le coup, identifier un lecteur cible peut s’avérer compliqué… Et je redoute un peu que ce volume assez costaud et cher (joli et aéré, en même temps) ne parvienne pas jusqu’aux débutants – ce qui serait dommage, parce qu’ils y trouveraient plein de choses utiles ; pour ainsi dire, ces choses que j’aurais vach’ment apprécié qu’on me les dise ou montre quand, ado, je me dépatouillais tout seul dans mon coin avec les gros bouquins austères de ce loisir chelou.

 

LE MENEUR PENSE, LES JOUEUSES JOUENT ?

 

Le livre part d’un… semi-paradoxe, disons. Il y a depuis pas mal de temps déjà toute une littérature sur le jeu de rôle et autour du jeu de rôle – mais elle semble souvent reproduire (et renforcer) une distinction éventuellement fâcheuse mais bel et bien omniprésente entre le meneur de jeu et les joueuses (pour reprendre le code de ce livre, OK, j’ai pas de problème avec ça), qui a pu être inconsidérément étendue au travers d’un discours simpliste figeant les rôles (si j’ose dire). Le MJ, c’est le gars sérieux de la bande – celui qui lit les livres et gère tout, absolument tout ; les joueuses ? Bah, elles arrivent, elles posent les pieds sous la table, elles font leurs petits trucs… Et tant mieux que ça n'aille pas au-delà ! T’imagines l’horreur si elles se mettaient à lire des trucs et des machins ?! Ah ah ah la bonne blague ah ah. Dès lors, vous imaginez un peu les joueuses réfléchir sur ce qu’elles font ? Ah ah ah la bonne blague ah ah ! Tiens je vais la poster sur Discussions de rôlistes celle-là.

 

Ah ah ah.

 

Soyons sérieux… Parce que la réflexion, comme son nom l’indique, c’est pour le gars sérieux – le meneur de jeu.

 

En clair, les conseils aux rôlistes, quatre-vingt-quinze fois sur cent (au doigt mouillé, le meilleur critère d’évaluation des jets de dés), sont des conseils aux meneurs.

 

(Quand il ne s’agit pas en plus de conseils aux auteurs, mais là on débouche sur des trucs assez glauques, consanguins, et comme y a peut-être des enfants qui regardent…)

 

C’est un réflexe très commun – et je n’en suis certainement pas épargné. Instinctivement, j’ai sans doute longtemps eu tendance à voir les choses ainsi (nouveau témoignage de mon bête conservatisme ludique ?). Le Lapin Marteau lui-même n’en est peut-être pas totalement exempt, d’ailleurs – qui a sorti le bouquin de conseils aux meneurs avant celui de conseils aux joueuses. C’est que ça paraît dans l’ordre des choses.

 

Sauf que ça ne devrait pas. Bien sûr que les joueuses ont leur mot à dire – et certaines (révolutionnaires) l’ont fait spécifiquement sous cet angle de joueuses. Il en découle pour elles plein d’occasions de réfléchir sur leur pratique, de se demander comment l’améliorer, de tenter des trucs différents… Le meneur ? Eh bien, c’est une joueuse, lui aussi… Quand il y en a un, d’ailleurs – ce n’est plus toujours le cas (même si le présent ouvrage, globalement, traite surtout de jeux à MJ, pour ne pas brusquer le quidam à poil dur). Et envisager les choses ainsi, réflexe salutaire même en étant tardif, c’est l’occasion de rééquilibrer la balance – de repenser les rôles, sur un mode, disons, « démocratique » ? L’autocratie du MJ prendra fin, le moment venu – nous en sommes à l’avant-veille du matin de l’antépénultième jour avant celui qui précède celui du Grand Soir, et là il fera moins le malin !

 

Sauf que non… Il ne s’agit bien sûr pas d’opposer les deux. La mauvaise blague ah ah.

 

Non : le mot d’ordre de ce livre, c’est de jouer ensemble.

 

(Un truc de SJW à l’évidence.)

 

Et c’est bienvenu, et ça fait du bien.

 

CRÉATION ET DÉVELOPPEMENT DU PERSONNAGE, OU : ÇA VA MIEUX EN LE DISANT – BEAUCOUP MIEUX

 

Avec toutes ses qualités, nombreuses, dont je vais tâcher de rendre compte ici, Jouer des parties de jeu de rôle n’est pas sans failles pour autant – et l’une, pas dramatique sans doute, concerne le plan, qui me laisse un peu perplexe. Je vais donc le bidouiller un peu dans ce compte rendu, pas forcément de manière beaucoup plus satisfaisante à vrai dire, avec une première rubrique portant sur la création, l’interprétation et le développement de personnages, et une deuxième sur le fait de jouer ensemble ; une troisième proposera enfin des pistes plus spécifiques pour faire évoluer les parties – en incluant quelques trucs qui ne me parlent vraiment pas du tout, sans qu’il faille en déduire qu’ils seraient en tant que tels mauvais ou ineptes.

 

Commençons par le commencement, et donc avec la création de personnage – processus qui se prolonge ensuite en cours de jeu, au plan de la technique comme de l’interprétation, avec plusieurs pistes de réflexion des plus utiles.

 

Ce qui implique de poser d’abord quelques notions ? Le recueil s’ouvre sur une « discussion » entre Anne Richard-Davoust et le Grümph intitulé « La bonne joueuse, tu vois, elle lance les dés… » L’allusion à un sketch antédiluvien porte, car le volume dans son ensemble prend soin de ne pas parler de la « bonne joueuse », ce qui reviendrait aussi à parler de la « mauvaise » (encore qu’il y ait quelques exceptions, « cette joueuse-là » évoquée en fin de volume par Selene Tonon y ressemble quand même pas mal, et j’y reviens très vite). Après tout, les outils contenus dans cet ouvrage ne sont pas impératifs, un catalogue exhaustif de comportements obligatoires sous peine d’exclusion du Groupe et de déportation dans les rizières (et plus vite que ça, déviationnistes !). Ce sont des conseils, variés – une boîte à outils, où on pioche ce dont on a besoin, ou même, plutôt, ce que l’on a envie d’essayer ; et si ça ne marche pas, ben, c’est pas dramatique, hein… Tout ne sert pas forcément maintenant, et on pourra peut-être y revenir plus tard… Finalement, cette « interview » liminaire, sous cet aspect un peu alambiqué, développe peut-être surtout d’autres notions qui demeureront en filigrane sur toute la durée du recueil – celle de roleplay, par exemple, et l’idée que jouer un rôle, ça n’est pas nécessairement faire dans le théâtral à base de tchatche envahissante (horreur glauque), c’est aussi participer à un combat et choisir de porter ce coup plutôt que tel autre… Le jeu de rôle est un loisir accessible aux timides, aux gens qui n’ont pas de bagout (c’est heureux…) ; « peu » parler, de la sorte, n’implique en rien d’être une « mauvaise joueuse », une notion (?) bien trop réductrice et arbitraire pour faire sens dans pareille étude (et au-delà).

 

Ceci étant posé, nous y arrivons : la création de personnage. Pas un passage obligé, néanmoins une première étape assez commune. Coralie David (la codirectrice de l’ouvrage avec Jérôme Larré) y dédie les deux premiers articles (sous cette forme) de Jouer des parties de jeu de rôle, d’abord « Créer un personnage », puis « Développer un personnage au fil du jeu ». N’y allons pas par quatre chemins : ces deux textes sont vraiment excellents. Vraiment. Ce sont des exposés très complets, très pertinents, très clairs enfin et peut-être surtout. La problématique est toujours très concrète, et le ton posé, jamais directif, est très approprié. J’avais lu une critique, mais je ne sais plus laquelle, pardon, qui faisait de même l’éloge de ces deux articles en disant en gros qu’il faudrait qu’ils figurent dans tous les bouquins de jeu de rôle. Je suis tout à fait d’accord – au stade de la création de personnage, et au-delà, car ça remplacerait très utilement ces mini-machins chiants et lapidaires (ou abscons) que l’on trouve dans tout livre de base, et qui sont censés expliqués comment on joue au jeu de rôle, sans jamais y parvenir ; à la différence desdits chapitres, les articles de Coralie David, limpides, ont aussi ceci de précieux que, tout en s’adressant en priorité à des novices, ils contiennent en même temps bien assez de matériau pour intéresser les vieux briscards, et même, figurez-vous, les inciter à tenter des trucs un peu différents, pour une fois. Bilan sans appel : qu’on élève illico une statue à la gloire de Coralie David !

 

Après quoi Romain d’Huissier poursuit sur ce mode, avec simplement un peu moins de brillant (ce qui en soi n’est pas une critique, c’est seulement que les articles qui précèdent sont vraiment très bons), et livre donc quelques clefs pour « Interpréter un personnage ». Revient ici une dimension déjà marquée dans les textes de Coralie David, que l’on pourrait résumer banalement par cette sentence plus précieuse qu’elle n’en a l’air : « Cela va sans dire, mais cela va mieux en le disant. » Beaucoup mieux, même – car, à la vérité, non, rien de tout cela ne va sans dire : le vétéran en retirera peut-être même une forme d’illumination, « ah mais en fait j’ai toujours fait comme ça alors qu’on peut aussi faire comme ça », ce qui est en plein dans l’optique du recueil, et le novice, quant à lui, bénéficiera là encore de conseils très concrets et autrement éclairants que ce que le livre de base lambda contient à ce sujet.

 

Ces articles figurent tous dans la première partie de l’ouvrage, consacrée aux « bases ». Il y en a d’autres, mais que je préfère envisager plus loin. Par contre, il faut peut-être y associer deux autres articles figurant bien plus loin dans le recueil, et plus ambigus, car ils sont en fait à la lisière des « bases » et du « jouer ensemble », penchant tantôt de tel côté, tantôt de l’autre – ou en même temps, comme des bateaux de Schrödinger. Il s’agit de deux articles dus à la même autrice, Selene Tonon, et intitulés « Dépasser ces clichés » et « Ne pas être cette joueuse-là » (quel étrange goût des adjectifs démonstratifs !), le second constituant en fait, ce qui ne manque pas de m’étonner, la première conclusion de Jouer des parties de jeu de rôle, qui en compte deux.

 

« Dépasser ces clichés » me paraît devoir être cité ici car il pose des questions concernant la création de personnage et l’interprétation, sur un mode « général » qui me paraît approprié aux « bases », ou tout autant, à vrai dire, au « ça va mieux en le disant » : il s’agit, sujet très sensible en ce moment, de voir comment introduire de la variété en jeu de rôle, au sens de l’interprétation de personnages d’un genre différent, d’une orientation sexuelle différente, ou encore d’une ethnie différente. En évitant les mauvais clichés. L’article est indéniablement pertinent, et son ton très posé franchement agréable. J’avouerai toutefois, mais c’est une chose à la fois très personnelle et très ponctuelle, circonstancielle, et finalement indépendante de l’article, que l’omniprésence des empoignades sur toutes ces questions depuis quelques mois m’a (instinctivement ?) incité à prendre un peu de distance avec tout ça – ou, dit autrement, à ne pas trop m’impliquer, lâchement sans doute. L’article est bon – mais je ne peux pas (n’ose pas, ne veux pas, je sais pas) en tirer tout le sel maintenant ; il me faudra en fait y revenir plus tard – le format du livre, et les notes d’intention des éditeurs et auteurs, incitent de toute façon à picorer ainsi, fonction des circonstances, dans un recueil qui s’y prête parfaitement.

 

L’autre article de Selene Tonon, « Ne pas être cette joueuse-là », en conclusion donc, poursuit dans un sens cette thématique, là encore à la lisière de la création/interprétation et du jouer-ensemble, avec une louche de « ça va mieux en le disant », en décortiquant une phrase de synthèse : « Je joue avec les autres en les laissant jouer. » Le propos général tourne donc autour du « savoir-être », finalement résumé par un unique principe : celui de la bienveillance. Mais on y identifie avant tout des comportements toxiques, de divers ordres, qui nuisent à la partie. Du coup, le ton, cette fois, est plus directif – ce que j’ai un peu regretté… Oui, ces comportements sont nuisibles, il faut en parler, expliquer ce qui ne va pas, etc. À cet égard, même à s’en tenir au listing, l’article est pertinent (et complète celui de Cédric Ferrand, notamment, sur lequel je reviendrai plus loin). Mon souci, en fait, concerne le retournement de la problématique… car chaque comportement à prohiber se voit compenser par une « pensée positive » ; et ça, rien que l’intitulé, ça me donne envie de hurler. C’est bête, sans doute, mais j’ai fait un gros blocage sur les thérapies cognitivo-comportementales truc-machin et la pensée positive de manière générale, du coup ça m’a complètement sorti du truc – et même agacé. En clair, cet article m’a paru tomber dans le travers impératif que la même autrice avait très habilement et très pertinemment su éviter dans « Dépasser ces clichés », pourtant autrement casse-gueule en apparence. Mais bon, ça, on va dire que c’est moi… Un refus d’obstacle tristement subjectif.

VARIATIONS SUR LE JOUER-ENSEMBLE

 

Le recueil obéit donc à un autre plan, mais, à mes yeux, s’il est un deuxième ensemble à dégager, c’est celui, crucial, du « Jouer ensemble ». Tel est d’ailleurs le titre du premier article que je vais citer ici, signé Emmanuel Gharbi, mais il me paraît possible de l’étendre à d’autres articles épars dans le recueil (dont les deux de Selene Tonon que je viens d’évoquer, puisque le jeu sur les stéréotypes comme les comportements toxiques ont forcément un impact sur la dimension collective du jeu de rôle ; mais je n’y reviendrai pas au-delà). Ce premier article tourne essentiellement autour de la notion de « contrat social », disons – mais entendue largement, puisque cela inclut la logistique autour des parties, aussi bien la bouffe que la prise de notes, etc. Mais, de manière moins prosaïque, il s’agit, pour le meneur et pour les joueuses, de bien s’entendre sur ce qu’ils souhaitent faire au juste, en prenant en compte la dimension collective et même sociale de ce loisir particulier qu’est le jeu de rôle. Même chose que précédemment : cela ne va pas forcément sans dire, et cela va sans doute bien mieux en le disant – même, comme ici, de manière passablement sèche. Certains sujets sont dès lors un peu mis en avant, plus délicats – comme les tabous des joueuses, les « limites », en évoquant des outils tels que la « carte X », etc. Je ne suis sans doute pas bien certain de ce que je pense de tout cela, quant à moi (enfin, si, sur un truc : le contrat social, c’est important), mais il y a assurément de quoi cogiter sur la base des conseils et réflexions figurant dans cet article.

 

Je suppose que l’on pourrait directement y accoler un autre qui se situe pourtant bien plus loin dans le recueil, « S’approprier un jeu », par Raphaël Bombayl. Hélas, il ne m’a vraiment pas marqué, pour le coup… Et un survol de la fiche de synthèse (il y en a une après chaque article ou presque) n’y a rien changé.

 

Un troisième article me paraît entrer en résonance avec le concept fondamental de contrat social, mais sur un mode plus ciblé, ou disons plus pointu – car il aborde en fait des questions d’ordre très général, à la différence des cas que je vais évoquer dans la rubrique qui suivra : il s’agit d’ « Exploiter la distinction entre joueur et personnage », de Guylène Le Mignot, titre éventuellement trompeur – en tout cas, je ne m’attendais pas spécialement à ce contenu, disons ; oubliez le truc du « ce que sait le joueur, ce que sait le personnage », ce n’est pas du tout le propos. On revient en fait ici à la question de base : que veut-on jouer au juste ? Mais l’approche est plus théorique, qui confronte des concepts précis, comme ceux de joueur auteur et de joueur acteur, ou – et c’est le passage de l’article qui en justifie (plus ou moins) le titre – celui de bleed ; un sujet que je trouve vraiment intéressant, j’en aurais bien lu davantage. À cet égard, c’est probablement l’article le plus pointu, en mode « théorie rôliste », de l’ensemble – avec peut-être celui d’Arnaud Pierre plus loin, mais, euh, broumf… On y reviendra. Quoi qu’il en soit, l’article de Guylène Le Mignot m’a fait l’effet d’être un peu inégal, mais il y a indéniablement des choses à creuser là-dedans.

 

Sur ces (globalement) bonnes bases, il est donc temps de voir ce que cela implique au juste, que de jouer avec les autres. Je relève ici deux pistes, mais il pourrait y en avoir d’autres, éventuellement reléguées dans la troisième rubrique, pour des raisons dont je m’expliquerai le moment venu.

 

On commence avec Julien Pouard, et « Coopérer et rivaliser ». Tel est le titre de l’article, mais, honnêtement, j’ai surtout retenu l’aspect « rivalité »… Il faut dire qu’il va contre les réflexes traditionnellement associés au jeu de rôle, même avec ses sources dans le wargame – c’est ce fameux jeu où il n’y a pas de gagnant. Je suis partagé sur cette question… La rivalité peut sans doute constituer un outil propice à des développements amusants en cours de campagne, mais ce n’est pas sans risque – notamment au regard de l’ambiance autour de la table : clairement, si la rivalité doit intervenir, c’est à mentionner impérativement dans le contrat social. Avec quelques précautions, il y a sans doute de quoi faire, mais j’avoue demeurer un peu sceptique à cet égard – ayant l’impression, ou le préjugé, que les risques l’emportent sur les bénéfices ; pis j’ai un formatage idéologique anti-compétition, ça ne me rend pas les choses aisées…

 

Nous retrouvons ensuite Coralie David et Jérôme Larré pour un article peut-être plus généraliste : « Créer du jeu pour les autres ». Là, on en est en plein dans la thématique du jouer-ensemble au sens le plus pratique, au-delà des principes ou tabous, qui relèvent quant à eux de plus hautes sphères – même si un principe essentiel demeure en guise de fondation de tout le reste : l’attention aux autres, l’écoute (qui a aussi un autre corollaire, la disponibilité). L’approche est très concrète, directement utile, et « va bien mieux en le disant ». Le genre de choses qui font tout l’intérêt de Jouer des parties de jeu de rôle.

 

Enfin, un dernier article peut être mentionné ici… un peu par défaut. Parce qu’il balaye large, en fait – renvoyant à des éléments de création et interprétation des personnages, de contrat social, de coopération et d’expériences plus ciblées ; en somme, si je le classe ici, ben, c’est pour qu’il soit au milieu, quoi… On y retrouve Coralie David et Jérôme Larré, mais associés cette fois à Peggy Chassenet, pour un texte intitulé « Se laisser surprendre ». Un intitulé qui peut recouvrir pas mal de choses… et, euh, c’est bien le cas, donc. On y trouve aussi bien des réflexions sur l’aléatoire systématique en jeu (dont le principe même… me sidère, en fait ; heureusement, les auteurs montrent bien en quoi ce n’est pas une solution, ouf) que des considérations relevant de la création de personnage, et notamment de son background (sujet bien mieux traité plus haut par Coralie David en solo), ou des conseils de jeu dans la lignée de « Créer du jeu pour les autres » (y a comme une impression de répétition, pour le coup…), enfin, et c’est le véritable apport de cet article, une illustration de tous ces thèmes au regard du genre de la romance – un genre qui n’est absolument pas pour moi, il me met vraiment mal à l’aise ; même si je vais tenter sous peu, en tant que joueur, une approche davantage « drama » qu’à mon habitude, car cela me rend curieux en même temps… Mais, pour le coup, j’ai des limites, là maintenant du moins, et, finalement, la « carte X »… Euh… Non, mais… Euh.

 

QUELQUES TRUCS PLUS CIBLÉS

 

On trouve enfin des développements plus ciblés, mais d’ordres très divers… et avec une réussite très variable, cette fois. À mes yeux du moins – mais c’est que, à plusieurs reprises, ces articles développent des optiques de jeu... qui ne me parlent vraiment pas du tout, mais sauront sans doute parler à d’autres, moins bornés que votre serviteur.

 

Des personnages... particuliers

 

Deux articles se penchent sur des types de personnages particuliers, mais que l'on peut trouver dans nombre de jeux, pour voir ce qu’il est possible d’en tirer d’intéressant. Deux articles presque antinomiques – car le premier traite des « incapables », et le second des « génies ».

 

Commençons par les gros losers, avec Sandy Julien, et « Faire d’un incapable un héros ». Les incapables sont ces types qui ne brillent nulle part ou pas où il faut, que ce soit le produit d’un mauvais tirage aux dés à la création de personnage, d’une volonté délibérée, ou d’une méprise quant à l’orientation du jeu (contrat social, le retour de la vengeance ?). Sujet intéressant… mais article guère convaincant à mes yeux, surtout parce qu’il est très redondant. Pour le coup, ça ne va pas mieux en le disant.

 

« Jouer des génies », par Olivier Caïra, m’a bien davantage botté. Le ton agréablement léger dissèque en même temps très bien la figure du génie dans les œuvres de fiction pour en tirer des enseignements aisés à transposer dans une partie de jeu de rôle, et permettant dès lors de jouer un personnage bien plus intelligent que soi-même sans que cela ne sonne systématiquement faux. L’article est très réussi – mais il a eu un autre effet, me concernant, en soulignant la regrettable absence, dans ce recueil, d’un équivalent consacré aux personnages très doués en matière de relations sociales – un autre genre de génies, dont l’interprétation en jeu de rôle me paraît à vrai dire plus problématique encore que celle des Sherlock et compagnie ; mais peut-être y a-t-il, les concernant, des « trucs » équivalents ? Je n’en ai aucune idée, mais serais très curieux de lire ça.

 

(D’autant que j’aime bien jouer des personnages « sociaux », moi le gros timide, allez comprendre, mes frustrations qui causent, si ça se trouve, merci Sigmund, fallait pas.)

 

La tacatacatique du rôliste

 

Et là… On en arrive à des trucs plus… « problématiques ». Mais pas dans l’absolu, notez : en fonction des seuls critères dérivés du Je, Me, Myself, I. Forcément les plus pertinents, hein.

 

Avec tout d’abord… ben, un article qui fait un peu tache dans le recueil – pas forcément mauvais, et sa place ici peut être justifiée à maints égards (ce que les éditeurs font comme de juste), reste qu’il ne traite finalement pas du tout de la même chose que, eh bien, tous les autres articles… Alors en plus, le placer dans « les bases », entre l’article sur l’interprétation de Romain d’Huissier et celui sur les fautes dans le théâtre d’impro de Cédric Ferrand (j’y arrive), ben, ça jure un peu quand même.

 

Il s’agit en effet d’ « Aider son personnage à gagner : le b.a.-ba de l’exploration de donjon », par Géraud G. Bon, je n’ai que très exceptionnellement exploré des donjons en jeu de rôle sur table… Ce n’est pas un truc qui m’attire, même si une séance ou deux avec un enrobage différent, je ne suis certainement pas contre – mais ça ne m’attirait pas davantage ado. Dans le cadre de cet article, cela m’attire à vrai dire encore moins, car l’approche est ultra méticuleuse au niveau tactique, et dans l’optique de « gagner » ; à ces deux niveaux, ce n’est tout simplement pas ce que je recherche.

 

(Sur table. Dans un jeu vidéo, je dis pas.)

 

L’inspi à piocher (mais pas forcément inspirée)

 

Autre « article » isolé dont je ne sais que faire : celui, un de plus mais vraiment pas le meilleur, du duo éditorial Coralie David et Jérôme Larré, intitulé « Se renouveler », et dont je ne suis pas bien sûr qu’il renouvelle grand-chose.

 

C’est une liste de réactions possibles à tel ou tel événement. Bon, pourquoi pas… Le truc qui m’ennuie, et là je ne suis vraiment pas en train de faire le vétéran, je n’en suis pas un, c’est que rien, dans tout cela, ne m’a vraiment paru constituer une alternative à ce que d’autres joueurs ou moi-même auraient pu faire. Je n’ai jamais été surpris, encore moins enthousiasmé. Du coup, ben, une inspiration à piocher, mais pas vraiment inspirée… Ce qui fait comme un contraste avec les autres livraisons du duo, autrement heureuses, dans ce recueil qu’ils ont fort bien coordonné.

 

L’angoisse des matchs d’impro

 

Et arrive le moment terrible… avec une dose d’aveu façon 36 15 My Life, comme on disait au XIVe siècle.

 

Voilà : je hais le (mgniii !) spectacle vivant. De manière systématique – enfin, à une exception près : les concerts. Parfois. Pas toujours. Mais alors le théâtre, sur scène ou de rue, etc., le cirque, les performances, ce genre de trucs… AAARGH ! Je hais tout ça. Au sens où ça me met mal à l’aise, où ça me fait peur même, et je crois que c’est de cette peur que provient la haine. De la coulrophobie étendue à tous les saltimbanques, en somme.

 

Les clowns, saletés ! Les mimes !

 

Et...

 

LE THÉÂTRE D’IMPRO !

 

Or on compare souvent le jeu de rôle aux matchs d’impro. Je ne suis pas bien certain que ce soit à bon droit – ne serait-ce que parce qu’il me faut bien justifier que j’adore l’un quand je déteste viscéralement les autres (sans vraiment les connaître en même temps, oui, bon, OK, ça va)… La scène, le statut de spectateur, la performance – autant d’éléments que j’utiliserais volontiers dans mes réfutations peut-être un peu quand même sophistiques.

 

Pourtant, je suppose que d’autres rôlistes sauront en retirer des éléments précieux et utiles… En fait, cela relève de la certitude, au sortir de l’article de Cédric Ferrand intitulé « Garder la balle en l’air » ; qui est clairement un bon article. L’auteur identifie les « fautes » relevées dans les matchs d’impro, et voit ce qu’il est possible d’adapter au contexte rôlistique. C’est pertinent. C’est même… intéressant.

 

Sur une base de matchs d’impro.

 

Allais-je donc renier tous mes préconçus ? HORREUR GLAUQUE !

 

Heureusement, non – parce qu’un dernier article m’a permis de m’y raccrocher comme à la planche du salut : « S’entraîner », par Arnaud Pierre. Qui propose donc des exercices « d’échauffement » employés avant les matchs d’impro. La perspective même de « m’échauffer » avant une séance de jeu de rôle me laisse un peu perplexe, celle, à plus long terme, de « m’entraîner », au moins autant (vous ai-je dit que je haïssais la performance ? oui ?). Le contenu exact de ces exercices, par chance, a justifié ma haine en dernier recours. J’ai lu ça les yeux exorbités de bout en bout ; après quelques pages, j’ai commencé à montrer les crocs, à grogner, à baver… Ouf ! Pensez donc, j’avais eu très peur, après l’article de Cédric Ferrand ! Mais là c’est bon, j’ai retrouvé toute ma détestation, toute ma mauvaise foi, toute ma puérilité. Merci, donc – au moins pour ça.

 

HAINE.

 

HAINE.

 

HAINE.

 

OUVERTURES

 

Pardon.

 

Oubliez ça.

 

Parce que ce recueil est globalement de très grande qualité. Outre les brillants articles du début, que les novices devraient tous lire (mais...), sans qu’ils soient pour autant inutiles aux vieux machins, on trouve dans Jouer des parties de jeu de rôle plein de pistes de réflexion intéressantes, pour tous les niveaux, pour tous les goûts.

 

Certes, arrivé à terme, on peut avoir le sentiment qu’il y a quelques oublis, sinon lacunes… J’ai évoqué le cas des PJ sociaux, mais on pourrait peut-être se pencher sur de tout autres domaines. À titre d’exemple, je me suis demandé si le jeu de rôle virtuel n’avait pas quelques spécificités à creuser – ce qui a peut-être été fait pour les meneurs, mais en tout cas pas ici pour les joueuses. Ce n’est qu’une interrogation – et la réponse est peut-être tout simplement : « Non, il n’y en a pas. » Mais au cas où… Ce genre de choses, quoi.

 

Mais les éditeurs eux-mêmes, comme de juste, concluent leur ouvrage sur des ouvertures vers d’autres questionnements, d’autres approches – incluant des jeux « moins traditionnels », impliquant de repenser le distinguo meneur/joueuses ; ce qui peut aussi, bien sûr, se faire quand une joueuse devient meneur, etc. Il y a aussi « l’échec utile », ou encore l’échange avec la communauté rôliste...

 

Et l’injonction ultime qui passe bien : « Jouez, jouez et rejouez ! » Effectivement ce qu’il y a de mieux à faire.

 

Jouer, toujours – et finalement, toujours décontracté du gland. Y a pas d’incompatibilité.

 

Un bon livre, donc, bien fait, d’une lecture agréable. J’ai été conquis, probablement davantage que je ne le pensais. Me faudra peut-être jeter un œil à Mener des parties de jeu de rôle, du coup… et guetter les futures publications du Lapin Marteau.

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Européens et Japonais, de Luís Fróis

Publié le par Nébal

Européens et Japonais, de Luís Fróis

FRÓIS (Luís), Européens et Japonais : traité sur les contradictions et différences de mœurs, écrit par le R.P. Luís Fróis au Japon, l’an 1585, préface de Claude Lévi-Strauss, [traduit du portugais par Xavier de Castro], Paris, Chandeigne, série Lusitane, [1585, 1993-1994, 1998, 2003] 5e édition 2015, 93 p.

LE JÉSUITE AMOUREUX DU JAPON

 

J’avais découvert bien tardivement les éditions Chandeigne, spécialisées dans la littérature lusophone, avec le passionnant ouvrage qu’est La Découverte du Japon, somme de documents sur l’image fantasmée de Cipango aux yeux des Européens, puis, en gros, sur la première décennie d’échanges entre Européens et Japonais, vers le milieu du XVIe siècle. Ce livre convoquait des textes d'un certain nombre de grandes figures historiques, incluant, avant la « découverte » du Japon à proprement parler, Marco Polo et Christophe Colomb, mais aussi, à l’époque même, saint François Xavier – car, si ce sont des marchands portugais et espagnols qui ont tout d’abord mis le pied sur le sol japonais, ils ont été bien vite suivis par des religieux, prêtres de la Compagnie de Jésus, dont « l’apôtre des Indes » est assurément le plus célèbre ; pour autant, il était loin d’être le seul.

 

Or, dans cet ouvrage, les témoignages les plus fascinants et instructifs, les plus « objectifs » aussi, dans une certaine mesure, étaient dus à un autre jésuite, moins connu, et arrivé quelque temps après François Xavier : le Portugais Luís Fróis (1532-1597). Un bonhomme assez fascinant, et un observateur méticuleux du Japon et des Japonais – bien plus subtil que ses frères en Jésus-Christ. Et un véritable amoureux de ce pays si étrange, littéralement situé aux antipodes… Si les obligations du révérend père Fróis l’amenaient à voyager beaucoup, et à revenir de temps à autre à Macao, par exemple, il n’en reste pas moins que le Japon était devenu son pays d’adoption – il y a vécu une trentaine d’années, avec de brèves interruptions seulement ; lors d’un de ces séjours à Macao, sentant que la mort viendrait quelques mois plus tard, il a semble-t-il fait état de son souhait de mourir au Japon – qui était devenu sa patrie ; ce qui s’est produit en 1597, à Nagasaki. Une sorte de Lafcadio Hearn avant l’heure ?

 

En tout cas, Luís Fróis n’était sans doute pas un jésuite comme les autres – encore que parti sur des bases assez proches : quand il arrive au Japon, en 1563 (soit vingt ans après le premier contact entre Japonais et Européens, et une dizaine d’années après la mort de François Xavier), il ne sait pas grand-chose du pays, et rien de sa langue. Cependant, il s’attèle à la tâche, et en obtient bientôt une perception très fine des us et coutumes des Japonais, et une maîtrise admirable de leur langue – lui qui était d’abord accompagné par un interprète, fait dès lors lui-même office d’interprète pour d’autres missionnaires jésuites célèbres, ses supérieurs, comme Francisco Cabral et Alessandro Valignano. Il rencontre aussi des figures majeures de l'histoire japonaise, et surtout Toyotomi Hideyoshi, lors d’une importante audience en 1586 – dont le bilan n’est toutefois guère favorable aux jésuites : si Oda Nobunaga, son prédécesseur, avait fait preuve de son ouverture envers les chrétiens (pour des raisons toutes politiques sans doute), ce n’est pas le cas de Hideyoshi, qui initie dès l’année suivante les persécutions qui culmineraient dans les premières décennies de l’époque d’Edo, le christianisme interdit ne subsistant plus dans l’archipel que dans des petites communautés de « chrétiens cachés » ; je vous renvoie le cas échéant au roman Silence, d’Endô Shûsaku.

 

Quoi qu’il en soit, l’acuité et l'érudition de Luís Fróis n’échappaient certainement pas aux autres jésuites. Désireux de mieux connaître le pays qu’ils étaient supposés évangéliser, ils ont chargé le prêtre portugais d’écrire une histoire du Japon, ainsi qu'une histoire des premières années de l’implantation du christianisme dans l’empire du soleil levant. On a parfois dérivé de ces études la conviction que Luís Fróis était le premier des japonologues.

 

Mais un autre texte, plus obscur, est peut-être plus révélateur encore de la relation entretenue par le jésuite avec le Japon – le présent petit « traité », de moins d’une centaine de pages, un recueil d’observations très lapidaires, sans véritable argumentaire (en apparence, du moins), et qui constitue un témoignage précieux sur les mœurs des Japonais dans la seconde moitié du XVIe siècle, mais aussi sur le regard que les Européens portaient sur ces mœurs. Cependant, ce texte n’a pas eu le même retentissement initial… car il avait été perdu sans avoir jamais été publié. On n’en a retrouvé la trace que près de trois siècles plus tard, en 1946, tout au fond des archives madrilènes – et il a connu sa première publication une dizaine d’années plus tard. En français, il a fait l’objet d’une première publication chez Chandeigne en 1993, avec un appareil scientifique conséquent, qui a hélas disparu de cette version poche – laquelle est toutefois agrémentée d’une très, très brève préface de l’éminent Claude Lévi-Strauss.

 

TOPSY-TURVYDOM (EN PORTUGAIS ?)

 

Le « traité » de Luís Fróis est donc très bref, et consiste en très lapidaires paragraphes numérotés et classés par thèmes, consistant à opposer (ou nuancer, parfois) les différences de mœurs entre les Européens et les Japonais. La structure est globalement toujours la même : en Europe nous faisons comme ci, les Japonais font comme ça. Point. Pas d’autres développements, pas d’analyse à proprement parler, ce n’est pas le propos. En fait de « traité », nous avons donc des listes plus ou moins développées de « couples » de comportements, dans une relation binaire, dans des registres parfois très anecdotiques, d’autres fois plus subtilement riches.

 

Il est vrai que la chose était tentante alors, et l’est sans doute autant, ou presque autant, aujourd’hui. Il y a une tendance forte à remarquer que les Japonais « font tout à l’envers » – ce qui, en tant que tel, ne veut certes pas dire grand-chose. Mais… C’est comme s’ils le faisaient exprès ! dit-on. De la manière de monter sur un cheval à la manière de coudre, en passant par la construction des bâtiments, la préparation des repas, l'arrangement des coiffures ou l'art de la guerre, ou aujourd'hui la conduite automobile, le reflet dans un miroir apparaît systématique… Le « traité » de Luís Fróis en est bien sûr une éclatante démonstration, mais d’autres ont eu le même ressenti, en d’autres temps. Claude Lévi-Strauss cite ainsi dans sa préface Basil Hall Chamberlain, auteur en 1890 d’un essai intitulé Things Japanese, et qui comprend un article titré « Topsy-Turvydom », qui fait exactement le même constat, en reprenant un certain nombre d’exemples déjà croisés chez Luís Fróis deux siècles plus tôt, et pour beaucoup toujours valables aujourd'hui – ceci, bien sûr, sans que l’Anglais en ait eu conscience, car le texte du jésuite était inconnu alors.

 

La confrontation de ces deux textes et d’autres témoignages encore semble confirmer cette curieuse impression – en en étendant le champ éventuellement, d’une manière capitale ; car il ne s’agit pas tant, ici, d’opposer le Japon et l’Europe, ce qui ne serait qu’un bien banal ersatz d’ethnocentrisme… que le Japon et le reste du monde ! En y incluant ses plus proches voisins asiatiques – à cet égard aussi éloignés du Japon que le sont la France ou l’Angleterre. Exemple bateau : au Japon on construit en bois, en Chine ou en Corée on construit en pierre, etc.

 

Ce jeu de contraires est par ailleurs si poussé qu’il aboutit à la fascination – et une fascination souvent empreinte de sympathie, au-delà du seul étonnement. Claude Lévi-Strauss, en exergue, cite Platon : « Car c’est le plus contraire qui est au plus haut point ami de ce qui lui est le plus contraire. »

 

Et, au fond, cette impression n’est peut-être pas si curieuse ? Il y a même là un réflexe assez commun, finalement. Claude Lévi-Strauss, toujours lui, en cite un intéressant exemple… il y a 2500 ans de cela, avec Hérodote décrivant la civilisation égyptienne dans des termes très proches. Mais l’anthropologue fait alors une remarque importante : chez Hérodote, Luís Fróis et Basil Hall Chamberlain, le constat est là, et appuyé, il est au cœur même du discours, mais, là où d’autres en auraient tiré sans vergogne un bête tableau eurocentré raillant la « bizarrerie » des Japonais comme une énième preuve de leur infériorité en termes de civilisation, nos trois auteurs, eux, ne tombent pas (ou seulement de manière exceptionnelle) dans ce vilain travers – décrire la civilisation d’en face en termes d’opposition, bien loin de réduire le sujet d’étude à la barbarie, revient en fait à reconnaître l’existence de ladite civilisation, et autant que possible sur un pied d’égalité (si quelques réflexes de rejet demeurent). C’est aussi cela qui fait de Luís Fróis un précurseur de l’anthropologie – et un observateur bien singulier dans le contexte de l’évangélisation du Japon dans la seconde moitié du XVIe siècle.

 

OBSERVER, NE PAS JUGER (SAUF DANS UN CAS)

 

En effet, la structure même du « traité », dans son aspect très sec, plus que laconique, est telle que le jugement n’y a que très rarement sa place – au sens le plus littéral, d’ailleurs : deux ou trois lignes pour exprimer une divergence de modes de vie sont ici bien suffisantes. Luís Fróis observe – il ne juge pas ; sans doute sait-il que juger affaiblirait la pertinence de ses observations ? L’opposition, ou la nuance – car en vérité le « miroir » n’est pas parfait, et les mœurs des Japonais, parfois, divergent d’avec les européennes plus qu’elles ne s’y opposent –, ne s’accompagnent le plus souvent pas de jugements de valeur : ici c’est ainsi, ailleurs c’est comme ça – et au fond il n’y a pas grand-chose de plus à en dire.

 

Certes, il ne faut sans doute pas tout prendre au pied de la lettre, ici : Luís Fróis est un homme, pas une machine « neutre », et parfois il exprime son étonnement en des termes où pointe malgré tout la possibilité du jugement et de la critique. On peut aussi supposer que la « neutralité » des termes, en un certain nombre d’occasions, s’avère trompeuse : consciemment ou pas, le jésuite emporté dans son tableau peut parfois être amené à forcer un peu le trait. Et parfois un terme connoté lui échappe (encore que pas toujours dans le même sens : c'est régulièrement l'Europe qui trinque, dans ce cas). Quelques précautions sont donc à prendre, ces observations sont parfois à manipuler avec des pincettes, mais, le plus souvent le tableau est juste et aussi « objectif » que possible. Froid, dépassionné ? Cela, je n’ose pas le dire – car, dans l’exposé le plus abstrait comme dans les rares expressions plus sentimentales qui parsèment le « traité », la fascination de l’auteur pour le Japon ne fait guère de doute, une fascination qui peut se muer en amour, même particulièrement interloqué ; car l'auteur, après des décennies sur place, conserve la précieuse possibilité d'être étonné par les gens qu'il croise au quotidien. Il y a toujours, au minimum, une sincère curiosité, et parfois bien davantage.

 

Mais... Eh bien, chaque règle à son exception… Pour les jésuites qui évangélisent le Japon en cette seconde moitié du XVIe siècle, les bonzes incarnent l’Ennemi – bien sûr… Luís Fróis, ici, ne diffère pas de ses frères : quand il rapporte les croyances impies et les turpitudes des bonzes tous plus immoraux, mesquins, bêtes et hypocrites les uns que les autres, la neutralité n’est plus de mise, et les dénonciations et accusations sont frontales. Une chose très sensible dans La Découverte du Japon – et pas que chez les jésuites eux-mêmes, d’ailleurs : la Pérégrination de Fernāo Mendes Pinto est probablement plus fourbe à cet égard (et incomparablement plus malhonnête) que les lettres de François Xavier et des siens. Cela se vérifie à nouveau ici, même si le ton, demeurant lapidaire, ne véhicule dès lors pas la même emphase que les protestations indignées coutumières des ministres de la foi catholique dans leur correspondance professionnelle. En contrepartie, le vague respect craintif éprouvé par les jésuites envers les moines zen, qu’ils considéraient les plus redoutables et de loin, au travers de leurs sophismes pernicieux, ne ressort guère, cette fois, du « traité » de Luís Fróis.

LE MONDE EST DIVERS ET LE MONDE CHANGE – DANS TOUS LES SENS

 

Le cas très particulier des bonzes mis à part, cette absence globale de jugements de valeur est donc un atout marqué du petit « traité » de Luís Fróis. Elle est aussi ce qui en fait un document précieux, un témoignage utile aussi bien aux historiens qu’aux anthropologues.

 

Toutefois, je ne suis ni l’un ni l’autre… Ma lecture étant celle d’un béotien, elle peut peut-être davantage s’autoriser de ces jugements de valeur, honnis à bon droit dans le champ scientifique ? C’est tentant, du moins – mais avec là aussi une appréciable contrepartie : ce petit essai contient dans son principe même les éléments qui démontrent l’inadéquation fréquente d’une approche davantage « subjective », pour ne pas dire « passionnée » ; et c’est un enseignement non négligeable de cette lecture, sans doute.

 

J’aurais pu citer des dizaines d’extraits – portant sur les pratiques martiales comme sur l’alimentation, le théâtre, la construction navale, la mode, etc. ; auquel cas j’aurais sans doute été tenté de mettre en avant les plus « drôles »… car nombre de comportements observés par Luís Fróis, sans même parler des oppositions qui vont avec, ont de quoi faire sourire le lecteur distant, jamais épargné par les normes de la société dont il fait partie.

 

Mais il m’a paru davantage intéressant de piocher plutôt dans une thématique guère drôle, mais peut-être davantage édifiante : le chapitre II, « Des femmes, de leurs personnes et de leurs mœurs ».

 

32. Chez nous, selon leur naturel corrompu, ce sont les hommes qui répudient leurs épouses ; au Japon, ce sont souvent les femmes qui répudient les hommes.

[…]

34. En Europe, l’enfermement des jeunes filles et demoiselles est constant et très rigoureux ; au Japon, les filles vont seules là où elles le veulent, pour une ou plusieurs journées, sans avoir de comptes à rendre à leurs parents.

35. Les femmes en Europe ne quittent pas la maison sans la licence de leur mari ; les Japonaises ont la liberté d’aller où bon leur semble, sans que leur mari n’en sache rien.

[…]

38. En Europe, l’avortement pour autant qu’il y en ait, n’est pas fréquent ; au Japon, c’est une chose si commune qu’il y a des femmes qui avortent jusqu’à vingt fois.

[…]

45. Chez nous, il est rare que les femmes sachent écrire ; une femme honorable au Japon serait tenue en piètre estime si elle ne savait pas le faire.

[…]

51. En Europe, ce sont ordinairement les femmes qui préparent à manger ; au Japon, les hommes et même les gentilshommes mettent un point d’honneur à faire la cuisine.

[…]

54. En Europe, il est très inconvenant qu’une femme boive du vin ; au Japon c’est très fréquent, et lors des fêtes elles boivent parfois jusqu’à rouler par terre.

[…]

56. Les femmes d’Europe, si elles portent un châle, se dissimulent encore davantage pour converser avec autrui ; au Japon, les femmes se découvrent pour parler, car faire autrement serait discourtois.

 

Bien sûr, encore une fois, les observations du jésuite ne sont sans doute pas à prendre au pied de la lettre, et il peut forcer le trait ici ou là. On relève aussi des tournures sans doute moralement connotées, même si c'est assez ambigu, parfois. Ce tableau n’en est pas moins étonnant, au regard de ce que nous savons (ou croyons savoir) de la place des femmes dans le Japon contemporain, une société notoirement patriarcale (plus que d’autres, disons). C’est un sujet que j’avais pu aborder dans ma chronique de Japon, la crise des modèles, de Muriel Jolivet ; je vous avais promis aussi un retour sur Japonaises, la révolution douce, d’Anne Garrigue… mais j’ai trop fait traîner, et serais incapable d’en traiter maintenant, mes excuses – très bon bouquin, ceci dit. En même temps, dans ces ouvrages et dans bien d’autres encore, les féministes japonaises rappellent souvent combien la condition des femmes s’est dégradée durant l’époque d’Edo, qui nous sépare du temps de Fróis, et ce sans doute en raison de la philosophie officielle de la période, qui était le néoconfucianisme.

 

Bien sûr, « dégradée » n’est pas un terme scientifiquement neutre, il est connoté idéologiquement, dans une perspective qu’on pourrait qualifier d’évolutionniste au sens de l’anthropologie sociale ; et c’est bien pourquoi un anthropologue ne devrait pas en faire usage – mais ces féministes le peuvent assurément, et moi de même, je suppose (je suppose...). Comme elle, je regrette cet état de fait – et cela n’a rien de neutre. J’ai une notion de progrès social et sociétal, qui me porte à juger l’évolution de la condition des femmes au Japon durant l’époque d’Edo sous un jour négatif. Mais, en même temps, pouvait-on trouver illustration plus éloquente de ce qu’il n’y a pas d’historicisme, qu’il n’y a pas de flèche du temps ? Le monde change – tout le temps. Et non, l’histoire ne se répète jamais exactement. Et, non plus, il n’y a pas de schéma d’évolution prédéfini – au choix, on en dérivera un relativisme un peu las… ou une raison de plus de faire bouger les lignes, de telle manière plutôt que de telle autre, en pleine conscience – car l’autre manière n’est jamais exclue en tant que telle. Tout en sachant que chaque point de vue est idéologiquement construit, on peut s'en accommoder et ne pas s'interdire la moindre opinion sur ce qui serait souhaitable.

 

UNE INTÉRESSANTE CURIOSITÉ – OU BIEN PLUS

 

Européens et Japonais, pour un si petit ouvrage, et si « factuel », est d’une appréciable densité et riche d’enseignements divers. C’est une confirmation de la singulière acuité de son auteur, en même temps qu’une ouverture sur d’autres mondes (l’Europe du XVIe siècle, à certains égards, pourrait être envisagée comme aussi exotique à nos yeux que le Japon d’alors) ; le cas des bonzes excepté, le jésuite brille par un désir d’objectivité qui n’était probablement pas la norme à cette époque, et ne l’est à vrai dire pas forcément toujours aujourd’hui. Le « traité » rapporte une forme très particulière d’observation participante, et, sous son aspect laconique, il offre bien des opportunités de réfléchir, au-delà du seul cas japonais, à la relativité des mœurs dans l’espace comme dans le temps, et à la diversité des modes de vie dans un monde complexe et toujours changeant. Et ça, c’est toujours admirable.

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Ursula K. Le Guin (1929-2018) : un hommage par ansible

Publié le par Nébal

Photo : Marian Wood Kolisch, NYT

Photo : Marian Wood Kolisch, NYT

Dans les premiers temps de ce blog, il y a de ça… longtemps, je livrais de temps à autre des articles en forme de nécrologies – activité aussi vaine que déprimante. Les personnalités appréciées tombent comme des mouches, mais au fond, puis-je vraiment dire que ces disparitions de célébrités m’affectent à titre personnel ? David Bowie serait peut-être l’exception – et encore. À l’évidence, d’autres disparitions sont bien plus concrètes à mes yeux et me touchent bien davantage – encore la semaine dernière, à vrai dire –, dont je ne peux pas parler ici…

 

Mais le cas d’Ursula K. Le Guin, décédée le 22 janvier, est peut-être un peu à part, pour le coup – et en lien avec ce blog, ce qui m’incite à lui consacrer cette brève note. En effet, ici-même, vingt-trois livres d’Ursula K. Le Guin (dont deux rassemblent en fait plusieurs titres) ont été chroniqués – ce qui en fait l’auteur le plus exposé (directement) sur ce blog. Lovecraft est à peu près au même niveau, mais il y a de la triche, car nombre des chroniques portant sur ce dernier se basent sur des publications très brèves et confidentielles de Necronomicon Press, etc., ce qui fausse un peu le décompte, sans même parler des très nombreuses « collaborations », etc. ; la différence, qui situe bien Lovecraft en tête, oui, c’est que j’ai beaucoup chroniqué des ouvrages sur Lovecraft ou autour de Lovecraft. Mais les autres auteurs les plus fréquemment chroniqués ici, les Ballard, les Tolkien, les Pratchett, etc., sont assez loin derrière Lovecraft et Le Guin. Ogawa Yôko, peut-être, mais via des omnibus...

 

C’est pas un concours, hein. Juste un témoignage de ce que l’œuvre d’Ursula K. Le Guin a beaucoup compté pour moi – elle faisait vraiment partie de mes autrices préférées, tout spécialement en science-fiction, dont elle incarnait pour moi le meilleur.

 

Le « cycle de l’Ekumen », tout particulièrement, contient nombre de chefs-d’œuvre, cet ensemble plus ou moins relâché développant des questionnements qui me touchent particulièrement, en usant des outils de l’anthropologie (hérités des prestigieux parents, le père surtout, Alfred Kroeber) pour explorer des sujets politiques et sociétaux complexes et passionnants. Je vous renvoie, le cas échéant, à l’article où j’ai secondé Erwann Perchoc, « Le Cycle de l’Ekumen : rapport sur les cultures humaines issues des expériences haïniennes, leurs histoires et leurs relations », dans le Bifrost n° 78, consacré à l’autrice, et que j’avais si longtemps, ainsi que bien d’autres, appelé de mes vœux. Mais l’essentiel du cycle a été chroniqué sur ce blog, avec une exception de taille, toutefois : La Main gauche de la nuit, qui fut mon premier Le Guin, avant que je ne démarre le blog, et qui m’avait collé une énorme baffe – un effet réitéré quelque temps plus tard, mais sur ce blog cette fois, avec Les Dépossédés. Ces deux livres, tout le monde doit les lire. Mais bien d’autres ouvrages du cycle doivent être mentionnés – notamment L’Anniversaire du monde, brillant recueil de nouvelles, même si d’un abord peut-être un peu austère mais à propos et qui en vaut la peine, ou encore Quatre Chemins de pardon ; un cran en dessous, néanmoins très bons en tant que tels, figurent, en un même volume, Le Nom du monde est Forêt et Le Dit d’Aka, mais aussi les premiers titres du cycle, Le Monde de Rocannon et Planète d’exil – le troisième roman de l’ensemble, La Cité des illusions, étant le seul à ne pas vraiment m’emballer. Je ne trancherai pas la question de l’appartenance ou pas au cycle de L’Œil du héron, mais, même mineur, il demeure une lecture appréciable. Mentionnons enfin quelques nouvelles dans Le Livre d’or de la science-fiction : Ursula Le Guin.

 

L’autrice avait bien sûr livré d’autres œuvres de science-fiction, « hors cycle » : L’Autre Côté du rêve, par exemple, ou, plus singulier et à mon sens bien plus intéressant, même si là encore pas toujours des plus facile à aborder, La Vallée de l’éternel retour. Cela vaut aussi pour la fantasy, ainsi avec Le Commencement de nulle part.

 

Mais, bien sûr encore, en fantasy, il faut accorder une place particulière à « l'autre grand cycle » d’Ursula K. Le Guin : celui de « Terremer ». Une œuvre séminale, même si je ne peux pour ma part la situer au même niveau que « l’Ekumen ». C’est surtout que la trilogie originelle (Le Sorcier de Terremer, Les Tombeaux d’Atuan et L’Ultime Rivage, trois romans rassemblés dans le volume sobrement intitulé Terremer) me paraît avoir un peu vieilli, sans avoir mal vieilli – et son côté « jeunesse » est peut-être plus flagrant, à tous les niveaux. Cela reste une lecture très recommandable, avec un très bel univers, et un sous-texte subtil et profond. Dans ce cycle, toutefois, ce que j’ai préféré, c’est le recueil de nouvelles Contes de Terremer (ne pas s’y méprendre, il n’y a pas de lien spécifique avec le film du fiston Miyazaki, pas très bien accueilli semble-t-il, et que je n’ai toujours pas osé voir). L’ensemble doit être complété avec deux romans plus tardifs, Tehanu et Le Vent d’ailleurs, qui m’ont moins marqué.

 

Ursula K. Le Guin écrivait encore assez récemment. Il y a une dizaine d’années seulement, elle avait par exemple livré une autre série de fantasy, la trilogie dite « Chronique des Rivages de l’Ouest », avec un positionnement éditorial « young adult » qui ne doit pas tromper : toutes choses égales par ailleurs, Dons, Voix et Pouvoirs ne sonnent pas forcément plus « jeunesse » que la trilogie originelle de Terremer, et même plutôt moins, à vrai dire, au-delà de la dimension initiatique marquée. Que ces couvertures hideusement connotées ne vous éloignent pas de la lecture de ces trois romans, car, dans leur registre de fantasy anthropologique, ils sont tout à fait convaincants, et même plus que ça.

 

Mais, dans un autre genre, peu de temps après, Ursula K. Le Guin avait également livré Lavinia, qui est probablement son dernier chef-d’œuvre. Ce roman résolument inclassable demeure une de mes lectures fétiches de l’autrice, et à vrai dire bien au-delà.

 

Du côté des « inclassables », se pose la question orsinienne… C’est mon moment de faiblesse – mon seul véritable échec avec l’autrice : je n’ai pas du tout accroché aux Chroniques orsiniennes, qui m’ont laissé sur le carreau… au point de l’abandon. Ce qui n’est pas normal. Il me faudra sans doute y revenir… Par contre, j’avais beaucoup apprécié le roman associé Malafrena. Dont j’avais extrait cette citation en une date de sinistre mémoire, et qui était remontée dans mon fil Facebook il y a très peu de temps :

 

Il y avait quelques volumes dépareillés du Moniteur, le journal du gouvernement français. Il examina l'un d'eux datant de 1809 et découvrit qu'il était le porte-parole des autorités, semblable en cela à tous les journaux qu'il avait lus jusqu'alors. Mais peu de temps après, il tomba sur un ouvrage du début des années quatre-vingt-dix. D'abord il ne se souvint pas de ce qui s'était déroulé à Paris à cette époque – les moines ne s'étaient pas montrés très compétents en matière d'histoire récente. Il arriva aux pages consacrées aux discours prononcés par MM. Danton, Mirabeau, Vergniaud ; ils lui étaient inconnus. De Robespierre il avait entendu prononcer le nom, en compagnie de ceux de Voltaire et du diable. Il revint aux années quatre-ving-dix et se mit à lire avec assiduité. Il avait dans les mains la Révolution française. Il lut ce discours dans lequel l'orateur exhortait le peuple à exprimer sa colère contre le temple des privilèges, et qui se terminait par « Vivre libre, ou mourir ! » Le papier journal jauni par l'âge s'effritait dans les mains du garçon ; sa tête était penchée sur les colonnes arides de paroles adressées à une Assemblée morte par des hommes décédés depuis trente ans. Il avait les mains froides comme si le vent soufflait sur lui, la bouche sèche. Il ne comprenait pas la moitié de ce qu'il lisait, ignorant à peu près tout des événements relatifs à la Révolution. Cela n'avait pas d'importance. Il comprenait qu'une révolution avait eu lieu.

Les discours étaient pleins de fanfaronnade, d'hypocrisie et de vanité ; de cela il avait conscience. Mais ils parlaient de la liberté comme d'une nécessité humaine au même titre que le pain et l'eau. Itale se leva et fit les cent pas dans la petite bibliothèque paisible, se frottant la tête et fixant d'un regard vide rayonnages et fenêtres. La liberté n'était pas une nécessité, c'était un danger : tous les législateurs de l'Europe n'avaient cessé de le répéter depuis dix ans. Les hommes étaient des enfants et devaient être gouvernés, dans leur propre intérêt, par les rares individus possédant l'art du commandement. Que voulait dire le Français Vergniaud en posant les termes d'un tel choix – vivre libre ou mourir ? Ce ne sont pas là des choix que l'on propose à des enfants. Ces mots s'adressaient à des hommes. Ils avaient une résonance sèche et étrangère ; ils manquaient de cette logique inhérente aux déclarations en faveur d'alliances ou de contre-alliances, de censures, de répressions, de représailles. Ils n'étaient pas raisonnables.

 

C’est qu’Ursula K. Le Guin était aussi une femme d’idées, et de combats, qu’ils s’expriment dans sa fiction ou dans de très nombreux essais : grande féministe, questionnant les identités et les genres avec acuité, anarchiste subtile, notamment dans son regard anthropologique – ardente par ailleurs à la défense des genres de l’imaginaire, ainsi qu’en témoigne en dernier ressort Le Langage de la nuit, recueil d’articles publié récemment aux Forges de Vulcains, et qui constitue ma lecture leguinienne la plus récente.

 

Il y a bien plus, nombre de romans, nouvelles et essais qu'il me reste à lire. Et d’autres aspects pourraient être envisagés, j’imagine, comme son œuvre poétique, qui m’est totalement inconnue, ou son activité de traductrice, qui a par exemple contribué à faire connaître dans le monde anglo-saxon et au-delà dans le monde entier l’excellent Kalpa Impérial d’Angélica Gorodischer.

 

Ursula K. Le Guin était une immense autrice – une figure majeure des littératures de l’imaginaire, sans plus d'équivalent. Non : une figure majeure de la littérature tout court. #UnNobelPourUrsulaLeGuin, sauf que c'est trop tard... Je lui dois certaines des plus belles et puissantes lectures dont ce blog a pu se faire l’écho. Bon vent, Madame – un vent d’ailleurs, bien sûr ; qu’il vous conduise à l’ultime rivage, et encore au-delà – car le monde est toujours plus vaste, et toujours plus riche de sa diversité, ainsi que vous l’avez si brillamment démontré au cours d’une carrière exemplaire.

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Lovecraft : sous le signe du chat, de Boris Maynadier

Publié le par Nébal

Couverture : photographie de Lovecraft et Felis par Frank Belknap Long

Couverture : photographie de Lovecraft et Felis par Frank Belknap Long

MAYNADIER (Boris), Lovecraft : sous le signe du chat, Aiglepierre, La Clef d’Argent, coll. KhThOn, 2017, 58 p.

SOMETHING ABOUT CATS

 

Ainsi que NOUS LE SAVONS, les chats sont les Maîtres du Monde, et les responsables d’un Grand Complot cryptiquement baptisé « Internet », qui n’est jamais qu’une machine de propagande uniquement destinée à perpétuer leur adoration servile pour les siècles des siècles, amiaou.

 

Déjà, avant cela, ces conna… ces êtres supérieurs avaient œuvré à leur propre gloire en usant de l’hypnose kawaii pour s’accaparer l’attention et le génie d’écrivains notables, dès lors tournés en zélés propagandistes. Parmi ces sbires qui étaient autant de navrants pantins, Lovecraft occupe une place particulièrement chère à mon cœur.

 

À dire le vrai, l’omniprésence du gentleman de Providence dans la pop-culture contemporaine, avec un rythme de parutions lovecraftiennes ou para-lovecraftiennes proprement hallucinant ces derniers mois, en s’associant avec le Culte des Chats, a tout de la conjonction fatale dont devrait résulter l’anéantissement de l’humanité : BOUM. Heureusement, les chats, c’est vraiment des branleurs, et ils ont encore besoin de nous – ce qui repousse d’autant l’apocalypse.

 

Reste que nous avons ici une « étude », un tout petit bouquin (une cinquantaine de pages à la louche – il y en a d’autres exemples à La Clef d’Argent), consacrée à ce sujet : Lovecraft et les chats. Tout amateur du pôpa de Cthulhu, sans même avoir à creuser bien loin, sait qu’il adorait les chats : ils reviennent souvent dans ses nouvelles (« Les Chats d’Ulthar » en tête, bien sûr, mais il y a bien d’autres exemples – « Les Rats dans les murs », ainsi, devrait nous intéresser tout particulièrement), plus souvent encore dans sa volumineuse correspondance, et il leur a également consacré des poèmes et, trait peut-être plus marquant, des essais, ou du moins des articles, d’un sérieux variable – ainsi quand il oppose les chats et les chiens, ou peut-être davantage encore amis/partisans des chats et amis/partisans des chiens (moi je suis plutôt chiens, et, oui, vous avez raison de vous en foutre).

 

Mais reprenons : tout amateur de Lovecraft sait donc qu’il adorait les chats – comme il sait qu’il adorait les glaces, et détestait les fruits de mer, les températures trop basses, et les étrangers forcément menaçants. Cela fait d’une certaine manière partie, à la fois du personnage, c’est indéniable, et du mythe que l’on a progressivement et commodément construit autour de lui, et qui constitue une figure stéréotypée et excentrique aisée à reproduire, un pitch idéal de quatrièmes de couverture et d’articles de la presse généraliste plus ou moins bien informée (et ce de longue date, voyez A Weird Writer in Our Midst). Ce genre d’indications biographiques n’est pourtant, le plus souvent (oui, dans ma mauvaise blague qui précède, le dernier exemple est une importante exception), que d’une utilité au mieux douteuse pour cerner le personnage ; ces anecdotes, dit autrement, ne sont le plus souvent guère édifiantes, et peuvent même s’avérer perverses quand on en dérive un peu trop légèrement des interprétations globalisantes.

 

Par chance, Boris Maynadier, dans ce tout petit ouvrage, a le bon goût de rester humble dans son analyse, en ne prétendant pas expliquer l’œuvre de Lovecraft par sa vie, ou l’inverse, au seul prisme des chats. Néanmoins, il entend montrer que cette relation particulière de l’auteur à la gent féline n’est pas forcément si anecdotique que cela, et qu’il est possible d’en retirer quelques enseignements utiles.

 

DEVENIR-ANIMAL (OU : TOUT LE MONDE VEUT DEVENIR UN CAT, MAIS CERTAINS PLUS QUE D’AUTRES)

 

Pour ce faire, Boris Maynadier a recours à la notion de « devenir-animal », empruntée aux Mille Plateaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Ce qui ne me facilite pas la tâche, car je ne sais rien de tout cela… Ça fait au moins vingt ans que plein de gens bien me disent qu’il faut que je lise Deleuze et Guattari, ou Deleuze dans sa carrière solo, ce que, non, je n’ai toujours pas fait… Faudra un jour, j’imagine.

 

Définir cette notion, du coup, n’a rien d’évident pour moi – d’autant que Boris Maynadier, ici, ne s’y attarde guère. Faut-il dès lors considérer que cette idée devrait être un acquis préalablement à la lecture de cette étude ? A contrario, cela m’a surtout fait m’interroger sur la pertinence même de cette notion, prise isolément ou appliquée à Lovecraft…

 

Retenons-en tout de même, trait essentiel dans cette étude, l’idée d’une appréhension non anthropomorphe de l’animal, qui seule peut fonder le désir plus ou moins conscient de s’incarner en lui, ou peut-être plus exactement d’en adopter les attributs (irrémédiablement non humains). De ceci Lovecraft était semble-t-il bien conscient, lui qui, dans sa correspondance notamment, admettait volontiers que gagater ainsi qu’il le faisait parfois devant tel chaton, en lui associant des connotations et qualificatifs humains, était pour ainsi dire « anti-philosophique » ; ce constat ayant pu l’inciter à des rapports et questionnements plus profonds... ou pas.

 

Autre trait semble-t-il important, mais que je comprends moins bien, aussi ne vais-je pas trop m’engager à cet égard : il y aurait, dans le devenir-animal, une notion de réciprocité, ou un aspect mutuel. Mais je serais bien en peine d’en dire davantage, con de moi…

 

Certes, « Tout le monde veut devenir un cat ». Mais Lovecraft plus que les autres ! Sur la base de cette notion de devenir-animal, dont je ne perçois sans doute pas très bien la pertinence, dans l’absolu ou en l’espèce, donc, Boris Maynadier va se livrer à une double lecture, mais relativement modérée, de la vie et de l’œuvre de Lovecraft – un auteur dont la passion bien connue des chats est ainsi supposée dépasser le stade un peu creux de l’anecdote pour toucher à quelque chose de bien plus important, si l’on se gardera d’aller jusqu’à parler d’ « essentiel ».

 

PÉRÉGRINATIONS NOCTURNES ENTRE PROVIDENCE ET ULTHAR (SOMETHING ABOUT KAT)

 

Bien sûr, les chats sont partout, dans la vie et l’œuvre de Lovecraft – nombre d’éléments ici rappelés sont bien connus, des « Chats d’Ulthar » au Nigger-Man (quel nom bien trouvé !) qui était le chat de Lovecraft enfant et qui avait disparu au pire moment… avant de revenir par la grande porte, d’une certaine manière, en tant que personnage dans « Les Rats dans les murs », bien des années plus tard.

 

Les chats, ou peut-être plus exactement le rapport aux chats, rythment la biographie de Lovecraft parallèlement à d’autres événements bien davantage mis en avant (comme de juste), comme surtout la double et doublement désastreuse expérience du mariage et de New York – avec à la clef le salutaire retour à Providence.

 

Ce qui nous vaut des développements assez intéressants sur le rapport au territoire, par exemple, y compris au regard du nomadisme – un comportement presque systématiquement associé à un très fort sens du territoire, ce qui n’est paradoxal que vu de loin. Il est vrai qu’il est très tentant, ici, d’envisager un Lovecraft-cat, aussi bien dans ses errances nocturnes en ville (Providence et New York au premier chef), que dans les pérégrinations dont notre auteur, décidément pas si « reclus » que cela, serait très coutumier passé le retour à la ville de ses ancêtres, dès lors base arrière d’expéditions fréquentes et parfois relativement lointaines.

 

D’autres analyses sont sans doute un peu plus convenues, encore que pas toujours, et il y a probablement assez de matière pour s’y attarder un peu de temps à autre – ainsi de ces quelques paragraphes prenant un peu d’avance sur la suite des événements, après la mort de Lovecraft, pour interroger la cohorte de super-héros « animalisés » au regard du devenir-animal, d’une certaine chauve-souris à une certaine araignée, mais il en est des centaines d’autres exemples, bien sûr ; revenir à Lovecraft, ici, peut faire sens, mais dans un jeu des contraires – car Lovecraft et l’idée même (posthume de toute façon) du super-héros, bon… Il semblerait, ici, que le « devenir-animal » soit donc plus profond (au sens le plus strict, en l’opposant à la superficialité entendue de la même manière) chez le gentleman de Providence que chez les super-slips – ce qui, en soit, n’est peut-être pas si étonnant.

 

Mais on en apprend toujours, hein ? Il est par exemple un point, au regard de la biographie féline de Lovecraft, qui est forcément très important ici, mais que je ne connaissais pas du tout : la Kompson Ailouron Taxis, soit « Société des Chats Élégants », abrégée en Kappa Alpha Tau (Lovecraft, à cette époque, vivait non loin de l’université Brown de Providence et de ses fraternités étudiantes), ou tout simplement… KAT. Cette association était exclusivement composée de félins du voisinage, Lovecraft lui-même n’y étant toléré, à peine, qu’en tant que « membre honoraire » au statut radicalement inférieur. Ses lettres des années 1930 fourmillent semble-t-il d’allusions aux plus éminents membres de ce club, avec une emphase caractéristique… qui, là encore, n’exclut jamais totalement la tendresse, voire la gagaterie. Cette correspondance, même tardive, ne manque par ailleurs pas d’allusions à l’œuvre antérieure de l’auteur ; quand tel chat, qui s’était longtemps absenté, se manifeste de nouveau, Lovecraft saisit sa plume, extatique : « Des nouvelles d’Ulthar ! »

LES CHATS, C’EST VRAIMENT DES BRANLEURS (ET ILS ONT BIEN RAISON)

 

En même temps, la fraternité Kappa Alpha Tau permet de prendre toute la mesure du devenir-félin de Lovecraft. Les titres des chapitres de cette étude indiquent en effet une certaine progression cohérente, chez l’auteur lui-même, désigné à chaque fois par un qualificatif fortement connoté : « le promeneur », « le rêveur », « l’outsider », « le gentleman », « l’amateur ». Ce qui nous donne une clef (d’argent) au regard de la miaougraphie de Lovecraft.

 

Ou, plus exactement, il s’agit d’un rappel ? En fait, notre auteur lui-même a pu se montrer très explicite, quand il lui est arrivé de s’interroger, avec plus ou moins de sérieux, sur son goût pour les chats. Dans un fameux article largement conçu comme une blague, dans un contexte social précis favorable à ce genre d’exercices ludiques, Lovecraft oppose donc chiens et chats. Son adoration pour les seconds, la mesure n’étant guère de mise ici, passe forcément par le mépris des premiers et de leurs adulateurs : c’est que le chat est un animal aristocratique, et l'héritier d'une culture millénaire de raffinement, remontant au moins aux pharaons – le chien, lui, est servile, roturier, vulgaire ! Lovecraft lui-même étant comme de juste un gentleman, son devenir-animal est tout désigné.

 

Gentleman, et « amateur », car les deux qualificatifs, même distingués dans le plan, sont en fait indissociables ; or Lovecraft ne se percevait pas autrement. L’écriture, pour lui, n’était certainement pas un métier – sous cet angle, il se situait aux antipodes de son camarade de correspondance Robert E. Howard, qui s’assumait parfaitement en écrivain professionnel ; notre gentleman ne manquait pas de le regretter…

 

Le « travail », de manière générale, très peu pour lui – au point du refus obstiné, que d’aucuns seraient prompts à juger « puéril » ou « immature ». L’attachement à l’argent de même – quand bien même la misère guette. Lovecraft ne peut pas travailler, et ne le veut pas davantage. Même s’il ne peut pas vraiment se le permettre, à mesure que le capital familial est entamé. Le modèle aristocratique du chat est aussi un éloge de l’oisiveté – qui n’est pas nécessairement la paresse, nous dit-on. Comme je rejoins ici Lovecraft… ou j’aimerais le faire ? Avec un soupçon de Lafargue en prime, quant à moi – peu lovecraftien, sans doute, mais qu’importe.

 

Cette tendance à l’oisiveté, qui témoigne en même temps et peut-être avant tout d’une lutte acharnée contre le temps (pour en obtenir les précieuses heures dévolues à ce qui compte vraiment : lire, écrire, voir les amis, voyager…), s’accorde par ailleurs très bien à la philosophie matérialiste de Lovecraft – Boris Maynadier remontant aux sources épicuriennes. Mais le point essentiel, et souligné, est probablement le rejet de ce que Max Weber avait analysé dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme – car rien ne saurait être davantage étranger à Lovecraft. Citons-le, dans « La Quête d’Iranon » (passage repris dans le présent petit volume, p. 42, dans une traduction de Paule Perez) :

 

— Tout le monde doit travailler à Teloth, répondit l’archonte. Ici, c’est la loi.

— Pourquoi travaillez-vous ? répliqua Iranon. N’est-ce pas pour vivre et être heureux ? Et si vous ne travaillez que pour travailler davantage, quand trouverez-vous le bonheur ? […]

— Tu es un curieux jeune homme, et je n’aime ni ton visage ni ta voix. Les paroles que tu prononces sont des blasphèmes, car les dieux de Teloth ont dit que le travail était bon. Nos dieux nous ont promis un paradis de lumière. Après la mort, nous connaîtrons le repos éternel, et une froideur de cristal où personne ne tourmentera son esprit avec la pensée ou ses yeux avec la beauté.

 

Confirmation : les chats, c’est vraiment des branleurs.

 

Et ils ont bien raison.

 

INDICIBLE ET ALTÉRITÉ FÉLINE

 

L’analyse globalement très mesurée de Boris Maynadier se risque, dans les dernières pages, à avancer des choses peut-être moins bien assises, si pas inintéressantes. Par ailleurs, elles font sans doute sens au regard de la notion de devenir-animal – mais, ne l’ayant pas très bien comprise quant à moi…

 

D’une certaine manière, c’était inévitable. Si le devenir-animal est notamment caractérisé par l’anti-anthropomorphisme, que l’on peut retourner en altérité, le fait que Lovecraft, dans son œuvre en prose mais aussi dans des travaux critiques (comme Épouvante et surnaturel en littérature), se soit autant penché sur la notion d’altérité, avec des créatures résolument aliènes, des écologies, des comportements, des langues, etc., qui le sont tout autant, sans même aller jusqu’au prisme ultime de l’indicible, néanmoins toujours envisageable, cela nous incite à des rapprochements bien naturels, mais dont la conclusion ne coule en fait pas de source. Que la réflexion lovecraftienne sur l’altérité, prenant pour base des créatures non anthropomorphes, ait pu entretenir une relation complexe, éventuellement en forme de boucle de rétroaction, avec son devenir-animal conscient, c’est une chose – pour autant, Nigger-Man n’est pas le moins du monde « La Couleur tombée du ciel », et l’altérité féline n’exclut pas, dans le corpus lovecraftien, des comportements que l’on pourrait très légitimement juger anthropomorphes : « Les Chats d’Ulthar » en sont à vrai dire un exemple particulièrement frappant – ces créatures non humaines s’y livrent à une très humaine vengeance… qui n’a pas grand-chose à voir, pour ainsi dire rien, avec l’indifférentisme cosmique caractéristique de l’œuvre lovecraftienne ultérieure, surtout à partir de « L’Appel de Cthulhu ». Mais, encore une fois, chercher une cohérence globale dans l’ensemble de l’œuvre de Lovecraft est sans doute illusoire.

 

En même temps, les félins aristocratiques et oisifs, ça n'est pas exactement anti-anthropomorphe.

 

Notons enfin que, sous la plume de Boris Maynadier, même sans trop forcer le trait, ce questionnement chez Lovecraft permet une réflexion plus globale, dans une perspective écologique, dont je ne suis pas bien certain qu’elle soit très pertinente au regard de l’analyse féline de la vie et de l’œuvre de notre auteur. Disons que c’est, de manière un peu scolaire, l’ouverture qui « conclut la conclusion »…

 

TOURNER EN RONRON

 

Car on peut apprécier, dans cette brève étude, la mesure dont fait généralement preuve l’auteur. Il ne prétend pas tout expliquer, s’il prétend expliquer quoi que ce soit. Son propos est seulement d’envisager la question du rapport aux chats de Lovecraft sous un angle qui ne soit pas purement anecdotique. À cet égard, j’imagine que l’étude est plutôt réussie, car, sans révolutionner l’exégèse lovecraftienne, elle autorise des remarques pertinentes, et pas toutes aussi convenues qu’elles en ont l’air – ce qui est appréciable.

 

Le petit ouvrage n’en a pas moins ses faiblesses. Un peu scolaire dans son déroulé (en tout cas, j’en ai eu l’impression), Lovecraft : sous le signe du chat succombe régulièrement à un travers un peu plus agaçant, à savoir la répétition. Le plan y est peut-être pour quelque chose, mais c’est surtout au sein de chaque chapitre que j’ai eu ce ressenti, où les mêmes éléments reviennent sans cesse, quitte à ce que cela passe par des paraphrases parfaitement inutiles car guère éclairantes. En somme, l’ouvrage aurait sans doute gagné en force en étant un brin écourté – oui, je sais, c’est moi qui écris ça, je suis à peine un peu gonflé…

 

Reste que, régulièrement, on a l’impression de tourner en rond.

 

(Rond.)

 

(Petit Patapon.)

 

(Pata-pata-patapon.)

 

Paille et poutre, oui, mais c'est quand même un peu regrettable, je trouve. Pas rédhibitoire, cela dit.

 

Lovecraft : sous le signe du chat n’a rien d’une lecture indispensable, sans doute. Pareille étude s’adresse au premier chef aux amateurs fanatiques du gentleman de Providence – les amoureux des chats sans être amoureux de Lovecraft y trouveraient peut-être leur Kwiskas, mais sans grande certitude. L’idéal serait probablement d’être à la fois fan de Lovecraft, des chats et de Deleuze et Guattari – ce qui existe forcément.

 

Forcément.

 

Mais, de mon côté, je ne peux guère me rattacher qu’au seul Lovecraft ; c’est peu, en définitive. Ceci dit, c’est une lecture agréable, et j’y ai bien trouvé quelques trucs à creuser. Je suppose que c’est très bien comme ça.

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Lone Wolf and Cub, vol. 6 : Esprits au fil de l'eau, de Kazuo Koike et Goseki Kojima

Publié le par Nébal

Lone Wolf and Cub, vol. 6 : Esprits au fil de l'eau, de Kazuo Koike et Goseki Kojima

KOIKE Kazuo et KOJIMA Goseki, Lone Wolf and Cub, vol. 6 : Esprits au fil de l’eau, [Kozure Ôkami 子連れ狼], traduction [du japonais par] Makoto Ikebe, couverture de Frank Miller et Lynn Varley, postface de Matthias Dagorne, Saint-Laurent-du-Var, Panini France/Panini Comics, coll. Génération Comics, [1995, 2001] 2004, [n.p.]

ESPRITS AU FIL DE L’EAU

 

Au sixième tome de la même cultissime série qu'est Lone Wolf and Cub, je suppose qu’il n’est plus indispensable que je me livre à de trop longues introductions et mises en contexte ; encore que ça n’aurait pas été impossible ici, en mettant en avant, alternativement, l’émotion attachée au personnage de Daigorô, ou la rudesse de la voie de l'enfer… Je vais donc directement envisager les cinq épisodes de ce sixième volume – et il ne faut certes pas en déduire que l’intérêt faiblit.

 

« Esprits au fil de l’eau » est un épisode plus court que les quatre suivants – une trentaine de pages contre une soixantaine, une alternance qui revient semble-t-il régulièrement. Il constitue alors une petite introduction au volume – d’autant que notre cher Ogami Ittô n’y joue qu’un rôle finalement secondaire, et Daigorô plus encore.

 

La nouvelle s’intéresse au premier chef à deux yakuzas de bas rang, dont l’un forme l’autre, le petit nouveau ignare, aux très complexes codes verbaux et non-verbaux que les hommes tels qu’eux doivent adopter, tout particulièrement pour accueillir les yakuzas d’autres clans et d’un rang supérieur. C’est à la fois très pointu (il y a tout un lexique intraduisible, ou en tout cas non traduit, à intégrer, notamment ; noter que c'est un aspect qui reviendra plus loin, plus complexe encore, dans l’épisode « Le Bouclier et le château »... où s’égare au passage un mot de la traduction allemande), et traité sur un ton de comédie, avec le tuteur sévère et l’apprenti sans doute plein de bonne volonté mais qui n’arrive à rien…

 

Mais la farce, sans surprise, tourne à la tragédie – quand une erreur du petit nouveau entraîne sa mise à mort par un yakuza revêche. La surprise réside davantage dans le comportement du tuteur, qui abandonne aussi sec la froideur et la sévérité dont il avait fait preuve jusqu’alors pour exprimer son écœurement et sa haine à l’encontre du meurtrier – un écœurement et une haine qui le conduiront à la folie, illustrant un conflit de normes insurmontable…

 

Et Ogami Ittô, dans tout cela ? Il se contente d’observer – avec froideur, voire un manque d’empathie prononcé ; à moins qu’il ne soit qu’apparent ? La façade et le cœur, la communication non-verbale... Le spectateur a en fait son mot à dire, mais à terme seulement, il se tient d'abord à distance respectueuse des événements, où toute intrusion de sa part serait malvenue. Il agira bel et bien – mais après seulement, sans avoir interféré. La froideur des répliques peut donc dissimuler une empathie en fait bien davantage poussée.

 

Mine de rien, ce bref épisode un peu à part fonctionne comme une mise en abyme de la société traditionnelle japonaise, je suppose, et n’est pas sans émouvoir, après avoir fait sourire puis révolté.

 

LES RABATTEURS

 

Mais, d’une certaine manière, « les choses sérieuses » débutent seulement avec le deuxième épisode, « Les Rabatteurs ». Ces derniers constituent une petite troupe d’escrocs aux rôles bien définis, dont la fonction est de tromper le quidam pour le faire participer à des paris truqués. Une tâche dont ils s’acquittent avec dévotion, mais qui n'est probablement pas tout à fait à la hauteur des ambitions de certains d’entre eux…

 

Or, un jour, ils surprennent l’emploi des dochujin pour contacter le Loup solitaire (expliqué dans le tome précédent) ; le chef de la bande comprend aussitôt de quoi il s’agit, car il connaît de réputation notre rônin assassin… C’est donc qu’il y a 500 ryô à la clef ! Le vieux bonhomme – ou pas si vieux, en fait… – y voit une opportunité à ne pas manquer : c’est l’occasion d’une grande imposture ! Il va se faire passer pour Ogami Ittô auprès de ses clients putatifs, empocher la paye, et voilà !

 

Un plan qui s’avère perclus de vices : le reste de la troupe redoute un peu qu’Ogami Ittô ait son mot à dire, lucidité qui fait défaut au chef arrogant… L’illusion, pour être renforcée, implique de se faire accompagner par un petit enfant, or les rabatteurs ont la très mauvaise idée de jeter leur dévolu sur Daigorô, qu’ils enlèvent sans avoir la moindre idée de son identité… Enfin, quelle confiance peut-on accorder à ses collègues, quand l’âme même du travail commun consiste à tromper les autres ?

 

Un épisode très efficace, sur le mode plus aventurier et feuilletonesque qui caractérise certains chapitres de Lone Wolf and Cub où les conflits intérieurs passent globalement au second plan – ce qui n’en fait pas un chapitre « creux » pour autant.

 

FAMINE

 

Suit « Famine », qui est clairement mon épisode préféré de ce sixième volume : on y trouve tout ce qui fait la saveur des meilleurs Lone Wolf and Cub – de la violence et de l’émotion, de la ruse et de la cruauté, des sentiments qui courent sur toute l’échelle opposant la froideur la plus impitoyable à la sympathie au sens fort, un arrière-plan historique et éventuellement politique passionnant ; et il faut ajouter à tout cela le dessin sans faille de Kojima Goseki, bien sûr, dans un épisode tout en contrastes où des tableaux « mignons » (si !) cèdent brusquement le pas à la cruauté la plus gore ou à la figuration quasi surréaliste des paysans en proie à la faim et peu ou prou réduits à l’apparence de zombies.

 

Bizarrement, cet épisode démontre aussi cette chose souvent vérifiée sur le grand écran comme sur le petit : pour une raison que je ne me sens pas d’expliquer, la cruauté envers les animaux, dans des œuvres de fiction, touche régulièrement bien davantage que celle exercée sur les hommes nos semblables. L’épisode s’ouvre sur des scènes étrangement rudes où un Ogami Ittô plus impitoyable que jamais tire sans cesse des flèches émoussées sur… un mignon petit chien – dont la douleur est palpable, et l’effroi, presque l’indignation, même muette, de Daigorô, en rajoutent une bonne couche. Nous savons que le rônin n’est pas le moins du monde porté à la cruauté gratuite, et y devinons une forme d’entraînement, liée à une ruse… C’est bien de cela qu’il s’agit, évidemment – nous n’en avons plus aucun doute quand nous apprenons que la région où errent le Loup, son Louveteau, et donc un mignon petit chien, est sous la coupe d’un seigneur despotique et égoïste, une ordure sadique dont la vie se résume à affamer ses paysans… et à s’entraîner au tir à l’arc (avec des flèches pas le moins du monde émoussées, lui) sur des chiens.

 

D’ici à la rencontre de l’assassin et de sa cible, cependant, il y a donc ce pays ravagé par la famine, où les paysans, qui sont autant de cadavres en bref sursis, deviennent littéralement fous à la vue du petit chien accompagnant Ogami Ittô et Daigorô. Mais si le rônin refuse de leur donner le chien à manger, nous savons très bien quelles sont ses motivations… Le peuple affamé n'en peut plus, cependant : si le rônin ne saurait véritablement être blâmé pour refuser son chien aux paysans, le tyran, lui, doit payer ! Et les paysans de fomenter une révolte populaire (ikki), le seul moyen pour eux de faire entendre leur colère, dans un Japon d’Edo supposé leur conférer la première place dans la hiérarchie des castes chez les non-bushi, mais qui, pourtant, au mieux se désintéresse de leur sort, au pire le rend plus pénible encore à force de politiques censément « morales » qui les rabaissent sans cesse. La figuration des paysans faméliques en colère n’aurait pas déplu, je suppose, à un George A. Romero…

 

L’histoire est aussi palpitante que révoltante, et en définitive bouleversante – jusque dans la tendresse dont, exceptionnellement peut-être, le rônin fera enfin preuve à l’égard de son fils soumis à si rude apprentissage des réalités de ce monde, lui qui arpente comme son père la voie de l’enfer, ou meifumadô.

 

LE BOUCLIER ET LE CHÂTEAU

 

Mais l’épisode suivant, « Le Bouclier et le château », met peut-être davantage en évidence ses ambitions conséquentes. Il s’ouvre sur une scène à la fois très codifiée dans les Lone Wolf and Cub comme dans les films Baby Cart, et qui, pourtant, prend ici une signification différente – et sans doute plus profonde… quitte à ce que la sagesse emprunte, par pudeur, les formes innocentes d’une énigme en forme de comptine.

 

Ogami Ittô tombe donc sur six statues de Jizô, bouddha de la compassion – qui sont en fait six Jizôs différents, avec leurs propres connotations spirituelles. Interrogé par « les statues », Ogami Ittô identifie sans peine toute cette symbolique – un passage peu ou prou incompréhensible pour un Occidental tel que votre serviteur, qui ne sait rien de tout cela…

 

Derrière les Jizôs, bien sûr, se trouvent six hommes, issus du petit han d’Iwakidaira, qui souhaitent engager le rônin assassin : il s’agit d’abattre un envoyé du shôgun, sa suite, et les ninjas du clan Kurokuwa qui l’accompagnent – rien que ça ! D’autant que la mission doit être accomplie avec diligence et discrétion ; personne ne doit en réchapper, car la nouvelle de ce qui s’est passé ne manquerait pas de fournir au shôgun un prétexte idéal pour faire au grand jour ce qu’il voulait faire dans l’ombre, et anéantir le petit han

 

Au fond, la mission confiée à Ogami Ittô, même avec toute cette emphase, n’est pas d’une originalité folle dans le contexte de la saga. La détermination de l’assassin, que sa rencontre avec « les six Jizôs » a bouleversé en le ramenant aux vertus d’honneur des samouraïs vivant comme s’ils étaient déjà morts, et que le périple sur le Meifumadô avait parfois contraint au silence, peut-être paradoxalement, s’illustre sans doute dans la furie de son action peu ou prou suicidaire, mais, à dire le vrai, si l’action est superbement menée, comme d’habitude (avec un Kojima Goseki qui fait toujours des miracles), ce n’est pas là ce qui m’intéresse le plus dans cette série ; d’autant que cet « honneur » me dépasse, et que je suis incliné à préférer les tableaux plus sombres, mettant en scène l’hypocrisie si souvent associée aux protestations de dignité des bushi s'affichant naturellement supérieurs au commun… C’est vrai dans Lone Wolf and Cub, ou chez Hirata Hiroshi, ou encore, peut-être la plus puissante des démonstrations de cet ordre, dans le sublime Harakiri de Kobayashi Masaki.

 

Mais deux choses sont autrement plus intéressantes, ici, à mes yeux. Tout d’abord, un aspect qui concerne le déroulé de la série sur la durée : l’affaire du han d’Iwakidaira en prise avec les complots du shôgun ramène Ogami ttô aux drames de son passé, au-delà de la seule vilenie du clan Yagyû responsable de sa perte – nous en avions déjà eu quelques aperçus auparavant, mais le dilemme est cette fois ouvertement tranché : la guérilla du rônin à l’enfant se livre également contre le shogunat. Ce qui l’amène ici, au nom du contrat passé, mais nous devinons qu’il y a des motivations sous-jacentes et plus ou moins conscientes à ce geste, à s’attaquer au clan Kurokuwa, pourtant de ses alliés par le passé, et qui avait fait en sorte de ne pas s’acoquiner avec les Yagyû. Dans une scène terrible de tension, Ogami Ittô est confronté verbalement aux conséquences de sa folie, suscitant l’incompréhension la plus navrée chez le chef des ninjas.

 

Mais, surtout, il y a la ritournelle des six Jizôs ; dans un premier temps, la comptine, qui décrit une sorte de chaîne alimentaire fortement symbolique, s’attarde sur la place du loup dans ce cycle – loup que l’on associe comme de juste à Ogami Ittô. Si le procédé s’arrêtait là, ma foi, il aurait pu être narrativement intéressant, encore qu’un peu démonstratif peut-être… Mais justement, la chanson ne s’arrête pas là : la place d’honneur ne revient pas au loup, qui n’est qu’un maillon parmi tant d’autres. Le « vrai Jizô », c’est l’homme – avec ses facultés d’adaptation, notamment. Mais ce constat un peu banal débouche sur un autre bien davantage perturbant : si l’homme est le vrai Jizô, alors pourquoi prie-t-il les Jizôs ? Je ne me risquerai pas à tenter d'apporter une réponse – si même il y en a une, car l’énigme a quelque chose d’un kôan ; de crainte de faire dans le zen de pacotille, je ne m’étendrai pas davantage sur ce problème. Reste que l’énigme, et peut-être justement parce qu’elle demeure sans réponse, me paraît avoir une portée considérable – dans le cadre de l’épisode, comme dans celui de la série à plus long terme, au regard du personnage d’Ogami Ittô et du monde dans lequel vit ce personnage… et peut-être également du nôtre.

 

Ce qui justifie la longue et un peu laborieuse entrée en matière de l’épisode, et confère aux scènes d’action un sens leur permettant de se hisser au-dessus de la formule du rônin invincible, dont la détermination est telle qu’elle lui permet de massacrer sans coup férir des ennemis par dizaines.

 

SUR LE PONT

 

Ultime épisode de ce sixième tome, « Sur le pont » poursuit directement « Le Bouclier et le château » ; je ne suis franchement pas certain que, jusqu’à présent, la série ait connu le moindre moment où pareil lien unissait deux épisodes successifs – mais supposer que cela témoignerait d’une évolution dans la conception d’ensemble de la série serait sans doute bien trop hardi à ce stade, et parfaitement erroné si ça se trouve… Nous verrons bien par la suite – ou pas.

 

La continuité narrative passe aussi par la réitération d’un même procédé, puisqu’une nouvelle comptine joue un rôle important dans ce chapitre. Maintenant, le trait saillant, c’est sans doute que Daigorô prend le devant de la scène – un personnage décidément à l’honneur dans ce volume 6, car son rôle est par ailleurs crucial dans « Famine » et non négligeable dans « Les Rabatteurs ». Ici, le charmant bambin prend soin de son père, considérablement affaibli, à vrai dire aux portes de la mort, après les furieuses batailles de l’épisode précédent (il y a de ça notamment dans L’Enfant Massacre, deuxième film de la saga Baby Cart).

 

Mais ceci, le couple de promeneurs qui tombe sur Daigorô n’en sait tout d’abord rien. Quoi qu’il en soit, mari et femme sont intrigués par le petit enfant et sa force de caractère. Quand ils le suivent auprès de son père à l’agonie, et que se fait jour la raison des tendres actes de l’enfant, la curiosité vire à la fascination. Et aux larmes : pour un si petit enfant, vivre pareilles épreuves, au contact permanent de la mort… Son père n’a-t-il donc pas de cœur, à lui infliger ce sort ? À moins qu’il ne soit celui que cette association affecte le plus, pourtant… Reste que le rônin a toutes les chances d’y passer, cette fois : si cela devait se produire, le couple, sans enfant, fait le serment d’adopter Daigorô.

 

Mais Ogami Ittô a encore de la ressource : il doit se rendre sur le pont, et le fera – même aussi considérablement affaibli, et dévoré par une fièvre intense. Disons-le : cette démonstration d’endurance surhumaine, récurrente dans la BD, ne me parle guère – ce n’est pas ce que j’en attends véritablement. Koike Kazuo n'est jamais aussi bon que quand il prend un peu de recul sur son action débridée et l'invincibilité de son héros, je trouve : si l’épisode brille, c’est grâce à Daigorô – et à la narration assez subtile, jusque dans les dialogues, qu’on aurait pu craindre convenus, du couple en mal d’enfant.

 

TOUJOURS

 

Après six volumes, le bilan reste le même : Lone Wolf and Cub est une série brillante, portée par des personnages forts, un scénario madré et complexe, un dessin d’une richesse admirable dans sa variété qui n’est jamais incohérence.

 

Je compte bien poursuivre l’aventure, en compagnie d’Ogami Ittô et de Daigorô – à bientôt j’espère, pour le tome 7.

 

(N’empêche que, le pauvre petit chien…)

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La Guerre des mondes, de H.G. Wells - Le Massacre de l'humanité, de Stephen Baxter

Publié le par Nébal

La Guerre des mondes, de H.G. Wells - Le Massacre de l'humanité, de Stephen Baxter

WELLS (H.G.), La Guerre des mondes, [The War of the Worlds], traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Henry D. Davray, révision par Tom Clegg – BAXTER (Stephen), Le Massacre de l’humanité, [The Massacre of Mankind], traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Laurent Queyssi, illustration de couverture de Benjamin Carré, Paris, Bragelonne, coll. Bragelonne SF, [1897-1898] 2017, 665 p.

Ma chronique figure dans le n° 89 de Bifrost, pp. 121-122.

 

À terme, elle apparaîtra en ligne sur le blog de la revue, et je la complèterai alors par une version plus longue ici-même.

 

D’ici-là, n’hésitez pas à me faire part de vos retours !

 

EDIT 27/04/2018 : la chronique devrait arriver bientôt sur le blog de Bifrost.

 

D'ici-là, voici une version bien plus détaillée, avec sa vidéo...

LE RETOUR DES MARTIENS

 

Il y a cent-vingt ans de cela paraissait, d’abord sous la forme d’un serial, le roman de H.G. Wells La Guerre des mondes – qui deviendrait aussitôt un immense classique de cette science-fiction qui, alors, ne portait pas ce nom et n’était sans doute pas très clairement définie ; comme, quelques années plus tôt, un précédent roman de Wells : La Machine à explorer le temps. Deux œuvres visionnaires d’un génie qui en compte quelques-unes à son actif – le genre de merveilles dont la simple existence chamboule absolument tout ; à certains égards, la science-fiction ultérieure sera modelée par ces magnifiques entrées en matière.

 

Rien d’étonnant dès lors à ce que La Guerre des mondes, comme d’ailleurs La Machine à explorer le temps, ait suscité son propre mythe – sous la forme de déclinaisons, d’hommages, d’adaptations (incluant bien sûr aussi bien Orson Welles que Steven Spielberg, ou, dans un autre registre, Alan Moore et Kevin O’Neill), voire de « suites ». Ce qui nous amène au présent ouvrage – car Stephen Baxter a récidivé : lui qui, il y a une vingtaine d’années de cela, avait livré une suite à La Machine à explorer le temps, parfaitement brillante, sous le titre Les Vaisseaux du temps, a commis il y a peu (cette même année, en fait : la traduction française n’a pas tardé !) une suite à La Guerre des mondes, intitulée Le Massacre de l’humanité (un titre emprunté au roman de Wells, déjà) ; et ceci avec la bénédiction des héritiers comme des thuriféraires de Wells (et c’est pourquoi on parle d’une suite « officielle », même si le roman originel est de toute façon dans le domaine public).

 

Idée un peu étonnante de la part de Bragelonne, mais pas mauvaise : en profiter pour associer les deux livres dans un unique gros volume (mais dont le seul roman de Baxter représente en gros les trois quarts – nous le savons, avec notamment des titres tels que Voyage, Évolution ou Exultant, tous trois d’excellents livres par ailleurs, Stephen Baxter aime à s’étendre). C’est sans doute pertinent, dans la mesure où Le Massacre de l’humanité se fonde sur une lecture très pointue et scrupuleuse de La Guerre des mondes (ce qui a d’ailleurs pour corollaire que la traduction originelle de Henry D. Davray a dû être un chouia retouchée par Tom Clegg pour se montrer plus exacte – c’est par contre Laurent Queyssi qui s’est chargé de la traduction du roman de Stephen Baxter) : si votre lecture date un peu, vous risquez de passer à côté de pas mal de choses, et une relecture peut donc s’imposer.

 

Elle m’a certainement été très profitable… D’autant que je n’avais pour l’heure lu La Guerre des mondes qu’en anglais, il y a quelques années de cela – c’était même une de mes premières lectures en anglais et ça ne m’avait pas facilité la tâche… En fait, au sortir du roman, j’étais un peu déçu : j’y avais largement préféré La Machine à explorer le temps, L’Île du docteur Moreau, ou, plus tard et en anglais également, L’Homme invisible… Ceci étant, à ma première lecture, La Machine à explorer le temps aussi m’avait laissé un peu froid – et c’est la relecture (justement pour préparer la lecture des Vaisseaux du temps, de Stephen Baxter, tiens, tiens…) qui m’avait tardivement amené à appréhender combien ce séminal roman de Wells était génial. Et la même chose s’est produite avec La Guerre des mondes, dont je perçois là encore bien trop tardivement combien il s’agit d’un chef-d’œuvre visionnaire – cette relecture a donc été une grosse baffe.

 

Mais le roman de Baxter, cette fois ?

 

Mmmf…

 

Note au passage : dans ce compte rendu, je ne vais pas me gêner pour SPOILER comme un porc le roman de Wells – il a fêté ses 120 ans, je crois que je peux. Mais je vais tâcher de ne pas trop déflorer celui de Stephen Baxter, au cas où…

 

LE RÉCIT D’UN MONDE QUI S’ÉCROULE

 

Vous connaissez tous le pitch de La Guerre des mondes. Bon, en résumé : à l’aube du XXe siècle (sauf erreur, le roman de Wells affirme son caractère d’anticipation, mais sans donner de date – Baxter, dans son roman, considère que ces événements ont eu lieu en 1907), les Martiens déboulent à bord de cylindres dans le sud de l’Angleterre (dans la campagne, mais pas si loin de Londres). Ils suscitent d’abord la curiosité, mais bientôt l’effroi – car ils sont venus pour faire la guerre. Ces êtres si fondamentalement supérieurs, presque de purs intellects, ont développé une technologie incomparablement plus avancée que celle de l’empire britannique : leurs inventions diaboliques, les tripodes, le rayon ardent, la fumée noire, l’herbe rouge, ne laissent aux humains aucune chance de vaincre – mais l’extermination pure et simple n’a qu’un temps ; à l’horizon se profile le plus tragique des destins pour l’humanité, à savoir constituer du gibier d’élevage pour ces extraterrestres qui se nourrissent de son sang… Pourtant, cette Guerre des mondes, ce sont les Martiens qui la perdent, très vite – car, dans leur démesure, ils sont terrassés par des êtres plus insignifiants encore que les humains : les bactéries, auxquelles la vie terrestre s’est faite au travers de millions d’années d’évolution, mais qui n’épargnent pas les visiteurs étrangers… Lesquels, cependant, pourraient bien revenir un jour ?

 

Tout ceci nous est narré par un anonyme (la quasi-totalité des personnages du roman sont anonymes, mais Baxter les nommera tous – notre narrateur sera ainsi Walter Jenkins), un « écrivain philosophe » qui doit probablement beaucoup à Wells lui-même, et qui est aux premières loges dès le début de la guerre, dans sa campagne bucolique et paisible… qui ne le sera pas éternellement. Le narrateur livre un récit de la guerre telle qu’il l’a vécue – en rapportant aussi ce qui s’est produit pour son frère (Frank Jenkins, chez Baxter), à Londres : une lutte impitoyable pour la survie, dans une atmosphère de cauchemar apocalyptique (à certains égards, La Guerre des mondes relève autant de l’horreur que de la science-fiction – et, concernant cette horreur, je suppose qu’elle a quelque chose de « cosmique » qui ne devait pas laisser un Lovecraft indifférent ?) ; ce qui implique son lot, même maigre, de rencontres, dont un vicaire qui perd la raison devant tant d’horreurs si peu chrétiennes, et un artilleur cynique et charismatique (Albert Cook chez Baxter), agaçant autant que fascinant, également lucide et naïf, et qui peint un tableau éloquent de ce que sera le monde du futur…

 

LITTÉRATURE D’INVASION ET IMPÉRIALISME

 

La Guerre des mondes est un roman d’une immense richesse – et très dense, à cet égard (il court sur 180 pages seulement des 660 que compte ce gros volume). Il traite d’une multitude de thèmes, autorisant des lectures variées, et en usant avec astuce de procédés qui, à la fois, ancrent le roman dans son temps, et lui confèrent une portée visionnaire sans égale.

 

À tout prendre – sauf que les singularités sont essentielles –, le roman de Wells s’inscrit dans un courant qui a eu son heure de gloire dans l’Angleterre de la fin du XIXe siècle, et que l’on qualifie de « littérature d’invasion » : le propos est de décrire une invasion de l’Angleterre, dont les habitants ne sont donc pas autant en sécurité qu’ils le croient ou le prétendent – ils doivent faire face à un ennemi impitoyable, et qu’il serait très mal avisé de sous-estimer, même si l’issue de la guerre peut varier. Nombre de ces romans ont une approche « réaliste », en ce qu’ils ne font pas intervenir d’éléments proprement « imaginaires », même s’ils sont régulièrement quelque chose de fictions spéculatives et éventuellement d’anticipation à très court terme ; reste que, dans cette approche, l’ennemi est humain – fonction des tensions internationales du moment, les Allemands ou les Français. Mais la littérature d’invasion peut aussi se mêler d’éléments davantage imaginaires, que ce soit comme ici sur un mode très concret, ou, éventuellement, sur un mode davantage métaphorique : on a souvent fait le lien, le Dracula de Bram Stoker paraît en 1897, soit l’année même de la publication en serial de La Guerre des mondes.

 

Mais, bien sûr, l’envahisseur chez Wells est un extraterrestre, singularité essentielle – car, si la littérature mondiale avait déjà traité de ce thème à l’occasion, cela n’avait sans doute jamais été avec la même ampleur. Et ce sont déjà de très beaux (façon de parler) aliens : globalement libérés de l’anthropomorphisme, dotés de facultés incroyables (on les suppose télépathes) outre leur science et leur technologie incroyablement avancées, des êtres d’une essence supérieure et qui, pour cette raison même, semblent inaccessibles à la morale dans leur relation avec les humains.

 

Tout ceci, à un niveau relativement abstrait, doit sans doute beaucoup aux réflexions contemporaines sur la théorie de l’évolution (éventuellement détournée dans le motif pseudo-scientifique du darwinisme social) : Wells avait étudié auprès de Huxley, disciple de Darwin, et son roman est riche d’échos de la pensée évolutionniste, jusque bien sûr dans le thème de la survie du plus apte. Le propos est aussi de décentrer l’univers, qui ne peut plus tourner autour de l’homme – l’infinie supériorité des Martiens met à mal les prétentions de l’humanité à trôner au sommet de la chaîne alimentaire, et elle ne doit sa survie qu’aux actions inconscientes de l’infiniment petit, ces bactéries tout juste entrevues au microscope, comme les Martiens voient les humains.

 

Mais justement : c’est là un aspect qui tranche par rapport aux canons de la littérature d’invasion – l’ennemi est infiniment plus puissant que l’arrogante Albion, bien plus malin, bien plus développé, bénéficiant d’une science et d’une technologie si avancées qu’elles rendent vaines toute tentative de comparaison.

 

Et c’est ici qu’opère un retournement dont Wells ne fait pas mystère dans son roman (et auquel il faut sans doute associer l’idée de la bactérie triomphant de l’envahisseur) : cette invasion hors-normes doit amener les Britanniques à questionner leur propre impérialisme, et l’entreprise coloniale tout entière – contre les dénégations brutales fondées sur la conviction de ce que la supériorité fondamentale (d’ordre racial au moins pour partie) de l’Angleterre lui confie le mandat de régir le monde, Wells rapporte la réalité concrète vécue par une population pas moins humaine, mais fauchée par un envahisseur dégagé de toute morale et qui n’y regarde pas à deux fois, car il n’a que son intérêt égoïste en tête. L’exemple des Tasmaniens est ouvertement cité. En échangeant ainsi les places, l’auteur attaque l’empire au cœur, dans son principe même, et si son roman n’a rien d’une dissertation – c’est bel et bien au premier chef un roman –, il contient, dans un sous-texte pas si discret mais ô combien pertinent, quelque chose d’un pamphlet des plus éloquent à l’encontre de l’entreprise coloniale. Mais, que la critique porte ou pas, le tableau demeure – et le roman, au-delà du divertissement, exprime insidieusement une forme de malaise qui n’a rien d’innocent, et qui l’élève au pinacle de la littérature spéculative.

 

UN CHEF-D’ŒUVRE SOMBREMENT VISIONNAIRE

 

Mais ceci d’autant plus qu’en se fondant sur la science de son temps (et empruntant occasionnellement à la proto-science-fiction antérieure : le voyage interplanétaire des Martiens emprunte au canon de Jules Verne dans De la Terre à la lune), Wells anticipe un monde futur particulièrement effrayant – et qui, sur bien des points, lui a tristement donné raison… De manière générale, je suis très sceptique concernant l’idée même de prospective. Mais, chez les meilleurs auteurs du genre, il y a de ces présages qui fascinent autant qu’ils dépriment…

 

L’armement martien est globalement devenu très concret, bien vite : même en mettant de côté le rayon ardent anticipant le laser, les tripodes présagent les chars d’assaut, ils ont des engins volants qui annoncent l’aviation, la fumée noire évoque immanquablement les gaz de combat bientôt employés dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, et peut-être l’herbe rouge va-t-elle-même plus loin encore, du côté de la guerre bactériologique – et, bien sûr, la fin des Martiens en est un écho ironique. N’y manque guère que la puissance de l’atome, et Stephen Baxter ne manquera pas d’ajouter cet élément dans l’équation.

 

Mais cela va au-delà de la technologie : la description horrifiante de la guerre totale menée par les Martiens peut sans doute se fonder sur bien des antécédents abominables, mais, pour un lecteur du début du XXIe siècle, il me paraît inévitable d’y associer des images d’événements ultérieurs – et, pour le coup, davantage de la Seconde Guerre mondiale que de la première. Difficile, ici, de ne pas penser au Blitzkrieg, et, si toute guerre suscite ses exodes, la fuite de Londres, très graphique, rappelle à notre mauvais souvenir de sombres images de 1940… ou de bien des conflits ultérieurs, incluant de nos jours ceux qui ont entraîné ce que l’on qualifie de « crise des migrants » (mais n’est-ce pas prendre le symptôme pour la cause ?). Et il y a pire encore : difficile, devant les Martiens « élevant » les humains pour s’en nourrir, a fortiori dans les tableaux prophétiques de l’artilleur, de ne pas penser aux camps de concentration et à l’extermination méthodique de milliers de personnes jugées « inférieures »…

 

(Je dois avouer, au moins dans une parenthèse, que ces pages très rudes peuvent aussi susciter d’autres questionnements – l’assimilation que font certains végans des abattoirs aux camps de la mort, même si elle a quelque chose d’outré qui crispe vite la conversation, pour le « carniste » que je suis encore malgré tout, n’est pas sans fond.)

 

Mais tout cela participe de la réussite exceptionnelle de La Guerre des mondes, proprement un chef-d’œuvre, visionnaire à un point rare – un bel exemple ce qu’est la meilleure science-fiction, celle qui raconte de bonnes histoires tout en incitant à la réflexion, et qui sait, avec ce qu’il faut d’astuce, d’audace et en même temps, bizarrement, d’une certaine réserve, dresser un tableau du futur à même d’édifier, qu’il fascine ou terrifie.

 

Ce chef-d’œuvre avait une fin relativement ouverte – appelait-il une suite pour autant ? Elle était tentante assurément… Et tentée, d’ailleurs : avant la suite « officielle » de Stephen Baxter, les exemples ne manquaient pas. Mais était-ce pertinent ? Ou du moins cela l’a-t-il été dans le cas du Massacre de l’humanité ? C’est à voir…

ON PREND LES MÊMES ET ON RECOMMENCE

 

Oui : on prend les mêmes et on recommence – littéralement.

 

Stephen Baxter, déjà, nomme et précise à peu près tout ce qui était indéfini dans le roman de Wells. Il en situe précisément l’action en 1907 (sur la base de calculs astronomiques), et sa suite treize ans plus tard. Il procède de même pour tous les personnages du roman (ou presque) : dans La Guerre des mondes, en dehors de quelques figures bien réelles, les personnages sont anonymes (il n’y a sauf erreur qu’une seule exception, l’astronome ami du narrateur) ; dans Le Massacre de l’humanité, tous ces personnages sont nommés – les figures essentielles au premier chef (le narrateur est Walter Jenkins, l’artilleur est Albert Cook), mais aussi d’autres plus secondaires dans le roman originel, mais qui deviennent davantage importantes ici, et tout d’abord Julie Elphinstone, à peine croisée dans La Guerre des mondes (c’est la brave et fraîche jeune fille avec qui Frank quitte Londres), mais qui devient cette fois notre narratrice ; ce qui est un peu surprenant, pour le coup. En fait, un seul personnage, chez Baxter, n’est pas nommé… et c’est H.G. Wells lui-même, qui agace beaucoup Walter Jenkins – sans doute parce que ce dernier sait que tous deux se ressemblent beaucoup.

 

Pourquoi pas ? Ce qui est plus gênant, ici, c’est que le principe de mettre ces « vétérans » en avant implique quelques tours de passe-passe plus ou moins convaincants – car, « nécessités » du récit mises à part, ils n’ont absolument aucune raison objective de figurer à nouveau sur le devant de la scène

 

Il y a des choses très bien vues – notamment concernant Walter Jenkins, dont le « Récit » (entendre : La Guerre des mondes) a rencontré un franc succès, mais qui n’en est pas moins un homme marqué par les événements de ce que l’on appellera bientôt la Première Guerre martienne ; dans son corps, mais aussi dans son esprit – car il souffre d’un ersatz martien de l’obusite (très bonne idée, ça) ; aussi est-il soigné par les plus grandes sommités de la psychiatrie de ce début du XXe siècle, incluant ce bon docteur Freud. Le personnage gagne par ailleurs… à ne pas être très sympathique : l’obusite mise à part, Jenkins est un homme très narcissique, parfois fantasque, et à peu près tous ses proches trouvent à redire à son fameux Récit… En fait, il est très tôt décrit, explicitement, comme un narrateur non fiable – ce en quoi Baxter joue probablement des procédés de Wells, et il me faudra y revenir.

 

Mais Jenkins a finalement un rôle assez secondaire dans le roman – du moins en volume de papier, car ses interventions sont effectivement déterminantes dans le fond. En l’état, cependant, il joue bien trop souvent un rôle de « prétexte » pour situer d’autres personnages, davantage mis en avant, pile là où le récit a besoin qu’ils se trouvent, et ça n’est pas toujours d’une cohérence folle, loin de là. Cela vaut bien sûr tout particulièrement pour Julie Elphinstone, qui est… son ex-belle-sœur, disons (elle a épousé Frank, avec qui elle avait fui Londres, âgée de 19 ans seulement, mais a divorcé quelques années plus tard). Femme forte, suffragette et plus encore, Julie Elphinstone manque cependant de chair et d’âme pour faire un narrateur intéressant – même en comparaison avec le très abstrait « écrivain philosophe » derrière lequel s’avançait Wells dans son roman.

 

Cela vaut pour bon nombre des personnages du Massacre de l’humanité, quels qu’ils soient, hélas. Finalement, celui qui s’en sort le mieux à cet égard… est celui qui s’en sortait déjà le mieux dans La Guerre des mondes : l’artilleur de Wells, ici Albert Cook – détestable et fascinant.

 

Et sinon… Les Martiens. Qui devaient forcément revenir, et en ayant forcément tiré les leçons de leur échec de 1907.

 

L’ENTRE-DEUX-GUERRES (1907-1920)

 

Il y a un autre aspect à mentionner dans le contexte du roman, et c’est sa dimension uchronique – même si d’un genre particulier, puisque se fondant sur une fiction. Si La Guerre des mondes n’avait absolument rien d’une uchronie, et était probablement un roman d’anticipation, Le Massacre de l’humanité, sur la base de la divergence voulant que les Martiens aient bel et bien tenté de conquérir le sud de l’Angleterre, sinon le monde, en 1907, ne peut que se rapporter à un univers essentiellement différent du nôtre – même si les variations sont en fait relativement discrètes. C’est pourtant crucial : le roman de Wells anticipait sur les horreurs du XXe siècle, mais le roman de Baxter revient sur elles – et ce n’est pas la même chose.

 

Toutes choses (martiennes) égales par ailleurs, la divergence la plus marquante est probablement que ce monde n’a pas connu la Première Guerre mondiale – ou non : c’est en fait qu’elle ne s’est pas déroulée de la même manière… Le roman parle de la « guerre de Schlieffen », du nom du fameux général allemand, et, très tôt, on comprend que la France s’est effondrée en deux temps trois mouvements face aux armées teutonnes, et s’est de plus ou moins mauvaise grâce soumise à l’occupation du Hun – lequel s’est aussitôt tourné contre la Russie, conflit qui s’éternise cependant, le général Hiver étant probablement de la partie ; l’Allemagne domine l’Europe, en tout cas – et sa puissance militaire est sans doute pour partie l’héritage et la digestion des terribles chocs de 1907 en la matière : technologie Deutsche Qualität, j’imagine que ça vaut bien Frogland occupé.

 

La différence essentielle avec notre monde, c’est que l’Angleterre a laissé faire – voire a, en sous-main, prêté assistance à l’Allemagne sur le front russe, ne serait-ce que pour tester certaines babioles… Et, si cette politique est critiquée, l’Angleterre ayant lâché ses alliés au moment où ils avaient le plus besoin d’elle, ma foi, le monde s’en est accommodé – les États-Unis critiquent l’ex-mère patrie pour cette raison, mais pas au point de rompre avec leur politique isolationniste.

 

C’est que l’Angleterre a d’autres préoccupations – en y incluant comme de juste son immense empire colonial : le retour des Martiens l’obsède. Le traumatisme de 1907 a démontré que l’empire n’était pas intouchable. Cela ne lui donne guère envie de se mêler de la politique continentale : l’important est de s’armer dans l’attente du retour de l’ennemi, qui viendra forcément, et le pays se militarise, toujours plus autoritaire, sous la direction de Marvin, un vieux soldat charismatique et assisté par quelques fortes têtes – non des moindres, le bouillant Winston Churchill, qui en vient à incarner l’idée même de défense nationale.

 

C’est probablement, dans ce monde-ci, ce qui se rapproche le plus de la montée des totalitarismes dans notre entre-deux-guerres – même si en empruntant beaucoup à un autoritarisme prussien à la moustache rigide, et le Kaiser Guillaume III est peut-être plus agressif encore que son paternel. Et la Russie ? En 1917, le régime s’est purgé de ses mauvais éléments bolchéviques. Et, en ce début de la décennie 1920 dans ce monde parallèle, l’Italie n’a pas de Mussolini, l’Allemagne aucun besoin d’un Hitler. Pas encore ? C’est à voir – ce monde-ci semble au moins épargné par ce fléau, la menace externe et globale a peut-être eu cet effet ; la démocratie ne marque pas forcément beaucoup de points pour autant…

 

Les événements de 1907 ont chamboulé la donne à tous les niveaux – et la technologie a fait des progrès considérables, mais surtout dans le domaine militaire. Cela produit sans surprise quelques clichés plus ou moins steampunk (même si c’est bien tardif pour du steampunk), cuirassés terrestres inclus, qui intriguaient déjà Wells. Pas forcément grand-chose d’autre à se mettre sous la dent, cependant, en dehors de quelques avions qui ont connu des améliorations très rapides, et de putain de gros zeppelins (y a des Allemands, y a forcément des zeppelins).

 

Mais il est important de noter – et c’était sans doute indispensable – que l’uchronie de Stephen Baxter a ici une implication essentielle : Le Massacre de l’humanité repose sur les connaissances scientifiques du temps de Wells, et qui avaient orienté la rédaction de La Guerre des mondes. Ainsi, par exemple, la formation et l’évolution du système solaire sont envisagées au prisme de l’hypothèse de la nébuleuse ; ou bien il y a des canaux sur Mars ; ou encore Vénus est une planète humide, sinon assez proche des conditions de vie terrestres, etc. Autant d’aspects, et il y en a bien d’autres, qui ont été invalidés par la science ultérieure, mais qui confèrent au roman une authenticité d’un autre ordre, et, disons-le, un certain charme. Pour le coup, oui, je trouve que c’est une réussite du Massacre de l’humanité – un exercice assez ludique, et qui a pu me rappeler, encore que ce ne soit pas tout à fait la même chose, certes, le jeu sur la pseudo-science dont est coutumier un Valerio Evangelisti dans sa série des Nicolas Eymerich (ou en tout cas dans ses meilleurs volumes).

 

Un autre cliché du registre uchronique est autrement sensible, car sans doute bien plus convenu : la tentation du name-dropping. Stephen Baxter y succombe volontiers – d’où ces six pages de glossaire en fin de volume. Monde alternatif ou pas, Le Massacre de l’humanité fourmille d’occasions où glisser des célébrités dans tous les domaines. C’est parfois pertinent, souvent gratuit.

 

JOUER AVEC WELLS ET AVEC SES THÈMES ET PROCÉDÉS

 

Il ne fait aucun doute que Stephen Baxter a relu scrupuleusement La Guerre des mondes pour en écrire la suite, ce qui est bien la moindre des choses, et il a fait ça le crayon à la main. Des détails en apparence très anodins (et nécessitant le cas échéant une traduction plus précise que celle, d’époque, de Henry D. Davray, d’où quelques retouches par Tom Clegg dans le présent volume) lui fournissent l’occasion de développements bienvenus. D’ailleurs, ce travail préparatoire ne s’est bien sûr pas arrêté à la seule relecture du roman, et la bibliographie très pointue qui émaille les remerciements en fin de volume témoigne de ce que l’auteur ne s’est pas lancé dans pareille entreprise avec désinvolture. À l’évidence, il admire et l’œuvre et l’auteur qu'il est chargé de prolonger, ce qui ne nous surprendra pas de la part de celui qui a livré Les Vaisseaux du temps.

 

Parfois, cela ne va guère au-delà du clin d’œil complice, mais, dans bien des cas, cela va au-delà – et notamment quand cela débouche, en fait, sur une lecture critique : ainsi, notamment, de ce caractère de « narrateur non fiable » qui, quoi qu’il en ait, colle à Walter Jenkins ; un personnage dont les troubles psychiques sont attestés, et dont les prophéties, qu’elles soient catastrophistes ou utopiques, n’en sonnent que plus illuminées et fantasques…

 

Au registre des procédés littéraires, un autre aspect éclatant de cette approche réside sans surprise dans son recours à un deus ex machina – du genre à nier tout deus ? Ou à l’envisager différemment… Hélas, pour le coup, c’est bien moins convaincant. C’est que l’extermination des Martiens par les bactéries terriennes, dans La Guerre des mondes, était un bon deus ex machina – du genre à perdre toutes ses connotations négatives, car il venait en fait servir le propos du roman, au regard de sa réflexion politico-scientifique comme de la dimension cosmique de l’horreur vécue par les hommes aux prises avec leur colonisateur. Baxter tente de jouer sur ce terrain – l’attaque bactériologique occupe forcément une place centrale dans Le Massacre de l’humanité –, mais, hélas, avec beaucoup moins de réussite ; car, si le contexte justifie à nouveau le recours au deus ex machina, et si, comme dans La Guerre des mondes d’ailleurs, l’idée de cette conclusion était d’une certaine manière discrètement suggérée dès les premières pages du roman, ce qui légitime d’autant plus le procédé, il n’en reste pas moins que la solution de Baxter (ou de ses personnages, Walter Jenkins pour partie, Julie Elphinstone surtout) n’est guère satisfaisante… Elle sonne faux – et peu crédible. Les éléments sont là qui devraient servir cette conclusion, mais ils m’ont vraiment laissé un goût amer en bouche…

 

Ce qui se reproduit à un autre égard ? La critique de l’impérialisme et du colonialisme étant une dimension probablement essentielle du roman de Wells, Baxter devait lui aussi en traiter. Ce qui se produit tardivement dans le roman, mais d’une manière guère satisfaisante – alors que le conflit contre les Martiens dépasse subitement la seule Angleterre (il était temps) pour ravager d’autres parties du monde : d’autres grandes puissances (l’Allemagne, la Russie, les États-Unis surtout, ou encore la Turquie – où le sultanat est toujours en vigueur), mais aussi des contrées plus exotiques, liées à l’empire victorien : Australie, Afrique du Sud, Inde, etc. L’occasion d’ailleurs de croiser, au moins verbalement, des figures de la lutte anticoloniale, un Sun Yat-sen ici, un Gandhi là. Mais ces scènes, globalement, ne fonctionnent guère – en fait de décentrement du récit, le procédé s’avère un peu trop maladroit, et donne surtout l’impression que Stephen Baxter en use pour gonfler son roman de quelques chapitres dispensables (sous cette forme). Le procédé n’est pas des plus subtil, en effet…

 

MAIS QUEL APPORT ?

 

Mais le vrai problème, dans tout ça, est que, bien trop souvent, cela n’apporte rien. Finalement, le deus ex machina (guère satisfaisant, donc) excepté, tous les éléments figurant dans Le Massacre de l’humanité étaient en germe dans La Guerre des mondes. D’accord, c’était pour partie le propos même de l’entreprise, mais je tends à croire que Baxter, ici, s’est montré un peu trop servile : à force de reprendre les procédés, les thèmes, les images de son illustre devancier, Stephen Baxter, finalement, en oublie de livrer une bonne histoire en tant que telle… L’analyse est juste – mais l’apport inexistant ; au point où l’on serait tenté de parler de paraphrase. Tout était déjà là. Baxter identifie tout ce matériau avec une acuité remarquable, mais, quand vient le moment pour lui d’en user, il copie-colle, d’une certaine manière : son apport est négligeable, sinon inexistant.

 

En fait, il faut attendre la toute fin du roman – aux environs d’ailleurs de la résolution du deus ex machina et plus encore de sa « justification » a posteriori, plus qu’embarrassée – pour que Stephen Baxter s’émancipe enfin un chouia de son illustre modèle pour livrer quelque chose de plus personnel, en s’aventurant dans un registre davantage « hard science » (même en prenant en compte le postulat de l’état des sciences en 1897, dont je maintiens qu’il s’agit d’un atout du roman). Après tant de pages, hélas, cela tombe un peu comme un cheveu sur la soupe…

 

Ceci au registre des idées et des images science-fictives. Mais Le Massacre de l’humanité pâtit de défauts qui dépassent allègrement les spécificités du genre. Dont un est récurrent chez Stephen Baxter, même s’il y a quelques agréables exceptions : ses personnages manquent d’âme et de chair, de substance disons ; même notre narratrice, qui, à cet égard, est un beau gâchis, car l’idée qui a présidé à sa conception était pourtant riche de potentialités intéressantes.

 

Et, pire encore, ces personnages ont un comportement totalement incohérent – caractère qui ressort d’autant plus des vaines tentatives de l’auteur pour nous faire croire qu’il y a une logique autre que purement narrative à leurs choix et jusqu’à leur simple présence dans cette affaire. On n’y croit pas – jamais. L’histoire ne convainc pas, dès lors – s’il y en a une.

 

Alors, à mesure que tournent les pages (bien trop lentement), à force de redites sur Wells, de gratuités diverses et d’une implication narrative déficiente dès lors que l’on se situe en dehors du registre purement intellectuel, on s’ennuie…

 

UNE SUITE INUTILE À UN ROMAN INDISPENSABLE

 

Et la conclusion s’impose – avec d’autant plus de mauvaise grâce qu’elle était si prévisible d’emblée ? Le Massacre de l’humanité est une suite inutile à un roman indispensable. L’exploit des Vaisseaux du temps n’a pas été renouvelé. C’est bien dommage…

 

Je me demande, à vrai dire, si Baxter n’a pas eu tendance à s’égarer ces dernières années… Un préconçu, peut-être, car je ne suis pas certain d’avoir lu quoi que ce soit du bonhomme depuis Déluge… Il a multiplié les « collaborations », en tout cas, et je suppose que ça n’est que rarement bon signe – mais je préjuge là encore. Reste qu’aucune de ses publications récentes ne m’a vraiment attiré – j’ai l’impression que nous sommes bien loin de ses plus grandes réussites, Voyage, Les Vaisseaux du temps, Évolution, Temps, Exultant… C’est d’autant plus regrettable que ces romans ont démontré qu’un Baxter en forme trônait forcément tout au sommet de la pyramide des auteurs de science-fiction les plus enthousiasmants. Aurait-il perdu le mojo ?

 

Quelque part, en tout cas, ce volume joue contre lui : rassembler l’œuvre originelle et la suite faisait sens, mais l’impression n’en est que plus forte, d’avoir affaire à la pâle copie de ce qui était et demeure un chef-d’œuvre…

 

Si vous n’avez pas encore lu La Guerre des mondes, je vous engage à vous précipiter dessus, vous en trouverez sans peine bien des éditions autrement abordables – et, hasard ou pas, Omnibus vient, ai-je cru comprendre, d’en publier une nouvelle en même temps que paraissait ce livre chez Bragelonne, une édition illustrée qui semble avoir convaincu les camarades.

 

Mais Le Massacre de l’humanité ? Ce n’est pas vraiment la peine… même si c’est inutile plutôt que mauvais à proprement parler.

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Beren et Lúthien, de J.R.R. Tolkien

Publié le par Nébal

Beren et Lúthien, de J.R.R. Tolkien

TOLKIEN (J.R.R.), Beren et Lúthien, [Beren and Lúthien], édition établie et préfacée par Christopher Tolkien, illustré par Alan Lee, traduit de l’anglais par Daniel Lauzon, Elen Riot et Adam Tolkien, [s.l.], Christian Bourgois, 2017, 219 p. + [IX] p. de pl.

Ma chronique figure dans le n° 89 de Bifrost, pp. 118-119.

 

À terme, elle apparaîtra en ligne sur le blog de la revue, et je la complèterai alors par une version plus longue ici-même.

 

D’ici-là, n’hésitez pas à me faire part de vos retours !

 

EDIT 26/04/2018 : la chronique est en ligne sur le blog de Bifrost, ici.

 

Suit une version plus longue, avec sa vidéo.

UN VIEUX ET ÉMOUVANT PROJET

 

Ces dernières années, Christopher Tolkien, qui est à son père J.R.R. Tolkien tout ce que Brian Herbert n’est pas à Frank Herbert, a complété ses colossales éditions de l’Histoire de la Terre du Milieu (dont on aimerait bien que la suite paraisse en français, nous n’en sommes qu’au cinquième volume, avec La Route perdue…) par la publication de textes ne faisant pas partie du légendaire tolkiénien, mais témoignant des influences de l’auteur au travail, entre sagas norroises et variations arthuriennes. Beren et Lúthien, par contre, est un retour à la matière de la Terre du Milieu, délaissée depuis une dizaine d’années – et probablement l’ultime ? Christopher Tolkien n’en fait pas mystère : âgé de 93 ans, il suppose qu’il s’agira très probablement là de « son » dernier livre…

 

Et sans doute fallait-il que ce soit celui-ci précisément ? Le projet de consacrer un livre à l’histoire de Beren et Lúthien remonte à trente-six ans de cela (tout de même), peu après la publication du Silmarillion, et avant de se lancer dans l’immense chantier de l’Histoire de la Terre du Milieu, que Christopher Tolkien envisageait alors comme un document de travail, en tant que tel impubliable. Mais le fils savait l’importance que le père accordait à ce conte – peut-être même à ses yeux la clef de toute l’histoire du Premier Âge, mais connu alors des lecteurs seulement via de brèves allusions dans Le Seigneur des Anneaux (tournant notamment autour du couple formé par Aragorn et Arwen, clairement une réminiscence de Beren et Lúthien) et des éléments certes un peu plus développés dans Le Silmarillion, bien loin cependant de l’ampleur attendue pour un élément aussi fondamental…

 

Or, oui, l’histoire était cruciale pour J.R.R. Tolkien – elle lui tenait d’autant plus à cœur qu’elle entretenait une relation marquée avec des événements de sa propre vie ; notamment une scène constamment rappelée de sa convalescence de la maladie des tranchées, en 1917, quand son épouse Edith a dansé pour lui dans une clairière envahie de ciguës… C’est elle, Lúthien.

 

Et Lúthien, c’est l’héroïne tolkiénienne ultime – les mauvaises langues diraient que c’est la seule… Je ne le crois pas pour ma part (ou du moins est-ce incomparable avec, disons, l’œuvre d’un Lovecraft, dont les femmes sont tout bonnement absentes) : dans Le Seigneur des Anneaux, même si l’on rejette Galadriel (un très beau et très complexe personnage par ailleurs) du fait de son caractère peu ou prou divin à ce stade de l’histoire de la Terre du Milieu, ou Arwen, même avec ce qu’elle a de réminiscence de Lúthien, justement, parce qu’elle ferait un peu trop tapisserie, reste d’autres beaux personnages féminins, certes bien plus rares que les masculins, mais une Eowyn vaut bien un Aragorn en ce qui me concerne. Les âges antérieurs n’en sont par ailleurs pas dépourvus, sur des modes éventuellement très divers – pensons, par exemple, à Erendis, l’épouse d’Aldarion, dans les Contes et légendes inachevés. À vrai dire, durant le Premier Âge, la propre mère de Lúthien, Melian, brille d’un charisme qui lui est propre – même si, pour le coup, elle a un caractère divin très concret, et non seulement métaphorique, comme en ce qui concerne Galadriel ; quant à Nienor, sœur et épouse de Túrin Turambar, elle a pour elle d’être douloureusement tragique.

 

Mais Lúthien, certes, c’est encore autre chose… Le titre de l’ouvrage, qui est aussi le titre que l’on emploie le plus souvent pour désigner la légende, associe deux personnages, le couple formé par un homme et une femme, dans cet ordre. Toutefois, le premier état de la légende, le « Conte de Tinúviel », ne met ainsi en avant que le seul nom de l’héroïne (ou plus exactement le surnom qui lui a été conféré par Beren), et je crois que cela a son importance. Dans tous ces récits, très divers, sans doute Lúthien n’a-t-elle rien d’une combattante (laissez de côté vos mauvais fantasmes à base de bikini de maille), mais elle est en même temps celle dont le comportement est véritablement, pleinement héroïque : Beren pourrait n’être qu’un impulsif un peu sot et sans doute bien trop orgueilleux, mais pas Lúthien, qui est le personnage de toutes les audaces, et dont le sacrifice n’a rien d’une navrante subordination ménagère, mais témoigne du plus libre et assuré des choix, comme acte de volonté ultime.

 

Tolkien y attachait une immense importance – et y associait donc son épouse Edith. Ceci, depuis 1917 – mais il l’a fait jusqu’au bout : quand Edith meurt, en 1971, Tolkien fait inscrire le surnom de « Lúthien » sur sa tombe ; quand il meurt à son tour, deux ans plus tard, et rejoint son épouse dans le même caveau, les enfants Tolkien le qualifient à son tour de « Beren »… L’histoire, dès lors, ne compte pas qu’aux yeux du célèbre auteur – mais tout autant aux yeux de son fils Christopher. Rien d’étonnant, finalement, à ce choix de revenir en dernier recours au vieux projet consistant à livrer un ouvrage intitulé Beren et Lúthien, soit l’ultime hommage à ses deux parents.

 

RIEN D’INÉDIT

 

Mais il ne faut pas se méprendre sur ce que ce livre contient à proprement parler – il le faut d’autant moins que la presse a raconté un peu n’importe quoi à ce propos…

 

Et tout d’abord, l’essentiel : il ne s’agit pas d’un « inédit » de Tolkien. Pas du tout. Il s’agit d’une compilation de textes pas le moins du monde inédits, et d’ailleurs en français comme en anglais, puisque la quasi-totalité de ce que l’on peut lire ici figurait dans les cinq tomes traduits de l’Histoire de la Terre du Milieu, essentiellement le deuxième tome du Livre des Contes perdus et Les Lais du Beleriand. Un lecteur qui s’en serait tenu aux romans de Hobbits y trouverait donc éventuellement du neuf, mais il serait bien le seul dans ce cas.

 

Par ailleurs, il ne s’agit pas non plus d’un projet comparable à celui des Enfants de Húrin, il y a dix ans de cela, soit la dernière publication anglaise rattachée au Légendaire ; or la tentation était grande de faire cette comparaison, car ce volume, en fin de compte, racontait « l’autre » grand mythe du Premier Âge sur lequel Tolkien est très souvent revenu… Seulement voilà : sur la base de textes amplement développés, Les Enfants de Húrin avait pour fonction de livrer au lecteur un texte continu narrant la légende de Túrin Turambar, etc. Et c’était la grande réussite de cet ouvrage que d’avoir apporté au lecteur craignant un peu de s’aventurer dans Le Silmarillion ou, à plus forte raison, dans l’Histoire de la Terre du Milieu, un récit suivi, parfaitement lisible sans outrance de commentaires et de notes, et, par ailleurs, une magnifique, poignante et puissante saga qui vaut bien Le Seigneur des Anneaux en matière de souffle épique. Beren et Lúthien n’est pas du tout du même ordre : ce volume ne livre nullement un récit continu – pour la bonne et simple raison que ce récit continu n’existe pas… Certes, il y a la base du « Conte de Tinúviel », dans Le Livre des Contes perdus, mais le récit a considérablement évolué par la suite – surtout en vers, toutefois, avec le Lai de Leithian, issu des Lais du Beleriand : en prose, nous n’avons alors que des synthèses ou résumés, pour l’essentiel… Tout cela ne permet donc pas une lecture continue, qui n’est pas du tout l’objet de cette compilation – puisque c’est bien de cela qu’il s’agit : une compilation, centrée sur les variations d’une même histoire.

 

Il s’agit donc bien plutôt d’avancer au fil des versions pour voir comment la matière évolue, passant d’un texte à l’autre en fonction des nécessités de la compréhension – ce qui a son corollaire : le Lai de Leithian lui-même n’est ici pas en continu, et il n’y est même pas en version intégrale, puisque les chants considérés comme de simples redites par rapport au « Conte de Tinúviel » ont été délibérément abandonnés… Approche pour le coup assez étrange.

 

Et qui traduit une difficulté essentielle de ce petit volume ? Il est un peu « le cul entre deux chaises »… au risque de ne satisfaire personne ? Les amateurs des seuls romans de Hobbits risquent d’être rebutés par ce format, par la langue employée dans ces versions très archaïques, et par la densité des commentaires, qui apparaîtront pourtant très limités aux yeux des exégètes habitués aux précédents volumes consacrés au Légendaire ; lesdits exégètes n’y trouveront par ailleurs rien d’inédit, et pourront hausser le sourcil, perplexes, devant certains choix éditoriaux qui peuvent sembler un tantinet paradoxaux, dont des césures plus ou moins justifiables, un appareil scientifique limité… et  un texte français passablement douloureux.

 

L’intention de Christopher Tolkien était bien légitime, et « bonne » si l’on ose dire, mais le résultat s’avère plus ou moins convaincant…

 

Et, pauvres de nous, en français, il nous faut rajouter un très fâcheux écueil de cette publication : une traduction qui pique et pas qu’un peu… Car ce sont les traductions existantes qui ont été reprises, pour l’essentiel, même si Daniel Lauzon a complété par-ci par-là, peut-être aussi passé un coup de chiffon à l’occasion dans un souci de cohérence – mais clairement pas assez… Le lecteur français retrouvera donc ici, pour son plus grand plaisir (…), la traduction, issue du Livre des contes perdus, du « Conte de Tinúviel » par Adam Tolkien, le petit-fils du romancier, peut-être pas son meilleur passeur dans la langue de Bernard Werber, et celle du Lai de Leithian par Elen Riot – or cette dernière tout particulièrement s’avère, disons-le, insupportable, d’autant que nous n’avons pas cette fois, comme dans Les Lais du Beleriand, le texte anglais sous les yeux pour comparer et souffler un peu… J’y reviendrai après coup.

LA BASE : LE CONTE DE TINÚVIEL

 

Réduit à sa plus simple expression, dont Le Seigneur des Anneaux fournit quelques échos, le conte de Beren et Lúthien narre les amours héroïques de l’homme Beren et de l’elfe Lúthien, et comment le couple impossible a réussi l’impensable en ôtant un Silmaril de la couronne de Morgoth (ce qui serait déterminant pour les événements marquant la fin du Premier Âge), puis comment Lúthien a obtenu de Mandos que Beren, ayant succombé à ses blessures, revienne parmi les vivants, au prix de sa propre immortalité. Une histoire aussi épique que poignante, qui revient sans cesse dans l’imaginaire tolkiénien. Mais cette histoire, tout en conservant du début à la fin certains aspects fondamentaux, a considérablement évolué au fur et à mesure que Tolkien approfondissait son Légendaire, pour lui donner une ampleur et une densité sans commune mesure.

 

Le « Conte de Tinúviel », figurant dans Le Livre des Contes perdus, est le plus vieil état de cette histoire dont nous disposions – mais il semblerait qu’il en ait existé un autre encore antérieur, définitivement perdu. L’histoire contient déjà bien des éléments qui seront toujours repris par la suite, elle constitue la base sur laquelle Tolkien brodera, mais ce qui saute le plus aux yeux, ce sont les divergences.

 

Une, tout particulièrement, s’avère très étonnante, parce que, à nos yeux de lecteurs bien postérieurs, elle paraît contrevenir au principe essentiel même de la légende, à savoir le fait que le couple constitué par Beren et Lúthien, alors, n’unit pas un homme et une elfe, mais deux elfes, même de « race » différente (Beren étant un Noldo – ou plus exactement un Gnome, nom qu’emploie alors Tolkien et qu’il délaissera par la suite, ouf) ; peut-être faut-il en déduire que l’essentiel est en fait ailleurs ?

 

Autre différence pour le moins étonnante, dans la forme comme dans le fond, quand il s’agit de mettre en scène la captivité de Beren dans les tréfonds de la demeure d’un serviteur de Morgoth. Ce sbire, originellement… est un chat ! Et le ton des échanges est dès lors assez… particulier, avec quelque chose d’enfantin éventuellement – débouchant sur l’image saugrenue d’un Beren contraint de chasser les souris pour faire la démonstration de sa valeur ! Dans l’éternel débat (ô combien pertinent) opposant amis des chiens et amis des chats, Tolkien avait choisi son camp – et ce n’était pas celui de son contemporain Lovecraft :

 

[...] c'est pourquoi il [Melko] donna maintenant des ordres pour que Beren fût asservi à Tevildo Prince des Chats. Or Tevildo était un chat puissant – le plus puissant de tous – et possédé par un esprit maléfique, comme le disent certains, et il était constamment dans la suite de Melko ; et ce chat était suzerain de tous les chats, et lui et ses sujets étaient les chasseurs et les preneurs de viande de la table de Melko et de ses nombreux festins. C'est pourquoi il y a encore de la haine entre les Elfes et tous les chats, même maintenant que Melko ne règne plus, et que ses bêtes ne tiennent plus qu'une petite place.

 

Quand donc Beren fut emmené vers les palais de Tevildo, et ceux-ci n'étaient pas si distants de la place du trône de Melko, il fut grandement effrayé, car il n'avait pas prévu que les événements prendraient une telle tournure, et ces palais étaient mal éclairés et étaient emplis de grognements, et de ronronnements monstrueux dans l'obscurité.

 

Tout autour brillaient des yeux de chats qui luisaient comme des lanternes vertes ou bien rouges ou jaunes là où les seigneurs de Tevildo étaient assis à agiter et à fouetter leurs magnifiques queues, mais Tevildo lui-même siégeait à leur tête et c'était un chat très puissant, noir comme charbon et maléfique à voir. Ses yeux étaient longs et très étroits et bridés, et ils luisaient et de rouge et de vert, mais ses grandes moustaches grises étaient aussi épaisses et acérées que des aiguilles. Son ronronnement était comme un roulement de tambours et son grognement comme le tonnerre, et quand il hurlait de colère ce hurlement glaçait le sang, et en vérité les petits animaux ou bien les oiseaux se figeaient comme de la pierre ou bien s'effondraient souvent sans vie au son de celui-ci. Or Tevildo, voyant Beren, plissa les yeux jusqu'à ce qu'ils semblassent clos, et il dit : « Je sens le chien », et Beren lui déplut à partir de ce moment. Or Beren avait aimé les chiens dans sa demeure sauvage.

 

Mais justement : ce choix d’un vilain félin donne un tout autre sens à l’apparition dans le récit du chien Huan – qui est alors un limier de poids sans doute, mais pas le moins du monde lié aux fils de Fëanor : ceci n’apparaîtra que par la suite, quand Tolkien rendra son conte originel plus complexe en l’insérant dans une véritable géopolitique du Beleriand.

 

Bizarrement ou pas, Huan restera, donc – mais pas Tevildo, qui sera remplacé dans les versions ultérieures par Thû, nécromancien et seigneur des loups-garous (certes une autre manière de justifier le maintien du chien Huan), que l’on appellerait ultérieurement… Sauron ; d’où un lien avec les événements du Troisième Âge, et notamment de la Guerre de l’Anneau, qui n’est pas si fréquent dans le Légendaire focalisé sur le Premier Âge.

 

Les divergences sont nombreuses par la suite également, et la scène impliquant Mandos sonne forcément différemment, mais, d’une certaine manière, Tolkien ne reviendra jamais par la suite à quelque chose d’aussi achevé – les ultimes scènes, incluant les morts de Carcharoth et de Beren, sont souvent voire systématiquement manquantes, j’ai l’impression ; et, par ailleurs, on ne sait guère ce qu’il en est du couple des « morts-vivants » revenus des cavernes de Mandos – ce qu’un autre récit éclaire cependant, « Le Nauglafring », un autre extrait du Livre des Contes perdus, repris plus loin dans ce volume, et qu’il faut compléter par les événements liés au voyage d’Eärendil, dont la version qui nous est donnée ici, et qui conclut peu ou prou le volume, est extraite du Silmarillion.

 

VARIATIONS

 

Mais, par la suite, Tolkien, à son habitude, est revenu sans cesse sur ce qu’il avait écrit, en modifiant son récit initial et en lui donnant davantage d’ampleur, ceci notamment en l’insérant dans un ensemble plus vaste et cohérent, constituant le Légendaire à proprement parler. Le « Conte de Tinúviel » originel, ainsi, connaîtra nombre de variations, essentiellement en vers, avec le Lai de Leithian issu des Lais du Beleriand, mais aussi en prose, toutefois davantage dans ce cas au fil de textes autrement resserrés, notices, résumés et synthèses associés aux divers états du Silmarillion. Cette édition entrecoupe les chants du Lai de Leithian (ceux conservés, du moins) par ces différents textes en prose plus brefs. Comme dit à l’instant, il faut y ajouter, en fin de volume, quelques autres textes en prose liés au conte de Beren et Lúthien, mais plus indirectement – et enfin, quelques versions révisées du Lai de Leithian.

 

Sans rentrer dans les détails, plusieurs de ces variations doivent cependant être évoquées – en fait, deux l’ont déjà été, d’une certaine manière… La première, bien sûr, c’est que Beren est maintenant un homme, et non plus un elfe. C’est un changement crucial, qui bouleverse le sens et la portée du « Conte de Tinúviel », à tous points de vue : le mépris moqueur de Thingol, le père de Lúthien, pour l’insolente créature qui ose réclamer sa main résonne différemment. Mais plus encore, sans doute, l’inconcevable acte de foi de Lúthien gagnant les cavernes de Mandos pour en ramener feu son amant : elle contrevient ainsi au don d’Eru Ilúvatar Lui-Même, à ce grand mystère de l’éphémère qui distingue les elfes et les hommes, et, ce faisant, elle devient elle-même mortelle !

 

Autre changement crucial : le remplacement du pittoresque Tevildo Prince des Chats par un Thû (Sauron) bien autrement inquiétant, le nécromancien maître des loups-garous donnant au récit une coloration autrement plus sombre et violente, sinon cruelle… Le « Conte de Tinúviel » pouvait avoir quelque chose de léger et même enfantin à l’occasion, ce n’est clairement plus le cas ici – toutes choses égales par ailleurs, nous passons du Hobbit au Seigneur des Anneaux.

 

Mais il est au moins un autre changement fondamental à mettre en avant : l’insertion de la geste de Beren et Lúthien dans un contexte géopolitique du Beleriand autrement complexe que dans le premier état du conte, à mesure que le Légendaire devient à la fois plus ample et plus précis. L’ascendance humaine de Beren y a d’ailleurs sa part, car son père Barahir (clairement identifié cette fois) est lié à l’elfe Finrod Felagund, le seigneur de Nargothrond, et est dès lors autrement impliqué dans le combat contre Morgoth – noter au passage que l’alliance entre les deux chefs est matérialisée par le don de ce que l’on appellera désormais l’anneau (eh) de Barahir, trésor sacré des hommes dont héritera en son temps un certain Aragorn… L’histoire commence ainsi avant la venue de Beren en Doriath, et, par la suite, elle opèrera un détour non négligeable par Nargothrond ; plus tard encore, cela débouchera sur l’intervention de Finrod Felagund en faveur de Beren et de sa quête du Silmaril, qui s’achèvera en ce qui le concerne par sa mort au combat quand il se jettera contre un loup de Thû qui allait emporter son ami humain. Le ton est dès lors incomparablement plus épique.

 

Le thème de Nargothrond va cependant bien au-delà, car il témoigne aussi d’un autre aspect essentiel du Premier Âge, la base même du Silmarillion, soit le serment de Fëanor et de ses fils de récupérer les Silmarils volés par Morgoth, et ce à n’importe quel prix – y compris celui de la mort de leurs semblables. La quête de Beren portant bien sur la récupération d’un Silmaril, les fils de Fëanor s’y intéressent, et multiplieront les vilenies dans cette cruelle affaire… Rappelons au passage qu’un personnage bien plus sympathique leur est pourtant lié, alors : le chien Huan, qui joue toujours un rôle important dans cette histoire.

 

La trame devient ainsi toujours plus complexe, car partie intégrante d’un ensemble plus vaste, que l’auteur tente d’élaborer avec une cohérence de tous les instants – au point de ne jamais parvenir à obtenir une version publiable. Le souhait de toute une vie, pourtant – et tout particulièrement en ce qui concerne la légende centrale de Beren et Lúthien.

 

L’ÉCUEIL DE LA TRADUCTION, OU COMMENT PLOMBER UN SUPERBE MYTHE

 

Même sans récit continu, même sans véritablement quoi que ce soit d’inédit, Beren et Lúthien demeure un mythe magnifique, et ce livre une entreprise qui fait sens, même si « le cul entre deux chaises », en proposant au lecteur une autre manière d’aborder le corpus légendaire de l’auteur au travail. D’aucuns ricaneront sans doute, très bien pour eux – quant à moi, cela m’intéresse, a priori.

 

Ceci, dans l’absolu. Hélas, en français, c’est tout autre chose… Et en définitive un livre que je ne saurais conseiller à qui que ce soit – car je l’ai trouvé peu ou prou illisible. C’est la traduction qui est avant tout problématique, en effet.

 

Entendons-nous bien : traduire Tolkien, à l’évidence, est périlleux. Traduire ce Tolkien plus particulièrement, avec son style délibérément perclus d’archaïsmes dans la prose du Livre des Contes perdus, et sa poésie lyrique pour ce qui est des Lais du Beleriand, relève du défi, sinon de l’impossibilité pure et simple. Hélas, le résultat est tout sauf convaincant… et parfois bien pire que cela.

 

Et d’autant plus que cela passe, ici, par le fait de conserver et reprendre peu ou prou telles quelles des traductions foncièrement défaillantes. Beren et Lúthien, je crois, aurait dû être l’occasion d’une révision complète de la traduction, adaptée à ce contexte de publication. Il est fâcheux que Daniel Lauzon ne soit véritablement intervenu que pour quelques fragments en prose çà et là, outre les commentaires de Christopher Tolkien, et que l’éditeur se soit autrement contenté de reproduire la traduction du Livre des Contes perdus par Adam Tolkien, et (surtout ?) celle des Lais du Beleriand par Elen Riot…

 

Adam Tolkien, petit-fils de l’auteur, avait donc en son temps (en 1995, plus précisément), livré la traduction française du Livre des Contes perdus, comprenant, dans son deuxième tome, le « Conte de Tinúviel ». La tâche était assurément ardue, mais je ne crois pas qu’Adam Tolkien ait été vraiment à la hauteur, dans la mesure où son rendu en français des archaïsmes foisonnants dans le texte anglais sonne… faux. Et maladroit. Certains traits sont tout particulièrement sensibles, ici, et je suppose que l’extrait donné plus haut en donne une illustration éloquente – par exemple l’abus des « maintenant », d’autant plus douloureux en français qu’il s’inscrit dans un texte le plus souvent au passé, mais de toute façon guère respectueux de la concordance des temps. Certaines expressions ont par ailleurs quelque chose de calques un peu poussifs, la syntaxe est plus qu’à son tour malmenée, ce genre de choses. Le résultat était un texte particulièrement ardu (beaucoup trop pour le collégien que j’étais à l’époque, il m’a fallu m’y reprendre à trois fois…), de nature à décourager le lecteur même passionné par le fond des histoires, en lui faisant régulièrement saigner les yeux comme les oreilles. Il fallait rendre l’archaïsme du texte original, c’est indéniable, et peut-être le traducteur a-t-il fait le choix de la précision plutôt que de l’élégance, ou de la source plutôt que de la cible… Mais les choix retenus m’ont bien davantage fait l’effet d’être plus lourds et maladroits que véritablement pertinents. Dimension toujours sensible ici…

 

Le cas de la traduction des Lais du Beleriand, et donc entre autres du Lai de Leithian, par Elen Riot (pour ce qui est de la poésie – à l’époque, les commentaires étaient déjà traduits par Daniel Lauzon), c’est encore autre chose… et c’est encore pire. Incomparablement, en fait. Les choix opérés pour la traduction française de ce singulier volume, en 2006, m’avaient paru désastreux lors de ma précédente lecture, et c’est encore plus vrai aujourd’hui. La traductrice, en effet, avait pris le parti (ou le lui avait-on imposé ?) de conserver dans la langue de Jul la forme du long poème originel, à savoir des distiques octosyllabiques, et rimés. Je maintiens que c’était le pire des choix – et je disposais alors d’un élément de comparaison, car l’édition des Lais du Beleriand comportait, pour le Lai de Leithian seul, le texte anglais en miroir du texte français (ouf). Sans doute n’étais-je pas assez compétent pour apprécier pleinement le texte original, mais suffisamment pour appréhender combien la traduction française, à force de multiplier les acrobaties pour coller au nombre de pieds comme à la versification, était… même plus maladroite, à ce stade – carrément moche : proprement hideuse ! La langue était très lourde, bourrée de tics très voyants et très pénibles (des inversions du genre à percer les tympans, notamment), avec un registre très aléatoire, beaucoup plus prosaïque que l’original cependant (un vrai tue-l’épique), et rien, ni de la puissance d’évocation, ni de l’élégance sonore des vers anglais. Or, dans le cas présent, nous n’avons plus le texte anglais en miroir – et, le texte français étant le seul disponible, nulle échappatoire pour le lecteur privé du refuge de l'original : ne reste que cette pseudo-poésie moche et hermétique – autant dire que l’on finit par avoir envie de bazarder le bousin contre les murs…

 

C’est très agaçant. Pour cet ultime livre, il aurait vraiment fallu revoir tout cela. L’éditeur, clairement, n’a pas fait son boulot – de là à dire qu’il n’en avait rien à foutre…

 

PAS À LA HAUTEUR – VOIRE BIEN PIRE ENCORE

 

Ce manque d’implication de l’éditeur achève de transformer ce qui aurait dû être un poignant hommage, et l’ultime, en un véritable pensum, le Lai de Leithian y occupant une place essentielle. L’absence du moindre inédit pouvait déjà être problématique, de manière très légitime. Mais ce je-m’en-foutisme ne me laisse guère le choix : à qui pourrais-je bien conseiller cette chose ? Ni à des amateurs éclairés, qui ont déjà traversé les épreuves du Livre des Contes perdus et des Lais du Beleriand, et n’ont aucune envie de remettre ça, et qui de toute façon n’y trouveront rien de nouveau. Pas davantage à des néophytes, qui redoutaient d’aller au-delà du Hobbit et du Seigneur des Anneaux : leur mettre ce livre entre les mains serait presque criminel, à ce stade – le meilleur moyen de les écarter à jamais de la fascinante matière du Légendaire, et plus particulièrement du Premier Âge. Le plus beau des mythes, ainsi saccagé, ne satisfera personne – si ce n’est le service comptabilité de Christian Bourgois ? Et c’est limite scandaleux, en ce qui me concerne.

 

Unique apport, bien maigre : les illustrations d’Alan Lee, dont neuf planches inédites en couleur. En ce qui me concerne, ça n’est certainement pas suffisant !

 

Alors, la suite ? S’il doit y en avoir une ? J’apprécierais que nous ayons enfin droit à une traduction française de la demi-douzaine de tomes de l’Histoire de la Terre du Milieu qui demeure inédite dans la langue de Nadine Morano. Mais, si cela doit être dans les mêmes conditions, avec le même laisser-aller dont ce Beren et Lúthien est un bien triste témoignage, je suppose que je n’aurai plus d’autre choix que de me lancer dans la lecture de ces volumes en version originale – ce que je redoute, mais ça vaudra mieux, faut croire. Infiniment mieux.

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