"Quinzinzinzili", de Régis Messac
MESSAC (Régis), Quinzinzinzili, préface d’Eric Dussert, Talence, L’Arbre vengeur, coll. L’alambic, [1935] 2008, 195 p.
Avec L’Eve future, je vous avais un tantinet entretenu de cette fameuse SF-avant-la-SF longtemps oubliée, et plus particulièrement des précurseurs FRRRRRANÇAIS du genre (oui, Môssieur !), que l’on tend heureusement à redécouvrir aujourd’hui (ce qui me rappelle, au passage, qu’il serait temps que je me procure l’anthologie de Serge Lehman Chasseurs de chimères, qui fait beaucoup pour la Cause…). Enfin, Villiers de L’Isle-Adam, on ne l’avait pas oublié, lui, il avait même eu droit à son recueil à la Pléiade…
Régis Messac, par contre, si (si l’on excepte quelques admirateurs de bon goût et nécessairement érudits). Pourtant, le bonhomme était fort intéressant, et le prosélytisme de la Société des Amis de Régis Messac est fort bienvenu, à même de nous faire redécouvrir l’œuvre fascinante de ce pionnier d’un genre qu’en France on ne nommait pas encore. Plusieurs rééditions d’œuvres depuis longtemps introuvables ont ainsi été entreprises, dont cet impressionnant Quinzinzinzili. Un titre « improbable », comme on dit. Et un bien beau petit bouquin, avec une intéressante préface d’Eric Dussert, quelques documents annexes et une riche bibliographie.
Mais présentons rapidement l’auteur (pour les détails, voyez par exemple ici). Régis Messac, né en 1893 en Charente, fils d’instituteurs de la Laïque, deviendra instituteur lui-même. La première guerre Mondiale interrompt ses tentatives pour intégrer l’Ecole normale supérieure : envoyé sur le front, il est rapidement blessé, et gravement : une balle lui perfore le crâne… ce qui a probablement joué en faveur du pacifisme qu’il ne cessera de prôner par la suite. Rendu à la vie civile en 1919, il passe l’agrégation et enseigne un temps au lycée d’Auch, avant de poursuivre ses études dans des universités étrangères (Glasgow, puis McGill à Montréal) ; à son retour en France, il devient docteur ès Lettres après avoir soutenu une brillante thèse sur un sujet original, Le « Detective Novel » et l’influence de la pensée scientifique (1929), qui en fait un pionnier de l’étude du polar. Mais son goût des littératures « autres » l’amènera également à s’intéresser à ce que l’on n’appelle pas encore la science-fiction : c’est ainsi qu’il créera dans les années 1930 la collection des « Hypermondes » (dont, si je ne m’abuse, Quinzinzinzili fut le premier titre publié), vouée à la découverte du genre en France. Il écrit ainsi plusieurs ouvrages (au sein d’une production pléthorique et variée) que l’on pourrait qualifier d’anti-utopies, qui sont autant de miroirs de ses principaux traits de caractère : pacifistes, progressistes, anarchisantes, mais anti-dogmatiques… et pessimistes, enfin, sinon surtout. La deuxième guerre Mondiale sonnera hélas le glas de cette belle entreprise : Messac, engagé dans la résistance, est arrêté sur dénonciation en 1943, et déporté dans les camps de concentration ; on perd sa trace en janvier 1945 (on suppose qu’il est mort lors des terribles marches de déportés d’un camp à l’autre)…
Mais venons-en maintenant à ce singulier Quinzinzinzili. Ce bref roman prend l’aspect de « mémoires » rédigées par un certain Gérard Dumaurier, nous contant rien moins que la fin du monde… et le mauvais tour que prend son hypothétique renaissance. Dumaurier est un type assez ordinaire, mais instruit, une sorte de dilettante qui a trouvé une bien agréable planque en devenant le précepteur des deux enfants d’un richissime lord de noblesse récente. C’est alors qu’il accompagne les marmots en Lozère, l’un des deux enfants souffrant d’une pointe de tuberculose dont on suppose que l’altitude et le bon air de la campagne sauront y mettre un terme, que le pire se produit. Dumaurier nous rapporte le sinistre enchaînement des événements qui conduiront à la deuxième guerre Mondiale (rappelons que le roman date de 1935 : pour le coup, le tableau dressé par l’auteur est d’une effrayante lucidité, dans l’ensemble…). Mais cette guerre ne ressembla pas aux précédentes, et fut très brève, du fait de la diabolique invention d’un savant japonais : une arme révolutionnaire, chamboulant rien moins que l’atmosphère ! Du fait d’une réaction en chaîne, très vite, tout le monde crève : l’humanité est éradiquée de l’ensemble du globe.
Ou presque… Dumaurier survit, ainsi qu’une petite troupe de gamins à la veille de l’adolescence : ils visitaient une grotte quand le drame a eu lieu… Quand ils parviennent à en sortir, c’est pour découvrir un monde vide et mort. Quelques animaux ont survécu, des serpents, des taupes, qui fournissent, avec les arbres fruitiers, la nourriture frugale de ces Robinsons d’un genre nouveau, destinés à reconstruire le monde.
Mais c’est mal parti. Les gamins régressent très vite, leur langue s’abâtardit, se nasalise. Le « Qui es in coelis » du Pater Noster dégénère en « Quinzinzinzili »… et Quinzinzinzili, l’absurde vocable, devient bientôt Dieu ; dans tout ce que les gamins ne comprennent pas (c’est-à-dire à peu près tout…), ils voient bientôt la main de Quinzinzinzili. Une des premières recréations de cette nouvelle humanité est ainsi la religion, la superstition, le repli dans le mythe dispensant du recours à la raison. Ils ne s’arrêteront pas là, bien sûr : bientôt, ils redécouvriront les armes, le meurtre, la guerre, la domination des forts sur les faibles, l’imposture, la possession… L’amour ? Allons bon ! La seule survivante (un vrai tue-l’amour, à en croire Dumaurier…) se passe fort bien de sentiments, et sa sexualité tient davantage du signe de prestige social, si l’on ose dire : autour de la femelle, drames et meurtres s’enchaînent… Vraiment, c’est mal parti : les enfants prétendument « innocents » (la bonne blague !) semblent s’employer à reproduire toutes les erreurs de leurs crétins d’ancêtres, ces mêmes erreurs qui ont conduit à leur extermination.
Et Dumaurier, dans tout ça ? Il s’en fout. A quoi bon ? Bien vite, avec la dégénérescence du langage, il ne parvient qu’à grand peine à communiquer avec les gosses. Et pourquoi faire, après tout ? Que pourrait-il bien leur dire ? Lui, à part Shakespeare, Virgile, tout ça… Les machines, et tout le reste, il n’y connaît rien… Et puis, tenez : une fois il a montré au petit Lanroubin comment fonctionne un briquet. La réaction du gamin ne s’est pas fait attendre : « Quinzinzinzili ! Quinzinzinzili ! » Et Dumaurier d’être nommé Gardien du Feu, le briquet n’ayant obéi qu’à lui, selon la volonté de Quinzinzinzili… Or Lanroubin, qui est curieux et volontaire, est probablement le moins stupide des gosses ! Alors à quoi bon ? C’est reparti, voilà tout. Dumaurier est un vestige de l’ancien monde, qui n’a guère sa place dans le nouveau. Il n’a aucune envie d’intervenir, de guider les gosses. Il préfère écrire. Pour qui ? Il ne le sait pas vraiment. Peut-être, en vérité, est-il un fou qui rêve de la fin du monde, et ses carnets sont-ils lus par de sinistres hommes en blanc ? Et qu’est-ce que ça pourrait changer ?
« Moi, moi… Je ne sais plus. Je ne sais plus qui je suis. Ni si je suis.
« Oh, et puis…
« Qu’est-ce que ça peut me faire ?
« M’en fous. Quinzinzinzili !
« Quinzinzinzili ! »
Un court roman cinglant comme un coup de fouet. Sa Majesté des Mouches en pire. D’un pessimisme terriblement lucide. Mais, après tout, le pessimiste n’est-il pas un optimiste qui a ouvert les yeux ? Le tableau dressé par Messac dans son anti-utopie post-apocalyptique est d’une noirceur impressionnante, et en même temps cruellement drôle. Un humour terrible, bien entendu, cynique, tenant quelque peu de Swift, entre le noir et le jaune, acerbe, désespéré, désabusé. Lucide. Nihiliste, peut-être, comme Dumaurier ? Pas sûr. Messac ne s’en fout probablement pas, à la différence de son personnage. Avec Quinzinzinzili, il offre au lecteur un miroir, cruel mais salutaire ; pas du genre à répéter sans cesse : « Vous êtes la plus belle… » Non, le reflet instruit bien sur son modèle : autant dire qu’il ne laisse certainement pas indifférent.
A lire et relire. Une confirmation supplémentaire que l’oubli est un crime.
Commenter cet article