Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Noir sur blanc, de Tanizaki Jun'ichirô

Publié le par Nébal

Noir sur blanc, de Tanizaki Jun'ichirô

TANIZAKI Jun’ichirô, Noir sur blanc, [Kokubyaku 黒白], roman traduit du japonais par Ryoko Sekiguchi et Patrick Honnoré, Arles, Philippe Picquier, [1928] 2018, 251 p.

Tanizaki a beau être un des grands écrivains japonais les plus assidûment traduits en français (notamment au travers de deux gros volumes de la Bibliothèque de la Pléiade), son œuvre est si pléthorique (et diverse) qu’elle réserve encore quelques surprises, ainsi de ce Noir sur blanc présenté comme un roman « inédit ». Plus précisément, ce roman, publié en feuilleton au Japon en 1928, n’avait jamais été édité en volume, ou seulement tardivement dans le cadre des œuvres complètes de Tanizaki (j’ai trouvé les deux versions sur le web, et ne saurais trancher). En tout cas, il n’avait jamais été traduit – mais il est paru début 2018 en anglais sous le titre In Black and White, puis dans la même année en français, chez Philippe Picquier, sous ce titre de Noir sur blanc (qui biaise peut-être un peu l’interprétation – le titre anglais est a priori plus fidèle à l’original), dans une traduction à quatre mains de Ryoko Sekiguchi et Patrick Honnoré (l’éditeur ayant aussi publié dans ces eaux-là une nouvelle traduction du fameux Éloge de l’ombre sous le titre Louange de l’ombre).

 

On aurait sans doute bien tort, à ce compte-là, d’en déduire que ce roman serait un fond de tiroir – ce n’est probablement pas un des titres majeurs de Tanizaki (comme La Clef, mettons ?), mais il n’est pas moins de qualité et tout à fait enthousiasmant. Cette même année 1928, certes, le prolifique auteur livre d’autres textes qui font un peu d’ombre à celui-ci, comme Le Goût des orties ou Svastika – mais Noir sur blanc se singularise de par son registre, étant une sorte de roman policier, et en même temps, s’il faut employer cette expression, de méta-roman policier, ou méta-roman tout court. À vrai dire, la référence à l’année 1928, pour le coup, m’incite, à tort ou à raison, à mettre en avant une œuvre qui n’est pas de Tanizaki, mais à laquelle Noir sur blanc m’a beaucoup fait penser : le court roman policier/méta-policier La Proie et l’ombre, d’Edogawa Ranpo, paru cette année précisément (mais je ne saurais dire si l’un a précédé l’autre). Durant ces années 1920, le genre policer à l’occidentale, à l’école d’Edgar Allan Poe, d’Arthur Conan Doyle, de Gaston Leroux, etc., rencontre un certain succès au Japon, mais il me paraît intéressant de noter combien ces auteurs, et d’autres sans doute (Kyûsaku Yumeno, peut-être ?), s’attachent d’emblée à décortiquer le registre pour en extraire une sève bien particulière, l’art interrogeant l’art, sans jamais cependant oublier de livrer un divertissement efficace, souvent calibré pour le feuilleton. En tout cas, dans La Proie et l’ombre comme dans Noir sur blanc, des auteurs de romans policiers sont au cœur de l’intrigue, qui renvoient de manière très ludique aux auteurs qui les mettent en scène, et se confrontent à la réalité sordide du crime, tout en y cherchant des soubassements théoriques d’essence diabolique, au travers de mécaniques narratives d’une complexité confinant à l’absurde. À vrai dire, le rapprochement entre ces deux textes doit aussi beaucoup à la perversité caractéristique des deux auteurs et/ou de leurs œuvres, dans des registres pas toujours si éloignés, étrangement ou pas : de fait, Tanizaki se projette dans son « héros » comme Edogawa le fait avec le sien (ou peut-être plus encore son antagoniste ?) dans La Proie et l’ombre, et Noir sur blanc s’étend non sans délices sur la réputation « démoniaque » de l’auteur-personnage, une réputation qui doit beaucoup à celle de l’auteur tout court, qui s’amuse bien…

 

L’auteur-personnage, c’est Mizuno – et il a tout d’un médiocre un peu vain. Il enchaîne les feuilletons pour une revue littéraire de seconde catégorie, qui le paye une misère – la critique s’est lassée de ses écrits tous semblables, dans lesquels il se complaît à se mettre en scène, lui et les rares personnes qu’il fréquente (au premier chef sa femme – enfin, son ex-femme, qu'il assassine en prose livre après livre...), en soulignant d’un trait grossier son immoralité ou son nihilisme. Tous les écrivains, sans doute, puisent dans leur vécu, mais la barrière est au-delà du poreux avec Mizuno – dans un contexte littéraire japonais où « l’autobiographie », ou l’autofiction, disons le « roman du moi » (watakushi shôsetsu) était en vogue (voyez par exemple, plus tardif certes, La Déchéance d’un homme, de Dazai Osamu – mais aussi, contemporains cette fois de Tanizaki, certains textes d’Akutagawa Ryûnosuke dans La Vie d’un idiot et autres nouvelles ; il semblerait que les deux auteurs et amis aient débattu de la question, Tanizaki se montrant plutôt hostile à cette approche de la littérature ? Je vous renvoie à cet article…). Bien sûr, cette question se redouble d’une certaine manière, en ce que Mizuno doit de toute évidence beaucoup à Tanizaki lui-même…

 

Mizuno, donc, s’inspire de gens qu’il connaît – et, dans son dernier chef-d’œuvre, Jusqu’au meurtre, il a jeté son dévolu sur Kojima, un médiocre qui le vaut bien, journaleux essentiellement associé à la presse féminine et fricotant pour cette raison avec le monde de l’édition. Fainéant, l’auteur ne maquille qu’à peine le nom de son modèle, Kojima devenant Kodama dans son roman. Et le démoniaque Mizuno se délecte du triste sort qu’il inflige à son personnage (via son propre personnage d'écrivain) ; il reporte tout naturellement cette destinée tragique sur son modèle, dont il n’a pas exactement une image très flatteuse (pp. 17-19) :

 

Pour dire les choses franchement, si le personnage de l’écrivain du roman choisissait Kodama pour victime sans y mettre aucune implication personnelle, ce n’était pas en revanche sans une certaine animosité que Mizuno avait choisi Kojima pour modèle. Certes, un type avec « une tête à se faire assassiner », ça n’existait pas, on ne pouvait pas dire ça d’un seul individu dans le monde entier, mais si cela avait été, eh bien, Kojima aurait assez bien correspondu à la description. Depuis quelque temps, ce genre de fulgurance lui venait parfois. Évidemment, la gravité d’un crime ne dépend pas de la personnalité de la victime. Mais, toute pensée rationnelle mise à part, s’il fallait en tuer un, eh bien oui, sans doute celui-ci plutôt que celui-là… ou bien, si un type dans son genre se faisait assassiner, eh bien, ma foi, cela ne serait pas si grave… Voilà ce qu’il en venait à se dire. Comme au théâtre, dans la scène avec Mitsugi, le sabreur en série, lorsque se pointe un type en simple kimono de coton qui se fait d’emblée couper en deux par le tueur, pour la seule raison qu’il a croisé sa route. À tous les coups, ce genre de personnage est un maigrichon à la peau mate, au physique ingrat, visage et corps affligeants, bref, ce n’est pas gentil à dire, mais le genre de type, tu souffles dessus, il s’envole. La dignité d’un insecte. Mizuno lui-même n’avait rien d’un bel homme, il était malingre et chétif. À l’époque où il fréquentait le salon de thé Kadoebi, après plusieurs jours sans décoincer, quand il traînait jusqu’à midi assis devant le brasero de la grande salle, la tête prise dans la gueule de bois de la veille, il se disait à lui-même : « Si maintenant entre un type qui a perdu la tête comme Mitsugi et fait un carnage, je figurerai parmi les morts qui se prendront un coup de sabre sans même l’avoir cherché. » Voilà, en un mot, Kojima, c’était ce genre-là. Dès la première fois qu’il l’avait rencontré, quand il était venu le voir avec Suzuki, vraisemblablement, oui, dès le premier rendez-vous, à peine avaient-ils échangé quelques mots que cela lui était venu à l’esprit : « Pauvre type… » Il y a des visages sans intérêt qu’on oublie généralement une heure ou deux après les avoir quittés. Mais Kojima, c’était pire que ça, c’était un visage tellement insignifiant qu’il s’était au contraire imprimé dans son souvenir. Il ignorait de quelle région il était originaire, en tout cas il n’était pas de Tokyo. Vous ne trouverez pas de Tokyoïtes avec un visage aussi plat et aussi mièvre. De complexion, il aurait pu être carrément noir, cela aurait mieux valu que ce teint vaguement bistre comme le cuir d’une vieille godasse. Un nez bas, une lumière étique dans les yeux, une face sans le moindre relief ni la moindre dynamique, comme si elle n’était que bajoues, et en même temps un maniérisme affecté dans les moindres détails. Bref, autant dire que ce n’était pas seulement son teint, c’était dans son ensemble que son visage ressemblait à une vieille chaussure. Et avec ça, une voix opaque, sèche, dénuée de charme, mâchant les mots de façon incompréhensible. On entendait une voix, mais quand on le regardait, les mouvements de sa bouche ne correspondaient pas, bref, une chaussure qui parle, il n’y a pas d’autre mot.

 

Seulement voilà : Mizuno réalise un peu tard qu’emporté par ses futiles fantasmes homicides, il a, dans ses derniers feuillets, régulièrement appelé son personnage Kojima et non Kodama – et, la revue étant ce qu’elle est, ces coquilles sont passées sous le nez du correcteur, et il est trop tard pour y changer quoi que ce soit. Dès lors, les lecteurs ne manqueront pas de reconnaître le modèle qui a inspiré Mizuno, c’est certain… Et l’auteur, qui se délectait initialement de son génie et de sa philosophie meurtrière transcendée par cette idée d’un assassinat sans mobile, parfaitement gratuit (il peut faire penser à cet égard aux jeunes gens de La Corde d’Alfred Hitchcock), en vient à craindre que son inattention ne lui joue un bien mauvais tour. Appliquant à « la vraie vie » les mécaniques narratives au cœur de son métier, il développe progressivement un délire paranoïaque forcené dans lequel Kojima sera bel et bien assassiné, dans des circonstances proches de celles décrites dans son roman, et ceci à seule fin de lui faire porter le blâme du crime ! Et c’est bien de paranoïa qu’il s’agit – un fantasme égocentré, dans lequel le monde entier conspire contre l’auteur, qui se révèle plus que jamais, dans ces instances, pour le médiocre qu’il est. Pour se prémunir de ce genre d’accusations, Mizuno décide d’une certaine manière de jouer le jeu à fond : il entame la rédaction d’une suite à Jusqu’au meurtre, intitulée, attention, Jusqu’à ce que l’auteur de Jusqu’au meurtre meure – autrement dit, Mizuno se lance dans l’écriture d’un méta-roman sur la base de son propre roman (qui avait déjà quelque chose d'un méta-roman), ceci dans le méta-roman écrit par Tanizaki qui les englobe tous (ouch) ; et il pousse en même temps le jeu de l’autofiction jusqu’à ses extrêmes, dans une mécanique cependant de feuilleton. Mais, non, Mizuno n’est pas paranoïaque, voyons : le monde conspire bel et bien contre lui ! Et c’est comme chez Pratchett : le narrativium implique que les pires craintes de Mizuno ne manqueront pas de s’avérer fondées et de se réaliser sans qu’il ne puisse rien y faire… encore qu’un certain masochisme particulièrement morbide soit probablement de la partie.

 

D’ici-là, cependant, nous suivons Mizuno dans ses vaines tentatives d’assurer sa défense, et avons plus qu’un aperçu de son quotidien d’écrivain. Paresseux et panier percé, Mizuno se livre à mille stratagèmes, à peu près aussi délirants que sa conviction de ce que Kojima sera assassiné et qu’on le lui reprochera, afin de soutirer à son éditeur quelques yens – de quoi voir venir, ou simplement survivre… Mais la revue le connaît bien, et a adopté une politique personnalisée le concernant : plus d’avances ! On paye les feuillets livrés, et au poids ! Or Mizuno n’avance pas suffisamment vite… Son imagination délirante le paralyse, d’une certaine manière. Sa ruse puérile lui permet bel et bien d’extorquer quelques yens,  en y consacrant beaucoup d'efforts (bien plus qu'il n'en fait pour écrire son livre), mais au prix de sa surveillance poussée par Nakazawa, un jeunot de la rédaction (une situation éminemment paranoïaque là encore).

 

Mizuno s’en défait pourtant… et, parce qu’il n’a visiblement rien de mieux à faire, s’empresse de boire cette avance, ou surtout d’en dédier la majeure partie à l’acquisition des charmes d’une jeune femme dont il ne connaît même pas le nom – va pour « Fräulein Hindenburg », cette moga archétypale est intarissable sur ses expériences en Allemagne. Des jeux érotiques assaisonnés de mystère font tourner la tête à Mizuno, qui conclut un pacte avec ce fantasme fait chair – et, oui, vous vous en doutez, d’une manière ou d’une autre elle fait partie du complot…

 

Noir sur blanc, décidément pas un fond de tiroir, joue dès lors sur plusieurs tableaux – mais, au premier chef, il m’a surtout fait l’effet d’être très drôle ! Ou en tout cas très joueur… De fait, le délire paranoïaque de Mizuno, s’il est bavard, est véritablement hilarant – ceci alors même qu’il n’y a au fond pas forcément de quoi en rire (et je devrais bien m’en rendre compte) ; en fait, la situation est assez terrible… et pourtant drôle – jusque dans cette conclusion étonnamment brutale, et qui achève le roman sur une scène de Grand-Guignol.

 

En même temps, Tanizaki s’amuse visiblement beaucoup à mettre en scène son personnage dans des situations cocasses, et, oui, toujours à la limite de l’absurde. Les tractations monétaires avec l’éditeur ou plus encore Nakazawa, sentent à vrai dire le vécu ! Et le personnage de Mizuno est toujours plus risible – même si, à terme, il apparaît plus navrant que véritablement drôle… Il faut dire qu’il a tout pour qu’on aime le détester, de la fatuité à l’indolence, ses prétentions artistico-philosophiques s’accordant mal avec son quotidien on ne peut plus terre à terre. Et pourtant, il suscite en même temps une forme de sympathie pleinement complice, si j’ose employer ce terme – tout spécialement dans sa futilité caractéristique.

 

Ses rapports avec « Fräulein Hindenburg » jouent peut-être dans une autre catégorie ? C’est à débattre. Mais ces scènes ne manquent pas de force pour autant, et Tanizaki, sans vraie surprise pour le coup, y déploie son talent habituel pour l’érotisme délicatement subverti par quelque chose de toujours un peu vicieux…

 

En fait, à tous ces égards, et en y associant le caractère fondamentalement ludique du roman, en même temps que la manière dont il décortique le genre, Noir sur blanc m’a parfois fait penser à un autre roman de Tanizaki, l’Histoire secrète du sire de Musashi. Il ne brille probablement pas autant par la forme, cela dit : Noir sur blanc m’a fait l’effet d’un roman assez « direct », pour le coup – et qui est comme de juste parfaitement adapté au propos. On n’y trouvera donc pas spécialement de ces descriptions virtuoses qui, tout récemment encore, m’avaient foutu par terre à la lecture du Pied de Fumiko, mettons.

 

Mais la saveur du roman est indéniable – et son astuce délicieuse. Noir sur blanc est un livre drôle et malin, un policier et un regard sur le policier, en même temps qu’un tableau ludique en forme d’exutoire du quotidien d’un écrivain, qui aime à se moquer de lui-même et de son monde, de son métier et de son art, non sans une certaine satisfaction masochiste, pas exempte d’ailleurs d’autres perversions joueuses qui imprègnent délicieusement chaque page. Pas un fond de tiroir, décidément – pas un des chefs-d’œuvre de Tanizaki non plus, mais une lecture qui vaut bien le détour : l’auteur s’y amuse au moins autant que le lecteur, et cette complicité constitue à sa manière la plus enthousiasmante des récompenses.

Commenter cet article